Chut ! (Eugène SCRIBE)

Comédie-Vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 26 mars 1836.

 

Personnages

 

LE PRINCE POTEMKIN

LA COMTESSE BRANISKA, sa nièce

RIELOF, trésorier du palais

ALEXINA, femme de Rielof

LADISLAS, officier polonais

UN PREMIER DOMESTIQUE

OFFICIERS DU PALAIS

DOMESTIQUES au service de Potemkin et de la comtesse

 

La scène se passe, au premier acte, dans le jardin de l’Hermitage, au deuxième acte, dans le palais du prince Potemkin.

 

 

ACTE I

 

Le jardin de l’Hermitage près Saint-Pétersbourg. L’ouverture finit par le duo de l’Irato : Promenons-nous donc.

 

 

Scène première

 

LADISLAS, L’INCONNU

 

Au lever du rideau, Ladislas à droite du théâtre, droite de l’acteur, se promène vivement et avec impatience. À gauche un inconnu marche lentement, les bras croisés, et semble plongé dans de profondes réflexions.

LADISLAS.

Personne encore à cette heure dans les jardins de l’Hermitage !... personne ! que Monsieur... ce qui revient au même... car il ne me voit pas et ne dit rien.

Il recommence à se promener.

L’INCONNU, à part et rêvant.

Oui, c’est là le chemin de Constantinople... et nous y arriverons !...

Il recommence à se promener en changeant de direction et se trouve nez à nez avec Ladislas.

LADISLAS.

Pardon, Monsieur ; quelle heure est-il ?

L’INCONNU, surpris, s’arrête, le regarde de la tête aux pieds.

Neuf heures...

Il recommence à se promener.

LADISLAS.

Il paraît qu’il n’aime pas à causer... Il a tort... c’est ce qu’on a de mieux à faire quand on attend... et il a l’air d’attendre comme moi...

En ce moment l’inconnu, qui a remonté le théâtre, se trouve encore près de lui.

Pourriez-vous me dire, Monsieur, à quelle heure se lève le prince Potemkin ?

L’INCONNU, froidement.

On n’en sait rien ! souvent il ne se couche pas.

LADISLAS.

C’est juste ! les ambitieux ne dorment point, et n’ont pas le temps de s’amuser... et quoique dans ce moment il soit de fait empereur de toutes les Russies... c’est un pauvre diable que je plains bien... Le connaissez-vous, Monsieur ?

L’INCONNU.

Oui, Monsieur, et vous ?

LADISLAS.

Je ne suis jamais venu à Saint-Pétersbourg. J’arrive de Varsovie... Ladislas, enseigne au régiment des gardes... J’ai obtenu du roi Auguste Poniatowski, notre souverain, trois mois de congé dont j’ai voulu profiter... et, pour prendre l’air, je suis venu à pied en me promenant jusqu’à Saint-Pétersbourg...

L’INCONNU.

À pied !...

LADISLAS.

Mes finances ne me permettent pas d’autre équipage... Officier d’infanterie : deux mille roubles de traitement ; ce qui fait, avec ce que j’ai, quinze cents roubles...

L’INCONNU, étonné.

Comment cela !... et qu’avez-vous donc ?

LADISLAS.

Des dettes !... comme tout le monde... on n’est pas officier pour rien... ça ne m’empêche pas de voyager comme un prince...

Air du Piège.

Rêvant gaiement. en mon chemin,
Je suis, au gré de mon envie,
Roi, général... j’ai dans ma main
Tous les trésors de la Russie !
Fier conquérant, j’ai dans mon lot
Tout le pays qui sur la carte existe...
Et ne m’éveille, hélas ! que quand il faut
Payer celle de l’aubergiste !

L’INCONNU.

Je comprends... alors vous venez ici chercher de l’avancement ?

LADISLAS.

Du tout !

L’INCONNU.

De la fortune ?

LADISLAS.

Encore... moins... je n’y tiens pas... je ne suis ni avide, ni ambitieux comme Potemkin... ou plutôt je le suis bien plus encore ; car l’objet de tous mes vœux, le but auquel j’aspire, et que j’atteindrai... en un mot, l’idée fixe qui me poursuit... c’est la plus aimable et la plus belle femme de la cour... rien que cela.

L’INCONNU, vivement.

C’est Catherine !...

LADISLAS.

Y pensez-vous?... celle-là n’est qu’impératrice ! mais l’autre ! c’est un ange... une magicienne qui m’a ensorcelé, et pourtant je ne l’ai vue que deux soirées en ma vie... aux bals du roi à Varsovie, lorsqu’elle traversait la Pologne...

L’INCONNU, à part.

Il est d’une confiance très amusante...

Haut.

Et vous avez dansé avec elle ?...

LADISLAS.

Mieux que cela, mon cher ami ! j’ai valsé... concevez-vous toute l’étendue de ce mot-là ?... j’ai valsé avec elle... Si elle était ma femme, elle ne valserait avec personne !... Aussi, je ne conçois pas comment ma raison y a résisté, comment je n’en ai pas perdu la tête.

L’INCONNU.

Il y a bien quelque chose.

LADISLAS.

Et ce n’est rien encore !... Plût au ciel qu’elle fût née dans la condition la plus pauvre ou la plus obscure, quoique gentilhomme, je l’aurais épousée sur-le-champ... Mais jugez de mon désespoir, lorsque j’apprends que cette femme si jeune et si belle est comblée de tous les dons de la fortune et de la naissance ! Ah ! quelle injustice ! et qu’en avait-elle besoin ? il en est tant d’autres qui ne peuvent s’en passer !... et je sentis mon sang se glacer dans mes veines quand on me dit : C’est la plus illustre dame de la cour de Russie... en un mot, la nièce du prince Potemkin.

L’INCONNU, vivement.

La comtesse Braniska ?...

LADISLAS.

Oui, mon cher ami !... sa nièce... sa seule héritière... et bien plus... une réputation inattaquable, une rigidité de principes... enfin, de toute la cour, la seule vertu peut-être... c’est jouer de malheur... Aussi quand je songe à la peine que j’aurai à réussir...

L’INCONNU.

Quoi ! sérieusement vous y pensez ?

LADISLAS.

Je ne pense pas à autre chose...

Air du vaudeville de la Famille de l’Apothicaire.

  Oui, quel qu’en soit le résultat...

L’INCONNU.

  Quelle extravagance est la vôtre !

LADISLAS.

Amoureux d’elle est mon état,
C’est le seul, je n’en veux pas d’autre !

L’INCONNU, souriant.

  C’en est un...

LADISLAS.

  Pour un amateur,
  Fort agréable, je le pense ;
  Mais dans celui-là, par malheur,
  On trouve trop de concurrence.

L’INCONNU.

Ce qui vous y fera renoncer...

LADISLAS.

Non pas... lorsqu’on a une vocation prononcée ! lorsque ni le temps ni les obstacles ne vous découragent... il faut qu’on meure ou qu’on arrive ! c’est là-dessus que je compte.

L’INCONNU.

Mais vous avez en outre quelque moyen... quelque espoir ?

LADISLAS.

Certainement ! mais je n’en parle pas, parce qu’on m’a toujours reproché d’être indiscret... ce qui n’est pas vrai... On accuse les Polonais d’être les Français du nord !... c’est souverainement injuste... pour moi du moins... et je vous demanderai seulement si vous connaissez le baron de Rielof ?

L’INCONNU.

Le trésorier du palais ?

LADISLAS.

Je me suis rappelé que c’était un parent éloigné... un arrière-cousin... Est-il obligeant ?

L’INCONNU.

Mais, oui... quand on n’a pas besoin de lui.

LADISLAS.

C’est mon affaire !... je ne lui demande rien que de me présenter au prince en qualité de secrétaire... sous-secrétaire... il en a tant !... Je ne tiens pas aux appointements... mais je tiens à être chez lui... parce qu’il loge avec sa nièce dans le même palais... vous comprenez... c’est pour cela que je suis couru de grand matin chez mon cousin le trésorier... Sa porte est fermée !

L’INCONNU.

Même à ses cousins ?

LADISLAS.

Il en a peut-être tant depuis qu’il est trésorier, qu’il a été obligé de prendre une mesure de famille...

L’INCONNU.

Ce qui vous a découragé ?

LADISLAS.

Non pas... je ne me décourage pas ainsi !... On m’a dit qu’il se rendait le matin au palais... et dans ce jardin qu’il doit traverser... je l’attends... pour préparer une scène de reconnaissance et lui sauter au cou... Mais j’ai réfléchi que ne l’ayant jamais vu... ma sensibilité pourrait se tromper d’objet et tomber sur le premier venu... à moins de leur demander à tous : Êtes-vous mon cousin ?

L’INCONNU.

Ce qui serait pénible...

LADISLAS.

Pour l’instinct de la nature, et pour la voix du sang.

L’INCONNU.

Mais tenez...

Regardant vers le fond à droite.

elle ne risquera point d’erreur ; car voici le baron de Rielof qui vient dans cette allée avec sa femme, Alexina.

LADISLAS, remontant la scène, et regardant du même côté.

Ma cousine !... Combien je vous remercie !... et quoique je n’aie pas l’honneur de vous connaître... si je puis m’acquitter jamais d’un tel service...

L’INCONNU.

C’est moi qui vous suis redevable.

LADISLAS.

Air : Le Fils du prince (de M. de Feltre.)

  En vous tant de boute se montre.

L’INCONNU.

  Vous entendre est un tel plaisir !...

LADISLAS.

  Que d’une pareille rencontre...

L’INCONNU.

  Je garderai le souvenir...

LADISLAS.

  Oui, de si douces causeries...

L’INCONNU.

   Recevez mes remerciements...

LADISLAS, saluant.

  Je vous laisse à vos rêveries...

L’INCONNU, de même.

  Je vous laisse avec vos parents.

ENSEMBLE.

Enchanté de cette rencontre,
Qui pour moi fut un vrai plaisir...
En vous tant de bonté se montre,
Qu’on en chérit le souvenir.

Tous les deux se saluent, et l’inconnu, après avoir encore une fois regardé Ladislas, s’éloigne en riant par l’allée à gauche.

 

 

Scène II

 

RIELOF, ALEXINA, LADISLAS

 

Rielof et Alexina arrivent par la droite.

ALEXINA.

Oui, Monsieur, une femme de chambre de l’impératrice a plus de crédit que vous ne pensez... et si vous vouliez nie seconder... mais vous avez peur de tout.

RIELOF.

Je ménage tout le monde.

ALEXINA.

Voilà comme on n’arrive à rien... et si cependant on parvenait à renverser Potemkin, la partie serait belle.

RIELOF.

Voulez-vous bien vous taire !... Quelqu’un est là... et j’ai senti dans tous mes membres comme un vent glacial.

ALEXINA.

Un vent de Sibérie ?

RIELOF.

Il me semblait déjà être sur la route.

LADISLAS, les saluant.

J’ignore si j’ai l’honneur de parler au baron de Rielof... mais à coup sûr, et au portrait qu’on m’en a fait, ce doit être sa compagne, la belle Alexina.

ALEXINA.

Qui vous le fait penser, Monsieur ?

LADISLAS.

Il serait difficile de s’y méprendre... et je vois à votre sourire que je ne me suis pas trompé... Étranger dans cette cour brillante où règne la beauté, il est naturel qu’on cherche à se mettre sous sa protection...

Lui présentant une lettre.

Et cette lettre qui vous est adressée vous dira qui je suis...

ALEXINA, remettant la lettre à son mari.

Moi, Monsieur, je n’en ai pas besoin !... vous êtes vous-même votre meilleure recommandation... Mais, pardon, dans ce moment mon service m’oblige à me rendre près de l’impératrice... excusez-moi si je vous laisse avec mon mari... j’espère que plus tard vous m’en dédommagerez.

RIELOF, qui a ouvert la lettre.

Allons !... c’est un cousin... encore un !...

ALEXINA.

Celui-là du moins est fort bien.

RIELOF.

Qu’importe ?... c’est un demandeur, j’en suis sûr.

ALEXINA.

Encore faut-il, savoir ce qu’il demande ! et tâchez, Monsieur, de le contenter... sans cela il s’adressera à moi...

Rielof veut insister, Alexina lui dit.

C’est bien ! c’est bien !

Air nouveau de M. Hormille.

À Ladislas.

Croyez que je serai ravie
D’obliger un jeune parent !

RIELOF.

Voyez quelle coquetterie !
Mais à la cour, dans ce moment,
Voilà bien comme elles sont toutes,
Toutes coquettes !

ALEXINA.

  Il le faut !
  Il le faut bien, sans aucuns doutes,
  Lorsque l’exemple vient d’en haut.

Ensemble.

RIELOF.

Voyez quelle coquetterie !
Et par malheur, en ce moment,
Je vois à la cour de Russie
Que chaque dame en lait autant.

LADISLAS.

Ah ! combien mon âme est ravie !
C’est un fort bon commencement.
Avec cousine aussi jolie
On doit parvenir promptement.

ALEXINA.

Croyez que, sans coquetterie,
Nous avons le cœur obligeant ;
Et, d’honneur, je serai ravie
De servir un jeune parent.

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène III

 

RIELOF, LADISLAS

 

LADISLAS, à part.

Elle est gentille, ma petite cousine... et si cela continue ainsi, tout ira bien.

RIELOF.

Je vois, mon cher cousin...

À part.

puisque ma femme le veut...

Haut.

que vous voilà en voyageur dans notre Russie !...

LADISLAS.

Oui, monsieur le baron ! je viens admirer.

RIELOF.

