Don Lope de Cardone (Jean de ROTROU)

Tragi-comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1649.

 

Personnages

 

DON PHILIPPE, roi d’Aragon

DON PÈDRE, fils de don Philippe

DON LOPE DE CARDONE, général d’armée

DON SANCHE DE MONCADE, général d’armée

DON FERNAND DE MONCADE, père de don Sanche

THÉODORE, infante d’Aragon

CYNTHIE, dame d’honneur de Théodore

ÉLISE DE CARDONE, sœur de don Lope

LUCIE, suivante d’Élise de Cardone

OCTAVE, gentilhomme de don Pèdre

GARDES

 

La scène est dans Saragosse.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ÉLISE, LUCIE

 

ÉLISE.

Encore un coup, Lucie, après cette défense,

Ne m’en parle jamais, n’en prends plus la licence ;

Ne t’intéresse point au choix de mes amants,

Laisse à ma passion ses libres mouvements ;

Dans ce cœur outragé ne promets point de place,

N’en combats point la haine et n’en vends point la grâce ;

Celui que tu lui peins avecque tant d’attraits

Y placera plutôt un poignard que ses traits ;

Et tant que de mes jours subsistera la trame,

La mort de don Louis saignera dans mon âme.

LUCIE.

Vous voyez mal mon cœur lorsque vous m’imputez

De vendre à vos amants l’espoir de vos bontés ;

Et pour la lâcheté d’une action si vile,

Il faut l’avoir trop bas et l’âme trop servile ;

Je n’ai pu voir les maux que le prince a soufferts

Sans blâmer vos rigueurs et sans plaindre ses fers ;

Il n’ose que par moi vous ouvrir sa pensée,

Et ce sont les motifs qui m’ont intéressée.

Votre inhumanité ne les peut approuver ;

Vous m’imposez silence, il le faut observer ;

Mais j’approuve bien moins cette rigueur extrême,

Dont l’obstination vous coûte un diadème.

ÉLISE.

Offrant tout l’univers à mon ambition,

Il n’ébranlerait pas cette obstination.

Je veux, ferme ennemie et généreuse amante,

Faire voir à mon siècle une fille constante,

Et, par une vertu qu’on ne puisse émouvoir,

Honorer notre sexe et marquer son pouvoir.

Ton adresse, Lucie, est un art inutile,

Et fait un vain effort contre un cœur immobile.

Quand son bras n’aurait pas dedans le monument

Enfermé mon amour avecque mon amant,

Et quand aux mouvements d’une nouvelle flamme

Mon deuil aurait laissé l’accès libre en mon âme,

Il sait mal m’obliger à lui vouloir du bien,

Et par son amour même est indigne du mien.

Je porte une âme haute, ou, si tu veux, altière,

Qui répugne à rien voir de bas ni de vulgaire ;

Ces vils abaissements, ces lâches désespoirs,

Et ces efféminés et serviles devoirs,

Sentent leur âme basse et leur esprit malade,

Et n’ont rien qui me touche et qui me persuade.

Le sceptre qu’il attend, son rang, ses dignités,

Ne peuvent m’éblouir parmi ces lâchetés.

Un généreux dépit, un courroux magnanime,

Une noble fureur, s’obtiendraient mon estime,

Et qui me peut souffrir après tant de rigueur

Ne peut beaucoup m’aimer avec si peu de cœur.

Souffre au deuil qui m’occupe, et dont tu m’as distraite,

Dans cette solitude un moment de retraite,

Et vois si le courrier qu’on attend chez le roi

Sait que mon frère arrive, et s’il n’a rien pour moi.

Lucie sort.

Reviens, cher entretien de ma triste mémoire,

Appuyer ma constance et soutenir ma gloire :

Tout mort et tout sanglant, reviens dedans mon cœur,

Ô mon cher don Louis, combattre ton vainqueur.

Il apporte au combat de dangereuses armes ;

De l’espoir d’un empire il emprunte les charmes.

Il marche environné de toute la splendeur

Que d’un puissant monarque étale la grandeur :

Et toi, dedans la nuit éternellement sombre,

Ne lui peux opposer qu’un fantôme et qu’une ombre :

Mais cette ombre en mon cœur efface son orgueil ;

Je ne puis préférer son trône à ton cercueil,

Et je sacrifierai, d’un dessein noble et ferme,

Tous les feux de mon âme aux cendres qu’il enferme.

Son faste en vain prétend enchanter mes douleurs ;

Rien ne plaît à mes yeux au travers de mes pleurs ;

Tu fus toute ma gloire, et ma triste aventure

Enferma tous mes vœux dedans ta sépulture.

Mais, dieux ! le prince ici ! Quels assez sombres lieux

Sous ces arbres pourront me cacher à ses yeux ?

Elle sort.

 

 

Scène II

 

DON PÈDRE, OCTAVE

 

DON PÈDRE.

Non, non, père importun, cet amour frénétique

Ne prendra point de loi de votre politique :

Pour en délibérer votre avis vient trop tard ;

L’Amour et ses états ont leur police à part ;

Contre ce qu’il prescrit vos maximes sont vaines,

Et l’espoir de régner ne peut m’ôter mes chaînes.

OCTAVE.

Cette obstination part d’un charme puissant.

Vous voyez quel ennui votre père en ressent ;

Et que, pour vous guérir et bannir de votre âme,

Après tant de langueurs, cette fatale flamme,

Il met à votre choix jusques à ses états.

DON PÈDRE.

Quand l’âme n’est plus sienne on n’en dispose pas.

Un ennui qui m’accable, un feu qui me consomme,

À peine m’ont laissé les sentiments d’un homme ;

Et je ne retiens rien, en cet aveugle amour,

Du noble orgueil du sang dont j’ai reçu le jour.

Hélas ! fut-ce ce cœur, esclave d’une fille,

Qui brava tant de fois les forces de Castille ?

Fut-ce lui qui me fit affronter le danger

Jusque dedans les murs de Tunis et d’Alger,

Promener la terreur du couchant à l’aurore,

Sur le rivage grec et sur la rive more ?

Sont-ce là ces progrès qu’ont craint nos ennemis,

Et le bel avenir que les deux m’ont promis ?

Ô vous qu’on croit auteurs des fortunes humaines,

Astres, vous vous trompez, vos promesses sont vaines ;

Pas un des curieux qui vous ont observés

N’ont à tant de mépris cru mes jours réservés ;

Nul ne m’a menacé d’un si honteux servage ;

Tous m’ont de tous les cœurs fait espérer l’hommage !

Quels hommages, hélas ! deviez-vous m’acquérir,

Si même avec des fers on ne me peut souffrir ;

Si de tant de mépris mon service est la butte ;

Si, soumis, languissant et serf, on me rebute ?

OCTAVE.

Vous nous faites encor flatter vos sentiments !

Vous offrir du remède est un de vos tourments !

On n’ose vous parler, rien ne vous persuade.

Qui ne veut point guérir sans doute est bien malade !

Si vous me permettiez de parler librement,

Je vous dirais qu’on rit de votre aveuglement ;

Et que toute la cour sourdement autorise,

Après tant de dédains, l’aversion d’Élise.

Pour moi, qui ne sors pas du sang d’où vous sortez,

Qui ne me puis vanter d’illustres qualités,

Qui n’ai point d’espérance avecque vous commune,

Et dont l’heur d’être à vous est toute la fortune,

Tout ce que la nature aurait de plus charmant

Ne m’obligerait pas d’aimer ingratement,

Et le second dédain me rendrait ma franchise.

DON PÈDRE.

Parles-tu sans trembler quand tu parles d’Élise ?

OCTAVE.

Des meurtres qu’elle fait le bruit est-il si grand ?

Je n’ais plaindre que vous des cœurs qu’elle surprend

Et je ne trouve point...

DON PÈDRE.

Insolent ! téméraire !

OCTAVE.

Vous l’emportez toujours avec votre colère.

Mais s’il n’est pas permis de vous rien contester,

Et si l’on n’est à vous qu’afin de vous flatter,

Si de la vérité vous défendez l’usage,

Nous jouons vous et nous un mauvais personnage.

Les rois et les amants ont ce défaut commun,

Que si l’on ne les flatte on leur est importun ;

Que si dans leur estime on prétend quelque place,

Le mensonge l’y donne, et la franchise en chasse.

Il faut qu’un charme horrible occupe vos esprits ;

J’ai mille fois pour vous rougi de ses mépris.

DON PÈDRE.

Perfide, ton salut, pour toute repartie,

Dépend...

OCTAVE.

De vous flatter ?

DON PÈDRE.

D’une prompte sortie,

Et sans délibérer, ou...

OCTAVE.

Je vous laisse. Ô cieux !

Qui peut plus gouverner cet esprit furieux ?

Il sort.

DON PÈDRE, seul.

Étrange tyrannie, et rigueur sans seconde,

Qu’il faille prendre avis et loi de tout le monde !

De devoir à mon père, à l’état, à la cour,

Et jusques à mes gens, raison de mon amour !

De ne me plaindre pas d’une injuste puissance,

Et n’en pouvoir souffrir l’empire avec licence !

Qu’ils souffrent ma blessure et la laissent saigner !

Le plus grand de mes maux est d’y voir répugner.

C’est trop peu qu’une fille insolemment me brave,

Mes regards sont contraints, ma parole est esclave ;

On gêne ma pensée. Ô dieux ! qu’ai-je commis,

Qu’il faille pour aimer avoir tant d’ennemis ?

Je n’occupe leurs soins, leurs travaux, ni leurs veilles ;

Le récit de mes maux n’étourdit point d’oreilles,

J’adore sans effet d’insensibles appas :

Mais pourquoi s’en plaint-on, si je ne m’en plains pas ?

Je ne m’en plains qu’à vous, confidents solitaires,

Arbres, fontaines, fleurs, fidèles secrétaires,

Seuls dont les entretiens daignent flatter mes soins,

Seuls aussi de mes maux véritables témoins,

Seuls avec qui mon cœur en liberté soupire

L’insupportable joug d’un si cruel empire,

Seuls enfin dont la vue enchante mon souci.

Qui t’amène, Lucie ? Élise est-elle ici ?

 

 

Scène III

 

LUCIE, DON PÈDRE

 

LUCIE.

Oui, mais si votre amour ne veut que je la flatte,

Ne la voyez point, prince, évitez cette ingrate.

Plût au ciel sussiez-vous de quelle indignité

À l’instant même encore elle vous a traité !

Vous vous feriez effort en ce besoin extrême ;

Vous obtiendriez de vous plus d’amour pour vous-même,

Et vous affranchiriez des plus indignes lois

Sous qui jamais beauté rangea du sang de rois.

Je sais combien ce soin pèse au roi votre père ;

Et certes avec lui je plains votre misère,

Et c’est bien être aveugle, et bien peu vous priser...

DON PÈDRE.

J’approuve tes avis, mais je n’en puis user.

Toute la cruauté dont Élise est coupable

Ne me peut révolter contre un joug qui m’accable.

