La Pierre de Touche (Émile AUGIER - Jules SANDEAU)

Comédie en cinq actes, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, à la Comédie-Française, le 23 décembre 1853.

 

Personnages

 

FRANTZ MILHER

SPIEGEL

LE BARON DE BERGHAUSEN

STURM, intendant du château

GOTTLIEB, notaire

LA MARGRAVE DE ROSENFELD

FRÉDÉRIQUE WAGNER, cousine de Frantz

DOROTHÉE, fille de la margrave

PETERMANN, laquais du baron

UN LAQUAIS DE LA MARGRAVE

UN FACTEUR

UN DOMESTIQUE DU CHÂTEAU

 

La scène se passe en Bavière, vers 1825.

 

 

ACTE I

 

Un atelier de peintre au rez-de-chaussée, éclairé du fond par un grand vitrage. À gauche du spectateur, un chevalet avec un tableau, une petite table à côté ; plan haut, une porte latérale ; au fond, un piano ; au milieu, la porte d’entrée ; à droite, un divan adossé au mur ; un petit meuble entre le divan et la porte d’entrée. Sur les murs, des plâtres, des ébauches ; sur un bahut, un casque, une mandoline, des rapières ; des vases de fleurs sur le piano.

 

 

Scène première

 

SPIEGEL, peignant au chevalet, FRANTZ, étendu sur le divan, un journal à la main

 

FRANTZ.

Dis donc, Spiegel, sais-tu qu’il y a eu un comte Sigislond d’Hildesheim ?

SPIEGEL.

Où ça ?

FRANTZ.

Ici, à Munich.

SPIEGEL.

À quelle époque ?

FRANTZ.

Pas plus tard qu’avant-hier.

SPIEGEL.

Et il est déjà terminé ?

FRANTZ.

Il durait depuis assez longtemps.

Lisant.

« 14 juillet 1825. Avant-hier matin est mort, à l’âge de soixante-cinq ans, le comte Sigismond d’Hildesheim, un des mélomanes les plus excentriques d’Allemagne. »

SPIEGEL.

Un mélomane !... Ah ! c’est une perte que tu fais là, mon pauvre Frantz !

FRANTZ.

Oui, mais c’est une fière aubaine pour les héritiers.

Lisant.

« Il laisse une fortune d’un revenu de quatre cent mille florins, et n’a que des parents éloignés. » Il y a des gens heureux.

SPIEGEL.

Il y en a beaucoup : il y a d’abord nous deux.

FRANTZ.

Tu es heureux, toi ?

SPIEGEL.

Si je le suis !... Je me regarde tout simplement comme le plus fortuné des mortels. J’ai l’honneur d’être un honnête homme ; je ne m’occupe jamais de politique ni de Bourse ; je ne vais pas dans le monde ; enfin, je suis l’ami intime d’un grand artiste, nommé Frantz Milher. Que diable peut-on souhaiter de plus ?

FRANTZ.

De l’argent.

SPIEGEL.

De l’argent ! Est-ce que nous en manquons ? Il y a encore dix-huit florins dans le tiroir, sans compter trois kreutzers dans la poche de mon gilet. Tu aspires donc aux trésors de Golconde ? tu envies le sort des nababs ?

FRANTZ.

Ah ! Spiegel, il te sied de faire bonne mine à notre pauvreté ; mais, moi qui vis de ton travail, moi qui suis réduit à accepter de toi un dévouement...

SPIEGEL.

Je suis un homme antique, un parangon de l’amitié, c’est convenu ; mais n’en parlons plus, que diable ! et surtout n’y pensons plus.

FRANTZ.

N’y plus penser, quand je te vois tous les jours consommer ton sacrifice héroïque !... Crois-tu que je sois dupe de ta feinte insouciance, et que je n’aie pas entendu plus d’un soupir, quand tes yeux se détournent de ta besogne de manœuvre et s’arrêtent sur cette belle toile ébauchée que tu ne finiras peut-être jamais ? Vois-tu, Spiegel, j’ai des instants d’angoisse et de remords ; je me prends à douter de cet avenir auquel tu m’as fait croire et auquel tu te sacrifies, et alors je me dis : « Si le grand artiste de nous deux, c’était lui ? s’il condamnait au néant des œuvres immortelles pour donner le temps de naître à des œuvres mort-nées ! »

SPIEGEL.

Ta ra ta !... mes œuvres ! mon sacrifice !... Il n’y a pas grand mérite, va ! Nous avions associé nos pauvretés ; nous vivions à cheval sur l’art et le métier, risquant fort de nous trouver par terre entre deux. Tu ne donnais pas assez de leçons de piano pour vivre, tu en donnais trop pour avoir le recueillement nécessaire à une grande œuvre ; moi, j’interrompais à chaque instant mon tableau pour faire des portraits... dînatoires ; nous étions en train d’avorter tous les deux... Alors je me suis dit : « Nous avons un mur à escalader ; l’échelle est étroite et longue, et le vent est fort... Si nous montons ensemble, elle chavirera. Que Frantz monte le premier, je lui tiendrai l’échelle d’en bas, et, quand il sera arrivé, il me la tiendra d’en haut. » Tu vois que ce dévouement sublime est tout simplement un calcul.

FRANTZ.

Alors, pourquoi n’avoir pas tiré au sort à qui monterait le premier ?

SPIEGEL.

Parbleu ! parce que tu es plus leste que moi, et que ton ascension est plus sûre que la mienne. Et puis, moi, j’ai une vertu que tu n’as pas, celle du bœuf, la patience. Que m’importent un an, deux ans de retard ? Mon but est à deux pas, j’y arriverai toujours. Toi, au contraire, tu voyais devant toi une route infinie, et il te tardait de partir... C’est tout simple... la vie est courte !

FRANTZ.

Enfin, je suis parti, grâce à toi ! J’ai fait une symphonie que tu trouves belle...

SPIEGEL.

Je le crois pardieu bien, que je la trouve belle !...

FRANTZ.

Je l’ai portée à la Société des concerts, voilà déjà trois mois... Je n’ai pas même obtenu d’audition...

SPIEGEL.

Patience ! la symphonie est faite et bien faite. Tu as déjà mon suffrage, dont je fais le plus grand cas ; tu as celui de ta cousine Frédérique ; tu as eu enfin celui du vieil inconnu qui m’a commandé ce tableau.

FRANTZ.

Il avait l’air d’un vieux fou.

SPIEGEL.

En quoi donc ? En ce qu’il aimait ta musique ?

FRANTZ.

Ma foi ! son entrée chez nous n’était pas d’un homme bien sensé.

SPIEGEL.

Oui ; mais sa sortie !... « Voilà cinq cents florins à compte sur votre tableau, monsieur Spiegel ! » J’ai trouvé qu’il parlait bien.

FRANTZ.

Les cinq cents florins sont dévorés !

SPIEGEL.

Parbleu ! en deux mois, sans compter la maladie de ce pauvre Hermann... À propos, il n’a plus d’argent, il faudra lui porter dix florins.

FRANTZ.

Encore un qui a du talent et qui meurt de faim ! Tu as beau dire, Spiegel, le monde va mal.

SPIEGEL.

Le feras-tu aller mieux ?

FRANTZ.

Non ; mais j’ai bien le droit de me plaindre et de dire que le ciel n’est pas juste.

SPIEGEL.

On n’a peut-être pas pu faire autrement. Ce n’est pas facile de donner les places à des écoliers qui veulent tous être le premier. Il n’y a que les pensionnats de demoiselles où l’on ait résolu le problème, et encore a-t-on été obligé d’inventer le prix de croissance !

FRANTZ.

Ne plaisante pas, Spiegel, ce n’est pas plaisant. Quoi donc ! un tas d’imbéciles nagent dans le luxe et la joie, et nous voilà trois hommes de mérite, Hermann, toi et moi, dont l’un n’a pas de quoi payer le médecin ; dont l’autre n’a pas le loisir de déployer son talent ; dont le troisième enfin ne peut arriver au public ! Que répondras-tu à cela ?

SPIEGEL, lui frappant sur l’épaule.

J’ai bien peur, mon enfant, que tu n’aies un grain d’envie au cœur. Prends garde à cela ! c’est une mauvaise herbe qui t’envahira et pompera toute ta sève.

FRANTZ.

Tu parles comme les heureux, Spiegel.

SPIEGEL.

Ah ! ne recommence pas tes déclamations contre la société !

FRANTZ.

Selon toi, je devrais me réjouir d’être opprimé ?

SPIEGEL.

Eh ! qui t’opprime ?... On te fait attendre un peu, voilà tout. Diable ! monsieur Frantz, vous êtes un enfant gâté ! Vous vous indignez d’acheter votre chimère par un peu de souffrance, quand cette chimère est la gloire ! On ne monte pas en voiture sur la Yungfrau... Il faut suer, se déchirer les pieds aux cailloux et aux épines, traverser des abîmes sur une planche, avoir le soleil sur la tête et la neige dans les yeux... Mais, si l’on arrive, on a gravi la montagne vierge.

FRANTZ.

Tu es optimiste, Spiegel.

SPIEGEL.

Cela n’est pas plus cher que d’être pessimiste, et c’est plus amusant.

FRANTZ.

Tu n’as donc pas d’ambition, toi ?

SPIEGEL.

Non.

FRANTZ.

Si la fortune frappait à ta porte, tu lui ouvrirais pourtant ?

SPIEGEL.

Ma foi, je ne sais pas. Je suis un bon pauvre, je serais peut-être un mauvais riche.

FRANTZ.

Toi, la crème des hommes !

SPIEGEL.

Eh ! eh ! la crème est sujette à tourner. Il y a peut-être en moi une foule de mauvais instincts qui n’attendent qu’un rayon de soleil pour se dresser et siffler... As-tu lu Sénèque, en son Traité des richesses ?

FRANTZ.

Non... Et toi ?

SPIEGEL.

Jamais de la vie ! mais il doit dire de bien bonnes choses.

FRANTZ.

Pourquoi cela ?

SPIEGEL.

Parce qu’il y en a beaucoup à dire.

FRANTZ.

Entre autres ?

SPIEGEL.

Entre autres... L’opulence est un état difficile à exercer, il faut y être acclimaté pour la pratiquer sainement : elle ressemble à ces contrées d’Amérique qui respectent les habitants et donnent les fièvres aux étrangers... Sénèque ignorait ce détail.

FRANTZ.

C’est fâcheux, car il est concluant.

SPIEGEL.

Figure-toi que as un million de rente, que tu peux te passer tous les caprices sans prendre le temps de la réflexion !... C’est effrayant !

FRANTZ.

Ma foi, non !

SPIEGEL.

Eh bien, moi, cela m’effraye à penser. Exécuter toutes mes fantaisies, juste ciel ! Il m’en passe quelquefois par la tête de si baroques ! je serais bien vexé, une heure après, de les avoir satisfaites. S’il me prenait envie de brûler Rome, comme Néron, juge un peu !

FRANTZ.

Est-ce que l’envie t’en prendrait si tu pouvais le faire ?

SPIEGEL.

Eh ! eh ! qui sait ? Brûler Rome, c’est appétissant. Qui peut se croire à l’abri de cette lubie, quand elle a pris justement à l’élève de Sénèque ?

FRANTZ.

Un monstre !

SPIEGEL.

Qui aurait été peut-être un pauvre délicieux.

FRANTZ.

Enfin ta conclusion ?

SPIEGEL.

Ma conclusion ? C’est qu’il ne faut pas tant crier contre les riches ; qu’ils nous valent bien, et qu’à leur place beaucoup d’entre nous feraient comme beaucoup d’entre eux, sinon pis.

FRANTZ.

Eh bien, moi, je ne demande qu’à être mis à l’épreuve.

SPIEGEL.

Et si tu découvrais un trésor demain, combien dînerais-tu de fois après-demain ? combien porterais-tu de paires de souliers l’une sur l’autre ? combien de chapeaux ?

FRANTZ.

Oh ! la philosophie d’Horace, n’est-ce pas ? Je ne ferais qu’un dîner, je ne porterais qu’un chapeau et qu’une paire de souliers ; mais je te commanderais pour cent mille florins de tableaux.

SPIEGEL.

Bien !

FRANTZ.

J’en enverrais dix mille à ce pauvre Hermann.

SPIEGEL.

Très bien !

FRANTZ.

Je ferais jouer ma symphonie sur un théâtre à moi.

SPIEGEL.

Bravo !

FRANTZ.

Enfin, si tu veux voir le fond de mon cœur et la vraie plaie d’où me vient cette fièvre, j’épouserais celle que j’aime.

SPIEGEL.

Tu es amoureux ?

FRANTZ.

Tais-toi !

 

 

Scène II

 

SPIEGEL, FRANTZ, FRÉDÉRIQUE

 

FRÉDÉRIQUE, à Frantz.

Déjà levé, cousin ? – Bonjour, Spiegel.

FRANTZ.

Cela t’étonne, Frédérique, que je sois aussi matinal que toi ?

FRÉDÉRIQUE.

Ce n’est pas ton habitude, au moins ; ordinairement, Spiegel et moi, nous vivons depuis trois heures, quand tu parais sur l’horizon.

SPIEGEL.

Pourquoi se lèverait-il aussi tôt que moi, ce pauvre garçon ? Il n’est pas obligé, comme moi, de profiter du jour pour son travail.

FRÉDÉRIQUE.

Ni, comme moi, de mettre la maison en ordre. Aussi n’est-ce pas un reproche de paresse que je lui fais.

À Frantz.

Est-cc que tu as mal dormi ? Tu es un peu pâle.

FRANTZ.

Oui, j’ai été agité toute la nuit.

SPIEGEL.

Il est dans ses jours de découragement ; grondez-le, Frédérique.

FRÉDÉRIQUE.

Quand donc auras-tu la conscience de ta valeur, mon cher Frantz ?

FRANTZ.

Ma valeur ! C’est votre amitié à tous deux qui me la prête.

FRÉDÉRIQUE.

Et ta défiance qui te l’ôtera. La certitude est la vertu des forts, c’est peut-être leur force.

FRANTZ.

Que veux-tu ! j’ai une organisation de femme : l’obstacle me décourage, l’attente m’énerve.

FRÉDÉRIQUE.

Ce n’est pas ta faute, mon pauvre Frantz ; tu as toujours été traité en enfant gâté, par ton père d’abord, par nous ensuite. La moindre résistance chez les autres t’étonne et t’irrite.

FRANTZ.

Je n’ai pas votre sérénité d’âme à tous deux, je l’avoue ; je prends parfois ma faiblesse en pitié... Mais enfin, que veux-tu ! je souffre, je doute, j’ai l’esprit troublé.

FRÉDÉRIQUE.

Veux-tu que je te joue ta symphonie ? C’est le remède souverain à tes défaillances.

FRANTZ, avec humeur.

Eh ! ma symphonie !...

FRÉDÉRIQUE, à part.

Pauvre Frantz ! tu as raison, ton esprit est malade !

SPIEGEL.

Frantz, passe-moi le vermillon.

FRANTZ, couché sur le divan.

Tiens, Frédérique, il est là.

Il montre une petite étagère.

FRÉDÉRIQUE va le prendre et le donne à Spiegel, près de qui elle reste.

Cher tableau ! – Vous en ferez une copie que nous garderons, n’est-ce pas, Spiegel ?

SPIEGEL.

Si cela vous fait plaisir.

FRÉDÉRIQUE.

Quel souvenir il nous rappelle ! et que cet inconnu a été bien inspiré de vous le commander !

FRANTZ.

Ça été mon premier triomphe... mon seul ! On fait bien de le fixer sur la toile.

FRÉDÉRIQUE.

Vous avez presque fini, Spiegel ?

SPIEGEL.

À part le nez du noble inconnu, que je ne peux pas attraper... La miniature qu’il m’a envoyée est stupide.

FRÉDÉRIQUE.

Notre chien n’est qu’ébauché.

SPIEGEL.

Il ne veut pas poser, le gredin ! Depuis que j’ai besoin de lui, il est toujours en course.

FRANTZ.

Eh bien, ôte-le du tableau, ce sera son châtiment.

SPIEGEL.

L’ôter du tableau, ce vieux compagnon ? Nous ne serions plus au complet. J’aimerais mieux racler le noble étranger.

FRÉDÉRIQUE.

Il a raison, Frantz. Ce vieux Spark est de la famille.

SPIEGEL.

Mais où se cache-t-il, le scélérat ? C’est peut-être par modestie. J’ai justement besoin de lui maintenant.

FRÉDÉRIQUE.

Voici l’heure de son déjeuner ; il doit être rentré, je vais tâcher de l’attirer sous un prétexte.

SPIEGEL.

Oh ! le vieux sournois ne s’y trompera pas. Mais vous avez de l’influence sur lui, et, en le priant bien, vous le déciderez peut-être.

FRÉDÉRIQUE.

C’est cela ; j’aime mieux la franchise. Je vais vous l’amener.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

SPIEGEL, FRANTZ

 

SPIEGEL.

Charmante fille, va ! Bénédiction !... Ah çà ! tu étais en train de me raconter les amours, mon gaillard !

FRANTZ, allant à Spiegel.

Ce sera bientôt fait... J’aime Frédérique.

SPIEGEL.

Frédérique ?... ta cousine ?... notre enfant ?...

FRANTZ.

Elle était une enfant, quand, après la mort de mon père, qui l’avait élevée, je l’ai recueillie pour la seconde fois ; mais quatre ans ont fait une femme de la petite fille.

SPIEGEL.

Comment t’est venue l’idée de l’aimer, toi qui la tutoies, qui es comme son frère ?

FRANTZ.

Est-ce qu’on sait comme cela vient ?

SPIEGEL.

Mais... elle... crois-tu qu’elle se doute... ? Penses-tu qu’elle t’aime ?

FRANTZ.

Je n’en sais rien. Je n’ose pas l’interroger. À quoi bon, d’ailleurs ? Je ne peux pas l’épouser... je suis trop pauvre.

SPIEGEL.

Ah !... c’est vrai... tu es trop pauvre.

FRANTZ.

Si j’étais sûr de mon talent, à la bonne heure !

SPIEGEL.

Oui ; mais, tant que ta symphonie n’aura pas été jouée, tu ne peux pas en effet...

FRANTZ.

Tu vois donc bien que mon irritation n’est pas une impatience puérile.

SPIEGEL.

Oui, oui... tu as raison... Est-ce que tu ne vas pas prendre l’air ce matin ?

FRANTZ.

Non, je suis triste.

SPIEGEL.

Mais cependant... Ah ! il faut porter ces dix florins à Hermann ! je n’y pensais plus.

FRANTZ.

Est-ce que cela presse ? Tu iras après déjeuner.

SPIEGEL.

Non, non, il les attend ; vas-y.

FRANTZ.

Je ne suis bon à rien ce matin.

SPIEGEL.

Cela t’arrive souvent. Faut-il que je quitte mon travail pour que tu puisses rester là les bras croisés ?

FRANTZ.

Comme tu me dis cela !

SPIEGEL.

Eh ! sacrebleu ! c’est vrai. Tu te laisses soigner par nous comme une femme ! Hermann ne demeure pas si loin, que diable !

FRANTZ.

J’y vais.

SPIEGEL.

Tiens, voilà ta casquette.

Frantz sort.

 

 

Scène IV

 

SPIEGEL, seul

 

Paresseux ! inutile ! égoïste ! Il se persuade qu’on lui doit tout et qu’il ne doit rien à personne. Voilà ce que c’est que de se vouer corps et âme à ces natures molles, on fait des ingrats... Ah çà ! qu’est-ce que j’ai donc contre lui ? Est-ce que par hasard... ? Non, non !... Spiegel amoureux ! ce serait trop drôle ! Ce n’est pas mon lot, morbleu ! Je ne suis ni beau, ni élégant, ni... enfin je ne suis ni un amant ni un mari, je suis un ami, un oncle ! Bah ! que Frantz soit heureux et glorieux ! ma gloire et mon bonheur seront d’applaudir ses œuvres et de bercer ses enfants... et... et... Veux-tu bien ne pas pleurer, animal ! – Ah ! il était temps que cette confidence me réveillât, je ne sais pas où j’allais.

Se boutonnant.

N’y pensons plus.

Il chante.

Tra deri dera... Elle ne l’aime peut-être pas... Oh ! si, elle doit l’aimer. Assurons-nous-en, et puis... marions-les ; car j’ai besoin de mettre une barrière entre elle et moi. – La voici.

 

 

Scène V

 

FRÉDÉRIQUE, SPIEGEL

 

FRÉDÉRIQUE.