Le moment est peu favorable !... un nouvel empire déjà épuisé par sa grandeur et par un luxe toujours croissant... et c’est sur nous autres particuliers que retombent les prodigalités et les fêtes de la cour ; les toilettes seules de ma femme consomment tous les revenus de ma place, et je me plaignais encore hier d’être ruiné.

LADISLAS.

C’est un danger que je ne redoute pas !... et si vous le voulez, mon cher cousin, je vous donnerai mon secret.

RIELOF.

Quoi ! vraiment, vous êtes toujours au-dessus de vos affaires, et vous n’avez besoin de rien ?...

LADISLAS.

Que de votre amitié !

RIELOF, à part.

Quel bonheur !

Haut.

Je vous prie cependant de croire, mon cher parent, que malgré la gène des affaires, ma bourse est toujours ouverte à ma famille...

LADISLAS.

Comme la mienne à mes amis.

RIELOF, à part.

Ce n’est pas de l’argent qu’il veut...

Haut.

Grâce au ciel, on trouve encore de l’or à la cour de Catherine... mais, par exemple, ce qu’il est impossible d’y trouver... ce sont des places... elles sont toutes prises...

LADISLAS.

En vérité ?...

RIELOF.

Les créatures de Potemkin ont tout envahi.

LADISLAS.

Ça m’est bien égal !

RIELOF, à part.

Ce n’est pas une place qu’il demande... ma femme avait raison... il est charmant ce cousin-là...

Haut.

Il ne faut pas croire cependant que nous soyons tout à fait sans crédit... Madame la baronne de Rielof est femme de chambre de l’impératrice ; et moi-même, comme trésorier du palais, j’ai eu plus d’une fois l’occasion de pousser ma famille... je ne demande que cela... l’occasion d’être utile.

LADISLAS, lui tendant la main.

Touchez là... je suis votre homme.

RIELOF, à part.

Ah ! diable !

LADISLAS.

Vous me parliez tout à l’heure du prince Potemkin... vous le connaissez ?

RIELOF.

Qui ne le connaît pas ? la fortune la plus bizarre et la plus extraordinaire de notre siècle... De simple enseigne dans les gardes...

LADISLAS.

Comme moi !

RIELOF.

Il est devenu... prince, premier ministre, généralissime de toutes les armées russes, grand hettman des Cosaques, grand amiral des flottes de la mer Noire, de la mer d’Azoff... que sais-je ? Ses titres, quand je les écris, tiennent toute une page.

LADISLAS.

Cela suppose un grand mérite.

RIELOF.

Il n’en a eu qu’un !

LADISLAS.

Celui de plaire à sa souveraine ?

RIELOF.

Ce n’est pas là le plus difficile... mais son grand art, son talent inexplicable, c’est de se maintenir en faveur... malgré les nombreux caprices de l’impératrice.

LADISLAS.

Elle en a donc ?

RIELOF.

Silence, mon cher cousin ; je sais là-dessus, et par ma femme qui est admise dans les secrets d’État, bien des mystères que je dois ignorer... sans cela la Sibérie, ou mieux encore... Chaque jour nous espérons que Potemkin sera renversé... point du tout... il reste au pouvoir ; et l’impératrice, malgré son goût pour les idées nouvelles...

LADISLAS.

Tient toujours aux anciennes ?...

RIELOF.

Précisément !

LADISLAS.

Ce qui vous fâche... car j’ai entendu tout à l’heure madame de Rielof... qui en veut à Potemkin...

RIELOF.

Vous l’avez entendu !... quelle imprudence !

LADISLAS.

Il n’y a pas de danger avec moi !

RIELOF.

Mais avec d’autres... ce serait de même... elle lui en veut... je ne sais pas pourquoi... Elle veut me persuader à moi-même que je le hais... ce qui n’est pas vrai, car je l’estime... je le respecte... Dieu ! le grand Potemkin.

Il s’incline.

LADISLAS.

C’est inutile, il n’est pas là !...

RIELOF.

Que voulez-vous ?... c’est l’habitude.

LADISLAS.

Et je viens vous proposer à vous et à ma cousine un projet qui pourra servir les vôtres... tâchez de me faire entrer chez Potemkin en qualité de secrétaire... sans traitement, peu importe... pourvu que je sois-près de lui.

RIELOF.

Pour nous servir... c’est une idée... j’en parlerai à ma femme... Mais sa recommandation sera peu puissante près du prince. Il vaudrait mieux arriver par la comtesse Braniska sa nièce.

LADISLAS.

La comtesse !

RIELOF.

Que ma femme n’aime guère, mais avec qui elle est très liée... en attendant... parce qu’ici on ne sait pas ce qui peut arriver.

Air de la Girouette (du Fils du prince.)

À la cour mainte girouette
Étourdiment tourne à tout vent ;
Sa fortune faite et défaite,
Hélas ! ne dure qu’un moment.
Ceux sur qui les faveurs séjournent, (bis.)
Et qui deviennent des héros. (bis.)
Ne sont pas ceux qui tournent, tournent,
Mais ceux qui tournent à propos ;
Sont ceux qui tournent, tournent, tournent,
Qui tournent à propos.

LADISLAS.

Vous avez raison ; et si ma cousine pouvait parler en ma faveur à la comtesse Braniska...

RIELOF.

Silence... c’est elle qui sort de l’église Saint-André ; car pour sa morale et sa piété il n’y a rien à dire.

LADISLAS.

Ah ! je le sais... toutes les vertus... Comme le cœur me bat !

 

 

Scène IV

 

LA COMTESSE et deux ou trois de ses domestiques qui restent derrière elle, RIELOF, LADISLAS

 

RIELOF.

Madame la comtesse me permettra-t-elle de lui offrir mes hommages...

LA COMTESSE.

Bonjour, monsieur de Rielof, je vous trouve à propos... je voulais demander à votre femme une invitation pour le bal de ce soir... C’est elle, je crois, que l’impératrice a chargée de ce soin.

RIELOF.

Oui, Madame.

LA COMTESSE.

C’est pour quelqu’un de l’ambassade française qui ne connaît point les fêtes de l’Hermitage, et qui voudrait assister à celle-là.

RIELOF.

Trop heureux de vous être agréable... J’aurai l’honneur de vous porter moi-même ce billet d’invitation dans la journée.

LADISLAS, le poussant.

Allez donc...

RIELOF.

Et d’ici-là, si j’osais... j’aurais à réclamer de vous une faveur...

LA COMTESSE.

C’est trop juste !... je tiens à m’acquitter ! De quoi s’agit-il ?

RIELOF.

D’un de mes parents, que je voudrais vous présenter et recommander à votre protection... Ladislas Radzinski... officier polonais, un jeune homme inconnu.

LA COMTESSE.

Point du tout.

Elle passe au milieu, entre Rielof et Ladislas.

J’ai déjà vu Monsieur, il y a quelque temps, à la cour du roi Auguste, à Varsovie.

LADISLAS, s’inclinant.

Quoi ! Madame, vous daignez vous rappeler...

RIELOF.

Oh ! il n’est pas sans mérite.

LA COMTESSE.

Certainement ! D’abord il valse à merveille, talent très rare, surtout ici, à Saint-Pétersbourg, où l’on ne s’en doute pas.

RIELOF.

C’est vrai ! et je me rappelle encore l’effet que produisit, il y a quelques années, aux bals de la cour, le comte Poniatowski.

Air : Ses yeux disaient tout le contraire.

Mais il n’était pas dans ce temps
Roi de Pologne! et l’on nous donne
Comme certain qu’à ces talents
Plus tard il a dû la couronne !

LADISLAS, à la comtesse.

  Mon cousin veut rire de moi !

LA COMTESSE, souriant.

  Non, si l’on en croit l’apparence.

LADISLAS.

  Quoi ! par la danse on devient roi ?

LA COMTESSE, de même.

  Quand les reines aiment la danse !

LADISLAS.

Moi, du moins, je lui aurai dû un grand bonheur.

LA COMTESSE.

Et lequel ?

LADISLAS.

Un souvenir de vous, Madame...

LA COMTESSE.

Je vous remercie du compliment ; mais il me semble, si l’on ne m’a pas trompée, que cette soirée a dû vous en laisser d’autres moins agréables... J’ai entendu parler d’un duel... d’une affaire qui, je ne sais à quel propos, eut lieu à la suite de ce bal... et je crois que vous fûtes blessé.

LADISLAS.

Je ne me le rappelle pas, Madame.

RIELOF.

Il a peu de mémoire !... mais il a d’autres talents, dont je peux répondre ; et comme en ce moment il sollicite une place qui dépend de vous...

LA COMTESSE.

De moi !... parlez vite.

RIELOF.

Il désirerait entrer au nombre des secrétaires du prince Potemkin, votre oncle.

LA COMTESSE.

N’est-ce que cela ?

LADISLAS.

Quoi ! Madame, vous ne me refusez pas !... ce serait possible...

Tirant un papier de sa poche.

Et cette demande...

LA COMTESSE, prenant le papier.

Je crois, sans me vanter, que mon crédit ira jusque-là... Vous avez donc quitté le service de Pologne ?

LADISLAS.

Oui, Madame.

LA COMTESSE.

On peut alors demander mieux que cela... les bons officiers sont rares en Russie, et je me flatte d’obtenir pour vous...

LADISLAS, vivement.

Non, Madame, non, je désire être secrétaire... pas autre chose.

LA COMTESSE.

Et pourquoi donc ?

LADISLAS.

C’est ma vocation... je suis né pour cela.

LA COMTESSE, riant.

Comme on naît poète ?

LADISLAS.

Oui, Madame.

LA COMTESSE.

C’est différent...

À un de ses laquais.

Portez cette pétition au prince, et dites-lui...

LADISLAS, à part, pendant que la comtesse parle à son laquais.

Ô mon étoile, je te remercie !

Air de la Girouette.

Par cette apostille opportune,
Notre projet a réussi.
Une valse a fait ma fortune,
Vous disiez vrai, mon cher ami :
Ceux sur qui les faveurs séjournent (bis.)
Et qui deviennent des héros, (bis.)
Ne sont pas ceux qui tournent, tournent, (bis.)
Mais ceux qui tournent à propos. (bis.)

LA COMTESSE, après avoir renvoyé ses domestiques, à Ladislas.

Ainsi, Monsieur, c’est une affaire terminée.

 

 

Scène V

 

RIELOF, LA COMTESSE, LADISLAS, ALEXINA

 

ALEXINA, entrant en riant.

Ah ! ah ! ah ! j’en rirai longtemps.

LADISLAS.

C’est ma cousine.

LA COMTESSE.

Eh ! mon Dieu ! baronne, qu’avez-vous donc ?

ALEXINA, riant plus fort.

Ah ! ah ! l’histoire la plus originale... Ah ! ah !... et je vous demande pardon si votre présence me cause un nouvel accès... Ah ! ah !... c’est que vous y êtes pour quelque chose.

LA COMTESSE.

Moi !

ALEXINA.

C’est-à-dire pour beaucoup !... vous êtes l’héroïne !

LADISLAS.

Alors, dites-nous vite.

ALEXINA.

Laissez-moi respirer un peu... Je sors des appartements de l’impératrice... il n’y avait que des dames, et Sa Majesté, qui était dune humeur charmante, s’est prise à nous raconter une aventure qu’on venait de lui apprendre ; mais elle n’a jamais voulu nous dire de qui elle la tenait.

LA COMTESSE.

Pour de bonnes raisons, peut-être ?

ALEXINA.

Non... non, l’histoire est véritable... je vous l’assure... elle s’est passée ce matin... Imaginez-vous qu’un jeune homme... un officier polonais, vient d’arriver de Varsovie à Saint-Pétersbourg, à marches forcées... devinez pourquoi ?

LA COMTESSE.

Une conspiration ?...

ALEXINA.

Non...

RIELOF.

Une estafette ?...

ALEXINA.

Du tout... il a fait deux cent cinquante lieues pour venir ici sur-le-champ, et sans désemparer, se faire aimer de la comtesse Braniska.

LA COMTESSE.

De moi ?...

LADISLAS, à part.

Ô ciel !...

ALEXINA.

C’est son but, son intention formelle et avouée.

LADISLAS.

Ce n’est pas possible !...

LA COMTESSE.

Quelle folie !

ALEXINA.

Du tout... il a son bon sens... il raisonne très bien... il s’est constitué votre amoureux, c’est son seul état, il n’en veut pas d’autre ; et le plus original... c’est qu’il a un plan, au succès duquel s’intéresse l’impératrice... et elle vous prie de vouloir la tenir au courant.

LA COMTESSE.

Quelle mauvaise plaisanterie !...

LADISLAS, à part.

Elle ne se taira pas !

ALEXINA, riant.

Et ce plan... le voici !

LADISLAS, voulant l’empêcher de parler.

Ma cousine !...

ALEXINA.

Soyez tranquille... je vais vous le dire... il a le dessein... et cette fois vous rirez comme moi... il a le dessein de se faire recevoir secrétaire... ah ! ah !...

LA COMTESSE, regardant Ladislas.

Ô ciel !...

LADISLAS.

C’est fait de moi !

LA COMTESSE, vivement.

Secrétaire du prince Potemkin ?

ALEXINA.

Justement ! Vous connaissez donc l’histoire ?

LA COMTESSE, regardant Ladislas.

Oui... quelque invraisemblable qu’elle paraisse, je commence à y ajouter foi... si j’en crois du moins le trouble et la confusion du coupable...

LADISLAS.

Madame !...

LA COMTESSE.

Il suffit, Monsieur ; vous ne vous étonnerez pas si je retire la parole que je vous avais donnée ; vous ne devez plus compter...

LADISLAS.

Daignez au moins m’écouter...

LA COMTESSE.

C’est inutile ! Je crois être généreuse en bornant là ma vengeance... Éloignez-vous, Monsieur... je vous ordonne de ne plus reparaître devant moi...