Nomme cette constance ou force, ou lâcheté,

Mais plus que ses mépris je crains ma liberté.

Tout ce que mes amis ont d’avis légitimes,

Mon père de raisons, et l’état de maximes,

Tout ce que j’ai de cœur, de force et de discours,

Ne peuvent à mes vœux donner un autre cours,

Et rallument mon feu plutôt que de l’éteindre.

LUCIE.

Votre misère est grande, et vous êtes à plaindre !

Devriez-vous profaner des jours si précieux,

Sur qui tout l’Aragon jette aujourd’hui les yeux ?

Don Louis à vos feux la rendit insensible ;

Et ce rival vaincu la rend plus invincible.

Son sang a plus aigri qu’adouci votre sort ;

Il est votre rival encore après sa mort,

Et, tout pâle et tout froid, occupe encor la place

Dont tout brûlant d’amour l’insensible vous chasse.

Vous faut-il dire tout ? J’excite son courroux

Par le moindre dessein de lui parler de vous.

Elle s’en est forgé mille soupçons frivoles ;

Dans son opinion je vous vends mes paroles,

Un infâme intérêt met à prix mon crédit ;

Et votre nom enfin m’est si fort interdit,

Qu’il faut, quoi que m’inspire un véritable zèle,

Ne vous nommer jamais, ou me séparer d’elle.

Voilà les beaux succès que mon soin vous produit.

N’avez-vous pas grand lieu d’en espérer grand fruit ?

Adieu ; jugez, seigneur, ce que mon imprudence

Lui fera présumer de notre confidence,

Et du soin innocent que ma pitié vous rend,

Si dans cet entretien son retour nous surprend.

Laissez-moi.

DON PÈDRE, la retenant.

Quand ton soin devrait m’être frivole,

Tache à m’en obtenir au moins une parole.

Je ne veux...

LUCIE.

La voici, retirez-vous. Ô cieux !

DON PÈDRE.

Je vais l’attendre ; avance et me cache à ses yeux.

Il entre dans un cabinet de verdure.

 

 

Scène IV

 

LUCIE, DON PÈDRE, ÉLISE

 

ÉLISE.

As-tu vu le courrier ?

LUCIE.

J’en viens.

ÉLISE.

Apporte, donne.

LUCIE.

Tenez.

ÉLISE, lisant.

« À la Comtesse Élise de Cardone.

« Demain, ma chère sœur, vous saurez par ma bouche

« Où nous avons du roi réduit les ennemis ;

« Et que, nous surmontant en tout ce qui le touche,

« Nous exécutons plus que nous n’avons promis :

« Permettez que le fils espère,

« Quand je fais triompher le père ;

« Et ne troublez à mon retour

« D’une humeur chagrine et sévère

« Ma victoire ni son amour.

« Don Lope de Cardone. »

DON PÈDRE, à part.

Ô d’une ingrate sœur noble et généreux frère,

Qui condamne sa haine et qui veut que j’espère !

ÉLISE.

Ô faible et lâche avis d’un frère généreux,

Moi, voir cet assassin d’un œil moins rigoureux !

Moi, laisser espérer un amour qui m’offense !

Moi, du sang d’un amant être la récompense !

Faire sur ma mémoire un si barbare effort,

Et recevoir la main dont il reçut la mort !

Une main de son sang encore dégoûtante !

Ô frivole conseil et ridicule attente !

Ah ! plutôt, cher objet d’un si sensible ennui,

Un cercueil avec toi qu’un trône avecque lui !

LUCIE.

Je n’ose vous rien dire, et votre violence

Retient tous mes pensers sous la loi du silence ;

Mais plût, mais plût au ciel vissiez-vous de vos yeux

Du mal que vous causez l’effet prodigieux !

Pour voir sans s’émouvoir une amitié si rare,

L’insensibilité n’est pas assez barbare ;

Malgré tous vos mépris, jamais sur un amant

Princesse ne régna si souverainement,

Et jamais désespoir si grand et si funeste

N’eut tant de révérence et ne fut si modeste.

L’avantage du sang qui de tant de flatteurs

Fait aux princes des serfs et des adorateurs,

Et le bandeau royal qu’attend ce front auguste,

Qui prend sur tant de cœurs un empire si juste,

Ont-ils si peu d’attraits ?

ÉLISE.

Son sang, son rang, son bien,

Pourraient toucher un cœur placé comme le tien.

Il s’en défendrait mal ; mais où le mien réside,

Il faut pour l’ébranler un moyen plus solide ;

Il faut lui faire voir que mes yeux éblouis

Lui reprochent à tort la mort de don Louis ;

Et que le propre jour pris pour notre hyménée,

Il n’a pas de ses jours la course terminée.

Mais je vis et le fer qui lui perça le flanc,

Et le bras du meurtrier encor teint de son sang,

Je vis en l’appareil d’une pompe funèbre

Changer l’apprêt d’un jour si cher et si célèbre,

Et suivis au tombeau, frappé du coup mortel,

Celui que notre hymen attendait à l’autel ;

Et tu veux qu’abhorrant sa recherche importune,

Tout odieux qu’il m’est, j’encense sa fortune !

Tu ne crois pas un sceptre une offre à dédaigner,

Et je le dois souffrir parce qu’il doit régner !

Ô lâche sentiment d’une basse naissance !

Ô d’un parfait amour obscure connaissance !

L’amour seul est son prix, et quand on aime bien,

Les sceptres, les états, tout se compte pour rien,

Et, loin de m’éblouir, tout son éclat m’irrite.

LUCIE.

Eh bien, de son amour pesez donc le mérite :

Don Louis avec gloire est mort en un combat

Qui hasardait le sang le plus pur de l’état ;

L’un d’eux à vos beautés était dû pour victime :

Le prince eut l’avantage, et voilà tout son crime.

D’autres couronneraient de semblables forfaits.

ÉLISE.

T’ai-je pas défendu de m’en parler jamais ?

Sais-tu de quel empire et d’amour et de flamme

Le comte de Vénasque a régné dans mon âme ?

Hélas ! je le sais seule, et qui me l’a ravi,

Quelque rang qu’il occupe, en vain m’est asservi,

Et, lâche, à mes rigueurs en vain se sacrifie ;

Il ne bat qu’une roche à ses cris endurcie.

Tout ce qu’on m’en propose excite ma fureur,

Son nom, son rang, ses vœux. J’en ai tout en horreur.

DON PÈDRE.

Eh bien, madame, eh bien, si mal en votre estime

Il y faut faire naître une horreur légitime.

Puisqu’on m’est si barbare il faut l’être à mon tour,

Et mériter la haine au défaut de l’amour.

Il faut, si plein d’horreur, si noir et si terrible,

Sans sentiment d’honneur traiter une insensible,

Rendre sa haine juste, et de force emporter

Ce qu’au prix de soi-même on ne peut acheter.

ÉLISE.

Prince, je sors d’un sang dont...

DON PÈDRE.

Vous pourriez descendre

Ou du sang de César ou du sang d’Alexandre,

Que je ne vous pourrais souffrir la vanité

De m’être si barbare avec impunité.

J’ai, par tous les efforts qu’un vrai zèle a pu faire,

Comblé d’heur et de gloire et vous et votre frère ;

Pour le rendre célèbre et signaler son nom,

J’ai mis entre ses mains les armes d’Aragon ;

Et, pour voir tout ployer sous son obéissance,

Je me suis dépouillé de ma propre puissance.

Si je pouvais sans honte, en un juste courroux,

Rappeler à vos yeux ce que j’ai fait pour vous,

Et ce que vous payez d’un traitement si rude,

Je vous ferais rougir de votre ingratitude.

J’ai vu pour vous servir cent climats étrangers,

J’ai traversé cent mers et franchi cent dangers

Que tout autre peut-être eut crus inévitables,

Et que n’ont pas tentés tous les héros des fables.

La seule ardeur de plaire à ce cœur inhumain

Me mit presque en naissant les armes à la main.

Dedans tous les succès dont j’ai rempli l’histoire,

Je n’ai, quoi qu’on ait cru, rempli que votre gloire ;

Je n’ai servi l’état que par l’ambition

D’accroître ou conserver votre possession,

D’en affermir pour vous l’autorité suprême,

Et joindre des brillants à votre diadème.

L’Espagne a vu pour vous l’effroi sur ses deux mers ;

Ces bras victorieux traînaient partout vos fers :

J’ai tout vaincu pour vous, et vous seule invincible

Opposez à ma flamme un cœur inaccessible.

Mais puisqu’on ne peut rien soumis ni conquérant,

Que vous avez horreur d’un prince soupirant,

Qu’avec tout mon respect je ne vous saurais plaire,

Mon amour irrité se saura satisfaire,

Et, pour justifier l’horreur que je vous fais,

Passera sans respect des plaintes aux effets.

ÉLISE.

Oh ! le grand roi qu’en vous attend cette province !

Oh ! que vous avez bien les sentiments d’un prince !

Issu d’un sang royal, et né pour un état,

Vous pouvez concevoir un si lâche attentat !

DON PÈDRE.

Vos mépris...

ÉLISE.

Et peut-être, après cette menace,

Vous prétendrez encor quelque part en ma grâce,

Et vous espérerez des traitements plus doux !

J’aurais les sentiments aussi lâches que vous,

Et je mériterais de vous être alliée,

Si jusqu’à vous aimer je m’étais oubliée.

Fermez, fermez les yeux aux respects les plus saints ;

Bâtissez-vous en l’air vos infâmes desseins,

Et croyez tout pouvoir avec toute licence,

Mon honneur saura bien pourvoir à sa défense ;

J’aurai, j’aurai mémoire et du temps et du lieu

Où...

DON PÈDRE.

Ma princesse, un mot.

ÉLISE.

Laissez-moi, prince, adieu.

DON PÈDRE.

Laissez-moi donc un cœur dont votre tyrannie

Avecque la franchise a la raison bannie.

Un lâche qui vous suit malgré votre courroux,

Et qui ne saurait être et n’être pas à vous.

Si j’ai cru ma fureur contre votre injustice,

D’un esprit échappé pardonnez le caprice.

Toute votre rigueur ni tout mon désespoir

Ne peuvent m’emporter hors des lois du devoir ;

Et j’ai désavoué ce penser téméraire,

Ce monstrueux enfant d’une aveugle colère,

Qui contre votre honneur m’osait solliciter

Et qu’un excès d’amour m’a permis d’écouter.

J’offre encore ma vie, et l’ai cent fois offerte,

S’il faut de mon rival vous réparer la perte.

Tirant son épée.

Tenez, mon sang du sien est-il un digne prix ?

Ce fer me blessera bien moins que vos mépris.

LUCIE, l’arrêtant.

Seigneur...

DON PÈDRE.

Laisse, Lucie, achever une vie

Des outrages du sort si longtemps poursuivie ;

Laisse-moi me soustraire à de si rudes lois,

Satisfaire sa haine, et lui plaire une fois.

ÉLISE.