Spark ne veut décidément pas venir, mon pauvre Spiegel.

SPIEGEL.

Tant mieux ! J’ai à vous parler sans témoins.

FRÉDÉRIQUE.

Un secret... même pour Spark ?... Il est pourtant discret.

SPIEGEL.

Il s’agit de savoir si vous aimez votre cousin.

FRÉDÉRIQUE.

Singulière question, mon ami ! Je serais bien ingrate de ne pas l’aimer. C’est son père qui m’a recueillie et élevée ; quand il est mort, il m’a dit : « Je te lègue à Frantz. » Je suis venue à Munich, et Frantz m’a fait une place dans son cœur et à son foyer.

SPIEGEL.

Ne fallait-il pas vous laisser dans la rue ? Frantz n’a fait là que le devoir d’un parent.

FRÉDÉRIQUE.

Et pour vous, Spiegel, était-ce aussi le devoir d’un parent ? car vous avez votre part dans le bienfait : vos deux pauvretés se sont cotisées pour recueillir l’orpheline.

SPIEGEL.

Pardieu ! quand il n’y a pas pour deux, ça n’est pas plus ruineux d’être trois.

FRÉDÉRQUE.

Mais ce dont je serai éternellement reconnaissante, ce qui me touche au fond du cœur, depuis que je suis en âge de réfléchir et de comprendre, c’est la dignité que vous avez mise tous deux dans votre existence de jeunes gens, par respect pour votre fille. Votre maison d’artistes est devenue maternelle dès l’instant que j’y ai posé le pied, comme si le tapage de votre jeunesse était sorti par une porte tandis que j’entrais par l’autre.

SPIEGEL.

C’est là ce qui vous acquitte et au delà envers nous. Vous avez installé ici l’ordre et le travail ; votre innocence s’est emparée du logis, et nous nous sommes mis à marcher sur la pointe du pied comme dans la chambre d’un enfant qui dort.

FRÉDÉRIQUE.

Comment donc ne vous aimerais-je pas, et que veut dire votre question ?

SPIEGEL, à part.

C’est vrai que ma question...

FRÉDÉRIQUE.

C’était là le grand secret que Spark ne peut pas entendre ?

SPIEGEL, à part.

Ah ! une idée.

Haut.

Écoutez, Frédérique, Frantz est bien triste : il a un chagrin.

FRÉDÉRIQUE.

Et lequel, mon Dieu ?

SPIEGEL.

Il est amoureux.

FRÉDÉRIQUE.

Amoureux ! lui ?... Non, c’est impossible !...

SPIEGEL.

D’une femme qu’il ne peut pas épouser, parce qu’il est trop pauvre.

FRÉDÉRIQUE.

Est-ce lui qui vous a dit qu’il était amoureux ?

SPIEGEL.

Oui, tout à l’heure.

FRÉDÉRIQUE.

Il vous l’a dit ? Alors, c’est donc vrai !

SPIEGEL.

Qu’y a-t-il d’étonnant ?

FRÉDÉRIQUE.

Rien... c’est tout simple... il est d’âge à se marier... mais je n’avais jamais songé qu’il se marierait. Et... vous êtes sûr qu’il l’aime ?

SPIEGEL.

Que trop sûr !

FRÉDÉRIQUE.

Que trop ? Elle n’est donc pas digne de lui ? Il faut lui ouvrir les yeux, alors, l’empêcher... Peut-être ne l’aime-t-elle pas ?

SPIEGEL.

Hélas ! elle l’adore sans le savoir.

FRÉDÉRIQUE.

Sans le savoir ?

SPIEGEL.

Son âme est si pure, qu’elle prend son amour pour de l’amitié ; mais elle est jalouse de lui, elle pâlit à l’idée de lui en voir épouser une autre... sa voix s’altère, sa main tremble...

À part.

Je casserais bien quelque chose.

 

 

Scène VI

 

FRÉDÉRIQUE, SPIEGEL, LE BARON DE BERGHAUSEN

 

LE BARON, en dehors.

À bas ! à bas donc, vilaine bête !

SPIEGEL.

On vilipende Spark, maintenant ?

LE BARON, entrant.

Pardon d’entrer sans plus de cérémonie ; mais il n’y a pas de marteau chez vous, et la clef est sur la porte ; ce qui m’a paru vouloir dire : « Entrez sans frapper. »

SPIEGEL.

C’est en effet l’habitude ici, monsieur.

LE BARON.

Cependant votre concierge m’a sauté aux jambes.

SPIEGEL.

Votre physionomie lui aura déplu.

LE BARON.

Il n’a pourtant pas le droit d’être difficile.

SPIEGEL, à part.

Il ne l’est pas.

LE BARON, apercevant Frédérique.

Mademoiselle !...

À Spiegel.

C’est à M. Frantz Milher que j’ai l’honneur... ?

SPIEGEL.

Non, monsieur, c’est à M. Spiegel.

LE BARON, insistant.

On m’avait pourtant dit que M. Frantz Milher demeurait ici.

SPIEGEL.

Alors, ce doit être moi qui me trompe.

LE BARON.

Monsieur est facétieux.

SPIEGEL.

Non, monsieur, je suis peintre.

Spiegel va à son chevalet.

FRÉDÉRIQUE.

M. Frantz demeure en effet ici, monsieur ; mais il est sorti pour le moment.

LE BARON.

Tant pis ! tant pis ! Je suis pressé.

FRÉDÉRIQUE.

Si c’est une chose qu’on puisse lui redire, voilà M. Spiegel, son ami intime.

LE BARON.

Merci ! j’aime mieux l’attendre. Je prends la peine de m’asseoir.

Il passe à droite près du divan.

SPIEGEL.

Je vous y autorise.

FRÉDÉRIQUE, bas, à Spiegel.

Soyez donc plus poli.

SPIEGEL, de même.

Il nous déplaît, à Spark et à moi. Or, Spark a bon nez... et moi aussi.

LE BARON, assis, à part.

La petite est jolie... La maîtresse d’un de ces drôles, sans doute.

FRÉDÉRIQUE, au baron.

Vous n’attendrez pas longtemps, monsieur ; car j’entends M. Frantz.

 

 

Scène VII

 

FRÉDÉRIQUE, SPIEGEL, LE BARON, FRANTZ, puis PETERMANN

 

LE BARON, se levant, à Frantz.

Monsieur, je suis votre serviteur.

FRANTZ.

À qui ai-je l’honneur de parler, monsieur ?

LE BARON.

Au baron de Berghausen.

À part.

Celui-ci a l’air mieux élevé.

Haut.

Je venais vous entretenir d’une petite affaire.

FRANTZ.

Je regrette, monsieur le baron, que vous ayez eu l’ennui de m’attendre.

LE BARON.

Ne regrettez rien, monsieur ; votre ami m’a reçu avec une bonne grâce...

SPIEGEL, à Frédérique, assise près du chevalet.

Ah ! que d’indulgence !

FRANTZ.

L’affaire en question veut-elle le secret, monsieur ?

LE BARON.

Nullement, jeune homme ; elle concerne votre métier.

FRANTZ.

Mon met... ?

LE BARON.

Je voulais dire votre art. Vous devez avoir dans vos cartons un Requiem, une Messe des Morts, un De Profundis, quelque chose de larmoyant ?

FRANTZ.

Vous savez, monsieur, que les musiciens inconnus, comme moi, ont toujours leurs tiroirs pleins d’essais de tous genres. Mais puis-je savoir ce qui me vaut l’honneur de votre demande ? car je n’ai aucune notoriété.

LE BARON.

C’est bien simple, jeune homme : je suis cousin du comte Sigismond d’Hildesheim.

FRANTZ.

Celui qui vient de mourir ?

LE BARON.

Il m’avait souvent dit qu’il voulait à ses obsèques un Requiem de votre façon, et je tiens à accomplir cette fantaisie bizarre d’un mourant.

FRANTZ.

C’est étrange ! Je ne connaissais pas le comte Sigismond.

LE BARON.

Il parait qu’il avait entendu de votre musique quelque part. Toujours est-il qu’il faisait grand cas de votre talent.

FRANTZ.

Alors, monsieur, pour la rareté du fait, et pour remercier mon seul admirateur, permettez-moi de vous offrir ce que vous veniez acheter.

LE BARON.

Non pas, non pas ! Il faut que chacun vive de son travail.

FRANTZ.

Vous me ferez plaisir, monsieur.

LE BARON.

Impossible, mon cher ; comprenez donc ! ce serait inconvenant.

Frantz va chercher la musique sur le piano.

SPIEGEL, allant au baron.

Alors, monsieur le baron, c’est cinq cents florins.

LE BARON.

Plaît-il ?

SPIEGEL.

Cinq cents florins.

LE BARON.

À la bonne heure !

FRANTZ.

Voici la chose.

Il présente au baron un rouleau de musique.

LE BARON.

Mais dites-moi donc, jeune homme, c’est énorme, cela... Il y a là de quoi enterrer vingt personnes.

FRANTZ.

Rassurez-vous, c’est l’orchestration qui fait tout ce volume.

LE BARON.

Très bien !

Il appelle.

Petermann ?

Entre un domestique.

Prenez ce paquet. – Monsieur Frantz, je vous remercie. Voici les cinq cents florins demandés, il n’y a pas moins dans cette bourse ; s’il y a davantage, tant mieux pour vous.

Il tend une bourse à Frantz ; Spiegel fait un mouvement pour la prendre ; Frantz lui arrête le bras ; la bourse tombe sur le parquet.

FRANTZ, poussant la bourse du pied.

Petermann, le paquet est lourd, voici votre pourboire.

PETERMANN.

Monsieur le baron, dois-je... ?

LE BARON.

Comme il vous plaira, mon prince.

Il sort. Petermann ramasse la bourse et sort.

 

 

Scène VIII

 

FRÉDÉRIQUE, SPIEGEL, FRANTZ

 

FRANTZ.

Tu as vu, Spiegel, l’insolence de ce riche !

SPIEGEL.

Tu as fait voir, en revanche, l’orgueil de ce pauvre ! Ces cinq cents florins auraient été bien commodes à Hermann et à nous.

FRANTZ.

Pas tant qu’ils m’ont été agréables à jeter au nez de cet impertinent. J’ai eu du plaisir pour plus de mille florins.

SPIEGEL.

Alors, c’est une économie nette de cinq cents florins que tu as faite. Je n’ai plus rien à dire.

FRANTZ.

As-tu remarqué la figure de ce vieux fat ? Il est peint comme une vieille femme.

SPIEGEL.

Encore est-il mal peint ; c’est une croûte.

FRANTZ.

Le fait est que son visage a l’air d’un mauvais portrait.

SPIEGEL.

Qui aurait bien besoin d’être rentoilé. Mais laissons là cette gouache ; nous avons à causer de choses plus intéressantes de toi, Frantz ; de vous, Frédérique.

FRÉDÉRIQUE, se levant.

De moi ?

SPIEGEL.

Oui...

 

 

Scène IX

 

FRÉDÉRIQUE, SPIEGEL, FRANTZ, DOROTHÉE, LA MARGRAVE

 

Un laquais ouvre la porte et annonce.

UN LAQUAIS.

Madame la margrave de Rosenfeld.

SPIEGEL, à part.

Est-ce que tout l’Almanach de Gotha va défiler.

LA MARGRAVE.

Lequel de vous, messieurs, est M. Frantz Milher ?

FRANTZ.

C’est moi, madame.

LA MARGRAVE.

J’ai un service à vous demander, monsieur.

FRÉDÉRIQUE, approchant une chaise.

Veuillez vous asseoir, mesdames.

LA MARGRAVE.

Merci, madame ; je n’ai que deux mots à dire à monsieur votre mari.

Elle s’assied sur le divan avec Dorothée.

FRÉDÉRIQUE, à part.

Mon mari !

FRANTZ.

Il ne fallait pas prendre la peine de vous déranger, madame ; il fallait me faire dire de passer chez vous.

LA MARGRAVE.

J’y avais songé, monsieur ; mais les préparatifs d’un départ, les visites d’adieu, les emplettes, occupent tellement ma journée, que je n’aurais su quelle heure vous assigner, et il m’a semblé plus court de venir moi-même, d’autant que vous étiez sur mon chemin.

FRANTZ.

C’est beaucoup d’honneur pour ma pauvre maison.

LA MARGRAVE.

Vous devez avoir dans vos cartons un Requiem.

SPIEGEL, toujours peignant.

Non, madame, non, il n’y en a plus. On vient d’enlever le dernier ; mais, si vous voulez une marche funèbre, il nous en reste une en très bon état.

LA MARGRAVE.

Quelle est cette plaisanterie ?

FRANTZ.

La vérité, madame : il sort d’ici un certain baron de Berghausen...

LA MARGRAVE.

Le baron de Berghausen ?... Tout s’explique.

SPIEGEL.

Il a fait rafle sur les Requiem.

LA MARGRAVE.

Je suis contrariée de cette circonstance, monsieur ; elle m’enlève la consolation de satisfaire un désir de mon bien-aimé parent. Mais je ne me tiens pas pour battue, et, puisque le baron s’est emparé du Requiem, je pourrai m’arranger de la marche funèbre dont parlait votre ami.

FRANTZ.

C’est bien, madame.

LA MARGRAVE, à Frantz.

Les œuvres d’un homme comme vous ne se marchandent pas, monsieur ; veuillez fixer vous-même...

FRANTZ.

Je ne peux pas vous demander un prix, madame, après avoir offert pour rien au baron...

LA MARGRAVE.

Pour rien ?...

FRANTZ.

Il ne m’a pas fait la grâce d’accepter, je dois le dire. Il a tenu à me jeter un pourboire.

LA MARGRAVE, se levant.

J’accepte votre musique avec reconnaissance, monsieur, à condition que vous me permettrez d’envoyer à madame un souvenir de moi.

SPIEGEL, à part.

À la bonne heure, celle-là est polie !

DOROTHÉE, qui s’est approchée du chevalet de Spiegel.

Oh ! maman, venez donc voir...

LA MARGRAVE.

Quoi, ma fille ?

DOROTHÉE.

Le portrait de notre cousin, le comte Sigismond !

FRANTZ.

Est-il possible ?

LA MARGRAVE.

Très ressemblant.

SPIEGEL.

Tiens, tiens, tiens, c’était lui !

FRANTZ.

Je comprends à présent.

LA MARGRAVE.

Vous faisiez son portrait sans savoir son nom ?

SPIEGEL.

Parfaitement ! – C’est-à-dire... parfaitement...

LA MARGRAVE.

Et pourquoi figure-t-il dans cette scène ? Il y a une histoire là-dessous.

FRÉDÉRIQUE.

Oui, madame, et une histoire qui nous est bien chère.

DOROTHÉE.

Oh ! contez-nous-la, s’il vous plaît. J’adore les histoires.

LA MARGRAVE.

Vous êtes indiscrète, ma fille.

FRÉDÉRIQUE.

Au contraire, madame, nous aimons à raconter ce trait du comte Sigismond, qui jusqu’ici s’appelait chez nous le grand inconnu.

La margrave s’assied sur une chaise près du chevalet ; Frantz, pendant le récit, met en ordre la partition de la Marche funèbre.

Nous étions réunis tous trois dans cette chambre, un soir d’été ; Frantz venait de terminer une symphonie, et je la jouais sur le piano ; aux dernières notes, la porte s’ouvre et nous voyons entrer un étranger...

SPIEGEL.

Vieux, grand, sec, nez en bec d’aigle, canne à pomme d’ivoire, bague de cornaline au doigt.

DOROTHÉE.

C’était bien lui !

FRÉDÉRIQUE.

« Je passais devant votre fenêtre, nous dit-il, votre musique m’a arrêté ; je me suis assis sur le banc de pierre et j’ai tout écouté. Apprenez-moi quel est l’auteur de cette symphonie digne de Beethoven ? »

SPIEGEL.

« – Elle est de mon ami Frantz Wagner, » lui dis-je fièrement. Alors, il pria Frédérique de la recommencer, et, quand elle eut fini, il s’approcha de Frantz, et, lui imposant la main sur le front : « – Monsieur Frantz, lui dit-il, vous êtes un maître. » Il s’y connaissait.

FRÉDÉRIQUE.

Alors, il s’assit entre nous et nous questionna sur notre existence avec une si paternelle bonté, que nous lui avons tout raconté, et que le récit a duré jusqu’à onze heures du soir. « – Je reviendrai, dit-il en nous quittant. j’ai passé près de vous les plus douces heures le ma vie... Monsieur Spiegel, faites-moi la grâce de composer un tableau de cette scène. »

SPIEGEL.

Il tira de son portefeuille un billet de cinq cents florins qu’il me remit pour acompte, et il partit sans que nous songions à lui demander son nom. Nous ne l’avons pas revu.

DOROTHÉE.

C’est tout ?

LA MARGRAVE.

Il est tombé malade vers la fin du printemps ; malgré nos soins, il ne s’est plus relevé.

SPIEGEL.

Pauvre brave homme !

DOROTHÉE.

Il avait de singulières idées d’entrer ainsi chez les gens... C’est égal, le tableau est très ressemblant. Ah ! monsieur, quel délicieux passe-temps que la peinture !

SPIEGEL, d’un air gracieux.

Ah ! mademoiselle... Et le battage en grange, donc !...

LA MARGRAVE.

Votre récit m’a tellement intéressée, que j’ai oublié mes courses. Je vous remercie, madame, des douces heures qu’a passées près de vous le comte Sigismond. Vous voudrez bien accepter de moi une bagatelle... qui ne m’acquittera pas envers votre mari.

FRÉDÉRIQUE.

Je vous rends grâces, madame, en mon nom, au nom de mon cousin.

LA MARGRAVE.

Votre cousin ?... Ah !... Venez, ma fille. François, prenez ce rouleau. Messieurs, ne vous dérangez pas.

Elle sort avec sa fille ; le laquais les suit.

 

 

Scène X

 

SPIEGEL, FRANTZ, FRÉDÉRIQUE

 

FRANTZ.

À la bonne heure ! voilà une vraie grande dame !

FRÉDÉRIQUE.

Elle est très gracieuse !

SPIEGEL.

As-tu remarqué, Frantz, qu’elle s’est refroidie tout à coup en apprenant que Frédérique n’est pas ta femme ?

FRANTZ.

Non.

LE LAQUAIS DE LA MARGRAVE, rentrant.

Madame la margrave envoie ceci à M. Frantz, avec ses compliments.

Il remet un petit rouleau, salue et sort.

FRANTZ, prenant le rouleau et le donnant à Frédérique.

Déjà son souvenir à Frédérique !

FRÉDÉRIQUE et SPIEGEL.

Ah ! voyons !...

SPIEGEL.

Ce souvenir ressemble terriblement à un rouleau d’or.

FRANTZ.

Allons donc !

FRÉDÉRIQUE, défaisant le rouleau.

C’est vrai, de l’or.

SPIEGEL.

Tu vois !

FRANTZ.

C’est une impertinence pire que celle du baron !

SPIEGEL,
prenant le rouleau des mains de Frédérique et le mettant dans sa poche.

La margrave a raison. Elle avait promis un souvenir à ta femme, et non à ta... cousine.

FRANTZ.

Ah ! je comprends ! Elle a cru... Mordieu ! je cours après elle pour lui dire...

SPIEGEL.

Rien qu’elle puisse croire. Le monde, qui n’est pas dans le secret de notre existence, a le droit de juger sur les apparences.

FRÉDÉRIQUE.

Que voulez-vous dire, Spiegel ?

SPIEGEL.

Cela ne vous regarde pas.

À Frantz.

Frédérique n’est plus une enfant, tu me le disais toi-même ; que veux-tu qu’on pense de son séjour ici ? Tu vois qu’à notre premier contact avec le monde, la fausseté de la position se fait sentir.

FRANTZ.

C’est vrai.

SPIEGEL.

Il faut couper court aux interprétations, et le moyen est simple. Frédérique t’aime d’amour.

FRÉDÉRIQUE.

Moi ! Qui vous l’a dit ?

SPIEGEL.

Je l’ai parbleu bien vu tout à l’heure !

FRÉDÉRIQUE.

Mais, Spiegel, en vérité, je ne sais pourquoi...

SPIEGEL.

Que de façons, mon Dieu ! C’est vous qu’il aime.

FRÉDÉRIQUE.

Est-ce vrai, Frantz ?

FRANTZ, souriant.

Puisqu’il te le dit !

FRÉDÉRIQUE.

Oh ! que je suis heureuse ! Vilain Spiegel, qui m’avait fait croire...

Elle lui saute au cou.

SPIEGEL, à part.

