Le café des Variétés (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)

Épilogue en Vaudevilles.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 5 août 1817.

 

Personnages

 

BERNARD LEROND, commerçant

M. DUTOUPET, artiste coiffeur

VERNISSAC, auteur gascon

M. GOBIN, bossu

LEGRAND, souffleur du théâtre

MOKA, garçon de café

UN JOCKEY anglais

MADAME GOBIN, femme de Gobin

LA LIMONADIÈRE

PLUSIEURS PERSONNAGES qui sont à la queue ou dans l’intérieur du café

 

Au café des Variétés[1].

 

L’intérieur du café. On voit dans le fond, à gauche, les dernières personnes de la queue qui se pressent sous le vestibule.

 

 

À PROPOS

 

Ainsi que je l’ai dit, les jeunes commis marchands de la capitale s’étaient crus offensés par la scène de M. Calicot, dans le Combat des Montagnes. Ils prétendaient que c’était outrager le commerce, ce qui n’avait jamais été dans nos intentions, et chaque soir ils se rendaient en masse au théâtre pour empêcher que la pièce ne fût donnée. D’un autre côté, l’autorité exigeait que les représentations fussent continuées ; de là des combats, des arrestations ; et la guerre qui avait commencé par des chansons allait finir par la police correctionnelle. Pour mettre un terme à un scandale dont nous étions plus affligés que personne, pour calmer l’irritation des esprits, et pour amener la paix sans la demander, nous composâmes la pièce qu’on va lire, qui obtint beaucoup de succès, et qui produisit le résultat que nous désirions. La paix fut signée entre les puissances belligérantes, et contre l’ordinaire des traités passés entre souverains, la bonne intelligence a toujours duré depuis ce temps entre le théâtre des Variétés et les commis marchands, qui en sont demeurés les fidèles alliés et les plus fermes soutiens.

 

 

Scène première

 

MOKA, MADAME GOBIN, PLUSIEURS CHALANDS

 

LES CHALANDS.

Air : Allons, dépêchons.

Mon Dieu ! quel fracas !
D’attendre je suis las.
Monsieur, ne poussez donc pas !
Mon Dieu ! quel fracas !
D’attendre je suis las.
Pourquoi n’avançons-nous pas ?

MOKA.

Depuis une heure, voilà
Qu’à la porte l’on s’installe,
Et c’ pauv’e public bâill’ déjà.
Comme s’il était dans la salle.

LES CHALANDS.

Mon Dieu ! quel fracas ! etc.

UN CHALAND.

Voilà qu’on ouvre, je croi.

MOKA.

Monsieur, votre demi-tasse ?

LE CHALAND.

Par où passe-t-on, dis-moi ?

MOKA.

C’est au comptoir que l’on passe.

LES CHALANDS.

Mon Dieu ! quel fracas !
Que font-ils donc là-bas ?
Ici l’on ne s’entend pas,
Mon Dieu ! quel fracas !
Que font-ils donc là-bas?
Et pourquoi n’entre-t-on pas ?

PREMIER CHALAND.

Garçon, un bol au rhum !

DEUXIÈME CHALAND.

Garçon, une bouteille de bière !

MOKA.

Voilà, voilà, voilà !

MADAME GOBIN.

Monsieur le garçon, y a-t-il encore la queue ?

MOKA.

Madame, jusqu’à l’entrée du café. On ne peut pas pénétrer sous le vestibule.

MADAME GOBIN.

C’est insupportable ! Vous verrez que mon mari n’aura pas de billets, depuis une heure qu’il est à la queue, et tout cela pour une méchante pièce !

MOKA.

Ça c’est vrai, c’est ce que tout le monde dit ; mais il n’y a que celles-là qui prennent. Regardez-moi Phocion[2] ; le voilà bien avancé avec son mérite ; il fallait faire jouer ça par M. Potier[3], vous auriez vu ! Parlez-moi des pièces où l’on s’étouffe, nous ne connaissons que cela au café.

Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)

Les Boxeurs et les Innocents,
Les Farces, le Ci-d’vant Jeune-homme,
Font mousser les rafraichiss’ments,
Et nous en vendons, Dieu sait comme !
D’un’ pièce nous jugeons l’effet,
Par les visit’s qu’où vient nous faire,
Et Phocion n’a pas encor fait
Vendre deux bouteilles de bière.

