Résignée (Jean-François Alfred BAYARD)

Sous-titre : deux ménages

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 20 septembre 1837.

 

Personnages

 

GAILLARDON

MADAME GAILLARDON

GUSTAVE

JULIETTE

CHRISTIAN

CHANCEAUX

 

La scène est, au premier acte, à la campagne, chez monsieur Gaillardon ; et au second acte, à Paris, chez Gustave.

 

 

ACTE I

 

Un salon de verdure à la campagne.

 

 

Scène première

 

CHANCEAUX, CHRISTIAN

 

CHANCEAUX, entrant par la droite en parlant à la cantonade.

C’est bien... c’est très bien...

CHRISTIAN, arrivant par la gauche, une cravache à la main.

Ah ! c’est le père Chanceaux le valet de chambre de M. Gustave.

CHANCEAUX.

M. Christian ! vous, que je croyais encore à La Flèche...

CHRISTIAN.

Tu vois, mon brave... j’ai un congé, et je viens le passer avec vous, à Villecresnes, pour entendre crier M. Gaillardon, mon respectable tuteur, ou plutôt, sa femme, ou même tous les deux ensemble... Se disputent-ils toujours ?

CHANCEAUX.

Toujours... ça va de plus fort en plus fort... à cause de l’habitude, et si c’est pour les entendre que vous venez...

CHRISTIAN.

Oh ! pas tout à fait.

CHANCEAUX.

Je disais bien, il faut qu’il y ait quelqu’autre motif... tout le monde n’est pas vieux et grondeur ici...

CHRISTIAN.

Heureusement... Comment va-t-elle ?

CHANCEAUX.

M. Gustave ? il se porte à merveille, il dort bien, il mange bien, il se promène longuement, il chasse toujours...

CHRISTIAN, avec impatience.

Après... après... elle !

CHANCEAUX.

Votre tuteur s’émancipe un peu...

CHRISTIAN.

Mais... Juliette.

CHANCEAUX.

Ah ! oui... elle...

CHRISTIAN.

Comment se trouve-t-elle ici ? s’y ennuie-t-elle ? est-elle heureuse ? Eh bien !... quand tu souriras... réponds-moi donc !

CHANCEAUX, lui prenant la main avec mystère.

M. Christian...

CHRISTIAN.

Hein ?

CHANCEAUX.

Vous pouvez remonter à cheval, et... vous comprenez...

CHRISTIAN.

Que veux-tu dire ?...

CHANCEAUX.

Bah ! est-ce que vous ne vous rappelez pas... le jour du mariage de mademoiselle Juliette avec M. Gustave Herblou... votre désespoir dont je fus témoin le matin... pendant qu’on habillait la mariée, vos espérances dont je fus le confident, malgré vous, dans le parc où vous parliez tout seul, en gesticulant comme ça : « Oui ! » que vous disiez à un gros chêne qui ne vous entendait pas... « oui, ils ont beau la marier à un autre, je la mariée, vos espérances dont je fus le confident, malgré vous, dans le parc où vous parliez tout seul, en gesticulant comme ça : « Oui ! » que vous disiez à un gros chêne qui ne vous entendait pas... « oui, ils ont beau la marier à un autre, je l’aimerai toujours... et cent fois davantage, et je me ferai aimer, je reviendrai, elle sera malheureuse, et... »

CHRISTIAN.

Chut !... veux-tu te taire !... c’est vrai ! j’aimais Juliette comme un fou... nièce de M. Gaillardon, mon tuteur, elle fut élevée avec moi, j’étais son ami d’enfance, je l’appelais ma sœur, et tout bas je lui donnais un nom plus doux, c’était un ange de bonté, de candeur... la seule femme que j’aie connue, que j’aie aimée !... Au collège, je ne rêvais qu’à Juliette... l’obtenir la posséder... c’était là le but de tous mes travaux ! On me fit revenir... j’arrivai le jour même de son mariage... j’achevais alors ma philosophie...

CHANCEAUX.

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.

Ça devait vous servir peut-être,
Et cela se trouvait très bien...

CHRISTIAN.

Eh ! mon cher, les leçons du maître,
Dans ce cas, ne servent à rien.
À dix-sept ans, l’âme ravie,
Dans le monde on va se risquer...
Et l’on sort de philosophie,
Tout juste au moment d’en manquer.

CHANCEAUX.

Voyez-vous ça ?

CHRISTIAN.

J’arrivai à temps pour tenir le voile que je laissai tomber de rage et de dépit sur la tête des mariés !... mauvais augure, murmuraient les bonnes femmes de la noce... ça leur portera malheur... oui, me disais-je tout bas... oui, malheur ! non pas à elle, non pas à Juliette, qui m’était infidèle sans y penser, sans savoir même que je l’aimais... mais à lui, à ce Gustave qui venait me l’enlever pour sa fortune, pour sa dot, à ce Gustave, que je ne pouvais souffrir... quoiqu’au fond, ce soit un assez bon enfant... et quand je pense qu’on me traitait comme un écolier.

CHANCEAUX.

Pas possible !

CHRISTIAN.

Oui, mon cher, oui, elle embrassait son mari... là, devant moi, sans se douter que j’étouffais.

CHANCEAUX.

Ah ! ah ! ah !... pendant la lune de miel... c’était drôle !...

CHRISTIAN.

Oui, drôle... pour le mari, avec qui j’aurais voulu me battre pour me faire tuer... si je n’avais pas craint de causer du chagrin à Juliette...

CHANCEAUX.

Ce qui ne vous empêcha pas de mettre le trouble parmi les gens de la noce, de brouiller la femme du notaire avec son mari, et l’adjoint avec la sienne...

CHRISTIAN.

Ah ! oui, ce pauvre adjoint... pour me consoler, pour m’étourdir... j’aurais voulu me venger sur tout le monde... et depuis ce jour, je fus amoureux de toutes les femmes, sans en aimer aucune.

CHANCEAUX.

Ce qui s’appelle un mauvais sujet.

CHRISTIAN.

Oui... un mauvais sujet par désespoir... voilà dix-huit mois que ça ne fait qu’augmenter... pensant toujours à Juliette... et attendant...

CHANCEAUX.

Quoi donc ?

CHRISTIAN.

La lune rousse ; après la lune de miel ça ne peut pas manquer d’arriver. Voyons, tu vis près d’eux, avec eux... dis-moi, il ne l’aime plus, n’est-ce pas ? elle n’est pas heureuse ?

CHANCEAUX.

Si fait ! parfaitement...

CHRISTIAN.

Là ! voilà de ces choses qui n’arrivent qu’à moi...

CHANCEAUX.

Et comme je vous disais tout à l’heure, si vous venez pour la consoler, votre cheval est encore sellé, vous repasserez une autre fois...

CHRISTIAN.

Du tout ! du tout !... je ne pars pas comme ça... ah bien ! oui... partir sans la revoir, avec son air si doux, si mélancolique...

CHANCEAUX.

De la mélancolie ? oh ! c’est bien changé... toujours gaie, toujours chantant, elle ne rêve que plaisir, que danse...

CHRISTIAN.

Vrai ? oh ! alors, je n’en relèverai pas.

On entend disputer.

Qu’est-ce que j’entends là ? quel vacarme !

CHANCEAUX.

Vous le demandez ?

M. et madame Gaillardon entrent.

CHRISTIAN, se retirant à l’écart.

Mon tuteur et sa chaste moitié.

Chanceaux sort.

 

 

Scène II

 

MADAME GAILLARDON, CHRISTIAN, GAILLARDON

 

GAILLARDON.

Et moi, je vous dis que non !

MADAME GAILLARDON.

Et moi, je vous dis que si !...

GAILLARDON.

Non, non, non !...

MADAME GAILLARDON.

Si, si, si !...

CHRISTIAN, à part.

Couple intéressant !

GAILLARDON.

Nous verrons si vous me ruinerez avec vos caprices.

MADAME GAILLARDON.

Nous verrons si vous serez mon tyran... mon despote.

GAILLARDON.

Je quitterais plutôt la maison...

CHRISTIAN, se montrant.

Quand j’y reviens ?

GAILLARDON.

Hein ?... c’est Christian...

CHRISTIAN.

Mon cher tuteur... madame...

MADAME GAILLARDON.

Bonjour, mon ami... toujours le même, il me fera mourir de chagrin... tu vois...

CHRISTIAN.

Je vois... que vous prenez le plus long.

GAILLARDON.

Tu tombes bien... au milieu d’une dispute de ménage.

CHRISTIAN.

Ah ! j’y suis habitué.

GAILLARDON.

Et moi donc... Il y a si longtemps que cela dure... c’est toujours elle qui commence.

MADAME GAILLARDON.

Parce que vous refusez toujours...

GAILLARDON.

Parce que vous ne savez que demander.

MADAME GAILLARDON.

Sois juge entre nous... il me refuse une calèche... à Paris.

CHRISTIAN.

Au fait, une calèche, c’est aimable...

GAILLARDON.

Une calèche... avec vingt mille francs de rentes !...

MADAME GAILLARDON.

Je ne puis plus aller à pied...

GAILLARDON.

On va en fiacre...

MADAME GAILLARDON.

Il y a vingt ans que vous me dites ça...

GAILLARDON.

Ou en omnibus.

MADAME GAILLARDON.

Les omnibus !... moi... madame Gaillardon... en omnibus !...

CHRISTIAN.

Allons... allons !...

MADAME GAILLARDON.

Vous êtes un monstre...

CHRISTIAN.

Madame !...

GAILLARDON.

Et vous, une vieille folle.

CHRISTIAN.

Monsieur...

MADAME GAILLARDON, allant à lui, en étouffant.

Il a dit une... il a dit vieille... laissez-moi.

GAILLARDON.

Oui... folle ! folle ! folle !...

Christian les sépare ; on entend Juliette chanter en dehors.

 

 

Scène III

 

MADAME GAILLARDON, CHRISTIAN, GAILLARDON, JULIETTE

 

JULIETTE, en dehors.

Tra la la... tra la la...

CHRISTIAN.

Juliette !

MADAME GAILLARDON.

Elle chante toujours... elle est bien heureuse...

GAILLARDON.

Et son mari aussi...

Juliette entre par la droite.

CHRISTIAN, à part.

Oh !... comme le mariage l’embellit !...

JULIETTE.

Eh ! mais... je ne me trompe pas ?... Christian !... ah ! que c’est bien de nous surprendre ainsi... n’est-ce pas, ma tante ?... il arrive à propos...

MADAME GAILLARDON.

Très à propos !...

CHRISTIAN.

En vérité ?...

JULIETTE.

Juste, le jour de la fête de mon mari.

CHRISTIAN,

Hein ?... c’est aujourd’hui la fête de...

À part.

C’est jouer de malheur, par exemple !...

JULIETTE.

Ah ! mon petit oncle... l’artificier est là !... Oh !... cette moue... qu’est-ce donc ?... ma tante aussi... je devine...

GAILLARDON.

Parbleu... elle me fait toujours enrager !...

MADAME GAILLARDON.

C’est vous, plutôt !...

JULIETTE.

Oh !... oh ! vous m’avez promis d’être gentil toute la journée.

GAILLARDON.

Oh ! je suis très gentil... c’est elle...

JULIETTE.

Air de Téniers.

Quoi !... la guerre n’est pas finie ?
Allons, souriez-vous tous deux !...
Vous savez, quand je vous en prie,
Qu’il faut m’obéir, je le veux.

CHRISTIAN.

Je le vois, toujours douce et bonne...
Par vous, l’orage doit cesser...
Vous les rapprochez...

JULIETTE, bas.

Je leur donne,
Le moyen de recommencer.

Allons, ma tante... vous oubliez que votre toilette n’est pas finie, et que bientôt nous aurons du monde...

MADAME GAILLARDON.

J’y vais, mon enfant, j’y vais. Il faut bien que ce soit pour toi, et pour ton mari, qui est bon, qui te donne tout ce que tu veux... car aujourd’hui je suis d’une humeur !...

JULIETTE, à son oncle.

Et le feu d’artifice ?

GAILLARDON.

Compte sur moi, je suis d’une gaieté.

MADAME GAILLARDON, faisant la moue à son mari.

Hou !...

Elle s’éloigne.

JULIETTE, reconduisant madame Gaillardon.

Allez, ma tante, allez vous faire belle.

GAILLARDON.

Et bonne.

Il sort vivement par la droite.

MADAME GAILLARDON, se retournant.

Il a dit ?...

JULIETTE.

Rien, rien, dépêchez-vous... nous n’avons pas un instant à perdre.

Madame Gaillardon sort par la droite.

 

 

Scène IV

 

JULIETTE, CHRISTIAN

 

CHRISTIAN.

