La Sœur (Jean DE ROTROU)

Comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1645.

 

Personnages

 

LÉLIE, amant d’Éroxène, crue Aurélie

ÉRASTE, amant d’Aurélie, crue Éroxène

ANSELME, père de Lélie

ORGIE, oncle d’Éroxène

AURÉLIE

ÉROXÈNE

CONSTANCE, mère d’Aurélie

LYDIE, suivante d’Aurélie, crue Éroxène

ERGASTE, valet de Lélie

GÉRONTE, vieillard

HORACE, fils de Géronte

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LÉLIE, ERGASTE

 

LÉLIE.

Ô fatale nouvelle et qui me désespère !

Mon oncle te l’a dit et le tient de mon père ?

ERGASTE.

Oui.

LÉLIE.

Que pour Éroxène il destine ma foi,

Qu’il doit absolument m’imposer cette loi,

Qu’il promet Aurélie aux vœux de Polydore ?

ERGASTE.

Je vous l’ai déjà dit et vous le dis encore.

LÉLIE.

Et qu’exigeant de nous ce funeste devoir,

Il nous veut obliger d’épouser dès ce soir ?

ERGASTE.

Dès ce soir.

LÉLIE.

Et tu crois qu’il te parloit sans feinte ?

ERGASTE.

Sans feinte.

LÉLIE.

Ah ! si d’amour tu ressentais l’atteinte,

Tu plaindrais moins ces mots qui te coûtent si cher,

Et qu’avec tant de peine il te faut arracher,

Et cette avare Écho, qui répond par ta bouche,

Serait plus indulgente à l’ennui qui me touche.

ERGASTE.

Comme on m’a tout appris, je vous l’ai rapporté ;

Je n’ai rien oublié, je n’ai rien ajouté.

Que désirez-vous plus ?

LÉLIE.

Aux choses d’importance

Oublier quelquefois la moindre circonstance,

Un regard, un souris, un mot, une action,

Ruine absolument notre prétention ;

Et sachant à quel point cet entretien m’importe,

Je t’y puis voir, cruel, répugner de la sorte ?

ERGASTE.

Ne vous touchant pas tant, j’y répugnerais moins ;

Mais cette amour enfin vous coûte trop de soins.

LÉLIE.

Il m’en coûte, il est vrai, mais j’en aime les causes ;

Les épines d’amour ne sont point sans leurs roses,

Et quand il faut souffrir pour de si doux appas,

Je tiens pour malheureux celui qui ne l’est pas.

Au reste, étant l’auteur de mon inquiétude,

La peux-tu négliger sans trop d’ingratitude ?

Sans tes conseils...

ERGASTE.

Eh bien, n’est-on pas malheureux

De vouer son service à ces fous d’amoureux !

Faites que le succès réponde à leur caprice,

On leur rend un devoir, non pas un bon office ;

Le péril d’un gibet est le moindre danger

Où, pour servir leur flamme, on se doit engager ;

Mais si quelque accident par malheur les menace,

On est absolument auteur de leur disgrâce ;

Soit que le sort enfin leur soit cruel ou doux,

Tout le bien leur est dû, tout le mal vient de nous.

Votre confusion est l’effet que mérite

La bouillante chaleur d*une amour illicite ;

J’en avais bien prévu ce triste repentir,

Et je n’ai pas manqué de vous en avertir ;

Mais malgré ces avis qui ne profitaient guères,

Je ne puis refuser mes soins à vos prières.

LÉLIE.

Voyant le précipice où tu guidais mes pas,

Quoique sollicité, tu ne le devais pas.

ERGASTE.

Le temps vous rend savant, l’épreuve vous fait sage ;

Mais vous étiez bien loin de tenir ce langage,

Quand d’une impatience égale à vos douleurs,

Pendant à mes genoux, les yeux baignés de pleurs,

Confus et dépourvu de tout autre remède,

Vous réclamiez mes soins ou la mort à votre aide.

LÉLIE.

J’en concevrais enfin des regrets superflus

Quand l’affaire est au point de n’en consulter plus.

Mais ce que tu m’apprends m’est de telle importance,

Qu’il s’agit de ma mort ou de ton assistance,

De perdre la lumière ou conserver mes vœux

À qui je suis lié d’indissolubles nœuds.

Dis donc, que ferons-nous ? romps ce fâcheux silence.

ERGASTE.

Souvent on détruit tout par trop de violence.

LÉLIE.

Différant trop aussi, l’on n’exécute rien.

ERGASTE.

Éraste, à mon avis, nous y servira bien,

Et son affection ne vous sera pas vaine.

LÉLIE.

Je me promets bien moins son amour que sa haine,

S’il sait la dure loi qu’on me veut imposer.

ERGASTE.

Mais il est bien aisé de l’en désabuser,

Et d’obtenir de lui ce favorable office,

En faisant qu’il se serve en vous rendant service.

LÉLIE.

Quoique mon cœur répugne aux éclaircissements,

Faisons-nous cet effort ; tout est doux aux amants.

Ergaste, cherchons-le.

ERGASTE, à part.

Quel embarras extrême !

Travailler pour des fous est bien l’être soi-même :

Il leur faut au besoin faire tout espérer,

Et perdre tout repos pour leur en procurer.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

LYDIE, ÉRASTE

 

LYDIE, à part.

Pauvre Éroxène, hélas ! quelle âme impitoyable

Ne serait pas sensible à ta peine incroyable ?

À Éraste.

Je vous cherchais, Éraste.

ÉRASTE.

Et j’étais en souci

En quel lieu je pourrais te rencontrer aussi,

Toi qui, brillant rayon du soleil qui m’éclaire,

Toi qui de notre amour fidèle secrétaire,

Toi qui, l’appui...

LYDIE.

Tout beau, je ne me puis flatter

De vaines qualités que vous m’allez ôter.

ÉRASTE.

Ne m’apportes-tu pas une heureuse nouvelle ?

LYDIE.

Très mauvaise, au contraire, et pour vous et pour elle,

Et pour qui comme moi prend part en vos ennuis.

ÉRASTE.

Quelle encor ?

LYDIE.

Éroxène...

ÉRASTE.

Achève.

LYDIE.

Je ne puis.

ÉRASTE.

Te taire est un surcroît à ma mélancolie.

Parle donc : Éroxène...

LYDIE.

Est promise à Lélie.

ÉRASTE.

Ah ! quel coup plus mortel pouvais-je recevoir ?

LYDIE.

Ce n’est pas tout.

ÉRASTE.

Quoi donc ?

LYDIE.

Ils épousent ce soir :

Ainsi les courts moments qui restent à votre aide,

Vous privant de conseil, vous privent de remède.

ÉRASTE.

Ô fatale nouvelle, et funeste à mes vœux !

Je n’en redoutais qu’une, et tu m’en apprends deux.

LYDIE.

Une troisième suit.

ÉRASTE.

Poursuis donc et m’achève ;

C’est trop longtemps languir, je ne veux plus de trêve,

Et de tous ses efforts ma constance est à bout.

LYDIE.

Pour chercher du remède, il vous faut dire tout ;

Son oncle, se doutant de notre confidence,

M’a fait aujourd’hui même une expresse défense

De plus sortir, vous voir, ni vous parler jamais.

ÉRASTE.

Que le ciel sur mon chef éclate désormais.

Quelque ardent et mortel que son foudre puisse être,

Un fruit de ma ruine est qu’il ne peut l’accroître.

LYDIE.

Puisqu’il vous faut tout dire, et d’un cœur confident,

Vous avez à combattre un quatrième accident.

ÉRASTE.

Après qu’à tant d’ennuis ma mort est impossible,

Frappe, accable, poursuis, je ne suis plus sensible.

LYDIE.

Vous avez d’Éroxène excité le courroux.

ÉRASTE.

D’Éroxène, Lydie !

LYDIE.

Elle se plaint de vous.

ÉRASTE.

C’est à ce dernier coup qu’il faut que je succombe,

Que le nuage crève, et que le foudre tombe.

LYDIE.

Vous dissimulez bien ! le cœur vous reviendra,

Et ce n’est pas encor le coup qui vous tuera.

À des yeux clairvoyants la feinte est inutile ;

Certains bruits en un mot s’épandent par la ville,

Et non sans fondement et sans quelque raison,

Qui vous rendent suspect...

ÉRASTE.

De quoi ?

LYDIE.

De trahison,

Ou, pour mieux en parler, d’amour pour Aurélie,

Au mépris de la foi dont le serment vous lie.

Son frère, qui vous suit inséparablement,

Semble être à ce soupçon un juste fondement.

ÉRASTE.

Juste ciel !

LYDIE.

Et l’amour règne, s’il le faut dire,

Dans les yeux d’Aurélie avecque tant d’empire,

Qu’outre les cruautés et les meurtres secrets

Que ce tyran commet avecque leurs attraits,

Dans les plus résolus et plus fermes courages,

L’inconstance peut bien être un de ses ouvrages,

Et pourrait bien avoir à des charmes si doux

Acquis l’autorité qu’un autre avait sur vous :

C’est sur ce fondement...

ÉRASTE.

Éroxène, Lydie,

A pu me soupçonner de cette perfidie ?

Moi traître !

Il veut sortir.

LYDIE, le retenant.

Où courez-vous ?

ÉRASTE.

Ne retiens point mes pas ;

Je vais la détromper.

LYDIE.

Comment ?

ÉRASTE.

Par mon trépas.

Mais perdant la clarté, j’emporterai la gloire...

LYDIE.

Le mal n’est pas si grand que je vous l’ai fait croire.

Cette peur était plus mon soupçon que le sien ;

Ne vous en troublez point, nous l’en guérirons bien.

Le fréquent entretien de vous et de Lélie

Me faisait redouter le pouvoir d’Amélie ;

Mais je vois qu’il n’a point altéré votre amour.

ÉRASTE.

Je t’en eusse éclaircie en me privant du jour,

Et ma mort t’eût fait voir qu’il n’est pas nécessaire

D’être amant de la sœur pour être ami du frère ;

Tu saurais, si l’amour avait pu t’enflammer,

Quel tort fait un reproche à qui sait bien aimer ;

Cruelle, tu saurais si pour causer ma peine

L’Amour puise des traits hors des yeux d’Éroxène,

Et si les miens enfin conservant la clarté,

L’usage leur en plaît que pour voir sa beauté.

LYDIE.

Au besoin qui la presse elle implore votre aide,

Et vous mande le mal pour chercher le remède.

Vous lui ferez bien mieux paraître votre amour,

Détournant cet hymen que vous privant du jour.

ÉRASTE.

Dis-lui qu’où de l’esprit l’adresse sera vaine...

LYDIE.

Eh bien ?

ÉRASTE.

Celle du bras la tirera de peine ;

Que je vais de ce fer, s’il ne me satisfait,

Dans le cœur de Lélie effacer son portrait,

L’arracher de son sein, et de cet infidèle

Immoler à l’amour l’amitié criminelle.

LYDIE.

Ne vous emportez pas jusqu’à ce dernier point :

Les hommes coûtent cher, ne les prodiguons point.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

ÉRASTE, LÉLIE, ERGASTE

 

LÉLIE, à part.

C’est lui !

ÉRASTE, à part.

Quelque apparence où l’amitié se fonde,

Ne cherchons plus ni foi ni vertu dans le monde ;

L’amitié, les serments et la foi d’aujourd’hui

Ne servent qu’à tromper la bonne foi d’autrui.

Mais enfin je suivrai l’exemple qu’on me donne,

Et, trahi de chacun, n’épargnerai personne.

LÉLIE, à Ergaste.

Il discourt en lui-même.

ERGASTE.

À l’exemple des fous,

Comme frappé sans doute en même endroit que vous.

ÉRASTE, à part.

Si mon bras ne l’immole à ma juste colère,

Je veux bien que le ciel ne me soit pas prospère.

ERGASTE, à Lélie.

Que ne lui parlez-vous ?

LÉLIE, à Éraste.

Éraste, quel souci

Vous excite ce trouble et vous travaille ainsi ?

ÉRASTE.

Je compatis, Lélie, aux misères du monde,

Où tout souci, tout trouble et tout malheur abonde

Depuis que l’amitié n’y connaît plus de loi,

Et que la foi n’y sert qu’à séduire la foi.

Mon plus cher confident travaille à ma ruine,

Et mon meilleur ami me trompe et m’assassine.

LÉLIE.

Je ne le tiendrais plus en cette qualité,

Et tel ami ne peut être assez détesté.

ÉRASTE.

Je ne le tiens aussi qu’en qualité de traître,

Et le déteste autant qu’il est digne de l’être.

LÉLIE.

Sans vous en mettre en peine, apprenez-moi son nom,

Éraste, et laissez-moi vous en faire raison.

ÉRASTE.

Il est de vos amis.

LÉLIE.

Des amis de la sorte,

Pour se défendre d’eux, la connaissance importe.

ÉRASTE.

Quoique infiniment traître, il ne me peut trahir ;

Ni vous, quoique odieux, ne le pouvez haïr.

LÉLIE.

Vous le nommez...

ÉRASTE.

Lélie.

LÉLIE.

Ah ! c’est me faire injure.

ÉRASTE.

C’est vous-même, cruel, vous qui m’êtes parjure,

Vous que pour mon ami j’ai tort de réputer,

Vous que par votre avis je dois tant détester.

LÉLIE.

J’ai part en votre peine, et plains le trouble extrême

Qui si visiblement vous met hors de vous-même.

ÉRASTE, mettant la main sur la garde de son épée.

Et moi j’ai grande part en votre trahison ;

Mais vous m’avez offert de m’en faire raison.

LÉLIE.

Dites-moi donc mon crime et me tirez de peine.

ÉRASTE.

Je vous le dis assez, sans nommer Éroxène ;

Et ce secret remords, qui nous sait tourmenter

Et punir nos forfaits sans nous exécuter,

Témoin, juge et bourreau de votre perfidie,

Vous la reproche assez sans que je vous la die.

LÉLIE.

Si votre aveuglement ne me faisait pitié,

Ou bien si je pouvais vous manquer d’amitié,

D’un bras qui rarement attend qu’on le convie

Je vous aurais déjà fait passer votre envie,

Mais sans avoir donné, du penser seulement,

À vos jaloux soupçons le moindre fondement.

ÉRASTE.

Ce n’est rien que ce soir épouser Éroxène !

LÉLIE.

Je crains plus son amour que je ne fais sa haine ;

Le soir qui sous ses lois rangerait mon destin

Serait suivi pour moi d’une nuit sans matin.

