Schahabaham II (Eugène SCRIBE - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Folie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 2 mars 1832.

 

Personnages

 

SCHAHABAHAM II

MARTIN, son favori

MARÉCOT, vizir

COLIBRI, empailleur du sérail

MANETTE, sultane

COURTISANS

EUNUQUES NOIRS

FEMMES de la suite de la sultane

 

Dans le sérail de Schahabaham.

 

Une partie des jardins du sérail. Le jour commence à paraître.

 

 

Scène première

 

COLIBRI, debout à droite, tient à la main plusieurs oiseaux empaillés, MARTIN paraît au fond

 

MARTIN.

Tout dort, dans le sérail, excepté toi, ô Martin, que l’inquiétude et l’amour rendent somnambule.

COLIBRI.

C’est le seigneur Martin... cet Européen... le favori du pacha.

MARTIN.

Je ne vois rien, je n’entends rien... et quand je resterais là comme une bête !...

Apercevant Colibri.

Qui va là ?

COLIBRI.

C’est moi, seigneur... Je suis Sidi-Colibri, eunuque, premier empailleur de la ménagerie et du sérail, et qui viens présenter ces oiseaux au pacha... Si mes petits services pouvaient vous êtres utiles... c’est vous qui m’avez fait nommer à cette place...

MARTIN.

Encore un de mes bienfaits.

COLIBRI.

Moyennant deux cents pièces d’or que je vous ai comptées... Vous ne vous rappelez pas ?

MARTIN.

C’est possible... les services que je rends... sont les premières choses que j’oublie.

Le jour paraît tout-à-fait.

COLIBRI.

En avez-vous rendu des services comme ça ! et depuis deux mois seulement que vous êtes débarqué dans ce pays... quelle fortune vous avez faite !... favori du pacha, vous devez être bien heureux.

MARTIN, avec un sourire mélancolique.

Heureux !... quand je suis ici, et que mon âme est ailleurs !... quand je végète solitaire... ou plutôt, il n’y a plus de végétation possible pour l’arbuste parisien desséché par le vent d’Afrique... mon beau quartier du Jardin des Plantes !... ô mon ciel gris ! ô mes arbres jaunes et mes rues noires !... Tu me diras que nous avons ici le sable du désert... mais si tu connaissais la crotte de la rue Mouffetard, tu ne pourrais pas en sortir... quand on y est une fois, mon ami, il n’y a pas moyen de s’en retirer.

COLIBRI.

Et pourquoi alors en êtes-vous sorti ?

MARTIN.

Pourquoi ?... parce que j’étais Jeune-France... parce que je ne pouvais rester en place... parce que mon cœur battait violemment à la poitrine... ou, pour le parler plus clairement, j’avais une passion au cœur... des idées à la tête, des démangeaisons aux pieds... et lu ne sais pas ce que c’est qu’un cœur d’homme, une tête d’homme... des pieds d’homme... tu ne sais pas où ça peut vous mener... ça m’avait mené d’abord au Jardin des Plantes... où j’obtins, par M. Cuvier, un emploi dans la ménagerie ! ce fut alors qu’un cousin à moi, M. Martin, un homme de mérite, vint à Paris, avec une ménagerie qui fit l’admiration universelle... Il y avait des perroquets, des lions, des tigres... toutes sortes de bêtes qui jouaient la comédie... Il voulut bien m’engager dans sa troupe... mais plusieurs premiers sujets moururent... enfin il fallait les remplacer, faire aussi d’autres engagements dont la troupe avait besoin, et je partis pour l’Afrique comme commis voyageur dramatique chargé d’enrôler les sujets sans emploi que je pourrais rencontrer dans le désert... J’avais autrefois entendu parler du puissant Schahabaham Ier par un de mes amis qui est figurant aux Variétés... je me fis présenter à son successeur, Schahabaham II, dont la ménagerie a une réputation si grande...

COLIBRI.

Et si méritée...

MARTIN.

Je lui plus... je le séduisis... J’aime les bêtes, lui aussi... et maintenant nous ne pouvons plus nous quitter... et rien ne manquerait à mon bonheur, si ce n’était l’amour du pays... et d’autres amours encore.

COLIBRI.

Et comment cela ?

MARTIN.

Ô toi qui es mon ami et ma créature... je peux te l’avouer... il y avait à Paris une petite fille... l’ange des premières amours.

COLIBRI.

Une jeune odalisque.

MARTIN.

Nommée Manette... elle était fruitière, quartier du Pont-aux-Choux... et quand je t’ai dit tout à l’heure... je crois l’avoir dit du moins que le cœur me battait violemment à la poitrine... c’était pour elle... c’était pour faire fortune et l’épouser que j’ai quitté la civilisation, et que je suis venu au désert... Et vois ce que c’est que l’illusion de l’amour... partout je crois la retrouver et l’entendre... l’autre semaine notre souverain Schahabaham m’a dit qu’il venait d’acheter une nouvelle esclave, la sultane Manette.

COLIBRI.

Vraiment !

MARTIN.

Ce nom m’a fait tressaillir... et Dieu sait cependant s’il y a des Manettes dans le monde, autant que de Martins pour le moins... Hier le sultan fredonnait la Codaqui...

COLIBRI.

Qu’est-ce que c’est ?

MARTIN.

Une romance française qu’il avait entendu chanter à la sultane... et Manette ne chantait que ça... Tu me diras que d’autres que Manette possèdent la Codaqui... Maïs tout cela me jette dans un trouble, dans une perplexité !... L’as-tu vue, cette sultane ?

COLIBRI.

De loin... couverte d’un voile.

MARTIN.

Est-ce une jurande ?

COLIBRI.

Du tout... une demi-sultane, tout au plus.

MARTIN.

Encore comme Manette !

COLIBRI.

Air du vaudeville de Voltaire chez Ninon.

Elle a des talents, de l’esprit.

MARTIN.

Comme Manette...

COLIBRI.

Et dans sa tête
Quand elle a mis quelqu’ chose, on dit
Que rien n’y fait.

MARTIN.

Comme Manette !
Serait-ce celle que j’aimais ?
Ou, par une rare merveille,
Seraient-ell’s deux ?... moi qui croyais
Qu’on n’ pouvait trouver sa pareille !

COLIBRI.

Silence... c’est le sultan qui se lève.

MARTIN.

Non... ce n’est que Marécot, l’intendant-général du palais, et l’ancien ministre du dernier pacha.

 

 

Scène II

 

COLIBRI, MARTIN, MARÉCOT, suivi de PLUSIEURS COURTISANS qui se rangent le long de la coulisse à gauche

 

MARÉCOT.

Seigneur européen, le pacha vous fait demander à son petit lever, pour achever ce conte des Mille et un Jours que vous avez commencé hier.

MARTIN.

Lequel ?

MARÉCOT.

Celui du Prince et de la Biche.

MARTIN.

Ah ! oui, la biche morte qu’un derviche ressuscite avec trois mots magiques... Illustre Marécot, homme des anciens âges, soleil du conseil... soleil couchant ! je te donne le salut du matin... et me rends aux ordres de Sa Hautesse.

Il sort.