Comme deux enfants, toujours en querelle.

JULIETTE.

Mon pauvre oncle, il n’est pas le plus fort... tu sais comme nous nous amusions de leurs colères...

CHRISTIAN, à part.

Elle me tutoie encore, je n’oserai pas...

JULIETTE.

Maintenant, vois-tu, c’est pis que jamais ; ils ne sont pas un quart d’heure ensemble sans se disputer ; mais, ça les amuse, ça leur fait du bien, et je crois que si l’un cessait de crier, il manquerait quelque chose à l’autre.

CHRISTIAN.

Dame !... c’est peut-être nécessaire en ménage.

JULIETTE.

Pas du tout, monsieur... n’ayez pas de ces vilaines pensées-là, au moins... mais, que je te regarde... sais-tu que tu es encore grandi, mais beaucoup.

CHRISTIAN.

Vous trouvez.

Se reprenant.

Tu trouves.

À part.

Oh ! ma foi, tant pis !...

JULIETTE.

Et cette bonne grosse figure que je t’enviais.

CHRISTIAN.

Tu étais bien bonne...

JULIETTE.

Quand je t’appelais mon frère... mon frère !

Lui tendant la main.

Tu l’es toujours ?...

CHRISTIAN.

Ah ! oui, toujours.

JULIETTE.

C’est une bonne idée qui t’amène ici, et tu n’en auras pas de regret, sois tranquille, car nous sommes tous les jours en fêtes, en parties ; tu nous aideras...

CHRISTIAN.

Mais je n’en puis revenir, toi, toujours si calme, qui craignais le bruit, qui fuyais le monde.

JULIETTE.

Que veux-tu ! il faut bien s’y faire, mon mari n’est pas comme moi.

CHRISTIAN, vivement.

Il t’a tourmentée, il a forcé tes goûts ?...

JULIETTE.

Au contraire, il était rêveur, sérieux, il grondait quelquefois ; j’ai pensé que c’était ma faute, et plutôt que de crier comme ma tante ou de bouder comme mon oncle...

Air : De sommeiller encor, ma chère.

Moi, je suis un autre système,
Laissant les soucis de côté,
Je veux pour qu’il soit gai lui-même,
Avoir toujours de la gaieté...
Pour lui, toujours folle et légère,
J’aime le bal, le monde aussi...
Tous les plaisirs !... il faut bien faire
Quelque chose pour son mari.
En bonne femme, il faut bien faire
Quelque chose pour son mari.

CHRISTIAN.

Mais, c’est te sacrifier...

JULIETTE, riant.

Je me résigne !... tiens, ce soir, nous avons du monde, une surprise que je ménage à Gustave, illumination, bal, feu d’artifice, concert ; et dis donc, le vieux clavecin de ma tante, qui était toujours faux, tu sais... je t’accompagnerai, nous chanterons ; Gustave adore la musique.

CHRISTIAN, avec humeur.

Merci, je suis enroué.

Il tousse.

Hum ! hum ! hum !

JULIETTE.

Alors, tu danseras.

CHRISTIAN.

Non, je suis si fatigué !...

JULIETTE, lui tendant la main.

Comment ! tu me refuses une contredanse, à moi !...

CHRISTIAN.

Oh ! non, non !... tout ce que tu voudras, tout !...

Il se penche comme pour l’embrasser.

JULIETTE, s’éloignant de lui.

J’y compte...

CHRISTIAN.

Ma foi, j’allais l’embrasser.

JULIETTE, lui faisant signe de la tête.

Christian !...

CHRISTIAN.

Quoi donc ?

JULIETTE, avec un peu de mélancolie.

Tout ce que je voudrai !... je vais commencer... tu étais mon ami, mon confident, veux-tu l’être encore ?...

CHRISTIAN.

Oh ! un secret, à nous deux !

JULIETTE.

Écoute ; j’ai beau faire, Gustave n’a pas l’air aussi heureux que je le voudrais.

CHRISTIAN, vivement.

Il te rend malheureuse...

JULIETTE.

Eh ! non, comme tu y vas ! mais, ma gaieté ne le gagne pas assez, il a un fond d’ennui qui me fait de la peine : je l’interroge, et il me semble qu’il me cache toujours quelque chose, là, au fond du cœur ; un chagrin, peut-être... tu es homme, toi, tu vas être son compagnon de plaisir, tâche donc de savoir comment on pourrait l’égayer tout à fait... mais entre nous... là, bien entre nous...

CHRISTIAN.

Entre nous... oui... toujours...

Essuyant ses yeux et à part.

Et dire qu’elle pouvait être ma femme...

JULIETTE.

Ainsi... c’est convenu... Chut ! le voici... il revient de la chasse.

CHRISTIAN.

Ah !... il chasse ?...

JULIETTE.

Toute la journée...

CHRISTIAN, à part.

Tant mieux !

 

 

Scène V

 

JULIETTE, CHRISTIAN, GUSTAVE, en habit de chasse

 

GUSTAVE.

Où est-il donc, ce diable de Chanceaux ?... Ah !... c’est toi, Juliette ?...

JULIETTE.

Oui, moi qui veux te gronder... d’être parti si matin pour la chasse... avant le jour !...

GUSTAVE.

C’est vrai ! j’étais inquiet...

Se reprenant.

Il y avait là-bas... près de la ferme, un lièvre à qui j’avais promis de dire un mot ce matin... et qui ne m’a pas attendu...

JULIETTE.

Mais, partir sans m’embrasser !

GUSTAVE.

Ah !... tu dormais si bien !...

CHRISTIAN.

La belle raison !

GUSTAVE, se retournant.

Hein !

Il aperçoit Christian.

Monsieur...

JULIETTE.

Eh bien !...tu ne reconnais pas Christian... le pupille de mon oncle qui était ici à notre mariage...

GUSTAVE, riant.

Ah !... oui... ce gros collégien... qui avait l’air si niais...

JULIETTE, de même.

C’est cela... Ah !... ah !... ah !

CHRISTIAN.

Monsieur...

À part.

J’ai envie de lui chercher dispute...

GUSTAVE.

C’est juste... je ne le remettais pas d’abord : à la bonne heure ! une mine charmante !... un bel officier, vraiment !...

CHRISTIAN, lui donnant la main.

Il n’y a pourtant pas de quoi se fâcher...

GUSTAVE.

Vous êtes venu par le courrier ?... Il n’y a rien de nouveau ?... pas de lettre ?

CHRISTIAN.

Je suis arrivé à cheval...

JULIETTE, à Gustave.

Est-ce que tu attends aussi quelque chose... comme moi ?

GUSTAVE, gaiement.

Oh ! toi... quelque mode... quelques chiffons !

JULIETTE.

Mais, peut-être... pour vous, monsieur... pour vous plaire... pour être jolie !...

GUSTAVE.

Comme si tu avais quelque chose à faire pour cela...

JULIETTE.

Ah !... c’est gentil... et pour la peine...

Elle l’embrasse.

Tiens !

GUSTAVE.

Petite folle !

CHRISTIAN, à part.

Allons... ça va recommencer...

 

 

Scène VI

 

JULIETTE, CHRISTIAN, GUSTAVE, CHANCEAUX

 

CHANCEAUX, entrant sans voir Gustave.

Madame, les fleurs sont posées... les bouquets sont prêts...

JULIETTE, bas.

Tais-toi donc.

GUSTAVE.

Ah ! Chanceaux... tu vas me faire servir à déjeuner, car je meurs de faim... appétit de chasseur.

CHRISTIAN.

Et moi, de voyageur... je vous tiendrai volontiers compagnie.

GUSTAVE.

Avec plaisir. Tiens, Chanceaux, mon fusil... emporte-le.

JULIETTE.

Tu as fait bonne chasse ?

GUSTAVE.

Je n’ai rien tué.

À Chanceaux.

Ah ! tiens...

Lui donnant sa poire à poudre, bas.

M. Gaillardon n’a pas reçu de lettre ?

CHANCEAUX, bas.

Je ne crois pas, monsieur.

CHRISTIAN.

Le pays est bon, pourtant... le gibier ne manque pas.

GUSTAVE.

C’est possible... je n’y fais guère attention.

Bas à Chanceaux.

Il ne t’a rien remis pour moi ?

CHANCEAUX.

Rien.

GUSTAVE, à part.

Pas un mot ! pas un billet !...

JULIETTE.

Mais alors, que fais-tu donc à la chasse, le fusil sur l’épaule ?

GUSTAVE.

Dame !... je rêve, je pense...

JULIETTE.

Et à qui, monsieur ?

GUSTAVE.

Mais à toi, peut-être.

Bas à Chanceaux.

S’il arrive quelque chose, préviens-moi.

À part.

Je suis d’une inquiétude !...

CHRISTIAN, à part.

Elle a raison... il a l’air distrait.

Juliette fait des signes d’intelligence à Chanceaux.

GUSTAVE, les remarquant.

Hein ?... qu’est-ce que c’est ?... encore du mystère ?... oui... encore quelque bal, quelque fête.

JULIETTE.

Oui, monsieur, une fête à laquelle je vous invite... vous y serez.

Chanceaux sort.

GUSTAVE.

Parbleu !... cela va sans dire... j’y suis toujours pour faire danser ta tante, de fondation !... C’est amusant... hum !... mais vous voilà, mon officier... les actes de bravoure vous regardent je vous cède les mamans.

CHRISTIAN.

C’est trop généreux.

GUSTAVE.

Air : Adieu, je vous fuis, bois charmants.

C’est quelquefois un très bon lot :
Car, voyez-vous, mon camarade,
À la maman on dit un mot,
À la fille on lance une œillade.
Tout se compense adroitement,
C’est une affaire de famille :
Les soins qu’on a pour la maman
Portent profit près de sa fille.

 

 

Scène VII

 

JULIETTE, CHRISTIAN, GUSTAVE, CHANCEAUX, MADAME GAILLARDON

 

MADAME GAILLARDON.

Qu’il vienne le chercher !... je l’attends.

GUSTAVE.

Vous dites, ma petite tante ?...

MADAME GAILLARDON.

Rien, monsieur... rien du tout... ça ne vous regarde pas...

GUSTAVE.

Diable !... le temps est à l’orage...

À Christian.

Allons déjeuner...

CHRISTIAN.

Bravo !... me voilà en tiers, c’est déjà mieux.

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

JULIETTE, MADAME GAILLARDON

 

JULIETTE.

Mon Dieu ! ma tante... qu’est-ce donc ?.. qu’avez-vous ?

MADAME GAILLARDON.

J’ai... j’ai... que je suis furieuse... et que M. Gaillardon... M. Gaillardon !... ah ! le petit traître !...

JULIETTE.

Soyez donc plus calme... vous qui êtes si bonne, quand vous voulez !... mais vous ne voulez pas souvent...

Se reprenant.

avec mon oncle...

MADAME GAILLARDON.

Je voudrais bien t’y voir... toi qui parles de calme, de bonté... si ton mari te trompait...

JULIETTE.

Oh !... dans ce cas, je ferais comme une autre, sans doute... car, rien que d’y penser... je sens là... mais n’en parlons plus... ma tante... ça fait trop de mal... et d’ailleurs, mon Gustave m’aime... il n’aime que moi... Oh !... j’en suis bien sûre...

MADAME GAILLARDON.

Certainement... un mari qui n’a rien à te refuser... c’est ce qui fait paraître ma condition encore plus triste... un charmant ménage !...

JULIETTE.

Le fait est que je n’ai rien à désirer... rien... oh ! si, pourtant... nous ne sommes que deux, et un tiers ferait si bien !... il me semble qu’un petit ange... bien gentil... dans un ménage, doit le rendre plus heureux encore...

MADAME GAILLARDON.

Un enfant !... laisse-moi donc tranquille... j’en ai eu neuf !... ce qui ne l’empêche pas de me trahir.

JULIETTE.

Mon oncle !... vous savez bien que non !...

MADAME GAILLARDON.

Si fait !...

JULIETTE.

Eh ! non...

MADAME GAILLARDON.

Eh ! si.

JULIETTE.

Mais à son âge...

MADAME GAILLARDON.

Son âge ! Les libertins n’ont point d’âge... et cette fois j’ai une preuve... j’en ai une qui est flagrante, sans réplique...

Tirant une lettre de son sein.

Tiens !...

JULIETTE.

Une lettre...

MADAME GAILLARDON.

Il y a quelques jours que je me doutais du coup qui vient de me frapper... des chuchotements avec André... son empressement à se saisir des lettres... quand elles arrivaient... et quelquefois à les retirer lui-même de la poste... enfin, ce pressentiment qui ne m’a jamais trompée ; aujourd’hui, j’ai guetté André... comme il revenait de la ville avec un carton pour toi...