Mais il faut pardonner à votre jalousie,

Et, pour vous bien guérir de cette frénésie,

Vous fiant mon secret, vous apprendre en deux mots

Combien un tel dessein répugne à mon repos.

ÉRASTE.

Si chacun s’abusant je m’abusais moi-même,

Je tiendrais cette erreur pour un bonheur extrême.

LÉLIE.

Quand de la reine Bonne, et d’effet et de nom,

En Pologne mon père eut l’heur d’être échanson,

Assez considéré par l’honneur de lui plaire,

Pour vous le faire court, il y manda ma mère ;

Et, nous voulant à tous partager son crédit,

Souhaita que ma sœur encore s’y rendît,

Que ma mère élevait en sa plus tendre enfance ;

Car pour moi, déjà grand et hors de sa puissance,

J’avais suivi mon père, et, sorti de son sang,

Dedans la cour déjà possédais quelque rang ;

Elles partirent donc, et croyant la fortune

Avoir trop fait pour nous pour leur être importune,

L’une en quête d’un père, et l’autre d’un mari,

Vinrent, pour nous trouver, s’embarquer en Bari ;

Mais le pilote à peine eut laissé choir les voiles,

Qu’un vent impétueux, en déchirant les toiles,

Les écarta si loin que l’on crut leurs vaisseaux

Le débris d’un écueil ou le butin des eaux ;

Quinze ans s’étaient coulés sans qu’aucunes nouvelles

En Pologne ou dans Nole eussent rien appris d’elles ;

Et comme, après des soins si longs et superflus,

Mon père n’en cherchait ni n’en espérait plus,

Depuis deux ans enfin il a su que ma mère,

Tombée avec ma sœur au pouvoir d’un corsaire,

Près d’une île écartée où le vent les poussa,

Avait été vendue aux agents d’un bassa ;

Qu’à l’égard de ma sœur elle en fut séparée,

Et suivit un marchand de quelque autre contrée.

Mon père à ce bonheur se sentit transporter,

Et ne jugeant que moi qui les pût racheter,

Outre six cents ducats, me fit pour ce voyage

Ordonner l’appareil d’un honnête équipage.

Venise, où j’arrivai pour mon embarquement,

Vit finir mon voyage et naître mon tourment ;

Et l’endroit où je crus laisser ma lassitude

M’excita tant de peine et tant d’inquiétude,

Mais de peine si chère et si douce à souffrir,

Que jusques à présent je n’en ai pu guérir :

À l’heure du souper, la table fut couverte

Par des mains dont Amour avait juré ma perte,

Les mains d’une beauté dont l’abord me ravit,

Et qui m’asservit plus qu’elle ne me servit :

Sophie était le nom de ce charme visible,

Qui, surprenant un cœur jusqu’alors insensible,

En fit en ce repas, par ses regards vainqueurs,

Un mets à ce tyran qui ne vit que de cœurs.

Enfin, blessé d’amour, je fis lever la table,

Espérant perdre au lit ce tourment agréable ;

Mais le sommeil, qui lors charmait tout l’univers,

Ne put fermer les yeux qu’Amour avait ouverts.

L’exercice du jour endort l’inquiétude ;

Mais la nuit elle veille et nous devient plus rude :

Le lendemain Ergaste, ignorant mon amour,

Se rendit en ma chambre aussitôt que le jour,

Et me dit qu’un vaisseau m’attendait à la rade.

ÉRASTE.

Vous partîtes ?

LÉLIE.

Rien moins, je me feignis malade :

Mais que dis-je, feignis ? blessé de tant d’appas,

Je l’étais bien sans doute, et ne le feignis pas ;

L’aimable servitude où ma raison s’engage

M’ayant fait de ma mère oublier le servage,

Je compose avec l’hôte, et dedans sa maison

Du mal que je feignais attends la guérison ;

Mais le mal que je feins n’ayant pas besoin d’aide,

Le vrai mal que je cache y devient sans remède.

Je me hasarde enfin, et force le respect

Que de l’objet aimé nous imprime l’aspect ;

Et mon feu me pressant, je découvre à Sophie

Et le cœur et les vœux que je lui sacrifie.

Mais en vain mon adresse, avec tout son effort,

Tente de son honneur l’inexpugnable fort ;

Et j’apprends, à la fin de mes poursuites vaines,

Que je ne puis prétendre autre fruit de mes peines

Que la confusion d’un frivole séjour,

Ou le pudique fruit d’un légitime amour ;

Qu’elle était de naissance assez considérable

Pour aspirer au joug d’un hymen honorable ;

Mais que son mauvais sort, infidèle à son sang,

En l’état d’une esclave avait changé son rang.

L’amour, qui me rendait ma franchise importune,

Fit en moi ce qu’en elle avait fait la fortune,

Me mit d’un état libre en un rang où je sers :

Je délivrai l’objet qui me tenait aux fers ;

Je rachetai Sophie, et la prenant pour femme,

En délivrant son corps, m’assujettis son âme.

ERGASTE.

Si de ce long récit vous n’abrégez le cours,

Le jour achèvera plus tôt que ce discours.

Laissez-le moi finir avec une parole :

À Éraste.

Cinq ou six mois après, nous nous rendons à Nole,

Où de Constantinople on crut notre retour ;

Et là, par mon avis et par celui d’Amour,

Nous étant concertés, je fis croire à son père

Le rachat de sa sœur et la mort de sa mère.

De Sophie à présent Aurélie est le nom ;

Le père en cette erreur la souffre en sa maison,

Où, d’une chaste amour satisfaisant la flamme,

Elle est fille le jour, et la nuit elle est femme.

Jugez par ce récit si vraisemblablement

Votre jaloux soupçon a quelque fondement,

Et si, quoi qu’on propose, il peut souffrir sans peine

La proposition qu’on leur fait d’Éroxène.

ÉRASTE.

Dieux ! jamais comédie, en sa narration,

N’excita tant de joie et tant d’attention ;

Et l’éclaircissement, qui dissipe ma crainte,

M’interdit toute excuse et condamne ma plainte ;

Mais de quelle arme enfin espérez-vous parer

L’hymen...

LÉLIE.

Nous vous cherchions pour en délibérer.

J’ai fait mon personnage en cette comédie ;

Pour ce qui reste, il faut qu’Ergaste y remédie.

ERGASTE.

J’ai pendant ce récit eu le temps d’y rêver ;

Voyez si ce moyen se pourrait approuver :

Au vieillard Polydore Anselme offre Sophie,

Ou plutôt pour ses biens il la lui sacrifie,

Voyant qu’il s’est offert de la prendre sans dot.

LÉLIE.

Il est vrai.

ERGASTE.

Mon avis est qu’Éraste, en un mot,

Lui faisant la même offre, obtienne sa parole,

Et rende du vieillard l’espérance frivole :

L’honneur qu’il recevra d’un si puissant appui,

Et le peu de rapport de Polydore à lui,

Lui feront trop des deux faire la différence,

Pour devoir hésiter en cette préférence.

Vous, Lélie, il faudra que vous feigniez aussi

Qu’Éroxène causant votre plus doux souci,

Votre plus grand bonheur est qu’hymen vous assemble,

Et lors il est aisé de vous loger ensemble,

Et que, par cet intrigue adroitement conduit...

LÉLIE.

Et bien ?

ERGASTE.

La sœur du jour soit la femme la nuit,

Tant que de vos vieillards, qui n’ont plus guère à vivre,

La mort, qui change tout, de ces soins vous délivre.

ÉRASTE.

Comment sans épouser posséder leurs appas,

Ou comment épousant ne les posséder pas ?

N’est-ce pas te confondre, ou d’un double adultère

De ce lien sacré profaner le mystère ?

ERGASTE.

Un ami travesti, vos parents assemblés,

Vous peut-il pas unir de ces nœuds simulés ?

Puis leur mort arrivant, un hymen légitime

Des faveurs d’Éroxène effacera le crime.

LÉLIE.

Un plus rare moyen ne se peut concevoir,

Et tu me rends la vie en me rendant l’espoir :

Par cet heureux avis, qui nous tire de peine,

Je conserve Aurélie.

ÉRASTE.

Et j’épouse Éroxène.

ERGASTE, à part.

Moi peut-être un gibet, si l’art est éventé.

Mais n’en consultons plus, le sort en est jeté.

LÉLIE.

Crois qu’il me souviendra de cet heureux office.

ÉRASTE.

Crois qu’être ingrat aussi ne fut jamais mon vice.

ERGASTE.

Ni refuser aussi ne fut jamais le mien.

Tous alors qu’on vous sert, vous en promettez bien,

Mais toujours pour effets vous baillez des attentes ;

Vos assignations ne sont jamais contentes ;

De vos profusions on n’est jamais surpris.

N’importe, la vertu de soi-même est le prix.

Je vais trouver Anselme et commencer mon rôle ;

Ou, si de mes efforts le succès n’est frivole,

Il sera bien adroit s’il nous peut échapper ;

Et, s’il ne court bien fort, je saurai l’attraper.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LÉLIE, AURÉLIE, ERGASTE

 

AURÉLIE, à Lélie.

Qui vous a retenus ? Il était temps, Lélie,

De tirer mon esprit de sa mélancolie ;

Et, tardant un moment, la mort l’en eût tiré.

LÉLIE.

Quel nouveau déplaisir peut l’avoir altéré ?

AURÉLIE.

Quel plus grand déplaisir faut-il que votre absence,

À qui sans aucun bien, sans nom, sans connaissance,

Pour support, pour amis, pour parents, pour époux,

Pour tout refuge enfin, ne reconnaît que vous ?

Le sort, dès le berceau me déclarant la guerre,

De libre que j’étais en ma natale terre,

M’en tira pour m’ôter ce précieux trésor,

Et m’arracha du sein qui m’allaitait encor :

Je perdis d’un seul trait que lança la furie,

Ma liberté, mon nom, mes parents, ma patrie ;

Et pour toute richesse il ne m’était resté

Qu’un cœur libre et constant que vous m’avez ôté ;

Quand je croyais enfin que, changeant mon servage,

Ce cruel ennemi m’eût changé de visage,

Et que le cher présent qu’il m’a fait de vos fers

Dût guérir tous les maux que j’ai jamais soufferts.

Je vois qu’il entreprend ma dernière ruine,

Et veut, par le succès des maux qu’il me destine,

M’ôtant jusqu’à l’espoir, me dépouiller d’un bien

Qui malgré lui demeure à qui ne reste rien.

LÉLIE.

Vous savez que mes yeux, dépourvus de défense,

Mirent sitôt mon cœur dessous votre puissance,

Que, sans rien mériter par ma captivité,

Je ne fis qu’obéir à la nécessité.

Par cette conjoncture il est aisé de croire

Que l’honneur d’être à vous faisant toute ma gloire,

Le malheur de vous perdre et de ne vous plus voir

Ferait mon infaillible et dernier désespoir.

AURÉLIE.

S’il faut donc par la fuite éviter la disgrâce

Dont un père importun aujourd’hui nous menace,

Proposez-moi l’horreur des plus affreux déserts,

Des plus sombres forêts, des plus pénibles mers,

Je vous suivrai sans peine au bord des précipices ;

Tous travaux avec vous me seront des délices.

ERGASTE.

Combattons la fortune avec tout notre soin,

Mais n’allons point chercher à la vaincre si loin :

Sitôt qu’on lève l’ancre, et qu’il faut perdre terre,

Je crois m’être exposé dans un vaisseau de verre,

À qui le moindre flot est un funeste écueil

Dont le choc va m’ouvrir un liquide cercueil.

LÉLIE.

Ton intérêt n’est pas ce qui nous met en peine.

AURÉLIE.

Si de nos importuns l’espérance n’est vaine,

Ce soir, qui de nos vœux nous doit ôter le fruit,

Sera suivi pour nous d’une éternelle nuit :

En cette extrémité, faisons avec courage

Ce qu’en même besoin fait un qui fait naufrage,

Qui sans perdre courage est constant jusqu’au bout,

De l’œil et de la main cherche et s’attache à tout.

LÉLIE.

Le ciel nous peut aider si l’art nous est frivole ;

Mais mon père revient... Toi, commence ton rôle ;

Vous, Aurélie, entrez, je vous veux conférer

D’un avis que l’Amour vient de nous suggérer.

Il sort avec Aurélie.

 

 

Scène II

 

ANSELME, ERGASTE

 

ANSELME.

En quel endroit, Ergaste, as-tu laissé Lélie ?

ERGASTE.

Dans sa chambre ; pourquoi ?

ANSELME.

Seul ?

ERGASTE.

Avec Aurélie.

ANSELME.

M’étant tu si longtemps, je l’avoue aujourd’hui,

Je suis mal satisfait d’Aurélie et de lui.

Il semble, s’il te faut parler d’une âme ouverte,

Que rachetant sa sœur, il acheta sa perte,

Et que Constantinople est un séjour fatal

Où tout bien se corrompt et dégénère en mal.

Si l’étude autrefois l’a mis en quelque estime,

Il semble n’être plus qu’un corps que rien n’anime ;

Et son oisiveté semble le mettre au rang

Des objets dépourvus et de vie et de sang.

Il ne saurait trouver, pour son inquiétude,

Dans sa bizarre humeur assez de solitude ;

Et l’église, autrefois le premier de ses soins,

Est aujourd’hui le lieu qu’il fréquente le moins.

ERGASTE.

Le proverbe est certain, et l’épreuve constante,

Que l’on sait qui l’on est en sachant qui l’on hante ;

Et vous plaindre de lui n’est que lui reprocher

Qu’avecque les boiteux on apprend à clocher.

Nous venons de Turquie, et dans cette contrée

Des plus religieux l’église est ignorée ;

C’est un climat de maux, dépourvu de tous biens,

Car les Turcs, comme on sait, sont fort mauvais chrétiens :

Les livres en ce lieu n’entrent point en commerce,

En aucun art illustre aucun d’eux ne s’exerce,

Et l’on y tient quiconque est autre qu’ignorant

Pour catalaméchis, qui sont gens de néant.

ANSELME.

Plus jaloux de sa sœur qu’on n’est d’une maîtresse,

Jamais il ne la quitte, ils se parlent sans cesse,

Me raillent, se font signe, et, se moquant de moi,

Ne s’aperçoivent pas que je m’en aperçois.

ERGASTE.

Là, chacun à gausser librement se dispense ;

La raillerie est libre et n’est point une offense ;

Et, si je m’en souviens, on appelle en ces lieux

Urchec, ou gens d’esprit, ceux qui raillent le mieux.