Le tort que j’ai reçu ne se peut satisfaire,

Prince ; ne mourez point par l’espoir de me plaire ;

Cet espoir serait vain ; vivez, et seulement

Guérissez votre esprit d’un frivole tourment.

Elle sort.

DON PÈDRE, seul.

Ô d’un barbare cœur sensible expérience !

À quelle épreuve, ô ciel, mets-tu ma patience !

Qu’un effroyable charme aveugle mes esprits,

Et qu’il faut de vertu contre tant de mépris !

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

THÉODORE, CYNTHIE, DON PÈDRE

 

THÉODORE.

Du rang que vous tenez avez-vous connaissance ?

Savez-vous de quel sang nous avons pris naissance,

Prince, et que l’Aragon et cent climats divers

Sur vous pour les régir tiennent les yeux ouverts ?

Suffît-il d’une tête et d’une âme commune

Pour le noble fardeau qu’attend votre fortune ?

Est-ce assez pour porter le sceptre d’Aragon,

Que vous ayez d’un prince et le sang et le nom ?

Il faut qu’un souverain ait d’autres caractères

Que les hommes communs et les âmes vulgaires.

L’état, toujours veillant dessus ses actions,

De ses moindres pensers prend des impressions ;

Veut voir à quels instincts sa naissance l’incline,

Et jusque dans le cœur sans faveur l’examine.

Quelle attente, mon frère, et quelle impression

Recevra votre état de votre passion,

Dont l’empire honteux vous maîtrise et vous brave,

Jusqu’à vous abaisser à des devoirs d’esclave ?

La faiblesse d’aimer parmi tant de mépris

Se pardonnerait-elle aux plus lâches esprits ?

Élise vaut beaucoup, mais a-1-elle des charmes

À faire de vos yeux tomber d’indignes larmes,

À vous tirer du sein de si fréquents sanglots,

À ne pas vous laisser un moment de repos ;

À vous avoir distrait des travaux de la guerre,

Après l’avoir portée aux deux bouts de la terre,

Après qu’on vous a vu, par tant d’exploits divers,

Près de faire espagnol presque tout l’univers ?

DON PÈDRE.

Je blâme autant que vous ce changement extrême ;

Je m’en fais tous les jours le reproche à moi-même ;

Je déteste l’ardeur dont je suis consumé ;

J’en suis confus, ma sœur : mais avez-vous aimé ?

THÉODORE.

Mon sexe n’exclut pas de l’amoureux empire ;

L’Amour est absolu sur tout ce qui respire ;

Mais aimant, je voudrais garder le souvenir

Du rang où je suis née et que je dois tenir.

DON PÈDRE.

L’amour n’est point amour qu’alors qu’il est extrême,

Et ne nous laisse point de pouvoir sur nous-même :

Lui pouvant refuser des hommages trop bas,

Ma sœur, vous seriez libre et vous n’aimeriez pas.

Quand vous blâmez l’ardeur dont vous m’entendez plaindre,

Doutez-vous des efforts que j’ai faits pour l’éteindre,

Combien j’ai combattu, combien j’ai résisté ?

Mes plus sanglants combats ne m’ont pas tant coûté.

J’ai détruit de trois rois l’empire tyrannique,

J’ai soumis la Grenade et fait trembler l’Afrique,

Avec bien moins d’efforts que je ne m’en suis fait

Pour m’arracher du cœur ce redoutable trait.

Mais il n’est honte, orgueil, ni loi que ne détruise

Un seul ressouvenir, un seul penser d’Élise ;

Et dans cette faiblesse il ne me souvient pas

Qu’il doive être pour moi de sceptres ni d’états.

THÉODORE.

Votre ennui dans mon cœur trouve tant de tendresse,

Qu’elle me met à bout de toute mon adresse,

Et me fait plaindre enfin l’amour que j’ai blâmé :

S’il faut aimer ainsi, je n’ai jamais aimé.

Mon frère, je l’avoue, et je suis assez vaine

Pour jurer à l’amour une invincible haine.

Le roi vient, rappelez en ce cœur abattu,

En sa présence au moins, un moment de vertu.

 

 

Scène II

 

THÉODORE, CYNTHIE, DON PÈDRE, DON PHILIPPE, GARDES

 

DON PHILIPPE.

Eh bien, votre raison s’est-elle consultée,

Prince, et cette fureur s’est-elle un peu domptée ?

Employez-y tout l’art que vous m’avez promis ;

Vous êtes le plus fort de tous vos ennemis,

Et de votre valeur, à soi-même opposée,

La victoire d’abord paraîtra malaisée.

Mais savez-vous l’estime où vous avez vécu ?

Aussitôt qu’on veut vaincre on a presque vaincu.

Formez-vous le dessein d’une grande victoire ;

De son événement je vous promets la gloire,

Et, comme il passera vos plus dignes exploits,

Je vous ai de son prix déjà promis le choix.

Oui, mon fils, et la foi qu’encor je vous en donne

N’excepte de ce choix ni sceptre ni couronne.

Tentez cette tendresse où le sang me résout,

Oubliez une ingrate, et me demandez tout.

DON PÈDRE.

Je suis un lâche fils du plus généreux père

Que la terre soutienne et le soleil éclaire,

Si, quoique cet effort me dût coûter le jour,

Je n’essaye vengeance à cet excès d’amour :

Oui, je prendrai, seigneur, du temps et de moi-même,

Des armes et du cœur pour ce combat extrême :

Je n’ose m’en permettre un facile succès,

Mais j’ai déjà vaincu mes plus bouillants accès ;

Et condamner ma flamme, en rougir et m’en plaindre,

Est déjà quelque espoir de la pouvoir éteindre :

Mais si de cet amour je puis forcer les lois,

Souvenez-vous du prix dont vous m’offrez le choix ;

Je n’abuserai point de la preuve obligeante

D’une force de sang pour moi trop indulgente,

Et mon ambition n’étendra point ce prix

Au delà des respects d’un sujet et d’un fils.

DON PHILIPPE.

Je ne réserve rien, et laisse à ma promesse

Toute son étendue et toute sa tendresse ;

Mais, pour vous dégager d’un si cuisant souci,

Et mériter ce prix, n’exceptez rien aussi ;

Combattez de ce cœur qui force des murailles,

Qui vous soumet des rois, qui gagne des batailles.

Qui me donne en Europe un si célèbre rang,

Et ne laissez point voir de faiblesse en mon sang.

Je sais, mon fils, qu’Élise, à vos vœux favorable,

Est un objet charmant, et peut-être adorable ;

Mais Élise craignant don Pèdre pour époux,

Élise méprisante est indigne de vous ;

Et la mort d’un rival dont elle vous accuse,

De son ingratitude est une indigne excuse.

 

 

Scène III

 

THÉODORE, CYNTHIE, DON PÈDRE, DON PHILIPPE, OCTAVE, GARDES

 

OCTAVE.

Sire, les généraux, au plus digne appareil

Que fut jamais triomphe éclairé du soleil,

Sous un ombrage épais des drapeaux de Valence,

Avec peine du peuple ont forcé l’affluence,

Pour venir, prosternés à vos pieds glorieux,

Décharger de lauriers leurs bras victorieux.

DON PHILIPPE.

Allons les recevoir. Prince, cette victoire

Sans votre indigne amour vous aurait dû sa gloire.

Mais les voici.

 

 

Scène IV

 

DON LOPE, DON FERNAND, DON SANCHE, DON PHILIPPE, DON PÈDRE, THÉODORE, OCTAVE, SUITE

 

DON PHILIPPE.

Venez, magnanimes rivaux,

Aux deux bouts de la terre étendre vos travaux ;

Illustres compagnons des belles aventures,

Par qui vos noms vivront dans les races futures,

Venez mêler aux miens ces invincibles bras,

Fameux par tant de sang et par tant de combats.

À don Fernand.

Et vous, que sous ce poil l’Afrique encor révère,

De ce généreux fils digne et vertueux père,

Don Fernand, prenez part avec tout l’Aragon,

Aux succès dont son bras a signalé son nom.

DON FERNAND.

Si ses travaux, grand roi, sont de quelque mérite,

Ma main de vos bienfaits par la sienne s’acquitte,

Et j’ai lieu de bénir le moment fortuné

Que pour vous le donner le ciel me l’a donné.

DON PHILIPPE.

Comme par leur valeur le ciel m’est si prospère,

Pour leur fortune aussi je veux agir en père ;

Et, m’épuisant pour eux, élever leur renom

Aussi haut qu’ils ont mis la gloire d’Aragon.

DON SANCHE.

Nous ne pouvions montrer une valeur commune,

Guidés de vos drapeaux et de votre fortune.

DON LOPE.

Elle animait nos bras, elle adressait nos coups :

C’est combattre assuré que combattre pour vous.

DON PÈDRE, à part.

De quel triomphe, Amour, m’as-tu ravi la gloire !

THÉODORE, à part.

Qu’un conquérant est beau paré d’une victoire ?

DON PHILIPPE.

Les Castillans, enfin, ont si mal défendu

Le droit que sur Valence Alphonse a prétendu,

Qu’une infidèle mer borne encor mon empire.

DON LOPE.

Oui, seigneur, sous vos lois sa cote encor respire ;

Dessous votre étendard à peine déployé

De l’hydre qui naissait cent têtes ont ployé :

D’abord Albe, Oropèse, Alicante, Orivelle,

N’ont point voulu tenir pour le parti rebelle,

Et nous semblions, à voir les peuples accourir,

Visiter vos pays plus que les conquérir.

Nos progrès n’avoient fait aucun sanglant spectacle,

Quand Alfach de leur cours a commencé l’obstacle,

Où, sans être envieux, je ne puis oublier

Ce que la renommée a dû vous publier,

Que don Sanche, seigneur, par sa haute entreprise,

Presque seul et sans nous a cette île conquise,

A le premier pris terre, et, pour gagner ces bords,

S’y lançant, a couvert le champ de tant de morts,

Essuyé tant de traits, et de cette contrée

Avecque tant de sang su s’aplanir l’entrée,

Que la frayeur qu’il mit au sein des ennemis

Par cet unique exploit a presque tout soumis :

Mais et de son adresse et de son grand courage

Valence mieux qu’Alfach a rendu témoignage ;

Ce qu’a fait ce grand homme en ce célèbre exploi

Ne peut que par les yeux s’acquérir de la foi.

DON SANCHE.

Arrêtez moins, ami, sur des sujets frivoles,

Et pour parler de vous laissez-moi des paroles.

DON LOPE.

Je ne m’exprime pas comme vous méritez,

Mais sans faste, sans art, je dis des vérités.

Victorieux d’Alfach, nous crûmes de Valence

Devoir sans différer attaquer l’insolence.

À ce noble projet aucun ne balança ;

Nous résolvons le siège et chacun s’avança.