JULIETTE.

Ah ! mes fleurs sont arrivées.

MADAME GAILLARDON.

Je lui ai arraché cette lettre, qu’il cherchait à me cacher... « À monsieur, monsieur Gaillardon. » J’ai deviné mon malheur à ces jambages de femme... et surtout à ce signe... deux croix... qui semblaient indiquer un secret... oui, un secret qui m’a brisé le cœur... car je l’ai lue, cette lettre fatale...

JULIETTE.

Vous l’avez décachetée ?

MADAME GAILLARDON.

C’était pour mon mari !... vois, elle est encore humide de mes larmes...

Elle pleure.

JULIETTE.

Quelque interprétation forcée...

MADAME GAILLARDON.

Une interprétation ? comment donc m’interpréterez-vous cela, ma nièce ?

Lisant.

« Mon ami, si tu as jamais aimé, si tout sentiment de pitié n’est pas éteint dans ton cœur... »

S’interrompant.

C’est une créature !...

JULIETTE.

Ma tante !...

MADAME GAILLARDON, lisant.

« Dans ton cœur... Souviens-toi que le premier de tes devoirs t’appelle à mes côtés. » Le premier de ses devoirs ? mais qu’est-ce que je suis donc, moi ?

JULIETTE, à part.

Il se pourrait ?...

MADAME GAILLARDON, lisant.

« À la réception de cette lettre, accours ; un jour de retard, tout sera perdu pour toi. Jenny. » Eh bien ! qu’en dis-tu ?

JULIETTE.

Je dis... je dis d’abord, ma tante, que vous avez eu tort de décacheter cette lettre...

MADAME GAILLARDON.

J’ai eu tort !... j’ai eu tort !...

JULIETTE.

Et puis, mon oncle se justifiera, car je ne puis croire encore...

MADAME GAILLARDON.

Vous, à la bonne heure ; mais, moi, je crois tout ! tout ! tout ! tout ! Ah ! il lui faut une Jenny ! il lui faut une... Ah ! nous verrons, nous verrons.

GAILLARDON, en dehors.

C’est bien ; attachez le soleil au marronnier.

JULIETTE.

Ah ! mon Dieu !

MADAME GAILLARDON.

C’est lui !

 

 

Scène IX

 

JULIETTE, MADAME GAILLARDON, GAILLARDON

 

GAILLARDON, à la cantonade.

Portez les chandelles romaines dans la serre...

MADAME GAILLARDON.

Attends, attends... je vais t’en donner des chandelles romaines...

JULIETTE.

Ah ! ma tante ! ma tante !...

GAILLARDON, sans voir Juliette.

Je réponds du feu d’artifice... et si madame Gaillardon est contente du bouquet...

Il s’approche d’elle en souriant.

elle m’embrassera...

MADAME GAILLARDON, d’un air solennel.

Théodore !...

GAILLARDON.

Ah ! mon Dieu ! quelle figure !

MADAME GAILLARDON, tragiquement.

Théodore !...

GAILLARDON.

Eh bien ! Joséphine, il y a du nouveau, à ce qu’il paraît.

MADAME GAILLARDON, lui tendant la lettre.

Connaissez-vous cette écriture ?

GAILLARDON, la prenant.

Une lettre, à mon adresse ?

MADAME GAILLARDON.

Avec deux croix !

GAILLARDON.

Ciel !

MADAME GAILLARDON.

Oui, vous la connaissez... eh bien ! je l’ai lue...

GAILLARDON.

Vous ? mais c’est mal... c’est très mal...

MADAME GAILLARDON.

Ah ! très mal... n’est-ce pas, perfide ?

GAILLARDON.

Eh ! laissez-moi donc tranquille, une lettre qui n’était pas pour moi !

JULIETTE, qui s’est approchée, saisissant la main de M. Gaillardon.

C’est bien !

GAILLARDON, se retenant.

Hein ?

Effrayé.

Juliette !

À part.

Elle était là !

MADAME GAILLARDON.

Pas pour vous... et vous croyez me donner le change ?...

GAILLARDON.

Eh bien ! quand ce serait pour moi... car enfin !... je suis majeur, je suis mon maître, morbleu !...

MADAME GAILLARDON.

Ce n’est pas vrai !...

GAILLARDON.

Et cela ne vous regarde pas.

MADAME GAILLARDON.

Cela ne me regarde pas, moi ! votre victime... ah ! si je ne me retenais, je crois que je me trouverais mal.

GAILLARDON.

Allons donc, une femme d’un âge mûr...

MADAME GAILLARDON, avec éclat.

Comment, infâme !...

GAILLARDON.

Ne me touchez pas !... tenez-lui les mains.

JULIETTE, se plaçant entre eux.

Ma tante ! ma tante ! vous voyez bien que mon oncle a du dépit ; mais il ne vous a pas trompée, j’en suis sûre... cette lettre n’était pas pour lui...

GAILLARDON.

Eh ! si fait ! si fait !

JULIETTE.

Non, mon oncle... non !

Bas.

Dites comme moi.

GAILLARDON, la regardant avec surprise.

Ah ! bah !

MADAME GAILLARDON.

Pas pour lui ! mais pour qui donc ?

JULIETTE, apercevant Christian.

Eh ! ce n’est pas difficile à deviner, un jeune homme... un étourdi...

GAILLARDON, à part.

Est-ce qu’elle saurait ?

 

 

Scène X

 

JULIETTE, MADAME GAILLARDON, GAILLARDON, CHRISTIAN

 

CHRISTIAN, entrant par le fond, à droite.

Ma foi !... ça fait bien de déjeuner.

JULIETTE.

Tenez le coupable, le voilà !...

MADAME GAILLARDON.

Christian !

GAILLARDON.

Christian ! je respire...

CHRISTIAN, s’approchant vivement.

Plaît-il ? qu’est-ce qu’il y a ?

JULIETTE, lui faisant signe.

Il y a que ma tante a ouvert une lettre adressée à son mari pour toi...

CHRISTIAN.

Hein ? pour moi...

MADAME GAILLARDON.

C’est faux !

JULIETTE, faisant signe à Christian.

Vous voyez bien que non !... viens prendre le rôle qui t’appartient, car mon oncle ne peut pas rester exposé à des reproches... à des soupçons...

GAILLARDON.

Eh ! qu’est-ce que ça me fait ?

CHRISTIAN.

Ah ! oui... c’est juste... certainement... J’attendais une lettre...

MADAME GAILLARDON.

De qui donc ?

CHRISTIAN.

De qui ? vous me faites l’amitié de me demander...

GAILLARDON, à part.

Il n’en sait rien, ni moi non plus.

MADAME GAILLARDON.

De qui ? de qui ?

JULIETTE.

Vous voyez bien, ma tante, qu’il rougit, ce pauvre Christian... c’est mal aussi de surprendre le secret de ses amours...

CHRISTIAN.

De mes amours...

Juliette lui fait des signes.

Au fait, ce n’est pas bien d’ouvrir mes lettres ; vous concevez, un jeune homme... Il y a des circonstances atténuantes...

À part.

Le diable m’emporte si je sais...

MADAME GAILLARDON.

Mais enfin, il ne dit pas...

À son mari.

Ne lui parlez pas, vous... ne lui dites pas le nom.

Elle le fait reculer.

GAILLARDON.

Mais je ne dis rien...

JULIETTE, qui se trouve alors près de Christian, vite et bas.

Jenny !

CHRISTIAN, à part.

Jenny ! ah bah ! mon tuteur !...

JULIETTE, changeant de ton.

Allons, prenez votre lettre, monsieur, et dorénavant ne compromettez plus mon oncle... que vous avez trompé, j’en suis sûre... vilain !

MADAME GAILLARDON.

Mais non... vous voyez bien qu’il n’avoue rien, qu’il n’avoue pas...

CHRISTIAN.

Écoutez donc, madame, le secret d’une femme, c’est sacré, et Jenny elle-même pourrait se plaindre...

MADAME GAILLARDON.

Jenny !...

JULIETTE.

Air : Vaudeville de l’Étude.

Je le disais, j’en étais sûre !

GAILLARDON.

Ma foi, je n’y comprends plus rien.

MADAME GAILLARDON.

Je n’y crois pas...

JULIETTE.

Je vous l’assure...

CHRISTIAN.

Eh ! oui, sans doute !...

JULIETTE, bas, lui serrant la main.

C’est très bien !

CHRISTIAN, gaiement à part.

Singulière bonne fortune !
Je l’accepte, mais en ces lieux,
Puisqu’elle veut que j’en aie une,
Elle aurait pu me donner mieux !

MADAME GAILLARDON.

Je vois, je vois que vous vous entendez tous pour le défendre, pour me tromper... mais je saurai la vérité, je la saurai...

À Gaillardon.

Et si vous sortez d’ici, si vous quittez cette maison, comme l’ordonne cette femme... c’en est fait, Théodore, je vous abandonne, et la justice me fera raison de votre perfidie !

Elle sort.

GAILLARDON.

Bon ! la justice à présent... Elle va m’envoyer les gendarmes.

CHRISTIAN.

Enfin me direz-vous ce que cela signifie ?

JULIETTE.

Plus tard, donne-moi ton bras...

À Gaillardon, à demi-voix.

Ah ! mon oncle ! vous, à votre âge, ce n’est pas bien...

GAILLARDON.

Hein ?

CHRISTIAN, pouffant de rire.

Jenny, oh !...

JULIETTE, à Gaillardon, de loin.

C’est très mal.

Elle sort en riant avec Christian.

 

 

Scène XI

 

GAILLARDON, puis GUSTAVE

 

GAILLARDON, seul.

Ah ! çà... ah ! çà... ‘il paraît que je passe décidément pour un Lovelace !... un scélérat !... quelle bêtise !... comme si j’avais l’air...

GUSTAVE, entrant.

M. Gaillardon !... je vous trouve enfin !... j’en suis bien aise...

GAILLARDON.

Et moi, j’en suis enchanté !... ah ! çà, mon cher, qu’est-ce que cela signifie ?... vous m’avez fourré dans une intrigue...

GUSTAVE.

Que voulez-vous dire... avec votre figure renversée ?...

GAILLARDON.

Vous me parliez d’une affaire d’intérêt... qui pourrait inquiéter votre femme... je recevais obligeamment vos lettres sous mon nom... avec un signe convenu... deux croix... j’avais confiance en vous !... et pas du tout... il s’agit d’une Jenny !...

GUSTAVE.

Jenny !... oh ! silence !... silence !...

GAILLARDON.

Ah ! bien, oui !... mais dites donc... Juliette, qui est une femme si bonne !... ça fait contraste avec la mienne !... je vous aide à la trahir...

GUSTAVE.

Oh !... ne le croyez pas !... je l’aime... vous le savez !...

GAILLARDON.

Vous l’aimez !... vous l’aimez !... et l’autre ?...

GUSTAVE.

Qu’est-ce que ça fait ?...

GAILLARDON.

Que diable !... on ne peut cependant pas aimer comme ça à droite, à gauche... oh !... si c’était moi... je ne dis pas... il n’y aurait pas de mal... au contraire... parce qu’avec madame Gaillardon, c’est de bonne guerre, une maîtresse... deux maîtresses... trois maîtresses... chère petite !... ça me changerait !... mais, vous...

GUSTAVE.

Oh ! moi !... si vous saviez !... il y a une fatalité qui s’attache aux jeunes gens...

GAILLARDON.

Oui... oui... une fatalité... qui s’appelle Jenny... Caroline... Sophie... et je vous croyais libre...

GUSTAVE.

Je l’étais... mais à dix-huit ans... jeune, abandonné à soi-même, ne peut-on avoir eu une maîtresse ?

GAILLARDON.

Eh ! si fait !... c’est gentil !... ça va avec l’École de Droit... le cigare, la Chaumière... ça fait passer le temps ; mais une fois marié...

GUSTAVE.

Aussi, je vous dis que je ne l’aime pas, ma parole d’honneur !... de l’amitié, je ne dis pas, une amitié vraie !... parce que, voyez-vous, il y a quelquefois des liens qui vous rendent toujours chère la personne... que... et puis... ça grandit avec l’âge... vous comprenez...

GAILLARDON.

Oui... oui... parfaitement...

À part.

Je n’y comprends rien du tout...

Haut.

Il me semble que lorsque les liens sont rompus... dame !... ils sont rompus !...

GUSTAVE.

Quelquefois...

GAILLARDON.

Prenez garde ; les femmes sont jalouses du passé, témoin moi, qui étais si galant sous l’empereur ; toutes les femmes me remarquaient sur le boulevard de Coblentz... comme je l’ai expié...

Air : Vaudeville de l’Apothicaire.