ANSELME.

Ils en usent pour Nole avec trop de licence ;

Et, quoique leur amour ait beaucoup d’innocence,

Je ne puis approuver ces baisers assidus,

D’une ardeur mutuelle et donnés et rendus,

Ces discours à l’oreille et ces tendres caresses,

Plus dignes passe-temps d’amants et de maîtresses,

Qu’ils ne sont en effet d’un frère et d’une sœur.

ERGASTE.

Se peuvent-ils chérir avec trop de douceur ?

Et, proches comme ils sont, peut-on sans injustice

Interdire à leur sang de faire son office ?

ANSELME.

Je crains que cet office excède leur devoir ;

Je n’en puis mal juger, mais il faut tout prévoir.

ERGASTE.

La loi de Mahomet, par une charge expresse,

Enjoint ces sentiments d’amour et de tendresse,

Que le sang justifie et semble autoriser ;

Mais le temps le pourra démahométiser ;

Ils appellent tubalch cette ardeur fraternelle,

Ou boram, qui veut dire intime et naturelle.

ANSELME.

S’il m’est enfin permis de ne te point mentir,

Et si d’une bonne œuvre on se peut repentir,

De leurs déportements mon âme inquiétée

Conçoit quelque regret de l’avoir rachetée,

Puisqu’en la recouvrant je perdis mon repos,

Que ce soin importun traverse à tout propos.

ERGASTE.

L’usage de Turquie enfin les justifie ;

La loi turque...

ANSELME.

Et toi, traître, avecque ta Turquie,

Avecque ta loi turque, avec ton Mahomet,

Tu veux autoriser cet usage indiscret,

Et, sous un voile turc me chargeant d’infamie,

M’affronter à la turque et couvrir leur folie ;

Mais le soin que tu prends de les justifier

Me les rend plus suspects et m’en fait défier.

J’entends, si chez les Turcs ils suivaient leur méthode,

Que parmi les chrétiens ils vivent à leur mode.

ERGASTE.

La fille ayant atteint l’âge de la raison

Est un meuble importun dedans une maison,

Et dont aux plus soigneux la garde est incertaine :

Un mariage enfin vous tirerait de peine,

Et bornerait vos soins en terminant ses vœux.

ANSELME.

Tu n’en proposes qu’un, et j’en ai conclu deux.

Tu connais Éroxène ?

ERGASTE.

Oui, la nièce d’Orgie ?

ANSELME.

Elle-même. Est-ce un choix indigne de Lélie ?

ERGASTE.

S’il obtient par vos soins ce favorable choix,

Vous lui donnez la vie une seconde fois,

Puisqu’il aime Éroxène à l’égal de son âme,

Et que son seul respect lui fait cacher sa flamme.

ANSELME.

Je rends grâces au ciel qu’une, fois pour son bien

Son choix toujours contraire ait rencontré le mien ;

Mais, outre cet hymen, j’ai d’Aurélie encore

Arrêté l’alliance avecque Polydore.

ERGASTE.

Pour Lélie, Éroxène est tout l’heur qu’il prétend ;

Mais pour sa sœur...

ANSELME.

Eh bien ?

ERGASTE.

Ne vous hâtez pas tant.

ANSELME.

Pourquoi ? Veux-tu que l’âge au logis la consomme ?

ERGASTE.

Ne la mariez point, ou lui donnez un homme.

ANSELME.

Et qu’est donc Polydore ?

ERGASTE.

Il n’est plus, autant vaut.

ANSELME.

Comment ! en sa santé sais-tu quelque défaut ?

ERGASTE.

Non, mais il est trop jeune ; attendez qu’il ait l’âge,

Et puisse satisfaire aux devoirs du ménage.

Oh ! que de ses pareils le feu doit être ardent !

ANSELME.

Il n’a pas cinquante ans !

ERGASTE.

Et plus, pas une dent.

Il n’est dans la nature homme qui ne le juge

Du siècle de Saturne ou du temps du déluge ;

Des trois pieds dont il marche il en a deux goutteux,

Et ressemble en marchant à ces ânes boiteux,

Qui presque à chaque pas trébuchent de faiblesse,

Et qu’il faut soutenir ou relever sans cesse.

ANSELME.

Il est riche, et le bien a de puissants appas.

ERGASTE.

Fabrice ment donc bien, car il ne le dit pas.

ANSELME.

Quel Fabrice ?

ERGASTE.

Un valet qu’il chassa pour un verre

Qu’il rinçait par malheur, et qui tomba par terre.

ANSELME.

Et que t’en a-t-il dit ?

ERGASTE.

Que bien loin de l’enfler,

Il vidait sa finance à force de souffler ;

Et que pensant l’accroître avec de la fumée,

En fumée au contraire il l’avait consommée ;

Qu’au reste, on vit chez lui de mets si délicats,

Qu’on meurt toujours de faim à la fin du repas ;

Baste, encor, pour avoir la fortune contraire,

À bien d’honnêtes gens elle n’est pas prospère ;

Mais son esprit mordant, envieux et jaloux,

Ne pardonne à personne et se prend jusqu’à vous :

Déchiffrant votre vie avec d’autres critiques,

Par tous les carrefours il en fait des chroniques,

Et ne se plaît à rien tant qu’à vous éplucher.

Mais en vous disant tout je vous pourrais fâcher.

ANSELME.

Achève, je le veux.

ERGASTE.

J’ai honte de le dire.

ANSELME.

Si ce qu’il dit est faux, je n’en serai pas pire.

ERGASTE.

Il vous veut imputer certaine infirmité

Par qui de tous les nez le vôtre est évité,

Et dit qu’un vieil pourrit, dont le corps vous démange,

Vous oblige sans cesse à quelque geste étrange.

ANSELME.

Le sot ment par sa gorge.

ERGASTE.

Et dit le bien savoir

De gens qui tous les jours ont l’honneur de vous voir ;

Même de vos amis.

ANSELME.

Il ment par ses oreilles.

ERGASTE.

De plus, qu’ayant le nez délicat à merveilles,

Il le sait par lui-même.

ANSELME.

Il ment par l’odorat.

ERGASTE.

Et que le vôtre étant et si court et si plat,

Cette incommodité qui vous est naturelle

Est facile à juger.

ANSELME.

Il ment par la cervelle.

ERGASTE.

Quoiqu’il n’ait pas raison, car je sais bien qu’il ment,

L’accès qu’il a chez vous le fait croire aisément.

ANSELME.

Mais comment l’en bannir ? Ma parole me lie,

Joint qu’il s’offre sans dot d’épouser Aurélie.

ERGASTE.

Épargnez sa vertu bien plutôt que sa dot,

Car toute femme enfin n’en peut faire qu’un sot ;

Et tout père puissant qui pourvoit mal sa fille

Rend pour le moins suspect l’honneur de sa famille ;

Mais Éraste qui l’aime, et sans comparaison

Plus sortable de biens, et d’âge et de maison,

Pressé d’un feu secret, incessamment aspire,

Sans l’oser déclarer, au joug de son empire,

Vous fera la même offre et la prendra sans dot ;

Il s’enhardit hier de m’en toucher un mot.

ANSELME.

Éraste !

ERGASTE.

Oui, fils d’Orcas, grand ami de Lélie.

ANSELME.

Il témoigne sans dot vouloir bien d’Aurélie !

ERGASTE.

Non-seulement sans dot, mais sans habits encor,

Et la croit toute nue un si riche trésor,

Que...

ANSELME.

Fais-le moi parler, et concluons l’affaire ;

Pour l’autre, il peut ailleurs se pourvoir d’un beau-père

J’ai du respect pour lui comme il en a pour moi ;

En me calomniant, il dégage ma foi,

Et recherchant ma fille, il m’a dû mieux connaître.

ERGASTE.

Vous vous engendriez mal : c’est un fou.

ANSELME.

C’est un traître.

ERGASTE.

Un fourbe.

ANSELME.

Un archi-fourbe.

ERGASTE.

Un calomniateur.

ANSELME.

Un médisant.

ERGASTE.

Un lâche.

ANSELME.

Un gueux.

ERGASTE.

Un imposteur.

ANSELME.

Un infâme.

ERGASTE.

Un faquin.

ANSELME.

Un reste de galère.

Mais insensiblement tu m’a mis en colère ;

Et si dans cette humeur je l’avais rencontré,

Je serais homme encore à le voir sur le pré.

ERGASTE.

L’âge vous en dispense, et lui n’est pas si traître,

Si peut-être il n’y va pour faucher ou pour paître.

ANSELME.

Fais-moi venir Éraste ; adieu.

Il sort.

ERGASTE, seul.

Quel doux ébat !

Ô la bonne balourde, et le plaisant soldat !

 

 

Scène III

 

ÉROXÈNE, LYDIE

 

ÉROXÈNE.

Va, rends ce bon office au feu qui me consomme :

Il me promet beaucoup ; mais, Lydie, il est homme,

C’est-à-dire d’un sexe où l’on fait vanité

D’oubli, de perfidie et d’infidélité ;

Et s’il me fait le tort dont mon soupçon l’accuse,

Aurélie a des yeux qui portent son excuse.

LYDIE.

Je l’irai bien chercher ; mais qu’apprendrai-je enfin,

Après tous les serments qu’il m’a faits ce matin ?

ÉROXÈNE.

Confesse-lui ma crainte, et dis-lui mon martyre ;

Que l’accès qu’un ami lui donne en sa maison

Me le rend, en un mot, suspect de trahison.

Mais non, ne touche rien de ce jaloux ombrage ;

C’est à sa vanité donner trop d’avantage :

Dis-lui que puisqu’il m’aime, et qu’il sait qu’aux amants

Une heure sans se voir est un an de tourments,

Il m’afflige aujourd’hui d’une trop longue absence.

Non, il me voudrait voir avec trop de licence :

Dis-lui que, dans le doute où me tient sa santé...

Mais puisque tu l’as vu, puis-je en avoir douté ?

Flattant trop un amant, une amante inexperte

Par ses soins superflus en hasarde la perte.

Va, Lydie, et dis-lui ce que pour mon repos

Tu crois de plus séant et de plus à propos.

Va, rends-moi l’espérance, ou fais que j’y renonce ;

Ne dis rien si tu veux, mais j’attends sa réponse.

LYDIE.

Que me répondra-t-il si je ne lui dis rien ?

ÉROXÈNE.

Le silence parfois est un docte entretien ;

Et le voir de ma part, sans lui pouvoir rien dire,

C’est lui faire sur moi connaître son empire ;

C’est d’un style éloquent et digne de ses vœux

Expliquer mes soupçons, mes soupirs et mes feux.

Ô sexe malheureux et chétif que le nôtre,

Où l’amour se trouvant naturel comme à l’autre,

Son pouvoir redoutable et ses succès douteux,

L’aveu n’en est pas libre et s’en trouve honteux,

Où l’on permet d’aimer, non d’avouer qu’on aime,

Où la pudeur travaille autant que l’amour même !

LYDIE.

Si votre oncle arrivant m’appelait par hasard...

ÉROXÈNE.

Va, toujours une amante a quelque excuse à part.

Comme un vieillard toujours a l’humeur soupçonneuse ?

Tu seras chez l’orfèvre, ou bien chez l’empeseuse ;

Je saurai l’abuser. Mais presse ton retour,

Si tu me veux encor voir respirer le jour.

Elle sort.

LYDIE, seule.

Invincible vainqueur des cœurs les plus rebelles,

Amour, que ton pouvoir démonte de cervelles,

Et que notre raison suit de près le repos !

Mais je ne pouvais pas sortir plus à propos.

 

 

Scène IV

 

ÉRASTE, LYDIE

 

ÉRASTE.

Lydie, oblige-moi d’assurer Éroxène...

LYDIE.

De quoi ?

ÉRASTE.

Que je travaille à vous tirer de peine,

Qu’un prompt événement lui prouvera ma foi,

Apercevant Anselme qui entre.

Et que malgré le sort... Mais va, retire-toi.

LYDIE.

Quel caprice vous fait me chasser de la sorte ?

ÉRASTE.

Ne t’en informe point : un sujet qui m’importe.

Ne me suis point, te dis-je. Adieu.

LYDIE.

De la façon ?

ÉRASTE, à part.

Anselme en aurait pu concevoir du soupçon.

LYDIE, à part.

Ô dieux !

ÉRASTE.

Abordons-le ; commençons notre rôle.

 

 

Scène V

 

ANSELME, ÉRASTE, LYDIE, sans être vue

 

LYDIE, à part.

N’avoir pu lui tirer ni dire une parole ;

Me fuir, me rebuter et me quitter ainsi !

Ma maîtresse a raison de s’en mettre en souci.

Anselme vient à lui : quelque trame se brasse.

Ne nous éloignons point, sachons ce qui se passe.

ANSELME.

Venez, mon cher Éraste, ou plutôt mon cher fils,

Puisque par votre amour ce nom vous est acquis :

Vous avez pu savoir d’Ergaste ou de Lélie

À quel point je tiens cher le bonheur d’Aurélie.

ÉRASTE.

Je crois pareillement qu’ils vous auront appris

À quel prix je tiendrai cette faveur sans prix.

ANSELME.

Le témoignage exprès qu’ils viennent de m’en rendre

Fait que je vous salue en qualité de gendre,

Et vous offre chez moi toute l’autorité

Que vous y pouvez prendre en cette qualité.

LYDIE, à part.

Qu’entends-je, ô juste ciel !

ANSELME.

Ils vous ont dit encore

Qu’à quelque si haut point que ce bonheur m’honore,

Je ne puis autrement encor l’avantager.

Mes biens après ma mort se pourront partager ;

Mais comme j’en ai peu, sa dot sera petite.

ÉRASTE.

Ne comptez-vous pour rien sa grâce et son mérite,

Ces rares qualités, ces précieux trésors,

Dont le ciel enrichit son esprit et son corps ?

En soi seule elle apporte une richesse extrême,

Et je ne prétends d’elle autre dot qu’elle-même.

LYDIE, à part.

Et puis assurons-nous en la foi d’un amant !

Mais je pense veiller, et dors assurément.

ANSELME.

Je crois, puisque sans fard il faut ouvrir nos âmes,

Qu’il ne vous reste rien de vos premières flammes ;

Qu’Éroxène en un mot n’a plus l’autorité

Qu’on m’a dit qu’elle avait sur votre liberté ;

Quelque nouvelle amour dont le feu nous consume,

Notre premier brasier aisément se rallume,

Pour peu que sous sa cendre il reste de chaleur ;

Et ce mal ne produit que haine et que malheur.

