Schamyl (Paul MEURICE)

Drame en cinq actes et neuf tableaux.

Musique de M. Gondois.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 26 juin 1854.

 

Personnages

 

SCHAMYL

DAVID WASSILI, gouverneur de la Géorgie

FÉODOR WASSILI, capitaine russe

LAZARE, médecin français

ADDILA

HAMSAD, Chef Circassien

KELEMET, Chef Circassien

DJANTÉMIR, Chef Circassien

ZAROLTA, Chef Circassien

KOURROGLOU, Gouzlar

EMIN, Gouzlar

ZARIF, Gouzlar

PARAMONOFF

SCHABACHKIN, soldat-domestique

UN KAWADJI

MARCHAND DE CHEVAUX

MARCHAND D’ÉTOFFE

MARCHAND D’ARMES

ESKAM

NADÈJE, fille de David Wassili

LIDINE, sa nourrice

CIRCASSIENS

RUSSES

 

Avril - Octobre 1834.

 

 

ACTE I

 

 

Premier tableau

 

LA LIONNE ET LE LIONCEAU

 

À Tiflis. Salle dans le palais du Gouverneur.

 

 

Scène première

 

FÉODOR, uniforme d’officier russe, LAZARE, costume géorgien

 

Ils entrent bras dessus bras dessous en riant et en causant.

LAZARE.

Eh bien, capitaine Féodor ?...

FÉODOR, accent moscovite prononcé.

Eh bien, mon cher Schamyl, je reconnais mon vainqueur. La province a triomphé de la capitale, Pétersbourg rend les armes à Tiflis.

LAZARE.

Ainsi, en amour, comme à table, comme au jeu ?...

FÉODOR.

J’ai eu tort de vous défier, Schamyl, car vous m’avez battu. Les bouteilles, les cartes et jusqu’à cette jolie petite Chanfara, tout m’a trahi ! Moi qui arrive de Paris, pourtant ! Ah ! vous ne connaissez pas Paris, cher !

LAZARE, s’oubliant.

Je ne connais pas mon Paris !

Se reprenant.

Comment voulez-vous que je connaisse Paris ?

À part.

Je suis né parvis Notre-Dame !

FÉODOR.

Eh bien donc, vous devez trouver dans ma prononciation quelque chose d’un peu exotique. C’est l’accent Parisien, mon bon ; je ne sais, je ne peux pas m’en défaire.

LAZARE.

Vous avez sans doute séjourné longtemps là-bas ?

FÉODOR, un peu piteux.

Deux semaines et trois jours. Sa Majesté, notre gracieux czar a daigné, très promptement, me faire rappeler à Pétersbourg, d’où on m’a envoyé rejoindre mon régiment, ici au Caucase. C’est égal ! je crois, dans cette rapide quinzaine de ce brillant hiver de 1834, m’être complètement assimilé Paris, ses mœurs, ses arts, son langage... et ses fournisseurs.

LAZARE.

Cela se voit de reste !

FÉODOR.

Votre triple victoire n’en est que plus glorieuse, mon cher Schamyl.

LAZARE.

Mais vous ne m’en gardez pas rancune, au moins, Féodor ?

FÉODOR.

Moi ? par exemple !

On entend au dehors les tambours battre aux champs.

Tenez ! les tambours battent aux champs : c’est le prince David Wassili, mon oncle et mon général, qui rentre à Tiflis de son excursion dans la province...

LAZARE.

Le gouverneur ! on ne l’attendait que dans deux heures !

FÉODOR.

Il sera ici dans deux minutes !... Eh bien, Schamyl, je vais vous rendre hommage devant votre tuteur lui-même.

LAZARE.

Mille diables !

FÉODOR.

Voilà ma jolie cousine Nadèje qui le reçoit au bas du grand escalier. – Eh ! j’ai hâte de l’embrasser aussi, ce cher oncle. C’est à peine si je l’ai entrevu, il y a dix jours : il partait comme j’arrivais. Allons à sa rencontre, voulez-vous, Schamyl ?

LAZARE, hors de lui.

Non, non, je reste, ou plutôt je sors. Malepeste ! je n’ai pas envie qu’il nous voie ensemble !

FÉODOR, le retenant.

Oui, mais je l’exige, moi ! Oh ! vous ne me vaincrez pas du moins en générosité ! Je ne vous lâche pas, mon ami !

LAZARE, se débattant.

Par grâce ! Féodor ! C’est qu’il découvrirait tout !

FÉODOR.

Quoi donc ? nos petites escapades ? Eh ! mais, je lui découvrirai tout moi-même. Entre nous, cher, c’est désormais à la vie à la mort. Vous ne m’échapperez pas, vous dis-je !

LAZARE, à part.

Pardieu ! je n’ai plus que ce moyen.

Haut.

C’est une querelle que vous me cherchez, monsieur ?

FÉODOR.

Moi ! mon bon Schamyl, êtes-vous fou ?

LAZARE.

Ah ! voilà une insulte : Fou ! Vous allez me rendre raison ! à l’instant !

FÉODOR.

Me battre avec vous, cher ! Mille grâces !

LAZARE.

Capitaine Féodor, est-ce que les dés, les flacons et les œillades vous feraient peur pour les épées ?

FÉODOR.

Peur ! Qu’est-ce que c’est ? je ne connais pas ce mot, monsieur ! J’ai pris deux leçons de Grisier, monsieur ! Et puisque vous le voulez, dès que j’aurai serré la main de mon oncle...

LAZARE.

Non, tout de suite ! Sortons, là, dans le parc.

FÉODOR.

Dans le parc du général !

LAZARE, imitant son accent.

Du jainairal ! Mon cher, je ne suis jamais allé à Paris, mais j’ai habité Astrakan. Eh bien, vous avez l’accent affreusement kalmouk.

FÉODOR.

Oh ! c’est trop fort ! Sortons donc, monsieur !

LAZARE, l’entrainant.

Vite ! vite !... le gouverneur ! il était temps.

Ils sortent par la droite.

 

 

Scène II

 

WASSILI, NADÈJE, LIDINE, quatre ou cinq officiers russes entrant par le fond

 

NADÈJE, tenant Wassili embrassé.

Mon père !

WASSILI.

Ma chère Nadèje !

Aux officiers.

Bonnes nouvelles, messieurs ! Décidément les montagnards indépendants font mine de bouger ; je ne sais quel chef mystérieux, imposteur ou fanatique, les agite et les exalte ; bref, il y a, pour la Russie, prétexte suffisant de rompre une trêve gênante et de soumettre au tribut les Circassiens de la mer Caspienne, comme nous avons fait des Circassiens de la mer Noire. Dans trois heures, messieurs, nous montons à cheval pour le Daghestan.

NADÈJE, avec effroi.

La guerre ! Ah ! voilà le commencement des angoisses !

WASSILI.

Aucun danger, mon enfant. Je ramène à Tiflis deux mille hommes, et nos mutins ne sont pas deux cents. De plus, nous avons des intelligences dans la montagne. Avant quinze jours, tout sera fini. Partie de plaisir... et de gloire. Allez, messieurs ! dans trois heures le boute-selle. Allez !

Les officiers saluent et sortent.

 

 

Scène III

 

WASSILI, NADÈJE, LIDINE

 

NADÈJE.

Quoi ! mon père, à peine arrivé, déjà repartir ! et pour vous battre !

WASSILI.

Ma pauvre enfant, le gouverneur de la Géorgie pour la Russie appartient avant tout à son devoir... et à son pouvoir. – Mais je ne vois pas Schamyl. Où donc est Schamyl, Nadèje ?

NADÈJE, douloureusement.

Schamyl ? – Demandez à ma bonne nourrice. Réponds, toi, Lidine.

LIDINE.

Depuis dix jours, Excellence, depuis le jour même de votre départ, le seigneur Schamyl a encore disparu.

WASSILI, frappé.

Oh ! – qu’est-ce que vous me dites là ?

NADÈJE.

Voilà, mon père, la première fois que les absences de Schamyl semblent vous étonner !

WASSILI.

C’est que la coïncidence est singulière ! Cet agitateur inconnu de la montagne, quelques-uns des siens l’appellent d’un nom, le disent d’une origine... Et personne ici n’a revu Schamyl ?

LIDINE.

Personne, monseigneur, non plus que votre neveu, le capitaine Féodor.

WASSILI.

Oh ! pour Féodor, peu importe !

LIDINE.

Mais, si fait, il importe, Excellence ! Mon fils Kourroglou court toujours, le vagabond ! on ne sait où, avec ses chanteurs et ses joueurs de gouzlo, par les champs ou dans la montagne ; si bien qu’il ne reste plus au château que des femmes. Et voilà qu’hier, par la brèche du mur, un tigre, poussé jusqu’ici par quelque grande chasse de la Perse, était entré dans le vieux parc. Ma petite Maryoula jouait sur la pelouse. Moi, je n’ai su que m’évanouir. Et sans Nadèje, qui s’est élancée et m’a rapporté mon enfant...

NADÈJE.

Lidine !

WASSILI.

Ma Nadèje ! – Mais, Lidine, ce Français, ce Lazare dont Schamyl a fait depuis six mois son inséparable compagnon, est-ce qu’il est absent, lui aussi ?

LIDINE.

Il va et vient. À l’instant même je l’apercevais d’ici : il entrait dans un taillis du parc avec deux épées sous le bras.

WASSILI.

Eh bien, Lidine, faites-le avertir, je vous prie, que je désire lui parler.

Lidine sort.

Il faut absolument qu’avant de partir j’aie revu Schamyl.

NADÈJE.

Soyez tranquille, mon père ! Schamyl, selon sa coutume, se sera oublié dans quelque orgie, voilà tout.

WASSILI.

Tu es bien sévère pour ton ami d’enfance, Nadèje !

NADÈJE.

Vous êtes si indulgent pour votre pupille, mon père !

WASSILI.

Que veux-tu ? son unique parent, Hamsad, un des chefs circassiens, en me le confiant, lors de la trêve, lui a reconnu d’assez grandes richesses. Schamyl est de race orientale, il aime la vie de loisir, de plaisir et de luxe, et, malgré moi, ce beau et doux jeune homme, je l’ai un peu gâté, en effet.

NADÈJE.

Gâté est le mot.

WASSILI.

Est-ce que tu serais jalouse de Schamyl, Nadèje ?

NADÈJE.

Jalouse !... je ne sais ; cela est possible, mon père.

WASSILI, souriant.

Voyons, je te promets, ma sainte, de le morigéner très rudement... dès que nous l’aurons retrouvé ; mais retrouvons-le d’abord.

Eskam paraît au fond, conduite et soutenue par Addila.

Tiens, voici deux de ses compatriotes que j’ai rencontrés aux portes de la ville, et qui venaient de la montagne exprès pour lui parler.

NADÈJE.

Oh ! quelle est donc cette femme, mon père ? Il y a je ne sais quoi dans son air qui frappe de respect.

WASSILI.

N’est-ce pas ? c’est aussi ce que j’ai ressenti en la voyant.

 

 

Scène IV

 

WASSILI, NADÈJE, ESKAM, ADDILA

 

WASSILI, à Eskam.

Je n’ai eu le temps d’échanger avec vous que peu de mots ; puis-je maintenant vous demander votre nom et le nom de ce jeune homme ?

ESKAM.

Je m’appelle Eskam, il s’appelle Addila ; je suis la femme d’Hamsad, il est mon fils.

WASSILI.

La femme et le fils d’Hamsad ! Soyez les bienvenus dans ma maison ! Ma fille, fais accueil à ces hôtes. Je sais qu’Hamsad, quoi qu’il arrive, est toujours resté, et restera toujours, parmi les Circassiens, l’ami des Russes. Vous venez de sa part, sans doute, afin de convenir ?...

ADDILA, l’interrompant vivement.

Général ! nous sommes ici, ma mère et moi, à l’insu d’Hamsad, contre son gré peut-être, et nous ne voulons être les amis des Russes que si les Russes demeurent les amis des Circassiens.

WASSILI, à part.

Ah ! prenons garde !

Haut.

Oui, je me souviens à présent ; vos tribus révèrent, sous le nom d’Eskam, une sorte de prêtresse, de prophétesse...

ESKAM.

Ces titres ne me conviennent point, David Wassili. Vous avez seulement entendu dire qu’au milieu de nos roches, de nos forêts et de nos ravins, il existe un trésor, un tabernacle, un reliquaire, archives saintes de notre race ancienne. Là se conservent, parmi l’or et les pierreries, la coupe du prophète Elie, le marteau des portes de fer de Doulkarneïn, – que vous nommez Alexandre le Grand, – l’épée d’Attila, dont s’arme, au jour de son élection, l’iman choisi par les hommes, le prophète choisi par Allah. C’est là le sanctuaire du Caucase, le cœur de la montagne, l’âme de la contrée. De temps immémorial, la garde en fut confiée à ceux d’entre nous qui descendent d’Attila, roi des Huns, marteau de Dieu. J’étais la dernière de cette famille, je suis la gardienne de cet autel, rien de plus.

WASSILI.

Oui, ces légendes, je le sais, courent vos peuplades avec des prédictions plus ou moins vagues, plus ou moins faites pour tenter quelque ambitieux ou quelque fou.

ESKAM.

Il serait fou, en réalité, l’ambitieux que les prédictions dont vous parlez tenteraient. Les connaissez-vous, David Wassili ? Savez-vous de quel prix terrible le libérateur qu’elles nous annoncent achèterait sa grandeur et notre salut ? Savez-vous qu’il devrait passer et souffrir seul et sans amour en ce monde ? Savez-vous que ces prédictions, – que ces malédictions lui disent :

« Règne ! par toi ton peuple, ô soldat de Dieu même,
« Vivra libre de joug et vaincra pur d’affront.
« Mais, sauveur, tu perdras tous ceux que ton cœur aime,
« Tous ceux dont le cœur t’aime, ô prophète, mourront ! »

NADÈJE, rêveuse.

Oh ! oui, c’est là une menace qui épouvante !

WASSILI.

Eh ! non, c’est là une chimère qui éblouit ! Et elle aveugle ces peuples crédules, et elle égare ce faux messie, et elle me contraint, moi, à la guerre !

ADDILA.

À la guerre ! c’est donc vrai ! on ne vous calomniait donc pas, prince ! vous allez donc attaquer les nôtres, sans même leur dénoncer la trêve !

WASSILI.

Je pars dans deux heures ; je ne prends pas la peine d’être civilisé avec des barbares.

NADÈJE.

Oh ! mon père ! vous ne ferez pas cela !

WASSILI.

Est-ce que je ne vous ai pas dit tout à l’heure, ma fille, que cette expédition était sans danger ?

NADÈJE.

Ah ! elle n’est pas sans danger du moment qu’elle est sans justice !

WASSILI, après un mouvement de colère, souriant.

Enfant ! Mon humble Nadèje se souvient parfois qu’elle descend par sa mère des rois indépendants de la Géorgie ! Mais tu n’entends rien aux sérieux intérêts des nations, jeune cœur !

ESKAM.

David Wassili, ce n’est cependant pas votre fille qui se trompe ici. Écoutez : je ne veux pas certes vous implorer, mais je peux vous avertir. Croyez-moi ! laissez en paix ces Circassiens, ce petit peuple brave et calme, généreux et fier, cette race à la fois jeune et vieille. Ils ne vous ont rien fait, ils ne vous gênent pas, ils ne vous provoquent pas. Croyez-moi, respectez la trêve ! Ne troublez pas l’aigle et le lion dans leur montagne et dans leur liberté.

WASSILI.

Je vous remercie du conseil ; mais je passerai outre.

ESKAM.

Allah fait ce qu’il veut.

WASSILI.

Est-ce à moi d’ailleurs que vous souhaitiez communiquer votre foi ? n’est-ce pas plutôt à Schamyl ?

NADÈJE, vivement.

Ah ! c’est pour Schamyl que vous venez ?

ADDILA.

Il est vrai que nous avons à remplir auprès de Schamyl un devoir.

LAZARE.

Ma foi ! prince, si Schamyl était endormi, il faut croire qu’il se réveille.

Les Marchands entrent.

WASSILI.

Qui êtes-vous ? Que réclamez-vous de Schamyl ?

UN MARCHAND DE CHEVAUX.

Excellence, je lui ai vendu, ces jours-ci, deux chevaux.

UN ARMURIER.

Je suis armurier, Excellence. Le seigneur Schamyl a fait prendre chez moi avant-hier deux fusils damasquinés de Venise, plus...

WASSILI.

Des armes ! des chevaux ! J’ai interdit ces sortes de dépenses, je ne veux pas en entendre parler. Retirez-vous. Un mot seulement. Est-ce que Schamyl a fait ces emplettes en personne ?

L’ARMURIER.

Non, Excellence, il m’a envoyé un de ses gens.

LE MARCHAND DE CHEVAUX.

Chez moi de même.

WASSILI.

C’est bien, allez.

Ils sortent.

Et vous ?

UN CAWADJI.

Moi, je m’en vais aussi, Excellence.

UN MARCHAND D’ÉTOFFES.

Je ne veux pas importuner Votre Seigneurie.

WASSILI, avec impatience.

Voyons, que voulez-vous de Schamyl ?

LE CAWADJI.

Une misère, un petit compte de quelque quatre-vingts flacons de vins de Perse et de France.

LE MARCHAND D’ÉTOFFES.

Une note de deux châles de l’Inde, d’une écharpe, de...

WASSILI, riant.

Ah ! ah ! je comprends ; des soupers fins, une amourette.

Examinant les notes.

Le tout fourni cette semaine. Cependant vous n’avez pas vu non plus Schamyl, je gage ?

Signe négatif des deux Marchands.

Non ? C’est inimaginable !

Il se lève et passe au milieu.

N importe ! Allez à mon trésorier, il a ordre d’acquitter ces dettes, de jeune homme.

LAZARE, à part.

Voilà une éducation merveilleusement entendue !

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, SCHABACHKIN, KOURROGLOU

 

SCHABACHKIN, amenant Kourroglou par le collet.

Un de ces drôles.

KOURROGLOU.

Ouf ! une minute de plus j’étais étranglé net – sans corde et sans potence.

WASSILI.

Approche. Celui-ci nous apprendra-t-il quelque chose ?

LAZARE, à part.

J’espère bien que non !

WASSILI.

Eh ! mais, c’est Kourroglou, le fils de Lidine !

KOURROGLOU.

Aie !

WASSILI.

Maraud ! Quel est cet affreux vacarme que vous menez par la ville ?

Il s’assied à droite. Jeu muet entre Lazare et Kourroglou.

KOURROGLOU.

Nous sommes payés, illustre seigneur, pour que ce soit d’excellente musique.

WASSILI.

Mais en l’honneur de qui cet orchestre ambulant ?

KOURROGLOU.

Excellence, en l’honneur de Chanfara, une étonnante danseuse...

WASSILI.

Pont le métier est d’être belle, n’est-ce pas ?

KOURROGLOU.

Comme le vôtre est d’être puissant, oui, grand prince.

WASSILI.

Coquin ! tu as le parler hardi.

KOURROGLOU.

Oh ! vous êtes trop haut et je suis trop bas pour que j’aie l’audace d’avoir peur de Votre Excellence.

WASSILI.

Et quel est l’amoureux prodigue qui fait les frais de la symphonie ?

KOURROGLOU.

D’abord, c’était le seigneur Féodor...

Mouvement de fatuité de Lazare.

Mais il a été, depuis, évincé par le seigneur Lazare...

Mouvement d’impatience de Lazare.

Je me trompe, je veux dire par le seigneur Schamyl.

WASSILI.

Accorde-toi, Kourroglou, ou je t’oublie en prison pendant cinq ou six mois.

KOURROGLOU.

Impossible cela, monseigneur !

WASSILI.

Comment, impossible !

KOURROGLOU.

En prison, je mourrais dans la semaine, si je ne m’échappais dans la journée, – pour rejoindre mes amis les Circassiens.

WASSILI.

Tes amis les Circassiens, drôle ! sais-tu que ce sont nos ennemis à cette heure ?

KOURROGLOU.

Ah ! la guerre est déclarée ? Voilà qui va m’embarrasser, monseigneur ! Lidine, ma mère, est Géorgienne, mais mon père était Circassien.

WASSILI.

De quel parti seras-tu alors ?

KOURROGLOU.

Je verrai, je pèserai, Excellence, et je me déciderai – selon la justice.

WASSILI.

Ah çà ! il croit vraiment qu’il s’appartient.

KOURROGLOU.

Oh ! je sais bien que je suis à un maître, mais c’est à un maître que j’ai choisi.

WASSILI.

Et qui s’appelle ?

KOURROGLOU.

Schamyl.

WASSILI.

Eh bien ! si tu ne nous dis où est ton maître, ce qu’il fait, quand tu l’as quitté...

LAZARE.

Eh ! ne prenez pas tant de peine, prince ! voilà Schamyl.

WASSILI.

Ah ! enfin !

À Kourroglou.

Va, drôle, et préviens les hôtes de ma fille que Schamyl est de retour.

Kourroglou sort.

 

 

Scène VIII

 

WASSILI, LAZARE, SCHAMYL, costume persan, démarche molle et lente

 

SCHAMYL, s’inclinant devant Wassili.

Excellence !...

Il serre la main de Lazare.

WASSILI.

Schamyl, – qu’êtes-vous donc devenu durant ces dix jours ? d’où venez-vous en ce moment ?

SCHAMYL.

On m’avait dit hier, Excellence, que votre douce et charmante fille avait eu une minute de mortelle frayeur au sujet de l’enfant de sa nourrice. J’ai voulu à la fois la délivrer et la venger de ce souci.

WASSILI.

Comment ! vous revenez de chasser le tigre peut-être ?

SCHAMYL.

Oui, Excellence... Est-ce que vous ne me croyez pas ? La preuve de la parole, c’est l’acte. La preuve de la chasse, c’est le gibier.

LAZARE, montrant des Domestiques qui passent au fond portant un tigre mort.

Voilà le tigre.

WASSILI.

Et vous n’avez, pour chasser le tigre, ni carabine, ni pistolets, ni ?...

SCHAMYL.