Ma première brouille a daté
Du jour qu’à ma femme jalouse,
Ingénument je racontai
Mes amours de mil huit cent douze,
Que de cris !... il n’est pas, je crois,
De vieux soldat, j’ose le dire,
Que l’on ait puni plus que moi,
De ses conquêtes sous l’empire...

Si votre femme allait tourner à l’aigre comme la mienne...

GUSTAVE.

Oui, c’est gentil... une moitié qui se plaint toujours, qui crie toujours, et qu’on envoie à tous les diables !...

GAILLARDON.

Toujours !...

GUSTAVE.

Aussi, elle ne saura rien.

GAILLARDON.

Il s’en est fallu de peu de chose, tout à l’heure, quand cette maudite lettre a fait explosion.

GUSTAVE.

Une lettre que vous avez reçue pour moi ?...

GAILLARDON.

Eh ! parbleu ! au risque de me faire arracher les yeux par ma colombe !... qui l’a lue...

GUSTAVE.

Ma lettre ?...

GAILLARDON.

Elle lit tout !... je suis un perfide... un monstre... qu’à cela ne tienne... une scène de plus ou de moins...

GUSTAVE, prenant la lettre.

Ma lettre, ma lettre...

GAILLARDON.

Mais votre femme était ici.

GUSTAVE.

Grand Dieu !... elle sait !...

GAILLARDON.

Elle ne sait rien... au contraire, elle m’a tiré de là avec une présence d’esprit...

GUSTAVE, lisant la lettre.

Ô ciel !...

GAILLARDON.

Qu’est-ce que c’est ?...

GUSTAVE.

Malade !... mourante !...

GAILLARDON.

Cette pauvre Jenny !...

GUSTAVE.

Et on me rappelle !... oui, oui... il le faut, que va-t-il devenir ?...

GAILLARDON.

Qui donc ?... il ?...

GUSTAVE.

Il faut que je parte... aujourd’hui... à l’instant...

GAILLARDON.

Y pensez-vous ?

GUSTAVE.

Il le faut !...

GAILLARDON.

Jeune homme !... jeune homme !... vous me faites l’effet d’être sur le bord de mon précipice... si votre femme savait...

GUSTAVE.

Oh ! non... et je cours en secret...

 

 

Scène XII

 

GAILLARDON, GUSTAVE, JULIETTE, CHANCEAUX, portant une corbeille de fleurs.

 

JULIETTE.

Eh ! vite !... apporte cela !...

Apercevant Gustave.

Ah !

GUSTAVE, apercevant Juliette.

C’est elle !...

GAILLARDON.

Bon !...

JULIETTE, se plaçant devant Chanceaux.

Comment, messieurs, encore ici ?...

Regardant Gustave.

Ce n’est pas bien de surprendre ainsi les secrets.

Chanceaux dépose sa corbeille dans la coulisse.

GUSTAVE.

Des secrets ?... que veux-tu dire ?...

JULIETTE, regardant Gaillardon.

Dame !... chacun les siens, et ma tante qui vous appelle depuis une heure, à grands cris !...

GAILLARDON.

Bah !... elle crie ?... je n’ai pas entendu !... la grande habitude...

JULIETTE.

Allez donc, monsieur... allez donc !...

Bas.

Vous savez bien que c’est une fête pour mon mari... n’ayez pas l’air...

GAILLARDON.

Non... non...

À part.

Pauvre petite femme !...

GUSTAVE, à Chanceaux, à qui il a fait signe et qui vient se placer à sa gauche.

Eh ! vite !... des chevaux de poste, dans une demi-heure, je pars.

CHANCEAUX.

Ah ! bah !...

GUSTAVE.

Chut !...

GAILLARDON.

Ah ! cette fois, j’entends crier cette bonne amie, je la reconnais...

Il sort par la droite.

CHANCEAUX, bas à Gustave qui lui a fait signe.

Oui, monsieur... oui !...

À part.

Il part !...

Il sort par la gauche.

 

 

Scène XIII

 

GUSTAVE, JULIETTE

 

GUSTAVE, à part.

Comment lui dire... lui annoncer...

JULIETTE.

Et vous, monsieur, votre toilette !... est-ce que tu n’y penses pas ?...

GUSTAVE.

Oh !... ma toilette... à quoi bon !...

JULIETTE.

Comment, à quoi bon ?... mais tu sais bien que ma tante a du monde aujourd’hui.

GUSTAVE.

Comme si je ne pouvais pas me dispenser d’y paraître ?... des oisifs !... des ennuyeux !...

JULIETTE.

Mais non !... mais non... tu ne le peux pas... Eh bien ! par exemple, quel caprice te vient là ?...

GUSTAVE, à part.

Si nous pouvions avoir une petite querelle, ça me donnerait du courage.

JULIETTE.

Allons, vous danserez avec votre femme ; mais êtes-vous donc si malheureux ?...

GUSTAVE.

Oui ! et avec ta tante ! si tu crois que c’est amusant !... et puis, ces fêtes... ces plaisirs qui reviennent toujours... ça m’ennuie !...

JULIETTE.

Vrai !...

GUSTAVE.

C’est une vie que je ne puis souffrir...

JULIETTE.

Oh ! comme cela se trouve bien ; ni moi non plus !...

GUSTAVE.

Toi ! tu ne peux pas t’en passer... toujours folle... légère...

JULIETTE.

C’est pour t’égayer.

GUSTAVE.

Toujours occupée de ta toilette...

JULIETTE.

C’est pour te plaire.

GUSTAVE, à part.

Et le moyen de lui faire de la peine.

JULIETTE.

Mais, sois tranquille, puisque tu n’aimes pas le bruit... les fêtes...eh bien ! nous n’en aurons plus, nous vivrons ensemble, pour nous seuls, rien que nous deux... j’aime mieux ça... mais ce soir, il faut te résigner encore...

GUSTAVE.

Non... j’y suis décidé... je m’absenterai plutôt...

JULIETTE.

Ah ! mon Dieu !...

GUSTAVE.

Oui, le temps d’aller à Paris ; justement j’y ai affaire... et puis, c’est une idée...

JULIETTE.

Mais elle est très mauvaise, cette idée-là !... vous, monsieur !... non, demain... un autre jour... mais aujourd’hui, que dirait-on ?

GUSTAVE.

Bah !...je m’esquiverai sans que personne s’en aperçoive, pas même toi.

JULIETTE.

Cela ne se peut pas...

GUSTAVE.

Si fait !...

JULIETTE.

Mais non !...

GUSTAVE.

Mais, je le veux...

JULIETTE.

Et moi, je ne le veux pas...

GUSTAVE.

Juliette !...

JULIETTE.

Ah ! tant pis !... si tu as une tête... j’en aurai une aussi, moi... tu resteras !

GUSTAVE.

Tu veux me forcer...

JULIETTE.

Autrement, je ne vous aimerai plus, je deviendrai méchante.

GUSTAVE.

Comme ta tante...

JULIETTE, se reprenant.

Oh ! non ! non ! jamais !

 

 

Scène XIV

 

GUSTAVE, JULIETTE, MADAME GAILLARDON, CHRISTIAN

 

CHRISTIAN.

Mais venez donc, madame, on arrive.

MADAME GAILLARDON.

Non... laissez-moi ! je ne puis pas recevoir, je n’en ai pas la force. Ah ! Gustave, mon ami, veillez sur M. Gaillardon, empêchez-le de partir.

GUSTAVE.

Il veut partir ?

JULIETTE.

Lui aussi !

CHRISTIAN.

Eh non !... c’est madame qui se monte la tête, parce que Chanceaux, votre domestique, est allé chercher des chevaux de poste.

JULIETTE.

Des chevaux de poste !

GUSTAVE, vivement.

Pour mon oncle ?

MADAME GAILLARDON.

Et pour qui donc ? cette maudite lettre qui le rappelle à Paris, elle n’est pas pour Christian, il me l’a avoué ; et comme il ne reste que mon mari... ou le tien...

JULIETTE, prenant le bras de son mari.

Gustave !...

MADAME GAILLARDON.

C’est donc pour le mien...

GUSTAVE.

Vraiment...

CHRISTIAN.

Et si je veux en profiter, moi, si je veux partir...

Regardant Juliette.

Aussi bien, c’est ce que j’ai de mieux à faire.

MADAME GAILLARDON.

C’est pour lui, vous dis-je ! et je viens de lui faire une scène... oh ! mais, je l’ai mené, j’ai crié. Autrefois, ça lui faisait quelque chose ; mais, depuis quelque temps, il a pris la mauvaise habitude de crier plus fort que moi.

CHRISTIAN.

Et vous jugez du scandale, au milieu de la société qui arrivait : Perfide ! ingrat ! Allez vous promener ! Ah ! ah ! ah ! ah ! c’était un vacarme...

JULIETTE.

Devant tout le monde ?

MADAME GAILLARDON.

Tiens !... je voudrais bien t’y voir. Eh ! mais, j’entends les chevaux. GUSTAVE.

Rassurez-vous ! Je cours le trouver, ma tante, et je vous réponds qu’il ne partira pas.

JULIETTE.

Oh ! non ! n’est-ce pas, Gustave ? personne ne partira, personne.

CHRISTIAN.

Voici toute la société qui vient par ici.

GUSTAVE.

Il ne partira pas.

Il embrasse vivement Juliette et sort.

MADAME GAILLARDON.

Il t’a embrassée ?

CHRISTIAN, avec humeur.

Parbleu !

MADAME GAILLARDON.

Ça nous arrivait aussi, autrefois, quand nous nous raccommodions ; mais à présent, nous ne nous raccommodons plus.

La société arrive. Musique.

 

 

Scène XV

 

MADAME GAILLARDON, JULIETTE, CHRISTIAN, LA SOCIÉTÉ, ensuite GAILLARDON, CHANCEAUX

 

Air final de Madelon.

Puisque le plaisir nous appelle ;
Nous accourons vifs et joyeux ;
Des bons maris, c’est le modèle,
Que l’on va fêter en ces lieux.

On entend le fouet du postillon au dehors.

MADAME GAILLARDON.

Ô ciel ! une voiture ! il part !... M. Gaillardon...

JULIETTE.

Du calme, ma tante !

On entend le fouet du postillon et le bruit d’une voiture.

MADAME GAILLARDON.

Il part, mon mari !

Elle se retourne et l’aperçoit.

Ah ! c’est lui !...

Elle lui saute au cou.

GAILLARDON, se débattant.

Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que c’est ? on m’étrangle... C’est ma femme ! j’en étais sûr.

MADAME GAILLARDON.

Tu ne partiras pas !

GAILLARDON.

Allons donc ! est-ce que j’y pense ?... c’est Gustave...

Entrée de Chanceaux.

TOUS.

Gustave ?

JULIETTE, s’approchant vivement.

Gustave ?

GAILLARDON.

Il est parti !

JULIETTE.

Parti !... ah !...

Elle regarde Chanceaux, qui est près d’elle.

CHANCEAUX, tristement.

Oui, madame...

CHRISTIAN.

Ah ! bah !... ah ! bah !... c’est aimable à lui, le héros de la fête...

MADAME GAILLARDON.

Comment ! est-ce que la lettre de ce matin ?...

GAILLARDON, lui imposant silence.

Ma femme ! ma femme !...

JULIETTE, après un combat qu’elle s’efforce de cacher.

Ma tante !...

À part.

Ah ! quelle idée !

MADAME GAILLARDON.

Il est parti !

JULIETTE.

Il est parti, oui, je sais, une affaire importante... chez son banquier ; mais voilà tout, voilà tout.

Avec un sourire forcé.

C’était convenu entre nous.

GAILLARDON, à part.

Elle ne se doute de rien.

CHRISTIAN.

Comme elle est émue !

JULIETTE, bas à Chanceaux.

Je pars pour Paris, cette nuit !

MADAME GAILLARDON.

Eh bien !... et la fête, à présent ? il n’y a plus personne à fêter...

JULIETTE.

Pourquoi donc, ma tante ? Gustave, qui reviendra bientôt, serait désolé... tenez, l’orchestre commence ; messieurs, la main aux dames.

M. Gaillardon offre la main à une dame.

MADAME GAILLARDON, le retenant.

Votre bras, Théodore !

Tout le monde se dirige vers la gauche, excepté Christian, qui observe Juliette.

CHŒUR.

Puisque le plaisir nous appelle, etc.

JULIETTE, étouffant ses sanglots.

Ah ! ma vue se trouble !... je ne me soutiens plus ! Gustave !... cette lettre, elle était donc... ah ! je me meurs !...

CHRISTIAN, accourant à elle.

Juliette !... Juliette !...

MADAME GAILLARDON, reparaissant à droite, avec une partie du chœur.