ÉRASTE.

J’ai pour me divertir d’une humeur sotte et vaine,

Pris plaisir, il est vrai, d’abuser Éroxène ;

Mais si jamais l’Amour n’était victorieux

Par de plus dignes traits que par ceux de ses yeux,

Ce monarque absolu sur tout ce qui respire

N’aurait pas bien avant étendu son empire.

LYDIE, à part.

Et, lâches, nous prisons un bien si peu constant,

Dont la perte et le gain se fait en même instant !

...

...

ANSELME.

C’est assez, elle est vôtre, et d’un même lien

J’engage sous vos lois et son cœur et le mien.

ÉRASTE.

Et par ce cher présent votre bonté me donne

Plus que la plus brillante et plus riche couronne.

Souffrez que j’aille offrir l’hommage que je dois

À la divinité dont j’adore la loi,

Et lui sacrifier le beau feu qui me presse.

LYDIE, à part.

Que ne puis-je arracher cette langue traîtresse !

ANSELME.

Allons, nous prendrons jour pour la solennité

D’un joug si précieux à votre liberté.

Il sort avec Éraste.

LYDIE, seule.

Ô noire perfidie ! ô siècle ! ô monde immonde !

Source en crimes, en fraude, en misères féconde !

Vil théâtre des jeux et du sort et du temps,

Qui se peut garantir des lacs que tu nous tends ?

Triste objet de pitié, trop fidèle Éroxène,

Ou trop simple plutôt, trop crédule et trop vaine,

D’avoir cru posséder assez d’autorité

Pour obliger ce sexe à quelque fermeté ;

Un sexe qui du nôtre incessamment se joue,

Plus changeant que le sort, moins stable que sa roue,

Et pour qui toutefois, malgré son changement,

Notre sexe imbécile a tant d’attachement ;

Fais maintenant état des devoirs de ces traîtres,

Si peu nos serviteurs, et si longtemps nos maîtres,

Et dont ou l’inconstance ou la possession

Du jour au lendemain éteint l’affection ;

Si larges en serments, si riches en promesses,

Qui par tant d’artifice excitent nos tendresses ;

Qui mourants, languissants, et si près de leur fin,

Ressuscitent le soir de la mort du matin.

Porter le coup mortel dans le sein d’Éroxène,

Est travailler, dit-il, pour la tirer de peine !

Que feras-tu, chétive ? et, pour tant de douleurs,

Deux yeux te pourront-ils fournir assez de pleurs ?

Jamais, jamais du sort les plus sanglants outrages

N’ont produit de sanglots, de désespoirs, de rages,

De troubles, de transports ni de forcènements

Sensibles à l’égal de tes ressentiments !

T’imite qui voudra, ton mal me rendra sage ;

J’éviterai l’écueil où j’ai vu le naufrage ;

Tous les charmes d’amour auront beau me tenter,

Et qui m’attrapera s’en pourra bien vanter.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

GÉRONTE, HORACE, tous deux vêtus a la turque

 

GÉRONTE.

Enfin, après un long et pénible voyage,

Si souvent menacé des vents et de l’orage,

Grâce à l’heureux démon qui gouverne mon sort,

Je revois mon pays et me retrouve au port,

En état de te rendre, ô ma chère patrie,

Quand la parque voudra disposer de ma vie,

De ces membres usés les cendres et les os,

Et remettre en ton sein ces funèbres dépôts.

Ne vois-je pas Anselme ? Ô l’heureuse nouvelle

Dont je vais réjouir un ami si fidèle !

Anselme ? Mais d’où vient qu’il détourne ses pas ?

Quoi, mon plus cher ami ne me reconnaît pas ?

Et de Géronte Anselme a perdu la mémoire !

 

 

Scène II

 

GÉRONTE, HORACE, ANSELME

 

ANSELME.

Vous, Géronte !

GÉRONTE.

Voyez !

ANSELME.

Hé Dieu, qui l’eût pu croire

À voir ce corps tremblant et ce visage usé,

L’un et l’autre si vieil, si maigre et déguisé !

Qui vous a pu causer ce changement extrême ?

GÉRONTE.

Manger mal, boire pis, souvent coucher de même ;

Marcher incommodé, sans bête et sans valet.

ANSELME.

À quoi ces habits turcs ? Dansez-vous un ballet ?

Portez-vous un momon ?

GÉRONTE.

Sans railler, je vous prie,

J’ai mangé franchement mes habits en Turquie.

ANSELME.

Comment ! en ce pays mange-t-on les habits ?

GÉRONTE.

Oui, mais l’on s’y plaît moins à railler ses amis.

Sachez qu’où la faim presse et la bourse s’altère,

Il n’est rien de si dur que le corps ne digère.

Pour vous, plus j’en confère avec mon souvenir,

Plus je vois que le temps vous a fait rajeunir,

Et cette gayeté d’humeur et de visage

Cache aux yeux les plus fins la moitié de votre âge :

Il n’est pays si sain que son natal séjour.

ANSELME.

Baste ! c’est me le rendre. Enfin, d’où le retour ?

GÉRONTE, montrant Horace.

De racheter mon fils, ravi par des corsaires,

Et fait le triste objet de quinze ans de misères,

Dans la fameuse ville où le grand Constantin

Avait de l’Orient établi le destin.

ANSELME.

Vos bontés l’ont tiré d’une longue disgrâce.

GÉRONTE.

Le sang m’y conviait.

ANSELME.

Vous l’appelez...

GÉRONTE.

Horace.

ANSELME, l’embrassant.

Le ciel, mon cher Horace, après ce long ennui...

GÉRONTE.

Il ne vous entend point, je vous réponds pour lui,

Car il n’a jamais su sa langue naturelle.

Je vous apporte, au reste, une bonne nouvelle.

ANSELME.

Quelle ? Que le grand-turc n’arme point cette été,

Ou veut faire alliance avec la chrétienté ?

GÉRONTE.

Je dis bonne pour vous : votre femme Constance,

Hors le sensible ennui qu’elle a de votre absence,

En assez bon état peu devant mon départ,

Me vit et me chargea de vous voir de sa part.

ANSELME.

Ô dieux ! vous devez donc, si ce n’est raillerie,

Venir de l’autre monde, et non pas de Turquie !

GÉRONTE.

C’est bien un autre monde, où les chrétiens aux fers,

Haïs, persécutés, souffrent plus qu’aux enfers.

ANSELME.

Ah ! Géronte, raillons, mais non jusqu’à l’injure.

Quel plaisir prenez-vous à rouvrir ma blessure,

Et me faire mourir par un second effort,

En me renouvelant la douleur de sa mort ?

GÉRONTE.

Ô la vaine douleur, et la plainte frivole !

Depuis trois ans, Anselme, est-ce un usage à Nole

De regretter la mort de qui se porte bien ?

ANSELME.

En est-ce un chez les Turcs de ne regretter rien,

Et, d’une extravagance à mille autre seconde,

Assurer la santé de qui n’est plus au monde ?

GÉRONTE.

Qui vous a dit sa mort ?

ANSELME.

J’en suis trop informé ;

Et le temps et l’argent qu’en vain j’ai consommé,

Pour un voyage exprès d’Ergaste et de Lélie,

Ne m’ont pu par leur soin recouvrer qu’Aurélie :

Pour Constance, l’année a fait six fois son cours

Depuis que le soleil a vu borner ses jours.

GÉRONTE.

Quoiqu’en mon occident, j’ai la vue excellente ;

Je connais trop Constance, et sais qu’elle est vivante,

Et je démentirais, sur un sujet pareil,

Vous, Lélie, Aurélie, Ergaste et le soleil :

Pour votre fille...

ANSELME.

Et bien ?

GÉRONTE.

Sa mère la-croit morte.

ANSELME.

Vous me feriez mourir de parler de la sorte,

Et vous viendriez à bout des esprits les plus forts ;

Vous tuez les vivants et ranimez les morts :

Celle que vous sauvez est en terre et pourrie ;

Celle que vous tuez aujourd’hui se marie ;

Et je dois à vous seul ajouter plus de foi

Qu’à mes gens, qu’à mon fils, qu’à ma fille et qu’à moi ?

GÉRONTE.

Je n’entreprendrai pas d’éclaircir ces mystères ;

Mais souvent les enfants en imposent aux pères,

Et, pour tirer l’argent qu’on leur veut épargner,

Vont quelquefois bien loin sans beaucoup s’éloigner.

Constance croit enfin le trépas d’Aurélie,

Et dans Constantinople on n’a point vu Lélie.

ANSELME.

Cette fameuse ville est donc en votre endroit

Une seconde Noie où chacun se connaît ?

GÉRONTE.

Non, je ne vous dis pas que ces lieux se ressemblent ;

Mais dans Sainte-Sophie, où les chrétiens s’assemblent

Pour l’office divin qui s’y fait avec soin,

Chacun fait connaissance et s’assiste au besoin.

Mais ne m’en croyez pas, croyez-en cette lettre

Qu’à mon soin en partant elle a voulu commettre :

Le doute où sans raison vous semblez insister

Me faisait oublier de vous la présenter.

Tenez, en saurez-vous connaître l’écriture ?

ANSELME, baisant la lettre.

Ô joie inespérée ! incroyable aventure !

Pour contester ce gage il est trop précieux,

Et démentir sa main est démentir ses yeux.

Hélas ! quels sentiments d’amour et de tendresse ?

Que direz-vous, Géronte ? Excusez ma faiblesse ;

Je ne puis refuser ces baisers ni ces pleurs

À ce crayon parlant de ses vives douleurs.

Mais tu te plains à tort de mon ingratitude,

Ô cher et doux sujet, de mon inquiétude !

Ce reproche est injuste, et le ciel m’est témoin

Si j’ai manqué pour toi ni d’amour ni de soin.

GÉRONTE.

Eh bien, vous rendrez-vous après ce témoignage ?

ANSELME.

J’avais tort, je me rends, mais avec avantage ;

Et je gagne en perdant bien plus que je ne perds,

Si je puis de Constance un jour briser les fers.

Mais si je m’obstinais, trouvez bon qu’Aurélie

Quant à ce qui me touche au moins me justifie.

Descendez, Aurélie.

GÉRONTE.

Oui, faites-la-moi voir ;

Outre que mon retour m’oblige à ce devoir.

Vous pourrez voir encor par notre conférence

Si ce que j’ai cru d’elle est contre l’apparence,

Et si j’avance rien contre la vérité.

ANSELME.

Non, je ne vous tiens pas en cette qualité ;

J’aurais soupçon plutôt d’Ergaste ou de Lélie.

 

 

Scène III

 

GÉRONTE, HORACE, ANSELME, AURÉLIE

 

AURÉLIE.

Que voulez-vous, mon père ?

ANSELME.

Approchez, Aurélie.

Cet ami, de Turquie aujourd’hui de retour,

M’apprend que votre mère y respire le jour.

AURÉLIE, à part.

Voici l’instant fatal d’où dépendait ma perte :

Notre art est éventé, la fourbe est découverte ;

Je ne sais qu’avouer, ni que nier aussi.

Que dirai-je ? Ah ! qu’Ergaste au moins n’est-il ici ?

ANSELME.

Vous ne répondez rien ?

AURÉLIE.

Hélas ! ce nom de mère

Renouvelle en mon cœur une douleur amère

Qui me ferme la bouche et m’étouffe la voix.

Ah ! si pour la revoir seulement une fois,

Et lui vérifier cette fausse nouvelle,

Il ne fallait qu’offrir le sang que je tiens d’elle,

Avec quel doux plaisir je quitterais le jour !

Et par un acte saint de devoir et d’amour,

Soit au fer, soit au feu, soit au poison réduite,

Mourant, reproduirais celle qui m’a produite,

Et vous redonnerais, par un malheur si doux,

Celle qui souffrit tant pour me donner à vous !

À Géronte.

Qui vous a dit encor ces frivoles nouvelles ?

GÉRONTE.

Deux yeux dont je réponds, et qui me sont fidèles.

AURÉLIE.

On répond aisément où rien n’est à risquer ;

Mais vos témoins sont vieux et près de vous manquer.

GÉRONTE, la regardant attentivement.

Vous avez bien raison, ne les pouvant séduire,

De les rendre suspects, car ils vous peuvent nuire.

AURÉLIE.

C’est qu’ils sont dangereux, et pleins de tant d’attraits,

Que l’on a grand sujet d’en redouter les traits.

GÉRONTE.

Quand soixante soleils ont tourné sur nos têtes,

Nos yeux n’ont plus dessein de faire des conquêtes.

Je sais bien que l’amour veut plus d’égalité :

S’ils vous peuvent blesser, c’est par la vérité.

AURÉLIE.

Pourquoi ? quel intérêt puis-je avoir de la craindre ?

GÉRONTE.

L’intérêt de tromper, de fourber, de bien feindre.

AURÉLIE.

Moi fourber, imposteur !

GÉRONTE.

Je n’imposerai rien.

Ne m’avez-vous point vu ? considérez-moi bien.

AURÉLIE.

Ce visage vraiment est fort considérable.

Ô le mauvais bouffon, et le fou déplorable !

GÉRONTE.

Quand une fourbe éclate on s’emporte aisément,

Et la confusion ôte le jugement ;

Mais je la convaincrai mieux que vous ma folie :

Osez-vous, dites-moi, passer pour Aurélie ?

AURÉLIE.

Quoi ! votre sang, mon père, et votre affection

Ne s’offensent-ils point de cette question ?

GÉRONTE.

J’ai bien su qu’à ce mot je vous mettrais en peine,

Et cette question est pour vous une gêne ;

Aussi par quelle audace usurpez-vous chez lui

La qualité, le nom et la place d’autrui,

Vous qui, simple servante en une hôtellerie,

Dans Venise...

AURÉLIE.

Ô mon père !

GÉRONTE.

Attendez, je vous prie...

Sous le nom de Sophie appeliez les passants ?

AURÉLIE.

Doutez-vous maintenant qu’il a perdu le sens ?

ANSELME.

Dieux !

GÉRONTE.

Et, quoiqu’en effet et si jeune et si belle,

Vous mettiez le couvert, apportiez la chandelle ;

Teniez prêts et nos lits et nos habillements ?

Il n’en faut point rougir, vous savez si je mens.

Ne connaissez-vous pas Tyndare ?

AURÉLIE.