Mais Gusman de Giron, qui gardait ses murailles,

Aimant mieux hasarder le destin des batailles,

Assemble ce qu’il a de plus fameux soldats,

Sort et marche vers nous pour nous couper le pas :

De son camp approchant les sons nous réjouissent ;

Les cœurs moins résolus d’aise s’épanouissent ;

Déjà d’un noble orgueil tous s’estiment vainqueurs,

Les fronts pleins de fierté promettent tout des cœurs,

Et l’un et l’autre camp plus tôt aux mains qu’en face,

Se dispute âprement la victoire et la place.

Je ne vous peindrai point l’image de l’horreur

Qu’y tracèrent de sang la Mort et la Fureur ;

Il suffit, pour bien peindre une guerre allumée,

Qu’on était Espagnol en l’une et l’autre armée ;

Et que tantôt poussants, et tantôt repoussés,

Aucuns rangs de longtemps ne furent enfoncés :

Enfin ne pouvant plus voir la victoire en doute,

Et d’aucuns qui ployaient craignant notre déroute,

Ce grand homme, inspiré d’un généreux avis,

Change avec un soldat et d’armes et d’habits,

Et, prenant cent des siens pour marcher à sa suite,

Dans le camp ennemi feint une lâche fuite,

Couvre d’une infamie une haute vertu,

Se feint comme le bras le courage abattu,

Et, demandant parti, conjure qu’on les rende

Aux pieds victorieux de celui qui commande :

Arrivés à son char, don Gusman apprend d’eux

Des armes d’Aragon l’événement douteux,

Et que, nés Castillans sous un sort plus propice,

Ils viennent à leur maître immoler leur service :

Leur chétif équipage et leur simple façon

Au sein du général ne jette aucun soupçon ;

Par son soin seulement leur bande désarmée

Est mise aux derniers rangs qui composent l’armée.

Où, n’étant observés d’aucun des ennemis,

Et tirant de longs fers cachés sous leurs habits,

Avant qu’aucun vers eux pense à tourner visage,

Ils en font un si prompt et si sanglant carnage,

Qu’au spectacle des morts dont ils jonchent le champ

Une confuse horreur s’étend par tout le camp.

Sur les piles de corps, dont ils prennent les armes,

Leurs cris jettent partout de mortelles alarmes,

Et l’ennemi, surpris d’un accident si prompt,

Et réduit à combattre et de queue et de front,

Fuit, s’écarte, s’empresse, et, contre notre attente,

Laisse choir en nos mains la victoire flottante.

Don Sanche en ce combat toujours au premier rang,

Tout couvert de sueur, de poussière et de sang,

Cherche où Gusman commande, y fait passage, y vole,

Et lui tranche la vie avecque la parole :

Sa mort est la dernière, et le coup qui l’abat

Nous laisse l’avantage et le champ du combat.

DON PHILIPPE, à don Pèdre.

Ô dieux ! lequel des deux mérite plus d’estime,

Ou la valeur qu’il vante, ou la voix qui l’exprime ?

Comte, pour m’acquitter comme il a combattu,

À quel prix mettrons-nous cette insigne vertu ?

DON LOPE.

Quand Alfach serait sienne, et...

DON SANCHE.

Mes services, sire,

Ont pour objet un prix plus grand que votre empire.

Ne bornez point celui que vous leur destinez,

Que leur suite plus loin n’ait vos états bornés,

Et, dans ce que don Lope a tu par modestie,

Oyez de nos progrès la meilleure partie :

Valence, en ce combat, dont on lui fait rapport,

De sa rébellion n’arrête pas l’effort ;

Elle a pour elle encor l’abri d’une muraille,

Et veut qu’on tente un siège après une bataille.

La défense en effet ne lui défaillait pas,

Et ses murs enfermaient encor de bons soldats.

Les traits qu’à notre abord la garnison décoche,

D’une effroyable grêle en défendent l’approche,

Où, laissant avancer quelques audacieux,

Les font marcher à l’ombre et leur cachent les cieux,

Quand pour un temps enfin cet orage s’apaise.

Que d’Annibal, seigneur, Carthage ici se taise,

Et qu’aux siècles futurs don Lope seulement

Excite de l’estime et de l’étonnement.

Ce grand cœur, qui peut tout, quoi qu’il ose entreprendre,

A fait des vérités des fables d’Alexandre,

Et, par une action qui ternit tous nos faits,

S’est acquis une gloire à ne mourir jamais.

Impatient qu’il est de l’espoir des rebelles,

Il ordonne l’assaut, fait planter les échelles ;

Et voyant quelque temps nos gens délibérer,

Au mépris des dangers qu’il avait à parer,

Monte, vole aux créneaux, s’en rend maître, s’y plante,

Au sein des ennemis y jette l’épouvante,

Reçoit dans son écu les traits de toutes parts,

Et des plus assurés étonne les regards.

De ces grêles de traits sa suite traversée,

Des premiers échelons trébuche renversée ;

Et, seul aux yeux d’un peuple et d’un camp étonné,

Comme dans un désert il semble abandonné.

DON PHILIPPE.

Ô généreux rivaux, qu’avec droit la fortune

Vous partage ses vœux et vous est si commune !

DON SANCHE.

Au point que par des cris aussi tendres que vains

Nous l’appelions à nous et lui tendions les mains ;

Les fossés se comblant de mille funérailles,

Il se précipita dans l’enclos des murailles,

Incertain d’y périr et trouver son tombeau,

Par la main d’un soldat ou celle d’un bourreau,

Puisque sans un grand heur cette chute inouïe

Vif le pouvait livrer à la ville ennemie ;

Mais par un heur insigne, en s’y précipitant,

Il tomba sur ses pieds et s’y tint combattant.

Enfin parmi cent morts dont il couvrit la place,

Un dard, par un défaut où joignait la cuirasse,

L’atteignit au côté d’un coup si violent,

Que le genou ployé, pâle, froid et sanglant,

Ne pouvant s’arracher l’arme qui le traverse,

Sans force et comme mort sa douleur le renverse.

Le soldat, qu’avec droit ce coup dut animer,

Ravi d’un tel succès, court pour le désarmer,

Jette les armes bas, croit l’aborder sans peine,

Et qu’en l’état qu’il est la prévoyance est vaine ;

Mais sa main ose à peine approcher de son corps

Que ce Mars expirant ramassant ses efforts,

Pendant qu’à cet office il la sent occupée,

Au flanc qu’il trouve nu lui plante son épée.

Lors d’un lieu mal gardé surprenant le défaut,

Nous en gagnons l’accès par un nouvel assaut,

Et faisant, sans égards ni de sexe ni d’âge,

De la ville effrayée un horrible carnage,

Arrivés au secours de ce héros mourant,

L’enlevons de ce lieu froid et presque expirant :

Enfin, par le bonheur qui suit votre couronne,

Et contre notre espoir, le ciel nous le redonne,

Ne peut priver la cour d’un si brillant éclat,

Et vous rend avec lui le repos de l’état.

DON PHILIPPE, embrassant don Lope.

Ô glorieux vassal ! quelle reconnaissance

Peut ici m’affranchir du défaut d’impuissance ?

Lui puis-je offrir un prix à sa vertu pareil ?

Don Sanche, sur ce point j’attends votre conseil.

DON SANCHE.

Sire, pour égaler ce prix à son mérite,

Vous possédez trop peu, l’Espagne est trop petite ;

Mais la gloire qu’on trouve à faire son devoir

Est le prix des travaux qui n’en peuvent avoir.

DON PHILIPPE.

Deux cœurs d’une valeur telle et si peu commune

Sont les plus chers présents que m’ait faits la fortune ;

Avec votre secours je puis tout conquérir,

Et ne puis trop donner à qui peut tout m’offrir.

Tous deux, quoi qui vous rie, et quoi que je hasarde,

Souhaitez seulement, et l’effet me regarde.

DON LOPE.

J’ose aspirer plus loin que je n’ose espérer ;

Mais, seigneur, mes souhaits se pourront modérer,

Ou par d’autres effets et par d’autres conquêtes,

Pour ma bouche mon bras vous fera des requêtes.

DON SANCHE.

Et je ferai pour moi parler d’autres travaux.

THÉODORE, à part.

Quelle gloire eut jamais de plus dignes rivaux ?

DON PHILIPPE.

Je me doute à quel prix et l’un et l’autre aspire ;

Princesse, apprenez d’eux ce qu’ils ne m’osent dire :

Ils s’ouvriront à vous avecque moins d’effort,

Et nous en résoudrons dessus votre rapport.

Laissons-les, prince ; et vous, souffrez leur conférence,

Fernand.

DON PÈDRE.

Vous ne pouvez borner leur espérance :

De tels travaux, seigneur, ne peuvent s’acquitter,

Et le royaume entier ne les peut acheter.

Don Philippe, don Pèdre et Octave, sortent.

THÉODORE.

Eh bien, nobles vengeurs de l’orgueil de Castille,

Craindrez-vous de parler à l’aspect d’une fille,

Ou la discrétion qui tait votre dessein

Osera-t-elle enfin le verser en mon sein ?

Faites-vous des destins que rien ne puisse abattre,

Et sachez triompher aussi bien que combattre.

Eh quoi ! si généreux quand vous exécutez,

Vous n’osez souhaiter même étant invités ?

DON SANCHE.

Don Lope a plus de droits aux fruits de la victoire.

DON LOPE.

Don Sanche y peut prétendre avecque plus de gloire.

DON SANCHE.

Tout le succès du siège à son courage est dû.

DON LOPE.

Et sans lui du combat le champ était perdu.

DON SANCHE.

Son sang y fut versé.

DON LOPE.

Le sien prêt à répandre.

DON SANCHE.

Je crains de trop oser.

DON LOPE.

Je crains de trop prétendre.

DON SANCHE.

L’état n’a point pour lui de prix trop signalé.

DON LOPE.

Je pourrai m’expliquer quand vous aurez parlé.

THÉODORE.

Quoi ! comtes, vous tremblez, et j’impose silence

Aux deux Cids d’Aragon, aux vainqueurs de Valence ?

DON SANCHE, à don Lope.

Seul, je viendrai vous dire à quel heur je prétends.

Il sort.

DON LOPE.

J’en userai de même, et prendrai mieux mon temps.

Il sort.

THÉODORE, seule.

J’apprends trop quel dessein l’un et l’autre respire ;

Ils m’en disent assez en ne m’osant rien dire.

Même valeur, même heur et môme exploit les joint,

Mais un cœur engagé ne se partage point.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DON SANCHE, seul, derrière les murs du palais, tenant deux épées, l’une nue, l’autre dans le fourreau

 

Tyran, je t’obéis, et j’attends pour te plaire

Dessus le champ d’honneur mon aimable adversaire.

Conseiller inhumain, monarque sans pitié,

Amour, auteur de haine, ennemi d’amitié,

Qui ne peux t’assouvir de sang et d’homicides ;

Et qui veux seul régner aux lieux où tu présides ;

Eh bien, il faut chercher, par ton décret fatal,

Au sein de mon ami le sang de mon rival.

Le voici. Quel combat en ce malheur extrême

Avant qu’en être aux mains je rends contre moi-même,

Et qu’on s’excite mal sans haine et sans courroux !