Jamais, Excellence. On ne sait pas, selon moi, chasser le tigre. On s’y prend d’une manière brutale, tapageuse et fatigante ; on y va par bande, à cheval, avec fanfare et fusillade. Moi, j’estime que, pour combattre ces bêtes fines et fières, il vaut mieux se faire en quelque sorte leur semblable. Je ne m’exténue pas à courir après. Je laisse à des gens la besogne de découvrir leur gite ; puis j’y marche, à l’aube, en rêvant. C’est ce que j’ai fait ce matin. Nul bruit, nul embarras, point d’armes apparentes. Je suis entré doucement dans le bois. Mes yeux et les yeux du tigre se sont rencontrés d’abord. Nous sommes restés, dix secondes, immobiles, le regard sur le regard, nous attendant, nous fascinant, nous admirant presque. Ah ! c’était une charmante créature ! Enfin, d’un élan merveilleusement mesuré, le tigre a bondi. J’ai senti son souffle ardent, ses ongles et ses dents d’acier... Mais la pensée sert encore mieux l’homme que sa griffe le tigre ! Déjà cette petite lame acérée et subtile avait fait, son œuvré. – Oh ! il faut que le coup soit extrêmement précis ! – La pauvre bête est retombée foudroyée, mais sans souffrance, sans effusion d’une goutte de sang ; c’eût été un meurtre de gâter son ravissant pelage ! – Voilà mon moyen, prince, je vous le donne ; voici mon arme, je vous l’offre. Seulement, je vous engage à ne vous servir ni de l’arme ni du moyen, s’il vous prend jamais fantaisie de chasser le tigre.

Il va s’asseoir sur le divan à droite.

WASSILI.

Le jeu est, en effet, hardi, Schamyl, et veut, certes, du courage !

SCHAMYL.

Du courage ! Ma foi ! non ; de l’insouciance tout au plus. Quoiqu’on ait toujours à se déranger et à se fatiguer un peu.

Appelant.

Kourroglou !

KOURROGLOU, paraissant à gauche et allant à lui.

Maître !...

WASSILI, vivement.

Avez-vous besoin de quelque chose, Schamyl ?

SCHAMYL.

Un narghilé et un sorbet, c’est tout ce qu’il me faut.

WASSILI.

Fort bien ! Et vous pourrez achever ainsi de me raconter, avant que je reparte, comment il se fait que vous ayez si complètement disparu tous ces derniers jours, mon cher pupille.

SCHAMYL.

Est-ce que cela vous intéresse beaucoup, Excellence ?

WASSILI.

Assez... oui, Schamyl.

SCHAMYL, négligemment.

Lazare, qu’ai-je donc fait déjà toute cette semaine ?

WASSILI.

Lazare a refusé obstinément de me répondre là-dessus.

SCHAMYL.

La parole est d’argent, mais le silence est d’or. Si vous attendiez mon assentiment, Lazare, donnez donc ces quelques détails à mon atalick vénéré... Ces misères semblent piquer sa curiosité.

LAZARE.

Mais le prince sait déjà que, le jour même de son départ, son neveu, le capitaine Féodor, nous arrivait de Pétersbourg et de Paris tout plein de dédain pour la pauvre province. Féodor se lamentait d’être obligé de languir parmi de faibles buveurs, des joueurs étriqués et de médiocres galants. Mais, dès le premier jour, Schamyl, qu’il n’avait jamais vu, lui a envoyé une sorte de cartel amical qui lui assignait un rendez-vous chez le cawadji de la ruelle des fontaines. Pendant trois jours on a bu ; Schyraz et Champagne étaient les armes. Schamyl l’a emporté de quatorze bouteilles.

SCHAMYL, se soulevant sur le divan.

Et j’espère ne m’être pas senti étourdi un seul instant, Lazare ?

LAZARE.

Fi donc ! Féodor a été seul un peu troublé ! – Durant trois autres jours, on a joué. On a joué aux dés comme jeu de hasard, aux échecs comme jeu combiné. Schamyl a finalement gagné trois mille roubles à Féodor.

SCHAMYL.

En beau joueur, Lazare, n’est-ce pas ?

LAZARE.

Féodor n’a jamais attendu ou souhaité une revanche. Quant à la troisième lutte, pour le cœur de la belle Chanfara...

WASSILI.

D’après les dires de Kourroglou, je devine que là encore Schamyl a été le vainqueur. Allons ! Schamyl, vous avez magnifiquement représenté la Géorgie ! – Mais tout cela ne m’apprend pas ce que vous avez fait du vaincu.

SCHAMYL, après un temps.

Ah ! oui ! – Lazare !... ce pauvre Féodor ?

LAZARE, s’oubliant, à Schamyl.

Ma foi ! comme vous deviez revenir aujourd’hui...

Se reprenant, à Wassili.

Ah ! quel étourdi je suis ! c’est à vous que je parle, prince...Comme vous deviez revenir aujourd’hui, et que Féodor se trouvait probablement honteux de ses défaites, il s’est fâché pour tout de bon et a mis tantôt Schamyl dans la nécessité de lui fournir un coup d’épée.

SCHAMYL.

Oh ! dites vite que c’est sans gravité, Lazare !

LAZARE.

Une forte égratignure, voilà tout.

Se frottant le bras droit.

Et vous même, il vous a touché au bras droit.

SCHAMYL, même geste.

Ah ! oui, mais ce n’est rien !

LAZARE.

Féodor sera debout avant deux jours. Je l’ai installé là-haut, dans une chambre bien tranquille. Si vous voulez le visiter, prince, il vous confirmera lui-même mon récit...

Bas à Schamyl.

Mais, du moins, il ne vous verra pas ensemble.

WASSILI, à part.

Allons ! Trêve à mes soupçons !

Haut.

Je vais donc porter à mon pauvre neveu mes condoléances, Schamyl. Pendant ce temps, vous aurez, vous, à recevoir des gens de la montagne venus pour vous entretenir.

SCHAMYL.

Des gens de la montagne !... Oh ! pardon, Excellence ! je n’aime pas beaucoup, vous le savez, mes sauvages compatriotes. Daignez me dispenser de cet ennui.

Il se lève.

WASSILI.

Je leur ai promis qu’ils vous parleraient, Schamyl. D’ailleurs, les voici.

Entrent Eskam et Addila.

SCHAMYL, à part.

Une femme ! un jeune homme !

LAZARE, bas à Schamyl.

Ne les avez-vous jamais vus ?...

SCHAMYL, de même.

Jamais !

WASSILI.

Laissons Schamyl à ses visiteurs, monsieur Lazare.

LAZARE.

Je suis à vous, prince.

Bas, à Schamyl.

Mais ces gens-là vont vous compromettre !

SCHAMYL, bas.

Hon ! j’envie mon tigre : il pouvait rugir !

Lazare suit Wassili par la gauche. Schamyl s’assied sur un divan.

 

 

Scène IX

 

SCHAMYL, ESKAM, ADDILA

 

Moment de silence. Eskam et Addila restent debout. Schamyl s’étend sur ses coussins.

ADDILA.

Sommes-nous réellement seuls, Schamyl ? pouvons-nous vous parler sans crainte ?

SCHAMYL, avec humeur, sans les regarder.

Oui, nous sommes bien seuls. Parlez... parlez haut !

ESKAM, d’une voix altérée.

Schamyl ! – vous ne nous connaissez pas, et nous vous semblons des étrangers. Pauvre exilé ! vous devez parfois vous sembler un étranger à vous-même. On n’a pu cependant vous cacher que vous êtes Circassien et fils de la montagne ?

SCHAMYL.

Qu’importe ma patrie ? je n’ai pas de père ! Qu’importe mon berceau ? je n’ai pas de mère !

Mouvement d’Eskam, que retient Addila.

ADDILA.

Comment savez-vous, Schamyl, que vous n’avez pas de père ?

SCHAMYL.

Mon père est mort sous mes yeux, quand je n’étais encore qu’un enfant.

ADDILA.

Oui, mort à la bataille d’Himry ! mort pour vous, en vous couvrant de son corps ! et vous savez, Schamyl, ce qu’il était, votre père ?

SCHAMYL.

Oui.

ADDILA.

Il était le dernier iman, le dernier prophète de la Circassie. C’était Hagis-Ismaïl.

ESKAM, avec un sanglot.

Hagis-Ismaïl !

Écartant ses mains de son visage.

Mais il vous reste votre mère, Schamyl ! il vous reste un frère !

SCHAMYL, froidement.

Excusez-moi ! vous m’avez dit vous-même que vous me deviez paraître des étrangers, et j’ignore tout à fait dans quel but vous venez auprès de moi.

ADDILA.

Nous venons ?... nous venons, Schamyl, vous jeter, à tout risque, ces cris de détresse : – Schamyl ! ici à Tiflis, le prince Wassili se prépare, depuis trois mois, à rompre sans justice la trêve consentie entre les Russes et les Circassiens ; il va partir avant une heure pour envahir notre patrie. – Schamyl, dans la montagne, depuis un mois, un inconnu s’empare de votre nom, se fait passer pour le fils d’Ismaïl, et va perdre peut-être ceux que vous seul devriez sauver.

ESKAM.

Schamyl, l’heure est arrivée. Réveille-toi ! montre-toi ! arme-toi !

SCHAMYL, moqueur.

Moi ! – Oh ! vous vous méprenez tous deux étrangement sur mon compte. Le hasard de ma naissance m’a fait Circassien, c’est vrai ; mais le choix de mon éducation m’a fait Russe. Cette guerre que vous dites injuste de notre part, jeune homme, elle me semble, à vrai dire, insensée de la vôtre. Quoi ! l’imperceptible peuplade du Daghestan résister à la grande, à l’immense Russie ! l’atome défier le colosse ! – Trouvez bon que je préfère ma sieste rêveuse à vos batailles désespérées. Non par peur du danger ou de la mort, au moins ! mais par crainte du ridicule et par horreur de la fatigue.

ADDILA.

Oh ! est-ce bien Schamyl qui parle ?

ESKAM, vivement.

Non ! Schamyl se demande à qui il parle ! – Laisse-moi faire, Addila. – Écoutez, Schamyl : dans la forteresse d’Achulgo, le sanctuaire de notre race, de la vôtre, renfermait un volume séculaire, une sorte de carte mystérieuse, qui est comme la clef du Caucase. Dans ces feuilles étaient consignés les travaux et les découvertes de vingt, de trente générations. Quelles sapes et quelles voûtes secrètes circulent sous nos montagnes, quel chemin peut se changer en torrent, quelle steppe cache un précipice, quelles masses de granit sont mobiles et s’écrouleraient au besoin sous la main d’un enfant, – voilà les révélations et les traditions de ce livre. C’était, en cas de guerre, un talisman magique et terrible. Eh bien ! il y a un an, Schamyl, celle qui en a la garde vous l’a fait secrètement remettre, à vous fils d’Ismaïl, à vous qui doutez de votre mère !

SCHAMYL, avec un commencement d’émotion.

Je n’ai pas dit que je doutais de ma mère !

ESKAM.

Non ! c’est de nous que vous doutez, n’est-ce pas ? Attendez. Depuis le jour où vous avez eu vingt ans, Schamyl, vous recevez, chaque mois, une lettre de votre mère. Ces lettres, – où la pauvre femme met tout son cœur, – vous ont révélé ce que vous êtes et surtout ce qu’il faut que vous soyez. – Tenez, voulez-vous que je vous répète ce qu’il y avait dans la lettre du mois dernier ? Il y avait : – « Jusqu’ici, Schamyl, je n’ai pu te voir, je n’ai pas même osé me nommer, parce que si toi ou moi nous avions tenté seulement de nous rapprocher, on t’aurait tué, mon fils. Mais nos ennemis eux-mêmes vont, je crois, avancer l’heure où la patrie t’appellera à son aide. Cette heure venue, Schamyl, donne-toi hardiment pour ce que tu es, pour le fils d’Ismaïl le prophète. Le jour où ton nom, ta valeur, ta mission héréditaire te feront élire iman de la Circassie, tu me verras paraître, ô mon bien-aimé fils, pour prouver ta naissance et proclamer tes droits. Et ce grand jour, souviens-toi que toute ma vie l’attend, que tout mon cœur l’appelle, et que je le saluerai, calme comme mon devoir, heureuse comme mon amour. »

SCHAMYL, se lève, et, regardant Eskam avec une curiosité respectueuse et tendre.

Vous arrivez de loin, madame ; veuillez donc vous asseoir, de grâce !

Eskam s’assied. Il donne la main à Addila.

ESKAM, avec effusion.

Ah ! tu nous croiras maintenant, Schamyl ! quand nous venons t’invoquer au nom de tout un peuple. Tu nous croiras comme si nous étions...

SCHAMYL, l’interrompant vivement.

Je vous crois ! je vous crois ! – Mais qu’avez-vous besoin de vous mêler de ces choses redoutables, vous une femme, vous un tout jeune homme ?

ADDILA.

Il ne s’agit pas de nous, Schamyl, il s’agit de vous.

SCHAMYL, les yeux fixes sur le panneau de gauche.

Mais à quoi bon pour rien braver le danger, pour rien jouer votre liberté, votre existence ?

ESKAM.

Notre existence, nous l’avons sacrifiée d’avance à ton devoir.

SCHAMYL.

Inutile, vous dis-je ! Retournez vous-en vite, au nom du ciel ! Ou plutôt non ! Puisque vous êtes à Tiflis, restez-y ! Restez-y calmes, tranquilles, à l’abri ! et laissez passer l’orage ! et laissez passez la guerre !

ESKAM.

Non ! nous voulons bien mourir pour toi. Toi, veux-tu vivre pour nous ?

SCHAMYL, avec un effort douloureux.

Il me paraît que vous ne m’avez pas du tout entendu. – En vérité, je ne demande à personne de m’immoler sa vie ; car à personne au monde, moi, je m’immolerais – ma paresse.

ESKAM.

Ah ! tu te défies toujours ! Veux-tu donc tout savoir ?

SCHAMYL, de plus en plus agité.

Rien ! rien ! – Encore une fois, vous n’avez pas plus soif de péril que je n’ai soif de repos.

ADDILA.

Il est trop tard, ma mère !

ESKAM.

Non ! c’est impossible, Schamyl, ce que vous dites là ! Vous croyez, vous savez que quelqu’un nous écoute et nous épie !

SCHAMYL, pâlissant, d’une voix haute et forme.

Vous seriez ma mère, et je serais seul avec vous dans un désert, je vous parlerais comme je viens de vous parler.

ESKAM, après un long silence.

Nous n’avons plus rien à faire ici. Viens, Addila.

Schamyl s’incline. Eskam et Addila sortent lentement par le fond. Il les suit comme attiré par un aimant. Quand ils sont disparus, il s’accoude sur la balustrade et leur envoie de loin des baisers mêlés de sanglots.

 

 

Scène X

 

SCHAMYL, WASSILI, NADÈJE, sortant d’une porte perdue dans la muraille à gauche

 

WASSILI.

Allons ! je pars tranquille, Schamyl n’est pas un ennemi !

NADÈJE, à part.

Ah ! j’aurais voulu ne pas l’entendre. Il m’a glacé le cœur !

Schamyl, au fond, fait un mouvement de surprise douloureuse.

WASSILI.

Qu’avez-vous donc, Schamyl ?

SCHAMYL.

Excellence, – vous venez de faire arrêter cette femme et ce jeune homme ?

WASSILI.

Oui, eh bien ?

SCHAMYL.

Vous avez bien fait.

 

 

Deuxième tableau

 

SCHAMYL CONTRE DEUX MILLE RUSSES

 

Entassement de roches au sommet du mont Darbéla. Trois blocs énormes occupent de leur masse le fond du théâtre. D’autres blocs de moindre dimension épars çà et là. À gauche, un sentier taillé dans la pierre. Il fait nuit. À droite, feu de bivouac. Au lever du rideau, plusieurs coups de fusil au loin ; feu inégal de tirailleurs.

 

 

Scène première

 

QUATRE CIRCASSIENS blessés, DEUX CIRCASSIENS occupés à fondre des balles, LAZAKE, puis DJANTEMIR

 

LAZARE, achevant de panser les blessés.

Là ! ma petite ambulance va à merveille. Vous suivrez bien mes prescriptions ! Pas d’hydromel surtout ! Je réponds de vous tous. Et quel honneur pour toi, l’ami, outre la gloire militaire, de pouvoir dire que tu as été amputé par un élève de Dupuytren !

LE BLESSÉ.

J’aimerais mieux mon bras gauche !

LAZARE.

Ingrat ! – Maintenant, je laisse la trousse et je reprends le fusil. – Le chirurgien fait place au soldat. Allons, vous autres, donnez-moi ces balles toutes chaudes, que nous les fassions tâter vite aux Russes. – Hé ! hé ! Je commence à me distraire...

S’arrêtant pour prêter l’oreille.

Mais est-ce que je me trompe ? Il me semble que les nôtres ont interrompu le feu !

Apercevant Djantemir qui descend, la tête basse, la carabine sur l’épaule.

Qu’est-ce qui se passe donc, Djantemir ?

DJANTEMIR.

Il se passe que les Russes viennent d’occuper le plateau de Tarsi. Plus moyen de tirailler ! Ils sont à l’abri derrière ces roches, et ils peuvent nous traquer ici avant que nous ayons eu le temps de compter mille !

LAZARE, à part.

Diable !

Haut.

Ah ! bah ! la nuit nous sauve. Ils auront peur de quelque embuscade. Il nous reste au moins douze heures devant nous.

DJANTEMIR, secouant la tête.

Douze heures ! ce n’est pas long, douze heures !

Murmures parmi les blessés.

LAZARE.

Eh ! de quoi vous plaignez-vous, vous autres ? Les Russes vous cernent dans le mont Darbéla et vont rétrécissant de jour en jour leurs lignes autour de vous ? Mais combien y a-t-il de cela ? trois semaines ! – Vous étiez deux cents, ils étaient deux mille ! Combien leur avez vous expédié d’hommes dans cette guerre de buissons ? Quatre cents pour le moins, sans compter le général Wassili, blessé à l’épaule. Et combien avez-vous de morts ? Deux. – Combien êtes-vous de blessés ? – Quatre.

DJANTEMIR.

Oui, tant qu’on a pu monter, le jeu allait bien. Mais je crois qu’il ne nous reste plus maintenant

Il fait un geste expressif.

qu’à descendre !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, KELEMET, PLUSIEURS CHEFS CIRCASSIENS accourant tout agités, ensuite ADDILA

 

KELEMET.

Eh bien, Lazare ? Voici le sommet de la montagne. Au-dessus de nous, les seules étoiles. Tout autour de nous, à cinq cents pas, les Russes.

LAZARE.

Eh bien, Kelemet, qu’en concluez-vous ?

KELEMET.

Mais que nous avons à peine à nous cette étroite crête et cette courte nuit, et que si vous avez à faire savoir notre danger au chef invisible, il est temps, Lazare.

LAZARE.

Le chef invisible, comme vous l’appelez, doit le savoir, Kelemet.

KELEMET.

Qu’il se montre donc alors et qu’il nous sauve !

LAZARE.

Ce n’est pas lui qui a fait ce péril, et c’est lui qui jusqu’ici l’a paré.

KELEMET.

Aussi avons-nous obéi aveuglément aux ordres qu’il daignait nous transmettre par votre intermédiaire. Mais si le dénouement devait être notre massacre et la victoire des Russes, autant valait suivre un guide qui ne fût pas « envoyé de Dieu. » Je ne parle pas de moi, qui suis pourtant le premier ouzden des Adighés. Mais il y avait Hamsad...

QUELQUES VOIX.

Oui, oui, il y avait Hamsad !

ADDILA, paraissant.

Non, mes amis, soyons justes ! Dès la première heure la lutte était désespérée. Pour moi, quand, échappé de ma prison de Tiflis, grâce à la généreuse fille du prince Wassili, j’ai eu mis en sûreté ma mère, – c’est avec la certitude de mourir que je me suis jeté dans la montagne. Dès aujourd’hui, l’exemple de notre longue et prodigieuse résistance a soulevé toute la Circassie. Demain, chacun de nous aura fait payer à l’ennemi sa mort par dix morts peut-être. Je n’en demandais pas davantage à l’homme, quel qu’il soit, qui s’est fait notre chef et qui se dit le fils du prophète.

KELEMET.

Le fils du prophète ! qu’est-ce qui le prouve ? Connaît-on sa mère seulement ? – Tu crois à ces mensonges, Addila ?

ADDILA.

Je crois... je crois, que dans la nuit et dans le danger, quelqu’un que j’ignore nous a partout guidés et toujours secourus. Nous manquions d’armes et de vivres, quelqu’un nous en a fourni. Les Russes étaient dix contre un, quelqu’un a dirigé tous nos mouvements, égaré tous les leurs. Les ravins et les rochers ont semblé, à je ne sais quel ordre surnaturel, s’armer pour nous contre l’ennemi. Trente des nôtres avaient été faits prisonniers et allaient être fusillés ; un ami inconnu les a délivrés. Ce qu’il est ? peu m’importe ! qu’il s’appelle Schamyl ou qu’il se nomme Eblis, qu’il soit le fils du prophète ou bien un imposteur, je yeux, jusqu’à mon dernier souffle, le servir et lui obéir comme à la force et à l’âme secrète de ma patrie.

LAZARE.

Bien ! Addila ! Allez ! vos bonnes paroles auront leur récompense. Après tout, la nuit nous reste.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, ZAROLTA, puis FÉODOR et SCHABACHKIN

 

ZAROLTA.

Un parlementaire ! un officier russe ! Il demande le chef.

KELEMET.

Par Allah ! pourquoi l’a-t-on laissé s’introduire ici ?

ZAROLTA.

Hé ! l’ennemi est si près !

ADDILA.

Il est trop tard d’ailleurs. Écoutons cet officier.

À Lazare.

Lazare, vous étiez à Tiflis... Tenez-vous à l’écart.

Entre Féodor suivi de Schabachkin portant un falot

FÉODOR, à Schabachkin.

Schabachkin ! immobile et silencieux ! Mais c’est inutile à lui dire !

Haut.

Hé donc ! je vous salue, rebelles ! bonjour ! Dites-moi, je vous prie, où se trouve le capitaine des brigands d’ici ?

ADDILA.

Parlez.

FÉODOR.

C’est vous ! Est-ce que vous êtes le faux Schamyl, jeune homme ?

ADDILA.

Dites ce que vous avez à dire.

FÉODOR.

Voici. Bandits ! nous vous tenons. Nos troupes, massées au bas de ces quartiers de granit, qui surplombent là si avantageusement, se moquent maintenant de vos longues carabines. En cinq minutes, comme j ai pu le voir en venant, deux ou trois compagnies grimperaient ici et n’auraient besoin que de leurs baïonnettes pour vous exterminer tous. – Mais le général Wassili, mon oncle, veut bien épargner votre sang et vous offrir des conditions généreuses. Premièrement : vous livrerez votre chef... Ah ! ce n’est peut-être pas à vous que je devrais dire cela ?

ADDILA.

Allez toujours.

FÉODOR.

Deuxièmement, – c’est à vous tous que je parle, – vous tirerez au sort parmi vous un homme sur dix qui sera fusillé, pour l’exemple. Les autres, leurs biens seront confisqués et nous les emmènerons prisonniers à Tiflis. Grâce entière, quant au reste. Consentez-vous, oui ou non ?