Eh bien ! eh bien ! tu ne viens pas ?

JULIETTE, affectant de l’empressement.

Si fait, ma tante, me voilà.

Elle prend le bras de Christian.

CHRISTIAN, à part.

Ah ! je reste !...

Ils sortent.

 

 

ACTE II

 

Un petit salon élégant. À droite, le cabinet de Gustave ; à gauche, la chambre de Juliette.

 

 

Scène première

 

GUSTAVE, en robe de chambre élégante, JULIETTE, CHANCEAUX

 

Au lever du rideau, Gustave et Juliette sont assis à un guéridon, à droite ; ils prennent du thé. Gustave parcourt un journal. Juliette s’arrête et le regarde. Chanceaux les observe du côté opposé.

CHANCEAUX, à part.

Comme c’est animé, un petit déjeuner de ménage !

JULIETTE, après un instant de silence.

Mon ami, vous ne mangez pas...

GUSTAVE.

Mais, si fait !

CHANCEAUX, à part.

Conversation soutenue...

Nouveau silence.

Et dire que depuis six semaines, depuis notre retour de la campagne, c’est comme ça...

JULIETTE, d’une voix inquiète.

Gustave !... Gustave !...

GUSTAVE.

Qu’est-ce ?...

JULIETTE.

Tu es indisposé ?...

GUSTAVE.

Moi !... que voulez-vous dire ?

JULIETTE.

C’est que tu ne prends rien, absolument rien.

GUSTAVE, avec impatience.

C’est inconcevable ; si je ne me mets pas à table avec toi, si je ne mange pas avec toi et comme toi, je suis malade... tu deviens triste, tu perds l’appétit... que diable !... fais à ta guise, ne t’inquiète pas de moi, laissons-nous un peu de liberté, si c’est possible.

JULIETTE.

Oui... tu as raison... tu as raison... j’ai tort...

Elle se verse vivement du thé. Chanceaux hausse les épaules. Elle essuie des larmes à la dérobée.

GUSTAVE, s’en apercevant.

Allons !... encore !...

Se reprenant, avec beaucoup de douceur.

Juliette, un peu de thé, je te prie...

JULIETTE.

Tout de suite !...

Prenant vivement la théière.

Ah !... c’est chaud...

GUSTAVE.

Tu t’es brûlée ?...

JULIETTE.

Non, rien... rien... ne fais pas attention... Il n’y a plus de sucre, de tartines... Chanceaux, voyez à l’office.

CHANCEAUX.

Oui, madame.

Il sort.

GUSTAVE, se levant.

Mais non, c’est inutile.

JULIETTE.

Si fait !... si fait !... je suis contente... tu as faim...

À part.

Et il parle !...

GUSTAVE, à part, l’observant.

Pauvre Juliette !... et toujours feindre... la tromper...

CHANCEAUX, apportant des tartines.

Voici, madame.

JULIETTE.

Bien... bien...

S’approchant doucement de Gustave et le prenant par le bras.

Mon ami... Gustave... ça refroidit.

CHANCEAUX, sortant, à part.

Pauvre petite femme, se donne-t-elle de la peine !

JULIETTE.

Et vois donc, il y a de quoi donner de l’appétit.

GUSTAVE.

Merci, Juliette... mais, surtout, plus de larmes... plus d’air chagrin !...

JULIETTE.

Mais non, mais tu te trompes, je t’assure.

GUSTAVE.

Et pourquoi ne sors-tu pas ?... pourquoi renoncer au monde, aux plaisirs, à la parure ?... tu aimais tout cela autrefois...

JULIETTE.

Pour toi... pour toi seul !... et je l’aimerai encore, si cela peut te plaire ; je me parerai pour toi... je chercherai les plaisirs... je les attirerai même, si tu veux les partager... j’irai dans le monde, mais avec toi.

GUSTAVE, vivement.

Oui, je comprends... il faut que je sois là !... toujours là !... c’est une tyrannie !...

JULIETTE.

Eh bien ! non... non... ne te fâche pas.

GUSTAVE.

Allons !... je me fâche, à présent...

JULIETTE.

Je ne dis plus rien...

GUSTAVE.

Je veux que tu sois heureuse... je l’exige même... ou bien, je croirai que ma présence te gêne, te fatigue... que tu veux me chasser d’ici...

JULIETTE.

Gustave !...

 

 

Scène II

 

GUSTAVE, JULIETTE, MADAME GAILLARDON, puis CHRISTIAN

 

MADAME GAILLARDON, en dehors.

C’est bien !... c’est bien !... s’ils sont ici...

JULIETTE, essuyant des larmes.

Ah !... quelqu’un...

GUSTAVE.

C’est la voix de madame Gaillardon.

JULIETTE.

Ma tante ! mais elle n’est pas à Paris !

MADAME GAILLARDON, entrant.

Ah !... ils déjeunent ensemble ; c’est exemplaire !...

JULIETTE.

Ma tante !... ma bonne tante... que j’ai de plaisir à vous voir, à vous embrasser !...

GUSTAVE.

Et M. Gaillardon vous a-t-il accompagnée ?

MADAME GAILLARDON, très froidement.

Non, monsieur, il est inutile que M. Gaillardon vienne à Paris, chercher des conseils et peut-être des exemples pernicieux... Ah ! je n’ai pas de confiance aux hommes...

Gustave salue.

CHRISTIAN, qui est entré après elle.

Merci pour moi, ma tante.

JULIETTE.

Ah ! c’est toi, Christian.

MADAME GAILLARDON.

Il m’accompagnait.

JULIETTE.

Qu’es-tu donc devenu hier ? nous ne t’avons pas vu de la journée ?

CHRISTIAN.

Et pourtant, je voulais venir pour demander à M. Gustave un peu de cet argent que mon tuteur lui a remis pour moi.

GUSTAVE.

Ah ! mais ça va un train du diable !

MADAME GAILLARDON.

C’est que tu n’as pas d’ordre... tu fais trop de dépenses...

CHRISTIAN, jetant un regard sur Juliette.

Dame !... c’est pour m’étourdir ; quand on a des chagrins de cœur...

Air de l’Artiste.

Fort bien !... c’est de votre âge,

Vous êtes amoureux...

MADAME GAILLARDON.

Mais il faut être sage...

CHRISTIAN.

Oui, sage !... je le veux !...
Je me le dis sans cesse,
Mais, entre nous, je crois...

Jetant un regard sur Juliette.

C’est plutôt la sagesse
Qui ne veut pas de moi.

Enfin, hier, j’avais profité du beau temps pour aller me promener, me distraire, je suis entré au Diorama, mais j’ai joué de malheur...

JULIETTE.

Il était fermé.

CHRISTIAN.

Non... mais j’y suis arrivé comme vous en sortiez.

JULIETTE.

Moi !...

CHRISTIAN.

Je vous ai aperçue dans votre calèche qui traversait rapidement la rue de Bondy, comme j’arrivais par le boulevard... j’ai salué M. Gustave, qui ne m’a pas vu sans doute ?...

GUSTAVE, un peu troublé.

Je vous assure, Christian...

Juliette observe.

CHRISTIAN.

Oh !... je ne vous en veux pas !... ni à Juliette non plus... car elle me tournait le dos... et ce n’est qu’à sa taille élégante que j’ai pu la reconnaître...

Juliette est très émue.

GUSTAVE, vivement.

Monsieur... vous vous trompez, ce n’était pas...

CHRISTIAN.

Oh ! vous, je vous ai parfaitement reconnu... la seule chose qui aurait pu me faire hésiter, c’est qu’il y avait là un enfant !...

GUSTAVE, vivement, lui serrant la main et bas.

Silence !

Juliette saisit le mouvement.

MADAME GAILLARDON.

Un enfant !... quel enfant ?...

GUSTAVE.

Je ne sais ce que vous voulez dire !...

CHRISTIAN, déconcerté.

Oh !... alors... c’est possible !... je me serai trompé...

CHANCEAUX, entrant.

Le bijoutier de monsieur est dans son cabinet.

GUSTAVE.

Bien !... j’y vais !... venez-vous, Christian ?...

CHRISTIAN.

Eh ! parbleu !... je ne vous quitte pas... vous êtes mon banquier...

À part.

Et puis de là, il faut que je coure chez un juif de mes amis intimes... à dix pour cent...

Il s’approche pour baiser la main de Juliette.

Mais je reviendrai bientôt ! oh ! mon Dieu !... qu’est-ce donc ?... ce trouble, ces larmes... Juliette !...

JULIETTE.

Pas du tout ! pas du tout !...

MADAME GAILLARDON, qui observe de son côté.

Air : Mes amis, c’est dans sa patrie.

Mais, vous ne sortez pas, je pense,
Et bientôt on vous reverra.

GUSTAVE.

Je reviens, à l’instant.

Bas à Christian.

Silence !

Et ne parlez plus de cela...

JULIETTE, à part.

Ah ! mon Dieu ! quel trouble l’agite !

CHRISTIAN, à part.

Tiens ! on dirait qu’ici, soudain,
La calèche, que j’ai maudite,
Vient de me mettre en bon chemin.

Ensemble.

MADAME GAILLARDON.

Mais, vous ne sortez pas, je pense,
Et bientôt on vous reverra ;
En vain, on garde le silence,
Nous reparlerons de cela.

GUSTAVE.

Mais, vous ne partez pas, je pense,
Et bientôt on vous reverra ;
Mais surtout gardez le silence,
Et ne parlons pas de cela.

JULIETTE.

Gustave ne sort pas, je pense,
Et bientôt on le reverra...
Ah ! si j’avais sa confiance,
Il m’aurait parlé de cela.

CHRISTIAN.

Il a quelque secret, je pense,
Mais la suite me l’apprendra :
Il faut agir avec prudence,
Pour mieux profiter de cela...

Christian et Gustave sortent par la droite.

 

 

Scène III

 

JULIETTE, MADAME GAILLARDON

 

MADAME GAILLARDON.

Christian a raison, tu es triste, tu as les yeux rouges... tu as pleuré...

JULIETTE.

Mais, ma tante... je suis très gaie...

MADAME GAILLARDON.

Oui, tu l’étais à la campagne ; avant de nous quitter si brusquement, la nuit même qui suivit le départ de ton mari... mais je sais tout, il se dérange, tu n’es pas heureuse ?

JULIETTE.

Qui vous a dit ?

MADAME GAILLARDON.

Et cette calèche, dans laquelle Christian l’a rencontré... cette femme qui était là...

JULIETTE.

Mais, ma tante...

MADAME GAILLARDON.

Oh ! ce n’est pas moi qu’on trompe ! je me connais en mauvais ménages, et depuis un instant que je suis chez toi... un coup d’œil m’a suffi pour m’assurer que Chanceaux m’a dit vrai...

JULIETTE.

Oh ! ma tante ! Chanceaux, un valet !...

MADAME GAILLARDON.

Ces gens-là voient tout !... devinent tout ; Chanceaux, d’ailleurs, t’est dévoué, c’est un serviteur de notre famille... ce qu’il en fait, c’est par zèle, par attachement pour toi ; c’est moi qui lui ai demandé... il a vu tes larmes, les brusqueries de Gustave, et j’arrive pour mettre de l’ordre ici... Ah ! si je m’en mêle, tu verras ! avec moi, il faut qu’un mari marche droit ! ah ! ah !...

JULIETTE.

Mais, ma tante, je ne vous demande pas...

MADAME GAILLARDON.

Et tu as tort ! entre femmes, ma chère, on s’aide... on se soutient !

JULIETTE.

Gustave a des chagrins qu’il me cache, mais il m’aime, ah ! j’en suis sûre... d’ailleurs, le devoir d’une femme est-il donc de se plaindre... de crier...

MADAME GAILLARDON.

Comment, de crier ! mais certainement, cela fait du bien, cela soulage... et sans ce remède-là, le dépit m’aurait étouffée il y a longtemps... vois M. Gaillardon, voilà un mari qui est dressé ; je me plains, parce qu’il faut toujours se plaindre, c’est intéressant ; mais lorsqu’il crie, ce qui arrive bien quelquefois, comme je le rabats !... quand j’ai dit : « Taisez-vous !... restez là !... tout beau ! » il file doux comme un agneau...

JULIETTE.

Et qu’y avez-vous gagné, ma tante ?

MADAME GAILLARDON.

Ce que j’y ai gagné ? mais d’avoir un mari dans les bons principes... car, vois-tu, mon enfant, l’homme en général, et le mari en particulier, ne demande qu’à s’émanciper ; il faut le tenir ferme ! et si tu m’avais demandé conseil...

JULIETTE.

Eh bien ! voyons... que m’auriez-vous conseillé ?