Quel Tyndare ?

GÉRONTE.

C’est que je parle arabe, ou chinois, ou tartare ;

Ou vous pouviez servir dedans une maison

Sans en connaître l’hôte, et sans savoir son nom !

AURÉLIE.

Vous peut-il divertir par cette extravagance ?

GÉRONTE.

Vous peut-elle fourber avec cette arrogance,

Elle qui dans Venise, un mois entier et plus,

Affligé que j’étais d’un bras presque perclus,

M’a servi chez Tyndare ?

ANSELME.

Et s’appelait...

GÉRONTE.

Sophie.

ANSELME.

Vous vous êtes mépris : son nom est Aurélie ;

Mais leur rapport peut-être a produit son erreur.

AURÉLIE.

Souffrez...

ANSELME.

Non, contenez votre jeune fureur.

AURÉLIE.

Puis-je sans m’emporter souffrir cette imposture ?

ANSELME.

On peut bien imposer, mais non à la nature :

Quelque dol spécieux qui la puisse assaillir,

Le sang est trop bon juge et ne saurait faillir.

GÉRONTE.

Ainsi donc vous croyez quand on vous dissimule,

Et quand on vous dit vrai vous êtes incrédule ?

ANSELME.

Je crois mon serviteur, et mon sang, et mon fils.

GÉRONTE.

Ne me réputez plus du rang de vos amis,

Ou croyez-moi blessé d’une folie extrême,

Si vous n’êtes trompé d’eux, d’elle et de vous-même.

Quelque trame s’ourdit ! prévenez-en l’effet,

Et craignez... Voyez-vous quel signe elle me fait ?

AURÉLIE.

Moi signe ? infâme, traître ! Ah Dieu ! je désespère

De devoir par respect contenir ma colère,

Et n’être pas d’un sexe où de ta trahison

Aux dépens de mon sang je pusse avoir raison.

Faut-il qu’un scélérat impunément m’affronte ?

Elle sort.

ANSELME.

Ne vous emportez point, rentrez. Et vous, Géronte,

Laissant ce différent pour une autre saison,

Venez vous délasser et prenez ma maison,

Attendant...

GÉRONTE.

Je ne puis ; permettez-moi, de grâce,

De voir quelqu’un des miens.

ANSELME.

Laissez-nous donc Horace ;

Tant qu’on soit prêt chez vous à vous bien recevoir.

GÉRONTE.

Je le veux.

À Horace.

Mem.

HORACE.

Bel sem.

GÉRONTE.

Adieu, jusqu’au revoir.

Il sort.

ANSELME, à part.

Ô rencontre à la fois et propice et fatale !

Quelle confusion à la mienne est égale ?

Quand je crois que Constance a perdu la clarté,

Je reconnais sa main qui prit ma liberté ;

Et si j’ai d’Aurélie observé le visage,

Il ne rend pas pour elle un heureux témoignage,

Et dans ses changements a mal dissimulé ;

Joint qu’Ergaste est un fourbe entre tous signalé,

Qui peut pour mon argent m’en avoir fait accroire,

Et qui plus il m’attrape et plus il en fait gloire ;

En débauche Lélie, et croit bien réussir.

Mais s’il faut... Les voici, je m’en veux éclaircir.

 

 

Scène IV

 

LÉLIE, ERGASTE, ANSELME, HORACE

 

ERGASTE, à Lélie.

Ne vous hâtez point tant, c’est pour toute la vie,

Et deux nuits vous feront en passer votre envie.

ANSELME.

Qu’est-ce ?

ERGASTE.

Il vous veut presser, et trouve que ce soir

Est un terme trop long pour un si cher espoir.

ANSELME.

Peu de temps réglera l’amour qui vous transporte.

À Ergaste.

Mais viens ça ; qui t’a dit que ma femme était morte ?

Quand à Constantinople as-tu porté tes pas ?

Tu t’accuses, perfide, en ne répondant pas :

Qui hésite est surpris et médite une excuse.

LÉLIE.

Ergaste, et vite, un mot, un détour, une ruse.

ERGASTE.

Adieu mon personnage.

LÉLIE.

Et tôt.

ERGASTE.

J’ai beau rêver ;

Si vous ne me soufflez, je ne puis l’achever.

LÉLIE.

Dieux ! que ferai-je ? Ergaste à bout de son adresse !

ERGASTE.

Source d’infirmités, déplorable vieillesse,

Plus je veux pénétrer tes abîmes profonds,

Plus je te considère, et plus je me confonds :

Comme un logis tombant accable qui l’habite,

Tu fais qu’avec le corps l’esprit se débilite,

Que le temps avec l’âge emporte la raison,

Et que l’hôte renverse avecque la maison.

ANSELME.

Que veux-tu dire enfin ?

ERGASTE.

Que votre défiance

Fait que vous avez trop et trop peu de créance,

Et que cette faiblesse est un effet du temps

Qui pour notre malheur marque vos derniers ans.

Qui vous fait croire autrui contre notre parole ?

Qui vous a dans l’esprit mis ce soupçon frivole ?

ANSELME.

Géronte, un mien ami...

LÉLIE, à Ergaste.

Ne te relâche pas.

ANSELME.

Qui de Constantinople arrivé de ce pas,

Pendant un tour ou deux qu’il fait pour ses affaires,

M’a laissé ce sien fils racheté des corsaires,

M’assure d’avoir vu Constance à son départ,

Et de plus m’a rendu cet écrit de sa part,

Dit qu’il n’a rien au vrai pu savoir d’Aurélie,

Mais qu’elle la croit morte.

LÉLIE.

Ô fortune ennemie,

Qui jusques en Turquie as été susciter

Des moyens et des gens pour nous persécuter !

ANSELME.

Et soutient qu’à Venise, en une hôtellerie...

LÉLIE, à part.

Dieux !

ANSELME.

Il a vu servir, sous le nom de Sophie,

Celle qui d’Aurélie usurpe ici le nom.

ERGASTE.

Il vous en a bien dit. J’ai tort, s’il a raison :

Mais il est bien aisé de vous faire paraître

Que les fourbes sont ceux qui m’accusent de l’être,

Et je veux que son fils vous demeure d’accord...

ANSELME.

De quoi ?

ERGASTE.

Que j’ai raison, et que Géronte à tort.

À Horace.

Viens ça, ne nous mens point : sur quelle conjecture

Ton père avance-t-il cette noire imposture ?

Voyez-vous qu’il se trouble, et dit en se taisant

Que son père est un traître, un fourbe, un médisant ?

ANSELME.

Il n’entend pas la langue, et ne te peut répondre.

ERGASTE.

Eh bien, lui parlant turc, je sais bien le confondre.

Cabrisciam ogni Boraf, embusaim, Constantinopola ?

LÉLIE.

Ô rare, ô brave Ergaste !

HORACE.

Ben Belmen, ne sensulez.

ANSELME.

Eh bien, que veut-il dire ?

ERGASTE.

Qu’en vous en imposant son père a voulu rire ;

Qu’il est d’humeur railleuse, et n’a jamais été

En Turquie.

ANSELME.

En quel lieu l’a-t-il donc racheté ?

ERGASTE, à Horace.

Carigar camboco, ma io ossasando ?

HORACE.

Bensem, Belmen.

ERGASTE.

À Lipse en Négrepont.

ANSELME.

Ô tête vieille et folle !

Sachez par quel chemin ils sont venus à Nole.

ERGASTE.

Ossasando, nequet, nequet, poter lever cosir Nola ?

HORACE.

Sachina, Basumbasce, agrir se.

ERGASTE.

Il dit qu’on vient par mer sans passer par Venise.

ANSELME.

La froide raillerie et la franche sottise,

De venir de si loin, et si mal à propos,

Rire aux dépens des morts et troubler leur repos !

Quel siècle, quelles mœurs, et quelle frénésie !

ERGASTE.

Il faudrait faire un monde à votre fantaisie !

N’est-ce pas de tout temps, et non pas d’aujourd’hui,

Que toujours quelque fou rit aux dépens d’autrui ?

Au reste, en Négrepont c’est un art ordinaire

D’imiter l’écriture et de la contrefaire ;

Et s’en étant instruits, ils peuvent aisément,

Ou pour en éprouver le divertissement,

Ou pour tirer de vous quelque reconnaissance,

Avoir falsifié la lettre de Constance.

ANSELME.

J’ai cru qu’il avait bu ; ses yeux étincelants,

Sa face enluminée et ses pas chancelants,

Semblaient tacitement en rendre témoignage ;

Le feu semblait surtout lui sortir du visage,

Et le vin qu’il soufflait m’a porté jusqu’au nez.

ERGASTE.

Je le saurai bientôt. Viens ça.

Siati cacus naincon catalai mulai ?

HORACE.

Vare hec.

ERGASTE.

Vous devinez.

Il dit qu’ils sont entrés dans une hôtellerie,

Où, trinquant à l’honneur de leur chère patrie,

Et d’un peu de bon temps régalant leurs esprits,

Son père en a tant pris qu’il s’en est trouvé pris ;

Qu’il n’en a pu sortir sans une peine extrême,

Et ne pouvait porter ni son vin ni soi-même.

ANSELME.

T’en a-t-il pu tant dire en si peu de propos ?

ERGASTE.

Oui, le langage turc dit beaucoup en deux mots.

LÉLIE.

Ô très illustre Ergaste ! esprit inimitable !

Sans toi notre ruine était inévitable.

ANSELME.

Il voulait rire enfin, et j’attends son retour

Pour lui rendre la pièce et pour rire à mon tour.

Amène Éraste ici ; va tôt. Et vous, Lélie,

Allez voir Éroxène, et disposez Orgie

À consentir ce soir le succès de vos vœux.

ERGASTE.

La défaite est plaisante, et la dupe en vaut deux !

Il sort avec Lélie.

 

 

Scène V

 

GÉRONTE, ANSELME, HORACE

 

ANSELME.

Le voilà.

GÉRONTE.

Grâce au ciel, à mes souhaits prospère,

Ayant passé chez moi j’ai rencontré mon frère,

Qui, me sollicitant d’accepter son logis,

M’oblige à revenir pour reprendre mon fils.

J’en usais librement ; excusez, je vous prie.

ANSELME.

Géronte, un mot, de grâce : apprend-on en Turquie

Ou dans le cabaret à jouer ses amis ?

GÉRONTE.

En l’un ni l’autre lieu je ne l’ai point appris ;

Ce n’est point mon humeur.

ANSELME.

Non : ma fille servante,

Un voyage en Turquie, et ma femme vivante !

Tout ce conte à plaisir est une vérité ?

GÉRONTE.

Je ne fais point de conte, et n’ai rien inventé.

ANSELME.

Vous avez, dites-vous, vu Constance en Turquie.

Vous osez soutenir qu’Aurélie est Sophie ;

Vous parlez de Venise, et vous avez le front,

N’ayant qu’été par mer de Noie en Négrepont,

De dire...

GÉRONTE.

En Négrepont ! ô Dieu, la vaine fable !

ANSELME.

Votre fils, qui l’a dit, n’est donc pas véritable ?

GÉRONTE.

Quoi ! sans savoir la langue il peut vous l’avoir dit ?

ANSELME.

Il nous a parlé turc, que mon valet apprit

Séjournant sur les lieux pour racheter ma femme.

GÉRONTE, à Horace.

Soler ?

HORACE.

Man.

ANSELME.

Et bien plus, chose à votre âge infâme,

Que vous avez tantôt trouvé le vin si bon,

Que vous n’en avez pas oublié la raison,

Mais, en la faisant trop, l’aviez bien égarée :

Vos discours m’en étaient une marque assurée.

GÉRONTE, à Horace.

Dieux ! qu’entends-je ?

Jerusalasy adhuc moluc acoceras maristo, viscelei,

Huvi havete carbulach.

HORACE.

Eracercheter biradam suledi, ben belmen, ne sulodii.

GÉRONTE, à Anselme.

Croyez que votre serviteur

Doit être un maître fourbe, un insigne affronteur.

ANSELME.

Que vous dit-il encor ?

GÉRONTE.

Qu’il n’a pu rien comprendre

À ce qu’un de vos gens lui voulait faire entendre.

ANSELME.

M’aurait-il attrapé ? le trait serait subtil !

Mais s’il ne l’entendait, que lui répondait-il ?

GÉRONTE, à Horace.

Acciam sembilir bel mes, mie sulmes ?

HORACE.

Acciam bien croch soler, sen belmen, sen chroch soler.

GÉRONTE.

Qu’il ne l’entendait point, et croit que son langage

N’était qu’un faux jargon qui n’est point en usage.

Croyez encore un coup qu’il est un faux vaurien,

Un fourbe, un archi-fourbe, et gardez-vous-en bien.

Je vous suis inutile, et vais trouver mon frère.

Adieu.

ANSELME.

Jusqu’au revoir ; le ciel vous soit prospère.

GÉRONTE, à Horace.

Ghidelum anglan Cic !

HORACE.

Ghidelum Baba !

Géronte et Horace sortent.

ANSELME, seul.

De leur filet enfin je n’ai pu m’affranchir ;

La prudence n’est pas ce qui me fait blanchir.

Avec mes cheveux gris, avecque ma vieillesse,

Je trouve que je perds et finance et finesse ;

Et dupé que je suis, interdit et confus,

Perdant encor le sens, ne perdrais guère plus.

Ils m’ont tous affronté, chacun d’eux y conspire ;

Mais si je ne m’en venge, ils auront lieu d’en rire ;

Et surtout on verra rougir de mon affront

Les épaules d’Ergaste, aussi-bien que mon front.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LÉLIE, ERGASTE

 

ERGASTE.

Grâce au ciel, la tempête enfin s’est apaisée,

Ce vent impétueux s’est réduit en rosée,

Et j’ai de votre sort avec art redressé

L’édifice penchant et presque renversé.

LÉLIE.

Ce malheureux vieillard, sans dessein de nous nuire,

Et d’une âme ingénue, a pensé tout détruire ;

Mais ton langage turc en a paré le coup.

ERGASTE.

Une fourbe à propos quelquefois vaut beaucoup.

Je ne sais quel génie, en ce besoin extrême,

Me dictait un jargon que j’ignore moi-même ;

Mais je suis assuré que je ne lui parlois

Persan, turc, esclavon, arabe ni chinois ;

Et que s’il m’eût enquis du chemin de Turquie,

J’eusse été bien mêlé dans ma géographie ;

J’eusse bien vu du monde, et, sans savoir par où,

Arpenté le Japon, l’Égypte et le Pérou.