 

Scène II

 

DON LOPE, DON SANCHE

 

DON LOPE.

Le ciel vous favorise !

DON SANCHE.

Et le sort vous soit doux !

DON LOPE.

Me rends-je assez à temps où votre ordre m’appelle ?

DON SANCHE.

Trop tôt pour me coûter une douleur mortelle,

Dont ce trouble vous doit être un signe apparent.

DON LOPE.

D’où procède ce trouble ? Avons-nous différent ?

DON SANCHE.

Oui, comte, nous l’avons.

DON LOPE.

De quoi ?

DON SANCHE.

De jalousie.

DON LOPE.

C’est un grand mal, seigneur, quand l’âme en est saisie,

Et vous n’en venez point à cette extrémité

Sans un ferme dessein et longtemps concerté.

DON SANCHE.

Assez pour n’en point perdre en de vaines paroles.

DON LOPE.

N’examinons donc point, puisqu’elles sont frivoles,

Le sujet qui nous met les armes à la main.

DON SANCHE, lui donnant une épée nue.

Ce fer vous l’apprendra s’il peut m’ouvrir le sein.

Le reconnaissez-vous ?

DON LOPE, regardant l’épée.

Oui, comte, cette épée,

Toujours avec succès par ce bras occupée,

Où je l’ai fait briller a su jeter l’effroi ;

Elle a donné des rangs et des titres au roi ;

Elle m’a fait un nom assez considérable,

Et sans la votre enfin serait peu comparable :

Un malheur m’en privait, vous la reconnaissez ;

Elle m’instruit pour vous et vous explique assez ;

Elle vient à propos, m’apprenant mon offense,

Vous en faire raison et prendre ma défense.

DON SANCHE.

Tout blessé que j’en suis j’en plaindrais peu le coup,

Et mon sang vaut trop peu pour le plaindre beaucoup ;

Mais elle a prétendu m’ôter plus que la vie,

Et la mienne ne peut lui souffrir cette envie,

Non que le haut crédit où ce fer vous a mis

Ne me dût...

DON LOPE.

Hé, de grâce, épargnez vos amis,

Car enfin ce combat n’excite point ma haine,

Et de notre amitié ne rompra point la chaîne ;

Pour le moins de ma part je vous réponds d’un cœur

Qui ne vous haïra ni vaincu ni vainqueur.

DON SANCHE.

De mêmes sentiments font que je désespère

De voir ce bras armé contre une main si chère.

Mais je suis de mon sort l’inévitable arrêt.

DON LOPE.

Ne consultons donc point, vidons-en l’intérêt.

 

 

Scène III

 

DON LOPE, DON SANCHE, DON FERNAND

 

DON FERNAND.

Trêve, illustres guerriers. Quelles lois rigoureuses

Portent à ces discords vos âmes généreuses ?

Quel différent, cruels, suscitant ce combat,

Divise contre soi les forces de l’état,

Rend de si chers amis de mortels adversaires,

Et des deux bras d’un corps fait deux partis contraires ?

Mouillerez-vous de sang ce triomphe fameux

Qu’un seul et même emploi vous acquiert à tous deux ?

Quoi ! comte, quoi ! mon fils, ces fameuses épées,

En même occasion si souvent occupées,

Dont le commun effort et le fer rencontré

Dans une même plaie est si souvent entré,

Et que même valeur et pareille fortune

En deux bras différents n’ont si souvent fait qu’une,

Elles dont la furie et les efforts unis,

Désertant la Grenade, en ont peuplé Tunis ;

Ces remparts de l’état, ces mouvantes murailles,

Ces nobles instruments de tant de funérailles,

Qui tant de fois ont fait de leur zèle indompté

Une fidèle preuve à l’infidélité,

L’une à l’autre opposées, ont rompu l’alliance

Où l’Aragon fondait toute sa confiance,

Et s’efforcent d’ôter par un même attentat,

Deux favoris au roi et deux bras à l’état ?

Sans crime pouvez-vous écouter la furie

Qui veut de ses appuis priver votre patrie,

Et, pour quelques raisons qui vous puissent armer,

Verser le meilleur sang qui la puisse animer ?

A-t-elle quelque part dedans votre querelle,

Et devez-vous combattre et mourir que pour elle ?

Si mon sang me promet quelque respect d’un fils,

Votre jeunesse en doit, comte, à mes cheveux gris.

Si vous refusez donc vos jours à votre prince,

À l’amour du pays, aux vœux de la province,

Que par quelque respect j’apprenne au moins de vous

Le sujet de ma crainte et de votre courroux.

Si c’est un différent ou d’amour ou de gloire,

J’en puis être l’arbitre et vous m’en devez croire ;

De cet aveugle enfant j’ai ressenti les lois,

Et je n’ai pas sans fruit vieilli sous le harnois :

Si dedans ce combat l’honneur vous intéresse

C’est moi qui vous y porte, et moi qui vous en presse,

Vous engageant l’estime où j’ai toujours vécu

D’assister le vainqueur et plaindre le vaincu,

Et de ne point mêler les droits de la nature

Parmi votre triomphe ou votre sépulture.

DON SANCHE.

Avant qu’armer ce bras je me suis combattu

Avec tous les efforts de ma faible vertu,

Et le ciel m’est témoin que pour une conquête

Qui d’un bandeau royal devrait orner ma tête,

Je n’aurais pas conçu le funeste dessein

Qui nous met aujourd’hui les armes à la main.

Mon ennemi m’est plus qu’un trône et qu’un empire ;

Je donnerais pour lui le jour que je respire,

Et l’Amour qui m’a fait ce noble concurrent,

Pouvait seul entre nous former ce différent :

Si je m’ose expliquer, vous aurez peine à croire

À quel prix mon orgueil veut mettre ma victoire,

Et vous condamnerez l’ambitieux projet

Que l’amour a formé dans le cœur d’un sujet,

Vous tremblerez au nom de l’objet que j’adore :

Théodore, mon père...

DON FERNAND.

Ô Dieu ! Thé...

DON SANCHE.

Théodore,

Ce charme de cent rois, ce miracle amoureux

(La parole est lâchée), est l’objet de mes vœux.

Cette présomption a surpris votre attente.

DON FERNAND.

J’ai lieu d’être surpris. Théodore ! l’infante !

DON SANCHE.

Si vous l’êtes si fort, vous avez oublié

Ce que si hautement son père a publié ;

Qu’irrité du refus qu’Alphonse de Castille

Pour gage de la paix avait fait de sa fille,

Il fermerait l’oreille aux autres potentats,

Et prendrait alliance en ses propres états :

S’il est ainsi, quel sang touche plus la couronne

Que celui de Moncade, ou celui de Cardone ?

Quels bras méritent mieux d’en être le soutien

Que celui de don Lope, ou le votre et le mien ?

Enfin laissons l’empire, et parlons de l’infante :

J’ai voué tous mes soins à cette noble attente :

Les charmes de ses yeux, bien plus chers que son rang,

M’ont fait à leur poursuite exposer tout mon sang ;

Et quand d’un faux espoir ma vanité flattée

Ne doute plus d’atteindre où mes vœux l’ont portée,

Je trouve, par un sort à cet espoir fatal,

En mon plus cher ami mon plus fâcheux rival.

Hier, après qu’une nuit sans lune et sans étoiles

Eut caché le soleil dans ses plus sombres voiles,

Passant sous le balcon où cet astre d’amour

Peut des plus noires nuits enclore un si beau jour,

Un homme par hasard trouvé sous sa fenêtre,

Qu’en cette obscurité je ne pus reconnaître,

S’en tirant me heurta, peut-être sans dessein ;

À l’instant, un peu prompt, j’eus l’épée à la main,

Et, trop imprudemment poursuivant sa retraite,

Payai d’un coup au bras cette ardeur indiscrète.

Après quelque défense où je l’avais forcé,

J’ais tomber de ses mains le fer qui m’a blessé,

Et le cherchant en vain dans une nuit si sombre,

Il m’évite, s’écarte, et s’égare dans l’ombre.

Me retirant enfin, et trouvant sous mes pas

Ce fer mouillé du sang qu’il m’a tiré du bras,

Je l’emporte, et chez moi je reconnais l’épée

Qu’en tant d’occasions tant de sang a trempée,

Et qui, si glorieux en son dernier emploi,

A si bien soutenu la gloire de son roi.

Enfin, ne doutant plus, après cette aventure,

De ce que je savais déjà par conjecture,

Et devant un effort à cet illustre amour,

Qui m’ôtât un rival ou qui m’ôtât le jour,

J’ai tenté ce combat et cru que la victoire

En mettrait notre estime à sa plus haute gloire.

Et que ce que nos bras ont fait de plus fameux

N’égalait pas l’honneur de vaincre un de nous deux.

DON LOPE.

Pour vous faire en deux mots lire au fond de mon âme,

Rare honneur de Moncade, et gloire d’Aragon,

Et vous, digne héritier et du sang et du nom,

Quoique les yeux divins dont le feu me consomme

Soient des objets trop hauts pour les regards d’un homme,

Que ce soit trop oser que de délibérer

Si sans leur faire injure on les peut adorer,

Et que je tremble enfin au nom de Théodore,

Innocent ou coupable, il est vrai, je l’adore.

Hier, cet aveugle amour osant guider mes pas,

Vers l’invincible aimant qu’ont pour moi ses appas,

Et d’abord entendant du bruit sous sa fenêtre,

Car dans l’obscurité je ne vous pus connaître ;

Mon respect m’en chassait, mais ce respect fut vain,

Nous eûmes différent, ce fer chut de ma main,

Et la crainte de voir ma flamme découverte

Me fit à sa recherche en préférer la perte,

Enfin, ce même fer, par un destin fatal,

Nous ayant à chacun appris notre rival,

Malgré notre amitié que rien ne peut dissoudre,

Nous voici sur le champ, qu’y devons-nous résoudre,

Si l’on doit rien résoudre en des lieux où l’honneur

Fait arbitres de tout l’adresse et le bonheur ?

DON FERNAND.

Si vous avez pour but ces adorables charmes,

Un si noble intérêt est digne de vos armes :

Mais quelle confiance osez-vous concevoir,

Que l’on les autorise et souffre votre espoir ?

Et s’il doit être vain, quelle aveugle furie

Vous fait sans intérêt hasarder votre vie ?

Mais peut-être l’infante, accessible à vos vœux,

Ou souffre l’un de vous, ou vous souffre tous deux :

Pouvant et l’un et l’autre espérer de lui plaire,

Pourquoi la privez-vous du choix qu’elle doit faire ?

Ou, déjà l’un de vous lui plaisant en effet,

La devez-vous priver du choix qu’elle en a fait ?

Si ce choix entre vous met quelque différence,

Au plus heureux des deux souffrez la préférence ;

Ou si dans son amour son cœur indifférent

Vous en laisse entre vous vider le différent,

Alors tentez le sort, et mettez en usage

Tout ce que vous avez d’adresse et de courage ;

Mon sang, quoique glacé, me laisse assez de cœur

Pour voir votre combat et servir le vainqueur,

Pour être votre juge en cette ardeur commune,

Et prendre le parti que tiendra la fortune.