MARÉCOT, à part.

Et toi, soleil levant, devant qui tout se prosterne, puisses-tu bientôt l’aller coucher dans l’océan de la disgrâce !

Aux courtisans.

Vous le voyez, messieurs, toujours des préférences pour les étrangers ! Depuis que notre illustre maître Schahabaham II a succédé à son père, mon illustre maître, Schahabaham Ier, tout a bien dégénéré... le pacha n’aime que ce qui vient d’Europe... il lui faut un favori européen dans son palais... une sultane européenne dans son harem, des bêtes européennes dans sa ménagerie !... c’est un grand malheur...

COLIBRI.

Cependant, seigneur Marécot, c’est vous qui avez été chargé de l’éducation de notre pacha.

MARÉCOT.

C’est vrai... j’ai été son gouverneur, son instituteur... et s’il avait profité de mes instructions, il ignorerait bien des choses qu’il sait pour son malheur... Les Européens m’ont gâté là un beau naturel de pacha... Qu’il était aimable dans son enfance !... vif, espiègle, et adroit... je le vois encore avec son petit sabre dans les moments de récréation... il vous abattait une oreille à un esclave... le nez à un autre... quelquefois, quand il était trop petit, il moulait sur une chaise... il annonçait bien des dispositions... pas une idée à lui !... mais l’amour des innovations est venu... nous sommes envahis par la civilisation.

COLIBRI.

On vient.

MARÉCOT.

C’est le pacha lui-même... silence, messieurs, prosternons-nous devant le soleil des soleils.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, SCHAHABAHAM appuyé sur MARTIN, OFFICIERS et EUNUQUES de la suite de Schahabaham, qui entrent les premiers et se prosternent lorsque le pacha entre en scène

 

SCHAHABAHAM.

Oui, seigneur Martin, je le veux... vous venez de me lire vous-même dans ce livre du prophète qu’avec trois mots magiques, on pouvait ressusciter les morts.

MARTIN.

Permettez...

SCHAHABAHAM.

C’est imprimé... c’est donc vrai... et je veux avoir ces trois mots.

MARTIN, à part.

C’te bêtise !...

SCHAHABAHAM.

Ou je vous fais empaler...

MARTIN.

Vous les aurez.

SCHAHABAHAM.

Est-il vrai !... ah ! mon ami, mon cher ami !... je te nomme aga... je te nomme émir... je te nomme mou premier vizir...

MARÉCOT.

Mon premier...

SCHAHABAHAM, avec force.

Vizir.

MARÉCOT.

Ô rage !

SCHAHABAHAM.

Hein !

À Martin.

Dis vite ces trois mots... tu sais ce que c’est ?

MARTIN.

Oui, auguste pacha... ce sont trois mots latins.

SCHAHABAHAM.

Va tu connais le latin ?

MARTIN.

Pas personnellement ; mais j’en ai beaucoup entendu parler... et il faut, avant tout, que vous et moi nous l’apprenions,

À part.

et avec son intelligence ordinaire... j’ai du temps devant moi.

SCHAHABAHAM.

L’apprendre ?... à la bonne heure ! pourvu que ce soit tout de suite... Allons, dépêchons-nous... vite, au latin... il faut que je le sache dés demain.

MARTIN.

Mais je ne le sais pas.

SCHAHABAHAM.

Ça m’est égal, apprends-le-moi, je le veux... j’ai besoin de mes trois mots.

MARÉCOT.

Pour vos sujets ?

SCHAHABAHAM.

Non, pour ma ménagerie, où il y a dans ce moment une épidémie... Je suis un pacha bien malheureux, mes chers amis...

Il tire son mouchoir.

nous avons perdu hier deux singes et ma belle panthère royale.

MARÉCOT, tirant aussi son mouchoir.

La panthère royale !

SCHAHABAHAM, aux personnes de sa suite.

La cour prendra le deuil, messieurs...

Tous les courtisans font une inclination profonde.

D’autres malheurs nous menacent encore... jusqu’à mon jeune ours qui est indisposé !

COLIBRI.

L’ours Martin ?

SCHAHABAHAM.

Et si je perdais cet ours-là, messieurs !...

MARÉCOT.

Un ours magnifique !

MARTIN.

Qui descend de celui du Jardin des Plantes par les femmes.

SCHAHABAHAM, pleurant.

Si je le perdais, je ne sais pas ce que nous deviendrions tous... car ce sont les amours de la sultane Manette... elle en raffole.

MARTIN.

Vraiment !

SCHAHABAHAM.

Son nom seul lui rappelle, à ce qu’elle dit, quelqu’un qui lui est bien cher... un cousin, sans doute.

MARTIN, à part, avec émotion.

Ô océan de doutes et d’inquiétudes !... suis-je assez battu par tes vagues !

SCHAHABAHAM.

Et je les aime tant tous les deux, que je ne sais pas lequel m’est plus cher... quelle grâce ! quelle légèreté ! si tu l’avais vu danser...

MARÉCOT.

L’ours ?

SCHAHABAHAM.

Non, Manette... mais, par malheur, c’est une cruauté... c’est le caractère le plus féroce !...

MARÉCOT.

Votre ours !

SCHAHABAHAM.

Eh non !... il est doux comme un mouton... C’est de Manette que je te parle.

MARTIN.

Alors, convenons-en... Voulez-vous commencer par l’ours ?

SCHAHABAHAM.

Oui.

MARÉCOT.

Voulez-vous commencer par la sultane ?

SCHAHABAHAM.

Oui, commençons par tons les deux.

MARÉCOT.

Alors nous n’en finirons pas... et si vous les mêlez toujours, impossible de nous entendre.

SCHAHABAHAM.

Et pourquoi veux-tu m’entendre ?... tu es curieux... Je te trouve bien hardi de vouloir m’entendre... est-ce que je m’entends moi-même ? Il faut aimer pour me comprendre.

MARTIN, avec sentiment.

Aussi, je vous ai compris.

SCHAHABAHAM.

À la bonne heure !

MARÉCOT, à part.

Est-il intrigant !...

Haut.

Eh bien ! si ce n’est que ça, moi aussi, j’ai compris.

SCHAHABAHAM.

Toi !... tu m’as compris ?

À Martin.

Il m’a compris... nous allons voir...

À Marécot.

Eh bien ! qu’et-ce que j’ai dit !...

MARÉCOT.

Le respect m’empêche de répéter... je craindrais de vous ennuyer.

SCHAHABAHAM.

C’est bien... parce que lu sais (pie quand on m’ennuie... Allons voir mon ours... ou ma sultane... Par où commencer ?... commençons par mon ours...

À Martin.

Toi, songe aux trois mots que tu m’as promis, et qu’il me faut pour demain... Quant à toi, Colibri...

Air de la valse de Robin des Bois.

À ma sultane, en serviteur fidèle,
Va présenter ces aimables oiseaux.

MARTIN, à part.

Dieu ! quel moyen pour me rapprocher d’elle !

Caressant les oiseaux.

Qu’ils sont jolis, et qu’ils me semblent beaux !

Il passe un anneau au cou du plus petit oiseau.