MADAME GOBIN.

Et mon mari qui me laisse là à l’attendre; il n’en fait jamais d’autre !

MOKA.

Vous tenez donc bien à voir notre pièce ?

MADAME GOBIN.

Point du tout, moi je l’ai déjà vue.

MOKA.

Et vous y retournez ? Ah bien ! par exemple, vous êtes la première qu’on y rattrape.

MADAME GOBIN.

Est-ce que vous croyez que je viens pour votre pièce ? C’est bien la peine pour voir un grand sec qui dit toujours des bêtises, et puis une grande dame... je ne sais pas son nom.

MOKA.

Madame Vautrin, une petite maigre ?

MADAME GOBIN.

Non, non, une grande qui est jolie femme, mais qui fait les beaux bras.

Air : La maison de M. Vautour.

Du reste, un style décousu,
Et des malices sans finesse,
Un lampiste, un niais, un bossu,
Aussi mal tourné que la pièce.
Venez donc, du fond du Marais,
Voir sur des montagnes mal faites
Le soleil entre deux quinquets,
Et l’Olympe sur des roulettes !

MOKA.

Eh bien ! alors, pourquoi y allez-vous donc ?

MADAME GOBIN.

Pourquoi ? c’est qu’on dit qu’il y aura du bruit, et s’il n’y en avait pas, je compte bien en faire.

MOKA.

Est-ce que vous seriez attaquée ?

MADAME GOBIN.

Comment ! si je le suis ? Est-ce que mon mari n’est pas artiste mécanicien ? est-ce qu’il n’a pas un premier garçon ? enfin, est-ce qu’il n’est pas...

MOKA.

Comment ?

MADAME GOBIN.

C’est public, tout le quartier sait bien qu’il est... Tout le monde l’a reconnu.

MOKA.

Mais encore, qu’est-ce qu’il est ?

MADAME GOBIN, montrant son épaule.

Eh ! vous m’entendez bien, je n’ai pas besoin de vous le dire.

MOKA.

Ah ! j’y suis ; votre mari, n’est-ce pas ce petit bossu qui était avec vous, et qui depuis un siècle est à la queue ? Tenez, on le voit d’ici ; il est encore à la même place !

MADAME GOBIN.

Air : Vivent les Gascons, mes amis. (Les Gascons.)

Je crois que j’en perdrai l’esprit ;
Mon Dieu, quel homme,
Quel petit homme !
Je crois que j’en perdrai l’esprit,
Voyez donc comme
Il est petit !

Enfin l’y voilà maintenant :
Eh ! mon Dieu, qu’est-ce qui l’arrête ?
Voilà que tout le monde prend
Des billets par-dessus sa tête.

Ensemble.

MOKA.

Je crois qu’elle en perdra l’esprit ; etc.

MADAME GOBIN.

Je crois que j’en perdrai l’esprit ; etc.

 

 

Scène II

 

MOKA, MADAME GOBIN, LEGRAND, PLUSIEURS CHALANDS

 

LEGRAND.

Laissez-moi, laissez-moi passer, je suis de la maison.

MADAME GOBIN.

Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là ?

MOKA.

C’est le souffleur.

MADAME GOBIN.

Il a un air endormi.

MOKA.

Dame ! il lit la pièce tous les soirs.

LEGRAND.

Garçon, une demi-tasse ?

MOKA, criant.

Versez au salon !

MADAME GOBIN.

C’est apparemment pour se réveiller.

MOKA, à Legrand, qui souffle sur son café.

Eh ! ne soufflez pas, ce n’est pas trop chaud : ce que c’est que l’habitude ! – Eh bien ! monsieur Legrand, nous avons encore du monde.

LEGRAND.

C’est une bénédiction.

Air de Marianne.

Chez nous, depuis qu’on se rassemble,
Tout va des mieux, et grâce au ciel,
À la Gaîté, Lutèce tremble,
Et nous faisons pâlir Daniel[4].
Qu’un gai délire
Chez nous attire,
Mais qu’en sortant on finisse par rire
Tout notre espoir
Serait de voir
Qu’on assiégeât tous les soirs
Nos couloirs.
Loin que celte guerre nous lasse,
Accourez ! Nous tiendrons longtemps,
Puisque ce sont les assiégeants
Qui nourrissent la place.