MADAME GAILLARDON.

Je t’aurais conseillé... je t’aurais conseillé de mettre ton mari au pas... de tenir à tes droits... car nous avons des droits !... la femme doit protection à son mari, le mari doit obéissance à sa femme... c’est dans le code, à ce qu’on dit ; rien de plus juste ! et si Gustave eût résisté... s’il t’eût rendue malheureuse, moi ! je t’aurais emmenée... on se sépare...

JULIETTE.

Ah ! ma tante ! ma tante !... moi, quitter Gustave !... nous afficher l’un et l’autre, appeler sur lui, sur moi, le mépris, la pitié... par un éclat scandaleux !... perdre à jamais son amour, que je voudrais racheter au prix de ma vie tout entière... oh ! non ! il doit y avoir d’autres moyens...

MADAME GAILLARDON.

Et lesquels ?

JULIETTE.

Je ne sais ; mais il me semble que le devoir d’une femme est de cacher les torts du mari qu’elle aime !... de pénétrer ses secrets, pour adoucir, partager ses chagrins ; et puis, que voulez-vous ? il y a des jours mauvais, il faut s’y résigner, et attendre avec courage une réparation que le scandale ne donne jamais ! Pour moi, si Gustave me trahissait, si Gustave...

Étouffant.

Oh ! non, non !... je l’ai trop aimé, je l’aime trop !...

MADAME GAILLARDON.

Ah ! si tu fais du sentiment... tu es perdue...

 

 

Scène IV

 

JULIETTE, MADAME GAILLARDON, CHANCEAUX

 

CHANCEAUX, à la cantonade.

Oui, monsieur, le cabriolet est en bas !...

MADAME GAILLARDON.

À qui parles-tu ?

CHANCEAUX.

À M. Christian, qui s’en va !

MADAME GAILLARDON.

Et mon neveu Gustave, où est-il ?

CHANCEAUX, appuyant.

Dans son cabinet, à regarder un portrait...

JULIETTE.

Un portrait !

CHANCEAUX.

Un portrait garni en or, que le bijoutier vient de lui apporter...

MADAME GAILLARDON.

Lui ! un portrait de femme ?

JULIETTE, vivement.

Eh ! ma tante ! si c’est le mien... le mien que je lui ai donné.

MADAME GAILLARDON.

Toi !...

Elle regarde Chanceaux, qui fait signe que non.

JULIETTE, saisissant le mouvement, sévèrement.

Qu’est-ce ?

CHANCEAUX, lui tendant une lettre.

Madame, c’est une lettre qui vient d’arriver !

JULIETTE, qui l’a prise.

Eh ! mais... pour mon mari...

MADAME GAILLARDON, s’approchant.

Oh ! c’est peut-être l’histoire du portrait, tu vas voir !

JULIETTE.

Ah ! ma tante !

À Chanceaux.

Cette lettre n’est pas pour moi.

MADAME GAILLARDON.

Ciel ! que fais-tu ? sans la lire ! mais ça ne se fait pas ! les lettres ! mais je les lis toutes, moi, ma chère... toutes !... ça se doit... c’est la morale des ménages.

JULIETTE.

Oh ! moi... j’ai confiance, ma tante !

 

 

Scène V

 

JULIETTE, MADAME GAILLARDON, CHANCEAUX, GUSTAVE

 

GUSTAVE, un portrait à la main.

C’est cela ! c’est bien cela !

Apercevant sa femme.

Ah !

Il met le portrait dans la poche de sa robe de chambre.

madame Gaillardon, je craignais que vous ne fussiez partie...

MADAME GAILLARDON.

Non... je suis restée parce que j’ai à vous parler... et puis, j’aime beaucoup la peinture... vous allez me montrer le portrait que vous venez de recevoir...

JULIETTE, bas.

Ma tante !

GUSTAVE.

Un portrait... mais qui vous a dit ?...

MADAME GAILLARDON, bas.

Ce n’est donc pas le sien...

CHANCEAUX, que Gustave regarde d’un air menaçant.

Monsieur... une lettre pour vous !...

Gustave prend la lettre avec colère.

MADAME GAILLARDON.

Oui, une lettre que votre femme n’a pas décachetée...

JULIETTE, bas.

Ma tante ?...

MADAME GAILLARDON.

Laisse donc ! il faut bien rappeler à ton mari tout ce que tu vaux, puisqu’il l’a oublié...

GUSTAVE.

Madame, je ne comprends pas... je ne puis comprendre...

JULIETTE, à Chanceaux qui écoute.

Sortez !

Chanceaux sort.

MADAME GAILLARDON, continuant à demi-voix.

Vous ne comprenez pas que votre femme n’est pas heureuse... qu’elle pleure !... qu’elle dépérit... et que c’est vous...

JULIETTE.

Ma tante !...

MADAME GAILLARDON.

Laisse donc ! on ne m’impose pas silence, à moi... ah ! ah ! je parle !... oui, monsieur... vous avez beau sourire... ma nièce est trop faible... et si elle écoutait mes conseils...

GUSTAVE, gaiement.

Allons ! allons ! n’est-ce pas assez de votre mari à tourmenter ?

Il parcourt la lettre qu’il tient.

MADAME GAILLARDON.

Mon mari !... mon mari... est heureux, monsieur, parce qu’il n’a que de bonnes habitudes... parce qu’il aime sa femme.

GUSTAVE.

Pardon !...

Lisant.

« Mon ami... enfin, mon tyran est parti... ma femme n’est plus là... »

MADAME GAILLARDON.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

GUSTAVE, lisant.

« Depuis vingt ans c’est la première fois que je ne l’entends pas crier. »

MADAME GAILLARDON.

C’est de M. Gaillardon !

GUSTAVE, continuant.

« Elle a voulu me claquemurer dans ma prison de campagne, mais je m’en échappe... avant son retour, j’aurai pris ma volée... vive la liberté !... »

MADAME GAILLARDON.

Monsieur !... monsieur !... ce n’est pas vrai... donnez-moi cette lettre.

GUSTAVE.

Permettez donc...

Lisant.

« Et quand elle reviendra pour me faire enrager... moi, je serai gaiement en voyage... »

MADAME GAILLARDON, arrachant la lettre.

En voyage !...

GUSTAVE, gaiement.

Voilà pour les bonnes habitudes...

MADAME GAILLARDON, éclatant.

Mon mari !... Théodore !... oh !... il ne s’en ira pas !... s’il s’en avisait... je vais partir... j’étouffe !...

GUSTAVE, riant, à Juliette.

Voilà pour le bonheur !...

JULIETTE.

Mon ami !...

GUSTAVE, à Mme Gaillardon.

Et si vous nous apportez des conseils...

MADAME GAILLARDON.

Des conseils ! c’est vous qui en avez donné à mon mari... oui, oui, c’est vous qui l’avez perdu... un homme qui allait si bien... ils se ressemblent tous... mais je donnerai à ma nièce l’exemple du courage... l’exemple de... oh ! le monstre !... et si elle m’écoute... si elle... si... vous verrez !...

Elle sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

JULIETTE, GUSTAVE

 

GUSTAVE, riant.

Ah ! ah ! ah ! si elle rencontre son mari en route...

JULIETTE.

Ah ! ma pauvre tante !

GUSTAVE.

Ma chère Juliette, voyez-vous, l’effet de vos plaintes, sans doute !

JULIETTE.

Comment ! tu croirais...

GUSTAVE.

Et qui donc a dit à votre tante que vous n’étiez pas heureuse ?...

JULIETTE.

Je n’ai pas dit cela...

GUSTAVE.

Pas heureuse ! et pourquoi... je te le demande... je préviens tous tes désirs, je te laisse libre ; que te manque-t-il ? veux-tu de l’or, des parures, des bijoux... t’en ai-je refusé ? !

JULIETTE.

Non ! oh, non ! 

GUSTAVE.

Doutez-vous de mon amour ?

JULIETTE.

Ton amour, Gustave !

GUSTAVE.

Et toujours l’air triste... toujours les yeux humides ! en vérité, je n’y comprends rien...

JULIETTE, avec fermeté et émotion.

Oh ! c’est que tu ne sais pas, c’est que tu ne comprends pas ce qu’il y a d’angoisses dans le cœur d’une femme qui renferme ses chagrins, qui cache ses larmes ; et, la mort dans l’âme, s’efforce de sourire, de feindre un bonheur qu’elle ne connaît pas, quand elle doute de la confiance, de l’amour de celui qu’elle aime toujours, qu’elle choisirait encore, et qui n’a plus pour elle que des paroles froides et sévères.

GUSTAVE.

Juliette !...

JULIETTE.

Oh ! ce n’est pas moi, je ne me plains pas ! car si tu ne m’aimais pas, tu serais bien ingrat, et moi, vois-tu ? moi, j’en mourrais...

S’efforçant de sourire.

Mais nous n’en sommes pas là, je suis heureuse.

GUSTAVE, faisant un pas vers elle.

Juliette !

JULIETTE.

Oui, bien heureuse !

Elle dit ces derniers mots avec une émotion plus marquée, et sort vivement à gauche.

 

 

Scène VII

 

GUSTAVE, puis GAILLARDON

 

GUSTAVE, seul.

Eh bien ! voilà ce que je crains toujours, ce qui me brise le cœur ; j’aimerais mieux des reproches, de la colère ; au moins, je pourrais me fâcher ; ça me mettrait à mon aise, ce serait comme une excuse !

GAILLARDON, passant la tête à la porte du fond.

C’est moi !

GUSTAVE, se retournant.

Hein ? M. Gaillardon !

GAILLARDON.

Chut ! on peut entrer ?

Il entre.

Je m’émancipe, mon cher... Dieu ! que c’est bon ! tu as reçu mon épître ?

GUSTAVE.

Oui, et j’ai vu votre femme.

GAILLARDON.

Elle est ici ? je me sauve.

GUSTAVE.

Eh non ! elle est partie et vous pourriez la rencontrer ailleurs.

GAILLARDON.

En ce cas, je reste.

GUSTAVE.

Ah çà ! mais quelle idée ! que diable voulez-vous faire ?

GAILLARDON.

Je veux faire le garçon ! La guerre, les cris, ça m’ennuie à la fin... je veux la paix... la liberté à tout prix... et je m’en vais courir... m’amuser de mon côté, tandis que ma femme enragera du sien, toute seule... j’aime mieux ça... que diable, aussi elle me mène comme un toton, à droite, à gauche... allons donc ! Elle me met sous clef... elle veut régner, gouverner... eh bien ! soit, règne, gouverne, ma bonne !... je lui laisse le jardinier, trois domestiques, cinq ouvriers à tyranniser, et je pars... Dieu ! quel bonheur de faire ce qu’on veut, de sortir quand on veut, de dormir quand on veut... Femme exigeante ! aussi, depuis que j’ai pris mon parti, je me sens plus léger, je respire plus à l’aise, je saute, je chante.

Dansant.

Tra, la, la, tra, la, la, vive la liberté !

GUSTAVE, riant.

Dieu ! si elle vous voyait.

GAILLARDON.

Elle m’arracherait les deux yeux que j’ai ; mais, bah ! je me moque d’elle à présent, et elle aurait beau crier...

Courant à la porte du fond.

Il faut fermer la porte d’entrée, crainte de surprise, c’est plus sûr !

GUSTAVE.

Comment ! vous vous en allez ainsi tout seul ?

GAILLARDON.

Elle m’a bien laissé là, à la campagne, tête-à-tête avec moi-même, c’est ennuyeux ; je voulais voir Paris, ce qu’il y a de beau, de nouveau ! l’Obélisque, le chemin de fer... ah bien ! oui ; taisez-vous, restez là, je le veux, tout beau ! elle ne sort pas de là... elle criait, je criais... c’était un vacarme ! alors, je me suis dit : Laissons-la partir, nous verrons après, et me voilà ! je vais en Suisse.

GUSTAVE.

En Suisse ?

GAILLARDON.

Ma foi, oui, je ne connais pas la Suisse, moi, je veux voir la Suisse ! c’est un beau pays, tout le monde y va.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Je verrai là de hauts glaciers,
J’y verrai des lacs, des cascades,
Et des chalets hospitaliers,
Des voyageurs, bons camarades ;
J’y verrai des monts inconnus,
Des torrents ! mais, au fond de l’âme,
Ce qui va me flatter le plus,
C’est de ne pas y voir ma femme !

Elle ne peut pas souffrir les montagnes, elle crie toujours contre les montagnes.

GUSTAVE.

La Suisse, oui, vous avez raison, et peut-être m’en épargnerez-vous le voyage ?

GAILLARDON.

Vous y allez aussi, vous ? avec Juliette ?

GUSTAVE.

