Le Vampire (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 15 juin 1820.

 

Personnages

 

LE COMTE DE VALBERG, feld-maréchal

ADOLPHE DE VALBERG, son neveu

LE BARON DE LOURDORFF

SAUSSMANN, concierge du château

CHARLES, valet du comte

UN NOTAIRE

HERMANCE DE MANSFRED

NANCY, sa sœur

PÉTERS, filleul de Saussmann

VALETS

GENS DE LA NOCE

 

En Hongrie.

 

Une salle d’un château gothique ; à droite un cabinet.

 

 

Scène première

 

HERMANCE, NANCY

 

HERMANCE.

Comment, Nancy, tu veux nous quitter le jour de mon mariage ?

NANCY.

Oui, ma sœur.

HERMANCE.

Je vois que la Hongrie na pas le bonheur de te plaire ; que veux-tu de mieux cependant ? Des cavernes de glace, des montagnes de granit, des forêts, des précipices, un pays superbe ! et des vassaux... des vassaux comme il yen a peu !

Air : De sommeiller encor, ma chère. (Fanchon la vielleuse.)

Oui, ces paysans respectables
Nous rappellent le bon vieux temps :
Chez eux on croit encore au diable,
Aux vampires, aux revenants ;
On croit à toutes les magies,
Aux amours, aux soins assidus,
Aux grands sorciers, aux grands génies...
Bref, à tout ce qu’on ne voit plus !

C’est un pays privilégié... jusqu’à mon futur époux qui est d’une complaisance...

NANCY.

Allez, vous devriez rougir ! faire à votre âge un mariage de convenance... un mariage de raison... c’est affreux !

HERMANCE.

Réfléchis donc un peu ! Nous sommes orphelines, d’une famille noble, il est vrai, mais sans appui et sans fortune. Il se présente un homme riche, considéré, jeune encore, le baron de Lourdorff... une des familles les plus nombreuses d’Allemagne ; fallait-il le refuser ?

NANCY.

Oui, il le fallait... Quelle différence entre lui et le comte Adolphe, si bon, si aimable, si généreux, et à qui, du reste, vous aviez juré une constance éternelle !

HERMANCE.

D’accord ; mais cette union ne pouvait faire que son malheur ; sa famille, qui est immensément riche, s’y opposait ; son oncle, le vieux maréchal de Valberg, nous détestait sans nous avoir jamais vues. Voilà six mois qu’Adolphe n’est plus ; tu sais combien j’ai été sensible à sa perte ; mais je ne pense pas que parce qu’autrefois on a aimé quelqu’un...

NANCY.

Si, mademoiselle, cela doit durer toujours ! et, même avant son départ, vous ne l’aimiez pas encore autant qu’il le fallait : vous le receviez quelquefois avec une froideur, une indifférence que je ne pouvais concevoir ; de sorte que j’étais toujours obligée de lui faire bon accueil pour le dédommager. Que vous étiez heureuse ! il était auprès de vous... il vous suppliait de l’aimer, et souvent vous ne répondiez pas. Eh ! mon Dieu ! j’aurais dit oui ! était-ce donc si difficile ?

HERMANCE, étonnée.

Eh ! mais, tu ne m’en as jamais parlé ainsi.

NANCY.

Il fallait bien se taire.

Air de Téniers.

Quand il venait dans notre humble demeure,
C’était pour vous ; au moins je le voyais !
Du rendez-vous lorsqu’avait sonné l’heure,
Vous étiez calme, et j’attendais !
Il vous disait : Pensez à ma tendresse ;
Moi j’y pensais à tous moments...
Vous juriez de l’aimer sans cesse,
Et je tenais tous vos serments.

Aussi maintenant, c’est fini, je n’aimerai plus personne.

HERMANCE.

Allons, Nancy, tu n’es pas raisonnable. Voilà que tu pleures encore en y pensant... tais-toi, nous en reparlerons ; mais on vient... c’est M. Lourdorff et un étranger.

 

 

Scène II

 

HERMANCE, NANCY, LOURDORFF, LE COMTE DE VALBERG, CHARLES, qui se tient y l’écart

 

LOURDORFF.

Non, mon cher général, vous ne passerez pas ainsi devant mon château ; c’est aujourd’hui même que je me marie, aujourd’hui à minuit, il faudra bien que vous assistiez à ma noce ; et voilà ma femme, madame Lourdorff, qui va joindre ses instances aux miennes.

Hermance fait la révérence.

Mesdames, j’ai l’honneur de vous présenter le feld-maréchal comte de Valberg, mon protecteur.

LE COMTE.

Dites votre ami.

HERMANCE, bas à Nancy.

C’est l’oncle d’Adolphe.

NANCY, de même.

Je le sais bien...

HERMANCE, de même.

Cet oncle si sévère.

NANCY, de même.

Je l’ai vu...

LE COMTE.

Certainement, ce que je vois ici serait bien fait pour m’arrêter... si je n’avais, mon cher Lourdorff, des affaires de la dernière importance... Charles... demandez des chevaux.

CHARLES.

Oui, général.

LOURDORFF.

Et dites à Saussmann, mon concierge, de venir ; j’ai à lui parler.

Charles sort.

Ah çà ! général, quelles peuvent être les raisons d’un départ aussi prompt ?

LE COMTE.

Oh ! ce sont des raisons... des raisons très extraordinaires... Ces dames et vous, pourrez en juger... D’ailleurs, maintenant que j’y pense, je ne serai pas fâché de vous demander des renseignements sur un événement dont vous avez été le témoin : J’avais un neveu charmant, l’orgueil de sa famille... l’espoir de son pays... Adolphe de Valberg, dont vous avez peut-être entendu parler.

HERMANCE, baissant les yeux.

Oui... oui... monsieur...

NANCY, à part.

Oh ! mon Dieu !

LE COMTE.

Depuis longtemps, je méditais pour lui, à Vienne, un mariage superbe, la fille du ministre ! J’écris à Adolphe ; monsieur refuse. Il était aimé, disait-il, d’une jeune personne charmante, dont j’ignore le nom ; il l’adorait, sous prétexte qu’elle lui avait juré une fidélité éternelle. Je vous le demande, la belle garantie !... Morbleu ! dans le dépit de voir mes ordres méconnus, je sollicitai, j’obtins du ministre l’ordre de le tenir aux arrêts au fond de la Hongrie, dans la citadelle de Temesvar. Eh bien ! au lieu d’y rester tranquille, ce coquin-là, qui avait juré de me faire mourir de chagrin, s’avise de tomber malade. La guerre était alors déclarée ; je commandais mon corps d’armée, et je ne pouvais voler auprès de lui. Je charge de ce soin le baron de Lourdorff, je le prie de m’informer, au juste, de l’état démon neveu, car je craignais toujours que cette maladie subite ne fût une ruse de guerre ; point du tout, le baron arrive au moment même...

LOURDORFF.

Oh ! mon Dieu, on aurait dit qu’il m’attendait ; car à peine lui eus-je appris que c’était moi, Lourdorff, qui venais de la part de son oncle, crac, le pauvre jeune homme...