Enfin... Mais qu’est ceci ? Cette femme, à sa mine,

Doit de Turquie encore être une pèlerine :

Je crois que le grand-turc, né pour nous tourmenter,

Les envoie à dessein pour nous persécuter.

 

 

Scène II

 

LÉLIE, ERGASTE, CONSTANCE, vêtue à la turque

 

CONSTANCE.

Obligez-moi, messieurs, de me tirer de peine.

Anselme est-il vivant ?

ERGASTE, à part.

Ma doute n’est point vaine ;

Les Turcs sont aujourd’hui déchaînés contre nous.

LÉLIE.

Il se porte fort bien : que lui désirez-vous ?

CONSTANCE.

Et Lélie, un sien fils ?

LÉLIE.

Mieux encor que son père.

CONSTANCE.

Qu’avec juste raison, ô ciel, je te révère,

Et que je suis tenue à ta rare bonté !

LÉLIE.

Quel sort vous intéresse encore en leur santé ?

CONSTANCE.

Hélas ! j’ai grand sujet d’en paraître ravie !

ERGASTE, à part.

Ne voilà pas encor des traits de la Turquie,

Ce malheureux pays, si fatal aux chrétiens,

Si fertile en tous maux, si stérile en tous biens !

À Constance.

Quel bon office enfin ont-ils lieu de vous rendre,

Et quel est votre nom ? ne pouvons-nous l’apprendre ?

CONSTANCE.

Ma venue à tous deux importe au dernier point ;

Mais c’est un intérêt qui ne vous touche point.

LÉLIE.

Plus que vous ne pensez, puisque je suis Lélie.

CONSTANCE, l’embrassant.

Lélie ! à qui le sang d’un si cher nœud me lie !

L’heureux fruit de mes vœux, de mon lit, de mon flanc !

Lélie enfin, mon fils, et le sang de mon sang !

ERGASTE, à part.

Voici le coup fatal qui nous met hors d’escrime,

Et nous voilà tombés d’un gouffre en un abîme !

LÉLIE.

Quoi ! vous êtes ma mère ! Ô dure loi du sort,

Qui mêle l’amertume à cet heureux transport,

Et dont l’ordre fatal veut que dans la nature

On ne goûte jamais de douceur toute pure !

En recouvrant un bien qui m’est si précieux,

Je perds le plus grand bien que je tenais des cieux.

Pour voir ma mère, hélas ! j’eusse exposé ma vie,

Et voudrais la voyant qu’elle me fût ravie ;

Ce m’est un désespoir sensible au même point,

Que l’ennui de la voir et de ne la voir point.

Quoi ! vous êtes Constance ?

CONSTANCE.

Oui, cette infortunée

Qui croyait aujourd’hui sa misère bornée,

Et qui, par la froideur dont vous la recevez,

Voit ses malheurs changés et non pas achevés.

Quel temps, injuste sort, terminera ta rage,

S’il ne lui suffit pas de seize ans de servage,

S’il faut qu’après des fers portés si constamment

La liberté pour moi soit encore un tourment ?

Ne puis-je apprendre au moins l’ennui qui vous possède,

Afin que le causant j’en cherche le remède ?

Le mal me sera doux d’où naîtra votre bien,

Et pour votre repos j’altérerai le mien.

LÉLIE.

Je ne puis déclarer mon ennui sans l’accroître,

Et mon seul désespoir vous le fera connaître.

Entrez, ma chère mère ; il est plus qu’à propos

Qu’à seize ans de travail succède le repos.

Mais vous en souhaitant moi-même je m’en prive,

Vous me mettez aux fers cessant d’être captive,

Vous revenez à Noie et vous m’en bannissez,

Entrant dans la maison, enfin vous m’en chassez.

CONSTANCE.

Croyez qu’il n’est pour moi servage si sensible

Que celui que j’aurais de vous être nuisible ;

Je puis encor souffrir les maux que j’ai soufferts,

Et retrouver les lieux où j’ai laissé mes fers.

LÉLIE.

En vous le déclarant, je perdrais votre estime,

Et, coupable envers vous, n’ose avouer mon crime.

CONSTANCE.

Les fautes des enfants blessent légèrement ;

Une larme, un soupir, les efface aisément.

LÉLIE.

Si, loin de m’en haïr et de m’être contraire,

Je pouvais espérer votre aide envers mon père,

Je vous avouerais tout. Mais, hélas !

CONSTANCE.

Point de mais ;

Rien ne peut altérer ce que je vous promets.

Je ne réserve rien, et je serai ravie

De vous pouvoir servir aux dépens de ma vie.

LÉLIE.

Ô rare excès d’amour, et qui ne m’est point dû !

Je vous parlerai bas, de peur d’être entendu.

Il lui parle à l’oreille.

ERGASTE, à part.

Plus je rumine enfin contre cette disgrâce,

Plus ma faible raison s’égare et s’embarrasse ;

J’en examine tout, et partout je n’y vois

Que du mal pour Lélie et du péril pour moi ;

Rien ne peut garantir mes mains ou mes épaules

Du malheur de la rame ou de celui des gaules ;

Après tant d’accidents survenus pour un jour,

Je renonce au métier de conseiller d’amour,

Et ne me puis assez promettre d’industrie

Pour parer tous les coups qui viennent de Turquie

Toujours au pis aller quelques coups de bâton

Ou quelque an de galère en feront la raison.

CONSTANCE.

Dieux ! et c’est là d’où naît votre mélancolie !

Si je dis qu’en effet Sophie est Aurélie,

Serez-vous satisfait ?

LÉLIE.

Vous me rendrez le jour,

Que sans cette faveur m’ôtait votre retour.

CONSTANCE.

Votre hymen l’admettant dedans notre famille,

Dès à présent, mon fils, je la tiens pour ma fille.

Hélas ! ignorez-vous les tendres sentiments

Des mères pour leurs fils et pour leurs fils amants,

De leurs soins assidus pour eux envers leurs pères ?

ERGASTE, à part.

Ô la divine femme ! ô rare honneur des mères !

Il est donc à propos de la voir du même œil,

Et de la recevoir avec le même accueil

Qu’on pourrait espérer pour votre fille même ?

CONSTANCE.

Mon esprit n’est ni grand, ni mon adresse extrême :

Mais, outre que mon sexe, à franchement parler,

Est plus savant que l’autre à bien dissimuler,

Pour servir à son sang il n’est point d’aventure

Où l’art puisse employer tant d’art que la nature.

Entrons, et vous verrez que pour votre repos

Je saurai faire, dire et me taire à propos.

ERGASTE, à Constance.

Pour ne rien hasarder, n’entrez point que Sophie,

Par mes instructions amplement avertie,

Ne se soit préparée à feindre avecque vous :

Je ferai cependant descendre votre époux.

CONSTANCE.

Fais donc.

Ergaste sort.

LÉLIE.

C’est à présent que le sang me convie,

Ô flambeau de mes jours et source de ma vie,

À m’abandonner tout à l’aimable transport

Que l’amour ne m’a pu permettre à votre abord !

Et certes je puis dire, après cette aventure,

Que je suis moins à vous par les droits de nature

Que par l’étroit lien et l’obligation

Que produit cet excès de votre affection ;

Qu’en me donnant la vie et le jour qui m’éclaire,

Vous vous acquîtes moins le titre de ma mère

Qu’en me les conservant, et qu’en m’ôtant l’ennui

Qui, sans votre faveur, m’en privait aujourd’hui.

CONSTANCE.

Cette faveur, mon fds, est peu considérable,

Puisque vous obliger est m’être favorable.

 

 

Scène III

 

ANSELME, CONSTANCE, LÉLIE

 

ANSELME, embrassant Constance.

Cher trésor de mon cœur, tant de fois désiré,

Chaste moitié d’un tout si longtemps séparé,

Constance, aimable objet de ma constance extrême,

Est-ce vous, ma chère âme, ou bien suis-je moi-même ?

Oui, c’est vous, oui, mon cœur reconnaît son vainqueur

Au cher portrait qu’Amour m’en grave dans le cœur.

CONSTANCE.

Ô Dieu ! quel intérêt on tire de sa perte,

Après l’avoir pleurée et qu’on l’a recouverte !

Le bien de vous revoir a pour moi des appas

Que je crains de songer et ne posséder pas.

ANSELME.

Mon transport par mes pleurs vous témoigne les charmes...

CONSTANCE.

Et par mes pleurs aussi je réponds à vos larmes.

ANSELME.

Déserts toujours de glace et de neige couverts,

Froids et tristes jouets des rigueurs des hivers,

Pologne où je vivais séparé de mon âme,

Hélas ! que ton séjour fut fatal à ma flamme !

Qu’à tort je voulus voir cet objet de mes vœux,

Sous les mornes climats de ton sein froidureux !

Et que l’effet trop prompt de votre obéissance

M’a coûté de sanglots, ô ma chère Constance !

Depuis que les rapports d’Ergaste et de mon fils,

Pour votre liberté par mon ordre commis,

M’apprirent, contre l’heur que le ciel me renvoie,

La fin de votre vie et celle de ma joie.

CONSTANCE.

Ils purent en Turquie apprendre mon trépas,

Et, trompés les premiers, ne vous abusaient pas,

Puisque le sort, qui mit ma franchise en commerce,

Voulut qu’assez longtemps je fusse esclave en Perse,

D’où le bruit de ma mort chez les Turcs s’épandit,

Tant que ce même sort de nouveau m’y rendit.

LÉLIE.

La vérité, mon père, enfin nous justifie.

ANSELME.

Elle est trop manifeste : appelez Aurélie ;

Lélie sort.

Il est juste qu’ayant partagé notre ennui,

Elle ait part au bonheur qui le suit aujourd’hui.

CONSTANCE.

Aurélie en ces lieux ! Ô bonté souveraine !

Que du sort ton amour me répare la haine !

ANSELME.

Quelle heureuse aventure a pu rendre à mes yeux,

Après seize ans d’absence, un bien si précieux ?

CONSTANCE.

De mes longues erreurs la déplorable histoire

Veut et beaucoup de temps et beaucoup de mémoire :

Je ne puis à présent que vous dire en deux mots

Que le ciel, dont les soins veillaient pour mon repos,

A voulu que Sélim, à qui je fus vendue,

En faveur d’une charge ardemment prétendue,

De maître du sérail, ou bostangirassi,

Où ses prétentions ont enfin réussi,

À tous ses serfs chrétiens ait donné la franchise.

ANSELME.

À quel point, juste ciel, ton soin nous favorise !

Apercevant Aurélie.

Approchez-vous, ma fille. Ô comme à cet abord

Le sang fait son office en ce commun transport !

Quel heur passe aujourd’hui celui de ma famille ?

 

 

Scène IV

 

AURÉLIE, ANSELME, CONSTANCE, LÉLIE, ERGASTE

 

AURÉLIE.

Quoi ! ma mère, c’est vous ?

CONSTANCE.

C’est vous, ma chère fille ?

Quoi ! l’œil qui tant de fois pleura votre trépas,

Vous retrouve aujourd’hui pleine de tant d’appas,

Et ce beau corps enferme encor cette belle âme !

LÉLIE, à Ergaste.

Elle feint bien, Ergaste !

ERGASTE.

Ô dieux, l’habile femme !

AURÉLIE.

Ah ! qu’il est vrai qu’un bien ardemment désiré,

Nous est d’autant plus cher qu’il est moins espéré !

Quel doux plaisir succède à ma mélancolie ?

J’ignore à ce transport si je suis Aurélie.

CONSTANCE.

Je n’ai trouvé mes maux ni mes fers importuns

Tant qu’avec vous, ma fille, ils m’ont été communs ;

Mais votre éloignement me fit sentir mes peines,

Et connaître à mes bras le fardeau de mes chaînes.

ERGASTE, à Lélie.

Peut-elle avec tant d’art laisser aucuns soupçons ?

Je n’en fais point le fin, j’en prendrais des leçons.

CONSTANCE.

Quelle aventure enfin, à mes vœux si prospère,

Quand je vous crois si loin, vous rend chez votre père ?

ANSELME.

Pour de si longs travaux il faut de long discours,

Et pour vous tout conter des jours seraient trop courts.

Entrons, ma chère femme ; amenez-la, Lélie.

Pour presser le dîner, j’entre avec Aurélie.

Anselme et Aurélie sortent.

ERGASTE.

Je croyais savoir feindre et m’en escrimer bien,

Mais j’avoue aujourd’hui que je n’y connais rien,

Et qu’il faut que mon art le cède à votre adresse.

Madame, les effets ont passé la promesse ;

Et, voyant vos transports, moi-même j’ai douté

Si votre feinte était ou feinte ou vérité.

LÉLIE.

À voir de quel abord vous l’avez accueillie,

Le plus judicieux eût cru voir Aurélie !

CONSTANCE.

Il en eût eu raison, puisqu’elle est votre sœur,

Et que ces sentiments d’amour et de douceur

Ne partent point, mon fils, d’un cœur qui dissimule.

LÉLIE.

Ô dieux ! que dites-vous ?

ERGASTE.

Êtes-vous si crédule,

Et ne voyez-vous pas que, pour nous signaler

Et sa rare industrie et l’art de l’étaler,

Elle voudrait encor par cette adresse extrême,

Vous tenir en suspens et vous tromper vous-même,

Comme on voit au théâtre un excellent acteur

Rendre un ouvrage feint douteux à son auteur ?

CONSTANCE.

Je voudrais vous mentir, mais je ne le puis faire.

LÉLIE.

Quoi ! Sophie est ma sœur ?

CONSTANCE.

Comme moi votre mère.

Le flanc qui vous porta fut son premier séjour ;

Comme il vous mit au monde, il lui donna le jour.

LÉLIE.

Ô déplorable effet de ma triste fortune,

Qui ne sait m’obliger que pour m’être importune,

Qui ne me peut souffrir de biens qu’infortunés,

Dont les plus chers présents me sont empoisonnés ;

Qui, sous couleur d’hymen, me rend par un inceste

Le succès de mes vœux détestable et funeste !

Étrange événement d’un bonheur si parfait !

Quel supplice assez grand expira mon forfait ?

Quoi ! je puis être, ô tache à votre sang infâme !

Et mari de ma sœur et frère de ma femme,

Père de mes neveux, oncle de mes enfants ?

Et votre gendre enfin est sorti de vos flancs ?

CONSTANCE.