Que cet anneau, que je tiens d’elle-même,
Lui dise ici que je sais son danger ;
Et d’mon amour qu’elle trouve l’emblème
Dans cet oiseau qui n’peut plus voltiger.

Ensemble.

SCHAHABAHAM et MARTIN.

À ma sultane, en serviteur fidèle,
Va présenter ces aimables oiseaux ;
Plus qu’eux encor, hélas ! j’en ai dans l’aile,
Et je nourris des feux toujours nouveaux.

MARÉCOT.

Obéissons au devoir qui m’appelle,
Et malgré l’âge et mes nombreux travaux,
N’oublions pas qu’un ministre fidèle
Doit, avant tout, renverser ses rivaux.

COLIBRI.

À la sultane, en serviteur fidèle,
Je vais porter ces aimables oiseaux ;
Je veux prouver mon talent et mon zèle,
Pour arriver à des honneurs nouveaux.

Schahabaham sort, Marécot, Colibri et tous les courtisans sortent avec lui.

 

 

Scène IV

 

MARTIN, seul

 

Oui, si c’est la vraie Manette, cet anneau qu’elle reconnaîtra lui fera trouver les moyens de nous revoir... Ah ! si le pacha en était instruit... Le moyen est hardi, et passablement romantique... mais c’est qu’il n’y a rien au monde de romantique comme un pacha... Ce n’est plus une absurdité écrite... c’est une absurdité vivante, qui marche, qui se ment... qui digère... et si Manette, qui doit le connaître, m’a su comprendre...

Il regarde vers le fond à droite.

Que vois-je ! les eunuques noirs qui se dirigent de ce côté... Ô ruse ingénieuse !... elle aura dit qu’elle voulait se promener dans les jardins !...

 

 

Scène V

 

MARTIN, MANETTE, suivie de ses FEMMES

 

MANETTE, à ses femmes.

Fatmé, Roxelane, n’avancez pas plus loin... respectez ma promenade et ma mélancolie...

Les femmes rentrent ; Manette avance seule sur la scène.

MARTIN, à demi-voix.

C’est elle.

MANETTE, soulevant son voile et reconnaissant Martin.

C’est lui... ah ! Martin !...

MARTIN, voulant s’élancer.

Ah ! Manette !

MANETTE.

Prends garde.

MARTIN, à voix basse et avec chaleur.

Et le moyen de comprimer un volcan dont la lave impétueuse longtemps retenue... brûle de s’échapper.

MANETTE.

Ne va-t-il pas me faire des phrases et des madrigaux, à présent !...

MARTIN.

C’est vrai, le bonheur rend bête.

MANETTE.

Et l’on dit que tu es si heureux... ministre et favori du pacha... c’est-il possible !

MARTIN.

Oui, Manette, oui, je suis devenu un homme de mérite, par hasard, et par amour... tu sauras comment... Mais toi, vierge parisienne, vierge des premières amours, comment le trouves-tu sous la tente de l’Africain ?

MANETTE.

Quelle drôle de manière tu as de parler !...

MARTIN.

C’est une mauvaise habitude que j’ai prise... je vais tâcher de parler français... Comment, toi, qui étais fruitière à Paris, boulevard du Pont-aux-Choux, n° 33, te trouves-tu première sultane du pacha ?

MANETTE.

Oh ! c’est une histoire...

MARTIN.

Un instant... avant de me faire des histoires, ô Manette, m’aimes-tu ?

MANETTE.

Toujours.

MARTIN.

Va... c’est que, s’il en avait été autrement, j’aurais mieux aimé ne rien savoir.

MANETTE.

Et moi ne te rien dire... tu sauras donc que depuis ton départ, ma tante, qui était fruitière en gros à Marseille, m’avait fait venir près d’elle pour tenir sa boutique qui était superbe... des pyramides d’oranges et de citrons... ça embaumait.

MARTIN.

Active les détails... nous sommes pressés.

MANETTE.

Toute la semaine je restais au comptoir... mais le dimanche nous allions faire des promenades en mer... et un jour qu’un coup de vent nous éloigna... nous fûmes enlevées par un corsaire algérien, qui me trouva gentille... il est vrai que ce jour-là, j’avais un chapeau charmant... un bibi.

MARTIN.

J’exècre les bibis... car celui-là lui donna dans l’œil, et fut cause sans doute...

MANETTE.

De rien... il me respecta... parce qu’il avait idée de me vendre à un chef de Bédouins de l’Atlas, qui m’emmena dans ses montagnes.

MARTIN.

J’ai la fièvre.

MANETTE.

Rassure-lui... il m’a respectée.

MARTIN.

Lui aussi !... bien vrai ?

MANETTE.

Puisque je te le dis... et la preuve, c’est que, désespéré de ma vertu, il me vendit à un bey, qui me vendit à un marchand d’esclaves, qui me vendit au pacha.

MARTIN.

Miséricorde !... quelle litanie !... et tous ces gens-là...

MANETTE.

M’ont respectée... Pour qui me prends-tu ? quand on a été élevée comme je l’ai été par ma tante Michelon !...

MARTIN.

C’est juste...

MANETTE.

Une fruitière honnête et vertueuse, qui m’a appris à me défier...

MARTIN.

Du fruit défendu, c’est vrai... et je le demande pardon... Mais le pacha ?...

MANETTE.

J’ai trouvé près de lui le moyen de me rendre...

MARTIN.

Respectable.

MANETTE.

Ou insupportable, comme lu voudras... Quoiqu’il aime les bêtes, j’ai découvert qu’il avait peur des souris.

MARTIN.

Est-il possible !... c’est le seul secret d’État qu’il ne m’ait pas confié.

MANETTE.

Il me l’a dit à moi... on dit tout quand on aime... et lorsque je le vois s’animer un peu dans la conversation, je gratte doucement, ou le canapé, ou mon oreiller... il a peur... et adieu le pacha.

MARTIN.

Ô ingénieux subterfuge de la pudeur alarmée ! c’est parfait, ma parole d’honneur... pauvre pacha, va !...

MANETTE.

Par ce moyen, j’élude toujours la question.

MARTIN.

Élude-la encore jusqu’à ce soir... et d’ici là, cependant, sois aimable avec lui.

MANETTE.

Et ma vertu !

MARTIN.

Et les souris... c’est pour la sauver, et nous avec elle... Apprends que je suis riche... très riche... on n’est pas ministre d’un pacha sans qu’il en reste quelque chose... j’ai fait charger tous mes trésors sur un brick qui m’appartient... et nous embarquerons dès ce soir... car le pacha m’a commandé pour demain trois mots magiques qu’il m’est impossible de lui fournir.

MANETTE.

Est-il possible !

MARTIN.

Silence... voici Marécot.

 

 

Scène VI

 

MANETTE, MARTIN, MARÉCOT

 

À l’entrée de Marécot, Manette baisse son voile.

MARÉCOT.

Madame !... ah ! mon cher Européen !

MARTIN, à part.

Qu’est-ce qui lui prend donc ! quel accès de tendresse !

MARÉCOT.

Nous sommes perdus.

MARTIN, de même.

C’est donc ça !

MARÉCOT.