Voilà mon rôle de père qui commence !

FRANTZ.

Et moi, Frédérique ?

FRÉDÉRIQUE.

Vous ?

Elle lui tend la main.

SPIEGEL.

Tu vas l’épouser dans huit jours... le temps de publier les bans.

FRANTZ.

Mais nous sommes trop pauvres pour nous marier.

SPIEGEL.

C’est justement parce que tu es pauvre qu’il faut te marier. L’amour est la seule chose qui ne s’achète pas. Dans un palais ou dans un taudis, il remplit tout, il est meublant. Nous en avons plus besoin ici que dans un château.

FRANTZ.

Tu ne vois guère loin, mon ami !

SPIEGEL.

Ah ! oui, les enfants, n’est-ce pas ? Tes enfants feront comme nous ; ils se porteront bien sans se douter qu’ils sont pauvres... C’est l’âge riche, l’enfance !... S’ils ne mangent que pour dix kreutzers par jour, ils dormiront pour cent mille florins par an, et, quand ils seront grands, parbleu ! ils travailleront. – Qu’en pensez-vous, Frédérique ?

FRÉDÉRIQUE.

Je suis de votre avis, Spiegel : nous sommes riches puisque nous sommes jeunes.

FRANTZ.

Eh bien, donc, à la grâce de Dieu ! Mon amour sera aussi courageux que le tien, chère Frédérique. Bien fou qui sacrifie sa jeunesse à sa vieillesse ! Mangeons notre bonheur en herbe, de peur de la grêle.

SPIEGEL.

Va, va, c’est une plante vivace qui repousse du pied.

FRANTZ, à Frédérique.

Dans huit jours, tu seras ma femme.

FRÉDÉRIQUE.

Bon Spiegel !...

SPIEGEL, à part.

Eh bien... j’ai un poids de moins sur la poitrine.

 

 

Scène XI

 

SPIEGEL, FRANTZ, FRÉDÉRIQUE, UN FACTEUR DE LA POSTE

 

LE FACTEUR.

Une lettre pour M. Frantz... un demi-florin.

Il remet une lettre à Frantz, qui le paye, et il sort.

SPIEGEL, à Frantz.

Tu reçois des lettres d’un demi-florin !... Sardanapale !

FRANTZ, tenant la lettre.

Le format est respectable !

SPIEGEL.

Encore une commande de Requiem ?

FRANTZ.

Cachet noir, justement !... et d’une belle largeur.

SPIEGEL.

Quel malheur de casser cette moulure ! Il le faut, cependant.

FRANTZ, lisant la lettre.

« Monsieur, conformément aux dernières volontés du comte Sigismond d’Hildesheim, je vous invite, ainsi que M. Spiegel, votre ami, et mademoiselle Frédérique, votre cousine, à vous trouver au château d’Hildesheim, jeudi prochain, sur le coup de midi, pour assister à la lecture du testament dudit comte d’Hildesheim.

« Je vous salue,

« Gottlied, notaire royal. »

SPIEGEL.

Il nous salue... tout simplement... à la bonne franquette, sans être plus fier de l’honneur qu’il se fait... Voilà un patriarche ! Irons-nous à ce château ?

FRANTZ.

Parbleu !... Gageons que ce brave comte nous laisse quelque-chose.

SPIEGEL.

Au fait, il était assez braque pour cela.

FRÉDÉRIQUE.

Et puis ce sera un voyage !

SPIEGEL.

Je vais commander une berline à quatre chevaux.

FRANTZ.

Tu es fou !

SPIEGEL.

Est-ce trop de quatre chevaux ? Alors, allons à pied.

FRANTZ.

Nous prendrons une patache. Veux-tu pas que Frédérique fasse la route le sac sur le dos ?

SPIEGEL.

C’est juste ! j’emporterai ma boîte à couleurs et je ferai quelques études en chemin.

FRÉDÉRIQUE.

Ce sera charmant !

FRANTZ.

Au fait, jeudi, c’est après-demain... Nous n’avons pas de temps à perdre.

SPIEGEL, mettant sa boîte à couleurs sur son dos.

En route ! les paquets sont faits.

FRANTZ.

Laisse-moi prendre une valise pour Frédérique et moi.

SPIEGEL.

Buckingham !... Va chercher tes bijoux, va !

Frantz sort par la gauche.

Vous voilà contente, Frédérique ?

FRÉDÉRIQUE.

Oui... et pourtant, si nous laissions le bonheur ici ?

SPIEGEL.

Eh bien, nous saurons où il est, nous reviendrons le chercher.

 

 

ACTE II

 

Une grande salle au château d’Hildesheim ; porte d’entrée au fond. À gauche, une table avec un fauteuil ; à droite, trois fauteuils sur une même ligne diagonale au théâtre, derrière lesquels sont placées trois chaises à une certaine distance.

 

 

Scène première

 

STURM, DOMESTIQUES

 

STURM.

Mettez entre les fauteuils et les chaises un intervalle respectueux... C’est cela. La réunion est pour midi, les héritiers ne sauraient tarder. Préparez-vous à les recevoir avec tous les honneurs dus à leur rang et à leurs qualités.

UN DOMESTIQUE.

Oui, monsieur l’intendant.

STURM.

Pour M. le baron, l’appartement de l’aile droite ; pour madame la margrave et sa fille, celui de l’aile gauche.

LE DOMESTIQUE.

Où logera-t-on les trois autres ?

STURM.

Les trois autres ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, ceux qui doivent s’asseoir sur les chaises.

STURM.

On ne les logera pas ; il y a une auberge dans le village.

Tirant sa montre.

Onze heures, et personne encore d’arrivé ! Maître Gottlieb, lui-même...

LE DOMESTIQUE.

Faites excuse, monsieur l’intendant, M. le notaire est depuis deux heures dans la salle à manger.

STURM.

À propos, tenez prête une collation. Pour M. le baron, un pâté de venaison et un flacon de johannisberg ; pour la margrave et sa fille, des sirops, des gâteaux et les plus beaux fruits du verger.

LE DOMESTIQUE.

Et pour les trois autres ?

STURM.

Les trois autres passeront à l’office, et vous veillerez à ce qu’ils n’y fassent pas trop de dégâts. – La margrave et sa fille ! Sortez.

Les domestiques sortent par la gauche.

 

 

Scène II

 

STURM, LA MARGRAVE, DOROTHÉE

 

STURM, saluant.

Madame la margrave... Mademoiselle...

LA MARGRAVE.

Qu’est-ce à dire, maître Sturm ? Personne dans les antichambres !... On entre ici comme dans une auberge.

STURM.

Quand vous êtes entrée, madame, j’étais occupé à donner des ordres...

LA MARGRAVE.

C’est moi seule que ce soin regarde désormais.

STURM.

Ah !

LA MARGRAVE.

Ce château est mal tenu : le perron est en ruine, le parc m’a semblé négligé.

DOROTHÉE.

Il est plein de mouches.

LA MARGRAVE.

L’herbe et les ronces poussent dans les allées.

STURM.

Madame la margrave n’ignore pas que M. le comte était bizarre en tout. Il aimait à voir pousser en paix les grandes herbes et voulait qu’on respectât autour de lui ce qu’il appelait le travail du bon Dieu.

LA MARGRAVE.

Esprit charmant ! belle âme que le ciel jaloux a trop tôt reprise à la terre ! – Sans plus tarder, maître Sturm, vous ferez sabler et ratisser les allées du parc... vous m’entendez ?

STURM.

Parfaitement, madame la margrave, parfaitement.

À part.

C’est clair, c’est elle qui hérite.

LA MARGRAVE.

M. le baron n’a point paru ?

STURM.

Pas encore, madame la margrave.

LA MARGRAVE.

Que font ces trois chaises ?

STURM.

Ces trois chaises, madame la margrave, attendent de petites gens à qui M. le comte aura voulu faire quelque galanterie posthume... des artistes... des histrions... C’est le notaire qui les a convoqués.

LA MARGRAVE.

Je devine... C’est bien !... laissez-nous.

Sturm sort.

 

 

Scène III

 

DOROTHÉE, LA MARGRAVE

 

DOROTHÉE.

Enfin, je vais donc pouvoir me marier !

LA MARGRAVE.

Vous dites ?

DOROTHÉE.

Je dis qu’à présent que me voilà riche, rien ne s’oppose plus à mon mariage avec Conrad.

LA MARGRAVE.

Vous me comptez pour rien ?...

DOROTHÉE.

Mais, maman, quand vous vouliez me faire épouser le comte Sigismond, vous me disiez qu’une fois veuve, j’épouserais Conrad.

LA MARGRAVE.

Êtes-vous veuve ?

DOROTHÉE.

Ce n’est pas ma faute si je ne le suis pas.

LA MARGRAVE.

Est-ce la mienne ?

DOROTHÉE.

Non, maman ; mais...

LA MARGRAVE.

Vous êtes sous mon autorité, et, sachez-le, jamais la margrave de Rosenfeld ne jettera sa fille, une des plus riches et des plus nobles héritières d’Allemagne, à la tête d’un petit lieutenant de chevau-légers.

DOROTHÉE.

Puisque je l’aime !

LA MARGRAVE.

C’est son uniforme que vous aimez.

DOROTHÉE.

Il est bleu de ciel !

LA MARGRAVE.

Bleu de ciel, ou bleu de Prusse, vous ferez ce que je jugerai convenable. Vous avez assez d’esprit, Dorothée, pour savoir que vous n’en avez pas ?

DOROTHÉE.

Oh ! oui, maman.

LA MARGRAVE.

Reposez-vous donc sur moi du soin de votre bonheur. Vous épouserez un conseiller aulique, ou bien un feld-maréchal. Soyez raisonnable, et je vous laisserai arranger ce château à votre fantaisie.

DOROTHÉE.

Vrai, maman ?

LA MARGRAVE.

Je vous le promets.

DOROTHÉE.

C’est moi qui choisirai les tentures ?

LA MARGRAVE.

Vous seule.

DOROTHÉE.

Eh bien, alors, ce salon sera bleu de ciel.

 

 

Scène IV

 

DOROTHÉE, LA MARGRAVE, LE BARON

 

LE BARON, qui est entré depuis un instant.

Gorge-de-pigeon, mon petit ange.

DOROTHÉE.

Comment ?...

LE BARON.

C’est la nuance que je préfère.

DOROTHÉE.

Bleu de ciel, monsieur de Berghausen ; c’est ma couleur de prédilection.

LE BARON.

Chère margrave !...

Il lui prend la main.

LA MARGRAVE.

Bonjour, baron.

LE BARON, après lui avoir baisé la main.

Voilà ce qu’aucun revers de fortune ne saurait vous ravir... la plus jolie main de toute la Bavière.

Se tournant vers Dorothée.

Mon petit ange, il sera gorge-de-pigeon.

DOROTHÉE.

Bleu ! bleu ! bleu ! Pas vrai, maman ?

LA MARGRAVE.

Taisez-vous ! – Baron, compteriez-vous hériter, par hasard ?

LE BARON.

Et vous ?

LA MARGRAVE.

Je m’en flatte.

LE BARON.

Moi, j’en suis sûr.

LA MARGRAVE.

J’aurais cru que vous aviez passé l’âge des illusions.

LE BARON.

Ah ! margrave, quand je pense encore tant de bien de vous !

LA MARGRAVE.

Mon pauvre baron, on vous avait noirci dans l’esprit du comte Sigismond.

LE BARON.

Moi, madame ! Et comment, je vous prie ?

LA MARGRAVE.

On lui avait parlé de vous.

DOROTHÉE.

Oui, oui... il en savait de belles sur votre compte !... Il disait que vous étiez un bourreau d’argent, un panier percé, un gouffre sans fond ; que vous aviez déjà englouti deux fortunes, et que, s’il vous laissait la sienne, vous n’en feriez qu’une bouchée.

LE BARON.

Oh ! oh !

LA MARGRAVE, allant à Dorothée.

Ménagez vos expressions, Dorothée !... – Excusez-la, baron, c’est une enfant. Alors même qu’il parlait de vous, le comte Sigismond ne se départait jamais des égards qu’on se doit entre parents. Parfois même il avait la bonté devons plaindre ; seulement, comme il savait que vous comptiez sur sa succession pour payer vos dettes, il vous plaignait moins que vos créanciers.

DOROTHÉE.

Ce sont les nôtres qui vont être contents !...

LE BARON.

Ah ! parfait !

LA MARGRAVE, bas, à sa fille.

Sotte que vous êtes !

LE BARON.

La malice d’un démon et la naïveté d’un ange ! Je ne m’explique pas que notre cher parent ait résisté à tant de séductions.

LA MARGRAVE.

Que voulez-vous dire ?

LE BARON.

Qu’à sa place, moins sage que lui, je me serais pris au piège de ces beaux yeux...

Il regarde Dorothée.

LA MARGRAVE.

Que signifie ?...

LE BARON.

Voyons, madame la margrave, entre parents aussi tendrement unis que nous le sommes, on se dit tout ! Ne vouliez-vous pas lui faire épouser votre fille ?

LA MARGRAVE.

Dites donc plutôt que c’est vous qui vouliez vous faire adopter par lui.

LE BARON.

Il se trouvait un peu mûr pour conduire à l’autel une jeune épousée.

LA MARGRAVE.

Il se trouvait un peu jeune pour avoir un fils de votre âge.

LE BARON.

Entre nous, madame la margrave, le comte Sigismond, tout en s’amusant de la petite comédie que vous donniez à sa vieillesse, vous en voulait un peu du rôle que vous lui réserviez.

LA MARGRAVE.

Vous croyez peut-être qu’il vous savait gré de l’honneur que vous lui ménagiez ?

LE BARON.

«  Mon cousin, me disait-il parfois, il y aura, après ma mort, bien des cupidités déçues ! »

LA MARGRAVE.

« Ma cousine, me disait-il souvent, l’ouverture de mon testament trompera bien des convoitises. »

LE BARON.

Eh bien, madame la margrave, précisément voici maître Gottlieb qui porte nos destinées sous son bras.

 

 

Scène V

 

DOROTHÉE, LA MARGRAVE, LE BARON, GOTTLIEB

 

GOTTLIEB, un portefeuille sous le bras et saluant.

Madame la margrave !... Mademoiselle !... Monsieur le baron !...

LE BARON.

Bonjour, Gottlieb, bonjour.

GOTTLIEB, bas, au baron.

Le comte Sigismond avait mis en moi toute sa confiance, dans quelques instants, vous allez sans doute hériter de tous ses droits...

LE BARON, bas.

C’est votre sentiment ?

GOTTLIEB.

Il vous appréciait... Puis-je espérer ?...

LE BARON.

Vous pouvez me compter au nombre de vos clients.

GOTTLIEB, bas, à la margrave.

Le comte Sigismond avait mis en moi toute sa confiance, dans quelques instants, madame la margrave, vous allez sans doute hériter de tous ses droits...

LA MARGRAVE, bas.

C’est votre opinion ?

GOTTLIEB.

Il vous appréciait... Puis-je espérer... ?

LA MARGRAVE.

Ma clientèle vous est acquise.

LE BARON.

Ah çà ! la réunion est complète...

GOTTLIEB.

Pas tout à fait, monsieur le baron.

LE BARON.

Qui donc manque-t-il ?

GOTTLIEB.

Quelques bohémiens que j’ai dû convoquer conformément aux ordres du testateur.

LE BARON.

Des bohémiens ?

GOTTLIEB.

Un monsieur Milher... un monsieur Spiegel.

LE BARON, à lui-même.

Tiens, mes artistes !

GOTTLIEB.

S’ils ne sont pas arrivés à midi sonnant...

LE BARON.

Mais il est midi.

GOTTLIEB, tirant sa montre.

Moins trois minutes, monsieur le baron... c’est moi qui règle le soleil.

LE BARON.

Toujours de l’esprit, mon gaillard !... Mais quel est ce tapage ?

GOTTLIEB.

Sans doute les voici.

Il va se placer à la table.

 

 

Scène VI

 

DOROTHÉE, LA MARGRAVE, LE BARON, GOTTLIEB, FRANTZ, FRÉDÉRIQUE, SPIEGEL

 

SPIEGEL, se querellant avec Sturm dans la coulisse.

Que diable ! laissez entrer mon chien !

STURM.

Encore une fois, les chiens n’entrent pas ici.

SPIEGEL, montrant sa tête.

Messieurs et dames, dites, je vous en prie, qu’on laisse entrer mon chien.

LE BARON, à Gottlieb.

Le chien de monsieur est-il convoqué.

GOTTLIEB.

Je ne le pense pas, monsieur le baron.

LE BARON.

Eh bien, alors, il n’a que faire ici.

SPIEGEL, parlant à son chien dans la coulisse.

Tu l’entends, mon vieux, on n’entre pas sans billet. Va, mon bonhomme, va m’attendre sous la charmille.

Frantz, Frédérique et Spiegel entrent en scène.

LE BARON, saluant Frédérique.

Mademoiselle !... Eh ! bonjour, monsieur Milher.

FRANTZ.

Monsieur le baron...

LE BARON.

Enchanté, mon jeune ami, que le comte Sigismond ait pensé à vous.

FRANTZ.

Madame la margrave, voilà quelques jours, je vous ai présenté ma cousine ; permettez-moi de vous présenter aujourd’hui ma fiancée.

LA MARGRAVE.

Je vous en félicite, monsieur. Il n’est jamais trop tard pour sortir d’une position équivoque.

FRANTZ.

Madame !...

FRÉDÉRIQUE, bas, à Spiegel.

Qu’a-t-elle dit ?

SPIEGEL, bas.

Une frivolité.

LE BARON, à Spiegel.

Vous vous mariez donc, vous autres ?

SPIEGEL.

Et parfois même il nous en cuit... comme à vous autres.

LA MARGRAVE.

Qui attendons-nous encore, maître Gottlieb ?

GOTTLIED.

Mesdames et messieurs, veuillez vous asseoir.

LE BARON, allant offrir la main à la margrave.

Madame la margrave !...

Il la conduit à un fauteuil.

FRANTZ, à Frédérique, la conduisant à une des chaises.

Quel luxe, ma pauvre enfant ! que c’est grand ! que c’est beau !

Dorothée, la margrave et le baron prennent place sur les fauteuils ; Frantz, Frédérique et Spiegel sur les chaises.

LA MARGRAVE.

Maître Gottlieb, nous vous écoutons.

GOTTLIEB, debout devant la table, en face de l’auditoire, et tirant de son portefeuille un pli qu’il lui montre.

Voici le testament de très haut et très puissant seigneur Louis-Ulric Sigismond, comte d’Hildesheim. La veille de sa mort, le comte Sigismond l’a déposé lui-même entre mes mains, fermé et scellé de ses armes. – Vous voyez tous que les trois sceaux sont intacts.

SPIEGEL, se soulevant à moitié.

Ils sont parfaitement intacts... tous les quatre.

LE BARON.

Oui, oui ; allez, Gottlieb !

GOTTLIEB, déployant le testament.

Le testament est écrit en entier de la main du testateur ; c’est ce que nous autres, officiers publics, nous appelons un testament olographe.

LE BARON.

Mais allez donc, Gottlieb !... à quoi pensez-vous ?... Vous n’êtes pas ici pour professer le notariat, mon cher.

GOTTLIEB.

Je commence.

Lisant d’un ton solennel, après avoir toussée.

« Ceci est l’expression libre, pleine et entière de mes dernières volontés. Ayant toujours pensé que la richesse n’était qu’un dépôt entre mes mains... »

LA MARGRAVE.

Belle âme !

LE BARON.

Noble cœur !

GOTTLIEB, lisant.

« Et ne m’étant considéré moi-même que comme le distributeur des bienfaits de la Providence... »

SPIEGEL, à Frantz.

Tu vois bien qu’il y en a de bons.

GOTTLIEB, lisant.

« Je désire que l’œuvre de justice et de charité que j’ai poursuivie de mon vivant ne soit pas interrompue par ma mort. »

LA MARGRAVE.

Sois tranquille, âme généreuse !

LE BARON.

Oui, repose en paix !

GOTTLIEB, lisant.

« En conséquence : à la margrave de Rosenfeld, ma cousine au dix-huitième degré, je lègue en toute jouissance, sa vie durant, et réversible, après sa mort, sur la tête de son aimable fille, une rente de six mille florins. »

LA MARGRAVE et DOROTHÉE, se levant.

Six mille florins !...

LA MARGRAVE.

C’est impossible !...

GOTTLIEB.

J’ai parfaitement lu, madame la margrave.

Relisant.

« Une rente de six mille florins. »

LA MARGRAVE.