ADDILA.

Répondez, amis.

TOUS.

Non ! non !

FÉODOR.

Non ? – Schabachkin ! ils sont étonnants !

SCHABACKIN.

Étonnants !

FÉODOR.

Vous avez tort, rebelles, vous avez tort ! Sur ce, j’ai fait ma commission et je vous fais mes adieux. Faites vos testaments. Allons, Schabachkin,

Bas à Schabachkin.

et comme nous connaissons le chemin et le nombre des montagnards, ramenons sur-le-champ assez de forces pour les écraser – tous !

SCHABACHKIN.

Tous !

KELEMET, leur barrant le chemin.

Est-ce qu’il faut que ces homme sortent vivants d’ici, Addila ?

FÉODOR.

Holà ! hé ! Mais, je suis venu en parlementaire, moi, messieurs les Barbares !

ADDILA.

Il a raison, Kelemet ! le droit des gens...

KELEMET.

Est-ce que les Russes l’ont respecté quand ils ont rompu la trêve, quand ils t’ont jeté en prison à Tiflis ?

TOUS.

À mort les Russes ! à mort les Russes !

ADDILA, se jetant au-devant de Féodor.

Arrêtez !... Avant de toucher à ces hommes, vous m’aurez tué !

KELEMET.

Mais ils vont nous livrer, Addila ! Gardons-les au moins prisonniers !

ADDILA, couvrant la retraite de Féodor.

Hâtez-vous donc de partir, vous ! ne tentez pas le désespoir ! Par là ! le sentier à gauche !

Féodor s’esquive, suivi de Schabachkin, par le premier plan à gauche.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, moins FÉODOR et SCHABACHKIN

 

KELEMET.

Ah ! tu nous as enlevé, Addila, la chance de nos dernières heures ! Ces ennemis que tu sauves peuvent te bénir ; mais sois maudit par tes frères, si tu les as perdus !

ADDILA.

Non ! la justice divine ne permettra pas cela.

LAZARE.

Attendons !

Roulement lointain de tambours. Cris : Aux armes !

KELEMET.

Ah ! tenez ! voici déjà les Russes en mouvement !

Tambours et trompettes sonnant la charge au dehors.

CIRCASSIENS, arrivant en désordre.

Les Russes ! les Russes ! Aux armes !

LAZARE.

Éteignez donc ce feu, qui peut guider l’ennemi dans l’ombre !

La scène s’emplit de plus en plus de Circassiens en fuite.

ADDILA.

Ah ! vendons du moins chèrement notre vie !

KELEMET.

Non pas à tes côtés ! Que notre sang retombe sur ta tête ! tu nous as trahis !

TOUS.

Oui ! trahis !

ADDILA.

Amis ! amis ! tout n’est peut-être pas désespéré encore.

La rumeur se rapproche.

KELEMET.

Et d’où veux-tu, ici, que le secours nous vienne ? est-ce du ciel ?

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, SCHAMYL, apparaissant sur les rochers

 

SCHAMYL.

Le ciel, c’est le refuge des morts ; mais l’asile des vivants, c’est la terre de la patrie !... Comme une tendre mère, elle ouvre son sein pour cacher et protéger ses enfants.

ADDILA, avec un cri de joie.

Schamyl ! Mes amis, c’est Schamyl !

TOUS, s’inclinant.

Schamyl !

SCHAMYL, à un groupe de Circassiens.

Poussez ce quartier de roc. De droite à gauche.

Le rocher tourne comme sur des gonds et découvre une large ouverture.

Entrez là !

TOUS.

Miracle ! miracle ! Sauvés ! Vive Schamyl !

SCHAMYL, debout, près de l’entrée.

Entrez sans crainte : la montagne ne trahira pas les montagnards.

Les Circassiens se précipitent vers l’ouverture.

Entrez sans trop de hâte : l’ennemi est loin encore. Entrez ! je veille sur vous ! Détruire les Russes n’est rien, si je ne garde intacte ma vaillante petite troupe ! Mais les rochers qui s’ouvrent pour vous se soulèveront contre eux !

À Lazare, au moment où il va entrer.

Lazare, regardez bien cette flèche : quand elle ira frapper la pierre désignée, ce sera le moment.

LAZARE.

Nous serons prêts au signal, et vous verrez que j’ai bien fait les choses. – Ah ! je m’amuse tout à fait !

Tous sont entrés ; Schamyl et Addila restent les derniers en présence.

SCHAMYL.

Eh bien ! Addila ? tu peux me voir à présent !

ADDILA.

Schamyl ! ah ! pardon ! comme je t’ai méconnu !

SCHAMYL.

Vaillant cœur ! tu te révélais en me méconnaissant.

ADDILA.

Ah ! si Eskam, si ma mère savait !...

SCHAMYL.

Qu’elle ne sache rien, Addila ! Souviens-toi de ces prédictions sinistres ! Moi, j’ai résolu ceci, frère : En même temps que la patrie, je veux préserver ceux que j’aime ! En même temps que l’ennemi, je veux vaincre le destin !

KELEMET et QUELQUES CIRCASSIENS, accourant.

Les Russes !

SCHAMYL.

Hâte-toi d’entrer !

ADDILA.

Mais toi, Schamyl ?

SCHAMYL.

Oh ! pour moi, nul péril ! ne suis-je pas l’esprit de la montagne ? Et il faut que, seul, j’achève l’ennemi.

ADDILA.

Mais, comment ?

SCHAMYL.

Qui sait ? en me livrant à lui peut-être !

ADDILA.

Schamyl ! tu viens de m’épargner l’horreur et le remords du massacre de nos frères ; Schamyl ! je te donne mon âme !

SCHAMYL.

Et je la prends – pour qu’elle m’aime.

ADDILA.

Schamyl ! je te donne ma vie !

SCHAMYL.

Et je l’accepte – mais pour la patrie !

Addila entre dans l’ouverture qui se referme sur lui. Schamyl disparaît derrière les roches.

 

 

Scène VI

 

WASSILI, FÉODOR, SCHABACHKIN, TROUPES RUSSES entrant de tous côtés, tambours battants, Wassili eu tôle, l’épée à la main, le bras gauche en écharpe

 

FÉODOR.

Venez, général ! Là, le chef ! là, les principaux de la troupe ! Eh bien ?... Où sont-ils donc ?

WASSILI.

Mais, je vous le demande ?

FÉODOR.

Disparus ! non ! c’est impossible !

Appelant.

Schabachkin ! c’est bien là qu’ils étaient ! Regarde !

SCHABACHKIN, stupéfait.

Oh !

WASSILI.

On ne peut pourtant pénétrer ni plus loin ni plus haut ! Il n’y a au-dessus que le ciel ! Deux cents hommes ne s’évaporent pas en fumée ! Allez, cherchez, fouillez le sol, bouleversez les roches !

Les Russes se dispersent ça et là.

Quoi ! nous les Voyions ! nous les touchions, nous les tenions... et plus rien ! L’air, la nuit, le vide !

PARAMONOFF.

Général, pas un indice.

WASSILI.

Ne vous lassez pas, messieurs ! occupez toute la cime. Observez, veillez, trouvez ! – Qu’on m’amène sur-le-champ ce Circassien qui marche avec l’arrière-garde.

Seul sur le devant, cachant sa figure dans ses mains.

Ah ! cette guerre ! cette guerre ! Depuis trente jours elle est pour moi comme un rêve ! elle me donne le vertige ! elle me rend fou ! Quel est donc cet ennemi toujours présent, toujours absent ? Où poursuivre, où saisir ce démon – ou ce dieu qui nous aveugle, nous raille et nous tue ? Voyons ! du sang-froid ! ou je suis perdu ! – Ah ! voici Hamsad !

 

 

Scène VII

 

WASSILI, HAMSAD

 

WASSILI.

Hamsad, voyez ! Les Circassiens ont disparu comme par magie. Où sont-ils ?

HAMSAD.

Prenez garde ! votre question a le ton d’un ordre, prince ?

WASSILI.

Non, Hamsad, je n’oublie pas que vous n’êtes notre prisonnier qu’en apparence, que vous êtes en réalité notre ami. Répondrez-vous, maintenant ?

HAMSAD.

Oui, prince.

WASSILI.

Eh bien ! ces hommes qui marchaient et combattaient tout à l’heure à cette place, savez-vous où ils sont entrés ? pouvez-vous me le dire ?

HAMSAD.

Non ! sur ma vie. Mais je puis faire qu’ils ne sachent plus par où sortir.

WASSILI.

Ah ! parlez ! parlez vite !

HAMSAD.

Vous avez laissé, sur mon conseil, deux cents hommes et du canon au défilé des portes Caspiennes. La précaution suffit pour l’instant. Convenons de nos faits.

WASSILI.

Oui, nous pouvons entre nous jouer à jeu découvert. – Vous êtes ambitieux, Hamsad ?

HAMSAD.

Comme vous, Wassili.

WASSILI.

Comme moi, soit. Vous voulez être iman du Caucase. C’est un titre que, depuis la mort d’Ismaïl, vos compatriotes n’ont accordé à personne, et que l’or et l’appui de la Russie peuvent seuls vous obtenir.

HAMSAD.

Vous voulez être vice-roi de Géorgie, Wassili. C’est un titre que le czar n’a encore conféré à aucun de ses sujets, et que la soumission définitive du Daghestan doit seule vous mériter.

WASSILI.

Bref, nous avons besoin l’un de l’autre, c’est entendu. Vous avez déjà servi en conscience nos intérêts communs, Hamsad. Vous nous avez livré le fils d’Ismaïl tout enfant.

HAMSAD.

Et vous l’avez admirablement corrompu, prince. Par malheur, à la place du Schamyl véritable, voici qu’un faux Schamyl s’est élevé dans la montagne et use avec un art inouï de ce nom, de nos légendes et du mystère, si puissant sur l’imagination des nôtres.

WASSILI.

Qu’importe ? puisque nous allons l’écraser dans son repaire même !

HAMSAD.

Oui, et voici comment. – J’ignore le secret précis de la voie souterraine du mont Darbéla ; mais je sais, à n’en pas douter, que ce chemin couvert a seulement deux issues : l’une à la crête où nous sommes, l’autre au défilé des portes Caspiennes. Descendez vous-même, avec vos meilleures troupes, rallier à ce défilé le détachement que vous y avez laissé. Un de vos lieutenants gardera ici l’autre sortie. Et vos ennemis, enfermés plus sûrement que sous le ciel, n’auront que cette alternative : étouffés s’ils s’obstinent à demeurer dans ces cavernes sans air ; foudroyés par votre artillerie s’ils tentent de se faire passage au dehors.

WASSILI.

Ils choisiront le parti du désespoir. Je cours aux portes Caspiennes.

Appelant.

Capitaine Féodor !

Féodor s’approche ; il lui parle bas.

Vous comprenez ? Ne gardez ici que six cents hommes, allez !

Féodor sort.

Merci, Hamsad ! Si je vous dois cette victoire !...

HAMSAD.

Victoire d’une heure, victoire sans lendemain ! attendez donc. Cette petite troupe anéantie, rien n’est fait. L’étincelle a couvé l’incendie ! Toute la Circassie prend feu à cette heure. Partout la guerre sainte éclate. Son chef tué ou pris, elle en voudra un autre. Ce nouveau chef, cette fois, donnons-le-lui nous-mêmes.

WASSILI.

Et qui sera-ce ?

HAMSAD.

Moi.

WASSILI.

Ennemis déclarés, alliés secrets, soit ! – Que faisons-nous alors ?

HAMSAD.

Nous frappons le coup décisif, le coup du cœur.

WASSILI.

Montrez-moi la place.

HAMSAD.

La place ! C’est, après la Mecque, notre seconde casba, notre Seconde maison sainte ; c’est le sanctuaire de la Circassie, c’est la forteresse d’Achulgo qui le recèle.

WASSILI.

Bien ! j’assiège la forteresse.

HAMSAD.

Et moi je la défends.

WASSILI.

Elle passe pour imprenable ?

HAMSAD.

Elle l’est ! – quand on a eu le temps de rompre les digues du lac et d’inonder les alentours.

WASSILI.

Et ce temps manquera ?

HAMSAD.

Il manquera !

WASSILI.

Mais la tribu des Adighés qui occupe le pays d’alentour ?

HAMSAD.

La tribu des Adighés, avec son chef Kelemet, est à moi, elle est à vous.

WASSILI.

Admirable ! – Eh bien ! mais tout est dit entre nous, ce me semble ?

HAMSAD.

Tout – excepté, le dernier mot.

WASSILI.

Il sera simple et net. Voici ma main, iman du Caucase !

HAMSAD.

Ce m’est trop d’honneur, monseigneur le vice-roi de Géorgie !

 

 

Scène VIII

 

WASSILI, HAMSAD, FÉODOR, OFFICIERS, etc.

 

WASSILI, appelant.

Holà, messieurs !

Entrent Féodor et les officiers.

Le cavalier circassien que vous voyez ici est libre. Sa rançon est convenue. Capitaine Féodor, vous avez exécuté mes ordres ?

FÉODOR.

Oui, général ; les bataillons sont déjà en route au pas accéléré, mais sans bruit. S’il m’est permis de vous demander le motif stratégique de cette marche de nuit ?...

WASSILI.

Inutile ! Je rejoins ces braves gens. Féodor, vous commanderez en mon absence les six cents hommes que je laisse ici.

FÉODOR.

À merveille, général ! Reste à combiner entre nous les divers mouvements que...

WASSILI.

Simplifions. Voici votre consigne : continuer à occuper la crête de cette montagne, et si, contre toute probabilité, l’ennemi reparaît de votre côté, le broyer sans merci. Je ne serai qu’à deux verstes de distance, et, au premier bruit, je vous enverrais des renforts ! Mais, sur votre tête et quoi qu’il arrive, Féodor, ne bougez pas d’ici !

FÉODOR.

Sur ma tête, assurément ! Toutefois...

WASSILI, se dirigeant vers le sentier.

Ma fille Nadèje, à la nouvelle de ma blessure, s’est mise en route avec Lidine pour me venir soigner, la romanesque enfant ! Nos tentes du plateau de Tarsi sont le seul endroit sûr et convenable ; si elle arrivait dans la nuit, je l’enverrais ici, Féodor.

FÉODOR.

Précieuse faveur ! mais, permettez-moi...

WASSILI, sans l’écouter.

Messieurs, à demain, au jour.

FÉODOR, l’accompagnant.

Mon devoir est tracé, général ; cependant...

Wassili, Hamsad et les Officiers sortent.

 

 

Scène IX

 

FÉODOR, puis SCHABACHKIN et SCHAMYL

 

FÉODOR, seul un moment.

Pas un mot d’explication ! Il y a là dedans comme un parti pris jaloux ! Ne jamais me laisser la moindre initiative !

Il allume un cigare.

Le jour où je quittai Pétersbourg, je dis à mademoiselle Taglioni, avec ce pur accent parisien qu’elle aimait tant : Chère belle ! vous entendrez parler de moi, ma parole d’honneur ! – Mais le moyen de se distinguer avec ces défiances !

Entre Schabachkin. Il amené Schamyl.

Qu’est-ce que c’est ?

SCHABACHKIN, montrant Schamyl.

Circassien.

FÉODOR.

Ah ! ah ! une capture ! un de nos fuyards ! Hé ! si je pouvais apprendre de lui ?... Je vais l’interroger. – Avance ! avance donc ! – Et pas une lumière pour que je puisse lire dans ses yeux ! Mais c’est égal ! avec moi toute feinte est inutile. – Qui es-tu ? ton nom ? ta demeure ? tes moyens d’existence ?

SCHAMYL, d’un ton farouche.

Je suis de la montagne, je vis de la montagne !

FÉODOR.

Tu es un de nos ennemis ?

SCHAMYL.

Je suis l’ennemi de tous ceux qui viennent troubler mes rochers, ma forêt, mon désert !

FÉODOR.

Hé ! à ce compte-là, tu haïrais les Circassiens autant que les Russes.

SCHAMYL.

Je vous hais tous tant que vous êtes, vous qui, avec votre bruit, effrayez mes oiseaux et qui, avec vos boulets, blessez mes arbres. Comme si les hommes valaient mes grands chênes !

FÉODOR.

Oh ! quelle brute ! – Écoute, homme des bois...

SCHAMYL, lui désignant son cigare.

D’abord, éteignez ce feu.

FÉODOR.

Pourquoi ? est-ce que tu as peur que mon cigare n’incendie les cailloux ?

SCHAMYL, avec indifférence.

Ne l’éteignez pas !

FÉODOR.

Écoute, te dis-je ! Tu es notre prisonnier...

SCHAMYL.

Après ?

FÉODOR.

Je puis te faire fusiller dans les cinq minutes.

SCHAMYL.

Après ?

FÉODOR.

Cela ne m’avancerait pas beaucoup, je le sais. Mais enfin, toi, tu serais probablement bien aise de racheter ta liberté et ta vie ? Eh bien, parole d’honneur ! je te promets la vie et ta liberté si tu veux et si tu peux me donner quelque renseignement vrai et utile.

SCHAMYL.

Eh mais ! je vous ai déjà conseillé d’éteindre ce feu.

FÉODOR.

Il y tient ! Ce n’est pas de mon havane de Paris qu’il s’agit, entêté ! Les Circassiens nous ont échappé tout à l’heure. Peux-tu me dire par où ?

SCHAMYL.

Oui. Derrière ces broussailles. Regardez.

FÉODOR.

Ô merveille ! une fissure dans le roc !... Et où aboutit ce chemin ?

SCHAMYL.

Au-dessous du défilé des portes Caspiennes ; vous savez ? le seul passage connu pour sortir du mont Darbéla comme pour y entrer. Deux énormes pans de granit et un grand bois, noir en plein soleil.

FÉODOR.

Oui, c’est là qu’en venant nous avons perdu douze jours et trois cents hommes et que le général a été blessé.

SCHAMYL.

C’est là que les Circassiens vous attendent cette nuit pour vous achever.

FÉODOR.

Hé ! parbleu ! qu’ils attendent ! je garde mon poste. J’en réponds sur ma tête. Ici, je ne crains que le tonnerre... et encore !

SCHAMYL.

Le tonnerre ne vient pas toujours d’en haut !

FÉODOR.

Qu’est-ce qu’il dit ? Il est bête ! Voyons ! ton renseignement m’est inutile, et je te garde prisonnier. Seulement, il me paraît vrai, et je te fais grâce de la vie.

SCHAMYL.

Vous me faites grâce de la vie et vous me gardez prisonnier ?

FÉODOR.

Sans doute.

SCHAMYL.

Alors, vous vous trompez, vous ne me donnez pas la vie.

FÉODOR.

Comment ?

SCHAMYL.

Si vous ne me laissez pas m’éloigner d’ici, je mourrai – avec vous – mais je mourrai.

FÉODOR.

Ah çà ! est-ce que nous sommes en danger ici ? Parle, en ce cas, et, en nous sauvant, tu te sauves.

SCHAMYL.

C’est juste !

Il écarte une pierre.

FÉODOR.

Qu’est-ce que cela ? qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?

SCHAMYL.

Regardez !

FÉODOR, plongeant la main dans le trou.

De la poudre ! Pourquoi de la poudre ?

SCHAMYL.

Vous ne devinez pas ?

FÉODOR.

Comment ! je ne devine pas ? Je devine ! C’est une traînée qui communique à quelque mine... La montagne est minée !

SCHAMYL.

Oui !

FÉODOR, se levant.

Saprelotte ! mais je fume sur un cratère, moi !

Il éteint rapidement son cigare.

Et tu ne me le disais pas !

SCHAMYL.

Je vous l’ai dit deux fois.

FÉODOR.

Ces cannibales-là veulent donc nous faire sauter ?

SCHAMYL.

Oui.

FÉODOR.

Et quand cela ? cette nuit ?

SCHAMYL.

Oui.

FÉODOR.

Oui ? Très bien ! je ne reste pas ici ! La plante des pieds me brûle sur ce sommet d’enfer ! Nous allons redescendre à tout hasard. Tu nous suivras.

SCHAMYL.

Où ? aux portes Caspiennes, dans le gros de l’embuscade ?

FÉODOR.

Ah ça ! mais nous sommes donc pris entre deux feux ?

SCHAMYL.

Oui.

FÉODOR.

Miséricorde ! la douce vie est un bien ! Ah ! une idée ! – C’est ce chemin-là, dis-tu, qu’ont pris les montagnards ?

SCHAMYL.

Oui.

FÉODOR.

Je prends le même !

Appelant.

Lieutenant Paramonoff !

Il lui parle bas. Revenant.

Ils croient nous surprendre ! c’est moi qui les surprends. Je tombe sur leur arrière-garde. Feu de file sur toute la ligne ! Et tandis que je les tiens en queue, le général Wassili, attiré par ma fusillade, fait face en tête, et nous les exterminons tous ! C’est un coup de maître ! Pas une minute à perdre ! Je cours...

SCHAMYL.

Vous ne m’emmenez pas ?

FÉODOR.

Oh ! pour le coup, tu as bien gagné ta liberté. Garde ta montagne !

Il sort en courant.

 

 

Scène X

 

SCHAMYL, seul

 

Oui, je la garde, et elle nous garde ! Elle nous a déjà prêté ses taillis pour le combat, ses grottes pour la retraite, et la voici qui m’ouvre encore ses défilés cachés pour y faire s’entrechoquer et s’abimer, dans la nuit aveugle et dans leur fureur sourde, les deux masses compactes de l’ennemi. Ô ma montagne ! nous sommes invincibles l’un par l’autre ! Debout sur tes cimes, les pieds immobiles comme tes blocs, les tempes frémissantes comme tes feuilles, je sens de ton sol béni monter en moi la sève et la force, et ton ciel sacré me verser la lumière et la foi !

En ce moment paraissent dans le sentier du fond, à gauche, Nadèje et Lidine, conduites par Kourroglou.

 

 

Scène XI

 

SCHAMYL, NADÈJE, LIDINE, KOURROGLOU

 

LIDINE.

Ouf ! sommes-nous au bout, enfin ?

KOURROGLOU.

Oui, voilà les derniers rochers.

LIDINE.

Courage, ma Nadèje !

SCHAMYL, sans les voir.

Les Russes s’engagent dans le chemin fatal !

KOURROGLOU.

Mais je n’aperçois toujours pas le capitaine Féodor et son détachement !

SCHAMYL, toujours penché sur le défilé caché.

Allez ! et puisqu’il vous faut à toute force du sang, déchirez-vous entre vous, bêtes féroces !

NADÈJE, tressaillant à la voix de Schamyl.

Schamyl !

SCHAMYL, se retournant.

Nadèje !

NADÈJE.

Lidine, restez à la portée de la voix !