LE COMTE.

Eh bien ! mon ami, c’est justement là-dessus que je veux vous interroger encore ; dites-moi franchement, êtes-vous bien sûr que mon neveu...

LOURDORFF.

Comment, si j’en suis sûr ! je l’ai vu, vu de mes propres yeux, et le lendemain j’ai assisté à son convoi.

LE COMTE.

Eh bien ! apprenez qu’un mois après, je ne sais si c’est un rêve de mon imagination, mais moi-même...

Air : Époux imprudent, fils rebelle. (Monsieur Guillaume.)

Dans un combat, désarmé, sans défense,
J’allais périr, lorsqu’un simple hussard
Devant moi tout à coup s’élance,
De son corps me fait un rempart ;
Comme un éclair à mes yeux le fer brille...
Et j’ai cru voir... c’était un songe vain !
Mais, morbleu ! le sabre à la main,
Il avait un air de famille.

NANCY, vivement.

Comment, monsieur, c’était lui ? En êtes-vous bien sûr ?

LOURDORFF.

Allons donc !

LE COMTE.

Mais voici qui est encore plus surprenant... Plein de ce nouvel espoir, je prends la poste ; je parcours l’Allemagne, je m’informe ; j’arrive à Presbourg il y a un peu plus de six semaines, et là, je reçois une lettre du général en chef, qui m’apprend que dans la dernière retraite de l’armée autrichienne, le malheureux Adolphe de Valberg, mon neveu, en chargeant à la tête d’un régiment hongrois, a été tué.

LOURDORFF.

Comment ! pour la seconde fois !

NANCY, alarmée.

Et vous êtes certain que le général en chef...

LE COMTE.

Il le connaissait comme moi-même.

LOURDORFF.

Je vous répète que c’est impossible...

LE COMTE.

C’est impossible ! Eh ! mon Dieu ! mon cher Lourdorff, que diriez-vous si je vous faisais part de ce que l’on m’annonçait ce matin même ? Imaginez-vous... mais pour celui-là je veux m’en assurer moi-même, car tant d’événements incroyables, la douleur de sa perle, finiraient par me faire tourner la tête ; ainsi permettez-moi de me remettre en route sur-le-champ.

 

 

Scène III

 

HERMANCE, NANCY, LOURDORFF, LE COMTE DE VALBERG, CHARLES, SAUSSMANN

 

CHARLES.

Général, la voiture est prête et le postillon est à cheval ; mais la nuit est noire en diable, et on craint un orage.

NANCY.

Vous voyez, monsieur le comte, que tous feriez bien mieux de ne partir que demain.

LE COMTE.

Non, non, il faut que nous allions coucher à Szilitze ; c’est toujours six lieues de gagnées.

SAUSSMANN.

Oh ! monsieur, je ne vous conseille pas de vous risquer, surtout à cette heure-ci. Moi, je suis concierge du château depuis vingt ans, et je connais le pays.

LE COMTE.

Est-ce que la route est mauvaise ?

SAUSSMANN.

Ah ! monsieur, le chemin est superbe, mais...

LE COMTE.

Allons, il y a des voleurs ?...

SAUSSMANN.

Oh ! monsieur, ils n’oseraient pas ; il faudrait qu’ils fussent bien hardis pour s’exposer à rencontrer...

LE COMTE.

À rencontrer... qui ?

SAUSSMANN.

Depuis quelque temps il en a paru dans le canton ; on en connaît.

À voix basse.

On parle d’un Prussien, un nommé le major de Schwarzenbach, qui, il y a huit jours, a été pendu à Barzova pour une dizaine de florins qu’il s’était appropriés, et qui depuis s’est permis de reparaître ; enfin, vous comprenez, c’en est un...

LOURDORFF, un peu effrayé.

Un quoi, enfin ?

SAUSSMANN.

Un vampire !

TOUS.

Un vampire !

LE COMTE, froidement.

Ah ! ce n’est que cela ?

À Charles.

Partons.

SAUSSMANN.

Mais, général, c’est qu’il n’est pas le seul ; et dernièrement on dit que, dans la forêt de Bokonie, ils ont attaqué des voyageurs.

LE COMTE, ironiquement.

En effet, j’oubliais que j’étais dans le pays. Il n’y a que la Hongrie et la Pologne où j’aie entendu parler de ces messieurs.

SAUSSMANN, à Lourdorff.

Et mon filleul Péters, que vous avez envoyé à deux lieues d’ici chercher le notaire, et qui, depuis quatre heures, n’est pas encore revenu ! Si ce petit garçon, qui n’est pas brave, allait se laisser...

Il fait le signe de mordre.

NANCY.

Ah ! mon Dieu ! et qu’est-ce que c’est donc qu’un vampire ?

SAUSSMANN.

Un vampire ! mademoiselle, c’est... c’est... un vampire... ça dit tout.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)

Ça parle, marche et se promène,
Et ça fait ses quatre repas ;
On dirait d’un’ personne humaine,
Et cependant ça ne l’est pas.
Quant au rest’ de leur existence,
Je veux mourir si je l’ comprends :
Ils sont vivants par circonstance,
Et défunts la moitié du temps.

Bas à Lourdorff.

Enfin, je ne veux pas le dire, de peur de fâcher M. le général ; mais on prétend qu’il y a, dans le pays, un M. Adolphe de Valberg, son neveu, qui en est aussi.

LOURDORFF, bas.

Qu’est-ce que vous dites donc là, Saussmann ? voulez-vous bien vous taire !

Haut, à Hermance.

Vous voyez bien, ma chère amie, que ce sont des fables ; cela a pu exister autrefois, mais il n’y en a plus. N’est-ce pas, général ?

LE COMTE, souriant.

En tout cas, moi et Charles, l’ancien domestique de mon neveu, nous sommes en état de les bien recevoir. N’est-ce pas, mon garçon ?

CHARLES.

Comptez sur moi, général.

LE COMTE.

Et puis d’ailleurs...

Air d’une anglaise.

Les revenants
N’aiment pas les militaires ;
Les revenants
Sont des gens
Par trop prudents
Ce qui me plaît,
C’est qu’ici-bas il n’est guères
D’esprit follet
À l’abri du pistolet ;
Et je prétends,
Morbleu ! que de mes manières
Vos revenants
Ne reviennent de longtemps.

LE COMTE et CHARLES, en sortant.

Les revenants
N’aiment pas les militaires ;
Les revenants
Sont des gens
Par trop prudents.

Ils sortent. Hermance et Nancy rentrent dans leur appartement.

 

 

Scène IV

 

LOURDORFF, SAUSSMANN

 

LOURDORFF.

Savez-vous, Saussmann, que tout ce que le général nous a raconté est fort extraordinaire, pour moi surtout, qui suis bien sur d’avoir vu son neveu...

PÉTERS, en dehors.

Mon parrain ! mon parrain !

LOURDORFF.