Ah çà ! vous avez là le manuscrit que je vous ai laissé ?

MOKA.

Oui ; le voilà. Si vous voulez qu’on le porte au théâtre ?

LEGRAND, le mettant dans sa poche.

Je le porterai moi-même. Songez donc que je tiens là tout le talent des acteurs et tout l’esprit de la pièce.

MOKA.

Enfin, si vous voulez ?...

LEGRAND.

Je vous remercie... ça n’est pas lourd.

MOKA.

Est-ce que vous allez déjà vous installer dans votre loge ?

MADAME GOBIN.

Si ce monsieur pouvait me donner une petite place... en ses errant un peu ?... Qu’est-ce que j’entends là ? Enfin, c’est mon mari ; ma foi, ce n’est pas sans peine.

 

 

Scène III

 

MOKA, MADAME GOBIN, LEGRAND, GOBIN, PLUSIEURS CHALANDS

 

GOBIN.

Air : Bon voyage, cher Dumolet. (Le Départ pour Saint-Malo.)

Roul’ ta bosse, mon cher Gobin,
Si dans la foule,
Va toujours qui roule,
Roul’ ta bosse, mon cher Gobin,
Te voilà sûr de faire ton chemin.

MADAME GOBIN.

Vous avez donc enfin des billets ?

GOBIN.

Oui, ma petite femme.

Oui, chaque jour est pour moi jour de noce ;
Plaisir d’autrui jamais ne m’attrista.
Je ne vais point demandant plaie et bosse,
J’en trouve ici bien assez comme ça.

Roul’ ta bosse, mon cher Gobin, etc.

Plaisir, gaîté, voilà ma seule escorte ;
Et les voleurs me causent peu d’effroi.
Qui me prendrait, morbleu ! ce que je porte,
Se trouverait plus attrapé que moi.

Roul’ ta bosse, mon cher Gobin, etc.

MADAME GOBIN.

Entrons donc vite, au lieu de nous amuser. Où sont ces billets ?

GOBIN.

J’ai bien les billets ; mais je n’ai pas de place, car il n’y en a plus.

MADAME GOBIN.

Comment ?

GOBIN.

Eh bien ! ma petite femme, nous irons ailleurs ; je me verrai jouer une autre fois.

LEGRAND.

Comment, monsieur, vous voir jouer... Est-ce que vous vous croyez offensé ?

GOBIN.

Moi, non... je ne m’en doutais pas : c’est ma femme qui veut absolument que je le sois... C’était à qui me le persuaderait, jusqu’à mes confrères... mes confrères en bosse, qui voulaient me faire entrer dans une conspiration ; car nous en avions aussi une, afin que vous le sachiez.

Air : Ma commère, quand je danse.

Nous avions, pour l’abordage,
Choisi quinze des plus grands ;
Les petits, avec courage,
Devaient monter sur les bancs.
Nous avions même un commandant ;
Et vous devinez, je gage,
Le signe de ralliement.

Ce qui a fait tout manquer, c’est que le chef s’est formalisé de ce qu’on ne l’appelait pas Votre Éminence, et l’on sait qu’un bossu tient éminemment aux formes.

MADAME GOBIN.

Il n’en est pas moins affreux qu’un théâtre se permette de faire rire ainsi.

GOBIN.

Eh parbleu ! c’est son état de faire rire.

Air : Au clair de la lune.

De toute la ville
S’il est fréquenté,
C’est qu’il est l’asile
Cher à la gaîté.
Chez eux, à toute heure,
Ce sont des éclats...
On croit qu’on y pleure
Quand on n’y rit pas.

MADAME GOBIN.

J’en conviens ; mais s’attaquer à un corps aussi respectable que celui des bossus... Rien que d’y penser, ça fait hausser les épaules à tout le monde.

GOBIN.

Ça n’est pas à moi, toujours ; il est vrai que ça ne me les a pas fait baisser d’un pouce.

Air : Adieu, je vous fuis, bois charmant. (Sophie.)