LADISLAS.

J’obéis !...

À Alexina, en s’en allant.

Ah ! ma cousine, qu’avez-vous fait là ?... J’en mourrai...

 

 

Scène VI

 

RIELOF, LA COMTESSE, ALEXINA

 

ALEXINA.

Est-il possible !... ce pauvre garçon, c’était lui... c’était notre cousin...

RIELOF, vivement.

Cousin très éloigné... que je n’ai jamais vu... que je ne connaissais pas...

LA COMTESSE.

Je vous en fais compliment !

ALEXINA.

Il n’est pas si mal !... il est gentil... et moi qui ne me doutais de rien, je suis désolée de mon inconséquence... vous l’avez traité avec tant de rigueur que le pauvre garçon en avait les larmes aux yeux !...

LA COMTESSE.

Eh bien ! n’allez-vous pas le plaindre ?

ALEXINA.

Pourquoi pas ? je suis comme toutes ces dames et comme l’impératrice elle-même, qui s’intéressaient à lui et au succès de sa cause.

LA COMTESSE.

Est-il possible ?

ALEXINA.

Air du Fleuve de la vie.

Et tout est fini, quel dommage !
Pour ces dames, c’est désolant,
De voir à la première page,
Terminer ainsi le roman...

LA COMTESSE.

Oh ! c’est fâcheux à plus d’un titre ;
Mais s’il leur offre tant d’attraits,
À ma place, je leur permets
D’achever le chapitre.

ALEXINA.

Elles pourraient plus mal choisir ! car enfin, comme le disait Sa Majesté elle-même... il y a là de l’amour... de l’amour véritable... et il n’y a qu’un tort, c’est d’en parler à tout le monde... ce n’est pas sa faute... c’est plus fort que lui...

LA COMTESSE.

C’en est assez, baronne ; votre intention n’est pas de me désobliger ; et je vous prie désormais de ne plus me parler d’une aventure qui m’est pénible, qui me blesse... et où je ne pardonnerai jamais qu’on m’ait donné, malgré moi, un rôle que je ne demandais pas et dont je me serais fort bien passée...

Alexina salue la comtesse et sort avec son mari, par la droite, au moment où Potemkin arrive du côté opposé.

 

 

Scène VII

 

POTEMKIN, LA COMTESSE

 

POTEMKIN, entre brusquement et aperçoit la comtesse.

Ah ! c’est vous, comtesse !

LA COMTESSE.

Je viens de l’église... et entrais étiez moi avant d’aller fairevma cour à l’impératrice... mais quel air sombre et soucieux!

POTEMKIN.

J’ai de l’humeur !

LA COMTESSE.

Ça se trouve bien... moi aussi... contre tout le monde.

POTEMKIN.

Et moi contre vous !

LA COMTESSE.

C’est donc cela, mon cher oncle, que vous m’honorez d’un style si respectueux et que vous me dites vous, comme à la cour.

POTEMKIN.

Nadéje ! tu sais qu’il ne faut pas me railler quand je suis en colère... et j’y suis...

LA COMTESSE.

Et pourquoi ?

POTEMKIN.

Quelle est cette pétition que vous m’adressez, et que vous me recommandez avec tant d’instance... cette place de secrétaire... ce Polonais... ce Ladislas ?

LA COMTESSE.

Je vous le dirai... je vous raconterai comment d’abord je m’y suis intéressée...

POTEMKIN.

Ah ! vous lui portiez de l’intérêt ? vous en convenez !... vous ne savez donc pas que ce jeune homme vous aime, et que cet amour, il ne s’en cache pas, que c’est pour vous qu’il a quitté son état et son pays... qu’il est venu ici à Saint-Pétersbourg...

LA COMTESSE, avec impatience.

Eh ! Monsieur, je ne le sais que trop...

POTEMKIN.

Vous le savez... et vous me le recommandez...

LA COMTESSE, appuyant.

Je ne vous le recommande plus...

POTEMKIN.

Il est bien temps... quand déjà son étourderie et sa folie vous ont compromise ; car, depuis ce matin, j’ai pris sur lui des renseignements... c’est lui qui à Varsovie, et pour danser avec vous, a reçu du comte Orlof une blessure dont il a pensé mourir...

LA COMTESSE, avec émotion.

Ah ! je ne savais pas que ce fût si dangereux !

POTEMKIN.

Et qu’importe ? il s’agit bien ici de lui et de son existence... il s’agit de vous.

LA COMTESSE.

Me rendrez-vous responsable de ses extravagances ? puis-je les empêcher ? croyez-vous que je n’en sois pas plus contrariée que vous-même ?

POTEMKIN.

Dis-tu vrai ?

LA COMTESSE.

Certainement, et cette passion dont tout le monde se croit obligé de me parler, cet amour qui est maintenant de notoriété publique... j’étais seule à l’ignorer, lorsque je vous ai adressé cette pétition que je rétracte, que je désavoue, et que je vous prie de déchirer.

POTEMKIN.

À la bonne heure !... et tu me promets que ce jeune homme n’obtiendra jamais un regard de toi ?

LA COMTESSE, souriant avec dédain.

Quelle idée !

POTEMKIN.

Pas même un souvenir !

LA COMTESSE.

Qui peut vous le faire supposer ?

POTEMKIN.

Ah ! c’est que vous autres femmes, vous accordez tant par reconnaissance...

LA COMTESSE.

Il me semble que j’ai refusé mieux !... que j’ai vu à mes pieds, sans en être émue, le souverain de la Russie... presque le czar !... l’amant de Catherine...

POTEMKIN.

Tais-toi, tais-toi, ne me rappelle pas ces jours de fièvre et de délire, où j’ai manqué renverser ma fortune ; c’est ma seule faute en politique, et c’est toi qui en es cause.

LA COMTESSE.

Moi !

POTEMKIN.

Oui, il n’y a que toi que j’aie aimée... toi jeune fille que j’avais élevée... et si tu ne m’avais rappelé à la raison... l’amour d’une souveraine, le trône de la Russie... j’aurais tout sacrifié pour un seul de tes regards...

LA COMTESSE, souriant.

C’eût été un beau jour que celui-là !

POTEMKIN.

Sans doute !

LA COMTESSE.

Mais le lendemain...

POTEMKIN.

Le lendemain... je ne dis pas... y songe-t-on quand un aime ?...

LA COMTESSE.

Vous avez donc cru être amoureux ?

POTEMKIN.

Je l’aurais juré... et pour un rien je le jurerais encore !

LA COMTESSE.

Erreur ! vous ne serez jamais qu’un ambitieux ! et moi je ne serai jamais que votre amie, votre nièce, votre fille... Tout le monde vous craint, vous respecte ou vous admire !... il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui vous aime... ce sera moi...

POTEMKIN.

Air : Connaissez mieux le grand Eugène.

Oui, tu dis vrai, j’ai besoin d’une amie,
Qui me console au sein de la grandeur ;
Esclave roi, l’on m’encense, on m’envie...
Et je n’ai pas un instant de bonheur,
Pas un instant de repos, de bonheur...
Oui, ce fardeau qu’on nomme la puissance,
Oui, cette place, objet de mes ennuis,
Je l’ai souvent, dans ma vengeance,
Désirée a mes ennemis !

LA COMTESSE.

Vous, favori de Catherine !... notre magnanime impératrice !...

POTEMKIN.

Oui, c’est un grand souverain... un grand homme pour tout le monde, mais pour moi !... maîtresse d’un empire immense, ses caprices sont plus grands encore que son pouvoir... ce despotisme intérieur, ces royales fantaisies d’une imagination en délire... moi seul en suis le témoin et la victime... Aux yeux de l’Europe, c’est la raison, la philosophie sur le trône, et Voltaire l’appelle un sage !... ah ! s’il avait été à ma place, il saurait à quoi s’en tenir...

LA COMTESSE, riant.

Vraiment !

POTEMKIN.

Aussi... et je ne puis encore y penser sans frémir... je me rappelle qu’un jour, honteux de moi-même et de mon esclavage, j’ai voulu le briser ; et, dans un transport de colère et de rage... je levais le bras pour frapper...

LA COMTESSE.

Ô ciel !

POTEMKIN.

Qu’ai-je dit ? Je te confie tout, Nadéje... et j’ai tort peut-être... si tu me trahissais ?

LA COMTESSE.

Se défier de moi !

POTEMKIN.

Non pas de toi... mais tu es entourée de courtisans qui t’adorent... tu n’aurais qu’à les aimer... tu leur livrerais mes secrets... aussi tu ne me quitteras pas, tu n’aimeras et n’épouseras personne ; je le veux, ou sinon...

LA COMTESSE.

Sinon... le knout ! la Sibérie !

POTEMKIN.

Oui, je peux tout, et malheur à eux ! malheur à toi !

LA COMTESSE.

À merveille !... voilà qui est galant, qui est aimable... et j’admire, Potemkin, comment votre caractère réunit à la fois les qualités et les défauts les plus opposés ! Semblable en tout à l’empire russe, que vous soutenez et dont vous êtes la vivante image, vous êtes comme lui, moitié civilisé et moitié barbare. Il y a en vous de l’Asiatique, de l’Européen, du Tartare et du Cosaque !... mais ce dernier domine... je n’en veux pour preuve que la déclaration que vous venez de me faire.

POTEMKIN.

Pardonne-moi !

LA COMTESSE.

Et à laquelle je répondrai par une protestation non moins énergique... je reste avec vous, mon cher oncle, et probablement j’y resterai toujours, car tel est mon plaisir et mon bonheur... mais je n’ai pas pour cela enchaîné ma liberté à vous... comme vous à Catherine ; et je déclare ici au vainqueur d’Oczakof, au prince Potemkin, premier ministre et généralissime des armées russes, que, malgré son autorité et son pouvoir, s’il me plaisait d’aimer quelqu’un...

POTEMKIN, vivement.

Ah ! je sais pourquoi tu dis cela.

LA COMTESSE.

Du tout... je parle en général !

POTEMKIN.

Mais tu penses à ce jeune homme... à Ladislas !

LA COMTESSE.

Mon Dieu ! je l’avais déjà oublié ! et c’est vous qui semblez prendre à tâche de me le rappeler.

POTEMKIN.

Non pas !... et pour plus de sûreté... il faut qu’il parte.

La regardant.

Qu’en dis-tu ?

LA COMTESSE.

Comme vous voudrez.

POTEMKIN, la regardant.

Cela ne fera pas mal de l’envoyer un peu loin... en Sibérie, par exemple !

LA COMTESSE, avec effroi.

Ô ciel !... y pensez-vous ?

POTEMKIN.

Ne dois-je pas punir son insolence... et venger tes injures ?

LA COMTESSE.

Je vous en remercie !... mais cela me semble un peu sévère... Si nous punissons ainsi ceux qui nous aiment, comment traiterons-nous les autres ?

POTEMKIN.

Quand je le disais... ce sont là de ces crimes que vous pardonnez toujours.

LA COMTESSE.

Non... mais pourvu qu’il s’éloigne... Il y a des troupes qui demain, dit-on, partent pour Astrakan... et si, dans l’un de ces régiments, vous lui donniez une compagnie...

Air du Pot de fleurs.

Vous imposez votre clémence
À qui voulut nous outrager !
Quand un ennemi nous offense,
C’est ainsi qu’il faut se venger !
En le forçant au fond de l’âme
À nous aimer !...

POTEMKIN.

  C’est, vous avez raison,
  La vengeance d’un prince...

LA COMTESSE.

  Eh ! non !
  C’est la vengeance d’une femme.

POTEMKIN.

  Oui, vraiment, vous avez raison,
  C’est la vengeance d’une femme.

Mais ce n’est pas assez d’une compagnie... il aura un régiment...

LA COMTESSE, lui prenant la main.

C’est bien... proposez-le à l’impératrice.

POTEMKIN, après un instant de silence.

J’aimerais mieux que cette demande fût faite par toi... Catherine et ces dames verront alors que c’est toi-même qui l’éloignés... qui l’exiles de Saint-Pétersbourg.

LA COMTESSE.

Cela me paraît inutile... mais dès que vous le voulez... je vais écrire pour bannir Ladislas... avez-vous encore des soupçons ?

POTEMKIN, lui baisant la main.

Je n’ai plus que de la reconnaissance.

Il la reconduit ; la comtesse sort par la droite.

 

 

Scène VIII

 

POTEMKIN, puis LADISLAS, qui rentre par la gauche

 

POTEMKIN.

Et maintenant, grâce au ciel, je crois que mon jeune Polonais est mal dans ses affaires.

LADISLAS, apercevant Potemkin.

Ah ! je vous retrouve enfin.

POTEMKIN, à part et riant.

C’est lui... je ne suis pas fâché de la rencontre.

LADISLAS.

Savez-vous, mon cher ami, que vous êtes diablement indiscret ?

POTEMKIN.

En quoi donc ?

LADISLAS.

Comment ! j’ai confiance en vous, parce que je vous regarde comme un ami... et je vous parle de ce qui m’intéresse, de mes projets, de mes espérances... et vous allez les raconter à tout le monde ?...

POTEMKIN.

Moi !

LADISLAS.

Il faut du moins que vous en ayez causé avec des personnes de la cour... car c’est arrivé jusqu’aux oreilles de Catherine... qui connaît tous les détails comme si elle les tenait de moi.

POTEMKIN.

Il est possible, en effet, que j’aie confié à un ou deux amis...

LADISLAS.

Qu’est-ce que je disais ?... voilà de ces gens qui ne peuvent se taire !... Et savez-vous ce qu’a produit votre indiscrétion ?... c’est que mes affaires allaient à merveille ; j’allais être accueilli par la comtesse, qui ne se doutait de rien ; j’allais obtenir cette place que je désirais... et puis, une fois mes projets connus, tout a été renversé.