Eh bien ! le voilà ton filleul ; avec tes idées...

 

 

Scène V

 

LOURDORFF, SAUSSMANN, PÉTERS

 

LOURDORFF.

En bien ! Péters, nous amènes-tu le notaire ?

PÉTERS.

Oui, monseigneur, il va arriver dans sa petite carriole. Je suis parti devant, à travers la forêt.

LOURDORFF.

Mais comme tu es pâle et défait !

PÉTERS.

Ce n’est rien, ce n’est rien ;

À Saussmann.

Mon parrain, je désirerais vous parler en particulier.

SAUSSMANN.

Comment ! tu peux parler devant notre maître, je n’ai rien de caché pour lui.

PÉTERS.

Vous avez raison.

À voix basse.

Eh bien ! apprenez donc, mon parrain, que je viens d’en voir un.

SAUSSMANN.

Comment, un ?...

PÉTERS.

Oui, vous m’entendez ; ainsi, je vous en prie, ne me faites pas prononcer ce nom-là.

LOURDORFF.

Tu l’as vu ?

PÉTERS.

Face à face, dans la forêt, un instant avant l’orage. Vous savez bien ce Prussien, ce major Schwarzenbach que j’avais rencontré à Presbourg, où il m’avait demandé des nouvelles du pays ?

SAUSSMANN.

Nous en parlions tout à l’heure.

PÉTERS.

Eh bien !...

Air del señor Baroco.

C’ major, ce capitaine,
C’ grand diable de Prussien,
Qui fut, l’autre semaine,
Qui fut, vous savez bien...
J’ viens de l’ voir en landau,
Oh !
Tout comme j’ vous vois là,
Ah !
Il m’ prit un vertigo,
Oh !
Que j’en restai de là,
Ah !
Il était en voiture,
Gai, content comme un roi,
Et n’avait pas, j’ vous jure,
L’air plus pendu que moi.
Oh ! qui m’ dit-il tout haut !
Oh !
Et rien qu’à c’ te voix-là,
Ah !
J’ dis mon vade retro,
Oh !
Et j’ tombai comme ça,
Ah !

SAUSSMANN.

Ah ! mon Dieu !

PÉTERS.

« Camarade, qu’il me dit... » Je vous demande... moi, son camarade !... « Camarade, le chemin de Zemplin ? »

LOURDORFF.

De Zemplin... la ville que nous habitions !

PÉTERS.

Alors je ne perdis pas la tête, et comme ça de la main...

Air : Tenez, moi, je suis un bon homme. (Ida.)

J’indique un chemin tout contraire,
Un chemin qui mèn’ je n’ sais où,
Où l’on voit c’te grand’ fondrière,
Et des rochers, et des cass’-cou...

LOURDORFF.

Comment, lui montrer une route
Où maint voyageur a péri !...
Bref, un chemin d’enfer ?

PÉTERS.

Sans doute,
Pour qu’il r’tournât plus vit’ chez lui.

J’avais une peur ! et je tremblais malgré cela, parce que, pendant ce temps, il me regardait avec des yeux... Dieu, quels yeux ! « Je crois que j’ t’ai déjà parlé à Presbourg ? » me dit-il ; vous voyez qu’il me reconnaissait. « Mais, sur ta tête, ne dis à personne que tu m’as vu dans ce pays... adieu. » J’ai entendu une bourse qui tombait à mes pieds, le tonnerre a grondé, et la voiture a disparu comme si le diable lui-même l’emportait.

SAUSSMANN.

Et tu n’en es pas mort sur la place !

PÉTERS.

Je n’ai eu que la force de me baisser pour ramasser la bourse, et la voici.

LOURDORFF.

Comment ! il serait possible !... Certainement, je n’habiterai pas longtemps ce pays-ci ; car, avec des gens aussi superstitieux, on finirait par s’effrayer ; mais puisque vous l’avez vu, Péters, vous devez savoir comment il était.

PÉTERS.

Oh ! certainement, monsieur le baron.

Avec un air d’effroi.

Il a une figure très agréable, la taille leste et bien prise, un air de jeunesse ; avec ça, des yeux superbes ; enfin, on n’ peut pas l’envisager sans que l’ frisson vous prenne.

LOURDORFF.

Et comment pouvez-vous supposer que ce jeune homme, si brillant, si élégant, qui a des chevaux, une berline, et qui jette l’or à pleines mains, aura été se faire pendre la semaine dernière pour dix florins ?

PÉTERS.

Eh bien ! pour s’amuser, par partie de plaisir ; et puis, c’est drôle, ça fait enrager la justice ; et vous verrez qu’elle sera obligée d’y renoncer.

LOURDORFF.

Allons, taisez-vous ; il est temps de rejoindre la compagnie. Prends ce flambeau, et éclaire-moi.

PÉTERS, prenant un flambeau.

Oui, monsieur le baron... Dieu ! quand j’y pense...

LOURDORFF.

Eh bien ! imbécile, tu trembles encore ?

PÉTERS.

C’est de souvenir, c’est plus fort que moi, je n’ peux pas m’arrêter.

LOURDORFF, à Saussmann.

Vous, Saussmann, s’il arrivait quelques personnes invitées, vous auriez soin de les conduire vous-même, et préparez cette grande salle, c’est ici que l’on signe le contrat.

Lourdorff et Péters sortent.

 

 

Scène VI

 

SAUSSMANN, seul

 

Ah ! bien oui, des convives ! Si monsieur le baron croit qu’il en viendra par ce temps-là... la pluie tombe à verse. Eh ! mais, on frappe à la porte de la cour, j’entends le bruit d’une voiture ; il faut que ce soit quelque grand parent, ou quelque petite fille qui tienne bien à danser à la noce.

 

 

Scène VII

 

SAUSSMANN, ADOLPHE

 

ADOLPHE, parlant à la coulisse.

À merveille ! logez la berline où vous pourrez, je m’embarrasse fort peu qu’elle soit mouillée, pourvu que je trouve un gîte agréable pour moi, c’est tout ce qu’il faut.

SAUSSMANN.

Monsieur est sans doute un parent ou un ami qui vient pour la noce ?

ADOLPHE, gaiement.

Pour la noce ! Il y a donc une noce ? Mais oui, pourquoi pas ? Je ne suis pas invité cependant, mais j’y tiendrai très bien ma place.

SAUSSMANN.

Comment, monsieur n’est pas invité ? Alors...

ADOLPHE.

Non, mais qu’est-ce que ça fait ? Moi, je m’invite partout. La nuit m’a surpris au milieu de la forêt, mon postillon s’est trompé, ou plutôt je crois qu’on l’a trompé. Nous nous sommes enfoncés dans un chemin diabolique ; des fossés, la pluie qui tombait par torrents, que sais-je ? les chevaux se sont abattus, ma voiture est en morceaux ; ce n’est pas cela qui m’inquiète, car, en fait d’accidents et de malheurs, je suis cuirassé.

Air de Préville et Taconnet.