KOURROGLOU.

Viens, la mère, que je te fasse les honneurs de ma montagne.

LIDINE.

Oh ! chat sauvage ! tu es chez toi, ici.

Ils disparaissent.

SCHAMYL.

Nadèje ! – c’est vous ! je ne rêve pas ! vous dans la montagne ! Comment, pourquoi, grand Dieu ! avez-vous quitté Tiflis ?

NADÈJE.

Ce n’est pas seulement, Schamyl, parce que mon père était blessé, c’est parce que vous combattiez contre mon père. Le fils de Lidine m’a tout découvert. J’ai voulu me jeter entre mon père et vous ! Me voilà.

SCHAMYL.

Ah ! le destin fera ce qu’il voudra ! que le miracle de votre présence soit béni, Nadèje ! Je peux donc – quel bonheur ! – épancher mon cœur, ouvrir ma pensée et laisser voir qu’enfin je suis une âme humaine !

NADÈJE.

Parlez, Schamyl ; car moi aussi j’avais hâte de vous voir et de vous entendre.

SCHAMYL.

Oh ! que vous dirai-je ? que vous avez sans cesse reposé mes yeux comme la plus douce image, consolé mon âme comme le plus pur exemple ! que je vous vénère, que je vous admire, que je vous aime !...

Mouvement de Nadèje.

Ne craignez rien ! – que je vous aime comme une sœur.

NADÈJE, à elle-même tristement.

Comme une sœur !

SCHAMYL.

Vous devinez, à présent mon supplice ! Se laisser haïr et mépriser de tout ce qu’on aime, de tout ce qu’on respecte au monde ! Un jour, une minute, j’ai tenu à la portée de mon cœur et de mes lèvres... ma mère ; je la voyais pour la première fois, et j’ai fermé mes bras et j’ai fermé mon âme ! Quel supplice ! remplir à la fois un devoir sacré et un rôle odieux, se dresser à l’héroïsme en jouant l’infamie, vivre toujours seul, méconnu, masqué !... Qu’est-ce que je dis ? masqué ! On peut pleurer sous un masque ! mais mon masque à moi, c’était mon visage !

NADÈJE.

Oui, Schamyl, je vous absous, je vous plains, je vous admire pour le passé ; mais l’avenir ?...

SCHAMYL.

L’avenir ! Ah ! vous m’y verrez sans doute souffrir toujours. Dieu merci ! vous ne m’y verrez plus rougir. De mes desseins et de mes actions je n’ai plus rien à vous cacher, Nadèje...

Bruit de fusillade au loin.

Oh ! voilà encore le sort qui me dément !

NADÈJE.

Mon Dieu ! Schamyl, quel est ce bruit ? un engagement ! un combat !

Bruit d’artillerie.

Ah ! le canon maintenant ! – Schamyl ! Schamyl ! mon père est en danger, et c’est vous qui lui faites ce danger !

SCHAMYL.

Non, ce n’est pas mot, c’est lui-même ! Ce n’est pas contre les miens qu’il se bat, vous voyez ! c’est contre les siens, le malheureux !

NADÈJE, égarée.

Comment ? quelle est cette effrayante énigme ? D’où vous vient cet air de victoire et de douleur ? Dans cette ombre qui se dissipe, vous êtes là comme un démon – ou bien comme un archange ! Voyons ! qu’y a-t-il ? Est-ce votre justice et votre vertu qui triomphent ? est-ce votre orgueil et votre ambition qui se vengent ?

SCHAMYL.

Tenez ! une minute de plus, je vois que vous allez recommencer à me maudire ! connaissez-moi donc auparavant ! Comment voulez-vous que je préfère à la paix dans l’honneur la victoire dans le sang ? Mais si mon devoir me force à la lutte, et si ta lutte m’impose le pouvoir, je suis menacé de perdre tous ceux qui me sont chers, tous ! Enfin, c’est votre père, Nadèje, c’est votre cœur que rencontrerait mon épée ! – Non ! ma seule ambition, mon seul orgueil, c’est que ma patrie soit libre, que mes frères s’appartiennent, et que je puisse, moi, rentrer dans mon ombre, – rien de plus ! rien de plus ! J’en atteste cette grande nature, cette aube étoilée, ces cimes contemporaines des âges et voisines du ciel ! J’en prends à témoin ceux qui tombent là-bas, et dont les âmes passent et m’entendent, et vont, si je mens, m’accuser devant Dieu !

NADÈJE.

Je vous crois, Schamyl ? je vous crois ! – Mais, en ce moment où est mon père ? Pourquoi la fusillade a-t-elle cessé ? C’est ce silence à présent qui me glace d’effroi ! Mon père a-t-il été épargné, dites ? vous vous taisez ! Ah ! quel est ce bruit ? des voix ! des pas ! une masse en désordre ! Les Russes ! – Mon Dieu ! mais, à votre tour, Schamyl, vous êtes menacé ! Vous entendez ? les Russes viennent ! et vous êtes là, seul !

SCHAMYL.

Oui, seul j’ai commencé, se al j’achèverai !

 

 

Scène XII

 

SCHAMYL, NADÈJE, WASSILI, entrant le front ensanglanté, pâle, éperdu

 

NADÈJE.

Mon père ! sauvé !

WASSILI.

Où est-il ? où est-il cet ennemi, ce fantôme ?

NADÈJE, se jetant dans ses bras.

Mon père !

WASSILI.

Nadèje ! toi ici ! Ah ! oui, je me souviens. C’est que je n’y vois plus ! Nuit et sang ! Si tu savais ! dans ces horribles ténèbres, un massacre épouvantable ! Russes contre Russes ! Ah ! qui donc nous a poussés, heurtés, écrasés les uns contre les autres ? Qui donc nous a précipités dans ce piège, dans cette tuerie, dans ce suicide ? Qui donc ?...

SCHAMYL.

Prince, s’il vous plaît, c’est moi.

WASSILI.

Schamyl ! – Toi ! Est-ce que vraiment je délire ? Toi ! Ah ! c’est toi, lâche ! ah ! c’est toi, traître !

SCHAMYL.

Vous délirez, en effet, Wassili. Du soldat qui défend sa patrie, seul contre deux mille, avec tout ce qu’il peut, avec le fer, avec la ruse, avec la terre natale, avec la nuit céleste, – ou bien du tuteur qui a tenté de défaire l’âme pure et confiante d’un enfant avec l’abrutissement, avec la débauche, avec toutes les vilenies humaines, – lequel des deux est le lâche et le traître ?

WASSILI.

Est-ce ainsi ? Allons ! j’aime mieux cela ! on sait à quoi s’en tenir au moins ! Circassien contre Russe ! vengeance contre haine ! à la bonne heure !

NADÈJE, se précipitant.

Ah ! mais, je suis là, moi ! Je suis entre vous ! ayez pitié de moi, mon père !

WASSILI.

Non ! non ! Je dois, coûte que coûte, achever mon œuvre ! Ce que je n’ai pu contenir, je dois l’abattre ! Schamyl, je te déclare une guerre à mort !

SCHAMYL.

Moi, prince, je vous offre une paix loyale.

WASSILI.

Ah ! tu recules ! ah ! tu t’aperçois que tes deux cents bandits ne sont peut-être pas suffisants contre la toute-puissante Russie ! Il est trop tard ! la guerre !

NADÈJE.

Mon père !

SCHAMYL.

Vous voyez, Nadèje, que j’ai offert la paix ! – Vous ! prenez-y garde, prince ! si vous attaquer la justice, et si vous défiez Dieu, toute votre Russie va y fondre comme la pluie sur le granit. Prenez-y garde ! j’ai aujourd’hui deux cents soldats, j’en aurai deux mille demain, après-demain vingt mille ! Prenez-y garde ! je ne suis pas un homme, je suis une avalanche !

WASSILI.

Eh bien ! l’avalanche, on la brise à coups de canon. La guerre !

NADÈJE.

Schamyl !

SCHAMYL.

Mais j’ai offert la paix, remarquez-le donc, Nadèje ! – Prince, quand il y a un mois, vous vous êtes rués sur nous, vous étiez eux mille contre deux cents, dix contre un... Abrités derrière nos buissons, nos pierres et nos arbres, nous vous avons tué quatre cents hommes. Vous n’étiez plus que huit contre un. Cette nuit, fous de rage, ivres de sang, vous vous êtes entr’égorgés sans miséricorde. Vous n’êtes plus que cinq contre un. N’allez pas plus loin !

WASSILI.

J’irai jusqu’au bout ! Cinq contre un, c’est quatre fois plus qu’il ne faut ! Avoue donc que tu as peur et que tu demandes grâce !

SCHAMYL.

Eh bien ! oui, j’ai peur, – peur de ma force ! Eh bien ! oui, je demande grâce, – grâce pour vous ! Ces ennemis, enfin, ce sont des hommes ! Encore une fois, la paix !

WASSILI.

Encore une fois, la guerre !

SCHAMYL.

Tu la veux !

WASSILI.

Oui, mes mille hommes sont là, occupant sans résistance le plateau de Tarsi. Où est ta force, à toi ? où est ton armée ?

SCHAMYL.

Il le demande encore, l’insensé ! Il faut lui prouver une fois de plus que, pour certaines causes sublimes, tout est armée et tout est force ; que l’amour de la patrie déplace une alpe comme une paille, et que, dans cette guerre juste, la nature m’obéit comme à un magicien. Eh bien ! regarde !

Il lance une flèche.

Après tout, nous sommes dans le pays de Prométhée : on peut bien s’y battre à coups de montagnes ! Guerre de Titans !

 

 

Troisième tableau

 

LES ROCHES MOUVANTES

 

Les trois énormes blocs du fond se détachent et roulent sur le plateau inférieur avec un bruit effroyable, mêlé aux cris des Russes écrasés. Le fond du théâtre découvert laisse voir l’aube encore étoilée, l’horizon lointain des montagnes et les Circassiens échelonnés, armés et debout sur tous les versants.

 

SCHAMYL.

Maintenant, Wassili, vous ne devez plus être que deux contre un. Partie égale !

Vive fusillade, engagement rapide. Les Russes, qui essayent de gravir le sommet, sont tués ou désarmés. Dix épées et dix fusils sont tournés contre Wassili. Nadèje jette un cri, s’élance et le protège.

Que la tête de cet homme vous soit sacrée ! Les siens m’ont vengé de lui.

WASSILI.

Les tiens me vengeront de toi !

 

 

ACTE III

 

 

Quatrième Tableau

 

LES JEUX CIRCASSIENS

 

Baraques et ouvrages avancés des Russes devant la forteresse d’Achulgo. À droite, poterne sur les premiers fossés de la place.

 

 

Scène première

 

SCHAMYL, LAZARE, KOURROGLOU, mêlés aux Gouzlars et portant leur costume

 

Au lever du rideau, une troupe de tireurs à l’arc traverse joyeusement le théâtre, portant une cible ornée et bariolée. Après eux passe la bande des Gouzlars, musiciens, chanteurs et danseuses.

SCHAMYL, restant en arrière et s’arrêtant pensif.

« Les tiens me vengeront de toi ! » m’a dit Wassili ! Il avait raison ! Vaincre ses ennemis, ce n’est rien, mais combattre ses frères ! ah ! c’est trop !

LAZARE, qui veut l’entraîner.

Allons, Schamyl !

KOURROGLOU.

Seigneur Schamyl ! – ce n’est pas pour moi, je crois que je tiens plus à la peau de mon tambourin qu’à la mienne ! – mais pour vous, je vous en supplie ! ne vous isolez pas des autres Gouzlars. Songez que nous sommes dans le camp ennemi.

Il va aux aguets.

LAZARE.

Vous voulez vous servir, pour vos projets, de la fête que donnent les Russes à leurs nouveaux alliés, les Adighés. Mais vos compatriotes, que vous sauviez hier, Schamyl, pourraient fort bien vous dénoncer aujourd’hui.

SCHAMYL.

Je voudrais voir s’ils l’oseraient !

LAZARE.

De plus, le capitaine Féodor, à qui vous avez parlé dans la montagne Darbéla, il est ici.

SCHAMYL.

Il ne me reconnaîtra pas, il ne m’a vu que la nuit.

LAZARE.

Schamyl ! Schamyl ! ne compromettez pas votre grand dessein ! – La forteresse d’Achulgo, bloquée depuis deux mois, défendue par Addila, mais trahie par Hamsad, – si vous n’y avisez, – elle capitule ! Vous devez à tout prix vous jeter dans la place, et démasquer Hamsad.

SCHAMYL.

Oui, et déshonorer Addila et désespérer Eskam !

LAZARE.

Ah ! si le sentiment s’en mêle, nous sommes perdus, – c’est mon sentiment.

SCHAMYL.

Non ! ce n’est pas votre sentiment ! Je connais maintenant votre ironie, qui cache votre bonté. Fils de la nation parmi les hommes la plus humaine, vous apprenez à votre cœur à rire, vous autres de France !

LAZARE.

Ah ! si vous me prenez par l’amour-propre national !...

SCHAMYL.

Ami ! je ne m’enfermerai avec les Circassiens assiégés qu’après m’être assuré des Circassiens qui les assiègent. Il est nécessaire que je sente avec moi toutes ces âmes. Ceci est la véritable épreuve de ma mission, je ne m’y déroberai pas. Les Adighés et leur chef Kelemet me verront et m’entendront, et, s’ils me livrent, c’est – que je ne devais pas les délivrer !

KOURROGLOU, accourant avec effroi.

Le général Wassili ! Kelemet ! Les Russes !

LAZARE.

Ah ! Schamyl ! vous tentez Dieu !

SCHAMYL.

Non, je ne le tente pas, Lazare ! mais je l’interroge ! Allons !

Ils sortent tous trois par la gauche, au moment où Wassili, Nadèje, etc., entrent par le fond.

 

 

Scène II

 

WASSILI, donnant le bras à NADÈJE, FÉODOR, KELEMET et quatre ou cinq chefs adighés

 

WASSILI.

Que notre présence ne dérange pas vos plaisirs, vaillants chefs adighés, nos bons alliés et amis. Vous saurez tout à l’heure, j’espère, à quelle occasion nous vous offrons cette fête.

FÉODOR.

Hé ! d’abord n’est-il pas utile que nous fassions bonne chère ici tandis que les assiégés meurent, à ce qu’il paraît, de faim là-bas ? Cela leur apprendra ! Et puis les conquérants doivent toujours flatter les vaincus dans leurs mœurs et usages. C’était la politique du général Bonaparte en Égypte ; c’est la mienne, semblablement. Vous allez voir, ma chère cousine, le délicieux divertissement à la mode caucasienne que j’ai fait organiser. Une folle journée, tout à fait !

NADÈJE.

Pardon ! je n’étais venue que pour apporter des secours aux blessés !

WASSILI.

Oui, chère fille, tu es restée au milieu de nos combats, comme la statue de la Paix, pour commander la douceur et la pitié. Mais, sois tranquille ! tu vas pouvoir assister sans scrupule à cette fête. Nous vous rejoignons dans un instant, amis.

FÉODOR, aux Adighés.

Venez ! venez ! je présiderai au tir à l’arc, je préside à tout, moi !

Il sort, suivi des Adighés.

 

 

Scène III

 

WASSILI, NADÈJE

 

WASSILI, inquiet, observant Nadèje.

Eh bien, tu vois, Nadèje ? les Adighés, gagnés par nous, sont maintenant les ennemis de Schamyl !

NADÈJE, d’un ton doux et triste.

Je vois, mon père.

WASSILI, sans la quitter des yeux.

Mais tu te dis : Achulgo tient pour lui encore. Eh bien ! non ! Hamsad, Hamsad son parent ! est à nous en secret, et va, ce matin, tout à l’heure, nous ouvrir la forteresse.

NADÈJE.

Ah !

WASSILI, s’animant et s’agitant.

Seulement, Schamyl reste toujours libre, n’est-ce pas ? libre et à la tête d’une fidèle petite troupe que sa parole soulève et emporte, comme fait un géant d’un enfant. Il a, – c’est leur mot, – des éclairs dans les yeux et des fleurs sur les lèvres ! – Mais la forteresse une fois à nous, que pourra-t-il, seul, dans sa montagne ? Rien que l’or nous le livrera ! J’ai déjà fait promettre à qui l’amènerait prisonnier dix mille roubles ou telle grâce qu’il souhaiterait. Que pourra-t-il, voyons ? – Oh ! je vaincrai cet invincible !

NADÈJE.

Je n’ai jamais dit, mon père, que vous ne le vaincriez pas.

WASSILI.

Eh ! que dis-tu donc, que penses-tu donc alors ? Tu restes là, blanche, immobile et triste, – reproche muet, protestation vivante ! Oui, je te prouve que je suis le plus fort, mais non pas que je suis le plus juste ! Tu détestes nos armes, même victorieuses. Et, de ces barbares, tu admirerais jusqu’à leur défaite !

NADÈJE.

Mais je ne dis rien, moi ! c’est vous qui le dites, mon père !

WASSILI.

Oh ! va ! ton silence parle !

NADÈJE.

Non, mon père, c’est votre conscience ! Ah ! vous devez l’entendre, car moi je l’entends. Tenez, écoutez-la, elle vous dit encore : – Il n’est pas trop tard ! rien d’irréparable n’est accompli ! La paix, cette paix honorable que demandait Schamyl, on peut toujours la faire, on peut toujours laisser à ce vaillant peuple son indépendance, on peut toujours être équitable, être humain, être bon !

WASSILI.

Tais-toi, Nadèje, tais-toi ! Ce que tu me demandes là, c’est ma disgrâce et ma ruine. Ton père fléchirait peut-être ; mais la raison d’état ne fléchit pas, et je suis son instrument ! Si je n’obéis, elle me brise.

On entend un coup de canon.

D’ailleurs, tiens, voilà 1e signal que j’attendais. La forteresse est à nous – et Dieu pour nous !

NADÈJE, secouant la tête.

Dieu !

 

 

Scène IV

 

WASSILI, NADÈJE, FÉODOR, KELEMET, LES CHEFS ADIGHÉS, LIDINE et deux femmes de Nadèje qui restent au fond

 

FÉODOR, accourant joyeux.

Vous avez entendu, mon général ? Et tenez, voyez ! le pavillon parlementaire sur la forteresse ! Victoire ! victoire !

WASSILI.

Voilà, braves chefs adighés, le triomphe prévu que célèbre la fête d’aujourd’hui.

NADÈJE, s’approchant de Kelemet.

Naïb Kelemet, pourquoi donc vos compagnons demeurent-ils silencieux et mornes ?

KELEMET.

Il faut leur pardonner. Ils sont nés Circassiens, et ne peuvent voir sans un peu de tristesse l’abaissement de leur patrie.

NADÈJE, regardant son père.

Ils marchent avec les Russes cependant ?

KELEMET.

Les Russes avaient perdu deux mille hommes au mont Darbéla. Les Russes, quinze jours après, revenaient assiéger Achulgo avec quatre mille hommes. Il n’y avait plus à discuter.

NADÈJE, bas à Wassili.

Vous entendez, mon père ?

WASSILI, avec amertume.

Oui, partisans de la force ! soldats du succès ! mais je les surveille.

NADÈJE.

À quoi bon, mon père, si la force vaut le droit et si le succès vaut la justice !

WASSILI, à lui-même.

Ô implacable pureté ! –

Haut et durement.

Chefs adighés, l’invincible Russie, votre patrie nouvelle, l’emporte comme toujours Voici mes derniers ordres.

KELEMET.

Nous les écoutons avec respect, Excellence.

WASSILI.

La digue du Koïsou est notre seul point vulnérable et a besoin d’être énergiquement protégée...

FÉODOR.

Confiez-m’en la défense, alors, général.

WASSILI.

Je retourne y veiller en personne, et je réponds que Schamyl n’osera en approcher. Il est plus probable qu’il tentera de ce côté un coup de main sur le camp...

FÉODOR.

Oh ! général ! j’ai de vieilles dettes à faire payer à Schamyl, quand ce ne serait que le coup d’épée de Tiflis ! chargez-moi d’en finir avec l’homme, je vous en prie.

WASSILI.

Kelemet connaît mieux le pays. Il commandera aux abords des tentes nos détachements moitié circassiens, moitié russes.

FÉODOR.

Eh bien ! et moi ? Eh bien ! et moi ?

WASSILI, avec une nuance d’ironie.

Vous, Féodor ?

Fanfare d’appel de la forteresse.

Tenez, entendez-vous ? Les assiégés demandent à nous envoyer leur parlementaire. Eh bien ! ce parlementaire, à vous, Féodor, l’honneur de le recevoir. Rentrez avec lui dans Achulgo en plénipotentiaire et en vainqueur. Signez avec Hamsad l’acte de reddition de la place. Hamsad, vous le savez, est à nous ; fiez-vous à lui en toute chose. Enfin, tandis que nous veillerons pour vous, triomphez pour nous. Voilà votre rôle, Féodor : il est aussi facile que glorieux, j’espère !

FÉODOR, se rengorgeant.

Affaire de représentation ! Je prendrai avec moi Maxime Maximitch et Paramonoff. Avec Schabachkin, nous serons assez imposants !

WASSILI.

Vous m’avez compris, Féodor, et je vous confie en toute sécurité cet important office. – Ton escorte est là, Nadèje, mais reste jusqu’à la fin de cette fête, chère enfant. Va, notre victoire terminera tout selon tes souhaits, ma pacifique guerrière !

NADÈJE.

Que Dieu le veuille, comme je l’en prie !

Wassili sort par le fond, suivi des Chefs adighés.

 

 

Scène V

 

NADÈJE, FÉODOR, LIDINE, puis KOURROGLOU et SCHAMYL, puis LAZARE

 

FÉODOR.

Ma chère cousine, le général part, j’en suis sûr, avec la persuasion qu’il me laisse très peu de chose à faire. Eh bien ! moi, je parie que je vais avoir autant et plus de besogne qu’eux tous.

Entre Kourroglou, suivi de quatre on cinq Gouzlars, parmi lesquels Schamyl, qui dérobe avec soin son visage.

Hé ! qu’est-ce que c’est ? qui vient donc déjà me déranger ?

KOURROGLOU.

Les joueurs de gouzlo du divertissement, capitaine.

FÉODOR.

Ah ! tout à l’heure. Il faut attendre le parlementaire.

KOURROGLOU.

C’est qu’un de ces Gouzlars, capitaine, aurait à vous faire une proposition qui vaut la peine, je crois, qu’on l’écoute.

FÉODOR.

Là ! vous voyez, ma chère cousine !

KOURROGLOU, à part.

Mademoiselle Nadèje !... avec ma mère !

FÉODOR.

Allons ! qu’est-ce qu’il veut ton Bohême ?

KOURROGLOU.