Ayant cru contracter un hymen légitime,

Vous n’avez point péché ; l’erreur n’est pas un crime,

Et n’a point fait d’outrage à ses chastes appas,

Pourvu qu’à l’avenir vous n’en abusiez pas.

LÉLIE.

Incroyables plaisirs, félicité passée,

Ne conserver de vous que la seule pensée !

Te bannir de mon âme, ô chère passion !

Renoncer au bonheur de ta possession !

Te perdre, te quitter, ô ma chère Aurélie !

Ah ! perdons, renonçons, quittons plutôt la vie !

CONSTANCE.

Nole vous peut fournir assez d’autres beautés

Pour changer vos liens, si vous ne les quittez.

LÉLIE.

L’Amour ne peut changer le beau nœud qui me lie,

Sans changer Aurélie en une autre Aurélie ;

Je doute quel des deux est moins m’assassiner,

Ou de la retenir, ou de l’abandonner ;

Et ce m’est une peine également cruelle

Que de vivre avec elle et de vivre sans elle ;

Oh ! que l’esprit humain discourt ignoramment,

Lorsque son seul instinct conduit son jugement !

Mon cœur surpris d’abord, et ma raison émue,

Ne purent discerner à sa première vue

Les mouvements du sang d’avecque ceux d’amour,

Et cet aveuglement me coûtera le jour.

Je ne puis accorder mon sang avec ma flamme ;

Je recouvre une sœur, et je perds une femme ;

Et toi, divine sœur, par cet événement,

Tu recouvres un frère et tu perds un amant.

Mon sang à mon amour fait un juste reproche ;

Si je te l’étais moins, je te serais plus proche :

Tu m’es trop et trop peu ; mon mal naît de mon bien

Et tu m’es tant enfin que tu ne m’es plus rien.

Quel conseil dois-je suivre en ce désordre extrême ?

De vous quitter, ma mère, et me quitter moi-même,

Puisque me séparer d’un bien qui m’est si cher

Est à moi-même, hélas ! moi-même m’arracher.

Souffrez-moi sans regret hors de votre famille ;

En vous ôtant un fils je vous rends une fille ;

Et, par la triste loi qui condamne mes feux,

Vous ne pouvez sans crime y souffrir qu’un des deux.

CONSTANCE.

Ô sort ! pourquoi m’as-tu, sous espoir d’allégresse,

Fait remplir ma maison d’opprobre et de tristesse !

Rends-moi plutôt, cruel, les maux que j’ai soufferts.

Ô funeste franchise et regrettables fers !

ERGASTE.

Madame, entrez, de grâce, et craignons que son père

N’apprenne un accident à ses vœux si contraire :

Je saurai l’arrêter.

Constance sort.

LÉLIE.

Adieu, toi dont le soin

M’a si souvent été si propice au besoin.

Le sort à mes malheurs ajoute l’impuissance

D’en produire les fruits par ma reconnaissance ;

Mais si le souvenir joint à l’affection

Acquitte en quelque sorte une obligation,

Crois que tu ne me peux blâmer d’ingratitude,

Et que si le destin ne m’eût été si rude...

ERGASTE.

Hélas ! n’achevez point : de quels traits de douleur

De crainte et de pitié vous me percez le cœur !

Si mon affection et mon obéissance

Méritent quelque estime ou quelque récompense,

Celle que je demande est de mieux consulter

Ce que le désespoir vous fait précipiter.

Prenons l’avis d’Éraste ; en un malheur extrême,

On est mal conseillé ne croyant que soi-même :

C’est un mal dangereux qu’un trop prompt désespoir,

Et pire que celui qui le fait concevoir.

LÉLIE.

Quoique le voir nous soit une inutile peine,

Je te veux contenter.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

ÉRASTE, ÉROXÈNE

 

ÉRASTE.

Le ciel, belle Éroxène,

Vous comble d’autant d’heur et de prospérité

Que sur votre visage il a mis de beauté !

ÉROXÈNE.

Le même ciel, perfide, ou te comble ou t’accable

De tous les châtiments dont un traître est capable !

ÉRASTE.

De quelle injure, hélas ! payez-vous mes souhaits ?

ÉROXÈNE.

Retire-toi, perfide, et ne me vois jamais.

Elle sort.

ÉRASTE, seul.

Quel courroux, juste ciel ! quelle fureur l’enflamme ?

Quel tigre est si cruel que la plus belle femme,

Quand de quelque façon, ou de quelque dépit,

Ou l’amour ou la haine altèrent son esprit ?

Quelqu’un m’aurait-il pu desservir auprès d’elle,

Et lui rendre suspecte une ardeur si fidèle ?

Ce sexe est plus que l’air et léger et mouvant,

Et qui conçoit de l’air ne produit que du vent.

 

 

Scène VI

 

LYDIE, ÉRASTE

 

LYDIE, à part.

Le voilà, l’affronteur !

ÉRASTE.

Lydie, un mot, de grâce.

LYDIE.

Ah ! ne m’arrêtez point ; traître, avez-vous l’audace

De paraître à mes yeux ?

ÉRASTE.

Parles-tu tout de bon ?

LYDIE.

Perfide, en doutez-vous ? n’en ai-je pas raison ?

Où sont ces beaux projets, ces ardeurs tant vantées ?

ÉRASTE, à part.

L’une et l’autre me joue, et se sont concertées.

LYDIE.

Laisser une beauté qui lui voulait du bien,

D’un peuple médisant la fable et l’entretien,

Est sans doute un exploit bien digne de mémoire,

Et pour un gentilhomme un beau sujet de gloire !

ÉRASTE.

Au nom d’Amour, Lydie, écoute-moi ; deux mots.

LYDIE.

J’en ai trop écouté, traître, pour son repos,

Et pour l’honneur encor de toute sa famille.

Ah ! s’il me fut jamais déplaisant d’être fille,

C’est à présent, ingrat, que de ces faibles mains

Je ne puis t’arracher ces yeux trompeurs et vains,

Et que j’aurais besoin, âme double et traîtresse,

Des forces de ton sexe à punir ta faiblesse !

ÉRASTE.

Quoi ! je n’obtiendrai pas de parler un moment ?

LYDIE.

Non, tu m’offenserais d’un adieu seulement.

ÉRASTE.

Quelque envieux, sans doute, a desservi ma flamme.

Consultons-en Lélie.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

ORGIE, LYDIE

 

ORGIE.

Adieu donc, bonne dame !

LYDIE.

Il est vrai, je suis bonne, et crois, sans me vanter,

N’avoir point jusqu’ici donné lieu d’en douter.

ORGIE.

L’état où je te trouve au moins le justifie :

Vous parliez ou d’église ou de philosophie ?

LYDIE.

Quel grand mal ai-je fait ? Ne peut-on sans soupçon,

En passant seulement, saluer un garçon ?

ORGIE.

Non, tout ce vain salut n’est que franche cabale

Qui n’est point sans dessein, non plus que sans scandale ;

Et j’ai toujours appris que jamais suborneur

De fille de maison n’a corrompu l’honneur

Que par l’intelligence et par le ministère

Tantôt de sa servante et tantôt de sa mère :

C’est toi qui de ma nièce animant les souhaits,

Lui portes l’ambassade et lui rends les poulets ;

Qui, traitant pour Éraste, as enfin, malheureuse,

Mis aux termes qu’elle est leur ardeur amoureuse.

LYDIE.

Vous payez d’une belle et rare qualité

Quatorze ans de service et de fidélité.

ORGIE.

Tu reconnais bien mieux l’honneur qu’en ma famille

On t’a toujours rendu comme à ma propre fille.

LYDIE.

Si cet honneur m’est grand, le bonheur de m’avoir

Est le plus grand aussi qu’elle ait pu recevoir.

ORGIE.

Ailleurs que dans la rue, indiscrète, impudente,

Je te ferais cracher cette langue insolente,

Et rentrer dans le sein cet orgueilleux propos.

Mais viens dans la maison, nous en dirons deux mots.

LYDIE.

Je n’y rentrerai point après cette menace ;

L’estime où l’on m’y tient visiblement m’en chasse.

ORGIE, la tirant par les cheveux.

Je t’obligerai bien d’y rentrer malgré toi.

Allons, friponne.

LYDIE.

À l’aide ! ô ciel ! secourez-moi !

ORGIE.

Entre, infâme, entre, et crois qu’au déclin de mon âge

Je n’ai point tant perdu de force et de courage

Qu’il ne m’en reste encore assez pour me venger,

Pour me faire obéir et pour te bien ranger.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LYDIE, ensuite ANSELME

 

LYDIE, seule.

Je serais bien sans cœur, sans honneur et sans âme,

Si, me voyant traitée et d’esclave et d’infâme,

Noire de coups de pied, de poing et de bâton,

M’en pouvant ressentir, je n’en tirais raison !

On a gagné la mort par ses mauvaises grâces ;

La roue et les gibets sont ses moindres menaces !

Mais si dès aujourd’hui je ne m’en satisfais,

Je veux bien de la haine encourir les effets !

Je ne veux que ma langue à servir mon courage,

Et des pieds et des poings me réparer l’outrage ;

Ma vengeance dépend seulement de deux mots.

Allons chercher Anselme. Oh ! qu’il sort à propos !

À Anselme.

Puis-je obtenir, Anselme, un moment d’audience,

Et pour votre intérêt et pour ma conscience ?

Je ne vous veux qu’un mot.

ANSELME.

Parle, j’en suis content.

LYDIE.

Je vous viens déclarer un secret important,

Qui comble d’autant d’heur la fin de votre vie

Qu’il doit de désespoir combler celle d’Orgie.

ANSELME.

Tu sais qu’on ne doit pas, sans des sujets bien grands,

Entre deux vieux amis semer des différends ;

Car après quelque éclat, quand moins on le présume,

Leur courroux s’éteignant, l’amitié se rallume :

La paix renaît entre eux, mais du donneur d’avis

Ils deviennent tous deux les communs ennemis.

LYDIE.

Après le beau paiement dont il m’a satisfaite,

L’état qu’il fait de moi, les coups dont il me traite,

Je ne prétends plus rien en son affection,

Et sais que vous m’aurez une obligation.

ANSELME.

Parle donc, je t’entends.

LYDIE.

Vous saurez qu’Aurélie,

Dont le rachat coûta tant de pas à Lélie,

Et qui de votre fille aujourd’hui tient le rang,

Ne vous appartient point et n’est point votre sang :

Éroxène est son nom, Pamphile fut son père.

ANSELME.

Il fut de mes amis ; le ciel lui soit prospère !

LYDIE.

Et celle qu’en ce nom on éleva chez nous

Est la vraie Aurélie et tient le jour de vous.

ANSELME.

Que me dis-tu, Lydie, et qui te l’a fait croire ?

LYDIE.

Ma mère avant sa mort m’apprit toute l’histoire.

Écoutez seulement : ce fruit de votre amour

Des flancs qui le portaient étant à peine au jour,

Il vous peut souvenir qu’on lui choisit Fénice,

Femme de ce Pamphile...

ANSELME.

Il est vrai, pour nourrice.

LYDIE.

Mais il n’arriva pas selon votre dessein :

À sa fille Éroxène elle garda son sein,

Et commit Aurélie à nourrir à ma mère,

Sous le nom d’Éroxène.

ANSELME.

À quoi tout ce mystère,

Et qui leur inspira cette mauvaise foi ?

LYDIE.

Un monstre furieux qui ne suit point de loi.

ANSELME.

Quel ?

LYDIE.

La nécessité, qui pressait leur famille ;

Et leur espoir était que vous donnant leur fille,

Vous la devriez un jour pourvoir si richement,

Qu’ils en pourraient tirer quelque soulagement,

Quand, ne la voyant plus dessous votre puissance,

Ils lui feraient savoir son nom et sa naissance.

ANSELME.

Dans le cœur d’un mortel ce dessein peut entrer !

LYDIE.

Oui ; mais par ceux de Dieu qu’on ne peut pénétrer,

Et qui des plus subtils passent l’intelligence,

D’un outrage inconnu vous tirâtes vengeance ;

Car enfin il advint que leurs biens augmentés,

Et leurs possessions passant vos facultés,

Au point qu’ils méditaient et se trouvaient en peine,

De vous rendre Aurélie et reprendre Éroxène,

Le ciel permit sa perte, et cet événement,

De leur crime secret visible châtiment,

Fut pour l’un et pour l’autre une atteinte funeste

Qui leur coûta le jour. Mais oyez ce qui reste.

Pamphile, sur le point de partir de ce lieu,

Et d’aller rendre compte au tribunal de Dieu,

Disposa de ses biens en faveur de son frère,

Ce traître à qui le ciel soit à jamais contraire !

Ce malheureux Orgie, aux charges néanmoins

Qu’au rachat d’Éroxène apportant tous ses soins,

S’il la tirait des mains de ce peuple infidèle,

Il lui devait choisir un parti digne d’elle,

Et pour le rencontrer sortable à ses appas,

La doter sur son bien de dix mille ducats ;

Ou qu’arrivant qu’enfin sa recherche fût vaine,

Votre vraie Aurélie et la fausse Éroxène,

Par un article exprès du même testament,

En prendrait par ses mains deux mille seulement.

Faisant voir maintenant que celle qu’en Turquie

Votre fils racheta sous le nom d’Aurélie

Est la vraie Éroxène, et sa nièce en effet,

Jugez s’il aura lieu d’en être satisfait,

Et si son plus beau bien retournant à sa source,

Et dix mille ducats lui sortant de sa bourse,

Qui sont dix mille traits qui lui fendront le sein,

Il se pourra vanter que mon courroux soit vain !

Ainsi je divertis un fatal mariage,

Vous redonne une fille et venge mon outrage.

ANSELME.

Mais qui peut là-dessus m’éclaircir avec toi ?

LYDIE.

Outre le testament qui vous en fera foi,

Outre que votre sang en rendra témoignage,

Outre votre rapport de poil et de visage,

Votre seul souvenir vous peut convaincre enfin

Par une marque au bras en forme de raisin.

ANSELME.

Il m’en souvient, Lydie, et ce signe visible

Nous en sera la preuve et la marque infaillible ;

Il me souvient de plus (ciel, tu le peux savoir)

Qu’il ne m’est de ma vie arrivé de la voir,

Que ces doux mouvements dont le sang s’interprète

N’aient semblé m’avertir par une voix secrète

(À laquelle pourtant je ne m’arrêtais point)

De l’étroite union dont nature nous joint.