C’est tout ?

GOTTLIEB.

C’est tout.

DOROTHÉE.

Allons-nous-en, maman.

LA MARGRAVE, se rasseyant.

Pas encore.

LE BARON, lui offrant un flacon de sels.

Chère margrave !

SPIEGEL, à Frantz et à Frédérique.

Ah ! mais, je m’amuse, moi !

LA MARGRAVE, d’un air aimable.

Continuez, maître Gottlieb.

GOTTLIEB, lisant.

« À mon cousin au dix-neuvième degré, Rodolphe-Alfred, baron de Berghausen, ancien diplomate, commandeur de l’ordre du Saint-Sépulcre, je lègue en toute jouissance une rente viagère de six mille florins... »

LE BARON, se levant.

Hein ?...

GOTTLIEB, répétant.

« Une rente de six mille florins. »

LE BARON.

C’est tout ?

GOTTLIEB.

Oui, monsieur le baron.

LA MARGRAVE, lui offrant son flacon de sels.

Cher baron !

SPIEGEL.

Ah ! mais, je m’amuse beaucoup, moi.

LE BARON.

Ah çà ! qui donc hérite ?... Le chien de monsieur ?

GOTTLIEB.

Nous allons le savoir.

Lisant.

« À mademoiselle Frédérique Wagner... »

FRÉDÉRIQUE, se levant.

À moi ?

GOTTLIEB, lisant.

« Je laisse ma bague de cornaline, en priant cette honnête et belle personne de la porter en souvenir de moi. »

FRÉDÉRIQUE.

Excellent homme !... Je la porterai toute ma vie avec respect.

Elle se rassied.

SPIEGEL.

Mais qu’il était gentil, ce comte Sigismond !

GOTTLIER.

Silence !

Lisant.

« À monsieur Spiegel... »

SPIEGEL, se levant.

Présent !

GOTTLIER, continuant.

« Peintre, demeurant à Munich... »

SPIEGEL.

Rue des Armuriers, numéro 9.

GOTTLIER, continuant.

« Désirant récompenser son admirable dévouement à son ami Milher... »

SPIEGEL.

Quelle idée !

GOTTLIER, continuant.

« Et lui permettre en même temps de cultiver son art en toute liberté... »

SPIEGEL.

À la bonne heure !

GOTTLIER.

« Pour prix du tableau que je lui ai commandé et qui reste acquis à ma succession, je lègue une somme de quatre-vingt mille florins. »

SPIEGEL.

Quatre-vingt mille florins !...

FRÉDÉRIQUE, se levant
et prenant les mains de Spiegel, que Frantz vient féliciter aussi.

Quel bonheur !

SPIEGEL.

Brave homme, va ! brave homme !...

LE BARON, à la margrave.

Voilà de l’argent bien placé !

LA MARGRAVE.

Quelle pitié !

FRANTZ, à Spiegel.

Tu as de la chance, toi !

SPIEGEL.

Eh bien, Frantz, est-ce que cette fortune n’est pas à nous deux, à nous trois ?

GOTTLIEB.

Silence donc ! je n’ai pas fini.

Lisant.

« Quant à Frantz Milher, musicien à Munich... comme la musique a été, avec l’amour du bien, l’unique passion de ma vie, et que j’ai reconnu chez ce jeune homme un véritable génie musical... »

SPIEGEL.

Bien !

GOTTLIEB.

« Voulant donner à ce génie tout le loisir de se développer... »

SPIEGEL.

Très bien !

GOTTLIEB.

« Ne doutant pas, d’ailleurs, que Frantz Milher ne fasse de la richesse l’usage que j’en ai fait moi-même... »

FRANTZ et FRÉDÉRIQUE, se levant.

Oh ! ciel !...

SPIEGEL.

Je réponds de lui !

GOTTLIEB, à Frantz.

Noble jeune homme ! le génie comme la vertu trouve toujours sa récompense ici-bas...

SPIEGEL.

Achevez, mais achevez donc !...

GOTTLIEB, achevant de lire.

« C’est lui, c’est Frantz Milher que j’institue mon légataire universel. »

LE BARON.

Voilà le bouquet !

Il se lève ; la margrave et Dorothée en font autant, et tous trois passent à gauche.

FRANTZ.

Moi !

FRÉDÉRIQUE.

Cher Frantz !...

FRANTZ.

Spiegel, Frédérique !... Mes amis !... est-ce un rêve ?...

SPIEGEL.

C’est ton rêve réalisé !... Tu voulais la richesse, tu l’as.

FRANTZ.

Nous l’avons !...

SPIEGEL.

Parbleu !...

FRANTZ.

Ah ! merci, comte Sigismond !... La richesse... et bientôt la gloire !...

SPIEGEL.

Plus de leçons, plus de cachets.

En montrant Frantz.

Il rendra à l’Allemagne Beethoven et Mozart.

FRANTZ.

Tu lui rendras Holbein et Albert Durer.

SPIEGEL.

Oui !

FRÉDÉRIQUE.

Et nous n’oublierons jamais que nous sommes les trésoriers du pauvre.

SPIEGEL et FRANTZ.

Jamais !

Gottlieb s’approche de Spiegel, qui lui saute au cou.

FRANTZ.

Et toi, chère Frédérique, tu m’aimeras toujours ?...

FRÉDÉRIQUE.

Oh ! toujours, mon cher Frantz ! J’ai tant aimé ta pauvreté, que je puis, sans scrupule, aimer ton opulence.

SPIEGEL.

Allons visiter nos propriétés...

FRANTZ.

C’est cela... notre château...

FRÉDÉRIQUE.

Nos jardins !

SPIEGEL.

Notre parc...

TOUS TROIS.

Oui, oui, allons !

Ils se dirigent vivement vers le fond.

GOTTLIEB, à Frantz, qui ne l’écoute pas.

Le comte Sigismond avait mis en moi sa confiance... Puis-je espérer... ?

SPIEGEL, dans la coulisse.

Vive Sigismond !

Frédérique et Frantz sortent à la suite de Spiegel.

GOTTLIEB, regardant le baron et la margrave.

Que leur dire ?... Ma foi ! puisqu’ils n’héritent pas, bonsoir !

Il s’esquive.

 

 

Scène VII

 

LE BARON, LA MARGRAVE, DOROTHÉE

 

Le baron et la margrave se regardent un moment en silence.

LE BARON.

Eh bien, margrave ?

LA MARGRAVE.

Eh bien, baron ?

LE BARON.

Mais où diable cette ganache de Sigismond avait-il connu ces espèces ?

LA MARGRAVE.

Je ne sais... dans leur atelier... Ce benêt de Frantz lui avait joué une symphonie de sa façon... Il n’en a pas fallu davantage.

LE BARON.

Vertudieu ! voilà une symphonie qui n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd.

LA MARGRAVE.

Mais les choses n’en resteront pas là. Il y a des juges à Munich !... Nous ferons casser le testament.

DOROTHÉE.

Tiens ! ça se casse donc, maman, les testaments ?

LE BARON.

Comme du verre, mon petit ange. – Chère margrave, j’y avais pensé... Malheureusement, c’est impossible.

LA MARGRAVE.

Pourquoi ?

LE BARON.

Parce que, n’étant ni vous ni moi, parents du défunt au degré successible, nous n’avons pas le droit d’attaquer ses dernières dispositions.

LA MARGRAVE.

En insinuant que la musique lui avait détraqué la cervelle ?

LE BARON.

Si vous m’en croyez, nous ne lèverons pas ce lièvre-là, il n’entrerait pas dans notre gibecière.

LA MARGRAVE.

Que voulez-vous dire ?

LE BARON.

Que, le testament une fois cassé, le domaine public hériterait du tout, et qu’à ce jeu nous aurions perdu, vous et moi, six mille florins de rente.

LA MARGRAVE.

Mais c’est affreux, cela !...

LE BARON.

Ce n’est pas gai.

DOROTHÉE.

Maman, est-ce qu’à présent je vais pouvoir épouser Conrad ?

LA MARGRAVE, préoccupée.

Épouser Conrad !...

LE BARON, bas.

Chère margrave...

LA MARGRAVE, de même.

Quoi ?

LE BARON, de même.

Éloignez votre fille.

LA MARGRAVE, de même.

Pourquoi ?

LE BARON, de même.

Éloignez-la.

LA MARGRAVE.

Allez, Dorothée, allez dire adieu à vos propriétés.

Elle passe à droite.

DOROTHÉE, faisant un pas vers le fond.

Adieu ? je ne leur ai pas encore dit bonjour !

LE BARON.

Vous ferez d’une pierre deux coups.

LA MARGRAVE.

Allez, ma fille.

DOROTHÉE, à part.

On me renvoie toujours.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

LE BARON, LA MARGRAVE

 

LE BARON.

Jouons cartes sur table. Nous avons besoin d’une franchise réciproque. Je vais vous en donner l’exemple. Je suis perdu.

LA MARGRAVE.

Voilà le résultat de vos prodigalités et de vos folies.

LE BARON.

Mes folies ? Je suis tout simplement le plus grand financier des temps modernes. Je me flatte d’avoir apporté dans ma vie un ordre et une prévoyance dignes de Salomon.

LA MARGRAVE.

Je serais curieuse...

LE BARON.

Rien de plus simple. Maître à vingt ans de mon patrimoine, qui n’allait qu’à cent mille florins de rente, j’avais devant moi l’héritage d’une tante et celui de mon cousin Sigismond. Ma tante, selon toutes probabilités, devait durer encore quinze ans. J’employai ces quinze années à manger magnifiquement le bien de mon père. Vous savez, margrave, si j’ai dignement soutenu l’éclat de ma maison... Au bout de quinze ans, il ne me restait pas un florin.

LA MARGRAVE.

Et votre tante mourait à point ?

LE BARON.

Elle fut exacte. Me voilà donc à la tête de cent cinquante mille florins de revenu. Tout bien calculé, le comte Sigismond n’avait plus que quinze ans à vivre... s’il était raisonnable ; je divisai ma tante en quinze parts égales.

LA MARGRAVE.

Malheureusement, le comte Sigismond se fit attendre un peu.

LE BARON.

Vous savez, il était flâneur par nature ; il fut en retard de dix-huit mois, pendant lesquels il eût été absurde de diminuer mon train. J’hypothéquai la succession de cinq cent mille florins. Pouvais-je prévoir qu’elle me glisserait entre les doigts ? Maintenant, si je veux payer mes créanciers, il faudra vendre ma terre de Berghausen, que j’ai respectée jusqu’ici, et j’en serai réduit à vivre de la petite rente que m’a laissée ce mauvais plaisant de Sigismond.

LA MARGRAVE.

Pauvre baron !

LE BARON.

Mais, vous-même, pauvre margrave ?

LA MARGRAVE.

Oh ! moi, vous savez que mon existence a toujours été simple ; il n’y a que deux manières de porter un grand nom : avec magnificence ou avec austérité. Vous avez pu choisir la première... j’ai dû me résigner à la seconde. Mais, je l’avoue, j’avais rêvé pour ma fille une vie plus brillante que la mienne. La voilà maintenant bien difficile à marier. Elle est jolie et de grande maison, mais elle est sans dot !

LE BARON.

Oui. ce drôle de Milher nous escamote quatre cent mille florins de rente. Nous le regarderions comme notre débiteur que nous serions dans notre droit.

LA MARGRAVE.

Nous n’avons pas d’action contre lui.

LE BARON, finement.

Mais sur lui !

LA MARGRAVE.

Est-ce que vous entrevoyez... ?

LE BARON.

J’entrevois que la tête va lui tourner. Quatre cent mille florins de rente qui vous tombent du ciel sont bien faits pour bouleverser les idées d’un pauvre diable... de celui-là surtout... Je ne l’ai vu qu’un moment, mais je suis édifié sur son compte. Il a une vanité !...

LA MARGRAVE.

Quel parti pouvons-nous tirer... ?

LE BARON.

Vous n’entrevoyez rien, vous ?

LA MARGRAVE.

Non.

LE BARON.

Il est très gentil, ce petit Milher.

LA MARGRAVE.

Vous croyez ?

LE BARON.

Très gentil ! Il me rappelle mon fils, mon pauvre Christian. Ne trouvez-vous pas qu’il lui ressemble ?

LA MARGRAVE.

Pas du tout !

LE BARON, finement, lui prenant la main.

Je vous assure que si.

LA MARGRAVE.

Ah ! ah !

LE BARON.

Oui ! – Et savez-vous que, s’il était gentilhomme, ce serait un parti superbe ?

LA MARGRAVE.

C’est possible... c’est vrai... vous avez raison !

LE BARON.

Or çà, chère margrave, nous nous sommes fait la guerre et nous savons ce qu’il nous en coûte...

LA MARGRAVE.

Voici ma main.

LE BARON.

Voici la mienne. Nous sommes gens d’honneur...

LA MARGRAVE.

Le traité d’alliance est signé.

 

 

Scène IX

 

LE BARON, LA MARGRAVE, DOROTHÉE

 

DOROTHÉE, sur le seuil de la porte du fond.

Puis-je rentrer ?

LA MARGRAVE.

Oui.

DOROTHÉE, descendant en scène.

Dites, maman, vais-je pouvoir épouser Conrad ?

LA MARGRAVE.

Moins que jamais.

 

 

Scène X

 

LE BARON, LA MARGRAVE, DOROTHÉE, SPIEGEL, FRANTZ, FRÉDÉRIQUE

 

SPIEGEL, dans la coulisse.

C’est superbe, ce parc ! c’est une forêt vierge.

FRANTZ.

Au château, maintenant !

Ils entrent. Bas, à Spiegel.

Ah ! diantre, encore ici ! Ils doivent être furieux.

FRÉDÉRIQUE, bas.

Pauvres gens !

LA MARGRAVE.

Nous vous attendions, monsieur Milher. J’ai un petit compte à régler avec vous.

FRANTZ.

Avec moi, madame ?

LA MARGRAVE.

Oui ; à notre première rencontre, il y a eu entre nous un malentendu que je tiens à réparer. J’avais promis à madame Milher un souvenir... Permettez-moi de l’offrir à votre fiancée.

FRANTZ.

Madame !...

LA MARGRAVE.

Dorothée, venez ! ici.

Elle détache la croix de Dorothée.

DOROTHÉE, bas.

Est-ce que vous allez donner ma croix à cette demoiselle ?

LA MARGRAVE.

Taisez-vous !

DOROTHÉE, à part.

C’est agréable !

LA MARGRAVE, à Frédérique.

Voulez-vous bien, mademoiselle, que je mette à votre cou la croix de ma fille ?

FRÉDÉRIQUE.

Que vous êtes bonne, madame !

SPIEGEL, à part.

C’est gentil, ce qu’elle fait là !

LA MARGRAVE.

Elle n’a de valeur que celle que vous voudrez bien y attacher.

FRÉDÉRIQUE, à Dorothée.

Voulez-vous que nous soyons amies, mademoiselle ?

DOROTHÉE, d’un air souriant, sur un signe de sa mère.

Je le veux bien, mademoiselle.

Frédérique va auprès d’elle.

FRANTZ.

En un jour comme celui-ci, madame, le procédé est deux fois charmant.

LE BARON, entre la margrave et Frantz, montrant celui-ci.

Margrave, que vous disais-je ?

LA MARGRAVE.

C’est vrai ; il y a quelque chose.

LE BARON.

Quelque chose ? Il y a tout.

FRANTZ.

Qu’est-ce donc ?

LE BARON.

Rien... une ressemblance ! – Allons, chère margrave, il est temps de prendre congé.

FRANTZ.

Vous partez ?

LA MARGRAVE.

Pour Munich.

FRÉDÉRIQUE.

Mais, madame, vous arrivez à peine... Mademoiselle doit être fatiguée de la route... La chaleur est accablante.

DOROTHÉE.

Ah ! oui, il fait bien chaud.

FRANTZ.

Ma cousine a raison, madame ; dans notre joie, nous n’avons pas songé... et puis nous n’aurions pas osé... mais, à présent...

FRÉDÉRIQUE.

Vous ne pouvez partir aujourd’hui... Faites-nous la grâce de vous reposer ici au moins une nuit... Vous êtes chez le comte Sigismond.

LA MARGRAVE.

Je ne sais si je dois...

FRANTZ.

Assez généreuse pour pardonner à ma fortune, vous êtes trop bonne pour vouloir l’humilier.

SPIEGEL, à part.

Ce diable de Frantz, quelle élocution !

FRANTZ.

Monsieur le baron, soyez assez aimable pour donner l’exemple à madame.

LE BARON.

Voyons, margrave, acceptons, pour la rareté du fait. Il sera plaisant de voir les parents qui n’héritent pas rester, ne fût-ce qu’un jour, chez les étrangers qui héritent. Ce sera plaisant et de très bon goût.

LA MARGRAVE.

Eh bien, baron...

FRANTZ.

Vous restez. Croyez, madame, que je sens tout le prix d’une faveur si grande.

LE BARON, à Spiegel.

Parbleu ! mon jeune Apelles, je veux que nous vidions un vieux flacon et que nous trinquions tous ensemble à la mémoire du défunt.

SPIEGEL.

Ça me va.

À part.

Il n’a pas plus de rancune qu’un poulet.

 

 

Scène XI

 

LE BARON, LA MARGRAVE, DOROTHÉE, SPIEGEL, FRANTZ, FRÉDÉRIQUE, STURM

 

FRANTZ, à Sturm qui entre.

Que voulez-vous, mon ami ?

STURM.

Je viens prendre les ordres de mon nouveau maître.

FRANTZ, montrant Spiegel.

Adressez-vous à monsieur.

SPIEGEL.

À moi ?

FRANTZ.

Oui, cher Spiegel, je veux que le premier ordre soit donné par toi.

STURM, à Spiegel.

Parlez, monsieur.

SPIEGEL, après avoir réfléchi.

Faites entrer mon chien.

 

 

ACTE III

 

Un joli salon style Louis XIV, avec portes au fond et portes latérales. Une fenêtre au premier plan à droite. Sur le devant, à droite, un canapé ; à gauche, un métier à broder. Fauteuils et chaises.

 

 

Scène première

 

DOROTHÉE, LA MARGRAVE, assises à gauche devant le métier à broder, FRANTZ, assis à côté d’elles, mais un peu au-dessus, LE BARON, assis et tenant un journal, SPIEGEL, assis à droite sur un tabouret et dessinant auprès de FRÉDÉRIQUE, qui brode assise sur le canapé

 

LE BARON.

Mon jeune ami, vous ne pouvez plus vous défendre de m’avoir sauvé la vie : c’est imprimé.

FRÉDÉRIQUE, bas, à Spiegel.

Encore cette sotte histoire !

FRANTZ.

Imprimé ?

LE BARON.

Oui, c’est un méchant tour que la Gazette de Munich joue à votre modestie. Écoutez !

Lisant.

« Décidément, le château d’Hildesheim paraît prédestiné aux aventures romanesques. On connaît le testament bizarre du comte Sigismond ; on pouvait croire raisonnablement qu’il donnerait lieu à litige et que les héritiers naturels déclareraient la guerre au légataire universel. Bien loin de là, la margrave de Rosenfeld et le baron de Berghausen sont installés depuis trois semaines chez M. Frantz Milher, et vivent avec lui dans une intimité des plus cordiales. Ce miracle est dû à l’intervention d’un sanglier monstrueux qui s’apprêtait à découdre le baron dans une partie de chasse, quand M. Frantz Milher se jeta devant son hôte, lui fit un rempart de son corps et plongea son couteau dans la gorge du monstre, payant ainsi sa dette à la famille du comte Sigismond. »

À Frantz.

Qu’en dites-vous, mon jeune ami ?

FRANTZ.

Je dis, monsieur le baron, qu’en tuant ce sanglier, je n’ai sauvé absolument que moi. Vous étiez à quinze pas de la bête...

DOROTHÉE, au baron.

Derrière un petit mur. Je vous ai bien vu du fond de la calèche.

LA MARGRAVE, bas, a Dorothée.

Taisez-vous !

Haut.

Ils sont rares, cher baron, les créanciers assez délicats pour nier leur créance.

LE BARON.

Très rares.

FRANTZ.

Pas plus que les débiteurs imaginaires, monsieur le baron.

LE BARON.

Prenez garde, mon cher ! si vous niez si obstinément mon danger, on finira par croire que la peur m’avait troublé l’esprit, et votre délicatesse tournera à ma confusion.

FRANTZ.

Allons, monsieur le baron, puisque vous le voulez... je vous ai sauvé la vie.

FRÉDÉRIQUE, bas, à Spiegel.