POTEMKIN.

J’en suis désolé.

LADISLAS.

Je m’en doute bien !... vous n’y avez pas mis mauvaise intention ; mais il n’en est pas moins vrai que la comtesse m’a banni de sa présence...

POTEMKIN.

Voyez-vous cela !

LADISLAS.

Et m’a défendu de jamais me présenter à ses yeux...

POTEMKIN.

Ce qui vous a désespéré ?...

LADISLAS.

Certainement !... d’abord ; mais maintenant j’en suis enchanté... parce que, grâce à cet incident, mes affaires vont mieux que jamais !

POTEMKIN.

Que me dites-vous là ?... et comment se fait-il ?...

LADISLAS.

À d’autres ! on ne m’y prend pas deux fois... J’ai pu vous confier mes projets... cela ne nuisait qu’à moi ; cela ne pouvait la compromettre !... mais maintenant c’est bien différent.

POTEMKIN, avec inquiétude.

Il y a donc quelque chose ?... quelque espoir ?...

LADISLAS.

C’est possible !...

POTEMKIN.

Vous avez donc obtenu ?...

LADISLAS.

Je ne dis rien... vous m’avez donné une leçon dont je profite... je ne vous en veux pas, au contraire ; et pour vous le prouver, dites-moi, mon cher ami, comment vous nomme-t-on ?...

POTEMKIN, avec embarras.

Mais... mon nom...

LADISLAS.

Vous pouvez bien me le dire... vous qui dites tout...

POTEMKIN.

Mon nom... est Gregorief...

LADISLAS.

Militaire... à ce que je vois ?

POTEMKIN.

À peu près... sous-intendant aux charrois de l’armée.

LADISLAS.

Eh bien !... mon cher Gregorief... qui êtes sous-intendant, pour vous prouver que je n’ai pas de rancune... si je peux vous être utile, si par le crédit de la comtesse Braniska, je puis vous faire nommer intendant en chef... comptez sur moi ! je ne vous dis que cela !... vous verrez que je n’oublie pas mes amis.

POTEMKIN, avec impatience.

Un mot seulement...

LADISLAS, vivement.

À la condition, par exemple, que cela vous servira aussi de leçon, et qu’à l’avenir vous serez plus discret...

POTEMKIN, avec colère.

Par Saint-Nicolas !...

LADISLAS.

Pour commencer... faites-moi le plaisir de vous en aller... car la voici... Elle vient de ce côté... et j’ai à lui parler...

POTEMKIN.

Vous !...

LADISLAS.

Eh ! oui, sans doute !... partez donc !

POTEMKIN, à part.

C’est trop fort... et, à tout prix, je veux savoir ce qu’il en est...

Il sort par le bosquet à gauche.

 

 

Scène IX

 

LA COMTESSE, LADISLAS

 

LA COMTESSE entre par la droite en rêvant ; puis elle lève les yeux et aperçoit Ladislas.

Vous ici, Monsieur !... vous osez encore !...

LADISLAS.

Pardon !... je ne dois plus vous parler en public... je le sais, vous me l’avez défendu... mais, dans ce moment, il n’y a personne, nous sommes seuls, et je viens vous remercier.

LA COMTESSE.

Et de quoi, s’il vous plait ?...

LADISLAS.

Des ordres que vous avez bien voulu me prescrire, et que j’exécuterai au prix de mon sang... vous m’avez recommandé le silence et la discrétion, et j’y serais resté fidèle... je n’aurais cherché ni à vous voir, ni à vous parler, si dans ce moment la délicatesse me permettait de me taire ; mais vous sentez bien vous-même que cela ne se peut pas.

LA COMTESSE.

Qu’est-ce que tout, cela signifie ?

LADISLAS.

Vous essaieriez en vain de nier, ou de me donner le change... car avec la lettre que vous m’aviez adressée à mon hôtel, sont arrivés deux chevaux superbes, un équipement magnifique.

LA COMTESSE.

Est-il possible ?...

LADISLAS.

Oh ! vous n’en conviendrez pas ! et vous aurez raison... vous êtes riche, je le sais... vous êtes une grande dame, et moi je ne suis rien, qu’un malheureux qui vous aime !... Mais ce que j’aime en vous, croyez-vous que ce soient vos titres, vos richesses, votre rang ?... non, c’est vous, c’est vous seule...

Air : Au temps heureux de la chevalerie.

Pensez-vous donc, et mon cœur s’en étonne,
Qu’au prix de l’or se paye un tel amour ?
Il ne saurait s’acheter, il se donne...
Il est à vous Jusqu’à mon dernier jour !
Il est à vous et je vous l’abandonne,
Comme mon sang, qui vous est destiné !
Mais mon honneur n’appartient à personne,
Pas même à vous à qui j’ai tout donné !

LA COMTESSE, avec impatience.

Mais, Monsieur... daignez m’écouter...

LADISLAS.

Pardon, si je vous offense... Il suffisait, pour me rendre heureux, de ces mots tracés par vous, et que j’ai couverts de mes baisers !... c’était là mon vrai trésor ; et si vous me l’aviez laissé... si vous ne vous étiez pas empressée de me le ravir...

LA COMTESSE.

Et pourquoi donc ?... Où est-il, ce billet ?... je veux le voir...

LADISLAS.

Vous savez bien que je ne l’ai plus... Vous me recommandiez de le brûler à l’instant même... et quoi qu’il m’en coûtât, j’ai obéi, comme j’obéirai toujours.

LA COMTESSE.

Et que disait-il ?

LADISLAS.

L’avez-vous déjà oublié ?...

LA COMTESSE.

N’importe... je veux savoir...

LADISLAS.

Je l’ai retenu par cœur... oui, Madame, il est là... et la mort seule pourra l’effacer... le voici : « Votre imprudence a failli me compromettre !... il a bien fallu alors vous bannir... Ne cherchez point à me voir ni à me parler en public ; attendez mes ordres... silence et discrétion. Brûlez sur-le-champ ce billet... »

LA COMTESSE, avec émotion.

C’est une indignité !... Monsieur, il y a ici une trahison dont tous deux nous sommes les jouets... car je vous atteste que ni ces présents ni ce billet ne viennent de moi !

LADISLAS.

Que dites-vous ?

LA COMTESSE.

La vérité !

LADISLAS.

Ah ! vous repentez-vous déjà de mon bonheur, ou vous défiez-vous de ma discrétion ?... Qui donc, si ce n’est vous, pouvait m’écrire ainsi ?... En est-il une autre à qui j’aie adressé des vœux ; en est-il une autre que j’aime ?...

LA COMTESSE, avec émotion.

Monsieur... je voudrais... je désirerais bien ne pas vous affliger... mais je ne puis cependant vous laisser une pareille erreur !

LADISLAS.

Une erreur !... ce n’est pas possible... Vous ne parlez pas sérieusement... c’est une nouvelle épreuve... vous voulez vous jouer de moi...

LA COMTESSE.

Ah !... ce serait indigne... et s’il faut vous jurer ici...

LADISLAS, se soutenant à peine.

Non... n’achevez pas... Si cela est, Madame, il vaut mieux me tuer tout de suite... car je ne survivrai pas. Si vous saviez ce que c’est que de passer ainsi d’un extrême bonheur à un extrême désespoir... de rêver votre amour... et de s’éveiller avec votre haine...

LA COMTESSE.

Ma haine... en quoi donc ?... Je ne puis que vous plaindre... vous pardonner peut-être... ou du moins désirer pour vous un sort plus heureux...

Voyant entrer un officier qui lui présente un papier.

Vous en verrez la preuve dans ce papier qui vous était adressé... Voici ce que j’ai demandé et obtenu pour vous...

L’officier présente le papier à Ladislas, puis, sur un signe de la comtesse, il sort.

Prenez, Monsieur, c’est ma seule réponse ! et celle-là, vous pouvez y croire, car elle est bien de moi !... Adieu !... je vais chez l’impératrice.

Elle lui fait la révérence et s’éloigne. Ladislas veut la suivre ; elle lui fait signe de s’arrêter, lui montre de nouveau le papier, et sort par le fond, à gauche, en jetant sur lui un regard de compassion.

 

 

Scène X

 

LADISLAS, immobile et comme accablé, tenant toujours à la main le papier que la comtesse vient de lui remettre, POTEMKIN, sortant du bosquet, à gauche

 

POTEMKIN, éclatant de rire.

Ah ! ah !... c’est vraiment trop singulier !

LADISLAS, tressaillant et sortant brusquement de sa rêverie.

Comment... c’est vous ?... vous étiez là !

POTEMKIN.

J’arrive !... et sans le vouloir, j’ai entendu une partie de votre conversation !

LADISLAS.

Décidément, mon cher ami, vous êtes très indiscret ; c’est là votre défaut.

POTEMKIN, lui montrant le papier.

Eh bien ! vous ne lisez pas ?

LADISLAS, se fâchant.

Halte-là ! je n’aime pas qu’on se moque de moi ! c’est bien assez d’elle... mais d’autres...

POTEMKIN.

Pourquoi se décourager ?... c’est peut-être moins fâcheux que vous ne croyez.

LADISLAS, qui a déchiré l’enveloppe et regarde le papier.

Un brevet !... on m’accorde un régiment... à moi !... est-ce que je l’ai demandé ?... un régiment qui doit partir...

POTEMKIN.

Ça, c’est moins agréable !...

LADISLAS, tournant avec humeur la première feuille, et prenant entre les deux feuilles du brevet un petit papier qu’il lit.

Ô ciel !... avant mon départ... ce soir... un rendez-vous !

POTEMKIN, vivement.

Qu’est-ce que c’est ?

LADISLAS, de même, et se reprenant.

Rien... ce n’est rien !... je n’ai rien dit !

POTEMKIN.

Si vraiment...

LADISLAS.

Moi... du tout !...

POTEMKIN.

Vous avez parlé de rendez-vous ?

LADISLAS.

Silence !... et si ce mot m’est échappé !... taisez-vous !... il y va de ma vie et de la vôtre... Oui, mon ami, oui... un rendez-vous !...

POTEMKIN.

Où donc ?... à quelle heure ?

LADISLAS.

Ça ! c’est ce que vous ne saurez pas... ni vous ni personne au monde !... on me tuerait plutôt...

Il déchire le billet.

POTEMKIN.

Que faites-vous ?

LADISLAS.

Je déchire ! on me l’a ordonné.

POTEMKIN, avec colère.

Et moi... Monsieur...

S’arrêtant.

Qu’allais-je faire ?... parler en prince... pour ne rien savoir !

Haut, et s’efforçant de rire.

En vérité... voilà qui est charmant...

LADISLAS, avec joie.

N’est-ce pas ?... et surtout la manière dont cela m’arrive... me traiter si froidement en apparence pour ajouter par la surprise un nouveau prix à ce bonheur... Avec cela... j’aurais dû m’en douter... car après tout elle était moins sévère que ce matin. Tout à l’heure, quand elle m’a quitté, sa voix était émue...

POTEMKIN, avec colère.

C’est vrai !...

LADISLAS.

Il y avait dans ses regards une expression...

POTEMKIN, de même.

C’est vrai !

LADISLAS.

Et dans toute sa personne... un trouble... qu’elle voulait et ne pouvait dérober entièrement à mes yeux... vous n’avez pu le remarquer comme moi...

POTEMKIN.

Si vraiment... et je vois que votre bonheur est assuré...

LADISLAS.

Pas encore !... ce n’est pas certain...

POTEMKIN.

Comment cela ?

LADISLAS.

On ignore si l’on pourra me recevoir... si l’on sera libre... et dans ce cas j’en serai averti par une invitation au bal de la cour... une invitation imprimée, que je dois trouver chez moi... je saurai ce que cela voudra dire... et je cours à mon hôtel pour chercher ce billet... ou pour l’attendre ; et si je le trouve... cette fois, mon cher Gregorief, vous pouvez être sûr de votre place... Dès demain vous serez intendant en chef... intendant général, je vous le promets... mais pour cela du silence... c’est dans votre intérêt et le mien... vous comprenez... Adieu ! adieu !... je suis le plus heureux des hommes...

Il sort en courant par le fond à droite.

 

 

Scène XI

 

POTEMKIN, puis LA COMTESSE

 

POTEMKIN.

Je me vengerai d’une ruse et d’une fausseté aussi insignes...

Voyant la comtesse qui entre par le fond à gauche.

C’est elle... elle sort de chez l’impératrice...

À la comtesse.

Vous venez de chez Catherine ?

LA COMTESSE.

Qui a été toute gracieuse !... et ne m’a parlé que du bal de ce soir...

POTEMKIN, cherchant toujours à modérer sa colère.

Et ce bal... vous comptez y aller, vous ?

LA COMTESSE.

Certainement.

POTEMKIN.

Et si je vous y donne le bras... si je ne vous quitte pas de la soirée... cela ne contrariera en rien vos projets ?...

LA COMTESSE.

Cela me fera grand plaisir.

POTEMKIN.

À vous ?...

LA COMTESSE.

D’autant plus que je n’y comptais pas...

POTEMKIN, laissant éclater sa colère.

Nadéje !... croyez-vous que l’on me trompe impunément ?... croyez-vous que je sois le jouet d’une femme ?... Ce que Catherine elle-même n’oserait pas, vous l’avez tenté !...

LA COMTESSE.

Moi !...

POTEMKIN.

Vous ne savez donc pas que l’exil ou la mort ont puni des trahisons moins odieuses que la vôtre ?...

LA COMTESSE.