DON LOPE.

Je me rends où don Sanche et l’honneur m’ont mandé ;

Je ne dois prendre loi que de son procédé.

S’il doit quelque respect aux sentiments d’un père,

S’il y veut déférer, j’y souscris, j’y défère,

Ou s’il faut à l’instant en vider l’intérêt,

Mon cœur se fait effort, mais le bras est tout prêt,

Et mettra tout son art à garantir d’outrage

Un cœur où Théodore a gravé son image.

DON SANCHE.

Allons, mon père, et vous, rival trop généreux,

Voir sur ce différent ce miracle amoureux,

Si notre amour doit plaire ou bien être importune ;

Consultons notre heureuse et mauvaise fortune :

Puisque le roi l’ordonne, allons à ses genoux

Répandre les aveux qu’elle exige de nous ;

Et si l’indifférence où nous verrons ses charmes

Nous en laisse vider l’intérêt par les armes,

Sans plus délibérer, immolons sans pitié

Aux droits de notre amour ceux de notre amitié.

DON FERNAND.

Lors mes empêchements n’y mettront plus d’obstacle.

DON LOPE.

Allons, cher ennemi, consulter notre oracle,

Et savoir quel arrêt réglera notre sort.

Mais le prince nous cherche, évitons son abord.

Ils sortent.

 

Scène IV

 

DON PÈDRE, venant d’un côté, ÉLISE et LUCIE, de l’autre

 

ÉLISE.

Mon frère a différent, et don Sanche l’appelle !

Hélas ! de qui tiens-tu cette triste nouvelle ?

LUCIE.

Toute la cour en parle. Et d’une et d’autre part

La publiant si haut, la savez-vous si tard ?

Voyez sous quels respects leur haine s’est gardée.

Mais s’ils n’en sont aux mains l’affaire en est vidée ;

Et si ce bruit encor n’est venu jusqu’à vous,

C’est...

DON PÈDRE.

Madame, où dit-on le lieu du rendez-vous ?

ÉLISE.

Je ne l’ai point appris ; mais, seigneur, cette peine

Ne vous doit point toucher, puisqu’elle serait vaine :

Sans de justes sujets et d’importants desseins

Deux cœurs si généreux n’en viennent point aux mains ;

Et quelque empêchement que vos soins leur destinent,

Si leur querelle est juste, il faut qu’ils la terminent.

DON PÈDRE.

Vous m’en jugez indigne, insensible beauté ;

Un service en mes mains perd cette qualité ;

D’un bras qui vous déplaît vous craignez l’assistance,

Et quand nous haïssons, qui nous sert nous offense :

Vous fuyez mon secours pour m’en ôter l’espoir,

Vous refusez mes soins pour ne m’en point devoir,

Et je vois qu’un malheur aussi long que ma vie

Sera l’unique fruit de vous avoir servie.

ÉLISE.

Pour le faire cesser vous devriez m’en punir,

Et chasser son objet de votre souvenir.

DON PÈDRE.

Vos charmes malgré vous conservent votre empire ;

Et toutes vos rigueurs ne le sauraient détruire.

ÉLISE.

Je le détruis assez n’en voulant point user.

DON PÈDRE.

Par l’espoir d’un plus grand vous le devriez priser.

ÉLISE.

Un sceptre à mon égard a peu de privilège ;

Votre espoir est bien vain s’il n’a point d’autre piège,

Et vous déshonorez les titres absolus

Que votre amour m’offrant expose à mes refus ;

Car enfin, s’il vous faut parler d’une âme ouverte,

Rien ne peut d’un amant me réparer la perte,

Et tant que durera la course de mes jours,

Ses blessures au cœur me saigneront toujours.

Ne vous flattez point, prince ; une grande fortune,

Agit avec succès sur une âme commune ;

Mais, et de cet aveu profitez désormais,

La mienne est d’une force à ne fléchir jamais :

Vous vous pourriez soumettre autant de diadèmes

Qu’il est en l’univers de puissances suprêmes,

Que tout ce grand pouvoir et cette autorité

Ne s’étendraient jamais dessus ma liberté.

Ne vous repaissez point de vaines espérances ;

N’attendez rien du temps, rien de vos déférences,

Rien de tous les mépris que vous pouvez souffrir,

Ni rien de tous les vœux que vous pouvez m’offrir ;

Ils ne vous produiraient qu’une inutile attente,

Et qu’une aversion plus forte et plus constante.

Vous êtes insensible, ou, vous faisant raison,

Vous devez oublier de moi jusqu’à mon nom.

Elle sort avec Lucie.

 

 

Scène V

 

THÉODORE, CYNTHIE, DON PÈDRE

 

THÉODORE.

Cette fille, mon frère, est bien dissimulée,

Ou je vois votre attente encor fort reculée,

Et par ce qui paraît du progrès de vos vœux,

S’il est fort avancé, vous feignez bien tous deux.

DON PÈDRE.

Vous voyez de quels fruits ma faiblesse est suivie ;

Son extrême rigueur me coûtera la vie.

En vain tous mes pensers s’arment contre ma foi ;

J’ai beau délibérer, j’ai beau promettre au roi ;

J’ai beau, ma chère sœur, me promettre à moi-même,

Plus je la veux haïr, plus je sens que je l’aime :

Quelque effort que j’emploie, il ne me produit rien,

Et je ne puis dompter ni mon cœur ni le sien.

THÉODORE.

Ces transports ne sont bons qu’à des âmes vulgaires.

DON PÈDRE.

Je délibère assez, mais n’exécute guères.

Mais pendant que l’ardeur d’un généreux courroux

Tentera cet effort, j’en demande un de vous :

Que si, comme le sort en regarde peu d’autres,

Don Lope ose hausser les yeux jusques aux vôtres,

Vous traitiez son amour de la même douceur

Que mes ardents transports sont traités de sa sœur.

THÉODORE.

Quoi ! prince, vous croyez...

DON PÈDRE.

Doutez-vous que vos charmes

Ne soient et le motif et l’objet de leurs armes ?

Et le roi dans sa cour vous cherchant un époux,

Y peut-il faire choix d’un plus digne de vous ?

THÉODORE.

Je sais combien don Lope a servi la couronne ;

Mais le puis-je haïr si le roi me le donne ?

DON PÈDRE.

Non, mais par quelques traits d’une feinte rigueur

Lui faire auprès de vous besoin de ma faveur,

Et feindre pour don Sanche un peu plus de tendresse ;

Votre sexe en cet art ne manque pas d’adresse.

THÉODORE.

Je ne vous cèle point que vous m’embarrassez ;

Mais vous me l’ordonnez, mon frère, et c’est assez.

DON PÈDRE.

Ils vous cherchent. Adieu.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

DON SANCHE, DON LOPE, THÉODORE, CYNTHIE

 

DON SANCHE.

Madame.

DON LOPE.

Ma princesse.

DON SANCHE.

Qui vous retient la voix ?

DON LOPE.

Mon respect vous la laisse.

DON SANCHE.

Ce respect vous est dû s’il se doit observer.

DON LOPE.

Vous avez commencé, c’est à vous d’achever.

DON SANCHE.

D’autres respects encor me forcent au silence.

DON LOPE.

Ils exercent sur moi la même violence.

DON SANCHE.

Madame, obligez-le...

DON LOPE.

Madame, ordonnez-lui...

THÉODORE.

Quoi ! toujours si vaillants vous tremblez aujourd’hui ?

Porté-je dans les yeux des traits si redoutables

Qu’ils jettent la frayeur en des cœurs indomptables ?

DON SANCHE.

Oui, madame, et la guerre en ses plus grands hasards

Est moins à redouter qu’un seul de vos regards ;

Aussi confessons-nous que jamais le tonnerre

Pour un plus haut orgueil n’a menacé la terre,

Que celui dont l’aveu que le roi veut de nous,

Interdits et tremblants, nous jette à vos genoux.

L’objet de nos travaux et de votre vaillance

N’était, grande princesse, Albe, Alfach ni Valence :

Un bien plus noble espoir nous avait animés ;

C’était pour ces beaux yeux que nous étions armés ;

C’était pour votre gloire et pour votre conquête

Que ce cœur et ce bras hasardaient cette tête ;

Et pour le même objet don Lope a surpassé

Tout ce qu’à vu son siècle et qui l’a devancé.

Dans la noirceur de l’ombre, hier sous votre fenêtre,

Notre commune ardeur commença de paraître,

Et, s’osant disputer un si riche trésor,

Il m’en coûta du sang dont ce bras saigne encor ;

Et sur le point enfin d’en vider la querelle,

Par un tragique effet d’une cause si belle,

Nous avons estimé devoir par votre arrêt

Terminer un si cher et si noble intérêt,

Et, suivant les conseils qu’après nous devrons suivre,

En prendre le dessein de mourir ou de vivre.

Ah ! comte, à quel effort m’avez-vous obligé !

CYNTHIE.

Leur choix n’a point trompé, le roi l’a bien juge.

THÉODORE.

Après et l’agrément et l’aveu de mon père,

Celui que je reçois ne me saurait déplaire ;

Je puis en faire état sans blesser mon devoir,

Et ne répugne point à souffrir votre espoir.

Mais sans un autre aveu mon amour n’ose naître,

Mon cœur se déclarer, ni mon choix vous paraître ;

Mon empire étant libre établira ses lois,

Mais j’attendrai du roi la liberté du choix.

Cependant j’ai regret, comte, qu’une aventure

Où j’ai tant d’intérêt vous coûte une blessure.

Elle donne une écharpe à don Sanche.

Une écharpe est bien due au service d’un bras

À qui l’on a coûté du sang et des combats.

Tenez, don Sanche.

DON SANCHE.

Ô ciel, quel sang, grande princesse,

Vous peut-on à ce prix donner sans allégresse ?

DON LOPE, à part.

Ô faveur ! ô présent à mon esprit fatal !

L’infidèle à mes yeux obliger mon rival,

Et m’avoir abusé d’une si vaine attente !

Ô sexe dangereux, et princesse inconstante !

THÉODORE.

Remenez-moi, don Lope. Adieu, comte.

DON LOPE.

Ô mon cœur !

Cessons de murmurer après cette faveur.

Je me suis plaint trop tôt ; sa main avec usure

Du présent qu’elle a fait me répare l’injure.

Ils sortent.

DON SANCHE, seul.

Je crains qu’on ne me joue, et que ma vanité

De l’honneur de ses vœux ne m’ait trop tôt flatté.

Quel bizarre destin peut faire qu’en même heure,

Et presque en même instant, un espoir naisse et meure ?

Le présent d’une écharpe à tort m’a fait si vain,

Et l’on promet bien plus quand on donne la main.

Enfin plus je t’écoute, ô raison importune,

Et moins j’ose espérer de ma bonne fortune.