Plus tard, capitaine, quand vous serez seul.

FÉODOR.

Hé ! non, tout de suite. Ne sois pas intimidé ! parle... j’attends !

KOURROGLOU, prenant son parti.

Capitaine, on a promis à quiconque livrerait Schamyl une somme d’argent ou la grâce qu’il réclamerait ?

FÉODOR.

Sans doute. – Eh bien ?

KOURROGLOU.

Eh bien, le camarade a dans la forteresse d’Achulgo sa mère et son frère. Il ne les a pas vus depuis deux mois, et aurait grand besoin de les voir ! il demande la permission d’entrer seul, tout seul dans la forteresse. À cette condition, il vous livrera Schamyl.

NADÈJE, avec effroi.

Schamyl !

FÉODOR.

Schamyl ! j’ai bien entendu ! Et c’est là ton homme ? – Tu me livreras Schamyl, toi ?...

SCHAMYL, sous son capuchon, d’une voix sourde.

Oui !

NADÈJE, le reconnaissant, bas à Lidine.

C’est Schamyl ! – Voudrait-il se livrer, grand Dieu ?

FÉODOR.

Hé ! qu’est-ce que je disais ! – Tout ce que tu peux souhaiter, l’homme ! Argent, permission d’aller, de venir. Tout !

KOURROGLOU.

Mon ami ne demande que les moyens d’entrer dans Achulgo aujourd’hui même, tout à l’heure.

FÉODOR.

Accordé ! sur ma parole d’honneur ! Et ce sera plus simple qu’il ne croit. – Mais où est Schamyl ? où le trouver ?

LAZARE, entrant et frappant sur l’épaule de Féodor.

Bonjour, capitaine.

FÉODOR.

Eh ! c’est Schamyl, en vérité !... Ah ! pardieu ! Schamyl, c’est un charme pour moi de vous revoir !

LAZARE, souriant.

Sans rancune alors, Féodor.

FÉODOR.

Ma foi ! oui ! Ma revanche est trop belle ! Mais permettez que je m’assure de votre précieuse personne.

Appelant.

Holà !

LAZARE.

Allons donc, Féodor ! quand jet me rends à vous ! car j’ai voulu obliger cet homme ; mais, en réalité, je me rends. Tant que je n’ai eu à combattre que des Russes, la partie me souriait ! Mais verser le sang des Adighés, de mes compatriotes ! J’aime mieux me rendre. – Et vous avez ma parole.

FÉODOR.

Votre parole ? Hé ! donc ; je l’accepte ! – Quelle félicité ! Schamyl en mon pouvoir !

À Nadèje.

Ne reconnaissez-vous pas cet excellent Schamyl, ma cousine ?

Lazare fait un mouvement en apercevant Nadèje, puis va droit à elle et la salue profondément.

SCHAMYL, descendant vers Nadèje, de sorte qu’elle se trouve entre Lazare et lui.

Vous pouvez me livrer, Nadèje, je ne me plaindrai pas.

NADÈJE, après un silence, à Lazare.

Schamyl, je vous salue !

SCHAMYL, bas à Nadèje.

Merci !

À lui-même avec émotion.

Ah ! je ne croyais pas être tant dans son cœur !

NADÈJE, bas à Schamyl.

Portez cela, Schamyl, au compte de mon père.

Elle se retire en hâte comme confuse, suivie de Lidine.

 

 

Scène VI

 

FÉODOR, LAZARE, SCHAMYL, SCHABACHKIN, puis ADDILA et TROIS PARLEMENTAIRES CIRCASSIENS

 

FÉODOR.

Qu’y a-t-il, Schabachkin ?

SCHABACHKIN.

Parlementaires !

FÉODOR.

Ah ! fort bien ! Avertis Maxime Maximitch et Paramonoff.

LAZARE.

Comment ! la forteresse capitule ?

Bas à Schamyl.

Mille diables ! est-ce que je me suis livré pour rien ?

SCHAMYL, bas.

Attendons et laissez faire.

Entre Addila suivi de trois Circassiens qui restent à l’entrée de la poterne.

Addila porteur de la capitulation !

FÉODOR, à Addila.

Vous me rendez à temps la citadelle, cher ; moi, je viens de prendre Schamyl !

ADDILA.

Schamyl prisonnier !

FÉODOR, se frottant les mains.

Eh oui ! Schamyl pris ! Achulgo livré ! Et c’est à moi que tout aboutit.

ADDILA, faisant un pas vers Schamyl.

Schamyl s’est rendu !

LAZARE, se désignant d’un geste expressif.

Si je me suis rendu, Addila, c’est que je croyais par ce sacrifice pouvoir servir encore la Circassie. – Comprenez-vous ?

ADDILA, entre Schamyl et Lazare, les regardant tour à tour.

Je comprends. – Et si j’ai accepté, moi, ce message de soumission, – j’espérais, – maintenant je puis le déclarer même en votre présence, capitaine,– j’espérais dans le hasard, ou la ruse, ou la force, pour voir Schamyl et faire à son dévouement un appel suprême.

SCHAMYL, à demi-voix.

Appel toujours entendu de Schamyl !

FÉODOR, riant.

L’appel arrivait cette fois un peu tard ! C’est à moi seul qu’il vous reste à parler, jeune homme.

Il s’assied sur un tertre de gazon ; Maxime Maximitch et Paramonoff, qui viennent d’entrer, se rangent derrière lui, avec Schabachkin.

ADDILA.

Voici donc où en est la forteresse. Les provisions épuisées. Six des nôtres morts de faim. Personne là pour relever les courages. Eskam ma mère, qui, lorsqu’elle paraît, apporte avec elle le souvenir des héros antiques, Eskam retenue, j’ignore pourquoi, dans le sanctuaire. Hier une révolte a éclaté. Et quand j’y pense ! Schamyl aurait-il pu à la fois rompre la digue, trouver des vivres, comprimer le soulèvement ?

SCHAMYL.

Pourquoi pas ?

FÉODOR, ricanant.

Et puis, jeune homme, entre nous on peut l’avouer à présent, Hamsad votre père eût-il bien secondé Schamyl sans mauvais vouloir et sans arrière pensée ?

ADDILA.

Ah ! pas un mot là-dessus ! épargnez-moi ! grâce ! – Oui, j’aurais encore imploré, exigé de Schamyl la promesse de ne pas trahir même la trahison et de sauver Achulgo sans perdre mon père.

SCHAMYL, bas.

Schamyl l’eût promis coûte que coûte ! Schamyl veut donner à sa cause de lui-même tout, mais rien de ce qu’il aime, et il fait la part de son cœur en même temps que la part de sa patrie.

LAZARE, bas.

C’est même là sa faiblesse ! on multiplie ainsi le danger et l’obstacle.

SCHAMYL, bas.

Il aime à marcher sur l’obstacle et à faire peur au danger !

FÉODOR, se levant, après avoir consulté ses acolytes.

Fils d’Hamsad, j’accepte l’offre de capitulation. Les chants et les danses terminés, nous rentrerons ensemble aux yeux de tous dans la forteresse. Ce sera d’un certain effet ! Toi, le joueur de gouzlo, qui as ma parole, tu seras libre de nous suivre, mais seulement après le divertissement.

SCHAMYL.

D’autant plus que j’y ai un rôle.

LAZARE, bas, à Schamyl.

Auquel vous devriez renoncer, croyez-moi ! Voici les Adighés ! voici Kelemet ! Ils vous connaissent tous. Un seul cri et tout est perdu !

SCHAMYL, de même.

Ou tout est gagné.

Haut, à Féodor.

Je joue !

FÉODOR, à Schamyl.

Et quel est ton personnage, à toi ?

SCHAMYL.

Je raconte l’ancien héros Murad qui délivra des Mongols la Circassie.

Il rabat son capuchon sur son visage et prend son rang au centre des Gouzlars.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, KELEMET, CHEFS et SOLDATS ADIGHÉS, EMIN, ZARIF, GOUZLARS, CHANTEURS et DANSEUSES

 

Kelemet et les Adighés mêlés aux Russes occupent les deux côtés du théâtre. Les Gouzlars, rapsodes et musiciens, se placent sur le devant, à gauche. Des porteurs de bannières aux couleurs circassiennes, jaune, blanc et noir bariolé de rouge, ouvrent la marche et se rangent au milieu du théâtre sur une seule ligne.

LE GOUZLAR EMIN, après avoir salué.

Nos mobiles tableaux vont peindre aux cœurs, aux yeux,
Les amours, les combats, les douleurs des aïeux.

KELEMET, à Féodor.

Vous êtes peut-être imprudent, Féodor, de rappeler à nos gens les souvenirs de notre histoire ! Moi-même, rien que d’y penser, je sens quelque chose s’agiter là.

FÉODOR.

Bah ! le général Bonaparte !...

Première entrée de ballet.

Danse de femmes portant des fleurs.

CHŒUR ACCOMPAGNANT LA DANSE.

À l’œuvre ! – À la chasse ! à la pèche !
Nourrissons la femme et l’enfant !
Allons ! les filets ! l’arc ! la bêche !
Fils de la montagne, en avant !
Le travail, dans la paix sacrée,
Est la dette et le bien de tous :
Que l’homme toujours lutte et crée
Pour que, plus fort, il soit plus doux.

À l’œuvre ! etc.

Les bannières se partagent, les Danseuses s’écartent et laissent voir la première action mimée.

Groupe central : L’aïeul à barbe blanche, le mari robuste et beau, la main dans la main de sa jeune femme qui allaite un nourrisson. À droite, trois enfants jouent assis à terre, une ménagère file, un laboureur aiguise sa faux. Au fond, passent et repassent deux couples d’amoureux.

ZARIF, PREMIER GOUZLAR. Pendant l’action.

L’âge d’or ! on aime, on travaille ;
Le ciel rit, la terre tressaille ;
Elle a la paix, il a le jour.

EMIN, DEUXIÈME GOOZLAR.

Les rois de ces temps sans querelles
Ce sont les enfants doux et frêles
Dont le plus charmant est l’amour.

SCHAMYL, le visage caché sous son capuchon.

Seul, Murad, à l’écart, incrédule à l’ivresse,
Écoute au loin gronder le Mongol ennemi...
Il n’a que son épée au monde pour maîtresse,
Et son cheval de guerre est son unique ami.

KELEMET, bas aux chefs Adighés qui l’entourent.

Ah ! ces souvenirs aujourd’hui ce sont des remords !

Deuxième entrée de ballet.

Danse de Femmes agitant des épées.

CHŒUR ACCOMPAGNANT LA DANSE.

Aux armes ! – L’ennemi ! Patrie,
Nous voici ! torche et glaive au vent !
Nous voici tous, mère chérie !
Fils de la montagne, en avant !

Quand la guerre est juste, sa flamme
Contre les tyrans, les bourreaux,
De tous les cœurs ne fait qu’une âme,
Et d’un peuple entier qu’un héros !

Aux armes ! etc.

Deuxième action mimée.

Trois ou quatre Mongols se précipitent sur les Circassiens. Les enfants fuient dans les bras des mères et de l’aïeul, les hommes saisissent leurs armes. Combat. Les Circassiens sont terrassés et liés, et les femmes emportées par les vainqueurs.

EMIN.

La défaite a puni la joie !
Les Mongols fondent sur leur proie
Comme des lions ravisseurs.

ZARIF.

Forgeant nos sabres en entraves,
Ils font de nos fils leurs esclaves
Et leurs servantes de nos sœurs.

SCHAMYL.

Seul, Murad n’est pas pris ! – Malheur à qui le touche !
Il s’est fait un rempart de morts accumulés.
Fuyez, vainqueurs ! Il va, sanglant, sombre et farouche,
Jusque dans votre camp vous poursuivre. Tremblez !

KELEMET.

Oui, les Mongols ont vaincu les Circassiens. Mais cela n’a pas duré longtemps !

Les Adighés commencent à s’agiter, à parler bas, à se serrer la main avec des signes d’exaltation et de colère.

Troisième entrée de ballet.

Danse de Femmes portant des chaînes.

CHŒUR ACCOMPAGNANT LA DANSE.

Ô honte ! L’étranger l’emporte !
Quoi ! subir ce joug dépravant !
Ils sont trente contre un ! Qu’importe !
Fils de la montagne, en avant !

Debout ! debout ! troupe asservie !
Affranchissons, bravant le sort,
Par la victoire notre vie
Ou bien notre âme par la mort !

Ô honte ! etc.

Troisième action mimée.

La captivité. Djengiskan couronné de fleurs, tient une Circassienne sur ses genoux, tandis qu’une seconde esclave lui verse à boire et qu’une troisième fait de la musique à ses pieds. À droite, les Mongols forcent un Circassien à labourer la terre ; à gauche, ils frappent de verges un tout jeune homme.

KELEMET.

Voilà tout ce que doit attendre un peuple conquis !

Murmures d’indignation et de fureur parmi les Adighés. Ils se mêlent et interrompent le spectacle comme ne pouvant plus le supporter.

EMIN.

Murad au camp mongol se glisse.
Faut-il se faire son complice,
Ou du maître avoir la faveur ?

ZARIF.

Devons-nous ne pas le connaître ?
Ou trahirons-nous pour le maître
Notre frère et notre sauveur ?

SCHAMYL, rejetant son capuchon en arrière, d’une voix éclatante.

Ils ne l’ont pas trahi ! – Seul, front haut, dans l’enceinte,
Portant sous son manteau, chez le maître haï,
Et la sainte pairie et la liberté sainte,
Murad passa sans peur. – Ils ne l’ont pas trahi !

À chaque mot, Schamyl a fait un pas au milieu des Adighés stupéfaits et subjugués. Tous le reconnaissent et tous s’inclinent silencieux et respectueux devant lui.

KELEMET, à Schamyl.

Ils s’étaient trahis eux-mêmes... Mais ils se sont retrouvés, grâce à toi !

Féodor, Addila, Paramonoff, Maxime Maximitch, Schabachkin se dirigent vers la poterne pour entrer dans la forteresse.

SCHAMYL, qui les suit, debout à l’entrée.

Le peuple s’est réveillé, Dieu est là, je suis tranquille !

CHŒUR.

Victoire ! – D’un élan suprême,
Ô grand peuple toujours vivant,
Tu t’es seul reconquis toi-même.
Fils de la montagne, en avant !

Gloire à ce vainqueur magnanime,
Qui, revenant dans la cité
Y rapporte, butin sublime,
La paix avec la liberté !

 

 

Cinquième Tableau

 

Salle circulaire dans la forteresse d’Achulgo. Porte au fond. Fenêtre à droite. À gauche, une table de chêne, une lampe allumée dessus.

 

 

Scène première

 

HAMSAD entre du fond, DJANTEMIR de droite

 

Au lever du rideau, on entend un bruit de voix confuses, à droite.

HAMSAD.

Djantemir, que signifie ce tumulte dans la grande galerie ?

DJANTEMIR.

Nos gens trouvent que c’est bien tard de ne rendre la forteresse que ce soir. L’enfant de Zarolta vient de mourir : le pain manquait à la mère, le lait a manqué au nourrisson.

HAMSAD.

Addila doit être à peine arrivé au camp russe. Qu’ils aient un peu de patience ! – Allez. Je vais consulter Eskam. –

Djantemir s’incline et sort. Hamsad ferme derrière lui la porte au verrou, puis va ouvrir une autre petite porte cachée dans la muraille de gauche. Une femme voilée paraît sur le seuil.

Avertissez Eskam que je désire lui parler.

La femme voilée sort. Seul, à lui-même.

Je crois qu’à présent Un ange descendrait du ciel pour ordonner la résistance aux défenseurs d’Achulgo, les défenseurs d’Achulgo désobéiraient à l’ange. – Il est temps que je sache d’Eskam son dernier mot.

Entre Eskam. Il la salue en silence.

 

 

Scène II

 

HAMSAD, ESKAM

 

ESKAM.

Hamsad, depuis trois mois, depuis qu’Addila m’a ramenée de Tiflis dans cette forteresse, vous avez fait du sanctuaire ma prison sans me laisser communiquer avec personne, pas même avec notre fils. Puis-je vous demander aujourd’hui le motif de cette étrange réclusion ?

HAMSAD.

Je vais être franc, Eskam, car je veux que vous soyez sincère. J’avais peur de votre présence.

ESKAM.

Et maintenant ?

HAMSAD.

Maintenant, j’en ai besoin. – Me voici sur le point de rendre la place à l’ennemi, faute de vivres...

ESKAM.

Quoi ! les provisions de la réserve secrète sont elles donc épuisées ?

HAMSAD, avec embarras.

Je vous dis, Eskam, je vous dis que la faim nous a vaincus ! – Mais les Russes nous accorderont une capitulation honorable. Ils n’exigeront un tribut que pour la forme et ils laisseront les Circassiens me nommer en paix leur iman.

ESKAM.

Ah ! je comprends ce que vous attendez de moi !

HAMSAD.

Oui, Eskam. À vous revient le privilège de sacrer et d’armer le nouvel élu. Ce n’est pas, j’espère, parce que je suis votre mari que vous devez refuser de me ceindre l’épée d’Attila.

ESKAM.

Soit ! je ferai, Hamsad, ce que vous réclamez de moi ; mais à une condition.

HAMSAD,

Laquelle ?

ESKAM.

C’est que je verrai Addila, et que je saurai par lui ce qui s’est passé durant ces trois mois de ma captivité.

HAMSAD.

Pourquoi me soupçonnez-vous, Eskam ?

ESKAM.

Pourquoi me redoutiez-vous, Hamsad ?

HAMSAD.

Ah ! prenez garde !

ESKAM.

Eh ! je prends garde aussi !

HAMSAD, après un silence.

Voyons, Eskam, au fond de vos défiances il y a toujours, n’est-ce pas, la pensée de votre Schamyl ? – Rien qu’à ce nom, la voilà qui redresse la tête ! – Eh bien, ce fantôme qui s’est constamment placé entre vous et moi, je suppose qu’il ait pris une réalité. J’admets que Schamyl s’est tout à coup de libertin transformé en héros. Schamyl, si vous voulez, tient depuis trois mois en échec l’armée russe, et passe déjà chez les nôtres pour le sauveur et le prophète.

ESKAM.

Ah ! c’est vrai ! il faut que ce soit vrai ! Oui, je rêve cela, moi ! mais vous ne le supposeriez pas, vous ! Avouez que c’est vrai, Hamsad !

HAMSAD, brusquement.

Allons ! vous le sauriez tôt ou tard. Soit ! je l’avoue. Après ?

ESKAM, avec effusion.

Après ? Ah ! je remercie et bénis Dieu ! Après ? je pleure de reconnaissance et de joie ! Après ? l’épée d’Attila n’est pas à vous, elle est à lui !

HAMSAD.

À qui, à lui ? à l’enfant trouvé ? au pupille de Wassili ? à l’élève des Russes ?

ESKAM.

À lui, au fils d’Ismaïl, à l’héritier de l’iman-prophète !

HAMSAD.

Fort bien ! Mais qui donc déclarera, qui donc prouvera cette illustre origine ?

ESKAM.

Moi, sa mère !

HAMSAD.

Vous, ma femme ! – Oubliez-vous, gardienne du sanctuaire, nos lois sévères et nos terribles châtiments ? Le plus grand crime pour nos filles, vous le savez bien, c’est de ne pas apporter à leur époux une pureté sans tache. La coupable, en ce cas, est répudiée par son mari, elle est lapidée par sa tribu. – Comment donc oseriez-vous dire que vous avez eu un fils avant votre mariage ?

ESKAM.

Ah ! Dieu merci ! il n’y a dans sa naissance rien que de légitime et de pur !

HAMSAD.

Qui le sait ?

ESKAM.

Oh ! – j’en appelle, je ne dis pas même à votre loyauté, mais seulement à votre mémoire. Enfin ! vous vous rappelez la veille de ce fatal combat d’Himri. En ma présence, Ismaïl vous fit venir, vous son plus proche parent. Il pressentait sa mort du lendemain, ce voyant, ce prophète ! Il vous donna les preuves que j’étais, selon nos lois et devant Dieu, sa femme et la mère de son fils. Mais, hélas ! à cause de la jalouse inimitié de mon père, notre union était restée secrète. Ismaïl vous prit pour témoin, et il vous fit jurer de le remplacer près de moi, et il vous légua l’enfant et la mère.

HAMSAD.

Qui le sait ?

ESKAM.

Mais – vous !

HAMSAD.

Oui, mais je suis seul à le savoir. Et si je me tais ? si je nie ?...

ESKAM.

Misérable !

HAMSAD, avec un cri de colère.

Eskam !

Reprenant avec ironie.

Espériez-vous donc que je vous aiderais contre moi-même ?

ESKAM.

Comptiez-vous que je vous aiderais contre mon fils ?

HAMSAD.

Alors, vous vous croyez assez forte pour me tenir tête ?

ESKAM.

Assez forte, non ! mais assez mère !

HAMSAD.

J’userai contre vous de toutes mes armes, de toutes.

ESKAM.

Allez !

HAMSAD.

Si vous affirmez que Schamyl est le fils du prophète, je vous démentirai.

ESKAM.

Mentez !

HAMSAD.

Et si vous vous déclarez sa mère, je vous laisserai condamner et punir.

ESKAM.

Frappez !

HAMSAD.

C’est bien ! – Nous savons maintenant à quoi nous en tenir l’un et l’autre. Rentrez là, Eskam, et ne comptez pas plus sur Addila que sur Schamyl. Oui, vous avez su entraîner mon fils dans votre conspiration contre moi ; mais jusqu’à l’heure décisive, vous ne verrez plus, vous n’entendrez plus Addila.

VOIX D’ADDILA, au dehors.

Mon père ! Êtes-vous là, mon père ?

ESKAM.

Ah ! tenez ! je l’entendrai du moins !

HAMSAD.

Rentrez ! rentrez sur-le-champ, vous dis-je ! Hé ! si vous souffrez, prenez-vous-en à vous-même !

ESKAM.

Pauvre méchant que vous êtes ! vous ne savez pas cela, vous : il y a quelque chose qui change toute souffrance en joie, c’est d’aimer !

Il pousse la porte secrète sur elle et va tirer le verrou de la porte du milieu.

 

 

Scène III

 

HAMSAD, SCHAMYL, ADDILA

 

ADDILA.

Vous êtes seul, mon père ?

HAMSAD.

Tu le vois, Addila. Eh bien ! le général Wassili ?

ADDILA.

Vous envoie son neveu pour conclure la capitulation. Le capitaine Féodor Wassili entre en ce moment dans la forteresse.

HAMSAD.

Je vais au-devant de lui.

Regardant Schamyl avec surprise.

Quel est cet homme ?

SCHAMYL.

J’accompagnais le capitaine Féodor.