Oui, dans ma vie errante et vagabonde,
J’en ai bien vu de tous genres, je croi ;
Il ne saurait arriver en ce monde
Un accident qui ne soit pas pour moi !
De tous côtés catastrophe, infortune...
Moi, j’y suis fait, j’en ai sur mon chemin
Quinze par jour, mon budget est certain ;
Mais aujourd’hui je n’en puis compter qu’une ;
Aussi, mon cher, je tremble pour demain.

En attendant, je viens demander l’hospitalité au maître de ce château ; il ne peut pas me refuser, surtout le jour de sa noce ; vrai, ça lui porterait malheur !

SAUSSMANN.

L’hospitalité ! l’hospitalité ! c’est fort bien, monsieur, mais en ma qualité de concierge, je ne puis pas me permettre de recevoir un inconnu, à cette heure-ci encore, et d’après tous les bruits qui courent.

ADOLPHE.

Comment ! pour être accueilli, il faudra peut-être que je vous présente un répondant ?

SAUSSMANN.

Oui, monsieur, un répondant, et un répondant connu.

ADOLPHE.

Mais où diable voulez-vous que j’aille le chercher ?... Si vous saviez d’où je viens !

SAUSSMANN, lui montrant la porte.

Alors, monsieur, faites-moi l’amitié...

Air : Sortez à l’instant, sortez. (Le Château de mon oncle.)

De rester ici ce soir,
Croyez-moi, perdez l’espoir.
Je ne peux,
Ni ne veux
Vous accueillir dans ces lieux.

ADOLPHE.

Vous n’êtes pas si méchant ;
Dans l’instant,
J’en fais serment,
Vous serez trop heureux
De m’accueillir dans ces lieux.

 

 

Scène VIII

 

SAUSSMANN, ADOLPHE, PÉTERS, portant un gâteau dans une assiette

 

PÉTERS.

Même air.

Grand Dieu ! quelle fête !
Le souper s’apprête,
Quel festin !
C’est divin !...

Apercevant Adolphe, et laissant tomber son assiette. À voix basse.

Dieux ! mon parrain...
Mon parrain...

ADOLPHE, le reconnaissant.

Quelle vue
Imprévue !
Ma figure t’est connue.
Pour moi, parle, mon enfant.

À Saussmann.

Vous voyez mon répondant.

PÉTERS, tremblant.

Ah !

SAUSSMANN.

Qu’as-tu donc ?

PÉTERS, bas.

Je suis perdu ;
Oui, c’est bien lui, je l’ai vu,
L’inconnu...
Le pendu !

SAUSSMANN, aussi effrayé que lui.

Je demeure confondu !

À Adolphe, en tremblant et lui offrant une chaise.

PÉTERS et SAUSSMANN.

Pa... pa... pa... pardonnez-nous...
Mo... monsieur, asseyez-vous ;
J’ sommes tous deux
Trop heureux
D’ vous posséder en ces lieux.

ADOLPHE.

Ce que c’est qu’un répondant !
J’en avais fait le serment,
Les voilà trop heureux
De m’accueillir en ces lieux.

Ensemble.

SAUSSMANN.

Quoi ! le v’là son répondant !
Ça n’est-il pas désolant !
J’ répondons tous les deux
De tout c’ qu’il f’ra dans ces lieux.

ADOLPHE.

Ce que c’est qu’un répondant ! etc.

PÉTERS.

Mon Dieu ! c’est-il guignonnant !
Me voilà son répondant !
J’ répondons tous les deux
De tout c’ qu’il f’ra dans ces lieux.

ADOLPHE.

Je vois, parbleu ! qu’il est bon d’avoir des amis partout.

SAUSSMANN, bas.

Va chercher du secours.

PÉTERS, de même.

Je n’ai plus de jambes.

SAUSSMANN, de même.

Crie... appelle tout le monde.

PÉTERS, de même.

Est-ce que je peux ? il me regarde ; allez-y, vous !

Adolphe passe au milieu d’eux.

SAUSSMANN et PÉTERS.

Ouf !

ADOLPHE.

Ah ! çà, dites-moi, on se marie donc ici ? on est dans le bonheur, dans la joie ?

PÉTERS, toujours plus tremblant.

Oui, oui, monsieur.

Saussmann troublé imite Péters, et répète en balbutiant tout ce qu’il dit.

ADOLPHE.

C’est un mariage d’amour ?

PÉTERS.

Oui, monsieur.

ADOLPHE.

La future est jolie ?

PÉTERS.

Oui, monsieur.

ADOLPHE.

Et votre maître se nomme ?...

PÉTERS.

Oui, monsieur.

ADOLPHE.

Je vous demande son nom, celui de la future.

PÉTERS.

Parlez, vous, mon parrain, parce que je crois que je n’y suis plus.

Saussmann essaie de parler et n’en peut venir à bout.

ADOLPHE.

Eh bien, la future ?...

PÉTERS.

La jeune Hermance de Mansfred.

ADOLPHE, avec un mouvement.

Hermance ! Hermance !... malheureux !

PÉTERS.

Ah ! mon Dieu !

ADOLPHE.

C’est Hermance qu’il épouse ?

PÉTERS.

Oui... non... si fait... je ne sais pas... Monsieur, je vous en prie, ne me faites pas de mal.

ADOLPHE, hors de lui.

Hermance !

Se contenant.

Ils ne savent pas qui je suis et ce dont je suis capable.

PÉTERS.

Si fait, si fait ; je m’en doute.

ADOLPHE.

Allons, c’est impossible, et je veux voir moi-même... On vient.

À Péters et à Saussmann.

Du silence, pas un mot, ou morbleu !...

 

 

Scène IX

 

SAUSSMANN, ADOLPHE, PÉTERS, LOURDORFF, HERMANCE, NANCY, INVITÉS

 

LES INVITÉS.

Air : Ma Fanchette est charmante. (Les Deux Jaloux.)

Quelle chaîne plus belle !
L’esprit et la beauté...
Célébrons le modèle
De la fidélité.

LOURDORFF, à Saussmann et à Péters.

Donnez des sièges... Eh bien ! qu’avez-vous donc tous deux ?

Voyant Adolphe qu’ils lui montrent.

et quel est cet étranger ?

PÉTERS.

C’est un... monsieur qui demande l’hospitalité...

LOURDORFF.

Qu’il soit le bienvenu !

Le regardant et se mettant à trembler.

Certainement... monsieur, je me ferai toujours un devoir...

À part.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que ça veut dire ?

PÉTERS, de même.

Là, notre maître qui faisait le brave !

LOURDORFF, à Hermance.

C’est étonnant ; et si vous aviez autrefois connu une certaine personne, je vous demanderais s’il y a jamais eu une ressemblance...

HERMANCE, regardant Adolphe, et à part.

Qu’ai-je vu ?

NANCY, qui l’a aperçu, bas.

Ma sœur, serait-il possible ?

Elle fait un pas vers Adolphe qui la salue gravement. Elle s’arrête.

Il ne nous reconnaît pas.

LOURDORFF, troublé, aux deux femmes.