Il faut vaincre ou mourir en un dessein si beau ;

Et l’Amour doit m’ouvrir son cœur ou le tombeau.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

DON LOPE, ÉLISE, LUCIE

 

ÉLISE.

Non, non, je ne hais pas l’éclat d’une couronne,

Mais je ne puis souffrir la main qui me la donne,

Elle a mis tous mes vœux dedans le monument,

Elle dégoutte encor du sang de mon amant ;

Et tout ce que l’Europe a de pouvoirs suprêmes,

Et toute la splendeur qu’en ont les diadèmes,

N’auront jamais, mon frère, assez d’éclat pour moi

Pour tarir ni sécher les pleurs que je lui doi.

DON LOPE.

Mais ces larmes, ma sœur, détruisent une attente

Qui m’approche du trône et me promet l’infante.

Votre seule rigueur m’en retarde l’arrêt.

Si vous n’aimez le prince, aimez mon intérêt.

ÉLISE.

Quelques pressants devoirs où le sang m’intéresse,

En cette occasion pardonnez ma faiblesse ;

Je ferais tout pour vous jusqu’à perdre le jour,

Hors de l’aller prier et souffrir son amour :

Je vous verrais sans joie ou régir la province,

Ou jouir des douceurs que vous tiendriez du prince.

Ce redoutable bras dont vous avez servi,

Ce cœur depuis trois ans à l’infante asservi,

Et ce sang tant de fois versé pour sa querelle,

N’ont-ils rien fait pour vous, ayant tant fait pour elle ?

Et si le roi lui cherche un époux dans sa cour,

Peut-il jeter les yeux que dessus votre amour ?

Je sais qu’avec plaisir l’infante vous écoute,

Qu’entre vous et don Sanche elle n’est point en doute,

Et que l’élection qu’ont faite ses appas

Diffère à s’expliquer, mais ne balance pas.

Complaisante à son frère, elle vous le fait craindre ;

Mais croyez qu’en son âme elle a peine de feindre,

Qu’il fait contre ses vœux des efforts superflus,

Et ne m’obligez point à vous en dire plus.

DON LOPE.

Vous avez peu de cœur, et j’en vois peu de preuve,

Si dedans votre sein le prince ne le treuve,

Et si vous ne mettez dedans votre maison,

Par un si grand hymen, le sceptre d’Aragon.

ÉLISE.

Je prouve mieux mon cœur en dédaignant un prince

Que vous ne l’avez fait gagnant une province.

Ne mettez point en nous tant d’inégalité,

Et ne disputons point de générosité.

Ce vous est de mon cœur une assez digne preuve,

Que jamais dans mon sein le prince ne le treuve,

Et ne contracte point dedans notre maison

Un hymen que j’abhorre avec trop de raison.

DON LOPE.

Ô fille indigne sang des glorieux ancêtres

Dont la race à l’Espagne a donné tant de maîtres !

ÉLISE.

La guerre et ses fureurs vous ont-elles appris

À traiter une sœur avec tant de mépris ?

DON LOPE.

La cour et ses douceurs vous ont-elles instruite

À d’ingrates rigueurs d’une si longue suite ?

ÉLISE.

Comte, insensiblement j’aigris votre courroux.

Adieu, c’est trop combattre un guerrier tel que vous

Qui, tout bouillant encor d’une grande victoire,

À combattre une sœur doit trouver peu de gloire.

Elle sort avec Lucie.

DON LOPE, seul.

De qui peux-tu, ma flamme, implorer la faveur,

Si je tente sans fruit le secours d’une sœur,

Et si d’une réponse et si nue et si franche

Elle peut rejeter... Mais que me veut don Sanche ?

Le front n’en marque pas un esprit satisfait.

 

 

Scène II

 

DON SANCHE, DON LOPE

 

DON SANCHE.

Avez-vous bien reçu l’accueil qu’on nous a fait ?

Comte, ce terme pris pour nous ouvrir son âme

Est-il bien compatible avecque votre flamme,

Et pouvons-nous trouver dedans ce traitement

À nos communs désirs quelque éclaircissement ?

DON LOPE.

C’est beaucoup, cher ami, que d’un objet si rare

En faveur de nos vœux la bonté se déclare,

Et laisse du bonheur qu’obtiendra l’un de nous

Tous les rois de l’Europe envieux ou jaloux.

Mais dans son cœur encor mon amour ne voit goutte ;

Son accueil partagé partage encor mon doute,

Et je ne puis asseoir de jugement certain

Sur le don d’une écharpe ou celui de sa main.

La raison de ce choix devant être l’arbitre,

Vous en seriez l’objet à bien plus juste titre ;

L’infante de vos vœux ne pourrait s’excuser,

Mais l’Amour est aveugle et se peut abuser.

DON SANCHE.

Il vous préférerait s’il vous faisait justice ;

Mais comme il ne voit goutte il fait tout par caprice,

Et, dans l’obscurité qu’il laisse à notre espoir,

Sur ce doute commun je revenais vous voir :

C’est la condition, comte, de notre trêve,

Que ce doute restant notre combat s’achève.

Le cœur de Théodore, encore indifférent,

Nous laisse en liberté vider ce différent.

Il faut pour cet hymen une grande victime,

Et nous ne pouvons mieux mériter son estime,

Ni moins douteusement nous assurer son cœur,

Que si de l’un de nous l’autre reste vainqueur.

DON LOPE.

L’attente est importune, et même ardeur me presse.

DON SANCHE.

Voyons donc.

DON LOPE.

Mais du roi la défense est expresse,

Et daignant pour sa fille autoriser nos vœux,

Et nous laisser l’espoir qu’il nous souffre à tous deux,

Vous savez...

DON SANCHE.

Oui, je sais qu’il a proscrit la tête

Qui commettrait au bras l’heur de cette conquête ;

Il remet à l’infante à vider ce débat,

Et d’un empire exprès nous défend le combat.

Mais...

DON LOPE.

Mais ignorons-nous, en ce bouillant caprice,

Avec quelle rigueur procède sa justice,

Qui, marchant toujours droit, toujours également,

N ‘a jamais menacé ni promis vainement ?

Devons-nous, quelque ardeur dont l’amour nous convie,

Exposer notre amour avecque notre vie ?

Quel sera le succès que notre amour prétend,

Si du champ du combat l’échafaud nous attend ?

Sa défense...

DON SANCHE.

Où l’honneur et l’amour s’intéressent,

Toutes lois, tous respects, toutes défenses cessent.

Quand la fureur du roi serait à redouter,

Ce que nous poursuivons nous peut-il trop coûter ?

Et ne vaut-il pas mieux que notre amour s’exprime

Paf un si beau combat et par un si beau crime,

Qui de nos sentiments marque toute l’ardeur,

Que par un mou respect qui sente la froideur ?

Mais ce que font les rois pour imprimer des craintes,

Ces défenses souvent veulent bien être enfreintes,

Et, par raison d’état, contre de tels combats

Ils ordonnent souvent ce qu’ils n’approuvent pas.

Quand cent raisons enfin feraient à sa justice

De cet excès d’amour résoudre le supplice,

Ses propres intérêts forceraient son courroux ;

La princesse, l’état, tout parlerait pour nous ;

De trop récents travaux laissent en sa mémoire

Votre dernier trophée et ma dernière gloire,

Pour laisser immoler aux rigueurs de ses lois

Un sang pour son service exposé tant de fois :

Il en sait les ardeurs, il en connaît la flamme ;

Et, s’il vous faut enfin ouvrir toute mon âme,

La main qu’en me laissant on vous donne à mes yeux,

A rendu mon amour assez capricieux

Pour ne pouvoir languir entre son espérance

Et la crainte qu’il a de votre préférence :

J’ai fait ce que j’ai pu pour me guérir d’un mal

De qui la guérison vous ôtât un rival ;

Mais plus je le combats et plus il me possède ;

Cet aimable tourment s’accroît par son remède,

Et je connais qu’il faut, après ces vains combats,

Malgré moi le souffrir pour ne l’accroître pas.

DON LOPE.

Si trois ans de langueur, d’amoureux sacrifices,

De périls, de travaux, de respects, de services,

Et d’un dessein si haut et si bien établi,

Pouvaient de sa beauté me permettre l’oubli,

Déjà notre amitié m’aurait ôté l’idée

Que d’un si cher objet j’ai si longtemps gardée ;

Mais à ce seul penser mon courage abattu

Se trouble, se confond, sans faillir de vertu,

Et solliciterait ma main contre moi-même

Avant que de passer à cet effort extrême :

De la vôtre, don Sanche, éprouvons donc l’effort,

Elle ne peut tuer que d’une belle mort ;

Elle s’est fait priser dedans tant d’aventures,

Que les coups m’en seront d’honorables blessures.

DON SANCHE.

Par le sang que déjà la vôtre m’a tiré,

Un succès tout contraire en doit être auguré ;

Mais le sort et l’amour en régleront l’issue.

Le prince vient ; sortons, évitons-en la vue.

Allons faire à sa sœur connaître son pouvoir,

Et d’un noble péril tirer un noble espoir.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

DON PÈDRE, OCTAVE

 

DON PÈDRE.

Tu vois, aux mouvements dont mon amour extrême

Presse mon désespoir d’agir contre moi-même,

Que tout secours m’est vain, et qu’il n’est plus saison

D’accorder mon esprit avecque ma raison ;

Qu’il faut être d’Amour la funeste victime,

Et subir des destins l’arrêt illégitime.

Vois qu’insensiblement, sans espoir d’aucun fruit,

Je me laisse conduire où mon feu me conduit.

Voilà sa porte ; frappe, et fais sortir Lucie.

OCTAVE, à part.

Quelle erreur, s’il prétend voir Élise adoucie !

Mais ne témoignons rien qui me rende suspect.

DON PÈDRE.

Frappe avec moins de bruit.

OCTAVE, à part.

Ô le lâche respect !

 

 

Scène IV

 

DON PÈDRE, OCTAVE, LUCIE

 

LUCIE.

Qu’est-ce, seigneur ? Ô ciel ! quelle est votre faiblesse ?

DON PÈDRE.

Procure-moi, Lucie, un mot de ta maîtresse.

LUCIE.

Vous connaissez l’ingrate, et vous savez...

DON PÈDRE.

Va tôt :

Ne t’en excuse point, je ne lui veux qu’un mot.

À part. Lucie sort.

Quelle stupide crainte à sa porte m’attache !

Il le faut avouer, un amant est bien lâche !

Il faut pour bien aimer un cœur bien abattu ;

J’exerce en ce respect une folle vertu,

Et...

LUCIE, revenant.

J’en prévoyais bien cette ingrate réponse.

Avecque déplaisir, seigneur, je vous l’annonce.

L’insensible, d’un air vain et plein de fierté,

S’excuse de vous voir sur un mal de côté

Qui, si j’en puis juger, ne l’incommode guère.

DON PÈDRE.

L’intérêt qui m’amène est celui de son frère.