Dans l’État, nous ne formons pas
Une masse assez imposante
Pour qu’à nos dépens, ici-bas,
Il soit défendu qu’on plaisante ;
Un trait malin me divertit,
Et me fâcher quand on me raille
Serait prouver que j’ai l’esprit
Encor plus mal fait que la taille.

Par exemple, si j’en veux à quelqu’un, c’est à l’acteur qui me représente ; on dit qu’il me ressemble, on jurerait que c’est moi. Si jamais je me trouve face à face avec ce monsieur Vernet[5]...

LEGRAND.

Point du tout, ce n’est pas la même personne. Vous êtes bien plus grand, bien plus bel homme... et d’ailleurs, il ne dit que ce que je lui souffle.

GOBIN.

Comment ! c’est vous qui êtes ?...

LEGRAND.

Le souffleur du théâtre.

GOBIN.

Ah ! bien, c’est à vous que j’en veux.

LEGRAND.

Non pas, diable ! souffler, n’est pas...

GOBIN.

Au fait, il a raison. Vous voyez que je n’ai pas de rancune, et la première fois que j’irai, je vous promets de rire comme un... vous m’entendez.

 

 

Scène IV

 

MOKA, MADAME GOBIN, LEGRAND, GOBIN, VERNISSAC, PLUSIEURS CHALANDS

 

VERNISSAC.

Ah ! la maudite salle ! on étouffe de chaud. Eh ! sang-Dieu, garçon ?...

MOKA.

Monsieur veut-il quelque chose ?

VERNISSAC.

Oui, sans doute, une glace. Est-ce que Sainville n’est pas venu ?

MOKA.

Non, monsieur ; mais si vous voulez...

VERNISSAC.

Non ; je n’aurai soif que quand il sera arrivé.

MADAME GOBIN, bas à Moka.

Quel est ce monsieur ?

MOKA, de même.

Un auteur gascon, qui trouve toujours moyen de se faire payer ses repas et même ses rafraichissements par ses confrères.

VERNISSAC.

Air du Fleuve de la vie.

Grâce au droit qu’ici je m’arroge,
Je suis riche sans rien avoir ;
J’ai ma voiture et j’ai ma loge,
Je prends ma glace chaque soir.
Tous les jours, sans que l’on me prie.
Je vais dîner chez mes amis ;
C’est ainsi qu’on descend gratis
Le fleuve de la vie.

Au souffleur.

Eh ! sang-Dieu ! c’est vous, mossou ; je n’ai point reçu votre réponse pour ce petit ouvrage... car c’est à vous qu’on les adresse.

LEGRAND.

Non, je ne me rappelle pas.

VERNISSAC.

Oh ! je vais vous mettre sur la voie : une petite pièce sur le saut du Niagara, une pièce épisodique. La première scène, nous mettons un avocat dans le genre de l’Avocat Patelin.

LEGRAND.

Ah ! tant pis, monsieur, la pièce ne sera pas reçue ; nous n’oserions par la jouer à cause de messieurs de la faculté de droit.

VERNISSAC.

Ah ! qu’importe ? je ne liens pas à une scène : nous commencerons par la seconde. C’est un médecin comme ceux de Molière.

LEGRAND.

Ça ne se peut pas... l’école de médecine qui se fâcherait...

VERNISSAC.

Allons, commençons donc par la troisième ; c’est un grand politique qui parle de tout.

LEGRAND.

Nous aurions contre nous la moitié des salons de Paris.

VERNISSAC.

Sang-Dieu ! mossou, de qui alors voulez-vous que je me moque ? sera-ce des gens d’esprit ?

LEGRAND.

Non pas ; chacun crierait qu’on l’attaque.

VERNISSAC.

Eh bien ! alors, j’attaque ceux qui n’en ont pas. Eh donc ! je n’aurai rien à craindre ?

LEGRAND.

Peut-être, monsieur ; il ne faut jamais avoir à lutter contre la majorité.

VERNISSAC.

Sang-Dieu ! comment voulez-vous donc que l’on écrive la Comédie ?

LEGRAND.

Oh ! je vais vous le dire.

Air : J’avais un billet d’amateur.