Je ne sais pas quelle nouvelle le sultan a reçue en venant de la ménagerie... mais il crie, il pleure, il va, il vient... il met son turban de travers... il ne faisait que répéter votre nom... et puis le mien.

MARTIN.

Est-il possible !

MARÉCOT.

Il disait : « Puisque j’en perds la tête... ils la perdront aussi... ils y passeront tous ; » et il a ajouté en me regardant : « Vous, Marécot, vous le premier ! »

MARTIN.

Ça me fait bien de la peine.

MARÉCOT.

Et à moi donc !... et impossible de savoir ce qui le tourmente...

À Manette.

Il n’y a que vous, madame, qui puissiez l’apaiser.

MARTIN.

Va vite, Manette...

À demi-voix.

N’oublie pas que tu l’aimes... pour aujourd’hui.

MANETTE, de même.

Ça lui fera toujours prendre patience.

MARTIN, de même.

Et ce soir, dans le jardin du sérail, notre enlèvement.

MANETTE, de même.

C’est dit... à ce soir.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

MARTIN, MARÉCOT

 

MARTIN, à part.

Oui, ce soir... ce sera bien... mais si d’ici là, le pacha...

À Marécot.

Il est donc bien furieux ?

MARÉCOT.

Dans le délire.

MARTIN.

Contre vous ?

MARÉCOT.

Et vous aussi.

MARTIN, à part.

Et pourquoi ? car il ne peut pas se douter que ce soir...

Haut.

Eh bien ! mon bon, mon respectable ami... formons une ligue offensive et défensive, pour sauver nos têtes et nos places.

MARÉCOT.

J’y consens... d’abord, je vous ai toujours aimé.

MARTIN.

Et moi donc !... je vous ai toujours regardé comme une excellente ganache.

MARÉCOT.

Ganache... qu’est-ce que...

MARTIN.

Un mot français qui veut dire un homme respectable.

MARÉCOT.

Alors nous sommes faits pour nous donner la main.

MARTIN.

Soyons amis.

MARÉCOT.

À la vie, et à la mort !

MARTIN.

Voulez-vous me permettre de vous tutoyer ?

MARÉCOT.

Volontiers... embrassons-nous.

MARTIN, l’embrassant, à part.

Est-il jobard !

MARÉCOT, de même.

Est-il Européen !

MARTIN.

C’est convenu... Vous direz toujours du bien de moi... moi aussi... vous me soutiendrez près du pacha... j’en ferai autant... et par ce moyen... C’est lui... je l’entends... je compte sur vous...

À part.

Et vais tout préparer pour notre départ et l’enlèvement de Manette.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

MARÉCOT, SCHAHABAHAM

 

MARÉCOT.

Le voilà... seul... il ne dit plus rien... il est sombre et taciturne, et ressemble à un homme qui pense.

SCHAHABAHAM, s’avance lentement, la tête, baissée, le regard fixe, s’arrête, et après quelques instants de silence, regardant Marécot.

Marécot... ici.

MARÉCOT, s’approchant.

Votre Hautesse n’est plus en colère ?

SCHAHABAHAM.

Non... la sultane Manette m’a calmé... Écoute ici, et que mes ordres soient sur-le-champ exécutes... va prendre Martin.

MARÉCOT.

Je viens de le voir.

SCHAHABAHAM.

C’est bien...

Essuyant une larme.

C’est d’un bon serviteur... retournes-y ; car je veux et j’ordonne qu’il soit empaillé sur-le-champ.

MARÉCOT.

Comment ! empaillé...

SCHAHABAHAM.

Le mieux possible.

MARÉCOT.

Lui !... Martin... empaillé !

SCHAHABAHAM.

Est-ce que je ne m’explique pas clairement ?

MARÉCOT.

Si fait... si fait...

SCHAHABAHAM.

Est-ce que tu te permettrais de raisonner, par hasard ?

MARÉCOT.

Du tout.

SCHAHABAHAM.

Qu’il soit empaillé d’ici à une demi-heure ; ou je te fais empailler toi-même.

MARÉCOT.

Alors, je vais écrire l’ordre pour Colibri, le premier empailleur du sérail, et...

SCHAHABAHAM.

Je le signerai... d’accord !

MARÉCOT, à part.

Ma foi ! voilà un nouveau caprice, et un événement bien heureux... que l’Européen s’arrange... j’ai fait ce que j’ai pu.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

SCHAHABAHAM, seul, puis MARÉCOT

 

SCHAHABAHAM.

Je ne puis revenir encore d’une nouvelle si imprévue... si accablante !... Pauvre Martin ! un ours de cet âge-là, mourir subitement !... ce que c’est que de nous !... rien ne me consolera... il est vrai que depuis un instant Manette est devenue si aimable, si aimante... je retrouve une maîtresse, oui, mais je perds un ours... dois-je m’affliger ou me réjouir ?... et y a-t-il compensation ?... Après cela, ce n’est peut-être pas un mal... Manette elle-même avait pour cet animal une affection dont quelquefois j’étais presque jaloux... on ne se méfie pas assez des ours... il y a en eux un genre de séduction, un air mélancolique bien dangereux, surtout depuis que j’ai lu dans l’histoire que mon père Schahabaham Ier avait eu... un ours pour rival... l’astucieux Tristapatte.

MARÉCOT, revenant avec le firman et une plume qu’il présente à Schahabaham.

Voici l’ordre.

SCHAHABAHAM.

Donne...

Il signe sur le dos de Marécot.

MARÉCOT, pendant que le pacha signe.

Il signe... et comme à son ordinaire, sans regarder... encore quelque usage d’Europe !

SCHAHABAHAM.

Eh bien ! c’est fini...

Marécot se retire.

Tu réponds de l’exécution de cet ordre...

À part.

Allons voir la sultane... et faisons-lui part de cette galanterie dont elle me saura gré.

En s’en allant, à Marécot.

Qu’il soit empaillé bien proprement... entends-tu... bien proprement.

 

 

Scène X

 

MARÉCOT, MARTIN, puis des EUNUQUES NOIRS

 

MARTIN, regardant le pacha qui s’éloigne, à Marécot.

Eh bien ?

MARÉCOT.

Eh bien ?

MARTIN.

Auquel de nous deux en voulait-il ?

MARÉCOT.

Devinez.

MARTIN.

À vous ?

MARÉCOT.

Non.

MARTIN.

Alors, c’est donc à moi... et était-il bien en colère ?

MARÉCOT.

Mais non.

MARTIN.

Et qu’en résulte-t-il ?

MARÉCOT.

Un désagrément pour vous.

MARTIN.

Lequel ?

MARÉCOT.

Devinez.

MARTIN.

Ah !... il faut toujours deviner... Voyons, je suis disgracié.

MARÉCOT.

Mieux que ça.

MARTIN.

Mieux que ça...

À part.

Ça m’est égal, le brick est là, prêt à partir.

À Marécot.

Je suis exilé ?

MARÉCOT.

Mieux que ça.

MARTIN.

Est-il possible !... Mais je ne vois rien de mieux que ça dans les châtiments administratifs.

MARÉCOT.