Chut ! parlez plus bas ; je partais sans elle, sans son aveu.

GAILLARDON.

Hein ? vous vous sauvez comme moi... est-ce que ça va mal ? est-ce que ça se gagne ?

GUSTAVE.

Eh ! le sais-je ? toujours triste... des larmes dans les yeux !

GAILLARDON.

Ça vaut mieux que si elle criait.

GUSTAVE.

Eh non ! au contraire, j’aimerais mieux qu’elle fût acariâtre comme sa tante.

GAILLARDON.

Ah ! on voit bien que vous ne savez pas ce que c’est... mais elle sait donc que cette dame... cette belle malade pour qui vous avez quitté la campagne... cette Jenny...

GUSTAVE.

Jenny ! eh ! je ne l’aimais plus alors... et maintenant elle n’est plus à craindre.

GAILLARDON.

Ah bah ! vous l’avez vue.

GUSTAVE, à demi-voix et lui prenant la main.

Il était trop tard !

GAILLARDON.

Eh bien alors...

GUSTAVE.

Mais en mourant, elle avait légué à sa sœur, arrivée de Genève depuis peu, un bien qui lui était plus cher que la vie.

GAILLARDON.

Bon, nous retombons dans les énigmes.

GUSTAVE.

Un enfant.

GAILLARDON.

Hein ?... un... ah !... il y a un... Madame Gaillardon me tuerait.

GUSTAVE.

J’ai prié, supplié, pour qu’il me fût rendu... mais à quel titre, de quel droit le réclamer ? et cette femme qui l’aime comme une mère, car c’est une mère qu’il lui faut, elle veut aujourd’hui même partir pour Genève avec lui, nous séparer... nous séparer !... Ah ! si vous saviez quel trouble affreux ce mot seul a jeté dans mon cœur ; c’est un sentiment que je n’avais jamais éprouvé, il me semble que ma vie est là... Mon fils... c’est mon fils.

GAILLARDON, s’attendrissant.

Pauvre enfant...

GUSTAVE.

Placé entre lui, que j’aime tant, et ma femme, qui ne doit jamais savoir mon secret, je ne sais que faire, que résoudre.

GAILLARDON.

Silence !... on vient... c’est ma femme !...

CHANCEAUX, en dehors.

Monsieur... monsieur...

GUSTAVE.

Eh non ! c’est Chanceaux...

GAILLARDON.

Oh ! le vieux qui m’espionnait toujours à la campagne.

Chanceaux frappe.

GUSTAVE.

J’entends la voix de Juliette...

GAILLARDON.

Bon ! pour qu’elle dise à sa tante qu’elle m’a vu !

GUSTAVE.

Eh bien !... entrez là, dans mon cabinet, je vous rejoins, et nous sortirons ensemble... vous le verrez !...

GAILLARDON.

C’est cela !... Dieu, que c’est bon, le mystère, et puis, l’idée que j’attrape ma femme, c’est presque une bonne fortune !...

GUSTAVE.

Eh ! vite !...

Gaillardon entre à droite, Gustave ouvre vivement la porte du fond ; Juliette, au même moment, entre par la gauche.

 

 

Scène VIII

 

GUSTAVE, JULIETTE, CHANCEAUX

 

GUSTAVE, à Chanceaux qui tient un habit.

Eh bien ! que veux-tu ?...

JULIETTE.

Mon Dieu !... qu’est-ce donc ? quel bruit ?

GUSTAVE.

C’est cet imbécile qui frappait...

CHANCEAUX.

J’apporte l’habit à monsieur... à monsieur qui était renfermé avec quelqu’un !...

GUSTAVE, vivement.

Il ne sait ce qu’il dit.

Ôtant sa robe de chambre.

Mon habit !... Je vais sortir...

CHANCEAUX, bas à Juliette.

Avec quelqu’un... bien sûr ; j’ai entendu.

À Gustave qui le regarde.

Voilà, monsieur, voilà.

JULIETTE.

Tu vas sortir... Gustave ?... sortir seul ?...

GUSTAVE.

Ah !... pour un instant, une course à faire.

À Chanceaux.

Mon chapeau.

Chanceaux sort.

JULIETTE.

Bien !... bien !... c’est que tu m’avais dit que nous sortirions ensemble, pour nous promener au bois... mais, si tu es pressé...

GUSTAVE.

Oui !... mais demain, si tu veux...

JULIETTE, avec abandon.

Oui, demain... quand tu voudras...

GUSTAVE.

Demain...

Avec amitié.

Vois-tu, Juliette, il faut me pardonner un caprice !... j’ai du chagrin, peut-être, des préoccupations qui ne me permettent pas toujours de paraître auprès de toi aussi gai que je voudrais l’être, aussi heureux que je le suis, car je t’aime, tu le sais, et si plus tard, je faisais un voyage de quelques jours, pour accompagner un ami, ne t’alarme pas, je reviendrais bientôt.

Chanceaux entre en tenant à la main le chapeau de Gustave.

JULIETTE.

Mon ami... encore !...

GUSTAVE.

Oh ! plus tard... adieu...

JULIETTE.

Adieu !...

GUSTAVE.

Adieu !...

Il prend son chapeau et entre à droite.

 

 

Scène IX

 

CHANCEAUX, JULIETTE

 

JULIETTE, le suivant des yeux.

Du chagrin... un voyage...

CHANCEAUX, tenant la robe de chambre.

Tiens !... monsieur qui passe par son cabinet... c’est sans doute pour prendre la personne...

JULIETTE.

Chanceaux...

CHANCEAUX.

Madame...

JULIETTE.

Vous êtes indiscret et bavard... ce matin avec ma tante... et en ce moment encore...

CHANCEAUX.

Permettez... c’est que...

JULIETTE.

Prenez garde !... je suis mécontente... je vous chasserai !...

CHANCEAUX.

Madame...

JULIETTE.

Emportez cela...

CHANCEAUX.

Ah !... le portefeuille de monsieur... il a oublié...

JULIETTE.

Ce portefeuille... eh bien !... il faut le mettre sur son bureau... donnez...

CHANCEAUX.

Voici, madame...

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

JULIETTE, seule

 

Quand Chanceaux est sorti, elle regarde le portefeuille.

Ce chagrin qu’il me cache... un secret peut-être... s’il était là...

Elle se tait un instant, hésite à ouvrir le portefeuille, et dit avec effort.

Oh non !... c’est son secret à lui...

Elle va vivement vers le cabinet à gauche, et s’arrête.

Ciel !... qu’est-ce donc qui a glissé de ce portefeuille ?...

Regardant.

Un bijou !... un portrait !... celui de ce matin, sans doute...

Elle le regarde.

Oh ! le bel enfant ! quelle charmante figure !... comment... c’était là...

Comme frappée d’une idée subite.

Je comprends tout... une maison plus heureuse que la sienne, une femme qui a un titre de plus... mais alors... il aime donc... Oh ! me trahir... c’est mal à lui !... c’est bien mal... ah ! c’est trop souffrir !...

 

 

Scène XI

 

JULIETTE, CHRISTIAN

 

CHRISTIAN, en dehors.

Bien !... bien !... c’est inutile...

JULIETTE.

Christian !

CHRISTIAN, entrant.

Elle est seule...

Elle cache vivement le portrait dans son sein.

JULIETTE, cherchant à se remettre.

Ah ! c’est toi, Christian ? deux fois en un jour, c’est aimable, tu ne nous a pas habitués à cette exactitude.

En parlant, elle s’approche d’un meuble et y met le portefeuille.

CHRISTIAN.

Merci du reproche ! mais on vous trouve si rarement seule... toujours quelque importun... ou votre mari...

JULIETTE.

Mon mari ?

CHRISTIAN, à part.

On dirait qu’elle a encore pleuré...

JULIETTE.

Tu appelles mon mari... un importun...

CHRISTIAN.

Eh ! mon Dieu ! avec sa figure gracieuse... à peu près, el son accueil poli... tout juste ; et ce matin encore, cette maudite calèche qui lui a donné de l’humeur... Est-ce que je pouvais prévoir que cette dame n’était pas toi ?

JULIETTE.

Ah ! oui... cette rencontre... une erreur de ta part...

CHRISTIAN.

Une erreur ?... sans doute ; car je viens de retrouver cette même calèche à deux pas d’ici, rue de la Paix, avec cette même dame, que j’ai vue cette fois...

JULIETTE.

Est-elle jolie ?

CHRISTIAN.

Ah ! mon Dieu ! comme tu me demandes cela !... est-ce que Gustave ?...

JULIETTE.

Ah ! Gustave ! Gustave !

CHRISTIAN.

Eh ! mais ai-je deviné juste ? Il t’oublierait, il te serait infidèle ?... oh ! ce serait affreux !...

JULIETTE, avec abandon.

Oui, n’est-ce pas ?

CHRISTIAN.

Je ne lui pardonnerais jamais. Rendre sa femme malheureuse ! Une petite femme si bonne, si gentille...

JULIETTE, se rapprochant de lui.

Bon Christian !

CHRISTIAN.

Qui lui a sacrifié de beaux partis, des partis très intéressants.

JULIETTE.

Que dis-tu ?

CHRISTIAN.

Un, surtout, qui a tant souffert de ce mariage, qui en souffre. encore ; car vois-tu, Juliette, je me serais fait tuer pour toi !

JULIETTE, étonnée.

Ô ciel ! toi, Christian !

CHRISTIAN.

Oui, moi qui t’aimais comme un fou, et maintenant cent fois davantage ! car le temps, le désespoir, le dépit, tout cela n’a fait qu’augmenter mon amour ; mais je ne parlais pas, j’étouffais tout seul, en dedans, parce que je te croyais heureuse. Alors je me disais : Tant pis ! c’est un malheur ; il vaut mieux qu’il soit pour moi que pour elle ; et je cherchais à m’étourdir, à me consoler ; mais, puisque je me trompais, puisqu’il est volage, infidèle...

JULIETTE.

Tais-toi, tais-toi...

CHRISTIAN.

Non, non !... je puis te dire que je t’aimais...

JULIETTE.

Christian !... oh ! tu me fais peur !...

CHRISTIAN.

Oh ! ne tremble pas ainsi.

JULIETTE.

Air : Ce titre de soldat m’honore.

Je suis oubliée et trahie,
Mais veux-tu donc qu’en cet instant,
Moi-même je le justifie...
Je suis coupable en t’écoutant.

CHRISTIAN.

À ton malheur faut-il donc te soumettre ?
Il est affreux à supporter...

JULIETTE.

Il en est un de plus affreux peut-être,
C’est celui de le mériter !

CHRISTIAN.

Toi ! Juliette !... si tu écoutais la voix d’un ami...

 

 

Scène XII

 

JULIETTE, CHRISTIAN, GAILLARDON, ensuite MADAME GAILLARDON, enfin CHANCEAUX

 

GAILLARDON, entrant vivement.

La voilà ! c’est elle !

JULIETTE.

Mon oncle !

CHRISTIAN, à part.

Que le diable l’emporte !

GAILLARDON.

Je crois qu’elle m’a vu !

JULIETTE.

Qui donc ?

GAILLARDON.

Chut ! silence ! et cachez-moi !

JULIETTE, ouvrant la porte du cabinet.

Par ici !

MADAME GAILLARDON, en dehors.

Ma nièce !

CHRISTIAN.

Votre femme !...

GAILLARDON.

Gare les yeux !

Il est près de la croisée à droite, et se blottit derrière le rideau. Christian se place vivement devant lui.

MADAME GAILLARDON, entrant, et vivement à Juliette.

Te voilà ?... je suis bien aise de te retrouver... Oh ! je n’en puis plus !...

Elle va s’asseoir à gauche.

CHRISTIAN, bas à Gaillardon.

Cachez vos pieds.

Gaillardon retire ses pieds.

MADAME GAILLARDON.

Christian, c’est donc toi que j’entendais monter si vite devant moi, tout à l’heure ?

CHRISTIAN, vivement.

Oui, oui, certainement.

Il se retourne pour rire.

JULIETTE.

Si nous passions dans ma chambre ?

MADAME GAILLARDON.

Je suis bien ici, pour ce que j’ai à te dire... mon mari est un monstre, et le tien aussi.

JULIETTE.

Que dites-vous ?

MADAME GAILLARDON.

Ils partent ensemble pour la Suisse...

CHRISTIAN.

Quoi !... Gustave...

MADAME GAILLARDON.

Ils partent ils ont rendez-vous rue de la Paix, n° 15, car ils ne partent pas seuls. Oh ! je sais tout... par ta belle-sœur, qui est indignée ; elle connaît la dame, ou les dames...

Elle pleure.

JULIETTE.

Quelle idée !... vous dites rue de la Paix ?...