Ne dites rien des procureurs,
Et silence sur les notaires ;
Craignez nos modernes docteurs,
Respectez les apothicaires.
Ne parlez pas des grands seigneurs,
Des journaux, de vers ni des belles ;
Mais du reste peignez nos mœurs,
Et surtout qu’elles soient fidèles.

Il me semble qu’il vous reste encore un champ assez vaste.

VERNISSAC.

Je ne vois pas cela.

LEGRAND.

C’est que vous ne voulez pas voir.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Des gais enfants de la Garonne
Peignez l’esprit et les traits fanfarons.

VERNISSAC.

Non pas, sang-Dieu ! je défends en personne
Qu’on ose attaquer les Gascons.

LEGRAND.

Qu’importe ! suivez mon précepte.
Nous voyons tant d’originaux fieffés...

MOKA.

N’épargnez rien, pourvu que l’on excepte
Les garçons de cafés.

 

 

Scène V

 

MOKA, MADAME GOBIN, LEGRAND, GOBIN, VERNISSAC, BERNARD, PLUSIEURS CHALANDS

 

BERNARD.

Ah ! il n’y a plus de place ; peu m’importe, j’ai une loge, et j’espère rouler vos montagnes.

LEGRAND.

À qui ai-je l’honneur de parler ?

BERNARD.

Monsieur, on me nomme Bernard Lerond, et je suis négociant, rue Saint-Denis, à la Bonne Foi.

Air du vaudeville des Poètes sans soucis.

Premier couplet.

J’ai toujours accueilli chez moi,
Ce fut notre règle commune.
La justice et la bonne foi,
Et bientôt j’ai vu la fortune
Avec elles venir s’asseoir
Dans mon comptoir. (4 fois.)

Deuxième couplet.

Je n’ai pas d’acajou brillant,
Et chez moi la dorure manque ;
Mais des doublons, de l’argent franc,
Surtout, de bons billets de banque ;
Voilà, monsieur, ce qu’on peut voir
Dans mon comptoir. (4 fois.)

LEGRAND.

Est-ce que monsieur se croirait attaqué ?

BERNARD.

Moi, monsieur, point du tout ; mais j’ai deux neveux, deux charmants garçons, qui sont à la tête de mon magasin, et que j’aime comme s’ils étaient mes fils. Eh bien ! ce matin, en arrivant de Bordeaux, où j’avais été faire un voyage pour mes affaires, imaginez-vous qu’au lieu de m’embrasser et de me demander de mes nouvelles, ils m’abordent en se plaignant d’une injure qu’on leur a faite ! Ils prétendent qu’on a voulu les tourner en ridicule... Et je ne souffrirai pas qu’on attaque ma famille...

LEGRAND.

Comment, monsieur ! est-ce que messieurs vos neveux portent des moustaches ?

BERNARD.

Non, monsieur.

LEGRAND.

Est-ce qu’ils portent des éperons ?

BERNARD.

Non, monsieur. Qu’est-ce que c’est que des éperons et des moustaches ? Je voudrais bien voir qu’ils en eussent ! est-ce qu’ils rougiraient de leur étal ? Apprenez, monsieur, que l’état de commerçant est le plus beau et le plus utile de tous.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)

C’est lui qui répand l’abondance
Par ses efforts industrieux ;
C’est lui dont l’utile influence
Unit tous les peuples entre eux.
Aux nobles fruits de la victoire
Si les États doivent l’honneur,
Si les beaux-arts en font la gloire,
Le commerce en fait le bonheur.

Et quand on a l’honneur d’être commerçant, on doit être fier d’en porter l’habit. Qu’est-ce que c’est que des moustaches ?

LEGRAND.

Prenez garde ; n’en parlez pas si haut ! si l’on vous entendait, il y aurait peut-être du danger.

BERNARD.

À Dieu ne plaise que j’en dise du mal ; je les respecte trop pour cela.

Air : À soixante ans on ne doit pas remettre. (Le Dîner de Madelon.)

Rendons honneur aux guerriers intrépides
Qui pour la France ont bravé le trépas ;
S’il le fallait, en les prenant pour guides,
On nous verrait tous marcher sur leurs pas.
Mais jusqu’alors, au sein de nos murailles,

Montrant la place des moustaches.