Eh ! mon Dieu ! Potemkin, quel nouvel accès de galanterie ! Et qui a pu vous inspirer ce madrigal tartare ?

POTEMKIN.

N’espérez plus m’abuser... vous aimez ce jeune homme... ce Ladislas... vous l’aimez, je le devinerais en ce moment, rien qu’à votre trouble.

LA COMTESSE.

Et comment ne pas en éprouver, en voyant se renouveler les soupçons les plus absurdes, en entendant sans cesse retentir à mon oreille un nom qui m’était indifférent et qui me devient odieux ? Oui, Monsieur... et c’est bien injuste !... mais voilà ce qui m’arrive pour ce pauvre jeune homme... c’est que maintenant je le déteste... je l’ai pris en aversion !...

POTEMKIN.

Tu me trompes encore ; tu le sais toi-même !... Écoute, Nadéje, tu sais que j’ai des moments de bonté et de générosité... Ils sont courts... il faut en profiter... dis-moi la vérité... dis-moi que c’est malgré toi, que tu n’as pas pu t’en défendre... que tu l’aimes...

LA COMTESSE, avec impatience.

Mais non, Monsieur...

POTEMKIN.

Conviens-en, et je lui fais grâce... je ne fais pas tomber sa tête...

LA COMTESSE.

Je ne peux pas convenir de ce qui n’est pas...

POTEMKIN.

Eh bien ! tu as prononcé son arrêt... car je sais tout, j’en ai les preuves... Tu lui as écrit... tu lui as donné un rendez-vous pour ce soir...

LA COMTESSE.

Moi ?...

POTEMKIN.

Et le signal convenu de ce rendez-vous... est une lettre de bal... une invitation que tu dois lui envoyer...

LA COMTESSE, hors d’elle-même.

Mais tout le monde extravague ! tout le monde ici a donc perdu la tête !

 

 

Scène XII

 

POTEMKIN, LA COMTESSE, RIELOF

 

RIELOF.

Je vous apporte, madame la comtesse, le billet que vous m’avez demandé tantôt pour le bal de la cour...

LA COMTESSE.

Ô ciel !

POTEMKIN.

Comment... une invitation ?...

RIELOF.

Que Madame voulait envoyer à quelqu’un...

LA COMTESSE, vivement.

Oui, à quelqu’un de l’ambassade de France... à M. de Verneuil, à qui je l’ai promise... et qui vous le dira.

POTEMKIN, qui a pris le billet.

À d’autres !... Je sais à quoi m’en tenir... et je vous réponds, moi, que Ladislas n’aura pas ce billet...

RIELOF.

Il n’en a pas besoin... il en a un !

POTEMKIN.

Que dites-vous ?

RIELOF.

Que je viens de lui porter moi-même ; et j’ai eu assez de peine à trouver son hôtel... dans une petite rue au bord de la Neva...

LA COMTESSE, bas, à Potemkin.

Vous l’entendez !... Croirez-vous encore que ce rendez-vous vienne de moi ?...

POTEMKIN, de même.

Peut-être... tant que je ne saurai pas qui l’a donné...

LA COMTESSE, de même.

Je m’en vais le lui faire dire.

Haut, à Rielof.

Est-ce de ma part, monsieur le baron, que vous avez adressé ce billet à Ladislas ?

RIELOF.

Non, Madame, vous ne m’en aviez pas parlé... sans cela...

LA COMTESSE.

Qui donc alors vous avait chargé de le lui porter ?

RIELOF.

Ma femme !

POTEMKIN et LA COMTESSE.

Sa femme !...

RIELOF.

Et elle y a mis une insistance... Il a fallu y aller moi-même, pour être bien sûr que ce billet ne s’égarerait pas... et lui serait remis de bonne heure... Les femmes sont étonnantes pour s’occuper des détails !

LA COMTESSE, avec dépit.

Quoi ! c’est sa femme !... c’est indigne !

POTEMKIN, riant, bas, à la comtesse.

C’est très bien, au contraire, et tout s’explique...

Regardant Rielof.

Le pauvre homme !

LA COMTESSE.

Et vous ne l’avertissez pas ?

POTEMKIN.

À quoi bon ?

LA COMTESSE.

Comment, Monsieur, vous souffririez que Ladislas...

POTEMKIN, à demi voix.

Cela ne nous regarde pas ! et pas un mot, ou je croirais...

LA COMTESSE, avec fierté.

Quoi donc ?

POTEMKIN.

Silence !... car le voici...

 

 

Scène XIII

 

POTEMKIN, LA COMTESSE, RIELOF, LADISLAS, rentrant par la droite, et tenant un papier

 

Final.

Fragment de la Juive.

Ensemble.

LA COMTESSE.

À ce soir ! (bis)
Je crois voir
Quel espoir
Entretient son amour,
Et l’attire à la cour.
Un si doux rendez-vous
Fera bien des jaloux.
Nous rirons tous les deux
De ses vœux amoureux.

LADISLAS.

À ce soir ! (bis)
J’ai l’espoir
De la voir.
Le plaisir et l’amour
Vont m’attendre à la cour.
Un si doux
Rendez-vous,
Malgré tous
Les jaloux.
De mon cœur amoureux
Va combler fous les vœux.

POTEMKIN.

À ce soir ! (bis)
Je crois voir
Quel espoir
Entretien son amour,
Et l’amène à la cour.
Un si doux
Rendez-vous
Fera bien des jaloux ;
Nous rirons tous les deux
De ses vœux amoureux.

RIELOF.

À ce soir ! (bis)
J’ai l’espoir
De vous voir.
Les plaisirs dans ce jour
Vont régner à la cour.
Un si doux
Rendez-vous
Est charmant pour nous tous,
Et ce bal à nos yeux

Va briller radieux.

LADISLAS, seul, à Potemkin.

Ah ! j’ai trouvé chez moi la lettre,
Oui, l’on venait de l’y remettre.

POTEMKIN.

Et l’amour semble vous promettre
Ce soir le sort le plus heureux.

Reprise de l’ensemble.

  À ce soir ! etc.

LA COMTESSE.

Ah ! son audace insigne
Et m’irrite et m’indigne.

LADISLAS.

  Elle m’a fait un signe.

POTEMKIN.

  Vous croyez ?

LADISLAS.

  Je l’ai vu.
  Un regard doux et tendre.
  Je n’y puis m’y méprendre ;
  J’ai bien su la comprendre,
  Et tout est convenu.

Reprise de l’ensemble.

  À ce soir ! (bis)

Ladislas sort par la gauche en regardant la comtesse ; Rielof sort par la droite ; la comtesse et Potemkin sortent par le fond.

 

 

ACTE II

 

L’appartement de la comtesse dans le palais de Potemkin. Porte au fond, deux portes latérales. Une table à droite du théâtre, un peu sur le devant.

 

 

Scène première

 

LA COMTESSE, seule, assise auprès de la table et tenant un livre qu’elle ne lit point

 

Il est grand jour depuis longtemps !... je n’ai pu dormir, je suis d’une inquiétude et surtout d’une humeur... Potemkin a beau dire que cela ne nous regarde en rien, non sans doute... mais il suffit que mon nom ait été mêlé à tout cela pour que je craigne encore d’être compromise... c’est tout simple, tout naturel, et si, hier soir, à ce bal, j’avais rencontré madame de Rielof... je l’aurais prévenue, dans son intérêt, que ses projets étaient connus... et qu’elle eût à y renoncer... mais je ne l’ai pas aperçue... ni elle, ni ce Ladislas... Il reçoit une invitation de bal... et il n’y vient pas... c’est juste, c’était convenu entre eux... ils s’entendaient, ils étaient d’accord ; après tout, que m’importe ? L’essentiel, quoi qu’en dise Potemkin, était de soustraire M. de Rielof au complot qui le menaçait, et dont je pouvais me rendre complice... je l’ai donc fait avertir hier de se tenir sur ses gardes... que des malfaiteurs voulaient, dit-on, cette nuit, et pendant le désordre du bal, s’introduire dans l’hôtel du grand trésorier... c’était bien, cela ne compromettait personne et cela déjouait tous les projets... J’ai cru avoir fait merveille, pas du tout ! ce M. de Rielof, qui est absurde, me fait répondre qu’il me remercie, que l’on peut être tranquille, qu’il a demandé un supplément de gardes qui, l’arme au bras et le fusil charge à balle, feront feu sur quiconque tenterait de pénétrer cette nuit dans son hôtel... et si ce jeune homme se présente... s’il est blessé... s’il est tué... c’est moi qui en serai cause... De quoi me suis-je mêlée ? et à quoi bon prendre intérêt à ce M. de Rielof ?... qui après tout aurait bien mérité... non, non, ce n’est pas là ce que je veux dire... et pourvu qu’il ne soit rien arrivé... voilà tout ce que je demande... je promets bien après cela de ne plus penser ni à lui ni à personne... car depuis hier...

Deux domestiques paraissent.

LE PREMIER DOMESTIQUE, annonçant.

M. Ladislas...

LA COMTESSE, poussant un cri.

Ah !

LE PREMIER DOMESTIQUE.

Demande à parler à madame la comtesse...

LA COMTESSE, avec émotion.

Ladislas... vous en êtes sûr... vous l’avez vu ?...

LE PREMIER DOMESTIQUE.

Il est là !

LA COMTESSE, reprenant son assurance.

Il est bien hardi ! que me veut-il ? de quel droit et à une pareille heure ose-t-il se présenter ici ?

LE PREMIER DOMESTIQUE.

Il prétend qu’hier madame la comtesse l’a invité pour ce matin... à déjeuner...

LA COMTESSE, stupéfaite.

Moi !... voilà qui est fort ! qu’il vienne !...

Le premier domestique sort.

Je le traiterai comme il le mérite... je lui apprendrai... Ah ! mon Dieu !... et mon oncle qui va venir... et s’il le rencontre ici après ses soupçons d’hier...

Au deuxième domestique, qui est resté, au fond.

Non, non... dites-lui que je ne peux... que je ne veux pas le recevoir... que j’attends le prince Potemkin... et que je lui ordonne...

Le deuxième domestique sort.

Ah ! je l’entends !... c’est lui !...

Elle s’élance par la porte à droite de l’acteur et disparaît.

 

 

Scène II

 

LE PREMIER DOMESTIQUE, LADISLAS, amené par le second et entrant par la porte du fond

 

LADISLAS, causant avec le deuxième domestique.

Je le savais bien... elle m’attendait... merci, mon garçon...

LE PREMIER DOMESTIQUE.

Non, Monsieur... non, Madame ne peut pas.

LADISLAS, tirant un fauteuil et s’y asseyant.

Qu’est-ce qu’il dit, celui-là ?

LE PREMIER DOMESTIQUE.

Elle ne peut vous recevoir...

LADISLAS.

Dans ce moment ! qu’à cela ne tienne... qu’elle ne se gène point... je suis à ses ordres, maintenant comme toute ma vie...

LE PREMIER DOMESTIQUE.

Monsieur ne me comprend pas... Madame la comtesse m’a dit de vous prévenir qu’elle attendait à l’instant même, chez elle, monseigneur son oncle... le prince Potemkin, notre maître.

LADISLAS.

C’est juste... et je comprends très bien au contraire...

À part.

Il ne faut pas qu’il me voie...

Haut.

Et elle ne peut venir que quand il sera parti, n’est-ce pas ? Eh ! bien, mon garçon, j’attendrai... je ne m’impatienterai pas... et dès qu’elle aura renvoyé le prince, fais-nous servir à déjeuner... cela ne me fera pas de peine...

LE PREMIER DOMESTIQUE.

C’est drôle... Monsieur est donc un ami ou un parent de son altesse ?

LADISLAS, souriant.

À peu près... et voici pour toi.

LE PREMIER DOMESTIQUE.

C’est différent.

LADISLAS, avec dignité.

Maintenant tu peux me laisser...

LE PREMIER DOMESTIQUE.

Oui, Monseigneur.

Il sort.

 

 

Scène III

 

LADISLAS, seul, puis POTEMKIN

 

LADISLAS.

Oh ! oui... je peux l’attendre... j’ai de quoi charmer les instants...

Il ôte son chapeau et son épée qu’il place sur la table.

Je suis donc chez elle... et j’y suis par sa permission... par son ordre !

Regardant autour de lui.

Voilà les lieux qu’elle habite !

Il s’approche de la table.

Voilà sa broderie... ses dessins... le crayon qu’elle a touché...

Il le prend et le porte à ses lèvres.

Et tant de souvenirs viennent à la fois m’assaillir.

Air : Cavatine de Mlle Loïsa Puget.

Le secret dont je suis maître
Restera là dans mon cœur ;
Nul ne pourra le connaître ;
C’est mon secret, mon bonheur.
Mon secret, mon bonheur.
Il est là dans mon cœur.
Je me disais : c’est un mensonge,
Vaine erreur, enfant du sommeil ;
Et ce que je voyais en songe,
Je le retrouve en mon réveil.
Ce séjour habité par elle,
Et témoin de tant de soupirs,
Même absente, me la rappelle
Et me rend tous mes souvenirs.
Le secret, etc.

Il est enfoncé dans le fauteuil, il étend ses jambes et, la tête penchée sur sa poitrine, il reste plongé dans ses réflexions. En ce moment Potemkin sort en rêvant de la porte à gauche, s’avance au milieu du salon et s’arrête stupéfait en apercevant Ladislas établi dans le fauteuil de la comtesse.

POTEMKIN, se frottant les yeux.

Qu’est-ce que je vois ?

LADISLAS, levant légèrement la tête et sans se déranger de sa position.

Ah ! c’est vous, mon cher ami !... par où diable êtes-vous donc entré ?... et qui vous a donné le droit de pénétrer jusqu’ici ?