HAMSAD.

Ah ! – Quel est cet homme, Addila ?

ADDILA.

Un joueur de gouzlo, mon père.

HAMSAD.

Ah ! –

À lui-même.

Quel est donc cet homme ?

Il sort.

 

 

Scène IV

 

SCHAMYL, ADDILA

 

SCHAMYL.

Addila ! est-ce que c’était bien la voix de notre mère que nous entendions ?

ADDILA.

Oui, oui, frère, c’était bien sa voix.

SCHAMYL.

Tu as pu l’entendre tous les jours. Tu es heureux, toi, Addila !

ADDILA.

Heureux ! oui, quand je songe à ma mère ! mais quand je pense à mon père !... Schamyl ? es-tu bien sûr que, malgré toi, la force des choses ne va pas l’obliger à l’accuser ?

SCHAMYL.

Je réponds de tout. – Ainsi, c’est là qu’est notre mère, ami ? si près ! si loin ! je l’ai tenue plus près encore cependant, et je ne pouvais pas même l’embrasser !

ADDILA.

Frère ! réserve toute ta force pour la lutte qui s’approche. L’autorité de ton aspect et la magie de la patrie évoquée ont pu dominer les Adighés tout à l’heure. Ils n’avaient pas à agir d’ailleurs, ils n’avaient qu’à garder le silence. Mais ici, Schamyl ! tu viens de traverser les rangs de nos assiégés, tu as vu ces figures hâves, décharnées et farouches ; tu as entendu ces murmures contre moi qui ai retardé de quelques jours la paix. Enfin, que vas-tu dire à ces malheureux ?

SCHAMYL.

Je ne sais pas ! je ne m’inquiète jamais de cela d’avance. Quand ils sont là, j’ouvre mon cœur, et j’y puise à même et je donne à tous mon enthousiasme, mon amitié, mon espérance Le dévouement, l’honneur, tous les grands et fiers sentiments sont le pain et le vin des âmes rassemblées. – Mais, Addila, qu’est-ce que la faim qu’on endure ici auprès de la faim que j’ai de ma mère ?

ADDILA.

Frère ! frère ! ne t’abandonne pas toi-même ! songe à ce que tu vas tenter. Arrachera des mourants leur espérance, contraindre la faim au combat et l’agonie à l’héroïsme ! le pourras tu sans péril ? – Ah ! tiens ! les voici qui accourent en désordre, sourds et aveugles !

 

 

Scène V

 

SCHAMYL, ADDILA, HAMSAD, FÉODOR, DJANTEMIR, ZAROLTA, UNE VINGTAINE DE CHEFS CIRCASSIENS entrant en tumulte

 

DJANTEMIR.

Vous étiez opposé à la capitulation, Hamsad ; nous voulons vous la voir signer devant nous.

TOUS.

Oui ! oui !

HAMSAD.

Allons ! cessez ce tumulte et ces cris. Gardez du moins sa dignité à notre défaite.

À Féodor.

Voulez-vous signer, capitaine ?

FÉODOR, s’approchant de la table et signant. À part.

À la bonne heure ! voilà une ambassade comme je les aime !

HAMSAD.

Je signe à mon tour. Mais je vous prends tous à témoin que l’on force ma volonté, que j’ai sauvegardé jusqu’à la limite du possible l’indépendance de la Circassie, et que votre chef et représentant ne cède qu’à votre détresse et même à votre révolte. Je signe, mais je proteste.

SCHAMYL, saisissant le papier au moment où il va signer.

L’épreuve est faite, Hamsad ! leur faiblesse a trompé votre courage !

DJANTEMIR, bas à Zarolta.

Schamyl !

HAMSAD, stupéfait.

Qu’est-ce à dire ?

SCHAMYL, aux Circassiens.

Ne voyez-vous pas qu’Hamsad vous tendait un piège, que le général voulait savoir jusqu’où il fallait compter sur l’énergie de ses soldats, et que cette âme vaillante n’a jamais eu la pensée de rendre la forteresse et de livrer le sanctuaire ?

Murmures violents.

HAMSAD.

Qui parle ainsi ? qui raille ainsi ?

DJANTEMIR.

On se moque en effet ! Quand nous voudrions résister encore, nos munitions sont épuisées !

SCHAMYL.

Hamsad vous dira où vous trouverez poudre, balles et boulets.

ZAROLTA.

Mais les vivres manquent !

SCHAMYL.

Hamsad s’en est procuré pour plus de trois mois.

DJANTEMIR.

Dans trois mois, ce sera donc à recommencer !

SCHAMYL.

Hamsad sait comment rompre la digue et chasser les Russes.

FÉODOR, à Hamsad.

Ah çà ! que dit-il donc ?

HAMSAD.

Mais, je le demande !

SCHAMYL, regardant Addila.

Je dis, Hamsad, que votre prévoyance et votre fermeté ont bien mérité de la Circassie. Je suis heureux de vous rendre ce témoignage et de m’incliner, moi, le premier devant vous.

HAMSAD.

Qui, vous ?

SCHAMYL.

Moi, Schamyl !

TOUS.

Schamyl !

FÉODOR, riant.

Schamyl ! Allons donc ! Schamyl est prisonnier dans le camp russe !

SCHAMYL.

Addila ! Zarolta ! Djantemir ! vous qui étiez au mont Darbéla dites si je suis Schamyl.

ADDILA, ZAROLTA, DJANTEMIR.

Oui, c’est Schamyl ! oui, c’est lui !

TOUS, faisant un pas, avec admiration et curiosité.

Schamyl !

FÉODOR.

Ah çà, mais, le jeûne les fait délirer ! C’est mon joueur de gouzlo !

HAMSAD, bas à Féodor.

Ce doit être Schamyl ! Mais dites comme moi, et rien n’est perdu.

Haut.

Eh bien, Schamyl ! puisque vous avez devancé mon dessein et révélé nos ressources, il ne nous reste plus qu’à renoncer à cette capitulation...

FÉODOR.

Eh ! qu’est-ce que vous faites là ?...

HAMSAD.

Et à demander à l’envoyé du général Wassili : – Voulez-vous maintenant conclure un traité ? Voici nos conditions :

Mouvement d’attention.

Fin de la guerre et des batailles. La paix ! une paix honorable et féconde ! Les villes de la Géorgie ouvertes à nos produits, les ports de la Russie livrés à notre commerce...

FÉODOR, à part à Hamsad.

Mais c’est impossible !

HAMSAD, bas et vite.

Aimez-vous mieux être égorgé ?

FÉODOR, bas.

Compris !

Haut.

Vous reconnaissez la Russie, et en retour la Russie vous couvre de son protectorat. Nous vous protégerons !

À lui-même.

C’est de la haute diplomatie !

Haut.

J’ai tout pouvoir et j’accepte !

HAMSAD.

L’alliance est acceptée, vous l’entendez, vous autres ! Êtes-vous d’avis qu’en laissant mettre la montagne à feu et à sang, je servirais plus utilement la Circassie ?

TOUS.

Non ! la paix ! vive Hamsad ! la paix !

ADDILA.

Mes amis ! la Russie protectrice, c’est toujours la Circassie esclave !

TOUS.

Non ! non ! la paix ! vive Hamsad !

HAMSAD, avec ironie.

Eh bien, Schamyl, aviez-vous mieux que cela à nous proposer, par hasard ?

SCHAMYL.

Oui, je crois que j’avais mieux !

DJANTEMIR.

Et quoi donc ?

HAMSAD.

Voyons vos promesses, à vous !

SCHAMYL.

Non ! préférez la paix honteuse ! Choisissez la prospérité servile ! Assurez-vous les banquets, les danses, les plaisirs de l’oisiveté, les fêtes de l’ennui. Moi. Addila, j’avais pour eux, tu le sais, d’autres ambitions. Je rêvais les bivouacs dans la neige, les marches dans l’ouragan, la souffrance héroïque et le danger sublime ! Je rêvais la lutte, le sacrifice, la chanson de guerre qui tient lieu de pain, la fièvre de gloire qui tient lieu de feu ! Je rêvais l’ivresse de la poudre, le rire sous la mitraille, et les fusils noircis, et les sabres ébréchés, et les fières cicatrices au front que les brus font baiser aux petits enfants !

Mouvement d’enthousiasme.

DJANTEMIR.

Oh ! oui ! c’était pourtant beau cela !

TOUS.

Parle encore, Schamyl ! parle ! nous t’écoutons !

Tous se rapprochent à mesure et l’écoutent de plus en plus avidement.

SCHAMYL.

Non ! non ! trafiquez, mangez, dormez, jouissez ! Mes offres à moi, mes visions, mes chimères, – c’était dévouement, fatigue, patrie libre et victoire juste ! C’était le froid, la faim, l’indépendance et l’honneur ! C’était la terre natale affranchie, et la tombe dessous plutôt que l’étranger dessus ! C’étaient des batailles inégales pour des triomphes inouïs ! toute une histoire, tout un poème ! Quel exemple grandiose à donner au monde ! Le Daghestan contre la Russie ! David contre Goliath ! Le défaut de l’armure du géant barbare à montrera l’univers civilisé ! Et, un jour, je ne sais pas quand, dans dix ans, dans vingt ans peut-être, l’Europe prêtant l’oreille à notre lointaine fusillade, et se disant : Il paraît que décidément il se passe de grandes choses là-bas !

DJANTEMIR, ZAROLTA et TOUS LES CIRCASSIENS entraînés.

Schamyl ! nous voici ! Prends-nous ! La guerre ! Vive Schamyl !

SCHAMYL.

À moi donc ceux qui veulent souffrir !

TOUS, l’entourant et s’agenouillant.

Tous ! nous voici ! nous sommes à toi !

SCHAMYL.

Ah ! je savais bien que je vous tenterais ! Désormais, c’est entendu ! vous m’aimez et je vous aime, et mon souffle est dans vos poitrines !

HAMSAD, bas, à Féodor.

Patience ! patience !

SCHAMYL.

Maintenant, compagnons, j’ai tout de suite à vous proposer une grande action, un péril magnifique. Partageons en frères.

HAMSAD, bas à Féodor.

Voici peut-être une revanche !

SCHAMYL.

Je vous parlais d’un moyen qui reste de délivrer la forteresse en brisant les écluses du Koïsou. Les Russes gardent tous les abords ; mais ils n’ont pu occuper et ils nous laissent un chemin terrible et superbe : C’est le torrent qui coule au bas de ces murailles.

Mouvement de surprise.

Cela vous étonne ? Est-ce que le torrent ne descend pas d’ici droit à la digue ? Nous y lançons un radeau, et sur ce radeau vingt hommes. L’ennemi tire sur eux au passage. Mais nous savons qu’il n’y a que douze sentinelles le long des deux rives. Douze coups de feu ne peuvent tuer que douze hommes. Il en restera toujours huit pour rompre la digue. Allons, amis ! vingt hommes de bonne volonté !

HAMSAD.

En êtes-vous, Schamyl ?

SCHAMYL.

J’en suis. Et vous ?

HAMSAD.

Les chefs ne sont pas des soldats.

SCHAMYL.

Non, mais ils sont des drapeaux ! – À moi ceux qui veulent mourir !

TOUS.

Moi ! moi ! Schamyl ! moi !

SCHAMYL.

Vous le voyez, Hamsad, on n’a que l’embarras du choix ! – Djantemir, désignez les vingt conviés de la fête. Le signal dans une heure, à la nuit fermée.

FÉODOR.

Eh ! mais, on oublie que je suis là, moi !

SCHAMYL.

Non pas, capitaine Féodor ! Si je ne prends qu’une heure de délai, c’est justement à cause de vous. Dans une heure, deux sons de cor vous avertiront que notre radeau est lancé, et vous serez conduit à la poterne avec tous les égards qui vous sont dus. Jusque-là, restez notre hôte. – Maintenant, compagnons, je vous ai promis des armes, du pain et la victoire, je vais vous montrer où tout cela se trouve. Allons ! qui aime la patrie me suive !

TOUS.

Vive Schamyl ! Vive la patrie !

Tous sortent, moins Addila, qui, sur le seuil de la porte, s’arrête et se retourne dans l’ombre aux premiers mots de son père.

 

 

Scène VI

 

HAMSAD, FÉODOR, ADDILA

 

FÉODOR, exaspéré.

Ah çà ! mais qu’est-ce que c’est, mon cher ?

HAMSAD, prenant la lampe et se dirigeant vers la porte secrète qu’il ouvre.

Taisez-vous ! venez ! Il y a une issue par là, par le sanctuaire ! – Courez avertir Wassili.

ADDILA, épouvanté.

Oh !

HAMSAD, sans voir Addila.

Feu de file de tous vos bataillons sur le radeau qui portera Schamyl !

ADDILA, d’une voix éteinte et qui ne peut se faire entendre.

Mon... père !...

HAMSAD.

Schamyl tué, nous redevenons les maîtres ! Venez, capitaine !

La porte du sanctuaire se referme sur eux. Nuit noire.

 

 

Scène VII

 

ADDILA, puis SCHAMYL

 

ADDILA, seul.

Ah ! la voix... la force m’a manqué ! Prendre mon père la main sur sou crime ! jamais je n’ai pu, mon Dieu ! – Avouer tout à Schamyl ? je lasse sa générosité. Le conjurer de renoncer à son coup d’audace ? j’efface son prestige !

Frappé d’une idée.

Ah ! du moins, j’ai vu se mouvoir cette porte ; je sais comment parvenir jusqu’à ma mère.

Il cherche et pousse le ressort, la porte s’ouvre, il s’arrête sur le seuil.

Ma mère ! Eh ! quoi ! je vais lui dire ce qu’est Schamyl ! et elle n’attend que cette révélation pour se dévouer et mourir !

SCHAMYL, entrant.

Est-ce toi, Addila ?

ADDILA.

Schamyl !

SCHAMYL.

Tu es seul ?

ADDILA.

Oui, frère.

SCHAMYL.

Je te cherchais : on se voit à peine dans cette ombre.

ADDILA, qui a vivement repousse la porte, sans la fermer tout a fait.

Non, ma mère ! non ! ce n’est pas toi qui mourras !

SCHAMYL.

Frère, tu vois, la citadelle est sauvée, et le nom de ton père intact.

ADDILA, lui serrant la main.

Merci !

SCHAMYL.

À ton tour, que feras-tu pour moi ?

ADDILA.

Parle, Schamyl !

SCHAMYL.

Eh bien, j’exige, Addila, que tu ne te risques pas ave moi sur ce radeau.

ADDILA, le regardant.

Ah ! c’est là ce que tu me demandes ?

SCHAMYL.

Oui, tu dois du moins me seconder dans ce duel de ma volonté contre les prophéties, de mon cœur contre le sort. Addila, je veux être sûr, si je meurs, que tu survivras, toi, pour consoler notre mère.

ADDILA.

Tu as raison, Schamyl ! il ne faut pas que nous mourions tous les deux. Il ne faut pas que nous montions ensemble sur ce radeau fatal !

SCHAMYL.

Ainsi, j’ai ta parole ?

ADDILA.

Schamyl ! tu me promets de garder l’honneur de mon père ?

SCHAMYL.

Frère, comme je garderais le mien !

ADDILA.

Eh bien, qu’il soit fait selon que Dieu l’exige ! – Seulement, Schamyl, je puis ne plus te revoir. Ne conserverai-je rien de toi qui me soit un souvenir et une relique ? Tiens, ce manteau, il a porté bonheur à toi et à notre cause : donne-moi ce manteau, frère.

SCHAMYL, souriant.

Tu le veux ?

ADDILA.

Je t’en prie. Au bivouac, je m’endormirai dans ses plis, et mes larmes seront plus douces.

SCHAMYL, l’embrassant.

Sois béni, sois aimé de Dieu !

ADDILA.

Schamyl, l’heure approche, je crois.

SCHAMYL, allant à la fenêtre.

Oui, vois-tu déjà, par delà le torrent, les feux du camp russe qui s’éteignent ? J’attends le dernier pour donner le signal, et en avant !

Il se penche au dehors.

ADDILA, à lui-même.

Le signal devancera l’heure, et ce manteau servira ma rase.

Envoyant un baiser vers son frère.

Adieu, frère ! que Dieu prolonge tes jours de tous les miens !

Même geste vers la porte secrète, qui s’entr’ouvre en ce moment et laisse voir Eskam. Avec effroi.

Ma mère !

Il s’élance au dehors.

 

 

Scène VIII

 

ESKAM, SCHAMYL

 

ESKAM, entrant, à la voix d’Addila.

Oui, mon enfant, c’est moi !

SCHAMYL, se retournant, à la voix d’Eskam.

Ma mère !

ESKAM.

Silence ! quitte cette fenêtre ! Ce rayon de lune nous trahirait. Viens, Viens de ce côté.

Elle remonte à la porte pour voir si personne n’épie.

SCHAMYL, à lui-même, avec un élan vers Eskam.

Je vais donc me révéler à ma mère !

S’arrêtant.

Malheureux ! mais tu vas mourir ! Acheter cette joie par sa douleur ? Non, non ! qu’elle m’ignore pour n’avoir pas à me pleurer.

Il fait un pas pour sortir.

ESKAM.

Addila ! Viens, viens, Addila !

SCHAMYL, se rapprochant doucement.

Oh ! mais je suis Addila pour elle ! Je puis donc surprendre ce baiser, je puis dérober cette larme ! Enfin, elle est ma mère à moi aussi ! et ce larcin du ciel, ô mon Dieu ! ne sera pas un sacrilège !

ESKAM, l’embrassant.

Mon Addila !

SCHAMYL, à genoux, recevant son baiser.

Ma mère !

À lui-même.

Ah ! maintenant, si je meurs, je saurai du moins ce que mettent de bonheur sur le front d’un fils les lèvres de sa mère !

ESKAM.

Addila, écoute ! une minute ici vaut une existence ! Hamsad vient de traverser le sanctuaire, je l’ai vu, il m’a parlé. Tu ne sais pas ? C’est de la mort de Schamyl qu’il me menace à présent ! Il était question d’un radeau, d’un danger. Il disait que la vie de Schamyl était dans ses mains. Est-ce vrai ? Si c’est vrai, à ton tour, Addila, de sauver ton frère.

Premier son de cor. Schamyl se dresse effaré.

Tu ne me réponds pas, Addila ?

Deuxième son de cor.

SCHAMYL.

Il vous répond ! il vous a devinée, prévenue, ce grand cœur ! Il me prenait la mort et me laissait les embrassements de notre mère !

ESKAM.

Qui me parle ?

SCHAMYL.

Ah ! cette fenêtre ! ah ! je le sauverai ou nous mourrons ensemble.

Il embrasse passionnément sa mère et court à la fenêtre. Debout sur le bord.

Priez pour vos deux fils, ma mère !

Il s’élance.

ESKAM, le reconnaissant.

Schamyl !

Elle se précipite dehors avec un cri terrible.

 

 

Sixième Tableau

 

LE TORRENT DU KOÏSOU

 

Le torrent. La nuit. Clair de lune. Au fond, la forteresse d’Achulgo. Sur le devant, rochers occupas par les Russes en armes. On voit, du haut du torrent, descendre et grandir un radeau portant Addila et les vingt Circassiens. Appels et cris dos soldats russes ; Garde à vous ! Feu ! Feu ! Vive fusillade. Le radeau tourne derrière une masse de rochers. Quand il reparaît, il ne porte plus que des morts et des blessés et un seul homme debout : Addila. Les Russes ébranlent et roulent un énorme bloc qui, en tombant, barre le torrent et arrête le radeau.. En ce moment, Schamyl accourt, sautant de rocher en rocher.

SCHAMYL, de loin.

Courage, Addila ! me voici ! courage !

ADDILA.

Retire-toi ! éloigne-toi, frère ! laisse-moi !

Schamyl, d’un bond, s’élance sur le radeau, sous le feu des Russes. Ses efforts réunis à ceux d’Addila déplacent enfin le rocher ; mais, au moment où le radeau reprend sa marche, Addila tombe frappé d’une balle.

Adieu, frère ! À moi la mort ! à toi la victoire !

Le radeau disparaît de nouveau. La fusillade a cessé. Dans le silence on entend retentir quatre ou cinq coups de hache. Puis, lentement, les eaux montent, se gonflent, s’étendent, noyant les rochers, les Russes et leurs cris, et entourant enfin d’une nappe immense la citadelle d’Achulgo.

 

 

ACTE IV

 

 

Septième Tableau

 

L’ÉPÉE D’ATTILA

 

Le péristyle, du sanctuaire d’Achulgo. Au fond, le sanctuaire ; portes fermées. À droite, la porte de bronze d’un caveau funéraire.

 

 

Scène première

 

ESKAM, NADÈJE, WASSILI, HAMSAD, LAZARE, KELEMET, DJANTEMIR, ZAROLTA, CHEFS et SOLDATS CIRCASSIENS, agenouillés tous devant l’entrée ouverte du caveau

 

DJANTEMIR.

Schamyl ! Addila ! vous étiez jeunes et vaillants ; pourquoi êtes-vous morts ?

KELEMET.

Schamyl ! Addila ! vous étiez aimés, vous étiez honorés ; pourquoi êtes-vous morts ?

WASSILI.

Celui qui vous combattit vivants se fait un honneur de vous saluer morts, couple héroïque ?

HAMSAD, d’une voix altérée.

Reposez, guerriers, dans la paix. Que votre mémoire s’ajoute à toutes les religions de ce lieu sacré ! Que vos âmes y rejoignent les grandes ombres des aïeux !

Se tournant vers Eskam.

Eskam, avant que la pierre de ce caveau soit retombée, la gardienne de la maison sainte ne vaincra-t-elle pas la douleur de la mère pour dire l’adieu suprême aux deux généreux compagnons ?

Eskam fait un pas, relève la tête, ouvre la bouche pour parler, mais la parole expire en sanglot sur ses lèvres. Nadèje lui baise la main. On l’emmène par le fond. Sur un signe d’Hamsad, le caveau est refermé. Les assistants s’éloignent lentement en silence.

DJANTEMIR, s’approchant d’Hamsad.

Nous avons rendu nos devoirs aux morts, songeons aux vivants. N’oubliez pas, Hamsad, qu’aujourd’hui les Murides se réunissent pour donner enfin un iman à la Circassie.

KELEMET.

Et comptez que, Schamyl tué, personne ne disputera ce titre au dernier parent d’Ismaïl.

HAMSAD, lui serrant la main.

Merci, amis ! Je vous rejoins. Je porterai à l’assemblée les conditions que j’entends imposer au général Wassili vaincu.

Ils sortent.

LAZARE, en passant devant Hamsad.

Faites en sorte, Hamsad, que ces conditions soient dignes en tout point de notre victoire.

HAMSAD.