Laissez-moi parler, et ne me quittez pas.

À Adolphe.

Oserai-je demander à qui j’ai l’honneur de parler ?

NANCY.

Écoutons.

ADOLPHE, froidement.

Je suis Anglais.

NANCY.

C’est sa voix.

ADOLPHE.

On me nomme lord Ruthven.

PÉTERS, à part.

C’est ça ; tous les jours un nouveau pays et un nouveau nom.

ADOLPHE.

Depuis longtemps je désirais voir la Hongrie.

LOURDORFF, se rassurant.

Ah !... vous n’y êtes jamais venu ?

ADOLPHE.

Jamais.

LOURDORFF.

Alors...

À part.

Il me semble en effet que ce n’est pas la même physionomie.

Haut.

Je suis enchanté, milord, de pouvoir vous offrir un asile.

À part.

Il est sûr qu’Adolphe était bien plus...

ADOLPHE.

Je serais désole de vous déranger ; vous vous mariez, m’a-t-on dit ?

LOURDORFF.

Oui, oui, milord.

À part.

Malgré cela, il y a de ses yeux...

ADOLPHE.

Et quelle est votre future ? est-ce cette jeune fille ?

NANCY, à part.

Comment, ce n’est qu’un étranger !

Haut.

Non, non, monsieur, ce n’est pas moi.

ADOLPHE.

Quelle est-elle donc ?

HERMANCE.

C’est... c’est...

Elle fait un geste.

Je n’aurai jamais la force d’achever.

LOURDORFF, d’un air riant.

Oui, milord, c’est elle qui...

À part.

Allons, je ne pourrai jamais m’habituer à cette figure-là.

ADOLPHE.

Je vous fais compliment, madame.

Il lui prend la main.

PÉTERS, à part.

Là, v’là qu’il la tient !

Air : Dans un vieux château de l’Andalousie.

ADOLPHE.

Pourquoi votre main ainsi tremble-t-elle ?
Vous êtes auprès de l’époux heureux...
De l’époux, objet d’un amour fidèle.

LOURDORFF, d’un air gai.

L’amour, il est vrai, nous unit tous deux.

ADOLPHE.

Ah ! du bonheur d’être aimé comme on aime,
Qu’ici votre cœur goûte les appas...

Froidement.

Moi, je n’eus jamais ce bonheur suprême.

NANCY, soupirant.

Je ne suis donc pas la seule ici-bas !

HERMANCE, bas à sa sœur.

Nancy, sortons d’ici, je ne pourrai jamais assister à ce contrat.

 

 

Scène X

 

SAUSSMANN, ADOLPHE, PÉTERS, LOURDORFF, HERMANCE, NANCY, INVITÉS, LE NOTAIRE

 

LOURDORFF.

Voici le notaire.

LE NOTAIRE.

Mille pardons de vous avoir fait attendre. Ayant appris que le général de Valberg était ici, je suis retourné sur mes pas, pour prendre un papier qui concerne son neveu.

NANCY.

Comment, on aurait de ses nouvelles ?

LOURDORFF, regardant Adolphe.

Est-ce qu’il aurait reparu ?

LE NOTAIRE, riant.

Au contraire, c’est son testament. Ah ! ah ! ah !

TOUS.

Son testament !

LOURDORFF, se rassurant.

Il faut espérer alors que définitivement... mais il me semble cependant que lorsqu’il est mort à Temesvar, il y a à peu près six mois, on n’a trouvé aucun testament...

LE NOTAIRE, riant.

Ça n’est pas étonnant ; celui que j’apporte est daté du champ de bataille de Molwitz, et fait trois mois après. Ah ! ah !

LOURDORFF.

Trois mois après !...

LE NOTAIRE.

Voyez plutôt.

LOURDORFF.

Non, non, je ne me permettrai pas... Le général est reparti... ainsi ce serait inutile.

LE NOTAIRE.

Du tout... car je me rappelle qu’il y a un article spécial qui concerne ces demoiselles de Mansfred.

NANCY.

Moi et ma sœur !

LOURDORFF.

Ah çà ! mais vous le connaissiez donc particulièrement ?

NANCY.

Eh ! sans doute ! Comment ! ! M. Adolphe se serait souvenu de moi ? Mais lisez donc, monsieur.

LOURDORFF, à Hermance.

Ma foi, madame, puisque cela vous regarde, lisez vous-même.

Hermance, sans rien dire, prend le papier.

Vous permettez, milord ?

ADOLPHE.

Je vous en prie ; je n’ai jamais assisté à aucune lecture de testament, et celle-ci me paraîtra fort piquante.

HERMANCE, lisant.

Air : Las ! j’étais en si doux servage.

« Craignant une nouvelle absence,
« Et pour longtemps prêt à partir,
« Je lègue à ma fidèle Hermance
« Cet anneau qui dut nous unir.

Très émue.

« Hermance, vous avez ma foi,
« Je meurs pour vous, pensez à moi. »

Ensemble.

ADOLPHE, NANCY et HERMANCE, à demi-voix.

Hermance, vous avez ma foi,
Je meurs pour vous, pensez à moi.

LOURDORFF.

Qu’entends-je ! ainsi donc avant moi
Un autre avait déjà sa foi.

HERMANCE, troublée.

Nancy, continuez... je ne puis.

NANCY, lisant.

Même air.

« À Nancy, qui nous fut si chère,
« À qui je veux un sort plus doux,
« Je lègue ma fortune entière,
« Pour qu’elle choisisse un époux.

En pleurant.

« Nancy, qu’un autre ait votre foi,
« Vivez pour lui, pensez à moi. »

Ensemble.

LOURDORFF, ADOLPHE, HERMANCE et NANCY, à demi-voix.

Nancy, qu’un autre ait votre foi.
Vivez pour lui, pensez à moi.

NANCY, sanglotant.

Sa fortune, je n’en veux pas, je n’en ai pas besoin, puisque je renonce au monde, puisque Adolphe n’existe plus. Tenez, ma sœur, changeons : donnez-moi son anneau, cet anneau qu’il porta si longtemps, il ne me quittera jamais, je croirai le tenir de lui. Oh ! je vous en prie, ma sœur, ne me refusez pas !

ADOLPHE, à part, très ému.

Pauvre Nancy !

LOURDORFF.

Allons, allons, que diable ! nous nous attendrissons ; aussi vous vous avisez de nous, apporter des testaments ! si vous croyez que ça égaye...

LE NOTAIRE.

Eh bien, pour faire diversion, signons vite le contrat, et allons nous mettre à table. Ah ! ah !

LOURDORFF.

C’est ça ; le contrat, le souper, la danse.

À Nancy.

N’est-ce pas, petite sœur ? Signons vite.

NANCY, en pleurant.

Signer ! assister à une fête, quand on vient de recevoir une nouvelle... quand on a la certitude que ce pauvre jeune homme... Je m’en vais ! d’abord, parce que je ne puis plus y tenir. Ah ! par exemple, signer !... Adieu, ma sœur !