MADAME GAILLARDON.

N° 15... Oh ! j’y serai ce soir ! Nous sommes trahies, ma chère !

Juliette, dans le plus grand trouble, sonne vivement.

M. Gaillardon !... à son âge !... moi qui l’aime tant !... Dieu ! s’il était là !...

CHRISTIAN.

Vous l’embrasseriez ?

MADAME GAILLARDON.

Moi ? je le battrais !...

CHRISTIAN, bas à Gaillardon.

Cachez donc vos pieds...

Gaillardon retire ses pieds.

CHANCEAUX, entrant.

Madame a sonné ?

JULIETTE.

Ma pelisse, mon chapeau ; ayez-moi une voiture de place, un fiacre, n’importe.

Chanceaux sort.

MADAME GAILLARDON.

Tu sors !... tu me laisses !...

JULIETTE.

Pardon, ma tante ; c’est une affaire très pressée.

CHRISTIAN.

Voulez-vous que je vous accompagne, Juliette ?

JULIETTE.

Non, non... merci, monsieur.

MADAME GAILLARDON, étouffant ses sanglots.

Reviens vite !... je te dirai mes plans... je veux plaider... toi aussi, tu plaideras !... je vais voir notre vieil ami, l’avocat, qui demeure dans cette maison... je mènerai ton procès avec le mien... je me charge des frais !... Si je connaissais seulement la créature qui me l’a enlevé !... j’irais... je lui ferais une scène... oh ! mais une scène à faire courir tout Paris...

JULIETTE.

Oh ! ma tante !...

MADAME GAILLARDON.

Est-ce que tu n’en ferais pas autant...

JULIETTE, très émue.

Oh ! moi !... dans ce cas... je ne sais... j’irais à elle... je lui dirais : « Mon mari m’a abandonnée !... rendez-le-moi !... je vous le demande en grâce !... rendez à ce jeune ménage le naissance !... »

CHANCEAUX, tenant le chapeau et la pelisse.

Une voiture, pour madame...

JULIETTE.

Mais il n’en est rien, ma tante... non, il n’en est rien...

Prenant sa pelisse et son chapeau.

Donnez !... donnez !...

À Christian.

Restez, restez... À bientôt !...

Elle sort.

MADAME GAILLARDON.

Elle n’y entend rien...

À Chanceaux.

M. Duplan, l’avocat ?...

CHANCEAUX.

Toujours au second, madame...

CHRISTIAN.

Vous ferez bien de le voir...

MADAME GAILLARDON.

Et ensuite nous partirons pour la campagne toutes les deux... Tu nous accompagneras.

CHRISTIAN.

Je ne demande pas mieux...

MADAME GAILLARDON.

Ah ! monsieur veut voir la Suisse... eh bien ! je lui ferai voir du pays !...

Mme Gaillardon sort. Christian est à la porte. Chanceaux, qui est allé à la fenêtre, lève le rideau et découvre Gaillardon qui se fait petit et se tient comme suspendu à l’espagnolette.

CHANCEAUX, poussant un grand cri.

Ah !...

Il laisse retomber le rideau.

MADAME GAILLARDON, s’arrêtant.

Qu’est-ce que c’est ?...

CHRISTIAN.

Rien !... rien !...

CHANCEAUX, tombant dans un fauteuil et riant à se tenir les côtes.

Ah !... ah !... ah !... ah !...

MADAME GAILLARDON.

Qu’est-ce qu’il a à rire, cet imbécile !...

Christian la reconduit ; elle sort.

CHANCEAUX, riant plus fort.

Ah !... ah !... ah !... ah !...

 

 

Scène XIII

 

CHRISTIAN, GAILLARDON, CHANCEAUX, puis GUSTAVE

 

CHRISTIAN, à Chanceaux.

Eh bien !... eh bien !...

CHANCEAUX, lui montrant la fenêtre.

Là !... là !...

Il rit.

Ah !... ah !... ah !...

CHRISTIAN tire le rideau et se met à rire aussi.

Ah !... ah !... ah !... ah !...

GAILLARDON.

Elle est partie ?...

CHRISTIAN.

Eh ! oui... vous avez entendu !...

GAILLARDON.

Parbleu !... j’en suis en nage... on me tordrait... elle se porterait à quelque extrémité, comme elle l’a dit... avec ça que je ne suis pas le plus fort... et ce nigaud, qui m’a fait une peur, avec son rire...

CHANCEAUX.

Dame !... monsieur... je m’attendais si peu... et puis vous étiez si drôle... pendu à l’espagnolette... comme ça...

GAILLARDON.

Bien !... va faire sentinelle... et si tu me laisses surprendre !...

CHANCEAUX.

J’y vais !... soyez tranquille...

Il sort.

CHRISTIAN.

Qu’est-ce qu’elle parle de fuite, de votre départ...

GAILLARDON.

Tiens !... j’ai tort, peut-être... sauve qui peut... je n’attends plus que Gustave.

CHRISTIAN.

Comment, Gustave ?

GUSTAVE, entrant vivement par le fond.

Il est ici, monsieur Gaillardon !

GAILLARDON, poussant un cri et gagnant la fenêtre.

Ah !

S’arrêtant.

J’ai encore cru que c’était ma femme... je ne rêve que ça... amour de femme, va ! c’est mon cauchemar.

CHRISTIAN.

Mon Dieu ! Gustave, comme vous êtes pâle, agité ?

GUSTAVE.

Agité ! oui, en effet, je dois l’être... cette tyrannie...

GAILLARDON.

Hein ? qu’est-ce qu’il y a moi, d’abord, je vous en préviens... je suis en pleine révolution, et il faut que ça finisse... Vous avez décidé là-bas... où je vous ai laissé...

GUSTAVE.

Eh ! cet enfant qui me pressait dans ses bras, quand on me suppliait de l’accompagner jusqu’à Genève... il le faut.

CHRISTIAN, vivement.

Vous partez !

À part.

Bravo !

GAILLARDON.

Eh ! vite... dépêchons ! je suis sur le gril.

GUSTAVE.

Eh ! donnez des ordres.

GAILLARDON.

Je vais prendre là mon portemanteau... êtes-vous prêt ?

À Christian.

Toi, fais-nous venir une voiture.

CHRISTIAN.

Certainement, tout de suite, je cours...

Il se retourne et se trouve en face de Juliette qui entre.

Juliette !

 

 

Scène XIV

 

CHRISTIAN, GAILLARDON, CHANCEAUX, GUSTAVE, JULIETTE

 

JULIETTE, après un moment de silence.

Pardon ! si je retarde un instant votre départ.

GUSTAVE, à part.

Ciel !

GAILLARDON.

Sa femme !

JULIETTE.

Mais il le faut bien... Gustave ne me quittera pas sans me dire adieu.

GAILLARDON, à part.

Elle sait tout !

JULIETTE.

Et moi, il faut que je lui parle.

Elle leur fait signe de se retirer. Bas.

De grâce !

GAILLARDON, bas à Gustave.

Dépêchons-nous, je suis pressé.

Il sort à droite.

CHRISTIAN, à part.

Je vais toujours commander la voiture.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XV

 

JULIETTE, GUSTAVE

 

GUSTAVE, à part.

Une scène ! voilà ce que je craignais.

JULIETTE, se rapprochant.

Gustave !

GUSTAVE.

Juliette, pardonne-moi ; des circonstances que je ne puis te confier...

JULIETTE.

Et tu as tort... oh ! rassure-toi, ce ne sont pas des reproches que je viens te faire, c’est une grâce que j’ai à te demander.

GUSTAVE.

Une grâce ?

JULIETTE.

Oui, Gustave, tu m’évites souvent, tu doutes de mon amour.

GUSTAVE.

Oh ! jamais.

JULIETTE.

Tu as au fond du cœur un secret, un chagrin qui t’éloigne de moi... et alors, je reste seule, toujours seule... en ce moment encore, suivant d’autres amitiés... cédant à d’autres caprices, tu me quittes...

GUSTAVE.

Oh ! non, non, je ne partirai pas, je n’en ai pas le courage ! si tu pouvais savoir...

JULIETTE.

Oh ! garde ton secret, j’ai le mien aussi, écoute : quand tu n’es pas là... moi, qui fuis le monde, je n’ai personne qui me parle de toi, en ton absence, qui me rappelle ton nom que j’aime... le ciel n’a pas encore béni notre amour... et pourtant c’est le lien, c’est la joie du ménage... et il m’est venu une idée... oh ! une idée que tu condamneras peut-être.

GUSTAVE.

Que veux-tu dire ?

JULIETTE.

Eh bien ! s’il y avait quelque part un pauvre enfant dont la naissance fût peut-être une faute, qui eût perdu sa mère, et que son père n’osât reconnaître... Gustave ! me permettrais-tu de le prendre auprès de moi, d’adopter son enfance... de l’entourer de soins et d’amour ?

Air de l’Ermite de Saint-Avelle.

En un mot, je serais sa mère ;
Il serait mon fils bien-aimé !

GUSTAVE.

Eh quoi ! Juliette !

JULIETTE.

Ah ! si je te suis chère,
Ne combats plus le vœu que j’ai formé ;
C’est un bienfait et tu dois le permettre ;
Puisque le ciel nous tient rigueur,
Faisons un heureux, et peut-être
Ce bienfait-là nous portera bonheur.

GUSTAVE.

Je ne puis comprendre... je ne puis... car enfin cet enfant...

JULIETTE.

Je l’ai trouvé !...

GUSTAVE.

Toi ?

JULIETTE.

Oui, confié à une parente, qui allait partir avec lui, entraîner le père sur ses pas...

GUSTAVE, regardant Juliette avec anxiété.

Grand Dieu !

JULIETTE.

Mais je l’ai vue cette femme ! j’avais d’autres idées dont je m’accuse... oh ! je me trompais... mon trouble, mes prières l’ont émue... cet ange qu’elle refusait d’abandonner à un homme qui n’avait pas de mère à lui donner...

GUSTAVE.

Achève !

JULIETTE.

Elle me l’a confié à moi ! à moi, qui le pressais dans mes bras, qui le couvrais de baisers et de larmes... oh ! c’est qu’il est si beau !

Lui montrant le portrait.

Tiens ! tiens, vois donc ?

GUSTAVE.

Mon fils !

JULIETTE.

Ce sera le mien.

GUSTAVE.

Juliette !

JULIETTE, montrant la chambre à gauche.

Là... là...

GUSTAVE.

Oh ! non, non... c’est impossible !

Il entre à gauche dans le plus grand trouble.

 

 

Scène XVI

 

JULIETTE, MADAME GAILLARDON, CHRISTIAN, ensuite GUSTAVE, et enfin GAILLARDON et CHANCEAUX

 

MADAME GAILLARDON.

Non !... non, laissez-moi, vous êtes leur complice... une voiture !...

CHRISTIAN.

Mais... je vous jure...

MADAME GAILLARDON.

Ils vont partir...

JULIETTE, regardant à gauche, et faisant signe de se taire.

Silence !...

CHRISTIAN, à Mme Gaillardon.

Chut, ne lui dites pas...

MADAME GAILLARDON.

Si fait... si fait... elle doit le savoir, ton mari part, ma chère, avec le mien.

JULIETTE, toujours occupée à gauche.

Oui, ma tante... oui...

MADAME GAILLARDON.

Mais, nous les retiendrons malgré eux... et s’il le faut, nous plaiderons.

JULIETTE, de même.

Oui, ma tante, oui...

CHRISTIAN, à part.

Ils sont partis... je l’espère...

MADAME GAILLARDON.

Oui, oui, nous plaiderons, il n’y a pas d’autre moyen...

GUSTAVE, rentrant dans le plus grand trouble.

Juliette, ce n’est point un rêve... j’ai pu douter de ton dévouement, de ton amour... pardonne... ah !... pardonne...

MADAME GAILLARDON.

Qu’est-ce que c’est ?...

CHRISTIAN.

Gustave...

GUSTAVE, prenant Juliette dans ses bras avec transport.

À toi mon amour, ma vie tout entière...

GAILLARDON, mystérieusement et un portemanteau sous le bras ; il va pour sortir par le fond.

Vite, filons, la voiture est là...

MADAME GAILLARDON, se retournant, voit son mari et l’arrête.

Ah ! c’est lui...

GAILLARDON, laissant tomber son portemanteau.

C’est elle !

MADAME GAILLARDON, s’élançant à son bras.

Je le tiens !

GAILLARDON.

Je suis pris !

JULIETTE.

Ma tante, il ne part pas...

MADAME GAILLARDON, montrant son mari.

Ni lui non plus...

CHRISTIAN, entre les deux ménages.

Dieu ! si c’était ici comme de ce côté...

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