Je n’ai à recevoir d’un étranger ni conseil ni leçon.

LAZARE.

L’étranger a pourtant parlé dans votre intérêt, Hamsad, et comme eût parlé Schamyl lui-même.

HAMSAD, le regardant et tressaillant.

Schamyl !

Lazare s’incline et sort.

 

 

Scène II

 

WASSILI, HAMSAD

 

WASSILI.

Vous paraissez bien sombre, Hamsad !

HAMSAD.

Oui, et vous-même, vous semblez inquiet, prince.

WASSILI.

Inquiet, en effet.

HAMSAD.

Qui vous alarme ?

WASSILI.

Le passé pour l’avenir. Nous étions convenus, Hamsad, que vous seriez en apparence mon ennemi ; mais nous n’avions pas dit que vous seriez mon vainqueur en réalité. Pourtant, je suis à cette heure, moi David Wassili, votre prisonnier !

HAMSAD, accablé et s’interrogeant lui-même.

Malgré moi, prince, malgré moi ! je vous le jure ! Comment cela s’est fait, je me le demande encore. Quand Schamyl, avant de mourir, a eu fait sauter les écluses du Koïsou et englouti avec lui une partie de votre armée, ai-je pu, voyons, retenir l’élan des miens ? Ai-je pu comprimer l’irrésistible soulèvement des Adighés ? Ai-je pu m’opposer à la furieuse sortie de ceux de la forteresse ? Quant au coup hardi et imprévu qui a mis hier dans mes mains Votre Excellence et ses derniers soldats, il ne faut, j’espère, en accuser que le hasard.

WASSILI.

Non, Hamsad, il y a eu dans cette surprise plus que du bonheur, il y a eu du génie. Une pensée forte a conçu le plan, une main vaillante l’a exécuté, vous dis-je !

HAMSAD.

Et c’est pour cela que vous êtes inquiet et que vous vous défiez, n’est-ce pas ? Eh bien ! moi, c’est pour cela que j’ai peur !

WASSILI.

Peur !

HAMSAD.

Oui, superstition ou remords, j’ai peur ! David Wassili, ces deux morts à qui j’ai osé parler tout à l’heure, ces deux morts dont l’un était mon ennemi secret, dont l’autre était mon fils unique, – si enfin je ne vous avais averti par le capitaine Féodor de leur dessein sublime, – qui sait ? ils auraient échappé, ils vivraient tous deux peut-être ?

WASSILI.

Qui sait ?

HAMSAD.

Ce que je sais, c’est que, depuis ce meurtre, une volonté mystérieuse se substitue à ma volonté, aveugle mes actions, maîtrise mon destin, et m’a fait malgré moi votre vainqueur, et vous a fait malgré moi mon prisonnier.

WASSILI.

Est-ce aussi malgré vous qu’on va vous nommer iman de la Circassie ?

HAMSAD.

Va-t-on me nommer ? j’en cloute encore. Et même une fois élu, il faudra que j’attende ici Eskam ; il faudra que je lui parle, seul avec elle, dans ce lieu d’épouvante, en présence des morts anciens... et récents ! il faudra enfin que j’obtienne d’elle de me reconnaître et de m’armer, moi le... le père d’Addila !

WASSILI.

Mais, pardon ! ces épreuves faites et ces terreurs calmées, dissiperez-vous à votre tour mes soupçons ?

HAMSAD.

Que réclamez-vous de moi ?

WASSILI.

Le pacte juré entre nous : rien de plus, rien de moins. L’appui de la Russie vous est peut-être devenu inutile pour obtenir le titre d’iman, mais il vous sera plus que jamais nécessaire pour le conserver.

HAMSAD.

Et plus que jamais j’y tiens, à ce sanglant pouvoir !

WASSILI.

Vous serez pourtant obligé, je le reconnais, de paraître exiger de moi un traité rigoureux. Seulement, m’aiderez-vous à le rompre dans le plus court délai ?

HAMSAD.

Oui.

WASSILI.

J’exige une garantie de votre parole.

HAMSAD.

Laquelle ?

WASSILI.

Cette odieuse captivité me pèse. Je veux être libre sur-le-champ.

HAMSAD.

Vous demandez beaucoup ! Mais vous allez être satisfait.

Appelant.

Holà !

Entrent des serviteurs.

Un plateau ; approchez ces deux sièges.

Les serviteurs disposent sur une table basse un grand disque de cuivre chargé de mets. Allant à la porte de gauche.

Vous tous, qui êtes dans cette galerie, rentrez pour être témoins.

 

 

Scène III

WASSILI, HAMSAD, LAZARE, PLUSIEURS CHEFS CIRCASSIENS

 

HAMSAD, à Lazare.

Ah ! ah ! toujours curieux de nos cérémonies, seigneur Français ! je suis aise de vous voir assister à celle-ci. – Ouzdens et naïbs ! la convention avec le général Wassili est arrêtée. Selon le vieil usage circassien, je vais partager avec lui le pain et le sel, pour qu’il ne soit plus notre prisonnier, pour qu’il soit notre hôte. Prenez place, Excellence.

Ils s’avancent vers la table. Les serviteurs, en s’écartant, laissent voir Schamyl assis à la place d’Hamsad.

SCHAMYL, à Wassili.

Prenez place, Excellence. C’est moi qui ai eu l’honneur de vous faire prisonnier ; c’est à moi que revient l’honneur de vous faire libre.

WASSILI et HAMSAD, épouvantés.

Schamyl !

SCHAMYL, présentant un pain à Wassili.

Daignez rompre avec moi ce pain.

Wassili, interdit, rompt le pain.

Vous êtes mon hôte.

Allant à Hamsad.

Hamsad, la mort de votre fils, mon cher Addila, – qui n’a péri que trop réellement, lui ! – m’avait fait reculer dans l’inégal défi que je soutiens contre les destinées. Je vous aurais laissé prendre la puissance, mais je ne pouvais pas vous laisser vendre ma victoire. Devant le danger des miens j’avais résolu de disparaître. On trafique de la patrie ? j’apparais !

Il sort, suivi des Circassiens.

 

 

Scène IV

 

WASSILI, HAMSAD, LAZARE

 

HAMSAD, à Wassili.

Vivant ! il était bien vivant, n’est-ce pas ?

LAZARE, qui s’est arrêté au seuil de la porte.

Vivant comme vous et moi, et vous voyez que je parlais dans votre intérêt tout à l’heure.

HAMSAD.

Mais qui donc a-t-on enseveli avec Addila ?

LAZARE.

Le corps défiguré de l’un de ses vaillants compagnons du radeau. Je l’avais moi-même revêtu des habits de Schamyl. J’étais sûr, Hamsad, que vous vous y tromperiez.

CRIS, au dehors.

Vive Schamyl !

HAMSAD.

Ces cris ?

LAZARE.

C’est Schamyl qui se montre au peuple. Il va se présenter au choix des Murides. Je vous demande pour lui votre voix. Allons, venez la lui donner, Hamsad ; on ne voit que les hiboux se dérober au soleil qui revient.

Il sort.

CRIS, au dehors.

Vive Schamyl ! vive le prophète !

WASSILI.

Entendez-vous leurs cris furieux de joie et d’amour ? Cette résurrection le fait iman, prophète, dieu ! Le voilà au but ! le voilà au sommet !

HAMSAD.

Au sommet ! Tant mieux ! c’est au sommet que l’on glisse, c’est du sommet que l’on tombe. Ah ! je tremblais devant le fantôme ! Mais contre le vivant je retrouve mon énergie avec ma colère.

 

 

Scène V

 

WASSILI, HAMSAD, LAZARE, NADÈJE

 

NADÈJE, accourant, radieuse.

Je l’ai revu ! Vous l’avez vu aussi, mon père !

S’arrêtant consternée devant les sourcils froncés de Wassili.

Pardon ! vous êtes heureux, n’est-ce pas, de retrouver votre pupille ?

WASSILI.

C’est mon maître que vous voulez dire, Nadèje ?

NADÈJE.

Oh ! non ! fiez-vous à Schamyl, monseigneur ! On n’a pas l’indomptable vaillance d’un héros sans en avoir aussi la candeur magnanime. Allez ! ce qui soumet ces grands cœurs, c’est leur victoire.

HAMSAD, bas à Wassili.

Fiez-vous à votre fille, prince ! On tient ceux que l’on hait, quand on tient ceux qu’ils aiment. Voici Schamyl qui vient. Laissez-le venir, heureux, fier, triomphant ! Laissez-le venir vers Nadèje et vers Eskam. Il nous trouvera, vous derrière l’une, et moi derrière l’autre.

Il sort par la droite au moment où Schamyl rentre par la gauche.

 

 

Scène VI

 

SCHAMYL, NADÈJE, WASSILI

 

SCHAMYL.

Vous semblez irrité, prince ?

WASSILI.

Je suis le vaincu.

SCHAMYL.

Non, puisque je suis le vainqueur. – Écoutez. C’est étrange ! la vision du lieu et de l’instant où nous sommes a certainement passé déjà devant mon esprit. Oui, je me souviens d’avoir rêvé ceci : – Nous étions tous trois devant ces portes du sanctuaire que j’ai vu sans doute enfant. Blessé par le sort, vous aviez, prince, le front farouche et la parole amère. Moi, au contraire, radieux d’espoir et de bonheur, j’étendais, pour toucher le but de toute ma vie, une main frémissante.

NADÈJE.

Et que faisiez-vous alors, Schamyl ?

SCHAMYL.

Je parle et je marche toujours dans mon rêve... J’allais à vous,-prince, et je vous disais : Vous avez été pendant quelques mois mon ennemi, mais mon tuteur pendant des années. Je ne me souviens que du temps le plus long et le plus doux. Je ne veux pas que votre douleur fasse ombre sur ma joie. Je souffre de paraître grand parce que vous semblez courbé. Ainsi, redressez-vous, prince, de toute votre taille. Je m’en tiendrai à la mienne.

NADÈJE.

Mon père vous dira, Schamyl, que moi aussi je vous avais rêvé tel !

SCHAMYL.

En deux mots, prince, ce que je vous offrais avant la bataille, au mont Darbéla, je vous l’offre encore dans la forteresse d’Achulgo, après la victoire. Reconnaissez et respectez loyalement notre indépendance ; c’est tout ce que j’ambitionnais alors, c’est tout ce que je réclame aujourd’hui.

WASSILI, à lui-même.

Ah ! je ne peux pourtant pas lui faire de sa grandeur un piège !

Haut et d’un ton brusque.

Vous êtes le maître, Schamyl ; c’est a vous d’imposer vos conditions, à moi de les subir.

SCHAMYL.

Oui, votre orgueil ne veut rien me devoir, n’est-ce pas ?

WASSILI.

Vous l’avez dit.

NADÈJE.

Mon père !

SCHAMYL.

Nadèje, vous serez plus généreuse. Ce droit du plus fort, toujours dur et blessant dans les mains d’un homme, je le remets, Nadèje, à votre main légère et douce. Vous devez savoir ce qui satisferait le général. Cette paix que vous avez toujours souhaitée, dictez-en les conditions, Nadèje.

NADÈJE, passant au milieu.

Je le veux bien, Schamyl. Ah ! mon cœur entre vous deux a été si longtemps déchiré ! Si je pouvais donc vous rapprocher et vous apaiser !

SCHAMYL.

Parlez, Nadèje !

NADÈJE.

Vous exigez, au nom de votre patrie, la paix et la liberté, Schamyl ; cela est juste et nécessaire. Mais pour faire cette paix durable et cette liberté solide, il ne faudrait laisser entre les Circassiens et les Russes aucun prétexte de haine. Vous renverriez donc avec les honneurs de la guerre ceux de nos soldats qui, échappés à la mort, ont été désarmés et pris.

SCHAMYL.

J’accepte.

WASSILI.

Je n’accepte pas, moi ! Malgré la cérémonie de tout à l’heure, je reste un de ces prisonniers, et je n’entends pas...

NADÈJE.

Mon père, sur sa fortune personnelle, payera une rançon de cinquante mille roubles, le capitaine Féodor une rançon de dix mille roubles.

SCHAMYL.

J’accepte – pour les veuves et les orphelins de la guerre. Ai-je compris toutes vos délicatesses ?

WASSILI.

Oui, vous ménagez ma dignité d’homme et de soldat. Mais ma disgrâce comme général n’en est pas moins certaine après cette funeste campagne.

NADÈJE.

Je n’ai pas tout dit. – Schamyl, la paix signée et datée de la forteresse d’Achulgo serait en effet pour mon père prisonnier un stigmate de défaite. La paix signée et datée de Tiflis sera pour vous, chef victorieux, un titre d’honneur. Schamyl, venez signer la paix à Tiflis.

SCHAMYL.

Quitter si vite les miens, Nadèje, est-ce possible ?

NADÈJE.

Vous les rejoindrez aussitôt, Schamyl. Mais ne voulez-vous pas venir au moins dire adieu à cette maison qui vous a reçu enfant, qui vous a vu grandir homme, à cette maison où vous avez rêvé, lutté, où vous avez souffert ?

SCHAMYL.

Il me semble à présent que je n’y ai pas souffert toujours.

WASSILI, à part.

Oh ! se livrerait-il lui-même ?

NADÈJE.

Eh bien ! ne résistez pas, Schamyl, à ce charme du passé qui vous attire. Revenez pour quelques jours consoler les souvenirs de tristesse que vous avez laissés là-bas ; revenez y chercher des souvenirs d’amitié, avant la séparation qui sera peut-être éternelle.

SCHAMYL.

Vous le voulez, Nadèje ? Qu’il soit donc fait au gré de votre sourire.

WASSILI, à part.

Ô Dalila sans le savoir !

 

 

Scène VII

 

SCHAMYL, NADÈJE, WASSILI, KELEMET, DJANTEMIR, ZAROLTA

 

KELEMET, à Schamyl.

Nous venons vous apporter la décision de l’assemblée des Murides.

ZAROLTA.

À l’unanimité, vous êtes notre élu.

DJANTEMIR.

Iman de la Circassie, salut !

KELEMET et ZAROLTA.

Salut !

KELEMET.

L’élu va rester seul pour se recueillir dans sa pensée. Quand il frappera trois coups du battant de cette porte, la gardienne du sanctuaire sortira au-devant de lui.

ZAROLTA.

Elle lui transmettra les suprêmes instructions et comme le mot d’ordre de son pouvoir.

DJANTEMIR.

Puis les chefs des tribus reviendront pour voir leur iman ceindre l’épée d’Attila.

KELEMET.

Et c’est alors, en leur présence, que, selon nos lois vénérées, il devra prouver qu’il descend de l’une de nos anciennes races.

SCHAMYL.

Je prouverai que je suis le fils d’Hagis Ismaïl le prophète.

KELEMET.

Maintenant que l’élu reste seul.

Kelemet, Djantemir, Zarolta sortent par la gauche. Wassili et Nadèje par le fond, à droite.

 

 

Scène VIII

 

SCHAMYL, puis ESKAM

 

SCHAMYL, seul.

Seul ! que dit-il donc ? Voici au contraire le lieu, voici l’heure où je vais enfin cesser d’être seul ! où je vais retrouver ma mère ! où je vais prendre ma place, moi le dernier dans cette grande et sombre famille... qui est la mienne ! L’âme respire ici je ne sais quoi de solennel et de charmant. C’est là que mon père repose ; – c’est là que vit ma mère ! – Aucun danger pour elle ! Il y a vingt ans qu’elle espère ce jour ! Le dévouement de mon bien-aimé frère a paye ma dette à ces cruelles prophéties. Qu’est-ce que j’attends donc pour appeler et embrasser ma mère ? La foudre et le malheur ne peuvent pas toujours atteindre les mêmes sommets !

Il monte les degrés du fond et frappe trois coups. La porte s’ouvre, Eskam paraît. Schamyl est prosterné sur les marches.

ESKAM.

Hamsad ! Est-ce bien toi qui oses m’appeler ? Est-ce bien toi qui viens me faire sanctionner ton usurpation quand j’ai à te redemander, moi, tout mon amour ? Qu’as-tu fait de mes fils, Hamsad ?

SCHAMYL.

C’est l’un d’eux que vous voyez à vos pieds, ma mère !

ESKAM, avec un cri de joie.

Schamyl ! Schamyl vivant ! Est-ce possible ? Est-ce réel ? – Oh ! mais oui ! c’est tout simple ! Pardonnez mon étonnement, mon Dieu ! Pour qui eussiez-vous fait un miracle, si ce n’est pour lui !

SCHAMYL.

Ah ! si Dieu m’avait partagé du moins ce miracle avec mon frère !

ESKAM.

Mon Addila ! – Oui, il fut élu martyr ! Ne le plaignons pas ! Ce n’est pas lui peut-être, Schamyl, qui sera le plus orphelin. – Parlons de toi. Apprends-moi, dis-moi... Enfin, parle.

SCHAMYL.

Ma mère ! vous me voyez donc sans masque ! Je vous embrasse donc autrement que par surprise ! Je vous appelle donc tout haut : Ma mère ! – Oh ! dites voir un peu tout haut : Mon fils !

ESKAM.

C’est pourtant vrai que voilà la première fois !

SCHAMYL.

Aussi, allez ! ce n’est pas à l’honneur et à la puissance que j’ai pensé tout à l’heure quand ils m’ont élu iman de la Circassie !

ESKAM.

Ah ! tu es iman de la Circassie ?

SCHAMYL.

Oui, ma mère, oui ! C’était là, – je me rappelle vos chères lettres, – c’était là votre rêve et votre espérance ? Eh bien ! nous y touchons ma mère, à ce but rayonnant. Ah ! tenez, j’en pleure de joie ! Pourquoi croyez-vous que je pleure de joie ? Parce que vous allez me proclamer chef et vainqueur ? pas du tout ! parce que vous allez me proclamer votre fils ! – Au bout de toutes ces batailles, ma vraie conquête, c’est vous. Aussi, comme j’aspirais au faîte ! comme j’avais soif du succès ! Ah ! je suis un grand ambitieux, vraiment ! Vite ! posez-moi là vite une couronne de baisers, ma mère !

ESCKAM.

Mon fils ! mon Schamyl ! Oui, je suis comme toi profondément heureuse ! oui, comme toi, je bénis ce jour, terme et récompense de toute ma vie.

SCHAMYL.

Et pourquoi donc, ma mère, ce bonheur a-t-il été si longtemps retardé ? pourquoi ?

 

 

Scène IX

 

SCHAMYL, ESKAM, HAMSAD

 

HAMSAD, du seuil de la porte, au fond, à droite.

Je vais vous le dire en deux mots, Schamyl...

ESKAM, épouvantée.

Hamsad !

HAMSAD, traversant lentement le théâtre.

...Eskam voulait et veut encore, à votre insu, vous sacrifier sa réputation et sa vie. – Eskam a été bien réellement la légitime femme d’Ismaïl. Mais un seul témoin peut prouver cette union, restée secrète, – et ce témoin, c’est moi. Or, vous n’exigerez pas, Schamyl, que, pour le plaisir d’affirmer la vérité, je serve votre ambition en rainant la mienne.

SCHAMYL.

Oh ! que ferez-vous donc, alors ?

HAMSAD, se retournant.

Si, tout à l’heure, en présence des Murides et du peuple, Eskam vous nomme le fils légitime d’Ismaïl, et se déclare votre mère... moi, son mari, je l’accuserai.

SCHAMYL, se tournant vers le caveau.

Ô Addila ! Addila !

HAMSAD.

Maintenant, osez vous laisser consacrer iman de la Circassie !

Il sort par la gauche.

 

 

Scène X

 

SCHAMYL, ESKAM

 

SCHAMYL.

Mon rêve et ma vie, l’infime ! il a d’un mot tout retourné. Maintenant, je vois clair dans votre tromperie sublime, ô ma sainte mère ! et je fuis ce pouvoir horrible cent fois plus ardemment que je ne le poursuivais ; ce titre odieux me fait plus horreur qu’il ne m’a jamais fait envie. Que cet homme règne ! Nous, fuyons !

ESKAM.

Que dis-tu là, Schamyl ? Mais tu confonds ! ce n’est pas ton ambition que tu désertes, insensé ! c’est ton devoir !

SCHAMYL.

Ah ! vous n’imaginez pas sans doute que je vais acheter ma grandeur de la mort de ma mère !

ESKAM.

De quelle mère parles-tu, Schamyl ? Tout homme venant en ce monde en a deux à vénérer et à défendre. Seras-tu donc mauvais fils pour la patrie sacrée ? Si tu me sauves, tu la tues.

SCHAMYL.

Eh ! ne suis-je pas quitte envers elle ? Ne me coûte-t-elle pas assez cher déjà ? Comptez un peu mes morts. Mon père ! mon frère !...

ESKAM.

Justement ! ils auraient donc été frappés pour rien !

SCHAMYL.

Je ne sais pas, je ne discute pas ! je vous aime, je souffre, je vous retrouve et je veux vous garder ! Ah ! ne me croyez pas plus qu’un homme !

ESKAM.

Oui, Schamyl, tu es plus qu’un homme ! tu es un million d’hommes, tu es un peuple ! S’il ne s’agissait que de céder le pouvoir à un rival, ce ne serait rien ; mais il s’agit de livrer une nation à un traître. Tu réponds de ton pays à Dieu. C’est grand, c’est triste aussi, je le sais bien. Mais quoi ! tu dois prendre une âme à la hauteur de ton destin, et ce n’est pas pour ton plaisir que tu as reçu ton génie !

SCHAMYL.

N’importe ! appelez-moi égoïste, je vous sauverai, ma mère.

ESKAM.

Oh ! mais cela ne dépend pas de toi, d’abord ! Je ne t’écoute pas, je ne te consulte pas. Voici le bruit du peuple qui se rapproche. Je vais lui crier que je suis ta mère. Je me dénoncerai, me renieras-tu ?

SCHAMYL.

Eh bien ! soit ! parlez. Je parlerai aussi. Après tout, je ne crains pas cet Hamsad ! Ce peuple me croit, ce peuple m’aime. Comment ! je l’ai entraîné mourant de faim, au combat, et je ne le convaincrais pas de la sainteté de ma mère !

ESKAM.

Schamyl ! prends garde ! Oui, tu recueillais l’enthousiasme quand tu semais le dévouement. Mais ici ce n’est plus la patrie, c’est ton ambition oui semble en cause. Schamyl, ne risque pas, avec ton prestige, l’avenir de la Circassie ! Ne te diminue pas, ne déchois pas ! ne tombe pas du prophète à l’homme, du chef qui ordonne au suppliant qui implore !

SCHAMYL.

Ma mère, je ne vous entends pas ; ma mère, je ne vous comprends pas ; ma mère, je n’ai qu’une idée... que vous viviez.

ESKAM.