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

SAUSSMANN, ADOLPHE, PÉTERS, LOURDORFF, HERMANCE, INVITÉS, LE NOTAIRE

 

LE NOTAIRE.

Eh bien ! eh bien !

LOURDORFF, prenant la plume.

Ne faites pas attention, elle reviendra d’elle-même, c’est qu’elle est dans ses accès de mélancolie. J’ai signé ; à votre tour, madame.

ADOLPHE, à part.

L’osera-t-elle encore ?

Hermance prend la plume en tremblant. Elle signe.

LOURDORFF.

Bien ; j’espère que maintenant il ne manque plus aucune signature.

ADOLPHE, froidement.

Si fait, la mienne.

LOURDORFF.

Certainement, milord, c’est bien de l’honneur que vous me faites.

Adolphe signe et revient à sa place.

LE NOTAIRE, s’approchant pour serrer les papiers.

C’est bon, c’est bon.

Jetant un coup d’œil sur le contrat, et très effrayé.

Ah ! mon Dieu ! comment, c’est monsieur qui tout à l’heure... Mille pardons, monsieur le baron... des affaires très pressées... J’aurai l’honneur de vous revoir...

Il se sauve.

TOUS.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

PÉTERS, s’approchant de la table, à part.

Allons, v’là qu’ ça gagne aussi les notaires ; j’ vous dis que tout le monde s’en mêle. Eh bien ! il en oublie le contrat.

Il jette les yeux dessus, haut.

Ah ! là, là... Monsieur... madame...

Il montre le contrat sans pouvoir parler.

Pre... nez... garde... à vous...

LOURDORFF, et les autres, s’approchant et regardant le contrat.

Comment ?

TOUS, jetant un grand cri.

Aïe !...

À demi-voix.

Air nouveau.

Ô ciel ! c’est lui, c’est lui,
Il était mort, et le voici !
Ah ! d’effroi j’ai le cœur saisi.
Tenez, il change de figure,
Oui, c’en est un, la chose est sûre.
Fuyons, c’est lui ! (Bis.)

Ils se sauvent dans le plus grand désordre.

 

 

Scène XII

 

ADOLPHE, seul

 

Je suis vengé ! l’infidèle est engagée pour jamais, et pour jamais aussi je vais l’oublier.

Air : rondeau de Porta.

Oui, je le vois,
En homme habile,
Mourir parfois
Est fort utile.
Amant docile,
Époux facile,
Mourez souvent,
C’est très utile
Et très prudent.
Lorsque j’ai dans les fers
Gémi pour une amie,
Quand pour elle je perds
Deux ou trois fois la vie,
Je reviens plein d’amour
Et sans crainte jalouse,
Et je trouve au retour
Un autre qui l’épouse.

Oui, je le vois, etc.

Mais qu’auprès de sa sœur
Nancy me semble belle !
Sa douleur me révèle
Le secret de son cœur.
Quoi ! j’étais aimé d’elle,
J’ignorais mon bonheur !

Oui, je le vois, etc.

On vient : c’est Nancy. Comme elle paraît agitée !

Il se retire de côté.

 

 

Scène XIII

 

ADOLPHE, NANCY

 

NANCY, à elle-même. Elle a un petit chapeau de voyage.

Oui, je veux partir tout de suite ; je veux retourner au couvent et ne plus en sortir. Ah ! je ne resterai pas à leur noce.

Elle est arrêtée par Adolphe.

Ah ! c’est vous, milord !

À part.

C’est qu’il lui ressemble... Enfin, lorsque je le regarde, j’ai toujours envie de lui demander pourquoi il ne me reconnaît pas.

ADOLPHE.

Comment, charmante Nancy, vous nous quittez ?

NANCY.

Oui, monsieur, je veux m’en aller, je n’ai plus rien qui m’attache ici.

À part, revenant sur ses pas.

Ah ! mon Dieu, comme il lui ressemble !

ADOLPHE.

Cet Adolphe que tout le monde oublie, excepté vous, vous aimait donc bien tendrement ?

NANCY.

Oh ! non, il ne prenait pas garde à la petite Nancy ; c’était ma sœur qu’il adorait. Mais moi je l’aimais sans en rien dire, et maintenant que ma sœur n’y pense plus, je puis bien l’aimer, n’est-ce pas, monsieur ? ça n’offense personne.

ADOLPHE, tendrement et lui prenant la main.

Ce n’est pas moi, d’abord, qui vous en empêcherai.

NANCY, à part.

Jusqu’à sa voix ! c’est désolant !

Haut.

Et vous êtes bien sur d’être lord Ruthven ?

ADOLPHE.

Qu’importe qui je puis être, si je suis assez heureux pour vous rappeler cet Adolphe que vous regrettez, et qui, sans doute, vous aimait moins que moi ? Traitez-moi en ami, traitez-moi comme lui.

NANCY.

Comme lui !

Air : Après une si longue absence. (Le Portrait de famille.)

Non, ce n’est pas la même chose :
J’étais heureuse auprès de lui ;
Près de vous je tremble, je n’ose
Dire ce que j’éprouve ici.

ADOLPHE.

Allons, achevez de m’instruire.

NANCY.

Non, un secret comme cela,
À lui seul j’aurais pu le dire.

ADOLPHE.

Parlez, parlez comme s’il était là.

Même air.

NANCY.

J’avais juré, dès mon enfance,
De n’avoir jamais d’autre ami,
Et je sens, en votre présence,
Même bonheur qu’auprès de lui...

Le regardant.

Voilà ce sourire que j’aime ;
Ses traits, son regard, les voilà ;
Enfin, jusqu’à mon cœur lui-même
Qui bat, qui bat, comme s’il était là.

ADOLPHE, à part.

Je n’y tiens plus.

Haut.

Nancy, si j’étais chargé de vous remettre cet anneau qu’il destinait à son amie...

Lui donnant un anneau.

cet anneau dont vous seule êtes digne...

NANCY.

Oui, oui, je le reconnais.

Elle le baise.

Ah ! ne vous faites pas un jeu de ma douleur ! Par pitié, qui êtes-vous ?

ADOLPHE.

Nancy, je ne puis vous le dire encore ; contentez-vous de savoir que je suis... je suis...

 

 

Scène XIV

 

ADOLPHE, NANCY, CHARLES, qui est entré précipitamment sur les derniers mots, l’aperçoit et se précipite dans ses bras en s’écriant

 

CHARLES.

M. Adolphe ! mon maître !

NANCY.

C’est lui !

ADOLPHE.

Tais-toi, malheureux !

CHARLES.

Non, je ne vous quitte plus ; cette fois, vous ne nous échapperez pas, votre oncle me suit.

ADOLPHE.

Mon oncle, dis-tu ?

CHARLES.

Oui, nous venons de la dernière auberge où vous vous êtes arrêté. Un papier, un mémoire de l’aubergiste, sur lequel vous aviez écrit quelques mots, a frappé les yeux de votre oncle ; nous prenons des renseignements sur vous, vos gens, votre voiture ; nous revenons sur nos pas, et le premier objet que nous apercevons dans la cour du château, c’est la berline qu’on nous a désignée.