Et ces gens-là n’ont pas un plan ?

SPIEGEL, bas.

Bah !

FRANTZ.

Mais comment cette fable... je veux dire cette histoire est-elle arrivée jusqu’à Munich ?

LE BARON.

Je l’ai racontée à quelques gentilshommes du voisinage, à qui je n’ai pas demandé le secret.

FRÉDÉRIQUE, bas, à Spiegel.

Je jurerais que c’est lui qui a envoyé la note au journal.

SPIEGEL, bas.

À quoi bon ?

FRÉDÉRIQUE, bas.

Nous ne le saurons que trop tôt.

LE BARON, à Frantz.

Ah çà ! mon jeune ami, je vous présente aujourd’hui chez le feld-maréchal. Il a toute la noblesse des environs à sa fête ; on va vous complimenter sur votre courage ; n’allez pas faire le modeste, au moins ; car ce serait à mon détriment.

LA MARGRAVE.

Il faut vous résigner à cette ovation.

FRANTZ.

Ce sera un triomphe à peu de frais ; mais puisque monsieur le baron l’exige, je triompherai.

LA MARGRAVE.

Vous triompherez deux fois... car c’est à cette fête, mademoiselle, que M. Frantz doit annoncer son mariage avec vous.

FRÉDÉRIQUE.

Qu’importe mon mariage à cette noble société ?

LA MARGRAVE.

Pardonnez-moi, mademoiselle, on s’en occupe. On vous sait gré d’avoir retardé votre bonheur d’un mois, par respect pour la mémoire du comte Sigismond.

FRÉDÉRIQUE.

C’était la seule façon que nous eussions de porter son deuil, et l’idée nous en fût venue, quand même vous ne nous l’eussiez pas suggérée.

LA MARGRAVE.

J’en suis si convaincue, que je vous en ai laissé tout l’honneur, et voilà ce dont le monde vous sait gré.

FRANTZ.

Serez-vous assez bon, monsieur le baron, pour m’emmener dans votre voiture ? car je n’ai trouvé ici que des carrosses antédiluviens.

LE BARON.

Très volontiers.

LA MARGRAVE.

Est-ce que vous n’allez pas remonter votre maison ?

FRANTZ.

Pardonnez-moi, madame. Le comte Sigismond m’a laissé beaucoup à faire à cet égard. Je compte d’abord remplacer ses domestiques, qui sont véritablement impossibles.

FRÉDÉRIQUE.

On va chasser ces vieux serviteurs ?

FRANTZ.

Les chasser ? Non pas. Je les renvoie à leurs métairies ; car la plupart sont de vrais paysans. J’en garde quelques-uns, les plus vieux.

LA MARGRAVE.

Oui, les serviteurs à tête blanche font bien dans une grande maison.

FRANTZ.

Je voudrais vous soumettre une question très grave : aurai-je un huissier dans mon antichambre ?

LA MARGRAVE.

Oui, cela aurait bon air.

FRANTZ.

Frac noir, chaîne d’argent, épée à poignée d’acier.

LA MARGRAVE.

Savez-vous, monsieur Frantz, que vous avez très bon goût ? Où avez-vous appris toutes ces futilités de la vie des grands seigneurs ?

LE BARON.

C’est dans le sang, ces choses-là. Notre ami est un gentilhomme changé en nourrice.

FRANTZ.

Ah ! monsieur le baron !...

FRÉDÉRIQUE, bas, à Spiegel.

Vous voyez, Spiegel : il est flatté du compliment.

SPIEGEL, bas.

Voudriez-vous qu’il s’en fâchât ?

LE BARON.

Et vos équipages, sont-ils commandés ?

FRANTZ.

Pas tous... l’indispensable seulement : une berline, un landau, un tilbury, un briska, un char à bancs...

SPIEGEL, à part.

Et un char de triomphe à quatre places.

LE BARON.

Et que mettra-t-on sur les panneaux ?

FRANTZ.

J’avais bien songé à une devise ; mais elle est peut-être trop ambitieuse.

LE BARON.

Voyons-la.

FRANTZ.

IPSIUS ATAVUS.

Se tournant vers la margrave.

Ancêtre de soi-même, son propre ancêtre.

LA MARGRAVE.

C’est très joli.

DOROTHÉE.

Mais ce n’est pas possible !...

LE BARON.

Devise fière et modeste à la fois ! Je l’envierais si je n’avais la mienne.

FRANTZ.

La vôtre, monsieur le baron ?

LE BARON.

SANGUINE SOLVAM... Je paye avec mon sang.

SPIEGEL, à part.

Ça fait bien la jambe à ses fournisseurs !

FRANTZ.

Elle est superbe, en effet.

DOROTHÉE.

Pourquoi M. Frantz ne prend-il pas des armes de fantaisie ? Par exemple, une lyre soutenue par deux anges ?

LA MARGRAVE.

Dont l’un ressemblerait à mademoiselle Frédérique.

SPIEGEL.

Et l’autre à moi.

FRANTZ.

Il m’a semblé, monsieur le baron, que vous avez de très belles armes.

LE BARON, se levant.

Je porte d’azur au lion d’argent armé, à la queue tortillée et passée en sautoir, au chef de gueules à trois besans d’or.

SPIEGEL, bas, à Frédérique.

Tout simplement.

LA MARGRAVE.

Ces trois besans d’or indiquent, monsieur Frantz, qu’il y a eu des Berghausen aux croisades.

FRANTZ, qui s’est levé en même temps que le baron.

Il est beau, monsieur le baron, d’avoir de pareils souvenirs dans sa famille, et l’art héraldique qui les consacre n’est pas si vain qu’on veut bien le dire.

LA MARGRAVE.

Que décidez-vous pour vos panneaux ?

FRANTZ.

Ni chiffre ni devise, madame.

LA MARGRAVE, bas, au baron.

Vos armoiries l’ont découragé...

DOROTHÉE.

Maman, la matinée musicale du feld-maréchal commence à trois heures... Il est temps de penser à notre toilette...

LA MARGRAVE, se levant, ainsi que Dorothée.

Ne parlez pas de toilette devant M. Spiegel.

DOROTHÉE.

Je n’avais pas l’intention de vous rien dire de désagréable, monsieur. Est-ce que je vous ai piqué ?

SPIEGEL.

Il n’y a pas de rose sans épines.

LA MARGRAVE.

Charmant !... Venez, ma fille.

DOROTHÉE.

Quel bonheur ! nous allons enfin quitter le deuil.

LA MARGRAVE.

Venez-vous, baron ?

LE BARON.

Dans un instant, margrave. J’ai deux mots à dire à notre hôte.

La margrave sort avec Dorothée par la droite.

 

 

Scène II

 

LE BARON, FRANTZ, SPIEGEL, FRÉDÉRIQUE

 

LE BARON.

J’ai perdu hier six mille florins chez le vicomte de Berlinghem. Je n’ai pas cette bagatelle ici... Vous savez que les dettes de jeu se payent dans les vingt-quatre heures...

FRANTZ.

Tout à vous, monsieur le baron.

LE BARON, souriant.

Vous m’aurez sauvé la vie et l’honneur.

FRANTZ.

Souhaitez-vous que je fasse porter au vicomte la somme de votre part ?...

LE BARON.

Inutile... Il sera chez le feld-maréchal. Je vous présenterai à lui, et c’est lui qui sera mon débiteur.

FRANTZ.

Très bien, monsieur... Je vous remettrai cette misère en partant.

LE BARON.

Merci !

Il sort.

 

 

Scène III

 

SPIEGEL, FRANTZ, FRÉDÉRIQUE

 

FRANTZ, placé derrière le canapé.

Ah çà ! Spiegel, est-ce que tu comptes porter cette veste toute ta vie ?

SPIEGEL.

Hélas ! non. Il faudra songer à la remplacer dans un an ou deux.

FRANTZ.

Ne vois-tu pas que la margrave se moque de toi ?...

SPIEGEL.

Oh ! ne t’en préoccupe pas ; ça m’est égal.

FRANTZ.

Elle a raison. Celte tenue est inconvenante... je vais plus loin, elle est indécente.

SPIEGEL, se levant et allant à gauche.

Indécente ? En quoi offusqué-je la pudeur ?

FRANTZ.

Eh ! ce n’est pas pour moi ! Mais tu devrais comprendre que la margrave n’est pas habituée à coudoyer de pareilles souquenilles.

SPIEGEL.

Je ne recherche pas ses coudes, sois-en sûr.

FRANTZ.

Et pour nos gens eux-mêmes...

SPIEGEL.

Les domestiques me trouvent mal mis ! Ah ! que me dis-tu là ? J’en suis navré.

FRANTZ.

Cela nuit à ta considération.

SPIEGEL.

Diantre ! je n’y avais pas songé. Heureusement qu’on me voit dans la familiarité d’un élégant... car tu es furieusement bien vêtu ! Est-ce que cet habit-là est à toi ?...

FRANTZ.

Et à qui donc ?

SPIEGEL.

Et les boutons aussi ?... Je t’en félicite.

FRANTZ.

Je t’en ai fait venir un tout pareil de Munich.

SPIEGEL.

À moi ?... Ah ! non, non, non !

FRANTZ.

Qu’est-ce que ça te fait ?

SPIEGEL.

Qu’est-ce que ça me fait ? Un habit bleu à boutons d’or ! ça me fait mal aux yeux.

FRANTZ.

Tu es absurde. Il faut s’habiller comme tout le monde.

SPIEGEL.

Ma foi, non, quand tout le monde s’habille mal ; je ne ferai pas cette concession à tes palefreniers.

FRANTZ.

Pas à eux, mais à moi.

FRÉDÉRIQUE, bas, à Spiegel, qui s’est levé et est passé à gauche.

Cédez-lui.

SPIEGEL.

Allons, qu’on me mène au vestiaire.

FRANTZ.

Tu trouveras dans ta chambre une garde-robe complète.

SPIEGEL.

Faut-il tout mettre ?

FRANTZ, riant.

Oui. Tout ce que tu pourras. Je veux que la margrave te voie propre avant de partir.

SPIEGEL.

Il suffit.

Fausse sortie.

FRANTZ.

À propos, veille donc un peu sur ton chien.

SPIEGEL.

Qui cela, mon chien ?

FRANTZ.

Parbleu ! Sparck...

SPIEGEL.

Alors, tu pourrais dire notre chien.

FRANTZ.

Ce matin, je l’ai trouvé sur un canapé de brocatelle, et j’ai eu toutes les peines du monde à l’en chasser.

SPIEGEL.

Dame ! il se croit toujours dans notre petite maison où les meubles étaient moins fiers.

FRÉDÉRIQUE.

Pauvre bête ! notre changement de fortune va le reléguer à la cuisine.

SPIEGEL.

Pas du tout ; il habitera ma chambre. Il prendrait de belles manières avec les domestiques.

Il sort par la gauche.

 

 

Scène IV

 

FRÉDÉRIQUE, FRANTZ

 

FRÉDÉRIQUE.

Et moi, mon ami, suis-je assez élégante pour tes hôtes ?...

FRANTZ.

Pourquoi cette question ? et surtout pourquoi cet air triste ?

FRÉDÉRIQUE.

Je ne suis pas triste, mon cher Frantz.

FRANTZ.

Si fait. Je le remarque depuis quelques jours. Tu ne dis rien, tu te tiens à l’écart.

FRÉDÉRIQUE.

C’est que peut-être tu m’y laisses.

FRANTZ.

Allons ! voilà maintenant que c’est moi... Mais, ma chère, il faut pourtant bien que je fasse les honneurs de ma maison à mes hôtes.

FRÉDÉRIQUE.

Ils ne devaient rester que vingt-quatre heures.

FRANTZ.

Quoi de plus simple ? je les ai priés de rester jusqu’à notre mariage.

FRÉDÉRIQUE.

À quoi bon ?

FRANTZ.

Ne comprends-tu pas que leur présence chez moi est d’un effet excellent dans le pays ? Elle répond aux interprétations plus ou moins bienveillantes auxquelles a dû nécessairement donner lieu le testament du comte Sigismond. Et puis ils vont m’ouvrir les portes du seul monde où je puisse être désormais à ma place. Tu ne penses pas, j’espère, que toi, Spiegel et moi, nous allons manger à nous trois quatre cent mille florins de revenu ?

FRÉDÉRIQUE.

Non, mon ami.

FRANTZ.

Alors, pourquoi s’étonner que j’aie retenu le baron et la margrave ?

FRÉDÉRIQUE.

Je ne m’en étonne pas ; mais je m étonne qu’ils soient restés.

FRANTZ.

À ton compte, ils devraient m’en vouloir ?

FRÉDÉRIQUE.

Il me semble qu’un peu de rancune de leur part...

FRANTZ.

Mais, ma pauvre enfant, tu ne connais pas ce monde de la noblesse. L’argent n’est à ses yeux qu’une puissance subalterne... J’aurais voulu que tu entendisses l’autre jour la margrave parler de tout cela... Et puis le baron, à tort ou à raison, s’est mis dans la tête que je lui ai sauvé la vie... Je lui rappelle son fils... Voyons, mon enfant, qu’est-ce qui t’effarouche ?... Pourquoi leur fais-tu froide mine ? pourquoi ne veux-tu jamais être de nos parties de plaisir ?

FRÉDÉRIQUE.

Que te dirai-je ? je me sens gênée avec ces gens-là... et puis je tiens compagnie à Spiegel.

FRANTZ.

Que Spiegel vive dans son coin comme un ours, si c’est son goût ; mais, toi qui dois être la châtelaine d’Hildesheim, profite de l’occasion qui se présente de prendre les façons et le ton du grand monde. Tu ne les as pas, ma chère enfant, et ton éducation est à faire... comme la mienne.

FRÉDÉRIQUE.

Tu me trouves gaucho, n’est-ce pas ?

FRANTZ.

Un peu... Ce n’est pas la faute ; mais...

FRÉDÉRIOUE.

Tu ne l’en apercevais pas autrefois...

FRANTZ.

C’est que la grâce et l’élégance de la pauvreté ne sont pas celles de la richesse. Le pot de réséda, qui était autrefois le luxe de ta fenêtre, humilierait les serres aujourd’hui. Ta condition a changé, fais comme elle !

FRÉDÉRIQUE.

Eh bien, mon ami, j’essayerai.

La margrave paraît sur la porte à droite.

FRANTZ.

Eh bien, tu t’en vas ?

FRÉDÉRIQUE.

Oui... je ne sais pas ce que j’ai... Une autre fois... Adieu...

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène V

 

FRANTZ, LA MARGRAVE

 

LA MARGRAVE.

Est-ce moi qui fais fuir mademoiselle Frédérique ?

FRANTZ.

Vous ne le croyez pas, madame ! Est-ce que nous partons tout de suite ?

LA MARGRAVE.

Oh ! avant que le baron soit prêt... il donne à sa toilette plus de temps que ma fille.

FRANTZ.

C’est qu’il a plus à faire.

LA MARGRAVE.

Pauvre baron ! il pourrait s’écrier comme le Corrège : « Et moi aussi, je suis peintre ! »

FRANTZ.

Comment se fait-il qu’un homme d’un esprit si distingué donne dans ce travers ?

LA MARGRAVE.

Cette question m’a longtemps tourmentée moi-même ; mais j’ai fini par lui trouver une solution que je crois ingénieuse et qui m’a rendu le sommeil.

FRANTZ.

Y aurait-il de l’indiscrétion à vous l’emprunter ?

LA MARGRAVE.

Pas du tout. Vous saurez que, chez les Berghausen, la beauté est une tradition de famille ; il y a toujours eu à la cour un Berghausen qu’on appelait le beau Berghausen. Le baron, qui a été un cavalier accompli, ne vous y trompez pas, a brillamment tenu l’emploi pendant une vingtaine d’années. Il s’apprêtait à le résigner entre les mains de son fils Christian, quand il a eu le malheur de le perdre ; pareil à la sentinelle qu’on ne relève pas, il continue héroïquement sa faction, et, pour l’honneur des Berghausen, il veut garder son poste de jeune homme, jusqu’à ce qu’il y meure de vieillesse.

FRANTZ.

Noble lutte contre les années !

LA MARGRAVE.

Malheureusement, le courage va bientôt succomber sous le nombre. Le baron sent lui-même les approches de la défaite. Sa figure s’allonge sous son fard ; le regret de son fils s’accroit de jour en jour ; il dit que la solitude lui pèse et qu’il s’ennuie... mais je jurerais que son chagrin n’est que le désespoir du vaincu.

FRANTZ.

Vous le calomniez, madame.

LA MARGRAVE.

Je plaisante ; mais il y a un peu de vrai là dedans. Le baron tient beaucoup à la beauté du sang. Un jour que je le voyais dans un accès de tristesse, je lui suggérai l’idée d’adopter le chevalier de Blumenthal... « Ma foi, non ! me répondit-il ; il est trop laid ; il me ferait des petits-fils affreux ! j’aimerais mieux adopter un hallebardier du roi. »

FRANTZ.

Est-ce qu’il ne s’est pas présenté de candidat plus séduisant ?

LA MARGRAVE.

Ce ne sont pas les candidats qui manqueraient ; car les plus nobles seraient fiers d’écarteler leur blason aux armes de Berghausen. Mais mon vieil ami, après avoir caressé quelque temps cette idée d’adoption, a fini par y renoncer. « Christian, m’a-t-il dit, vit toujours dans mon cœur. Le jour où je donnerais ce nom de fils à un étranger, il me semble que Christian mourrait une seconde fois... » Et, là-dessus, il a repris intrépidement sa faction.

FRANTZ.

Est-ce que l’adoption incorpore complètement l’adopté à la noblesse de l’adoptant ?

LA MARGRAVE.

Comme la greffe à l’arbre.

FRANTZ.

Trouvez-vous, en effet, que je ressemble au fils du baron ?

LA MARGRAVE.

Il y a quelque chose...

 

 

Scène VI

 

FRANTZ, LA MARGRAVE, SPIEGEL, en habit  très habillé, entrant par la gauche et venant à l’extrême droite

 

SPIEGEL, à part.

Oh ! la margrave !

Haut et grasseyant

Aurai-je la témérité, belle dame, de vous baiser la main ?... – Bonjour, cher ! bonjour ! – Et votre charmante fille ?... »

LA MARGRAVE.

Quelle galanterie aujourd’hui !... et surtout quelle élégance !

SPIEGEL.

C’est de la propreté, voilà tout... Mais vous-même, belle dame... voilà une toilette qui avait plus besoin de vous que vous n’aviez besoin d’elle.

LA MARGRAVE.

Charmant !... on n’y saurait tenir... je vous cède la place.

Elle sort par la droite, Spiegel passe à gauche.

 

 

Scène VII

 

SPIEGEL, FRANTZ

 

FRANTZ.

Ah çà ! qu’est-ce qui te prend ?

SPIEGEL.

Ai-je été assez délicieux !... C’est-à-dire que mon habit n’est que de la Saint-Jean à côté de mes manières... toutes les traditions de l’ancienne cour.

FRANTZ.

Que le diable t’emporte !

SPIEGEL.

Je crois la margrave éblouie ; j’attends le baron maintenant.

FRANTZ.

Fais-moi l’amitié de laisser le baron en paix. Tes plaisanteries d’atelier sont d’un goût exécrable, et je n’entends pas que mes hôtes te servent de plastron.

SPIEGEL.

C’est donc l’arche sainte, le baron ?

FRANTZ.

Tant qu’il est chez moi, oui ; considère-le comme tel, je t’en prie très sérieusement.

SPIEGEL.

Et même très sèchement.

FRANTZ.

C’est qu’aussi tu es intolérable. Tu seras bien avancé quand tu les auras forcés de quitter la place.

SPIEGEL.

J’en serais inconsolable.

FRANTZ.

Je le serais, moi.

SPIEGEL.

Ah çà ! décidément, tu les adores donc ?

FRANTZ.

Je serais un ingrat de ne pas les aimer, et puis, s’il faut le dire, j’ai une idée.

SPIEGEL.

Laquelle ?

FRANTZ, allant s’asseoir sur le canapé.

Mets-toi donc là, mon vieux ; il y a si longtemps que nous n’avons causé ensemble !

SPIEGEL, s’asseyant à la droite de Frantz.

Parbleu ! les descendants d’Arminius t’absorbent.

FRANTZ.

Tu détestes donc bien les nobles ?

SPIEGEL.

Moi ? Je ne déteste que les sots.

FRANTZ.

Aimerais-tu à être gentilhomme ?

SPIEGEL.

Oui, et joli homme aussi.

FRANTZ.

Si tu avais eu le choix de ton père ?...