Allez toujours.

MARTIN.

Bâtonné ?

MARÉCOT.

Allez encore.

MARTIN.

Pendu ?

MARÉCOT.

Vous brûlez !... Allez encore.

MARTIN.

Mais je vais prodigieusement... j’en ai la sueur froide... Vous n’avez donc pas pris ma défense... après ce que nous nous étions promis !

MARÉCOT.

Moi !... ah ! pouvez-vous le croire... d’un ami, d’un collègue ?... J’ai dit qu’il fallait respecter les lois de l’empire, les anciens usages... et j’ai supplié qu’on vous étranglât purement et comme on étranglait nos pères... je n’ai pu rien obtenir.

MARTIN.

Tant mieux... je respire.

MARÉCOT.

Oui, respirez... ça ne sera pas pour longtemps. Lisez.

Il lui donne le firman. Appelant.

Holà ! eunuques noirs !

Quatre eunuques noirs paraissent.

Restez ici...

À l’un d’eux.

Et toi, avertis le seigneur Colibri.

MARTIN, regardant le firman.

Voyons... c’est étonnant, je vois trouble... on dirait que j’ai quelque chose dans l’œil...

Lisant.

« Moi, Schahabaham II, fils et successeur de mon père, Schahabaham Ier... »

Parlant.

C’te bêtise !...

Lisant.

« Pacha par la grâce de Mahomet... »

Parlant.

C’est bien rococo ça...

Lisant.

« ordonnons qu’à l’instant même, sans retard, sans délai, sans observations... »

Parlant.

Oh ! est-il pressé...

Lisant.

« Notre conseiller intime Martin-bey soit empalé vif. »

MARÉCOT.

Empaillé.

MARTIN.

Empaillé !... ah ! quelle atroce plaisanterie !... ce n’est pas tant pour la chose, mais c’est humiliant !... il confond son conseil d’État avec sa ménagerie... ça ne s’est jamais fait.

MARÉCOT.

Que voulez-vous ?... vous lui avez fourré dans la tête une foule d’idées nouvelles... il ne sait plus quoi s’imaginer pour faire du neuf.

MARTIN, furieux.

Empaillé !... mais pour donner un ordre pareil, pour proférer une absurdité comme celle-là, il faut être bête à manger du foin...

Avec emportement à Marécot.

Ah çà ! réponds à la fin, ministre d’un despote... mais il devient donc stupide, ton pacha ?

MARÉCOT.

Vous vous emportez, mon ami.

MARTIN.

Je m’emporte... il est étonnant, lui !... il n’y a pas de quoi... Avec ça que faire empailler son favori... c’est du joli... c’est spirituel !

Air de Marianne. (Dalayrac.)

C’est impossible, et quand j’y pense,
Il ne peut pousser jusque-là
L’oubli de toute convenance.

MARÉCOT.

Le maître le veut... ce sera.

MARTIN.

Tous les pachas
Sont des ingrats...
Lui, qui c’ matin
Encor m’ serrait la main !
Oui, comme émir.
Comme vizir,
Il me nommait ;
Et mêm’ du cabinet
Je d’ vais, par un’ faveur nouvelle,
Faire partie... il le disait.

MARÉCOT.

Alors, ce s’ra du cabinet
D’histoire naturelle.

UN EUNUQUE NOIR, à Marécot, se prosternant devant lui.

Le seigneur Colibri est là qui attend vos ordres.

MARÉCOT, à Martin.

Vous l’entendez.

MARTIN.

Colibri !... lui qui me doit sa place !

MARÉCOT, à l’eunuque.

Porte-lui ce firman.

MARTIN.

Un instant... qu’on ait le temps de se reconnaître !

MARÉCOT.

Je ne peux pas, mon cher ami... sans cela, c’est moi qui serais empaillé.

MARTIN.

Et c’est une pareille considération qui peut vous arrêter... quel égoïsme !... Vous, Marécot, un vieillard d’âge, qui tenez si peu à la vie... vous y tenez par un cheveu... et un cheveu blanc encore ! Ah ! une idée... une idée lumineuse.

À un eunuque noir

Vous, mon cher ami, qui n’êtes pas mon collègue, et qui ne m’avez rien juré, je vous prie de remettre ces tablettes au pacha...

Il tire de sn poche des petites tablettes en ivoire, sur lesquelles il écrit.

« Je sais les trois mots ; et si vous me faites grâce, vous les saurez dans une heure. »

Haut.

Tiens, qu’il les reçoive sur-le-champ... Je suis sûr qu’il me fera grâce par curiosité... et d’ici-là, je vais trouver Colibri... Il me doit sa place... je peux faire sa fortune... et en lui promettant... Adieu, seigneur Marécot.

Il fait quelques pas pour s’en aller.

MARÉCOT.

Au plaisir.

MARTIN, se retournant et s’arrêtant.

Oui, au plaisir... joliment... je voudrais l’y voir... Ah ! j’en tomberai malade, ma parole d’honneur !

Il sort par le fond À droite, les esclaves noirs le suivent.

 

 

Scène XI

 

MARÉCOT, UN ESCLAVE NOIR

 

MARÉCOT, arrêtant le dernier esclave.

Où vas-tu ? reste-là... et attends. Ces tablettes remises au pacha pourraient bien rétablir ses affaires, ce qui gâterait les miennes. Tu ne les remettras au sultan que quand je te le dirai ; songes-y bien... sinon ! Quoique muet, tu n’es pas sourd... et tu m’entends.

L’esclave noir salue et s’en va.

C’est bien, il m’a entendu... Voici mon auguste maître et sa sultane.

 

 

Scène XII

 

MARÉCOT, se tenant à l’écart, SCHAHABAHAM, MANETTE, SUITE

 

SCHAHABAHAM.

Oui, madame, j’espère avant peu vous faire une surprise.

MANETTE

Et laquelle ?

SCHAHABAHAM.

Je vous la devais pour les aveux que je viens de recevoir... vous m’aimez donc, ô Manette ! comment avez-vous fait pour ça ?

MANETTE, baissant les yeux.

Moi, seigneur pacha ?...

Vivement.

Et cette surprise ?

SCHAHABAHAM.

C’est une idée ingénieuse... parce que pour ces idées-là, je suis fort... fort comme un Turc.

MANETTE, avec impatience.

Eh bien donc ?

SCHAHABAHAM, riant.

Est-elle curieuse !... Eh bien ! céleste houri, vous avez l’air de regretter mon ours...

MANETTE.

C’est vrai, je l’aimais beaucoup.

SCHAHABAHAM.

Pas plus que moi, cependant... et depuis sa mort ?...

MARÉCOT.

Quoi ! l’ours est mort ?...

MANETTE.

Quel malheur !...

MARÉCOT.

Quelle calamité nationale !

SCHAHABAHAM.

On ne vous demande pas votre avis, et vous n’avez pas besoin, Marécot, de vous mêler d’une conversation amoureuse, où j’ai déjà assez de peine à me retrouver... où en étais-je ?

MANETTE.

À votre ours qui est mort.

SCHAHABAHAM.