POTEMKIN.

C’est parbleu la question que j’allais vous adresser...

LADISLAS.

Et que vous auriez pu vous épargner... car je ne crois pas que j’y réponde...

POTEMKIN.

Quand je vous trouve ici, dans ce boudoir... installé comme chez vous !

LADISLAS.

C’est drôle, n’est-ce pas ?... aussi ne parlez pas trop haut... car j’ai toujours peur de m’éveiller... Ce cher Gregorief... je vois que vous avez reçu ce matin, à l’intendance, le petit mot que je vous ai envoyé... et où je vous priais de passer à l’instant chez moi...

POTEMKIN, après un instant d’hésitation.

Oui... oui... c’est la vérité...

LADISLAS, souriant avec complaisance.

Et vous venez me relancer jusqu’ici ? Que diable, mon cher... ça n’est pas convenable... et s’il faut vous l’avouer... c’est même un peu indiscret... mais je vous l’ai déjà dit, c’est votre défaut, et vous ne vous en corrigerez jamais... Après cela, entre amis, on n’y regarde pas de si près... et comme j’avais de bonnes nouvelles à vous donner...

POTEMKIN.

À moi ?

LADISLAS, lui montrant un fauteuil.

Asseyez-vous donc !

POTEMKIN, à part.

Je crois, Dieu me pardonne ! qu’il fait les honneurs...

LADISLAS.

J’ai demandé ce dont nous étions convenus...

POTEMKIN.

Quoi donc ?

LADISLAS.

Votre place d’intendant général des charrois...

POTEMKIN.

Vous !... une place qui dépend directement de l’impératrice ou de Potemkin...

Souriant.

Si par exemple, mon cher, vous obtenez celle-là...

LADISLAS, tirant un papier de sa poche.

La voici !...

Il se lève et remet le papier à Potemkin.

Un aide-de-camp est venu ce matin me l’apporter...

POTEMKIN.

Et à qui donc, pour cela, vous êtes-vous adressé ?

LADISLAS.

Je n’ai pas besoin de vous le dire...

POTEMKIN.

J’y suis, à madame de Rielof ?...

LADISLAS.

Ma cousine... je ne l’ai pas aperçue depuis hier...

POTEMKIN.

En vérité ?...

LADISLAS.

Je vous le jure... d’ailleurs elle n’aurait pas eu assez d’influence ou de crédit...

À demi voix.

Taudis que la comtesse Braniska...

POTEMKIN.

Quoi ! c’est elle ?... et quand donc lui avez-vous parlé ?...

LADISLAS, souriant.

Vous êtes bien curieux...

POTEMKIN.

Ce n’est ni hier soir... ni ce matin...

LADISLAS.

C’est vrai !

POTEMKIN, cherchant à se modérer.

Quand donc, alors ?

LADISLAS, souriant.

Que vous importe ?... pourvu que vous soyez nommé, et vous l’êtes... La comtesse, à qui l’on ne peut rien refuser, aura, en ma faveur, obtenu cette place de Potemkin ou de Catherine.

POTEMKIN, regardant le brevet et vivement.

Oui... oui... de Catherine... c’est sa signature ; et la comtesse n’a eu garde d’en parler à son oncle.

LADISLAS, souriant.

C’est juste !... il y a de bonnes raisons pour cela...

POTEMKIN.

Des raisons... et lesquelles ?

LADISLAS, le regardant en face.

Il m’est impossible de vous les dire, et même, comme avec vous, mon cher, j’en agis sans façon, je vais être obligé de vous congédier.

À demi-voix.

Car la comtesse va venir déjeuner avec moi...

POTEMKIN, stupéfait.

Ici ?

LADISLAS.

Oui... elle m’a dit de ne pas m’impatienter... Le prince Potemkin, dont elle a peur, doit venir ce matin lui rendre visite...

POTEMKIN.

C’est vrai !...

LADISLAS.

Peut-être, en ce moment, est-il avec elle, ce qui ne l’amuse pas beaucoup, et dès qu’elle l’aura congédié...

Mouvement de Potemkin.

Ainsi, mon cher, vous comprenez...

Air des Quadrilles espagnols. (Et boléro.)

L’amour est piquant.
Quand
Avec mystère
Il nous éclaire
À l’écart ;
Car
Un tiers nous gêne
Et nous enchaîne
On est bien mieux
Deux.
L’amitié tendre
Doit m’entendre,
Et sans bruit elle doit penser
À s’éclipser.

POTEMKIN, à part.

Avant de frapper,
Tâchons de connaître
Oui m’a pu tromper ;
Et malheur au traître !...
Oui, de tout connaître
Je sais le moyen ;
Adieu !... je reviens.

LADISLAS.

  Il part... c’est très bien.

ENSEMBLE.

  L’amour est piquant
  Quand ; etc.

Potemkin sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

LADISLAS, puis LA COMTESSE

 

LADISLAS.

Le pauvre garçon est encore tout interdit de sa nouvelle fortune... Il ne sait comment s’acquitter envers moi... je l’en dispense... voilà qui vaut mieux... voilà mon bonheur qui revient... c’est la comtesse...

LA COMTESSE, entrant par la droite et apercevant Ladislas.

Comment, Monsieur, encore ici !

LADISLAS, vivement.

D’où vient votre effroi ? est-ce que Potemkin est encore là ? est-ce qu’il n’est pas parti ?

LA COMTESSE.

Il ne s’agit pas de lui. Monsieur, mais de vous... et je ne reviens pas de votre audace.

LADISLAS.

Pourquoi donc ? aucun danger... et quand il y en aurait... croyez-vous que je balancerais un instant... ce déjeuner où vous m’avez invité...

LA COMTESSE.

Le déjeuner !...

UN DOMESTIQUE paraît à la porte du fond et dit.

Madame est servie !

LADISLAS, au domestique.

Le prince n’est donc plus au palais ?

LE DOMESTIQUE, s’inclinant.

Non, Monseigneur... il vient de sortir à l’instant.

LADISLAS, lui faisant signe de s’éloigner.

C’est bien !

LA COMTESSE, le regardant et laissant tomber ses bras de surprise.

En vérité, j’ai besoin de toute ma raison... pour m’assurer que je suis bien éveillée... quand je vous vois... vous... Monsieur... dans ce palais... donnant des ordres...

LADISLAS.

Pardon... c’est à moi, je le sais, d’en recevoir... et ce déjeuner...

LA COMTESSE.

Mais, c’est qu’avant tout, Monsieur, et je dois vous l’apprendre, vous n’avez reçu de moi aucune invitation.

LADISLAS.

Est-il possible ?

LA COMTESSE.

Oui, Monsieur...

LADISLAS.

Pour cela, Madame... je puis vous assurer que vous vous trompez... Que vous ayez changé d’idée, à la bonne heure mais bien certainement, en me quittant... vous m’avez dit très bas : « Demain... à déjeuner... »

LA COMTESSE.

Moi ?

LADISLAS.

Mais après tout, peu importe... à quoi bon discuter... nous y voici... cela revient au même...

LA COMTESSE.

Non pas, Monsieur, non pas... car j’ai, à ce sujet, des explications à vous demander, et j’exige de vous la plus grande franchise.

LADISLAS.

Est-il une de mes pensées qui ne vous appartienne ?

LA COMTESSE s’assied et fait signe à Ladislas de s’asseoir. Ladislas prend un fauteuil et s’assied à la gauche de la comtesse.

Ce que je veux savoir, Monsieur, c’est comment vous avez échappé aux dangers qui menaçaient vos jours... dangers dont j’ai été la cause involontaire... et ces soldats armés qui entouraient l’hôtel de la Trésorerie.

LADISLAS.

L’hôtel de Rielof... je ne m’en suis même pas approché ; il était inutile d’y passer pour me rendre où l’on m’attendait.

LA COMTESSE.

Quoi ! ce n’était pas là ?

LADISLAS.

Vous le savez mieux que moi...

LA COMTESSE.

Mieux que vous ?...

LADISLAS.

C’est tout simple... ces deux hommes qui m’ont couvert les yeux... ne m’ont pas dit où ils me conduisaient... c’est seulement, arrivé à un pavillon en rotonde... éclairé à peine par une lampe d’albâtre, qu’une jolie esclave grecque, une suivante, m’a ôté mon bandeau, en me disant : « Beau chevalier, avez-vous peur ? – Eh ! de quoi ? – Chut !... jurez d’observer le plus grand silence... de ne pas proférer un mot... et s’il faut risquer vos jours... » Vous devinez ma réponse... « Eh bien ! donc, m’a-t-elle dit, venez, la comtesse Braniska vous attend. »

LA COMTESSE, avec indignation.

Est-il possible ?...

LADISLAS, se levant.

Oui, Madame.

LA COMTESSE.

Elle m’a nommée !... elle a osé prononcer mon nom !

LADISLAS, vivement.

Si elle a eu tort, si elle a manqué à vos ordres, ne lui en veuillez pas, ne la punissez pas de mon indiscrétion ; c’est moi qui suis coupable, moi qui aurais dû me taire et qui désormais me tairai. Je ne dirai plus rien.

LA COMTESSE, vivement.

Si, Monsieur, et j’exige, au contraire...

Se reprenant.

Plus tard, je vous dirai ce que je pense... et pour quels motifs je tiens en ce moment à connaître... achevez, de grâce, achevez ce récit.

LADISLAS, se rasseyant.

Eh ! Madame, à quoi bon ?

LA COMTESSE.

Je vous en prie.

LADISLAS.

Il me semble qu’il ne doit rien vous apprendre...

LA COMTESSE.

Si je le veux !... si je l’exige !... Auriez-vous déjà oublié ?...

LADISLAS.

Oh ! non, Madame, oh ! non... l’on n’oublie pas des moments aussi doux et aussi cruels.

LA COMTESSE, d’un air de doute.

Si cruels !

LADISLAS.

Sans doute... ce silence que vous m’aviez prescrit, et qu’il m’a été impossible d’observer... mais auquel vous, Madame, vous n’avez été que trop Adèle.

LA COMTESSE.

Ah ! j’ai gardé le silence !

LADISLAS.

Si ce n’est quand vous avez dit à mon oreille ces mots : « Demain je me ferai connaître... je serai toute à vous. »

LA COMTESSE, avec indignation.

Toute à vous !

LADISLAS, vivement.

Vous l’avez dit... c’est votre promesse... je viens la réclamer... et quel que soit désormais mon sort... dussé-je, errant et proscrit, expirer dans les déserts de la Sibérie... je ne me plaindrai pas du ciel, ni de la part qu’il m’a faite... il y a là désormais assez de bonheur pour défier l’adversité, assez de souvenirs pour embellir ma vie entière.

Il tombe à ses genoux.

LA COMTESSE, se levant.

Assez, Monsieur, assez !... je ne veux pas en savoir davantage, ni prolonger l’erreur où vous êtes.

LADISLAS, se levant aussi.

Une erreur !...

LA COMTESSE.

Ce n’était pas moi...

LADISLAS.

Oh ! non... Vous voudriez en vain me donner le change... c’est vous... c’était bien vous... on peut abuser un indifférent ; mais moi... moi qui vous aime... moi qui devinerais jusqu’à la trace de vos pas...

LA COMTESSE.

Quand je vous atteste, Monsieur...

LADISLAS.

Croyez-vous que je ne vous aie pas reconnue ?... croyez-vous que mon cœur ait pu s’y tromper ?

LA COMTESSE, avec colère.

Oui, Monsieur, oui... il s’y est trompé, voilà qui est indigne... voilà ce que je ne vous pardonnerai jamais... Croyez donc aux hommes, croyez donc à la pureté, à la réalité des sentiments qu’ils éprouvent pour nous... j’ai voulu savoir jusqu’à quel point l’on avait abusé de votre étourderie... de votre folie... et de mon nom que l’on a osé prendre.

LADISLAS, interdit.

Votre nom !

LA COMTESSE.

Oui, Monsieur, je connais l’auteur de cette trahison qui ne restera pas impunie... mais, avant tout, et pour moi, pour mon honneur, j’ai dû vous détromper.

LADISLAS, hors de lui.

Me détromper !... moi !... oh ! ne parlez pas ainsi... plutôt que de renoncer à une pareille idée, je me tuerais de désespoir.

LA COMTESSE.

Vous en êtes bien le maître... mais j’ai dit la vérité... et je vous dirai encore plus... Depuis hier, cet amour auquel je ne pouvais me soustraire, et qui partout me poursuivait... cette passion dont je blâmais l’extravagance, mais que je ne pouvais du moins m’empêcher de croire réelle... tout cela, malgré moi, m’avait émue, m’avait touchée, m’avait inspiré pour vous un sentiment d’intérêt, de crainte, de pitié... peut-être plus encore... ou du moins cela pouvait venir... c’est possible... je n’en sais rien... mais ce que je sais, Monsieur, c’est que maintenant, et après votre conduite, je n’éprouve plus pour vous que de l’indignation, de la colère, un éloignement invincible !... Oui, Monsieur... c’est le mot ; et la preuve, c’est que jusqu’ici, par égard, par procédé, je vous avais caché le nom de la personne... qui avait usurpé le mien... mais peu m’importe à présent de vous la faire connaître... vous pouvez courir à ses pieds et la remercier... ou plutôt... tenez... tenez, Monsieur... la voici... je vous laisse avec elle.

Elle sort par la droite.

LADISLAS, se retournant, et apercevant Alexina qui entre par le fond.

Ma cousine !... adieu toutes mes espérances !

 

 

Scène V

 

ALEXINA, LADISLAS

 

LADISLAS, tombant dans le fauteuil.

Oh ! Dieu !

ALEXINA, l’apercevant.