SPIEGEL.

Je serais prince, parbleu ! Mais sont-ce là les épanchements ?...

FRANTZ.

Selon toi, la noblesse est donc un mérite ?

SPIEGEL.

Non, mais un avantage.

FRANTZ.

Si l’on t’offrait de devenir gentilhomme par un coup de baguette, tu accepterais donc ?

SPIEGEL.

Dame ! si le coup de baguette pouvait, en même temps, me donner le physique de l’emploi...

FRANTZ.

En sorte que, si tu avais la désinvolture aristocratique, tu accepterais ?

SPIEGEL.

Subitement. – Mais où diable veux-tu en venir ?

FRANTZ, se levant et passant à gauche.

Eh bien, mon cher, je suis bien aise d’avoir ton approbation ; je puis, avec un peu d’adresse, être le fils du plus ancien baron de la Bavière.

SPIEGEL.

Comment cela ?

FRANTZ.

En me faisant adopter par M. de Berghausen.

SPIEGEL, se levant.

M. de Berghausen ?... À la place, je choisirais mieux.

FRANTZ.

Qu’as-tu à lui reprocher ? Sais-tu quelque chose contre lui ?

SPIEGEL, se levant et gravement.

Oui, et toi aussi. Nous savons tous qu’il a été déshérité par le comte Sigismond, qui ne l’a pas jugé digne de continuer son œuvre. Rappelle-toi les premiers mots du testament : voilà le langage, voilà les sentiments de l’honnête homme, du vrai gentilhomme !

 

 

Scène VIII

 

SPIEGEL, FRANTZ, FRÉDÉRIQUE

 

SPIEGEL.

Dites-lui votre opinion, Frédérique... Il veut se faire adopter par le baron de Berghausen.

FRÉDÉRIQUE.

Que vous disais-je, Spiegel ? Leur plan se découvre.

SPIEGEL.

Vous aviez raison... La farce du sanglier s’explique.

FRANTZ.

Vous êtes fous tous deux... Quel intérêt le baron aurait-il à m’adopter ? Regardez ses équipages, ses livrées... il est riche...

SPIEGEL.

Moins que toi...

FRANTZ.

En tout cas, est-ce lui qui hériterait de moi, ou moi qui hériterais de lui ?... D’ailleurs, il ne songe pas à m’adopter. C’est une idée qui me vient à l’instant, qui n’appartient qu’à moi.

FRÉDÉRIQUE.

Tu as eu cette idée de toi-même ?

FRANTZ.

Pourquoi pas ?

FRÉDÉRIQUE.

Pourquoi pas ? Et ton père ! est-ce en reniant son nom que tu comptes payer ta dette à sa mémoire ? Ne sais-tu pas au prix de quels sacrifices il a fait de toi un artiste, au lieu d’un artisan que tu devais être ? Si tu l’as oublié, je m’en souviens, moi qui tenais ta place dans sa pauvre maison... Âme tendre ! cœur simple et dévoué ! Pendant sa dernière maladie, comme il sentait sa fin prochaine : « Va, ma fille, me disait-il, n’appelle pas de médecins ; ils coûtent cher, et Frantz a besoin d’argent là-bas. » Il mourut en bénissant le travail qui te retenait loin de lui... et tu veux quitter son nom !

FRANTZ.

Qui parle de le quitter ? Je l’illustrerais, au contraire, en y joignant l’éclat d’un titre, et mon père lui-même, dont je n’ai pas oublié la tendresse, se réjouirait de me voir anobli.

FRÉDÉRIQUE.

Non, Frantz, non.

FRANTZ.

Vous m’en aimeriez donc moins, vous autres ?...

SPIEGEL.

Je ne dis pas cela.

FRÉDÉRIQUE.

Je t’aimerais toujours, c’est ma destinée ; je ne sais pas ce qui pourrait t’arracher de mon cœur... mais je serais malheureuse.

FRANTZ.

Malheureuse d’être baronne ?

FRÉDÉRIQUE.

Ah ! c’est déjà trop de ta richesse ! Si tu m’aimes, laisse-moi dans mon obscurité, Frantz. Ne me conduis pas dans un monde où je serais toujours déplacée. Je suis gauche, tu me l’as dit toi-même... je veux toujours l’être. Cette gaucherie dont tu te plains, c’est la sincérité d’une âme honnête. Tu auras beau faire, la pauvre fille qui vint un soir frapper à ta porte avec son petit paquet sous le bras, ne sera jamais une grande dame. T’aimer, élever tes enfants, vivre pour toi, porter dignement ton nom, le nom de ton père, voilà mon rôle, à moi ; ne m’en cherche pas d’autre.

SPIEGEL.

Écoute-la, Frantz... C’est ton ange gardien qui parle.

FRANTZ.

Vous êtes deux enfants... Heureusement, je suis un homme et j’ai de la tête pour trois.

Sturm paraît sur la porte.

Entrez, entrez, monsieur Sturm... vous ne nous dérangez pas.

Il passe à droite.

 

 

Scène IX

 

SPIEGEL, FRANTZ, FRÉDÉRIQUE, STURM

 

STURM.

Je venais demander à monsieur s’il faut atteler la berline.

FRANTZ.

Non... M. le baron me donne une place dans sa voiture. À propos, vous lui remettrez six mille florins.

STURM.

C’est fait, monsieur... M. le baron a déjà touché la première année de sa rente.

FRANTZ.

Ah !... Comment se fait-il alors qu’il songe à me les emprunter ?...

STURM.

Il aura sans doute envoyé la somme à Munich, pour apaiser quelques créanciers impolis.

SPIEGEL.

Des créanciers ?... Il a donc des dettes ?

STURM.

Il en est criblé.

SPIEGEL.

Boum !...

FRANTZ.

Que signifie... ? et comment savez-vous... ?

STURM.

Il est complètement ruiné. Le comte Sigismond, qui soupçonnait la chose, m’avait chargé de la tirer au clair, du temps que M. le baron voulait se faire adopter par lui.

FRANTZ.

Le baron voulait se faire adopter par le comte Sigismond, dites-vous ?... À quoi bon, puisqu’il devait hériter du comte ?...

STURM.

C’est qu’il craignait que madame la margrave ne réussît à lui faire épouser sa fille.

SPIEGEL.

Boum !... complet !...

FRANTZ.

C’est bien, monsieur Sturm... Vous remettrez à M. le baron les six mille florins... Allez.

Il s’assied sur le canapé. Sturm se dirige vers la porte.

SPIEGEL.

Un mot encore, monsieur Sturm. Vous avez connu le fils du baron ?

STURM.

M. Christian ?... Oui, monsieur.

SPIEGEL.

Ressemblait-il à M. Frantz ?

STURM.

Pas du tout ! Il avait les cheveux rouges.

SPIEGEL.

Merci, monsieur Sturm.

Sturm sort.

 

 

Scène X

 

FRÉDÉRIQUE, FRANTZ, assis, SPIEGEL

 

SPIEGEL, allant à la gauche de Frantz par derrière le canapé.

Eh bien, mon pauvre Frantz ?...

FRÉDÉRIQUE, s’approchant aussi de Frantz.

Est-ce assez clair maintenant, mon ami ?

SPIEGEL.

Reviens à nous, va !...

FRÉDÉRIQUE.

À nous qui t’aimons...

SPIEGEL.

Nous ne voulons de toi que ton amitié, nous autres.

FRÉDÉRIQUE.

J’ai cru un instant que tu nous échappais ; si tu savais comme me voilà heureuse !... Mon bonheur n’était pas perdu, et pourtant il me semble que je le retrouve.

SPIEGEL.

Pour l’honneur de la noblesse, il faut que Frantz jette ces gens-là à la porte.

FRANTZ, se levant et venant en scène.

Sous quel prétexte les mettre à la porte ? Ils ne se sont pas assez avancés pour que je puisse les confondre.

FRÉDÉRIQUE.

Fais-leur sentir par ta froideur que tu les as pénétrés. Ils se retireront d’eux-mêmes.

SPIEGEL.

Commence par ne pas les accompagner à cette fête.

FRANTZ.

Il faut pourtant bien que je me crée des relations.

SPIEGEL.

Est-ce que tu n’en as pas ? Fais venir nos amis de Munich ; fonde ici un prytanée d’artistes : des musiciens, des peintres, des poètes... Ce sera charmant ! quelle bonne vie nous mènerons ! Pourquoi Hermann n’est-il pas déjà ici ? L’air de la campagne lui ferait du bien.

FRÉDÉRIQUE.

Que nous faut-il pour être heureux ? Qu’y a-t-il de changé pour nous depuis que tu es riche ?... La nature est-elle moins belle ? l’art est-il moins noble et moins charmant, moins digne d’occuper la vie ?... S’il en était ainsi, le comte Sigismond nous eût appauvris au lieu de nous enrichir.

 

 

Scène XI

 

FRÉDÉRIQUE, FRANTZ, SPIEGEL, LA MARGRAVE, DOROTHÉE, LE BARON

 

LE BARON.

Nous partons, mon jeune sauveur.

SPIEGEL, à part.

Nous restons, monsieur le sauvé.

LA MARGRAVE.

Venez-vous, monsieur Frantz ?...

FRÉDÉRIQUE.

Nous le gardons, madame.

LA MARGRAVE.

Comment ?

FRÉDÉRIQUE.

Ne nous enviez pas cette joie ; c’est la première que nous avons eue depuis que nous sommes riches.

DOROTHÉE.

La richesse ne fait pas le bonheur.

SPIEGEL.

Vous avez des opinions avancées, mademoiselle.

LA MARGRAVE.

Vous ne venez pas, monsieur Frantz ?

FRANTZ.

Vous le voyez, madame, on me retient... Vous voudrez bien m’excuser auprès du feld-maréchal.

LE BARON.

Prenez garde !... le maréchal est susceptible.

LA MARGRAVE.

Très susceptible.

LE BARON.

À cheval sur l’étiquette. Ne pas vous rendre à son invitation, c’est repousser les avances qu’il vous a faites, et il n’en fait pas à tout le monde.

LA MARGRAVE.

C’est lui qui donne le ton dans le pays ; que son salon vous soit fermé, aucun ne s’ouvrira devant vous.

SPIEGEL.

C’est tout profit.

LE BARON.

Au surplus, cela vous regarde... nous n’insistons pas...

LA MARGRAVE, à Frantz.

Vous sera-t-il permis, du moins, de me donner la main jusqu’à ma voiture ?

Frantz lui donne la main.

LE BARON, offrant le bras à Dorothée.

Mon petit ange !...

DOROTHÉE.

Nous ne resterons pas jusqu’à la fin, n’est-ce pas ?

LE BARON.

Vous n’aimez donc pas la musique ?

DOROTHÉE.

Je n’aime que la musique militaire... Avez-vous entendu celle des chevau-légers ?

Ils sortent.

 

 

Scène XII

 

FRÉDÉRIQUE, SPIEGEL

 

FRÉDÉRIQUE.

Quelle bonne journée nous allons passer !... nous l’avons retrouvé !

Elle s’assied à gauche.

SPIEGEL.

Il n’était pas perdu... ils sont vexés, les autres !...

Il s’approche de la fenêtre du fond.

Voilà qu’il les met en voiture... la margrave d’abord... la petite... M. du Sanglier... Eh bien !... que diable peut-il leur dire sur le marchepied ?... Oh ! c’est trop fort...

FRÉDÉRIQUE.

Quoi donc ?...

SPIEGEL.

Il part avec eux.

 

 

ACTE IV

 

Un immense salon brillamment éclairé ; portes latérales et trois grandes portes au fond donnant sur un autre salon également illuminé. Au premier plan, de chaque côté, consoles avec des vases de fleurs. Un portrait en pied du comte Sigismond sur un pan coupé à gauche. Canapés, fauteuils.

 

 

Scène première

 

LA MARGRAVE, LE BARON

 

Ils entrent par la droite, de la salle du fond.

LE BARON.

Quel luxe ! quel éclat ! c’est princier.

LA MARGRAVE.

C’est royal.

LE BARON.

Que voilà bien nos parvenus ! Il y a un mois à peine c’était trop gueux pour entrer en ménage, et ça tranche aujourd’hui du grand seigneur ! Ça donne une soirée de contrat, à laquelle est conviée toute la noblesse du pays.

LA MARGRAVE.

L’accueil qu’il a reçu chez le feld-maréchal lui a tourné la tête. Je savais bien ce que je faisais en l’introduisant dans ce monde, qu’on peut railler de loin, mais où nul n’est entré sans en subir le charme. Il en est sorti enivré.

LE BARON.

Oh ! il a été le roi de la fête.

LA MARGRAVE.

Je l’avais bien prévu ; toutes les bizarreries de sa situation, le testament du comte Sigismond, notre séjour ici, l’histoire du sanglier, tout cela faisait de lui le point de mire d’une curiosité qu’il a pu prendre pour de l’empressement. Puis il s’est mis au piano, il a joué sa fameuse symphonie, qui a été couverte d’applaudissements polis ; bref, il a pu se croire complètement accepté par l’aristocratie, et il a trouvé tout simple de l’inviter sans façon à venir fêter son contrat.

LE BARON.

Oh ! il va vite ! Je n’aurais pas osé compter moi-même sur des progrès si rapides.

LA MARGRAVE.

Oui, c’est une riche nature. Ses instincts, qui végétaient dans le froid de la pauvreté, ont éclaté tout à coup, comme les fleurs des tropiques, dans la serre chaude de la richesse. Et, à mesure que la température s’élève autour de lui, ses vanités jettent de nouvelles pousses, de nouveaux bourgeons. À peine enrichi, il étalait devant nous toutes les puérilités du faste ; la vue seule de nos armoiries a suffi pour lui montrer l’infériorité de la fortune ; il n’a fait qu’entrevoir notre monde, et son orgueil n’admet déjà plus qu’on puisse en voir un autre. De là à vouloir la noblesse, il n’y a qu’un pas, et, une fois de notre caste, je suis tranquille, il n’en prendra que les préjugés, mais il les prendra tous.

LE BARON.

En attendant le contrat se signe ce soir.

LA MARGRAVE.

Ce n’est pas fait.

LE BARON.

Hum ! Il n’est pas douteux que Frantz n’ait pénétré nos projets.

LA MARGRAVE.

Oh ! ce n’est pas douteux. Les allusions délicates de M. Spiegel...

LE BARON.

Le drôle ! Tout à l’heure encore, n’est-il pas venu me prévenir d’un air mystérieux qu’il y avait un huissier dans l’antichambre. J’en ai frissonné, margrave.

LA MARGRAVE.

Il y avait de quoi. Mais, en fin de compte, notre hôte n’a pas fait la moindre allusion, et, puisqu’il n’a pas rompu la glace, notre position est entière. Le reste me regarde. Vous avez sur vous la lettre du feld-maréchal ?

LE BARON.

La voici. Il nous donne là, sans s’en douter, un fameux coup d’épaule, grâce à sa morgue habituelle !

LA MARGRAVE.

Quelle lettre !

LE BARON.

Il a un peu raison.

LA MARGRAVE.

Oui, mais la forme !

LE BARON.

Elle est féroce, j’en conviens. Que voulez-vous ! il écrit avec son épée !

LA MARGRAVE.

Et il se bat avec sa plume.

LE BARON.

Ah ! margrave ! Le fait est que sa lettre est tout au plus polie pour nous... Il a trop oublié que Milher est notre hôte.

LA MARGRAVE.

Croyez-moi, baron, ne nous en plaignons pas.

FRANTZ, au dehors.

C’est entendu...

LA MARGRAVE.

Voici Milher... laissez-moi seule avec lui.

Ils remontent vers la droite.

FRANTZ, à la cantonade du fond, à gauche.

Le feu d’artifice immédiatement après la signature du contrat. Pendant toute la durée du bal, les plateaux ne cesseront pas de circuler... les buffets renouvelés d’heure en d’heure... le souper dans l’orangerie.

LE BARON, à la margrave.

Au train dont il y va, ce garçon-là va nous ruiner.

Il sort par la droite.

 

 

Scène II

 

FRANTZ, LA MARGRAVE

 

FRANTZ.

Ah ! madame la margrave...

LA MARGRAVE.

Vous venez à propos, monsieur Milher... J’admirais l’ordonnance de votre fête.

FRANTZ.

Une petite fête, toute simple, sans prétention.

LA MARGRAVE.

C’est digne d’un prince. Et pourtant ce que j’admire ici, c’est moins encore la magnificence que le goût qui se révèle en tout.

FRANTZ.

Madame la margrave, vous allez me donner de l’orgueil.

LA MARGRAVE, à part.

Où le logerait-il ?

Haut.

Non, sans flatterie...

FRANTZ.

Eh bien, madame, je vous prends au mot : que peut-il en effet manquer à une fête que vous honorez à la fois de votre présence et de votre suffrage ?

LA MARGRAVE.

Prenez garde !... Il y manque encore quelque chose.

FRANTZ.

Et quoi donc ?

LA MARGRAVE.

Faut-il vous le dire ? Presque rien... un gentilhomme pour en faire les honneurs. Le comte Sigismond a laissé son œuvre inachevée ; pour un homme tel que vous, la richesse ne suffit pas, et, tant que vous n’y aurez pas joint la noblesse, vous serez comme une colonne sans chapiteau.

FRANTZ, se croisant les bras.

Vous allez me proposer de me faire adopter par le baron ?

LA MARGRAVE.

Précisément. Et ce n’est pas d’aujourd’hui que, le baron et moi, nous caressons ce projet.

FRANTZ.

Vous en convenez ?

LA MARGRAVE.

Pourquoi m’en défendrais-je ? Il est né dans notre esprit en même temps que notre amitié pour vous. Depuis quinze jours, c’est là notre unique préoccupation ;  si nous ne vous en avons pas parlé plus tôt, c’est que vous n’étiez pas encore en état de comprendre vos véritables intérêts ; mais nous étions certains que le moment viendrait, et nous préparions toutes choses à votre insu. Cette révélation vous donne la clef de bien des énigmes. Vous comprenez maintenant l’aventure du sanglier... Il fallait justifier d’avance votre adoption aux yeux du monde et vous en assurer ainsi les avantages.

FRANTZ.

Ma foi, madame, je tombe des nues ! Le baron n’est donc pas ruiné ?

LA MARGRAVE.

Il est parfaitement ruiné.

FRANTZ.

Mais, alors, c’est un marché que vous me proposez là ?

LA MARGRAVE.

C’est un marché sans doute, mais qui n’a rien d’odieux, s’il se conclut entre gens qui s’aiment et s’estiment. Si vous n’avez pour le baron ni estime ni affection, tout est dit. Quant à lui, il vous aime et fait grand cas de vous. Êtes-vous assez modeste pour vous en étonner, assez ingrat pour vous en plaindre ?

FRANTZ.

Ce n’est pas par modestie, madame ; mais il est difficile de croire à la sincérité d’une affection si dispendieuse. Les dettes du baron sont un gouffre où je n’entends pas jeter ma fortune. Je ne veux pas que son nom me coûte aussi cher...

LA MARGRAVE.

Que lui a coûté votre symphonie, n’est-ce pas ? Vous voyez bien qu’en payant ses dettes, vous ne feriez qu’une restitution. Rassurez-vous, vous ne feriez même qu’une avance. Le baron doit en tout cinq cent mille florins hypothéqués sur sa terre de Berghausen, qu’il s’est interdit d’aliéner et qui vaut six cent mille florins. Vous dégrèveriez la terre, dont vous hériteriez un jour, et, jusque-là, le baron vivrait honorablement du revenu. Vous voyez qu’il n’y a là rien de semblable à un marché de dupe.

FRANTZ.

C’est vrai, madame, et je suis heureux de ces explications. Je vous avoue que j’avais pénétré vos intentions et que je souffrais pour vous de ce qu’il y avait de singulier dans votre conduite. Encore une fois, je suis heureux de croire à votre franchise et à votre loyauté.

LA MARGRAVE.

Dites : et à notre amitié. Et maintenant, que pensez-vous de ma proposition ?

FRANTZ.

C’est un traité fort acceptable. Le nom de Berghausen vaut bien un million pour un homme qui ne pourrait pas s’en passer. Mais je n’en suis pas là. L’aristocratie à laquelle vous avez eu l’obligeance de me présenter m’a complètement accepté ; ma fortune, ma qualité d’artiste, le talent qu’elle veut bien m’accorder, m’assurent de sa bienveillance. Je n’ai donc pas besoin d’un titre pour en avoir les bénéfices.

LA MARGRAVE.