Il n’est que trop vrai... et si vous ne pouvez plus l’entendre, du moins vous pourrez toujours le voir... Il va être empaillé.

MARÉCOT, à part.

Comment ! lui aussi ?

MANETTE.

Ah ! ce n’est pas absolument la même chose.

SCHAHABAHAM.

Ce n’est pas absolument la même chose... Cependant, s’il était bien empaillé...

À Marécot.

Est-ce fait ?

MARÉCOT.

Plaît-il ?

SCHAHABAHAM.

Plaît-il ?... A-t-il un air bête, celui-là ?

MANETTE.

C’est un homme d’âge.

SCHAHABAHAM.

Alors il y a plus longtemps qu’il est... Ne l’ai-je pas signé un ordre pour que Martin soit empaillé à l’instant ?

MARÉCOT.

Parla sainte Caaba !... l’ordre signé de vous portait Martin le conseiller, et non pas l’ours Martin.

SCHAHABAHAM.

Ô ciel ! empailler mon favori !

MARÉCOT.

Dieu ! celui que j’aimais.

SCHAHABAHAM.

Que vous aimiez ?...

MANETTE.

Oui, que j’aime encore, que j’aimerai toujours.

SCHAHABAHAM.

Me faire un pareil aveu !... à moi, pacha !

MANETTE.

Il n’y a pas de pacha qui tienne !

SCHAHABAHAM.

Perfide !... Eh bien ! j’en apprends de belles ! Est-il possible de voir un pacha plus malheureux que moi !... Perdre, dans le même jour, mon ours, ma maîtresse et mon conseiller... ou plutôt un traître qui m’a mis dedans...

À Manette.

Parlez, madame.

MANETTE.

Ce n’est pas une raison pour qu’on l’empaille.

SCHAHABAHAM.

Si, madame ; afin de le conserver... de le conserver en exemple à tous mes courtisans.

MANETTE.

Courez ! suspendez l’arrêt ! je vous en supplie, et s’il en est temps encore...

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, COLIBRI, puis MARTIN

 

COLIBRI.

Seigneur Marécot, Martin-bey, favori de son vivant...

MANETTE.

De son vivant... il est donc mort ?

COLIBRI.

Et empaillé.

SCHAHABAHAM.

Tant pis... j’en suis fâché maintenant... Je voudrais qu’il fût encore plein d’existence, pour avoir le plaisir de lui trancher la tête.

COLIBRI, à part.

Ah ! mon Dieu !

SCHAHABAHAM.

Jusqu’à cette satisfaction même qui m’est refusée !...

Pleurant.

Comme je le disais tout à l’heure, j’ai bien du malheur aujourd’hui !

MANETTE.

Tigre de pacha !...

SCHAHABAHAM.

Est-elle susceptible !... Ne se plaint-elle pas encore de ma clémence ?... Les femmes passionnées sont d’une injustice... Eh bien ! est-ce qu’elle se trouve mal ? Secourez-la donc !

COLIBRI, allant à elle, et lui faisant respirer un flacon, tandis qu’il lui parle à voix basse.

Rassurez-vous, madame, il n’est pas mort.

MANETTE, de même.

Ciel !

COLIBRI.

La reconnaissance, la générosité... six cents pièces d’or qu’il m’a données... Nous partirons ce soir tous les trois, car je l’ai empaillé vivant.

MANETTE.

Providence ! je te rends grâce...

SCHAHABAHAM.

Elle revient à elle... et ma colère aussi... Quand je pense qu’ils s’entendaient ensemble, et que là, sous mes yeux !... Je m’en vengerai... et tout mort qu’il est, il sera témoin du bonheur de son rival... Qu’on me l’apporte.

COLIBRI.

Eh quoi ! seigneur !...

SCHAHABAHAM.

Qu’on me l’apporte... je le veux...

Colibri sort.

en même temps que mon souper...

À Manette. 

Car nous souperons ici, en tête-à-tête, madame, en tête-à-tête avec lui, à sa barbe... ce sera ma vengeance... elle ne se bornera pas là... car maintenant, que vous m’aimiez ou non, il n’y a plus moyen de m’en faire accroire.

MANETTE.

Et moi, j’aime mieux mourir.

SCHAHABAHAM.

Vous n’êtes pas dégoûtée, ma chère... Mais c’est justement pour ça que je ne le veux pas.

MANETTE.

Est-il contrariant !

SCHAHABAHAM, apercevant les esclaves qui entrent par la gauche, et allant au-devant d’eux.

À merveille ! Voilà mon souper.

MANETTE, apercevant Martin qui entre par la droite.

Et voilà mon époux.

Martin, comme un mannequin empaillé, et placé sur un petit piédestal, arrive poussé par un esclave, et escorté par Colibri qui le fait placer à droite, un peu sur le devant du théâtre, pendant que Schahabaham et Marécot sont au fond, à gauche, à préparer le souper.

MANETTE, courant à Martin, et embrassant ses genoux.

Ah ! cher amant que la mort me ravit !

MARTIN, à demi-voix.

Ça ne sera rien... le vaisseau est prêt... et si ce soir on peut m’y porter...

MANETTE.

Je vais tâcher.

MARTIN.

Prends garde... tu peux me déranger quelque chose.

COLIBRI.

Le tout est de vous tenir droit et ferme.

MARTIN.

Les jambes me manquent..., je n’ai rien pris d’aujourd’hui.

MANETTE.

Est-il possible !

MARTIN.

J’étais à jeun quand l’arrêt est arrive... et je n’ai rien sur l’estomac que la filasse que tu m’as mise... Ce n’est pas ça qui me soutiendra.

MANETTE.

Silence... c’est le pacha.

Pendant cet aparté, qui a été dit rapidement et à voix basse, Schahabaham redescend le théâtre. On porte la table sur le devant à gauche.

SCHAHABAHAM, regardant le mannequin avec un lorgnon.

Ah ! ah ! le voilà donc, cet astucieux favori !... Et quoique j’aie la vue basse, je le reconnais parfaitement. Ça ne le change pas beaucoup...

À Manette, qui est auprès du mannequin.

n’est-il pas vrai ?

MANETTE.

Laissez-moi.

SCHAHABAHAM, à Marécot qui est è sa gauche.

Vengeance à part... et comme objet d’art, c’est curieux, c’est fort bien exécuté.

Il se retourne du côté du mannequin, et témoigne sa surprise en voyant qu’il a le bras gauche élevé, tandis qu’avant c’était le droit.

Mais comment se fait-il ?

COLIBRI.

Ah ! seigneur... il est mécanique... Voyez...

Il prend le bras du mannequin et le ploie en tout sens. Il lui fait tourner la tête, à droite, à gauche.

SCHAHABAHAM.

La tête aussi... Peut-on ôter la tête ?... Voyons, ôtez-lui la tête.

COLIBRI, se fouillant avec empressement.

Pardon, seigneur... je n’ai pas sur moi le...

SCHAHABAHAM.

C’est bien, c’est bien... dans un autre moment... Je vous en fais compliment, seigneur Colibri...

COLIBRI, s’inclinant.

Vous êtes trop bon.

SCHAHABAHAM.