Ce noble signe a seul droit de flatter
Ceux qui déjà, sur les champs de batailles.
Ont acheté le droit de le porter.

LEGRAND.

Quant à cela, tout le monde est de votre avis, et voilà justement ce que nous voulions faire entendre.

BERNARD.

Oh ! parbleu, c’est entendu.

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

Chez nous l’honneur devance l’âge,
Et les Français pensent, avec raison,
Qu’on peut bien avoir du courage
Sans avoir de barbe au menton ;
Tout fiers d’une aussi noble tâche,
Aux ennemis ils feraient voir
Que, pour leur couper la moustache,
On n’a pas besoin d’en avoir.

LEGRAND.

Alors je ne vois pas trop pourquoi messieurs vos neveux n’ont pas voulu permettre qu’on attaquât un léger ridicule qu’ils ne partagent pas.

BERNARD.

Oui, je crois que nous nous sommes fâchés un peu vite, et qu’au fait tout cela ne tombait que sur les éperons.

LEGRAND.

Vous l’avez dit.

BERNARD.

Eh bien ! monsieur, nous sommes aussi gens à entendre la plaisanterie ; et je suis sur que s’il en est encore quelques-uns parmi nous qui tiennent à cette petite manie, ils seront les premiers à en rire... Tenez, moi, je me charge d’arranger l’affaire, et de leur dire :

Air de La Sentinelle.

Oui, croyez-moi, déposez sans regrets
Ces fers bruyants, ‘cet appareil de guerre.
Et des Amours, sous vos pas indiscrets,
N’effrayez plus la cohorte légère.
Si des beautés dont vous causez les pleurs,
Nulle à vos traits ne se dérobe,
Contentez-vous, heureux vainqueurs,
De déchirer leurs tendres cœurs
Et ne déchirez plus leur robe.

LEGRAND.

Et je suis sûr qu’ils auront égard à la pétition.

BERNARD.

Je vous remercie, monsieur, de m’avoir éclairé... Je vais me placer dans ma loge, et vous m’entendrez.

S’adressant au parterre.

J’espère maintenant que personne n’a plus de réclamations à faire.

 

 

Scène VI

 

MOKA, MADAME GOBIN, LEGRAND, GOBIN, VERNISSAC, BERNARD, PLUSIEURS CHALANDS, DUTOUPET, paraissant aux premières loges

 

DUTOUPET.

C’est ce qui vous tronque, et ça ne finira pas ainsi.

LEGRAND.

Je ne vois pas que dans notre pièce monsieur soit attaqué en rien.

DUTOUPET.

C’est justement pour ça que je réclame. Ces messieurs se plaignent d’être mis en scène, et moi, monsieur, je me plains de ce que je n’y suis pas ; il me semble que je suis un personnage assez important pour qu’on fasse attention à moi.

LEGRAND.

En voici bien d’une autre !... Mais, monsieur, on ne fait pas ainsi une scène publique...

DUTOUPET.

Au contraire, il ne peut y avoir trop de témoins ; c’est une affaire dont je veux faire juges ces messieurs, et vous verrez s’ils ne vous donnent pas tort. Messieurs, je suis artiste coiffeur ; j’ai un cabriolet et un jockey, suivant l’usage, puisqu’à présent il est impossible sans cela de faire son chemin ! J’éclabousse tout le monde, je rase les boutiques ; je frise les passants ; et le soir, du haut de mon wiski, je fais encore la barbe à ceux que j’ai coiffés le matin. Tout à l’heure encore, en venant au théâtre, j’ai manqué de renverser une pratique ; il ne s’en est pas fallu de l’épaisseur d’un cheveu. Eh bien ! tout cela n’y fait rien ; et je ne puis venir à bout de faire du bruit dans le monde.

LEGRAND.

Vous en faites beaucoup trop ici, et l’on ne trouble pas ainsi un lieu public.

DUTOUPET.

Est-ce que vous croyez me faire peur ? Apprenez que je suis un homme de tête ; et que si une fois je mets les fers au feu, je vous prouverai que j’ai, comme un autre, la tête près du toupet.

LEGRAND.

Au fait, monsieur, que voulez-vous ?

DUTOUPET.