C’est possible ; un grand artiste est l’égal d’un prince, et je conçois que vous ne vouliez pas mêler à ce lustre naturel un éclat emprunté...

FRANTZ.

Et qui me coûterait un million.

LA MARGRAVE.

N’en parlons plus ; si je me suis mêlée de cette affaire, c’était par intérêt pour vous, par amitié pour le baron.

FRANTZ.

Veuillez lui expliquer mon refus de la façon la moins désobligeante.

LA MARGRAVE.

Il est homme à le comprendre. Je vais lui donner vos raisons en deux mots, et soyez sûr que, tout en renonçant à l’espoir d’être votre père, il restera pour vous le meilleur et le plus dévoué des amis. À tout à l’heure, mon cher Frantz.

À part.

Tout va bien.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène III

 

FRANTZ, seul, puis STURM, venant du fond à droite

 

FRANTZ.

Elle a beau dire, au fond de tout cela, il reste un gentilhomme qui cherche à trafiquer de son nom, et ce trafic, pour ne plus être une supercherie, n’en est pas moins un trafic. Grâce au ciel, pour m’élever jusqu’à la noblesse, je n’ai pas besoin de m’abaisser jusque-là.

STURM.

Le notaire est arrivé, monsieur.

FRANTZ.

Qu’il attende.

Il passe à droite.

STURM.

Monsieur est-il content de l’ordonnance de sa fête ?

FRANTZ, s’asseyant.

Point mécontent... c’est convenable.

STURM.

Monsieur est-il satisfait de la décoration de ses salons ?

FRANTZ.

Cela ne manque pas de goût, j’en suis assez satisfait, monsieur Sturm.

STURM.

Monsieur ne souhaite pas qu’il y soit rien changé ?

FRANTZ.

Pourquoi cette question ?

STURM.

C’est que M. Spiegel prétend que monsieur l’a autorisé à couvrir de peintures tous les murs du château.

FRANTZ, à part, avec humeur.

Ma parole d’honneur, il se croit chez lui.

Haut.

Je ne veux pas dans ce salon d’autre peinture que le portrait du comte Sigismond.

STURM.

Dans tous les cas, si monsieur se décide à commander des peintures à M. Spiegel, je ne pense pas qu’il veuille y mettre le prix qu’y mettait le comte Sigismond... quatre-vingt mille florins pour un tableau !

FRANTZ.

Pardieu ! vous m’y faites penser... Quatre-vingt mille florins, un tableau...

À part.

de Spiegel !

Haut, se levant.

Dites-moi, monsieur Sturm, vous avez beaucoup connu le comte Sigismond ? Est-ce qu’il n’était pas un peu... ?

Il se frappe le front avec le doigt. Sturm cligne les yeux en souriant.

FRANTZ.

Voilà !... Avez-vous délivré le legs à M. Spiegel ?

STURM.

Pas encore.

FRANTZ.

Ne négligez point cette affaire.

Il se rassied. À part.

Quatre-vingt mille florins ! Il a eu de la chance de me connaître, celui-là.

STURM.

Monsieur n’a pas d’autres ordres à me donner ?

FRANTZ.

Pas pour l’instant...

Sturm sort.

 

 

Scène IV

 

SPIEGEL, FRANTZ

 

SPIEGEL, en tenue élégante d’étudiant.

Bonjour, monsieur Sturm.

À Frantz.

Suis-je à ton goût ?

FRANTZ, se levant.

À la bonne heure !

SPIEGEL.

Et je n’ai pas fumé de la journée, mon cher ! La bouche fraîche comme une rose !... Demain matin, les papillons viendront se poser sur mes lèvres.

FRANTZ.

Décidément, tu te ranges, mon cher Spiegel.

SPIEGEL.

Je m’étonne moi-même... Sais-tu que c’est diablement bien éclairé ici ? Qui nous eût dit cela quand nous étions tous trois dans notre petite chambre ? qui nous eût dit que tu te marierais sur tes terres, dans ton château, et que toute la noblesse des environs viendrait signer à ton contrat ?

FRANTZ.

Mais, mon cher, on a vu des choses plus surprenantes.

SPIEGEL.

Pas beaucoup... pas beaucoup. Dis donc, est-ce que je vais être obligé de danser ?

FRANTZ.

Non.

SPIEGEL.

Bonne affaire ! Ah ! à propos, que je te dise : je te ménage une surprise.

FRANTZ.

Une surprise ?... Tu me fais frémir ! qu’est-ce que c’est ?

SPIEGEL.

Tu verras !... une idée mirobolante... un trait de génie !

FRANTZ.

Mais quoi encore ?

SPIEGEL.

Puisque c’est une surprise...

FRANTZ.

Tiens, Spiegel, là, vrai, tu m’épouvantes ! Il est temps d’en finir avec les enfantillages de notre vie d’artistes. Tout cela pouvait être charmant ; mais la saison en est passée.

SPIEGEL.

Sois donc tranquille !... tu seras surpris et charmé. Attention ! voici des princesses.

FRANTZ.

Déjà ? Non, ce n’est que Frédérique et mademoiselle de Rosenfeld.

SPIEGEL.

Que ça ! Frédérique !

À part.

Qu’elle est belle !... Allons ! est-ce que ça me regarde ?

 

 

Scène V

 

SPIEGEL, FRANTZ, FRÉDÉRIQUE, DOROTHÉE

 

FRANTZ, à Frédérique.

Ce n’est pas ma richesse qu’on enviera ce soir.

FRÉDÉRIQUE.

Cher Frantz... Tu me trouves belle ?

FRANTZ.

Comme le jour.

FRÉDÉRIQUE.

Tant mieux, mon ami !... Mais, vois donc, que mademoiselle est charmante !

FRANTZ.

Oui, charmante.

DOROTHÉE.

Près de mademoiselle Frédérique, il est bien difficile de paraître jolie.

SPIEGEL.

Très difficile... excessivement diffi...

FRANTZ.

Tais-toi donc !

FRÉDÉRIQUE.

Eh bien, mon bon Spiegel, c’est ce soir que vous faites votre entrée dans le monde ?

SPIEGEL.

Le petit vicomte m’a dit qu’il n’était bruit que de cela à la cour.

DOROTHÉE.

Si vous croyez qu’on s’occupe de vous à la cour !...

SPIEGEL.

Je le croyais, mademoiselle... Vous effeuillez une de mes dernières illusions.

DOROTHÉE, à Frédérique.

Nous pouvons nous asseoir ; il y a de la place.

Elles s’asseyent l’une près de l’autre, à droite.

FRANTZ, tirant sa montre.

Dix heures... et personne encore...

Il se promène dans le salon du fond.

SPIEGEL, se promenant de son côté.

C’est amusant, le monde !

DOROTHÉE, à Frédérique.

Vous devez être bien contente, mademoiselle : vous avez une soirée de contrat comme n’en ont pas beaucoup de duchesses.

FRÉDÉRIQUE.

Ce n’est pas là ce qui me rend contente, mademoiselle : j’aurais voulu autour de mon bonheur moins d’éclat et de bruit.

DOROTHÉE.

Pourquoi donc ?... Vous aimez la danse ?

FRÉDÉRIQUE.

Je n’en sais rien... je n’ai jamais dansé.

DOROTHÉE.

Oh ! que c’est drôle !

Un laquais leur présente un plateau chargé de glaces.

FRANTZ, qui paraît un instant ; à un laquais qui lui présente un plateau chargé de verres de punch.

Non !...

Le laquais présente le plateau à Spiegel, qui est assis à gauche ; il prend un verre.

SPIEGEL, après avoir bu.

Qui a fait ce punch ?

LE LAQUAIS.

Ce n’est pas moi, monsieur.

SPIEGEL.

Je vous en félicite, mon bon ami... Dis donc, Frantz, le punch est faible.

FRANTZ.

Eh ! qu’est-ce que cela me fait ?

Il sort.

DOROTHÉE.

Est-ce que M. Spiegel va demeurer ici avec vous ?

FRÉDÉRIQUE.

Sans doute.

DOROTHÉE.

Je ne vous en fais pas mon compliment.

FRÉDÉRIQUE.

C’est que vous ignorez, mademoiselle, tout ce que son cœur renferme de dévouement et de bonté.

DOROTHÉE.

Connaissez-vous M. Conrad ?

FRÉDÉRIQUE.

M. Conrad ?

DOROTHÉE.

De Stolzenfeld... Un officier de chevau-légers.

FRÉDÉRIQUE.

Non, mademoiselle, je ne le connais pas.

DOROTHÉE.

C’est lui qui est joli avec son uniforme bleu de ciel !

FRÉDÉRIQUE.

Bleu de ciel !... Il doit être en effet bien joli.

DOROTHÉE.

Mais nous sommes seules ici ; M. Spiegel s’endort poliment ; M. Frantz est sorti...

FRÉDÉRIQUE.

Voulez-vous que nous allions faire un tour dans la galerie ?

DOROTHÉE.

Je le veux bien.

Elles sortent par la droite.

 

 

Scène VI

 

SPIEGEL, endormi, FRANTZ

 

FRANTZ, rentrant par le fond, à droite.

Onze heures... Personne encore... c’est étrange !...

Frappant sur l’épaule de Spiegel.

Réveille-toi donc !

SPIEGEL, se réveillant en sursaut.

Est-ce qu’on arrive ?

FRANTZ.

Eh non ! mais on ne peut tarder. – Onze heures !

SPIEGEL.

Dis donc, ça me fait bien l’effet qu’il ne viendra personne.

FRANTZ.

Impossible... Ils auraient écrit...

SPIEGEL.

À cette heure-ci, ils sont tous couchés.

Il tire un cigare de sa poche.

FRANTZ.

Eh bien, tu vas fumer ?

SPIEGEL.

Pas ici, sois tranquille !

Il sort.

 

 

Scène VII

 

FRANTZ, seul, puis LE BARON

 

FRANTZ, tirant sa montre.

Personne !... Qu’est-ce qui peut les empêcher de venir ? Il faut qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire, quelque grand événement que j’ignore. Je n’ai pas lu le journal aujourd’hui : Y aurait-il bal à la cour ? Oh ! non, le baron et la margrave le sauraient.

LE BARON, entrant.

Mauvaise nouvelle, mon cher Frantz.

FRANTZ.

Quoi donc ?

LE BARON.

Vous n’aurez personne.

FRANTZ, avec effroi.

Est-ce que le roi est mort ?

LE BARON.

Rassurez-vous, Sa Majesté se porte à merveille.

FRANTZ.

Eh bien, alors ?

LE BARON.

Voici une lettre que je reçois à l’instant du feld-maréchal ; mais je ne sais si je dois...

FRANTZ.

Donnez, donnez... Je suis prêt à tout.

LE BARON.

Vous l’exigez ? Eh bien, du courage, mon cher enfant.

Il lui donne la lettre.

FRANTZ, lisant.

« Mon cher Alfred, ton petit millionnaire se moque-t-il du monde de nous inviter à son contrat de mariage avec mademoiselle Javotte ? »

LE BARON.

Assez, mon cher Frantz.

FRANTZ.

Non, non, je vous l’ai dit, je suis prêt à tout.

Reprenant.

« ... Avec mademoiselle Javotte ? Se figure-t-il, parce que je l’ai reçu poliment, que nous ayons couru le cachet ensemble ? Il a donné assez de leçons pour en recevoir une à son tour, et, afin qu’elle soit complète, personne de nous ne daignera s’excuser auprès de ce petit monsieur. Quant à son art... »

LE BARON.

Assez, mon cher Frantz... Ce diable de maréchal !

FRANTZ.

Non, non. j’irai jusqu’au bout.

Reprenant.

« ...Quant à son art, conseille-lui d’y renoncer. Lorsqu’on a le malheur d’avoir écrit une symphonie payée dix-huit millions, on n’a plus le droit de faire de la musique. Son génie, si tant est qu’il en ait, serait toujours fort au-dessous de son salaire.

Tout à toi. »

Il rend la lettre au baron. Silence.

Monsieur le baron, votre nom est à vendre, je vous l’achète.

LE BARON.

À qui croyez-vous parler, monsieur ?... Vous vous méprenez étrangement. Oui, j’ai pu penser à rentrer, en vous adoptant, dans une partie de mon héritage, mais à la condition d’y rentrer tête haute. Vos manières m’avaient plu, et, dans ma pensée, vos intérêts étaient consultés pour le moins autant que les miens. Dès que vous le prenez sur ce ton...

FRANTZ.

Pardon, monsieur... j’ai la tête perdue... vous devez le comprendre... Si, comme on me l’a dit, vous avez de l’amitié pour moi, eh bien, relevez-moi, faites-moi l’égal de ceux qui me foulent aux pieds.

LE BARON.

Vous venez de rendre la chose difficile, monsieur.

FRANTZ.

Ah! monsieur le baron, ne m’accablez pas... Je vous l’ai dit, j’ai la tête perdue. Vous seul pouvez effacer le soufflet que je viens de recevoir... et je vous supplie !...

LE BARON.

À la bonne heure... Mais, si j’y consentais, il est bien entendu que vous vous regarderiez comme mon obligé, et qu’une fois adopté, vous auriez pour moi les égards qu’un fils doit à son père.

FRANTZ.

Oh ! je vous le jure, monsieur.

LE BARON.

C’est bien, monsieur. Soyez sûr que, de votre côté, quand je vous aurai donné mon nom, vous trouverez chez moi un appui sérieux.

FRANTZ.

J’y compte, monsieur, et je vous remercie... Partons pour Munich.

LE BARON.

Allons, monsieur, parlons. Je présenterai demain votre requête au roi. Ce soir, on n’est pas venu chez le musicien Milher ; on viendra dans huit jours chez le chevalier de Berghausen. Faites atteler une berline pendant que je vais prendre un costume de voyage.

Fausse sortie. Il redescend à gauche de Frantz.

Ah çà ! plus de symphonie ?

FRANTZ.

Soyez tranquille.

LE BARON.

Les Berghausen aiment la musique, mais ils n’en font pas ; vous n’irez plus divertir les gens à domicile ?

FRANTZ.

C’est assez d’une fois... c’est trop.

LE BARON.

Faites atteler.

Il sort par le fond à gauche.

 

 

Scène VIII

 

FRANTZ, seul, puis FRÉDÉRIQUE et SPIEGEL

 

FRANTZ, après un silence.

C’est fait !

Entrent Spiegel et Frédérique.

Ah ! c’est vous ? Adieu ! je pars pour Munich... une affaire de la dernière importance...

SPIEGEL.

Et le contrat ?

FRANTZ.

Dans huit jours.

FRÉDÉRIQUE.

Dans huit jours ?

FRANTZ.

Oui, oui, sois tranquille !... dans huit jours.

FRÉDÉRIQUE.

Mais, mon Dieu ! qu’as-tu donc, Frantz ? Est-ce qu’il nous est arrivé un malheur ?

FRANTZ.

Non... non... ne t’inquiète pas... je n’ai pas le temps de vous expliquer... Adieu !

Il sort par le fond à gauche.

 

 

Scène IX

 

FRÉDÉRIQUE, SPIEGEL

 

SPIEGEL.

Que le diable emporte la richesse ! Les riches ont toujours un tas d’affaires plus pressées que le bonheur.

FRÉDÉRIQUE.

Allons ! nous signerons le contrat dans huit jours. Frantz aura pensé que nous sommes assez jeunes pour perdre une semaine.

SPIEGEL.

Il ne s’agit pas seulement du contrat... je ménageais une surprise à Frantz, moi.

FRÉDÉRIQUE.

Une surprise !... Vous ne m’en avez pas parlé.

SPIEGEL.

C’est que je vous la ménageais, à vous aussi.

FRÉDÉRIQUE.

Oh ! dites-moi ce que c’est ?...

SPIEGEL.

Vous savez que Frantz n’a jamais eu la joie d’entendre sa symphonie à grand orchestre. Autrefois, il était trop pauvre pour se donner ce plaisir.

FRÉDÉRIQUE.

Aujourd’hui, il est trop riche pour avoir le temps d’y penser.

SPIEGEL.

Eh bien, moi, l’autre jour, sans en rien dire à personne, j’étais allé à Munich, j’avais retiré la partition de la Société des concerts, je l’avais distribuée aux musiciens qui sont là, et tout à l’heure la symphonie devait éclater sur nos têtes pendant qu’on aurait signé votre contrat... Une fameuse idée, n’est-ce pas ? la Gloire couronnant le Bonheur. Une petite allégorie. Mais, à quoi pensez-vous ?

FRÉDÉRIQUE.

Je pense, mon ami, à tout ce que votre cœur renferme de choses exquises et charmantes. Vous avez des délicatesses de femme.

SPIEGEL.

Oh ! oh ! je ne suis pas méchant.

FRÉDÉRIQUE.

C’est moi qui aurais dû avoir cette idée... et, pourtant, j’aime mieux qu’elle vienne de vous.

SPIEGEL.

Pourquoi ?

FRÉDÉRIQUE.

Parce qu’à vous voir, on ne se douterait pas des raffinements de tendresse dont vous êtes capable.

SPIEGEL.

Bah ! je ne suis qu’un vieil égoïste... J’ai commencé par me donner le plaisir que je voulais vous faire : j’ai entendu hier la répétition générale de la symphonie... Si vous saviez comme c’est beau !

FRÉDÉRIQUE.

Je le sais.

SPIEGEL.

Ouiche !... vous ne l’avez entendue qu’au piano... C’est bien autre chose à grand orchestre... Voyez-vous, je buvais du nectar, je voyais défiler devant mes yeux tous les tableaux que je n’ai pas faits. Et quand je pensais que je suis l’ami de cet homme-là !...

FRÉDÉRIQUE.

Oui, vous avez le droit d’être fier quand vous songez à Frantz ; vous avez été le père nourricier de son génie.

SPIEGEL.

Ah ! sa symphonie l’acquitte envers moi... Mais dites donc, Frédérique, les violons sont payés. Qui nous empêche de nous donner ce luxe à nous deux ?

FRÉDÉRIQUE, montrant le portrait du comte Sigismond.

À nous trois.

SPIEGEL.

Oui, digne homme, cela te réjouira.

Il dispose deux fauteuils en face de la porte de gauche. À la cantonade.

Commencez, messieurs, l’assemblée est au complet !

FRÉDÉRIQUE.

Que ce monde a bien fait de ne pas venir ! Chère symphonie ! cher poème de nos belles années ! pas une note n’en tombera ailleurs que dans nos cœurs. – En l’écoutant, nous entendrons chanter les douces heures de notre pauvreté. Oh ! cher et bon Spiegel !

Elle lui tend la main ; Spiegel la conduit à un fauteuil et s’assied auprès d’elle sans quitter sa main ; il fait signe aux musiciens à gauche. On entend la symphonie, qui, après quelques mesures, s’arrête brusquement à la voix de Frantz.

FRANTZ.

Silence, malheureux ! silence donc !

SPIEGEL, se levant.

Frantz !

FRÉDÉRIQUE, se levant.

Qu’a-t-il donc ?

 

 

Scène X

 

FRÉDÉRIQUE, SPIEGEL, FRANTZ, en costume de voyage, puis LE BARON

 

FRANTZ, tenant la partition et entrant furieux par la gauche.

C’est la surprise que tu me ménageais, Spiegel ? J’aurais dû m’en douter.

Il déchire la partition.

SPIEGEL.

Que fais-tu ?

FRANTZ.

Je déchire mon passé, je ne suis plus un artiste.

Spiegel le saisit par le bras, et le fait retourner vers le portrait du comte.

SPIEGEL.

Dis-lui donc ça, à lui !

Frantz reste immobile, les yeux baissés.

LE BARON, entrant, à Frantz.

Eh bien, partons-nous ?

FRANTZ, brusquement.

Partons !

PRÉDÉRIQUE.

Le malheureux ! renier son génie !

SPIEGEL.

C’est qu’il n’en avait pas.

 

 

ACTE V

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

GOTTLIEB, FRANTZ

 

Frantz est assis à droite.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Monsieur le notaire.

FRANTZ.

Qu’il entre ! – Bonjour, Gottlieb.

GOTTLIEB.

Monsieur Frantz Milher avait mis en moi toute sa confiance ; j’ose espérer que monsieur le chevalier de Berghausen ne me la retirera pas.

FRANTZ.

Asseyez-vous.

Gottlieb s’assied.

Je vous ai fait appeler pour m’entendre avec vous sur les modifications que mon titre nécessite dans le contrat : au nom de Milher, vous ajouterez celui de Berghausen.

GOTTLIEB.

J’écrirai donc : « M. Frantz Milher, chevalier de Berghausen. »

FRANTZ.