C’est vous, mon cousin ?... Dieu soit loué... je vous cherchais.

LADISLAS, restant toujours dans le fauteuil.

Vous êtes bien bonne, je vous remercie.

Lui tendant la main sans la regarder.

Ma cousine...

À part.

car, après tout, ce n’est pas à elle que je dois en vouloir... au contraire.

ALEXINA, qui, pendant ce temps, a remonté le théâtre pour voir si personne ne venait.

Je craignais tant de ne pas vous retrouver... Écoutez-moi.

Ladislas la regarde en silence.

Eh bien ! qu’avez-vous donc à me regarder ainsi ?

LADISLAS, à part, et la regardant douloureusement.

C’était elle !...

Après un soupir.

Elle est très bien, très gentille... et si ce n’étaient d’autres idées que j’avais... il n’y aurait pas de quoi se désespérer.

ALEXINA.

Mon cousin, voulez-vous m’écouter, car c’est de vous qu’il s’agit ?...

LADISLAS, froidement.

Je vous écoute...

À part, et la regardant toujours.

C’est inconcevable qu’on se trompe à ce point-là !

ALEXINA.

Je viens du palais impérial, du salon de Catherine, où Potemkin est entré avec une figure sombre et soucieuse... il a fait signe à un officier des gardes qui causait avec moi, le comte Bestutchef, d’aller à lui, et il lui a parlé quelque temps à l’oreille vivement et d’un air agité, ce qui m’a donné sur-le-champ le désir de savoir ce dont il s’agissait, et je l’ai demandé à M. de Bestutchef, un charmant jeune homme, un de mes adorateurs, qui n’oserait rien me refuser... et, après s’être un peu fait prier... « Soyez discrète, m’a-t-il dit, c’est l’ordre d’arrêter un jeune Polonais... Ladislas, qui, dans ce moment, est dans le palais de Potemkin... je dois veiller à ce qu’il ne puisse en sortir ; puis, dans une heure, jeté sur un kibitche... de là en Sibérie, sans autre explication... et demain, il ne sera plus question de lui !... » Vous entendez ?

LADISLAS.

Très bien.

ALEXINA.

Et je suis alors accourue pour vous prévenir et vous engager à fuir au plus vite...

LADISLAS, se levant.

Je vous remercie bien, ma cousine, de cette preuve de dévouement qui ne m’étonne pas, après toutes celles que vous m’avez données déjà... mais je n’en profiterai pas...

ALEXINA.

Et pourquoi ?

LADISLAS.

Parce qu’il y a sans doute erreur, attendu que, malheureusement pour moi, Potemkin n’a aucune raison de m’en vouloir ni d’être mon ennemi... Si c’était M. de Rielof, votre mari, je ne dis pas...

ALEXINA.

Pourquoi cela ?

LADISLAS.

Pour des raisons... que vous savez... et que maintenant je sais aussi... Oui, ma cousine, ne vous effrayez pas... vous pouvez être sûre de ma discrétion...

ALEXINA.

Sur quoi ?

LADISLAS.

Mon Dieu ! je sais tout, vous dis-je.

Avec un peu d’embarras.

Et je ne puis vous exprimer combien j’ai été sensible, ma cousine... Pourvu maintenant, et c’est ma seule crainte, que cette démarche ne vous compromette pas.

ALEXINA.

Me compromettre, mon cousin ? de quoi donc parlez-vous ?

LADISLAS.

Eh ! mais... de notre entrevue de cette nuit.

ALEXINA.

Une entrevue avec moi !

LADISLAS, étonné.

Elle aussi ?

ALEXINA.

Et où donc ?

LADISLAS, avec impatience.

S’il faut vous rappeler encore ce pavillon vitré en rotonde... au milieu des jardins.

ALEXINA.

Ah ! mon Dieu !... une lampe d’albâtre ?...

LADISLAS.

Précisément.

ALEXINA.

Une esclave grecque ?...

LADISLAS.

C’est cela !

ALEXINA.

Qui, pour mot d’ordre, a dit à vos conducteurs ; Armide et Renaud.

LADISLAS.

C’est cela même.

ALEXINA.

Et qui ensuite, au bout d’un corridor en marbre, vous conduit...

LADISLAS.

Vous voyez bien que c’est vous...

ALEXINA, poussant un cri, et vivement.

Ah !... plus de doute !... et maintenant que je me rappelle... c’est bien cela.

À part.

Le billet de bal qu’on m’a dit de lui envoyer... la colère de Potemkin... l’ordre de tout à l’heure... tout s’explique...

Haut, et se rapprochant de Ladislas.

Ah ! mon cousin ! quel bonheur pour nous !...

Geste de Ladislas.

Mais, silence !... il y va de nos jours.

LADISLAS, étonné.

Comment cela ?

ALEXINA.

C’est mon mari !

LADISLAS.

C’est juste ! il faut qu’il ne soupçonne rien !

 

 

Scène VI

 

RIELOF, ALEXINA, LADISLAS

 

ALEXINA, à Rielof.

Venez donc, Monsieur, venez vite...

RIELOF.

Eh ! mon Dieu !... quelle émotion !...

ALEXINA.

Ce n’est pas sans motif... Voici d’abord Ladislas, notre parent, notre ami... qu’il faut sauver...

RIELOF.

Moi ?...

ALEXINA.

Vous-même !... et vous n’hésiterez pas quand vous saurez ce qui est arrivé aujourd’hui.

LADISLAS, s’approchant et lui faisant signe de se taire.

Y pensez-vous ?

ALEXINA.

Et s’il faut ici vous l’apprendre...

Elle parle bas à l’oreille de Rielof.

LADISLAS, stupéfait.

Comment ! elle va lui dire...

RIELOF, avec joie.

Est-il possible ?... c’est bien différent !...

Ôtant son chapeau avec respect.

Mon cher cousin...

ALEXINA.

Silence donc... c’est un mystère pour tout le monde, même pour lui...

RIELOF.

J’entends...

Regardant Ladislas.

Mais je puis toujours lui offrir mes services...

LADISLAS, avec impatience.

Eh ! Monsieur !...

ALEXINA.

Vous pouvez les accepter... il ne s’agit que de sortir de ce palais...

À Rielof.

Avez-vous votre voiture... vos gens ?...

RIELOF.

Un mougik en bas, sous le vestibule...

ALEXINA.

Que Ladislas prenne sa toque et sa casaque ; qu’il vous suive négligemment... qu’il traverse avec vous la cour du palais... et une fois qu’il en aura franchi le seuil, je me charge de le soustraire à la colère de Potemkin.

LADISLAS, passant entre Rielof et Alexina, à Rielof.

Et pourquoi, maintenant ?

RIELOF.

Chut !

LADISLAS, à Alexina.

À quoi bon ?

ALEXINA.

Chut !

LADISLAS.

Depuis hier je n’entends que ce mot-là.

Il remonte le théâtre.

ALEXINA, se rapprochant de Rielof.

Je cours chez l’impératrice...

Bas.

Vous, pas un mot avec lui... Le succès en dépend.

RIELOF.

Je serai muet...

Air de la Jota Aragonesa.

Ensemble.

RIELOF et ALEXINA.

Ah ! pour nous quel bonheur !
Sa future grandeur
Ajoute à la splendeur
Dont la famille
Brille.
S’il devient favori,
Nous le sommes aussi ;
Nous montons aujourd’hui
Avec lui.

LADISLAS.

Est-ce un rêve, une erreur ?
D’où vient donc son bonheur ?
Ce n’est point par l’honneur
Que la famille
Brille.
Il me traite en ami,
Et puis sa femme aussi,
Et ce brave mari
Est ravi.

ALEXINA.

Il croyait donc, dans son erreur extrême,
Que c’était moi !

RIELOF.

  Parlez donc... hâtons-nous.

ALEXINA.

  J’y vais...

À Ladislas.

  Plus tard, songeant à qui vous aime.
  N’oubliez pas ce qu’on a fait pour vous.

Reprise de l’ensemble.

RIELOF et ALEXINA.

Ah ! pour nous quel bonheur ! etc.

LADISLAS.

  Est-ce un rêve, une erreur ?

Alexina sort par le fond ; Rielof la conduit jusqu’à la porte.

 

 

Scène VII

 

RIELOF, LADISLAS

 

LADISLAS, à part, pendant que Rielof reconduit Alexina.

C’est trop fort... On n’a jamais vu charger un mari de sauver un rival !... Quelque avancée que soit, en Russie, la civilisation, je ne croyais pas que cela allât jusque-là.

RIELOF, revenant auprès de Ladislas.

Eh bien ! mon jeune ami, partons-nous ?

LADISLAS, se remettant dans le fauteuil.

Ma foi, non !

RIELOF.

L’heure s’écoule ; et si Potemkin s’empare de vous... S’il vous envoie en Sibérie avant seulement que vous ayez pu réclamer... c’en est fait de vous... de votre fortune... vous ne servez plus à rien à votre famille... qui, au contraire... se trouve compromise et désolé...

LADISLAS, avec impatience.

Désolée ?... vous êtes trop bon !

RIELOF.

Non, mon cher cousin, j’ai promis à ma femme de vous sauver, et vous serez sauvé...

LADISLAS, se levant.

Eh bien ! non !... je ne consentirai pas à l’être par vous... parce que, si cela ne vous fait rien, moi, cela me fait quelque chose... Il y a en moi un fond de probité, absurde peut-être, mais qui me défend d’accepter vos services...

RIELOF.

Et pourquoi donc ?

LADISLAS.

Vous me le demandez... après l’aveu que vous a fait ma cousine... puisqu’elle vous a tout confié, tout raconté...

RIELOF.

Certainement !... elle me dit tout...

LADISLAS, avec impatience.

Eh bien ! alors... Et quoiqu’il n’y ait rien qui puisse vous alarmer... cette entrevue... ce rendez-vous avec elle...

RIELOF.

Avec elle ?... Mais du tout... vous êtes dans l’erreur... Oser soupçonner ma femme !... Halte-là ! jeune homme...

LADISLAS, vivement.

Et qui donc alors ?

RIELOF.

Qui donc ?... C’est juste... vous l’ignorez, et je ne puis vous le dire... Cela m’est défendu... Mais ce n’est pas madame de Rielof... cette chère Alexina, qui m’aime, en qui j’ai confiance, et que je n’ai pas quittée un seul instant.

LADISLAS.

En êtes-vous sûr ?

RIELOF.

Air de Turenne.

Oui, nous avons passé la nuit entière
Dans notre hôtel, où de peur des larrons,
J’avais requis, par extraordinaire,
Un double piquet de dragons
Qui cernait tous les environs.
À la vertu toujours je me confie,
Alors qu’elle est de toute part
Gardée par l’honneur et par
Un piquet de cavalerie.

LADISLAS, avec joie.

C’est donc bien vrai !... ce n’est pas elle !... Ah ! mon cher ami, que je vous remercie... Que je vous embrasse !... parce que, voyez-vous, j’en suis enchanté...

RIELOF.

Moi aussi...

LADISLAS.

Cela me rend toutes mes anciennes idées... mes idées de bonheur... Et maintenant je comprends... je devine...

RIELOF, riant.

Vous devinez ?... Vous y êtes donc enfin ?

LADISLAS.

Certainement... On s’est méfié de moi... de ma discrétion... et l’on a voulu avec art détourner sur une autre des soupçons qui maintenant sont une certitude, car je suis comme vous, je sais qui.

RIELOF, vivement.

Silence ! alors... N’oubliez pas que je n’ai rien dit... que je n’ai trahi aucun secret... Et maintenant hésitez-vous encore à partir ?

LADISLAS, vivement.

Non, vraiment !... je conçois enfin pourquoi Potemkin m’en veut... pourquoi cet ordre de m’arrêter... de m’envoyer en Sibérie.

À part.

Il voulait punir ce rendez-vous avec sa nièce... et la comtesse !... Ah ! je lui écrirai...

Haut.

Partons, mon cousin... Je vais prendre le manteau et la toque de votre domestique, et je sors avec vous de ce palais... Eh bien ! venez-vous ?... Que je suis heureux !... c’est elle !...

Il sort le premier par le fond.

RIELOF.

Ce n’est pas sans peine... et je crois qu’il était temps...

Remontant le théâtre et s’apprêtant à sortir.

Ô ciel !... c’est fait de nous !... c’est Potemkin !...

Regardant avec étonnement.

Eh ! mais... Ladislas lui saute au cou... il lui parle... il l’embrasse encore ; et tous deux se séparent les meilleurs amis du monde... qu’est-ce que cela veut dire ?

 

 

Scène VIII

 

POTEMKIN, paraissant à la porte du fond avec deux officiers, RIELOF, sur le devant du théâtre

 

POTEMKIN, au premier officier.

Emparez-vous de ce jeune homme que je viens de quitter... vous le trouverez sous le vestibule, revêtu de la livrée de M. le baron.

L’officier sort.

RIELOF.

Moi ! Monseigneur... qui a pu vous dire ?...

POTEMKIN.

Ladislas lui-même qui ma confié ses projets de fuite et l’appui généreux que vous lui prêtiez...

RIELOF, à part.

Il a donc perdu la tête ?

POTEMKIN, à Rielof.

Tout à l’heure, nous compterons ensemble, Monsieur, et je m’acquitterai envers vous et envers votre femme.

RIELOF.

C’est fait de nous !

POTEMKIN, au deuxième officier.

Quant à vous, Monsieur, je vous charge de conduire Ladislas dans la chapelle de ce palais... vous ferez venir un prêtre, et dans un quart d’heure...

 

 

Scène IX

 

POTEMKIN, RIELOF, LA COMTESSE, sortant de la porte à droite

 

LA COMTESSE, qui a entendu les derniers mots.