J’en avais pour Lélie arrêté l’alliance,

Où, non sans une longue et juste répugnance,

Orgie avait enfin lâchement consenti ;

Et j’en eusse accepté l’incestueux parti,

Sans ton heureux avis pour nous si salutaire.

LYDIE.

Du testament, au reste, Eugène est le notaire,

Votre proche voisin.

ANSELME.

Je m’y rends de ce pas.

Entre chez moi, Lydie, et ne t’éloigne pas ;

Que je m’acquitte à toi d’une dette équitable,

Si ce que tu me dis se trouve véritable.

LYDIE.

Allez, vous trouverez que je ne vous mens point ;

Mais le prix que j’en veux à ma vengeance est joint ;

Déchargeant ma colère avec ma conscience,

Du bien que je vous fais j’ai pris la récompense.

J’entrerai toutefois, et d’un œil satisfait

Verrai de ma vengeance et le cours et l’effet.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

ORGIE, seul

 

Maudite passion, dangereuse colère,

Faiblesse des vieux ans, mauvaise conseillère,

Qui dessus la raison donnes l’empire aux sens,

Je crains bien de t’avoir trop crue à mes dépens,

D’être de mes malheurs moi-même le ministre,

Et d’obliger Lydie à quelque effet sinistre.

Une sotte réponse, un parler indiscret,

M’ont fait mal à propos hasarder un secret,

De telle conséquence à toute ma famille,

Et qui n’est guère sûr dans le sein d’une fille :

Elle entre chez Anselme et vient de lui parler.

Ô vérité trop forte, et qu’on ne peut celer !

Que tu m’es d’un notable et fatal préjudice,

Et que tu me peux rendre un redoutable office !

Tu ne perds point ta force à force de vieillir !

Aucun siècle, aucun temps ne peut t’ensevelir ;

Tu renais quand tu veux plus brillante et plus claire,

Et te sais reproduire aussi-bien que ton père.

Ton respect m’obligeait à ne m’emporter pas,

Et je crois toujours voir Anselme sur mes pas,

Accuser justement mon peu de conscience

De cette incestueuse et fatale alliance.

Mais, ou mon œil s’abuse, ou c’est lui que je vois !

C’est lui ! Que lui dirai-je ? Ô ciel, assiste-moi !

Ne puis-je l’éviter ?

 

 

Scène III

 

ANSELME, ORGIE

 

ANSELME.

Un mot, un mot, Orgie !

ORGIE, à part.

Rien ne peut plus, chétif, te sauver sans magie.

ANSELME.

Nous sommes vieux, Orgie, et tantôt sur le point

De partir pour un lieu d’où l’on ne revient point :

Sans miracle jamais ce retour ne s’accorde.

ORGIE, à part.

Le sermon sera long, n’en voici que l’exorde.

Ô funeste courroux !

ANSELME.

Vous savez qu’étant morts,

Notre premier devoir, au sortir de ce corps,

Est de rendre à l’instant compte de notre vie

À qui nous l’a donnée et qui nous l’a ravie ;

Et qu’en ce compte exact que nous rendons à Dieu,

La restitution tiendra le premier lieu :

Par elle seulement notre offense s’efface,

Et sans elle un pécheur ne trouve point de grâce.

ORGIE, à part.

Quand il faut demander nous faisons des sermons,

Mais à restituer nous sommes des démons.

ANSELME.

Vivants, si nous voulons nos œuvres sont utiles,

Mais après le trépas elles sont infertiles,

Et c’est en l’autre monde un souvenir bien doux

Qu’ici-bas nos péchés soient morts premiers que nous.

Malheureux, qui, croyant ses affaires secrètes,

Laisse à ses héritiers la charge de ses dettes !

Puisqu’alors que les biens sont une fois vendus,

Le bien et mal acquis ne se séparent plus ;

C’est une idole d’or que le plus sage adore.

ORGIE.

Le carême n’est plus, et vous prêchez encore !

Venons au fait, de grâce.

ANSELME.

Attendez, m’y voici ;

Je ne vous en aurai que trop tôt éclairci.

Votre frère de bonne et d’heureuse mémoire...

ORGIE.

De mauvaise pour moi ; mais abrégez l’histoire.

ANSELME.

M’a par un crime énorme, et pour moi tout nouveau,

Changé, pour faire court, une fille au berceau.

ORGIE.

Écoutez.

ANSELME.

Mais, de grâce, écoutez-moi vous-même,

De peur que commençant dedans ce trouble extrême

Le déni d’un forfait avéré clairement,

Vous ne le souteniez après obstinément,

Et qu’il n’en faille enfin passer aux violences

Qui font de la justice exercer les balances.

Ne vous promettez plus d’éblouir nos esprits ;

J’ai vu le testament par qui j’ai tout appris,

Qui veut...

ORGIE.

J’en suis d’accord, et sais ce qu’il m’ordonne.

ANSELME.

Exécutez-le donc, et Dieu vous le pardonne.

ORGIE.

Encor qu’avec raison je pusse m’excuser

Du tort qu’en ce rencontre on voudrait m’imposer,

N’ayant point eu de part en la sourde pratique...

ANSELME.

N’entrons point, je vous prie, en cette rhétorique,

Et parlons seulement de restitution.

ORGIE.

Ne lâchez point la bride à votre passion :

Votre fille est à vous, vous la pouvez reprendre ;

Mais ne nous ôtez point ce qui ne se peut rendre,

L’honneur, qui ne s’acquiert ni se perd qu’une fois,

Et modérez un peu l’accent de votre voix :

Vous obtiendrez autant avec moins de furie.

ANSELME.

L’injustice est muette, et la justice crie ;

Rendez grâces au ciel, dont le soin provident

De cet énorme hymen divertit l’accident ;

Car, quoique vous n’ayez qu’avecque répugnance

Consenti cette injuste et funeste alliance,

Vous n’encouriez pas moins un supplice éternel :

Qui pèche y répugnant en est plus criminel :

Mais, pour n’intéresser mon droit ni votre estime,

De vous-même et sans bruit réparez-en le crime ;

Et puisque cet intrigue est assez éclairci,

Allons prendre Aurélie, et la rendons ici.

ORGIE.

Allons, elle est chez moi. Détestable Lydie,

Ta mort fera la fin de cette tragédie.

Je t’aurai, malheureuse, et tu ne m’auras pas

Impunément coûté mes dix mille ducats !

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

CONSTANCE, AURÉLIE, LYDIE

 

CONSTANCE.

Ô ciel ! comment répondre à des faveurs si grandes ?

Tes libéralités excèdent mes demandes :

Par les événements tu surpasses mes vœux ;

Je cherchais une fille, et j’en recouvre deux !

Comme sans jalousie, aussi sans préférence,

Le sang m’a produit l’une, et l’autre l’alliance.

AURÉLIE.

Je me trouve moi-même et m’égare à la fois

Dans l’excès du plaisir qui m’interdit la voix.

Quel miracle inouï, rendant nos vœux sans crime,

Me fait de votre fils femme et sœur légitime,

Et, d’un événement heureusement confus,

Demeurer votre fille après ne l’être plus ?

Chère Lydie, hélas ! comment te rendre grâce ?

LYDIE.

Je me satisfais trop de tout ce qui se passe.

CONSTANCE.

Pouvons-nous, ni comblant, ni passant tes souhaits,

Te donner rien d’égal au bien que tu nous fais ?

Mais nous différons trop d’aller voir Aurélie.

LYDIE.

Je vous attends ici ; car d’entrer chez Orgie,

Je n’espérerais pas que l’on m’y reçût bien :

Il y fait chaud pour moi, le bois n’y coûte rien.

Mais vous n’irez pas loin rechercher cette joie :

Le voici ; je me cache, et crains qu’il ne me voie

 

 

Scène V

 

CONSTANCE, AURÉLIE, LYDIE, ANSELME, ORGIE, ÉROXÈNE

 

ANSELME.

Votre mère s’avance et vous vient recevoir ;

Saluez-la, ma fille.

ÉROXÈNE.

Agréable devoir !

CONSTANCE, l’embrassant.

Ma fille ! ah ! quelle aimable et douce violence

M’interdit la parole et m’oblige au silence !

ÉROXÈNE.

Ma mère ! ce cher nom est tout mon compliment !

Mon sang veut parler seul en ce doux mouvement !

ANSELME.

Je cache en vain mes pleurs ; par un tendre caprice,

De la douleur la joie emprunte ici l’office :

Vous hier Aurélie, Éroxène aujourd’hui,

Reconnaissez votre oncle, et possédez chez lui

Ce que vous ont laissé ceux dont vous tenez l’être.

AURÉLIE, à Orgie.

Je préfère à tous biens celui de le connaître.

ORGIE.

Cet heur est réciproque entre les vrais parents,

Et je recouvre en vous plus que je ne vous rends ;

Une autre a trop longtemps votre place occupée.

LYDIE, à part.

La bête ne mord plus lorsqu’elle est attrapée.

ANSELME.

Il reste une faveur que j’implore de vous :

Qu’un généreux oubli forçant votre courroux,

De ce crime obligeant Lydie obtienne grâce.

ORGIE.

La recevant de vous, il faut que je la fasse ;

Je veux tout oublier, encor qu’à mes dépens.

LYDIE, paraissant, et se jetant a ses pieds.

Je la viens recevoir et faire en même temps ;

Vous protestant aussi d’oublier ces caresses

Dont je n’ai pas raison de vanter les tendresses,

Qui ne procédaient point d’un violent amour,

Et dont le dos enfin me cuira plus d’un jour.

À Eroxène.

Vous, madame, apprenez une heureuse nouvelle :

Éraste...

ÉROXÈNE.

Ah ! m’oses-tu nommer cet infidèle ?

LYDIE.

Écoutez entre nous ce qu’Ergaste m’a dit.

CONSTANCE.

J’ose à mon tour, Orgie, hasarder mon crédit.

ORGIE.

Usez de mon pouvoir avec toute franchise.

CONSTANCE.

Je demande une grâce.

ORGIE.

Elle vous est acquise.

CONSTANCE.

Elle l’est en effet, puisque plus de deux ans

Ont déjà vu durer l’hymen que je prétends,

De la vraie Éroxène, ou la fausse Aurélie,

Que Lélie épousa sous le nom de Sophie ;

Hymen qui, traversé par une courte erreur,

Qui semait parmi nous la tristesse et l’horreur,

Ne nous inspirait plus que des pensers funèbres.

ANSELME.

Oh ! combien ce beau jour dissipe de ténèbres !

ORGIE.

Cet heur est le plus grand qu’elle ait pu s’acquérir,

Et nous honore trop pour ne le pas chérir.

CONSTANCE, à Anselme.

Et vous, pour couronner cette heureuse journée,

D’Éraste et d’Aurélie agréez l’hyménée,

Puisque j’ai de Lydie appris leur passion.

ANSELME.

Vous prévenez mon sens et mon intention.

CONSTANCE.

Mon inclination suivra toujours la vôtre :

Ergaste par mon ordre amène l’un et l’autre,

Et, pour les mieux surprendre et charmer leur souci.

Ne leur a point conté ce qui se passe ici.

 

 

Scène VI

 

CONSTANCE, AURÉLIE, LYDIE, ANSELME, ORGIE, ÉROXÈNE, LÉLIE, ÉRASTE, ERGASTE

 

LÉLIE.

Est-ce pour honorer l’appareil de ma perte

Que l’on s’assemble ici ?

CONSTANCE.

L’affaire est découverte :

Votre père a tout su, mais par d’autres que nous.

LÉLIE.

Que diffèrent donc plus les traits de son courroux ?

ANSELME.

Satisfaites, Lélie, aux jugements célestes ;

D’un profond repentir détestez vos incestes,

Et pour les réparer, renoncez à nos yeux

Aux plaisirs interdits d’un hymen vicieux :

Epousez Éroxène, et quittez Aurélie.

LÉLIE.

Vous êtes, comme auteur, maître aussi de ma vie ;

Mais je ne le suis pas de mes vœux ni de moi,

Pour si facilement disposer de ma foi.

S’il faut que mon forfait par mes remords s’efface,

J’en veux mourir coupable, et ne veux point de grâce.

ÉROXÈNE.

Et toi, pour satisfaire à mon cœur irrité,

Et lui faire raison de ta légèreté,

Traître, oublie Éroxène, et qu’au sort d’Aurélie

Un serment solennel aveuglément te lie.

ÉRASTE.

Vous êtes souveraine et pouvez tout sur moi,

Hormis de m’imposer cette barbare loi.

ERGASTE.

Et si sans vous contraindre, ou vous rendre coupables,

De ces deux changements je vous rendais capables ?

LÉLIE.

Ton effort serait vain.

ÉRASTE.

Le ciel ne le peut pas.

CONSTANCE.

Ô l’agréable erreur !

ANSELME.

Ô plaisirs pleins d’appas !

CONSTANCE.

C’est trop vous voir souffrir et vous laisser en peine :

Aurélie aujourd’hui se trouve être Éroxène ;

Et l’astre dominant dessus notre maison

A fait que d’Éroxène Aurélie est le nom.

Par ce rare incident votre hymen est sans crime,

Et ce qu’on vous prescrit se trouve légitime.

ANSELME.

Oui, mon fils, oui, mon gendre, et cette vérité

Semble un jeu pour notre heur dans le ciel concerté

Ainsi, sa providence aux siens est salutaire.

Mais allons à loisir éclaircir ce mystère,

Par qui, mon cher Éraste, Aurélie est à vous,

Et de la sœur le frère est légitime époux.

LÉLIE.

Ô ciel ! de ce transport un homme est-il capable ?

AURÉLIE.

Vous couriez au supplice, et n’étiez point coupable.

ÉROXÈNE.

Pardonnez, cher Éraste, à la crédulité

Qui m’a fait soupçonner votre fidélité.

ÉRASTE.

À qui dépend de vous cette excuse est frivole,

L’excès de mon bonheur m’interdit la parole.

Ils sortent tous, excepte Ergaste et Lydie.

ERGASTE.

Que t’en semble, Lydie ?

LYDIE.

Et que t’en semble à toi ?

ERGASTE.

Si je t’offrais mes vœux ?

LYDIE.

Je t’offrirais ma foi.

ERGASTE.

Si tu veux, je suis tien.

LYDIE.

Et si tu veux, je t’aime.

ERGASTE.

Je parle tout de bon.

LYDIE.

Je parle tout de même.

ERGASTE, lui touchant dans la main.

Va, jamais autre objet n’aura ma liberté.

LYDIE.

Ô favorable hymen, et bientôt arrêté ! 

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