Non, vous mettrez : « Le chevalier Milher de Berghausen. »

GOTTLIEB.

N’y a-t-il rien de changé dans les clauses du contrat ?

FRANTZ.

Si fait. Je constituais en dot à la future trois cent mille florins : vous y substituerez ma terre de Ransberg, qui représente la même valeur, et vous ajouterez le nom de la terre à celui de ma cousine.

GOTTLIEB.

Mademoiselle Frédérique Wagner de Ransberg.

FRANTZ.

C’est cela.

GOTTLIEB.

Monsieur le chevalier a eu là une idée des plus heureuses.

FRANTZ.

Je ne vous demande pas votre opinion.

GOTTLIEB, à part.

S’il croit que je la lui donne !

Entre Spiegel.

 

 

Scène II

 

GOTTLIEB, FRANTZ, SPIEGEL

 

SPIEGEL.

Bonjour. J’ai à le parler.

FRANTZ.

Tu vois bien que je suis en affaires.

À Gottlieb, qui s’est levé et se confond en salutations.

Ne vous dérangez donc pas, monsieur Gottlieb.

À part.

Une explication ! des reproches !

Gottlieb se rassied. À Gottlieb.

Demain, à huit heures du soir, la signature du contrat.

GOTTLIEB.

C’est entendu. Monsieur le chevalier n’a plus rien à me dire ?

FRANTZ.

Si fait. Comment vont vos petites affaires, maître Gottlieb ?

GOTTLIEB.

Monsieur le chevalier est trop bon.

FRANTZ.

Se marie-t-on beaucoup dans le pays ?

GOTTLIEB.

Peu, peu ; mais on y meurt pas mal. Je me rattrape sur les testaments.

FRANTZ.

Quel âge avez-vous donc, monsieur Gottlieb ?

GOTTLIEB.

Cinquante-cinq ans, monsieur le chevalier.

FRANTZ.

Vous vous portez bien ?...

Voyant que Spiegel s’assied à gauche. À part.

Allons, décidément, il faut en passer par là.

Haut.

Au revoir, maître Gottlieb.

GOTTLIEB, saluant.

Monsieur le chevalier...

Il sort par le fond ; en même temps, Spiegel se lève et se tient debout au milieu du théâtre.

 

 

Scène III

 

FRANTZ, SPIEGEL

 

FRANTZ, après un silence.

Si tu viens me faire des remontrances sur mon adoption, je te préviens qu’elles sont inutiles. Les lettres royales sont signées, et le baron, qui est resté à Munich pour en presser l’expédition, doit les apporter aujourd’hui. Ainsi, il n’y a plus à revenir là-dessus.

SPIEGEL.

Est-ce que je t’ai parlé de cela depuis ton retour ?

FRANTZ.

Je vois bien sur ton visage que je n’ai pas l’honneur de ton approbation.

SPIEGEL.

Je pense que tu t’en passes.

FRANTZ.

Parfaitement... quand j’ai le témoignage de ma conscience.

SPIEGEL.

Ta conscience ! Non, rien... je ne veux pas parler de cela.

FRANTZ.

Pourquoi donc ? Crois-tu que je redoute l’entretien ?

SPIEGEL.

Il serait inutile. D’ailleurs, il s’agit d’autre chose.

FRANTZ, allant et venant devant Spiegel, qui reste immobile.

J’ai fait ce que j’ai cru nécessaire à ma position.

SPIEGEL.

Rien de mieux.

FRANTZ.

Ce que j’ai cru devoir à moi, à ma cousine.

SPIEGEL.

D’accord.

FRANTZ.

Et au comte Sigismond lui-même.

SPIEGEL.

Qui dit le contraire ?

FRANTZ.

Enfin, j’ai fait ce qui m’a plu, tu m’entends ?

SPIEGEL.

Tu as raison.

FRANTZ.

Si j’ai raison, pourquoi me boudes-tu ?

SPIEGEL.

Je ne te boude pas.

FRANTZ.

Il n’y a moyen de rien tirer de toi ! Va te promener avec tes airs de victime.

SPIEGEL.

J’irai tout à l’heure, quand je t’aurai parlé.

FRANTZ, à la droite de Spiegel.

Alors, dépêche-loi !

SPIEGEL.

J’ai reçu une lettre d’Hermann. Il entre en convalescence.

FRANTZ.

Tant mieux pour lui !

SPIEGEL.

Mais il n’a pas le sou.

FRANTZ.

Tant pis pour lui !

SPIEGEL.

Je lui ai écrit tes intentions à son égard.

FRANTZ.

Mes intentions ?

SPIEGEL.

Ne veux-tu pas lui envoyer dix mille florins ?

FRANTZ.

Moi ? Je n’ai pas parlé de cela.

SPIEGEL.

Tu as la mémoire courte. Tu ne te souviens pas de ce que tu disais dans notre atelier ? « Si je devenais riche, je ferais jouer ma symphonie sur un théâtre à moi. »

FRANTZ.

Bon, bon !

SPIEGEL.

« J’enverrais dix mille florins à Hermann. »

FRANTZ.

Dix mille seulement ? Es-tu sûr que ne soit pas cent mille ?

SPIEGEL.

Je n’ai entendu que dix mille ; mais tu as le droit d’envoyer davantage... tu es assez riche.

FRANTZ.

Riche, moi ? Je n’ai pas un écu disponible ; j’ai payé quatre-vingt-douze mille florins de legs ; la succession a trois procès en train ; il faut réparer la toiture du château qui menace ruine ; tout mon revenu se trouve absorbé.

SPIEGEL, mettant la main à sa poche.

C’est triste. Veux-tu que je le prête quelque monnaie ?

FRANTZ.

Je n’ai pas dix mille florins à jeter par la fenêtre.

SPIEGEL.

Il faut donc qu’Hermann meure de faim ?

FRANTZ.

Est-ce qu’on meurt de faim ? C’est une phrase inventée par les paresseux. Je ne veux pas être la vache à lait de tous les bohémiens que j’ai connus. J’aime les arts, j’entends protéger les artistes, mais les véritables artistes, et non pas ces fainéants qui abritent leur paresse sous une prétendue vocation. S’ils ont du talent, qu’ils travaillent et ils s’enrichiront.

SPIEGEL.

Comme toi, n’est-ce pas ?

Entre Frédérique, qui s’arrête au fond de la scène et écoute les bras croisés sur la poitrine.

N’en parlons plus ! J’enverrai la somme à Hermann sur le legs du comte Sigismond. Toute sa fortune n’est pas tombée en mauvaises mains.

FRANTZ.

Voyons, puisque tu le veux absolument, je m’exécuterai.

SPIEGEL.

Il est trop tard. Tu as dit un mot de trop. Hermann ne peut plus rien accepter de toi.

FRANTZ.

Parbleu ! pour un mot qui m’est échappé.

SPIEGEL.

Ces mots-là n’échappent pas aux cœurs bien placés.

FRANTZ.

Oh ! alors, prends-le comme tu voudras. J’ai offert d’envoyer l’argent, tu ne veux pas, je m’en lave les mains.

SPIEGEL.

C’est un mot connu ! – Tiens, je vois le fond de ta pensée : tu veux le brouiller avec Hermann parce qu’il te tutoie et que son père n’était qu’un petit marchand comme le tien.

FRANTZ.

Crois-tu m’humilier en me le rappelant ?

SPIEGEL.

Je crois te le rappeler.

FRANTZ.

Sais-tu que tes aigres façons de censeur sont parfaitement ridicules, que tu abuses des droits de l’amitié, et que je ne suis ni d’âge ni d’humeur à supporter ce contrôle perpétuel de toutes mes actions ?

SPIEGEL.

Crois-tu, toi, parce que tu es riche et anobli, que tu échappes au jugement de tes amis ? Espères-tu traiter mon estime en pays conquis ?

FRANTZ.

Si ce qui se fait ici te déplaît... ?

SPIEGEL.

Si j’y suis encore, crois bien que ce n’est pas à cause de toi... Tu n’as pas de cœur !

FRANTZ.

Si un autre me parlait ainsi !

SPIEGEL.

Provoque-moi, chevalier ! cela t’achèvera de peindre.

FRANTZ.

Tiens ! je m’en vais, car je finirais par m’oublier.

Il sort par la porte de droite sans voir Frédérique.

 

 

Scène IV

 

FRÉDÉRIQUE, SPIEGEL

 

FRÉDÉRIQUE.

Oh ! malheureuse !... Vous l’avez dit, il n’a pas de cœur.

Elle tombe dans un fauteuil en pleurant.

SPIEGEL.

Vous avez entendu ?...

FRÉDÉRIQUE.

Tout, Spiegel, tout !

SPIEGEL, à part.

Pauvre enfant ! Elle l’aime encore !

Haut.

Ne pleurez pas !

FRÉDÉRIQUE.

Quelle dureté ! quelle sécheresse !

SPIEGEL.

Mais non... vous vous trompez... vous n’avez pas tout entendu... C’est ma faute, je m’y suis mal pris... Vous savez... je suis maladroit... je l’ai irrité... Ne pleurez pas...

Il se met à genoux devant Frédérique et lui prend les mains.

Vous me brisez le cœur... Je vous dis qu’il n’est pas méchant... je suis sûr qu’il reviendra de lui-même... Je vais lui demander pardon... il est bon... il vous aime... Mais, au nom du ciel, ne pleurez pas !...

FRÉDÉRIQUE.

Ah ! je suis perdue, Spiegel, je suis perdue ! Lâche que je suis ! pourquoi suis-je restée ?

Elle se lève.

Partons ! emmenez-moi.

SPIEGEL.

Non ; vous l’aimez toujours... ne partez pas... vous ne pourriez pas vivre sans lui... au nom de votre bonheur...

FRÉDÉRIQUE.

Mon bonheur !... vous savez que je l’ai perdu jour par jour, heure par heure, depuis que je suis ici... Ne sentez-vous pas qu’il rougira de moi, comme il a rougi de son père et de son art ?

SPIEGEL.

Rougir de vous ! si je le croyais ! mais non, Frédérique... nous avons fait un mauvais rêve... Tout cela n’est pas vrai... nous allons nous réveiller... Et puis, dans tous les cas, nous aurons fait notre devoir jusqu’au bout.

FRÉDÉRIQUE.

Et pourtant, vous voulez partir, vous.

SPIEGEL.

Eh bien, je resterai, je resterai pour vous, pour vous aider, pour vous soutenir... Je ne partirai que lorsque vous serez heureuse.

FRÉDÉRIQUE.

Vous êtes mon véritable ami, vous !

SPIEGEL.

Vous ne savez pas combien je vous aime, vous ne le saurez jamais.

FRÉDÉRIQUE.

Tenez, voici le père qu’il s’est donné. Allons-nous-en !

Elle sort par le fond.

SPIEGEL, regardant le baron qui entre.

Vieux misérable !

Il sort à la suite de Frédérique.

 

 

Scène V

 

LE BARON, seul, puis FRANTZ et STURM

 

LE BARON.

Je leur fais l’effet de la tête de Méduse... Ah çà ! est-ce que monsieur mon fils ne m’attend pas, qu’il n’est pas venu à ma rencontre ?... Ah !

Frantz entre par la porte de gauche, suivi de Sturm.

STURM.

On l’enchaîne bien, mais M. Spiegel le détache toujours.

FRANTZ.

Eh bien, qu’on m’en débarrasse, qu’on ne m’en rompe plus la tête. Allez.

Sturm sort. Frantz allant au baron.

J’apprends votre arrivée, monsieur, et j’accours...

LE BARON.

Monsieur ?... Voici qui vous donne le droit de m’appeler désormais votre père.

Il lui tend un parchemin ; Frantz l’ouvre et le parcourt des yeux.

Êtes-content, chevalier ?

FRANTZ.

Merci !

Tirant des papiers de sa poche.

Vous n’avez plus qu’un seul créancier, et celui-là ne vous tourmentera pas.

LE BARON, prenant les papiers de la main de Frantz.

Bien, mon fils !

FRANTZ.

Je dois vous apprendre, monsieur, que mon contrat de mariage avec ma cousine se signe demain...

LE BARON.

Demain !... pourquoi cette précipitation ?

FRANTZ.

Il faut en finir.

LE BARON.

Qui vous y force ?

FRANTZ.

L’honneur... ma parole.

LE BARON.

Votre parole !... Le chevalier de Berghausen est-il obligé de tenir les engagements de M. Frantz Milher ?  L’honneur ?... Devez-vous donc une réparation à mademoiselle Frédérique ? l’avez-vous compromise ? Vous l’avez recueillie, élevée, nourrie... Elle vous doit tout... vous ne lui devez rien...

FRANTZ.

Je me dis tout cela... et pourtant... j’aime Frédérique.

LE BARON.

Que diable ! mon cher, vous pouviez faire un mariage d’inclination, quand vous n’étiez qu’un artiste ; mais un gentilhomme n’a pas le droit d’épouser une grisette.

FRANTZ.

Une grisette ?

LE BARON.

Eh ! sans doute. Aux yeux du monde, votre cousine ne sera jamais autre chose. Vous vous perdez par le ridicule. On se demandera si vous n’avez revêtu un grand nom que pour le salir. C’est tout simplement impossible. Je comprends votre situation. Ce n’est pas l’amour qui vous retient, mais une mauvaise honte. Je me charge de tout. Soyez tranquille : c’est votre cousine qui vous rendra votre parole ; vous lui donnerez cent mille florins de dot. pour mettre votre conscience en paix, et vous épouserez mademoiselle de Rosenfeld.

FRANTZ, qui a écouté jusque-là les yeux baissés, regardant le baron.

Vous vous acquittez envers la margrave, monsieur.

LE BARON.

Vous êtes un enfant. Ce mariage est une excellente affaire pour vous. J’en ai parlé à Sa Majesté, qui le verra d’un très bon œil.

FRANTZ.

Vous pensez que le roi... ?

LE BARON.

Le roi vous tiendra compte d’avoir relevé la fortune d’une des plus anciennes maisons du royaume, et l’aristocratie vous saura gré d’avoir saisi une occasion de restituer l’héritage du comte Sigismond à sa famille. La petite est jolie ; tant mieux pour vous ! Elle est bête : qu’est-ce que cela vous fait ? En vous donnant sa main, elle complète mon œuvre, elle donne le sacre à votre noblesse. C’est tout ce qu’il vous faut. La voici.

 

 

Scène VI

 

FRANTZ, LE BARON, LA MARGRAVE, DOROTHÉE

 

LE BARON, bas, à la margrave.

Il est à nous !

Haut.

Bonjour, chère margrave ; le chevalier me parlait justement de votre fille.

LA MARGRAVE.

Et que disait-il ?

FRANTZ.

Des banalités, madame. Je disais qu’elle est charmante et que son mari sera le plus heureux des hommes.

DOROTHÉE.

Vous vous trompez bien, monsieur ; si on me marie contre mon goût, je serai insupportable.

LA MARGRAVE.

Est-ce qu’on vous mariera malgré vous ? Je ne suis pas une mère barbare.

DOROTHÉE.

Je puis choisir ?

LA MARGRAVE.

Oui, pourvu que votre choix soit conforme à votre rang.

DOROTHÉE, à part.

Pauvre Conrad !

FRANTZ.

Vous payez cher votre noblesse, mademoiselle.

DOROTHÉE.

Oh ! oui. – J’aimerais mieux être une simple bergère.

FRANTZ, à part.

Quelle compagne !

LE BARON, bas, à Frantz, et l’attirant à droite.

Ayez donc l’air plus aimable.

 

 

Scène VII

 

FRANTZ, LE BARON, LA MARGRAVE, DOROTHÉE, FRÉDÉRIQUE, SPIEGEL, très pâle, traînant STURM par le collet

 

SPIEGEL.

Est-ce vrai ? est-ce par ton ordre ?

FRANTZ.

Quoi ?

SPIEGEL.

Qu’il a tué Spark ?

FRANTZ.

Par mon ordre ?... Je ne sais ce que tu veux dire...

LE BARON.

Vous le savez très bien, mon fils... Ayez le courage de vos actes. Vous avez ordonné tout à l’heure qu’on nous délivrât de cette odieuse bête, et vous avez bien fait.

SPIEGEL.

Est-ce vrai ?

FRANTZ.

Eh bien, oui. – Après ?

FRÉDÉRIQUE.

Ô mon Dieu !

SPIEGEL, lâchant l’intendant et tombant sur un fauteuil à gauche.

Il l’a tué !... Pauvre Spark ! tu avais pourtant partagé sa misère ; tu avais couché sur ses pieds l’hiver ; tu étais heureux d’une de ses caresses ; tu lui étais aussi tendrement dévoué que moi ! mais il n’avait plus besoin de toi ; tu n’étais plus bon qu’à l’aimer ; tu n’étais ni beau ni élégant ; tu le gênais comme moi... comme moi !

FRÉDÉRIQUE.

Ne pleurez pas devant ces gens-là, Spiegel ; ils riraient de votre douleur.

LE BARON.

Pardon, belle demoiselle, je compatis... un chien qui donnait tant d’espérances !

SPIEGEL, se levant et passant au milieu.

Ce n’est pas lui seulement que je pleure, monsieur, ce n’est pas lui seulement qui est mort : c’est l’amitié qui remplissait ma vie.

À Frantz.

Je crois tout de toi,  maintenant. Ce dernier trait a déchiré le voile que j’épaississais sur mes yeux, et je vois toute ton âme, égoïste ! ô ingrat ! ô lâche !

FRANTZ.

Spiegel !

SPIEGEL.

Tais-toi ! je t’ai nourri, nourri de mon pain, de mon cœur, de mon espérance. J’ai fait de mon talent litière à ton génie... Si tu m’avais demandé mon sang, je le l’aurais donné ! Et sache tout ! je l’aimais, elle... Oui, je l’aimais comme tu n’es pas capable de l’avoir aimée un seul instant ! Ce qui me donnait la force de te sacrifier ma vie, c’est qu’elle approuvait mon sacrifice, et qu’elle m’en payait par un regard. Eh bien, quand j’ai découvert qu’elle t’aimait, toi ! je t’ai pardonné ton bonheur et j’en suis resté le témoin. Et comment m’as-tu récompensé ? Tu m’as amené au point de trouver un âcre plaisir à te reprocher mes bienfaits !... Après m’avoir pris mon talent, m’avoir pris Frédérique, tu m’as pris ta gloire, le but et la consolation de tous mes sacrifices. Il me restait mon chien, tu me l’as ôté... Ah ! tu devais pourtant bien sentir dans ton cœur que je n’avais pas d’autre ami ! Mais tu l’as tué pour te débarrasser de son maître... Sois content... je m’en vais.

FRÉDÉRIQUE.

Nous nous en allons ! Il y a longtemps que je me sens de trop ici ! Je vous connais aussi maintenant ! mon amour a fini en même temps que l’amitié de Spiegel.

SPIEGEL.

Noble fille !

Il lui prend la main.

FRÉDÉRIQUE, à Frantz.

Restez dans votre fortune et votre noblesse ; mais, je vous le dis, votre châtiment commence, votre triomphe sera votre supplice.

SPIEGEL.

Regarde-nous bien, Frantz : c’est le bonheur qui sort de chez toi pour n’y plus rentrer. Garde mon tableau, accroche-le dans ton alcôve ; un jour, tes yeux se rempliront de larmes en s’y arrêtant ; mais il sera trop tard ! Adieu ! – Venez, Frédérique.

FRANTZ.

Arrêtez ! Oui, c’est le bonheur qui s’en va... Reste, Frédérique ; je ne t’ai rien fait, à toi !... Reste, je t’en supplie !... tu m’aimes encore !

FRÉDÉRIQUE.

Vous êtes rayé de mon cœur.

Montrant Spiegel.

Tout ce que j’aimais en vous n’existait qu’en lui.

À Spiegel.

Tu étais sa bienfaisance, sa bonté, son enthousiasme... Toi parti, il n’a plus d’âme.

FRANTZ.

Vous oubliez que je vous ai recueillie.

FRÉDÉRIQUE.

Ce n’est pas vous, c’est lui ; je le comprends, maintenant.

FRANTZ.

C’est bien ! Voici ma réponse à vos outrages : je suis votre seul parent, c’est mon droit et mon devoir de vous doter...

Spiegel s’élance sur lui ; Frédérique l’arrête.

SPIEGEL, après un silence.

Partons, Frédérique.

Ils sortent.

LE BARON.

Bon voyage !

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. Conrad de Stolzenfeld !

LE BARON.

Un de nos amis, mon cher Frantz.

FRANTZ.

Faites entrer. 

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