Ô ciel !...

POTEMKIN, à l’officier.

Vous m’avez entendu... partez !

L’officier sort.

LA COMTESSE, à Potemkin.

Qui donc, Monsieur, venez-vous ainsi de condamner ?

RIELOF.

Ce pauvre Ladislas... mon cousin.

LA COMTESSE, poussant un cri.

Ah !... ce n’est pas possible... il n’est pas coupable.

POTEMKIN.

Qu’en savez-vous ?

LA COMTESSE, joignant les mains.

Je vous jure, Monsieur...

POTEMKIN.

De quoi vous mêlez-vous ?... qui vous amène ?... que me vouliez-vous ?

LA COMTESSE, troublée.

Ce que je voulais...

Regardant un papier qu’elle a à la ceinture.

Ah ! cette lettre pour vous... cette lettre de l’impératrice... que madame de Rielof vient d’envoyer par un aide-de-camp.

POTEMKIN, avec colère.

Madame de Rielof !...

RIELOF.

Ma femme ?

POTEMKIN, prenant la lettre avec fureur, la décachette et la parcourt avec agitation.

Malédiction !... Voilà ce que je craignais.

Air du Fils du Prince.

Ensemble.

LA COMTESSE.

Grand Dieu ! que présage,
Ce nouveau message ?
Pourquoi cette rage
Et cette fureur ?

POTEMKIN.

Oui, tout me présage
Un nouvel outrage ;
Ce fatal message
Double ma fureur.

RIELOF.

Ah ! quel doux présage !
Cet heureux message
Est un nouveau gage
De notre grandeur.

POTEMKIN.

Que l’on suspende à l’instant même
L’arrêt que j’avais prononcé.

RIELOF.

  Ma femme, avec un art extrême,
  A manœuvré.
  Mon cousin est placé ;
  Nous l’emportons, il est placé.

Reprise de l’ensemble.

LA COMTESSE.

Grand Dieu ! que présage, etc.

POTEMKIN.

Oui, tout me présage, etc.

RIELOF.

Ah ! quel doux présage ! etc.

 

 

Scène X

 

LA COMTESSE, qui se tient à l’écart, POTEMKIN, assis dans le fauteuil, et dans la plus grande agitation

 

LA COMTESSE, s’approchant de lui doucement, et après un instant de silence.

Au nom du ciel ! mon cher oncle, qu’avez-vous ?

POTEMKIN.

Laisse-moi... éloigne-toi !... je veux être seul... malheur à qui m’approcherait !

LA COMTESSE.

Il a raison... laissons passer l’accès.

Elle s’éloigne de quelques pas.

POTEMKIN, assis.

Je le savais déjà !... cette invitation de bal envoyée hier par madame de Rielof... c’était d’après un ordre supérieur... Et cette entrevue... ce rendez-vous mystérieux !... je me doutais bien... mais maintenant ce ne sont plus des doutes !... On le nomme gouverneur du palais... et c’est moi qui ce matin dois le présenter comme tel au déjeuner impérial où on l’admet... où on l’attend... C’est aux yeux de toute la cour un favori déclaré... et impossible maintenant de l’éloigner, de le bannir... ou même de le frapper dans l’ombre... On m’en demanderait compte !... ce serait me perdre !... Et ce Rielof... et sa femme, et tout leur parti qui déjà triomphe, et ces courtisans qui me détestent !... Je me verrais renversé à leurs yeux... par un jeune étourdi, un insensé... qui ignore même sa fortune... un extravagant, qui depuis hier venait à chaque instant me confier ses projets, que je n’ai pu déjouer !

Se levant avec fureur.

C’en est trop ! et quoi qu’il arrive, sa perte précédera la mienne.

Il se lève.

LA COMTESSE, s’approchant.

Ciel !

POTEMKIN.

Encore ici !

LA COMTESSE.

Vous parlez de votre perte.

POTEMKIN.

Oui, sans doute... elle est assurée.

Avec calme, et après un moment de silence.

Ou plutôt.

Regardant la comtesse.

Je m’effraie d’un obstacle que d’un souffle je puis renverser... Allons, allons, calmons-nous... j’ai gagné des parties plus désespérées.. et celle-là n’est qu’un jeu.

Il s’est remis dans son fauteuil et se retourne vers la comtesse qu’il regarde d’un air riant.

LA COMTESSE.

Ah ! mon Dieu ! il sourit à présent.

POTEMKIN, tendant la main à la comtesse.

Approche, Nadéje.

LA COMTESSE, à part.

Le Tartare est parti.

POTEMKIN.

Tu as eu peur tout à l’heure ?

LA COMTESSE.

Sans doute... Vous disiez que votre perte était assurée... que rien ne pouvait vous sauver.

POTEMKIN.

Une seule personne... et c’est toi.

LA COMTESSE.

Moi ? grand Dieu !... Parlez, que demandez-vous ?

POTEMKIN.

Es-tu capable pour moi d’un grand dévouement, d’un grand sacrifice ?

LA COMTESSE.

Faut-il partager vos dangers ? vous suivre dans l’exil ?

POTEMKIN.

Il faut plus encore.

LA COMTESSE, tremblante.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce donc ?

 

 

Scène XI

 

LA COMTESSE, POTEMKIN, UN OFFICIER

 

POTEMKIN, vivement, à l’officier.

Que voulez-vous ?... qu’y a-t-il ?

L’OFFICIER.

Une lettre que le prisonnier vient d’écrire, et qu’avant tout j’ai jugé convenable de vous remettre... Elle est adressée à un intendant général, un nommé Gregorief, que nous ne connaissons pas.

POTEMKIN.

Je le connais, moi...

Il déchire l’enveloppe, regarde la seconde adresse, et dit à l’officier.

Donnez à Madame.

L’officier remet la lettre à la comtesse, et sur un geste de Potemkin, il sort. Potemkin, qui est toujours auprès de la table à droite, écrit pendant que la comtesse lit.

LA COMTESSE, lisant.

« Pour remettre à la comtesse Braniska. On m’a dit que j’allais mourir, et je n’y pense guère... je ne pense qu’à vous ! qu’à vous seule ! On vient de suspendre l’arrêt, et c’est un grand bonheur, je peux vous écrire... je peux vous dire que, grâce au ciel. Je connais enfin la vérité... C’était vous, Madame, c’était bien vous ! » Il y revient encore ! c’est une idée fixe ! « Ne me plaignez pas... aimé de vous, je meurs le plus heureux des hommes, et je ne changerais point ma place contre celle de Potemkin. Signé Ladislas. » Post-scriptum...

POTEMKIN, écrivant toujours.

Ah ! il y a un post-scriptum ?

LA COMTESSE, essuyant vivement une larme.

Oui, mon oncle...

Achevant de lire.

« Consolez ce pauvre Gregorief, qui vous remettra cette lettre, et qui doit être désolé. » Qu’est-ce que cela signifie ?

POTEMKIN, froidement.

Qu’il est en bas dans la chapelle du palais... à côté est un prêtre... Iglou, mon chapelain, pour l’assister dans ses derniers moments.

LA COMTESSE.

Ô ciel !... sa mort est-elle donc si prochaine ?

POTEMKIN.

Oui... car je veux que tu sois vengée !... et si je tombe, il n’en sera pas le témoin... je l’ai juré.

LA COMTESSE, timidement.

Et si vous triomphez de vos ennemis... si vous restez au pouvoir ?

POTEMKIN.

Je t’ai dit que cela dépendait de toi.

LA COMTESSE, tremblante.

Et moi. Monsieur, je vous ai dit que je me dévouais...

Vivement.

Pour vous... pour vous seul... quelque terrible que ce fût.

POTEMKIN.

C’est bien !

LA COMTESSE.

Mais que faut-il faire ?

POTEMKIN, prenant le papier qui est sur la table.

Porte cet ordre à Iglou mon chapelain ; et quand il l’aura lu, songe à ta promesse.

LA COMTESSE, tremblante.

Oui, Monsieur.

POTEMKIN.

Songes-y !

LA COMTESSE, de même.

Oui, Monsieur.

POTEMKIN.

Et hâte-toi... car on vient... il ne sera plus temps.

LA COMTESSE, se précipitant par la porte à gauche.

Ah ! j’y cours.

Elle sort.

 

 

Scène XII

 

POTEMKIN, puis RIELOF

 

POTEMKIN, à part.

Allons !... du courage !...

Voyant entrer Rielof.

Ciel ! déjà Rielof !

RIELOF, à part.

Je veux être le premier à jouir de son dépit et de sa fureur.

POTEMKIN, un peu ému.

Déjà de retour, baron ?... quelles nouvelles ?

RIELOF, d’un air goguenard.

Une seule qui occupe toute la cour... Je ne sais comment il se fait que ma femme vient d’être nommée par notre souveraine comtesse de Rielof.

POTEMKIN.

Ah !

RIELOF.

Et moi... comte.

POTEMKIN.

Par-dessus le marché.

RIELOF.

De plus, et par un hasard bien étonnant, Ladislas Radzinski, notre cousin, reçoit de l’impératrice une terre en Ukraine avec dix mille paysans.

POTEMKIN, à part, et cherchant à se contenir.

Ô ciel !...

Regardant la porte à gauche.

Et pas de nouvelles ?

RIELOF.

On va même plus loin... Des gens qui se disent bien informés... prétendent... mais je n’en crois pas un mot...

POTEMKIN, avec impatience.

Achevez.

RIELOF.

Prétendent que dans ce moment même... le premier ministre a un successeur désigné !...

On entend tinter la cloche d’une chapelle. Potemkin fait un mouvement de joie et se retourne en riant vers Rielof.

POTEMKIN, à part.

La cloche de la chapelle !...

À Rielof, d’un air triomphant.

Un successeur ?... en vérité ?

RIELOF, à part.

C’est étonnant !... ça ne lui a pas fait l’effet que j’espérais !...

POTEMKIN, se penchant sur son fauteuil.

Je vous remercie, mon cher baron... Je veux dire mon cher comte... de l’heureuse nouvelle que vous m’apprenez.

Air du vaudeville des Frères de lait.

Depuis longtemps j’aspire à la retraite.

RIELOF, étonné.

Votre retraite ?

POTEMKIN.

  Eh ! oui, mon cher ami,
  De l’obtenir mon âme est satisfaite ;
  J’ai grand besoin de repos... vous aussi, (bis.)
  Pour moi, pour vous, Messieurs, il va renaître.
  Vieux courtisans, je pars, relevez-vous...
  Depuis vingt ans vous devez être
  Bien fatigués d’être à genoux.

Il se lève vivement.

Relevez-vous, Messieurs, vous devez être
Fatigués d’être à genoux.

RIELOF, qui s’était courbé, se relevant sur-le-champ.

C’en est trop !... vous allez nous connaître... et voici ma femme qui vous dira...

 

 

Scène XIII

 

POTEMKIN, RIELOF, ALEXINA

 

ALEXINA.

Que l’impératrice vous attend et trouve que l’on tarde bien à se rendre à ses ordres... Elle vous avait chargé de lui présenter ce matin Ladislas Radzinski...

RIELOF, avec fierté.

Notre cousin !

POTEMKIN, souriant.

Ladislas, dites-vous...

ALEXINA.

Oui, celui que vous retenez en ces lieux.

RIELOF.

Ladislas, votre prisonnier !

POTEMKIN.

Hélas ! il est trop tard... car, en ce moment, il n’est plus en mon pouvoir.

ALEXINA, effrayée.

Que voulez-vous dire ?

RIELOF, de même.

Est-ce que vous auriez osé ?...

POTEMKIN.

Oui, vraiment !... N’avez-vous pas tout à l’heure entendu cette cloche ?...

RIELOF.

Cette cloche funèbre...

ALEXINA.

Qui nous annonce sa mort...

POTEMKIN, souriant.

Non, mais son mariage.

RIELOF et ALEXINA, stupéfaits.

Son mariage !...

POTEMKIN, montrant Ladislas et la comtesse qui entrent en ce moment par la porte à gauche.

Et je vais avec vous présenter à l’impératrice mon neveu.

TOUS, étonnés.

Son neveu !

LADISLAS, à la comtesse.

Que dit-il !... lui, mon ami Gregorief.

LA COMTESSE.

C’est le prince Potemkin !

LADISLAS, allant à Potemkin.

En vérité... Potemkin... qui a permis, qui a signé notre mariage ?...

POTEMKIN.

Cela vous étonne, mon cher ?

LADISLAS.

Eh ! oui... car à présent je suis sûr que ce n’est pas elle... elle me l’a dit... elle me l’a jure.

POTEMKIN.

Vous n’y comprenez plus rien ?

LADISLAS.

Si vraiment !

À demi voix à Potemkin.

Il parait que décidément c’était ma cousine ; ce n’est pas ma faute...

Haut et vivement à Rielof en allant à lui.

Et croyez bien, mon cher ami, que si je peux trouver quelque occasion...

RIELOF, avec humeur.

Joliment !...

ALEXINA, de même.

Le maladroit !

RIELOF.

Quand déjà j’étais comte de l’empire !

ALEXINA.

Quand il avait en Ukraine une terre de dix mille paysans !

LADISLAS, à Potemkin.

C’est trop... c’est trop, mon cher oncle... je n’en ai pas besoin.

Montrant la comtesse.

Voyez plutôt quel trésor j’ai gagné...

RIELOF.

Le malheureux ! quelle belle place il a perdue ?

LADISLAS.

Comment cela ?

TOUS lui faisant signe de se taire.

Chut !!!...

CHŒUR.

Air du ballet de la Somnambule.

Gardons sur ce mystère
Un silence prudent.
Être heureux et se taire
Est un double talent.

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