Ah ! tu veux absolument tenter cette lutte, Schamyl ?...

SCHAMYL.

Oui, je le veux !

ESKAM.

Eh bien ! attends-moi, mon fils. Nous la tenterons ensemble.

Elle sort par le fond à droite.

 

 

Scène XI

 

SCHAMYL, HAMSAD, KELEMET, DJANTEMIR, ZAROLTA, CHEFS et PEUPLE

 

KELEMET, accourant.

Schamyl ! – sais-tu quels doutes Hamsad répand sur ta naissance ?

SCHAMYL.

Je le sais.

HAMSAD, à tous.

Eh bien ! qu’il se défende ! Sa mère, voyons, qu’il nous la fasse connaître ! – Schamyl, si vous n’êtes pas je ne sais quel aventurier, parlez ! Quelle est votre mère ?

TOUS.

Oui, quelle est sa mère ?

SCHAMYL.

Ma mère ! qui est ma mère ?

Les trois portes du fond s’ouvrent et laissent voir l’intérieur du sanctuaire resplendissant de lumières.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, ESKAM, FEMMES, VIEILLARDS, pompe hiératique et solennelle

 

ESKAM.

Je vais vous le dire !

TOUS.

Eskam !

ESKAM.

Que l’élu s’approche !

SCHAMYL, courant à elle.

Oh ! je vous défendrai, je vous sauverai !

ESKAM.

Iman de la Circassie ! reçois de mes mains l’épée d’Attila. Sois vainqueur et sois grand ! – Peuple ! l’élu que j’arme de ce fer est le légitime fils du prophète Hagis-Ismaïl, et c’est moi, Eskam, qui suis sa mère !

HAMSAD.

Eskam, puisque tu l’as voulu...

ESKAM.

Je t’ordonne de te taire, Hamsad, et je te défends de mentir ! Comme contrepoison à ton infâme calomnie, je viens de boire la mort.

SCHAMYL, laissant tomber l’épée.

Ma mère !

ESKAM.

Ah ! vous croirez à cette voix qui s’élève entre l’autel et la tombe ! En face des prédictions qui s’accomplissent, de cette mort qui parle, de ces morts qui attestent, – à genoux, tous ! – Hamsad, à genoux ! – Iman, salut ! mon fils, adieu !

Elle tombe morte dans les bras de Schamyl.

 

 

ACTE V

 

 

Huitième tableau

 

TROIS COUPS DE FEU !

 

À Tiflis. Esplanade fortifiée dans le château du Gouverneur. Panorama de la ville. Au loin, les montagnes.

 

 

Scène première

 

SCHAMYL, costume violet, deuil circassien, debout et pensif, il regarde l’horizon, NADÈJE, WASSILI et FÉODOR, jouant aux échecs, SCHABACHKIN entre et vient se poster derrière Wassili, plus tard, KOURROGLOU

 

WASSILI.

Je prends cette tour, Féodor...

FÉODOR.

Ah ! tiens ! oui ! Je ne sais pas pourquoi je suis gêné ici.

WASSILI.

Est-ce la présence de Schamyl qui vous trouble ?

FÉODOR.

Moi, par exemple !

WASSILI.

Allez ! Schamyl ne s’occupe guère de nous : il est tout entier à ce grand deuil qu’il porte dans son cœur comme sur ses habits.

Apercevant Schabachkin.

Schabachkin ! que veux-tu ? qu’y a-t-il ?

SCHABACHKIN, s’étranglant avec ses paroles.

Demandez.

WASSILI, se levant.

Brute ! ne peux-tu coudre deux paroles ?

Le prenant à part et baissant la voix.

Voyons : tu viens m’annoncer l’arrivée du renfort de Koutaïs ?

Signe négatif de Schabachkin.

Non ? fâcheux retard ! C’est donc une estafette de Télaw ?

Signe affirmatif de Schabachkin.

Déjà ! Allons ! il faut prendre un parti.

Écrivant rapidement quelques lignes au crayon, et remettant le papier à Schabachkin.

Pour le lieutenant Paramonoff. Et tu m’apporteras les dépêches, seulement quand ces ordres seront exécutés. Va.

Schabachkin salue et sort ; Kourroglou est entré depuis un instant par la droite et essaye d’attirer par ses gestes l’attention de Schamyl.

NADÈJE.

À qui en as-tu donc, Kourroglou, avec tes signes mystérieux ?

WASSILI, se retournant.

Qu’y a-t-il ?

KOURROGLOU.

Moi ! des signes ! je ne faisais pas de signes ! Je venais simplement dire au seigneur Schamyl que nos Circassiens, ceux qui l’ont accompagne ici, s’ennuient un peu en bas pour leur dernier jour, et demandent à quelle heure ils monteront à cheval et tourneront le dos à Tiflis.

WASSILI.

Le départ n’est que pour ce soir. Schamyl nous donne encore toute cette journée. Eh bien ! qu’attends-tu, drôle ? Allons, laisse-nous.

Kourroglou sort.

 

 

Scène II

 

SCHAMYL, NADÈJE, WASSILI, FÉODOR

 

FÉODOR.

Qu’est-ce que c’est ? Vous êtes distrait, mon oncle ! il faut donc vous tenir ! Vous savez ? j’avais commencé à Paris une partie d’échecs avec monsieur de Labourdonnaie ! et cet homme célèbre a daigné me dire qu’il n’avait jamais vu personne engager comme moi ses pièces.

WASSILI.

Comment l’entendait-il ?

FÉODOR.

Poliment... Est-ce donc disgracieux que Sa Majesté m’ait rappelé ! j’aurais vengé ce que les Français appellent la victoire d’Austerlitz.

NADÈJE.

Vous regardez, Schamyl, les oiseaux et les nuages, et vous les enviez, parce qu’ils vont du côté de la montagne. Ne soyez pas si impatient et si triste ! Votre exil de quinze jours à Tiflis touche à son terme, et vous allez tantôt retourner parmi les vôtres, leur rapportant, avec ce traité que mon père doit signer tout à l’heure, l’affranchissement et la paix.

SCHAMYL.

Même quand je serai dans ma patrie, Nadèje, je ne m’en sentirai pas moins hors de la vie. La paix était mon seul but ; mais vous devez comprendre le vague dégoût qui saisit l’âme infinie en présence de son œuvre achevée. Je me promettais la longue tâche d’une glorieuse histoire, et voilà qu’en trois pas, j’ai gagné trois batailles, – et perdu mon frère et ma mère. Mon rôle est terminé en ce monde. J’ai accompli, jusqu’au bout le grand et douloureux charme. Mon pays est libre – et ma famille éteinte. Je suis triomphant – et seul. Plus rien à faire, plus personne à aimer.

NADÈJE.

Plus personne à aimer ! Quelqu’un cependant vous gardera un culte d’amitié bien vraie.

SCHAMYL, vivement et avec effroi.

Taisez-vous ! taisez-vous, Nadèje ! ne dites pas cela ! ne pensez pas cela ! Ah ! songez donc ! toutes les fois que ce mot aimer était prononcé par moi ou pour moi, je ne sais quelle puissance invisible et farouche l’écoutait et s’en vengeait ! C’est à croire que la mort est jalouse de moi !

NADÈJE.

S’il n’y a que la mort ! vous ne la craignez guère, ami !

SCHAMYL.

Pour vous ! ah ! doutez-vous que la seule idée m’en glace d’épouvante, Nadèje ?

NADÈJE.

Vraiment !... Alors que mon danger soit béni ! je suis heureuse !

WASSILI.

Vous êtes échec et mat, Féodor.

Il se lève. À Nadèje.

Tu vas nous laisser causer de ce traité avec Schamyl, mon enfant.

FÉODOR, considérant l’échiquier.

Échec et mat ! C’est, ma foi, vrai ! Je ne vous crois pourtant pas plus fort que monsieur de Labourdonnaie, général ! – Mais aussi, pourquoi diable m’avez-vous amené faire cette partie d’échecs au milieu des boulets et des meurtrières, quand il y a la terrasse, le kiosque qui est si joli !

WASSILI, bas à Féodor.

Silence !

Haut.

Cet endroit-ci plaît à Schamyl, parce qu’il y peut voir là-bas l’horizon natal, et je tiens à être agréable à notre cher hôte.

FÉODOR.

Notre cher hôte ! Eh ! cet attirail militaire est plutôt fait pour l’entretenir dans ses pensées belliqueuses ! Qui sait ? c’est peut-être pour cela, mon oncle, qu’il est resté dans votre maison armé... comme un arsenal !

SCHAMYL, vivement.

Le général n’ignore pas que nos armes, à nous autres Circassiens, font partie de notre costume, j’allais dire de notre personne. Ce commun usage n’a pu le blesser.

WASSILI, avec amertume.

Je n’avais, en tout cas, le droit ni de m’en plaindre ni même de m’en apercevoir.

NADÈJE, inquiète.

Enfin, vous avez été un peu blessé, mon père ? Oh ! du moins, quittez-vous donc amis, ce dernier joui- !

FÉODOR, s’avançant folâtre vers Schamyl.

Eh bien ! il n’y a qu’à le désarmer de gré ou de force, ce guerrier redoutable.

SCHAMYL, le regardant fixement.

Le capitaine Féodor veut bien me parler ?

FÉODOR, reculant.

Rien, je n’ai rien dit !

À part.

Schamyl pour Schamyl, j’aimais mieux l’autre ; je ne peux m’abandonner avec celui-ci à aucune aisance familière.

NADÈJE, avec une grâce caressante.

Schamyl ! – écoutez ce que je vais dire et ne regardez pas ce que je vais faire. Vous n’avez eu guère le temps de lire les épopées, vous qui en vivez une. Mais, voyez-vous, Schamyl, dans tous les poèmes héroïques, depuis l’Iliade, qui chante Achille, jusqu’aux Niebelungen[1], qui racontent votre ancêtre Attila, il y a toujours une femme qui désarme en souriant l’indomptable vainqueur

Elle a, tout en parlant, détaché doucement les pistolets de la ceinture de Schamyl.

vous entendez ? mais vous n’avez rien vu, n’est-ce pas ?

Triomphante, montrant les pistolets à son père.

J’ai les armes !

WASSILI, avec reproche.

Nadèje !...

SCHAMYL, à Nadèje, qui, confuse, veut lui rendre ses armes.

Gardez-les, vous avez bien fait de me les prendre, Nadèje. À quoi désormais me serviraient-elles ? Hochets inutiles ! Bijoux bien ciselés, rien de plus !

Entre Schabachkin. Il remet les dépêches à Wassili et sort ; Wassili décachète et lit les dépêches.

NADÈJE.

Allez ! c’est bien plus encore mon père que vous que j’ai voulu désarmer. Vous n’avez toujours pas besoin de vos armes pour signer un traité de paix ! Je vous les rendrai ce soir. Je vous laisse cette branche de myrte pour gage, et j’emporte mon trophée.

Elle sort par la gauche.

SCHAMYL, à lui-même.

Et en même temps ce qui reste de mon âme.

WASSILI, bas à Féodor.

Féodor, il ne faut, sous aucun prétexte, que ces armes restent dans les mains de Nadèje... Allez !

Sort Féodor à la suite de Nadèje.

 

 

Scène III

 

SCHAMYL, WASSILI

 

WASSILI.

Vous regrettez donc la guerre, Schamyl ?

SCHAMYL.

J’aurais peut-être préféré pour moi la mort du champ de bataille. Je n en serai pas moins heureux pour mon pays quand nous aurons signé cette paix, Excellence.

WASSILI.

Seulement, vous vous êtes arrangé pour la rompre d’avance, n’est-il pas vrai ?

SCHAMYL.

Que voulez-vous dire ?

WASSILI.

Comment m’expliquerez-vous ce que m’apprennent ces dépêches ? Tandis que, confiant dans l’armistice, je vous accueillais comme un fils sous mon toit, mille de vos montagnards, conduits par Hamsad, surprenaient et massacraient les cent hommes de la garnison russe, de Télaw...

SCHAMYL.

Oh ! misérable Hamsad ! – Prince, je ne suis pas plus que vous son complice ! Je monte à cheval, et, comptez sur moi pour tirer de cette félonie un châtiment exemplaire.

WASSILI.

Allons ! après une telle trahison, Schamyl, je ne puis rendre à mes ennemis leur chef. Vous ne sortirez plus de ce château.

SCHAMYL, bondissant.

Ah ! c’était donc un piège ? Et vous croyez que je ne vais pas déchirer d’un coup de griffe toutes les mailles de votre ridicule filet !

Il s’élance.

WASSILI.

À moi !

Toutes les issues apparaissent gardées par plusieurs rangs de baïonnettes.

Viendrez-vous à bout seul de trois cents baïonnettes ?

SCHAMYL, qui s’est maîtrisé sur-le-champ, les bras croisés, calme.

Je fais mieux, je viens à bout de moi-même.

WASSILI.

Vous concevez, Schamyl, que cette violation du droit me pousse il une extrémité que je déplore.

SCHAMYL, impassible.

En effet, tout homme qui manque à sa foi est un infâme.

WASSILI, troublé.

Je ne vous accuse pas, vous ; mais, enfin, les vôtres ont usé envers mes soldats d’un odieux guet-apens !

SCHAMYL, sévère.

Oui, tout homme qui tend une embûche à un ennemi loyal est un traître.

WASSILI, balbutiant et se défendant.

Un traître ? – Je suis le juge, c’est à moi de qualifier le coupable.

 

 

Scène IV

 

SCHAMYL, WASSILI, NADÈJE

 

NADÈJE, accourant, troublée.

Mon père ! Que vois-je ? Schamyl gardé à vue ! Et les gens de son escorte ont été désarmés et liés ! Je ne sais pas ce qui est arrivé, ce qui arrivera ; mais il faut à tout prix commencer par dégager les prisonniers – et votre honneur.

WASSILI.

Non ! Il faut à tout prix empêcher la Russie d’être vaincue.

NADÈJE.

Oh ! mais réfléchissez ! c’est moi, moi seule qui ai attiré Schamyl dans ce piège ! Il va penser que je l’ai trompé, trahi, livré. Dites-lui donc que ce n’est pas vrai, mon père !

WASSILI.

Il vous croira plus aisément que moi. Dites-le-lui vous-même, Nadèje ! Moi, je ne puis qu’agir selon mon devoir.

NADÈJE.

Alors votre devoir est de tuer votre fille ! car faites-y attention ! quelque chose me dit que de ce coup-là, j’en mourrai.

WASSILI.

Non, enfant ! personne ne mourra ! Je vais faire seulement ce qu’aurait fait Schamyl lui-même ; je vais châtier les Circassiens et venger la garnison de Télaw. Schamyl habitait ce corps de logis, il continuera d’y demeurer jusqu’à mon retour. Soldat, il connaît les rigueurs de la consigne ; les trente sentinelles postées aux alentours devraient faire feu sur lui à la moindre tentative d’évasion ; il ne bravera pas ce péril inutile. – Allons, Schamyl, du courage ! Vous n’avez eu, j’en suis sûr, que du malheur. Vos compagnons, vos amis vous ont trahi ! ne vous affligez pas outre mesure !

SCHAMYL.

Depuis quand le chêne et le cèdre s’affligent-ils de voir se détacher et tomber leurs rameaux pourris ?

Wassili fait un geste de colère et sort.

 

 

Scène V

 

SCHAMYL, NADÈJE

 

NADÈJE.

Schamyl ! vous croyez que je suis coupable ?

SCHAMYL.

Je crois que vous êtes prudente et que vous vous êtes sagement mise avec le sort contre moi.

NADÈJE.

Et vous me méprisez ? vous m’exécrez, dites ? Soyez dur, allez ! ne craignez rien !

SCHAMYL.

Vous voulez que je sois dur ? Eh bien, écoutez : Je vous aimais.

NADÈJE, avec joie et terreur.

Ah ! malheureux !... Alors, si vous m’accusez, vous devez souffrir plus que moi encore !

SCHAMYL.

Oui, je souffre ! Je m’imaginais que ce qu’il y a de plus cruel au monde, c’est de pleurer des morts ! mais c’est de pleurer des vivants !

NADÈJE.

Schamyl ! Schamyl ! qu’est-ce qui pourrait vous convaincre ! quelle preuve ? Pas mes paroles ! mes paroles vous ont trompé ! mais enfin mes larmes devant votre péril ? mon effroi devant votre calme ? Schamyl, regardez-moi ! Je suis à vos pieds, tremblante et pâle, – pâle de la peur que vous n’avez pas !

SCHAMYL.

Eh ! vous voyez bien que moi aussi, Nadèje, j’aspire à vous absoudre plus peut-être qu’à me délivrer. Oh ! n’est-ce pas ? vous avez eu vos motifs purs comme vous-même ? Cherchons ensemble ! Voyons ! vous n’avez cru qu’à ce seul moyen d’assurer la paix ? votre père vous a trompée ? il s’est servi de vous à votre insu ? ou même il vous a contrainte ? – Mais non ! cela n’est pas ! Souvenez-vous, votre père n’a pas dit un mot, n’a pas fait un signe pour me ramener à Tiflis. Qui est-ce qui m’a prié, conjuré, supplié d’y venir ?

NADÈJE.

Moi ! moi seule ! c’est évident ! et il ne faut plus des mots, il faut des actes ! Eh bien, Schamyl, j’ai commencé déjà !... Voici justement Lidine.

 

 

Scène VI

 

SCHAMYL, NADÈJE, LIDINE, entrant de gauche

 

LIDINE.

J’ai fait ce que vous vouliez, Nadèje. J’ai pu arriver jusqu’à Kourroglou. Mon pauvre garçon ! il est au secret. Mais ils n ont pas trouvé sur lui ce billet adressé au seigneur Schamyl.

NADÈJE.

Donne, donne vite, ma Lidine ! Voyez, Schamyl ; il y a là votre salut peut-être !

SCHAMYL.

Oui, et votre justification. Ah ! certainement, voilà une preuve !

Ouvrant le billet.

La lettre est de Lazare.

Lisant.

« Hamsad a fourni aux Russes un sanglant prétexte de rupture. Le général Wassili était-il d’accord avec le fourbe ? Êtes-vous en sûreté ou en péril ? Nous ne pouvons penser à nous rendre maîtres de Tiflis. Mais un coup de main pour vous enlever du château est possible. Nous sommes là, aux alentours, déguisés, cachés. Si l’on vous contraint, si l’on vous retient, vous n’aurez...

S’interrompant et regardant Nadèje.

vous n’aurez qu’à tirer trois coups de feu ; nous vous sauverons... »

NADÈJE.

Ô mon Dieu !

SCHAMYL.

Votre père m’avait laissé mes armes. Qui est-ce qui m’a pris mes armes, Nadèje ?

NADÈJE.

Ah ! voilà donc pourquoi ils viennent de me les reprendre ! Ah ! c’est trop pour ma raison !

LIDINE.

Mon enfant ! voyons, mon enfant ! Est-ce qu’il ne reste rien à essayer ?

NADÈJE.

Si fait ! il me reste à mourir !

Elle sort éperdue, suivie de Lidine.

 

 

Scène VII

 

SCHAMYL, seul

 

Pris, livré, perdu, au fond de l’abîme, mon plus fiévreux désir c’est encore de la justifier ! – Livré ! perdu ! Comment ! je vais finir ainsi ! finir misérablement, cloué entre les murs d’une geôle ! Je ne saurai même pas, comme le lion captif, ronger mon pied pris au piège ! –Trois coups de feu ! – Eh quoi ! je ne vais pas, comme le Samson de leurs livres saints, écraser avec moi mes ennemis sous ma ruine ! – Trois coups de feu ! – Oh ! ce signal ! ne pouvoir donner ce signal !

Frappé d’une idée soudaine.

Ah ! ils le donneront eux-mêmes !

Il met le pied sur le parapet extérieur comme pour fuir.

Ma mère mourante m’a consacré iman. Que Dieu se prononce à son tour sur moi et sur mon peuple ! Qu’il me consacre ou qu’il me foudroie !

CRI D’UNE SENTINELLE, au loin.

Garde à vous !

Premier coup de feu.

SCHAMYL.

Rien !

Deuxième coup de feu. Schamyl atteint, chancelle et tombe.

Blessé, mais vivant !

Se redressant et avec défi aux sentinelles.

Vive la Circassie !

Nadèje, attirée parles coups de feu, accourt, voit Schamyl, et s’élance au-devant de sa poitrine.

 

 

Scène VIII

 

SCHAMYL, NADÈJE, puis LAZARE et LES CIRCASSIENS, puis WASSILI et LES RUSSES

 

NADÈJE.

Schamyl !

Troisième coup de feu, atteignant Nadèje, qui tombe.

Eh bien ! tu me croiras maintenant !

SCHAMYL.

Ô mon dernier ange ! ne meurs pas, Nadèje !

NADÈJE.

Je t’aimais !

Elle meurt.

LAZARE, escaladant le parapet avec quelques Circassiens en armes.

Schamyl ! vite ! vite ! partons !...

Apercevant Nadèje.

Ah !

SCHAMYL, lui montrant le corps de Nadèje.

Je n’ai plus ni frère, ni mère, ni amour !

LAZARE.

Il vous reste votre peuple, la patrie et la liberté !

Fusillade au dehors. Plusieurs Russes, désarmés, entrent poursuivis par les Circassiens.

WASSILI, se précipitant et apercevant sa fille.

Ma fille ! – morte pour toi !

SCHAMYL.

Morte par vous ! – Vous m’avez dépouillé de tout ce que j’avais d’humain, vous avez ajouté à mon âme les âmes de tous ces martyrs, et dans vingt ans comme aujourd’hui, la Circassie, la Russie et le monde me retrouveront debout sur mes sommets, saignant et invulnérable, victime et libérateur !

 

 

ÉPILOGUE

 

 

Neuvième Tableau

 

VINGT ANS APRÈS (Juin 1854)

 

La forteresse de Redout-Kalé prise par les frégates françaises et anglaises. Les forces navales abordent au milieu des habitants de la côte, et Schamyl, à cheval entouré de ses Murides, vient à leur rencontre.

LES CIRCASSIENS.

Vive la France ! vive l’Angleterre !

LES FRANÇAIS et LES ANGLAIS débarquant.

Vive Schamyl !

SCHAMYL.

Soyez les bienvenus, soldats des pays de la pensée ! je vous attendais. Voilà vingt ans que j’entretiens l’étincelle dont vous allez faire l’incendie. Soyez les bienvenus ! – L’Orient donne la main à l’Occident pour cette guerre des peuples. Allons ! et combattons et dissipons ensemble les ténèbres par la lumière, l’hiver par le soleil, la barbarie par la liberté ! [2]


[1] Prononcez Nibloung.

[2] À la représentation, l’acteur dira : « Par la justice. »

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