Comme objet d’art, ca meublerait bien un jardin... mais il en faudrait un autre pour faire pendant...

En regardant Marécot.

J’y songerai.

MARÉCOT, à part.

Ô Triomphe ! mon rival est empaillé... Je crois que maintenant je puis envoyer ses tablettes... Je vais les faire remettre dans la chambre du pacha.

Il sort.

SCHAHABAHAM.

Il me semble seulement que tout ça n’est pas bien garni.

Il frappe sur le ventre du mannequin.

MARTIN, laissant échapper un cri.

Oh !...

SCHAHABAHAM, à Colibri.

Hein ?...

COLIBRI.

Je dis : Oh !

MANETTE, vivement.

C’est le seigneur Colibri qui a dit : Oh !

SCHAHABAHAM.

J’ai bien entendu... Mais pourquoi a-t-il dit : Oh !

COLIBRI.

J’ai dit : Oh !... comme j’aurais dit : Ah !

SCHAHABAHAM.

C’est juste ; et dès qu’on me donne de bonnes raisons...

À Colibri, et s’appuyant sur son épaule.

Mais j’avoue que j’ai une curiosité ; et je voudrais bien voir, ingénieux artiste, comment ça est là-dedans.

MANETTE, effrayée.

Ah ! mon Dieu !

SCHAHABAHAM.

Je sais bien que, d’ordinaire, un ministre a du foin dans ses bottes... mais de la paille comme ça, du haut en bas... c’est bien plus étonnant... N’y a-t-il que de la paille ?

COLIBRI.

En grande partie... Mais nous employons aussi la bourre et la filasse.

SCHAHABAHAM, allant prendre un couteau sur la table.

Par Mahomet ! je veux voir ça.

Air : Ton, ton, ton, ton, tontaine, ton, ton.

Je veux lui faire en la bedaine
Une légère incision,
Ton, ton, ton, ton, tontaine,
Ton ton,
Afin qu’au juste ici j’apprenne
Si c’est d’ la laine
Ou du coton,
Ton, ton, tontaine.
Ton ton.

MARTIN, à part.

Je sens une sueur froide.

MANETTE.

Y pensez-vous... gâter un pareil ouvrage !... un objet d’art !

SCHAHABAHAM, montrant Colibri.

Il le r’arrangera... c’est seulement pour voir.

COLIBRI.

N’est-ce que cela ?... pour vous plaire, nous allons en découdre.

Il donne avec ses ciseaux un coup à l’endroit du gilet, et il en sort de la filasse, que Schahabaham tire pendant quelque temps.

SCHAHABAHAM.

La belle chose que les arts !...

MANETTE.

Oui... mais votre souper...

Lui montrant la table qui est servie.

SCHAHABAHAM.

Mais j’aime encore mieux le souper... qu’on me serve !... Manette à côté de moi... son cher amant debout, à côté de nous.

Il s’assied sur les carreaux, Manette est à sa gauche. On roule le mannequin derrière eux.

Mangeons, car je meurs de faim.

MARTIN, à part.

Et moi donc !

En ce moment des esclaves viennent offrir, dans des corbeilles, des mets au pacha et à la sultane ; ils passent près de Martin qui les voyant à sa portée prend une brioche, et va la porter à sa bouche.

SCHAHABAHAM, ôte son turban et après avoir regardé plusieurs fois en quel endroit il pourra le pincer, il le met sur le bras de Martin par dessus la main dont il tient la brioche, puis parlant à la sultane qui regarde toujours Martin.

Manette, eh bien ! qu’avez-vous donc à regarder toujours de ce côté ?... c’est moi qu’il faut regarder.

MANETTE.

C’est que depuis sa mort, je l’aime encore plus.

SCHAHABAHAM.

Vous me préférez un homme de paille !... eh bien ! puisque sa vue nourrit votre amour, aussitôt après le souper, j’y fais mettre le feu... un feu de joie.

MARTIN, à part.

Je suis flambé !

MANETTE.

Ô ciel !... moi à qui il ne reste que son image !

SCHAHABAHAM.

Ah ! cela vous effraie... eh bien, je vous la laisserai son image... je la ferai même transporter dès ce soir dans votre appartement.

MANETTE.

Ô bonheur !

SCHAHABAHAM.

Mais c’est à des conditions.

MARTIN, bas.

Pourvu qu’elle les accepte !

MANETTE.

Et lesquelles ?

Couplets.

SCHAHABAHAM.

Air : Ah ! si madame me voyait. (Romagnési.)

Premier couplet.

Viens, ornement de mon sérail,
Qu’il soit témoin de ma vengeance ;
Et quoique, par la circonstance,
Il n’ait plus que des yeux d’émail...

MARTIN, à part.

Les t’nir ouverts... Dieu ! quel travail !

SCHAHABAHAM.

Je veux qu’il en crève d’envie,
Et même à sa barbe, je veux
Presser cette main si jolie.

MARTIN, à part.

Et ne pouvoir fermer les yeux !

Deuxième couplet.

SCHAHABAHAM.

Ah ! grand Dieu ! quel transport soudain !
Manette, et pour seconde grâce,
Manette, il faut que je t’embrasse.

MANETTE.

Mais dois-je, hélas !...

MARTIN, à part.

Ah ! quel destin
Et quel étal que celui de mann’quin !

SCHAHABAHAM.

Oui, pour achever ma conquête...

MARTIN, à part.

Que va-t-il faire ?

SCHAHABAHAM, se levant, aux esclaves qui sont au fond du théâtre.

Esclaves curieux,
À l’instant mêm’ tournez la tête.

MARTIN, à part.

Et ne pouvoir fermer les yeux !

SCHAHABAHAM, aux esclaves.

Quoi qu’il arrive, quoi que vous entendiez... si un seul de vous détourne la tête, il ne la portera pas en paradis...

Revenant auprès de Manette.

Allons, Manette, il faut que ça finisse... je suis volcanisé.

MARTIN, à part.

C’est fait de moi.

MANETTE, à Schahabaham.

Y pensez-vous ?

À part.

Ô ma vertu !... il n’y a que les souris qui puissent me sauver...

Elle gratte.

SCHAHABAHAM, s’arrêtant tout court.

Hein ! n’avez-vous rien entendu ?

MANETTE.

Quoi donc ?... une souris ?... ça vous trotte toujours dans la tête !

Elle gratte.

SCHAHABAHAM.

C’en est une !... j’en suis sur... la v’là... au secours... au secours !... Eh bien !... ils ne bougent pas... ils sont tous là... et pas un chat... pas un chat ici... il faut aller le chercher soi-même... Marécot !... Marécot !...

Il s’en va en courant, par la gauche.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, excepté SCHAHABAHAM

 

MARTIN, prenant aussitôt la place du pacha sur le canapé, mangeant avec vivacité, et embrassant Manette en même temps.

Ô dévouement de la vertu !... Manette, je meurs d’amour... je meurs de faim !

MANETTE.

Quelle imprudence !

MARTIN.

J’allais tomber en faiblesse... et pour soutenir mes forces...

Il mange.

et pour soutenir mon courage...

Il embrasse Manette.

COLIBRI.