ADOLPHE.

Adieu, je n’ai pas de temps à perdre.

CHARLES.

Non, monsieur, non, vous ne vous en irez pas ; la fuite, d’ailleurs, est impossible. Dans ce moment, M. le comte de Valberg est occupé à faire cerner le château ; toutes les issues sont gardées.

ADOLPHE.

Que faire maintenant ? Charles, Nancy, vous m’êtes dévoués, je peux compter sur votre attachement, sur votre silence ?

NANCY.

Oui, oui, je me tairai ; mais vous serez M. Adolphe, n’est-ce pas ? vous le serez toujours ?

ADOLPHE.

Oui, Nancy, je ne nie pas que je le sois, je le serai, si cela peut vous faire plaisir. Mais n’importe, je ne me rendrai pas ainsi. La colère de mon oncle, et la forteresse de Temesvar en perspective, j’en ai bien assez comme cela ; n’y a-t-il pas quelque endroit où je puisse me cacher ? Ce cabinet...

CHARLES.

On vous y trouvera toujours.

ADOLPHE.

Allons, en ce cas, employons mon grand moyen. Je n’en connais pas d’autres.

NANCY.

Grands dieux ! que voulez-vous faire ?

ADOLPHE.

Ne craignez rien... Charles, il faut qu’à l’instant...

Il lui parle bas.

CHARLES.

Comment, monsieur ! vous voudriez...

ADOLPHE.

Eh bien ! ne suis-je plus ton maître ? As-tu oublié que je veux dans mes gens un entier dévouement ?

CHARLES.

Mais, je ne pourrai jamais ; c’est une abomination ; votre pauvre oncle !...

ADOLPHE.

Cent florins ; sinon, tu ne rentreras jamais à mon service.

CHARLES.

J’obéis, monsieur ! mais il y a conscience.

ADOLPHE.

Songe que je serai... là, dans ce cabinet, et que j’entendrai. On vient, pars vite. Nancy, du silence !

À part.

Enfermons-nous à double tour, et soutenons l’assaut.

Il entre dans le cabinet, et on l’entend fermer la porte à double tour. Charles sort de l’autre côté.

 

 

Scène XV

 

NANCY, LE COMTE, PÉTERS, puis LOURDORFF et HERMANCE, VALETS

 

LE COMTE, aux valets.

C’est bien, c’est bien, emparez-vous de toutes les portes, je vous dis qu’il est ici ! et morbleu ! je le trouverai.

LOURDORFF, entrant.

Eh bien ! qu’y a-t-il donc ? En est-ce encore un ?...

LE COMTE.

Ah ! vous voilà, mon cher Lourdorff... Mille pardons de commander ainsi chez vous. Que je vous apprenne une nouvelle... Imaginez-vous que mon fripon de neveu, qu’Adolphe de Valberg, et lord Ruthven, sont la même personne.

LOURDORFF.

Eh ! mon Dieu, nous le savons de reste ! il y a plus de deux heures qu’il met le château sens dessus dessous.

LE COMTE.

Eh bien ! vous ne l’avez pas arrêté ?...

PÉTERS.

Ah ! bien oui ! si vous croyez que ce soit possible...

LE COMTE.

De quel côté est-il sorti ?

PÉTERS.

Je vous en prie, monsieur, ne m’interrogez pas là-dessus ; tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il était tout à l’heure dans cet appartement.

LE COMTE, à Nancy.

Eh bien ! mademoiselle, vous l’avez vu, vous lui avez parlé ?

NANCY.

Moi ! oui, monsieur ; mais je ne sais... j’étais si troublée... de grâce, ne me demandez rien !

LE COMTE.

Allons, corbleu ! tout le monde ici perd la raison ; mais Adolphe ne peut être loin.

Air : Mon cœur à l’espoir s’abandonne. (Caroline.)

Ce salon n’a point d’autre issue,

Montrant le cabinet.

C’est dans ces lieux apparemment
Qu’il se dérobe à notre vue,
Enlevons ce retranchement.

PÉTERS, voulant l’arrêter.

Mais la porte est fermée.

LE COMTE, reprenant l’air.

Pour l’enfoncer cherchons main-forte.

PÉTERS, s’éloignant.

Si j’ l’aidions, ça nous coût’rait cher.

LE COMTE.

Réponds : où mène cette porte ?

PÉTERS, à part.

C’est sûr, ça doit m’ner en enfer.

LE COMTE et LES VALETS.

Allons, il n’est point d’autre issue, etc.

 

 

Scène XVI

 

NANCY, LE COMTE, PÉTERS, LOURDORFF, HERMANCE, CHARLES

 

LE COMTE.

Mais que nous veut Charles ? Eh bien ! quelles nouvelles as-tu de mon neveu ?

CHARLES, d’un air consterné.

Monsieur...

À part.

Je n’aurai jamais ce courage.

LE COMTE.

Et toi aussi, as-tu perdu la parole ? Je crois, Dieu me damne ! qu’ils sont tous ensorcelés.

CHARLES.

Monsieur, votre malheureux neveu je viens d’en être le témoin... c’est fini.

PÉTERS.

Encore une fois ?

LE COMTE.

Quoi ! pour éviter ma colère...

PÉTERS.

C’est bien commode ; dès qu’ils ont queuqu’ mauvaise affaire, crac !

LE COMTE, à Charles.

Comment, tu as vu toi-même ?

CHARLES.

Nous le poursuivions, monsieur, jusqu’au rocher qu’on appelle le pont de Barzova : Arrêtez, s’écrie-t-il, si quelqu’un de vous s’avance vers moi, je me précipite... Un imprudent a fait un pas...

LE COMTE.

Eh bien ?

CHARLES.

Disparu dans les flots.

PÉTERS.

Au pont de Barzova ? Eh bien ! par exemple, faut qu’il ait bonne envie de se tuer, car je viens tout à l’heure d’y passer presque à pied sec.

CHARLES, à part.

Ah ! diable.

LE COMTE.

Hein ? comment ? que dis-tu ?

PÉTERS.

Oui, monsieur, c’est un ruisseau d’eau douce, où les jours de grand orage, comme aujourd’hui, on en a jusqu’à la cheville ; mais ces gens-là ont des privilèges, ça se noierait dans un verre d’eau.

LE COMTE, regardant Charles.

Et mon neveu a été englouti ?

CHARLES, embarrassé.

Dame ! oui, monsieur, peut-être qu’à cet endroit-là... à moins que je ne me sois trompé de place.

LE COMTE, froidement.

Et tu l’as vu ?

CHARLES.

Monsieur ne peut pas croire que sans cela, certainement...

LE COMTE, à part.

Il n’a rien vu, je respire ; mais Adolphe s’est entendu avec lui, l’a déjà gagné, et si j’en crois mes pressentiments, c’est là qu’il est...

Montrant le cabinet.