Je demande qu’il soit question de moi dans vos Montagnes. Je ne vous demande qu’une petite scène ; quand ce serait un peu tiré par les cheveux, qu’est-ce que ça fait ?

LEGRAND.

Monsieur, c’est assez difficile ; mais je connais l’auteur, et je vous promets que, dans sa première pièce, il sera question de vous.

DUTOUPET.

C’est ça ; une pièce, un prologue, je n’y tiens pas... Vous me le promettez ?

LEGRAND.

C’est comme si vous y étiez...

DUTOUPET.

Eh bien ! à la bonne heure. Moi, je m’emporte d’abord ; je suis vif comme la poudre ; mais ça ne tient pas.

 

 

Scène VII

 

MOKA, MADAME GOBIN, LEGRAND, GOBIN, VERNISSAC, BERNARD, DUTOUPET,  PLUSIEURS CHALANDS, UN JOCKEY, paraissant sur le théâtre

 

LE JOCKEY.

Le cabriolet de M. Dutoupet ! Monsieur, le cabriolet est là.

DUTOUPET.

Eh ! c’est vrai ; j’ai de l’ouvrage pour ce soir à l’Opéra, Vénus et Psyché qui hier se sont prises aux cheveux... Ça n’est pas aisé à démêler. Messieurs, les affaires avant tout. J’ai bien l’honneur de vous saluer.

Il sort.

BERNARD.

Plaisant original, qui se fâche de ce qu’on ne le met pas en scène, tandis que tant d’autres... Vous voyez, messieurs, qu’il est difficile de contenter tout le monde.

Vaudeville.

Air du vaudeville Le Val de Vire.

LEGRAND.

Depuis que ce bas monde est fait,
Partout on se querelle.
Ah ! réalisons, en effet,
La paix universelle.
Entre les plaideurs
Et les procureurs,
L’amour et l’hyménée ;
Entre les mamans,
Entre les amants,
Que la paix soit signée !

VERNISSAC.

Entre l’artiste et les huissiers,
L’acteur et le parterre ;
Les propriétaires ailiers
Et l’humble locataire ;
Entre le bon sens
Et des noirs pédants
La race renfrognée ;
Entre les auteurs,
Les restaurateurs,
Que la paix soit signée !

DUTOUPET.

Vous qui sur un char élevé,
Causez mainte bagarre,
Brûlez un peu moins le pavé,
Et surtout criez : Gare !
Que la foule qui
Redoute un wiski,
Par vous soit épargnée ;
Entre les piétons
Et les phaétons,
Que la paix soit signée !

GOBIN.

Les biens et les maux presque tous
Sont compensés sur terre ;
On prétend que chez les époux,
On voit souvent la guerre.
Je m’en aperçoi,
C’est un train chez moi
Le long de la journée !
Mais le jour finit,
Arrive la nuit,
Et la paix est signée !

BERNARD, au public.

On sait que c’est par des chansons
Que tout finit en France ;
En chantant nous vous proposons
Un traité d’alliance :
Il ne suffit pas
Que la guerre, hélas !
Ici soit terminée ;
Par un bruit plus doux,
Messieurs, prouvez-nous
Que la paix est signée.


[1] On nomme ainsi le café qui est sur le boulevard Montmartre, à côté du théâtre des Variétés. Ce café communique avec le vestibule du théâtre.

[2] Tragédie de M. Royou, représentée sur le Théâtre-Français, dans l’année 1817. Ouvrage fort estimable, mais d’un genre trop sévère pour attirer la foule ou plaire à la multitude.

[3] Potier, comédien très distingué, acteur du premier ordre sur un théâtre secondaire. C’est par lui que l’on rit depuis vingt ans. Une vogue aussi soutenue serait déjà fort extraordinaire, et ce qui l’est encore plus, c’est qu’elle est méritée.

[4] Lutèce et Daniel, mélodrames de la Gaîté et de la Porte-Saint-Martin.

[5] Vernet, jeune acteur plein de gaieté et de naturel, qui, dans le Combat des Montagnes, jouait le rôle du Bossu. C’est aussi lui qui jouait M. Gobin, cl il avait su avec un rare talent donner à ces deux rôles une couleur et une physionomie différentes.

PDF