Modérez-vous... songez que dans votre étal de mannequin, une indigestion peut tous nous compromettre.

 

 

Scène XV

 

LES MÊMES, MARÉCOT

 

MARÉCOT, entrant et voyant le mannequin à table.

Par Mahomet ! que vois-je ! un mannequin qui mange, qui embrasse la sultane... Courons prévenir le pacha.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XVI

 

MARTIN, MANETTE, COLIBRI, puis SCHAHABAHAM

 

COLIBRI, à Martin.

Marécot vous a vu.

MARTIN, la bouche pleine.

C’est égal... avec de l’aplomb, il n’y a pas de danger.

MANETTE.

Dieu ! v’là le pacha !

COLIBRI, à Martin qui a la bouche pleine et qui remonte sur son piédestal, en lui tapant sur la joue.

Renfoncez-donc ça.

SCHAHABAHAM, entrant et portant un chat sur son bras.

Ah ! par Allah ! par Mahomet ! quelle bêtise j’ai faite là... une lettre de mon ex-favori... une lettre posthume que je viens de trouver dans ma chambre à coucher, où j’étais allé chercher Almanzor, le premier chat du sérail... Lisez, madame, lisez... une lettre de lui, qui m’avait promis pour ressusciter les morts...

Il lui donne les tablettes de Martin.

MANETTE, lisant.

« Je sais les trois mots ; et si vous me faites grâce, vous les saurez dans une heure. »

SCHAHABAHAM.

Et moi qui l’ai fait empailler avant... quand il m’était si facile...

MANETTE.

De quoi donc ?

SCHAHABAHAM.

De le faire empailler après.

MARTIN, bas.

C’est rassurant.

MANETTE, de même.

Nous sommes sauvés...

Haut.

N’est-ce que cela, seigneur pacha ?... Calmez-vous... votre conseiller Martin m’avait confié ces trois mots magiques... et je les connais.

SCHAHABAHAM.

Est-il possible !... dites-les vite...

MANETTE.

D’abord, débarrassez-vous de votre chat.

SCHAHABAHAM.

Colibri... prends mon chat.

Colibri s’avance et prend le chat.

Je te le confie... ne va pas l’empailler au moins...

À Manette.

Voyons, ces trois mots.

MANETTE, écrivant sur les tablettes.

Les voici... mais à mon tour je ferai mes conditions.

SCHAHABAHAM.

C’est trop juste... je les accepte toutes.

MANETTE.

Vous me permettrez de retourner en France sur le brick qui est appareillé dans le port.

SCHAHABAHAM.

Vous, Manette ?

MANETTE.

Et d’emmener avec moi le seigneur Colibri... et votre ex-favori.

SCHAHABAHAM.

Et vous me donnerez les trois mots ?

MANETTE.

Oui ; mais je dois vous prévenir qu’ils ne peuvent servir qu’une fois par jour.

SCHAHABAHAM.

Vraiment !

MANETTE.

Et qu’on ne peut, avec eux, ressusciter qu’une seule personne dans la journée.

SCHAHABAHAM.

Pourquoi cela ?

MANETTE.

Parce que cela deviendrait un abus, et que si tous les morts revenaient, il n’y aurait plus de place pour les vivants.

SCHAHABAHAM.

C’est juste... Et vous êtes sûre au moins que l’effet en est infaillible ?... car je ne suis pas homme maintenant à me laisser tromper.

MANETTE, lui remettant les tablettes.

Voyez plutôt... faites-en l’essai sur qui vous voudrez... sur votre conseiller, par exemple.

SCHAHABAHAM.

Sur mon conseiller !... non, j’aime mieux que ce soit sur mon ours.

MANETTE, effrayée.

Ah ! mon Dieu !

À part.

C’est fait de nous.

SCHAHABAHAM.

Pauvre ours ! je lui dois bien ça.

MANETTE.

Y pensez-vous !... ne pas préférer rendre la vie à votre favori... à votre ministre ?

SCHAHABAHAM.

Permettez donc... je peux faire des ministres quand je veux... et je ne fais pas des ours.

À sa suite.

Qu’à l’instant même on m’apporte mon ours... Voyons si c’est lisible... et tâchons d’épeler...

Regardant Martin.

MICROC-SALEM HIPOCRATA...

Apercevant Martin qui remue les bras et les jambes.

Mon favori qui gesticule !

MANETTE.

L’effet des trois mots.

SCHAHABAHAM.

C’est vrai.

LE CHŒUR.

Air : Dès le matin quand je m’éveille.

Grand Dieu ! quelle étrange aventure !
Des trois mots quel est le pouvoir !

SCHAHABAHAM, parlant aux esclaves.

Et mon pauvre ours... qu’on ne l’apporte pas... ce sera pour demain.

LE CHŒUR.

Rien qu’en on faisant la lecture,
Il ressuscit’ sans le savoir.

 

 

Scène XVII

 

MARTIN, MANETTE, COLIBRI, SCHAHABAHAM, MARÉCOT

 

MARÉCOT.

Ah ! seigneur pacha !... un complot affreux... épouvantable !

SCHAHABAHAM.

Qu’y a-t-il ?

MARÉCOT.

Le mannequin est ressuscité.

SCHAHABAHAM.

C’te nouvelle !...

MARÉCOT.

Il est vivant.

SCHAHABAHAM.

Grâce à moi.

MARÉCOT.

Il a embrassé la sultane...

SCHAHABAHAM.

Je le sais bien...

Lui montrant Martin qui embrasse Manette.

Il l’embrasse encore... toujours à cause de moi... puisque c’est moi qui l’ai ressuscité avec trois mots...

MANETTE et COLIBRI.

Puisque c’est le pacha qui l’a ressuscité.

SCHAHABAHAM.

Eh ! oui, c’est moi. Est-il bête !... il ne comprend rien... pas même les choses les plus naturelles !

MARTIN.

C’est cependant bien facile à comprendre... Pardon, pacha, de venir ainsi à propos de bottes, de boites de paille, vous rappeler vos promesses.

SCHAHABAHAM.

C’est juste... un pacha n’a que sa parole. Allons... adieu, mes amis, bon voyage.

MARÉCOT.

Comment ! ils partent !... je ne comprends plus rien aux intrigues de cour.

SCHAHABAHAM.

Je suis cependant fâché qu’il s’en aille ce soir... car décidément je l’aurais fait ouvrir, rien que pour voir...

Regardant Marécot.

Mais ça peut se retrouver avec un autre.

LE CHŒUR.

Grand Dieu ! quelle étrange aventure !
Des trois mots quel est le pouvoir !

MANETTE, au public.

Air du vaudeville des Frères de lait.

Sur cette scène, où d’austères critiques
Blâmant souvent nos tableaux de salon,
Nos vers musqués, nos amours platoniques,
Nous v’nons ce soir abjurer le bon ton ;
En carnaval on s’ déguise, dit-on ;
Et, loin d’ vouloir, gens d’esprit que vous êtes,
Tuer l’ouvrag’ qu’on vient de r’présenter,
Comm’ not’ pacha, laissant vivre les bêtes,
V’nez chaque soir, le fair’ ressusciter.

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