Morbleu ! je l’en ferai sortir.

Haut.

Je ne révoque plus en doute un témoin si fidèle. J’ai donc perdu mon neveu, ma seule consolation, l’espoir de ma vieillesse ! Que n’ai-je pu le voir au moins encore une fois ! Il ne sait pas, l’ingrat, tous les chagrins qu’il m’a fait souffrir ; il ne sait pas que depuis la nouvelle de sa perte, je n’avais plus rien qui m’attachait au monde, et que, vingt fois, j’ai été tenté de le suivre.

On entend donner un tour de clef. À part.

Il est là !

NANCY, s’approchant.

Monsieur...

LE COMTE.

Oui, mon enfant, je suis bien malheureux.

NANCY.

Oh ! oui, vous devez l’être.

À part.

comme je l’étais tout à l’heure. Je n’y liens plus d’abord, et je m’en vais lui dire...

LE COMTE.

Si, au moins, j’avais été sûr de sa tendresse ; mais non, il ne m’a jamais aimé, jamais il n’a pensé qu’il avait en moi un ami, un second père : et quel instant de ma vie, cependant, ne fut pas consacré à son bonheur ? Ce voyage à Vienne, c’était pour lui ; cette place de colonel que j’ai sollicitée et obtenue, c’était pour lui ; il me croyait irrité. Morbleu ! je l’étais, je devais l’être. Eh bien ! si j’avais pu le retrouver, le bonheur de le voir, de l’embrasser, m’aurait tout fait oublier, tout jusqu’à ma colère.

La porte s’ouvre. À part.

La porte s’ouvre !

Haut.

Je lui aurais dit : Depuis six mois, tu m’as rendu bien malheureux. Eh bien ! c’est moi, moi qui te demande grâce. Reprends ton nom, ta liberté, dispose de ta main, de ton cœur, mais rends-moi mon neveu.

 

 

Scène XVII

 

NANCY, LE COMTE, PÉTERS, LOURDORFF, HERMANCE, CHARLES, ADOLPHE

 

ADOLPHE, s’élançant.

Mon oncle, il est à vos pieds !

TOUS, s’éloignant.

Ah ! mon Dieu !

PÉTERS.

J’en étais sur. Par exemple, cette fois il n’a pas été long à revenir.

LE COMTE.

Mon neveu, mon cher Adolphe ! car c’est lui, mes amis, n’ayez pas peur, cette fois, c’est bien lui, je vous en réponds.

LOURDORFF, à Adolphe.

Certainement, dès que vous m’assurez que vous êtes vivant, votre parole suffit ; mais quel était donc le pauvre garçon dont j’ai escorté le convoi à Temesvar ?

ADOLPHE.

C’était moi, qui, secondé par un sergent de la garnison, n’ai pas trouvé de meilleur moyen pour sortir de la forteresse et rejoindre mon régiment qui était au feu.

LE COMTE.

Bien ; mais ce brave soldat laissé pour mort dans les champs de Molwitz ?

ADOLPHE.

C’était moi ; et cette fois-là c’était de franc jeu. Recueilli par les Prussiens, nos ennemis, et sauvé par eux, je voulus, lors de la paix, revenir incognito en Hongrie, et voyageant sous le nom du major de Schwarzenbach...

PÉTERS.

Comment ! ce monsieur avec qui j’ai causé dans la rue de Presbourg...

ADOLPHE.

C’était moi.

PÉTERS.

Eh bien ! alors, celui qui dernièrement, à Barzova...

ADOLPHE.

Ce n’était pas moi ; mais un fripon de domestique qui avait pris mon nom et mon majorat, pour toucher à ma place certaine lettre de change, et qui, depuis, se sera fait serrer de près pour quelques espiègleries du même genre. Ne pouvant plus porter ce nom, je pris celui de lord Ruthven...

PÉTERS.

De sorte que vous n’étiez pour rien dans tout cela ; c’est dommage.

ADOLPHE.

Comment, c’est dommage !

PÉTERS.

Oui, c’est dommage, parce que ça n’est plus si drôle.

LE COMTE.

Adolphe, je ne te demande pas alors quel était ce grand hussard qui, pour me délivrer, frappait de si bon cœur sur les dragons prussiens.

ADOLPHE.

Ah ! mon oncle, sans le souvenir de cet heureux événement, aurais-je osé aujourd’hui me présenter à vos yeux !

LE COMTE.

Tu vois bien que c’est moi qui suis ton débiteur ; la reconnaissance ne m’effraie pas, touche là. Ne nous quittons plus ; marie-toi à ton gré, et embrasse ta femme.

ADOLPHE.

Ah ! Nancy, je puis donc enfin être à toi !

NANCY.

Ah ! mon Dieu, est-ce bien pour tout de bon ?

LE COMTE.

Comment, c’est elle que tu aimes ?

ADOLPHE.

Oui, mon oncle, oui, mon cher Lourdorff. Nous avons chacun la femme qui nous convient, et nous serons heureux, je l’espère. Mais croyez-moi, pour faire bon ménage, il n’est rien tel que de mourir. On ne connaît jamais sa femme de son vivant.

Vaudeville.

Air du vaudeville d’Infortune et Gaieté.

PÉTERS.

Je n’eus jamais l’àm’ militaire.
Et s’il faut aller à la guerre,
Voulût-on m’ fair’ sergent-major,
Nix, je suis mort,
Moi, je suis mort ;
Mais drès qu’on dans’ sous la tonnelle.
Et drès qu’un bon dîner m’appelle,
Ou qu’une fillette m’attend,
Je suis vivant,
Bien vivant,
Toujours vivant. (Bis.)

ADOLPHE.

Ce grand acteur qu’on dit si riche,
Que l’on voit si peu sur l’affiche,
Et dont souvent on parle encor.
Serait-il mort ? (Bis.)
Vampire de nouvelle espèce,
De la province usant la caisse,
Dès qu’une recette l’attend...
Il est vivant,
Bien vivant,
Toujours vivant.

LOURDORFF.

Ce paisible fonctionnaire,
Qui n’a jamais su que se taire,
Et qui depuis vingt ans s’endort,
Serait-il mort ? (Bis.)
Est-il une place vacante,
Ou bien, du mois quand vient le trente,
Faut-il toucher son traitement ;
Il est vivant,
Bien vivant,
Toujours vivant.

LE COMTE.

Ce riche dont la main stérile
Aux siens ne fut jamais utile,
Lorsqu’il est frappé par le sort,
Il est bien mort,
Tout à fait mort ;
Celui qui servit sa patrie
Sans regret peut perdre la vie ;
Dans notre cœur reconnaissant
Il est vivant,
Bien vivant,
Toujours vivant.

NANCY, au public.

Chaque vampire a la puissance
De revenir à l’existence ;
Mais la moitié du temps son sort
Est d’être mort. (Bis.)
Partageons... qu’en cette demeure,
Chaque matin le nôtre meure,
Pourvu que le soir seulement
Il soit vivant,
Bien vivant,
Longtemps vivant.

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