Lucie, encore un coup, au nom de cet amour,

Dont la fatale ardeur me coûtera le jour,

Fais que tant de rigueur pour un moment s’apaise ;

Je ne l’entretiendrai de rien qui lui déplaise ;

Je lui veux seulement offrir près de ma sœur,

Pour l’intérêt du comte, et mes soins et mon cœur.

LUCIE.

Je retourne tenter celte humeur indocile,

Mais je n’espère pas de la voir plus facile.

Elle sort.

DON PÈDRE.

Justes ressentiments tout près de m’emporter,

Mouvements qui pressez ma fureur d’éclater,

Tentons auparavant tout le respect possible,

Et souffrons jusqu’au bout de cette âme invincible.

Tel effort, dont parfois on ne s’est rien promis,

À des succès heureux, et vainc des ennemis.

Lucie revenant.

Eh bien ?

LUCIE.

Entreprenez une roche, une souche,

Plutôt que d’espérer un bon mot de sa bouche ;

Pour toute courtoisie elle m’a reparti

Qu’elle est incommodée et don Lope sorti.

C’est un mépris étrange, et vous êtes à plaindre.

DON PÈDRE.

Ah ! c’est trop de faiblesse, et c’est trop me contraindre

Méprisons cette ingrate après tant de mépris,

Et ressens-toi, mon sang, du sein où je t’ai pris.

 

 

Scène V

 

ÉLISE, sur sa porte, DON PÈDRE, OCTAVE, LUCIE

 

DON PÈDRE.

Eh bien, superbe, eh bien, il faut reprendre une âme

Sur qui vous exerciez un empire de flamme,

Que vous deviez au sort plus qu’à votre beauté,

Et qui n’était à vous que par ma lâcheté ;

Il faut rentrer au rang où le ciel m’a fait naître ;

De votre esclave il faut devenir votre maître ;

Et, n’obéissant plus qu’aux lois de la raison,

Du mal que vous feignez tirer ma guérison.

J’ai contre l’ascendant sous qui vous êtes née

Voulu prêter la main à votre destinée,

Et, pour vous élever en un rang glorieux,

Essayer de forcer l’influence des cieux ;

Mais je vois bien qu’en vain tout notre effort s’obstine

À corrompre l’instinct où la naissance incline ;

Sa force nous entraîne, on ne peut la dompter ;

Né pour ramper par terre, on répugne à monter.

Faites un grand trophée, et rendez-vous insigne

Par le mépris des vœux dont vous n’êtes pas digne :

On portera bien haut ce mépris effronté,

Et vous aurez grand lieu d’en faire vanité !

Vos yeux vous soumettront assez d’autres provinces,

Tous les jours à vos pieds ils abattront des princes ;

Des rois et des états sont leurs moindres butins,

Et de toute l’Europe ils feront les destins.

Ô ridicule orgueil, et vanité frivole !

On est souvent de soi l’idolâtre et l’idole ;

Et tels s’osent flatter de l’espoir d’un grand bien,

Et conçoivent beaucoup, qui ne produisent rien.

ÉLISE.

Vous jouez un indigne et lâche personnage,

Prince ; à quoi tant de bruit ? suivez votre courage.

Dans ce juste courroux trouvez votre repos,

Et ne perdez point tant d’inutiles propos.

Elle sort.

LUCIE.

Dieux !

Elle sort.

DON PÈDRE.

Je ne les perds pas, s’ils peuvent vous déplaire ;

La raison me les dicte, et non pas la colère,

Et toutes vos faveurs ne rapprocheraient pas

Ce cœur qui se dérobe à vos faibles appas.

J’ai fait des lâchetés, vous en avez fait gloire,

Vous m’avez défendu jusqu’à votre mémoire ;

Je n’ai plus de devoirs à vous sacrifier,

Je vous obéirai jusqu’à vous oublier,

Jusqu’à ne vous souffrir ni vous ni votre frère,

Que pour le desservir et vous être contraire,

Que pour vous détester, et de tout mon effort

Mettre vos jours en butte à tous les coups du sort.

Don Lope est seulement ce que je l’ai fait être ;

Les moyens s’offriront, ou je les ferai naître,

De le mettre aussi bas que j’ai su l’élever,

Et détruire un destin que j’allais achever.

OCTAVE.

J’ai bien peine à vous croire, et l’amant qui menace

Tout en injuriant est prêt à faire grâce.

Le temps...

DON PÈDRE.

Ne me crois pas sorti du sang du roi,

Si tu me vois jamais rengager sous sa loi.

OCTAVE.

Vous vous affranchiriez d’une triste aventure.

DON PÈDRE.

J’en tiendrai le serment jusqu’à la sépulture,

Et si je n’accomplis ce que je te promets,

Si dans mon souvenir Élise entre jamais,

Si je vois plus Élise, et si jamais Élise

Avec tout son orgueil a droit sur ma franchise,

Après tant de mépris indignement soufferts,

Puisse une infâme main m’affranchir de ses fers,

Et, sur un échafaud faisant tomber ma tête,

À sa présomption dérober ma conquête.

Si l’on veut m’obliger, que dans tout l’Aragon

On supprime d’Élise et l’idée et le nom ;

Qu’aucun ne me la nomme et surtout ne s’avise

De me tenir au rang des prétendants d’Élise :

Élise, cet objet autrefois mon vainqueur,

Me blesse autant les yeux qu’elle blessait mon cœur ;

J’abhorrerais Élise à tous mes vœux soumise,

Le ciel par sa bonté me préserve d’Élise !

OCTAVE.

Quoi ! tant nommer Élise et détester sa loi !

DON PÈDRE.

Je mets par ce moyen toute Élise hors de moi,

La chasse d’une place injustement acquise,

Et de mon souvenir efface toute Élise :

Je renonce aux états dont je dois hériter,

S’il m’en souvient jamais que pour la détester.

OCTAVE.

Sois béni, juste ciel, de quoi cette province

Dans le fils de son roi retrouve enfin son prince !

Cette ingrate en effet a-t-elle des appas

À mériter qu’un prince...

DON PÈDRE.

Attends, n’achève pas.

Quoique des qualités si dignes de ma haine

Me fassent avec droit haïr cette inhumaine,

Et que trop de raisons m’oblige à m’en venger,

Je réserve à moi seul le droit de l’outrager,

Et ne dois ni ne puis, dedans toute autre bouche,

Souffrir sans lâcheté d’injure qui la touche.

 

 

Scène VI

 

THÉODORE, CYNTHIE, DON PÈDRE, OCTAVE

 

THÉODORE.

Eh bien, sur cet amour qui vous travaillait tant,

Mon frère, avez-vous fait un progrès important,

Et viendrez-vous à bout ou de vous ou d’Élise ?

DON PÈDRE.

Je vais vous témoigner combien je la méprise,

Puisque le prix, ma sœur, que je prétends du roi,

Pour cet heureux combat que je gagne sur moi,

Est le bannissement d’Élise et de son frère.

THÉODORE.

Ciel !

DON PÈDRE.

Et tout à l’instant, s’il me veut satisfaire.

Vous en êtes en peine ? en voilà le progrès.

THÉODORE.

Souvent qui presse trop se produit des regrets.

Consultez-vous un peu.

DON PÈDRE.

L’affaire en est conclue.

Il sort avec Octave.

THÉODORE.

Et ma mort donc, Cynthie, est aussi résolue.

CYNTHIE.

Comment ?

THÉODORE.

Si l’on bannit don Lope de la cour,

N’est-ce pas m’ôter l’âme et me bannir du jour ?

Hélas !

CYNTHIE.

J’ai bien en vous reconnu quelque estime

Et quelques agréments pour ce cœur magnanime ;

Mais d’avoir cru qu’Amour vous tînt en ses liens...

THÉODORE.

Et qu’est-ce donc qu’Amour dans le rang que je tiens ?

Par quels termes veux-tu que notre cœur s’exprime,

Que par ceux d’agréments, de louange et d’estime ?

Veux-tu que par des vœux et des abaissements

Une fille de roi s’explique à ses amants ?

Dans mon sexe et mon rang ose-t-on dire : J’aime ?

Et la bouche et le cœur y parlent-ils de même ?

Ah ! que depuis trois ans à ce cœur généreux

Ma véritable ardeur souffre un espoir douteux !

Ce feu que je nourris et que je dissimule,

Pour être trop couvert sensiblement me brûle !

Oui, je l’aime, Cynthie ; oui, je l’aime, et ma foi

N’a demandé du temps pour s’expliquer au roi,

Qu’à dessein de servir mon frère auprès d’Élise,

Et que pour détourner d’une seconde prise

Ces cœurs impatiens, ces rivaux généreux,

Encore tout bouillants de l’espoir de mes vœux ;

Car tu sais que le roi, craignant que leur querelle...

 

 

Scène VII

 

DON LOPE, en désordre, THÉODORE, CYNTHIE

 

DON LOPE.

Don Sanche est mort, madame.

THÉODORE.

Ô funeste nouvelle !

Don Sanche est mort, cruel ! et sans ressentiment

Tu m’oses annoncer la perte d’un amant !

Et ce coup en ces lieux peut souffrir ta présence !

DON LOPE.

Je ne vous en ai pu dérober la vengeance,

Et puisque votre choix paraît par ce regret,

Tirant son épée.

Ce fer...

THÉODORE.

Attends, cruel, tu prends mal mon secret :

Cet amant que je plains par ce regret extrême,

Cet amant que je plains, barbare, c’est toi-même.

Sais-tu pas...

DON LOPE.

Oui, je sais la défense du roi,

Qu’un mot est en sa bouche une immuable loi,

Et qu’à l’avoir enfreinte il y va de ma tête.

Mais je meurs trop heureux après votre conquête.

Quelque évident péril que je coure en ces lieux,

Je ne puis trop payer cet aveu glorieux.

THÉODORE.

Pourquoi remettre au sort de ce combat funeste

La conquête d’un cœur qu’en vain on te conteste ?

Combien depuis trois ans mes yeux et mes soupirs

Ont-ils dû clairement t’expliquer mes désirs !

Mais il n’est pas saison que je t’en entretienne.

Va-t’en, sauve ma vie en conservant la tienne.

Va, ne t’expose pas aux premiers mouvements

Que le roi peut permettre à ses ressentiments.

En ses plus favoris il veut que sa puissance

Rencontre du respect et de l’obéissance :

Ta tête auprès de lui n’est pas en sûreté,

Je connais sa justice et sa sévérité ;

Attends que sa fureur soit un peu dissipée.

Va, le temps et mes pleurs...

 

 

Scène VIII

 

DON LOPE, THÉODORE, CYNTHIE, DON PHILIPPE, GARDES

 

DON PHILIPPE.

Comte, rendez l’épée.

DON LOPE.

J’obéis.

THÉODORE.

Ô combat funeste à mes souhaits !

DON PHILIPPE.

Gardes, conduisez-le dans la tour du palais.

DON LOPE.

J’ai vainement, grand roi, combattu la licence

Qui nous a fait armer contre votre défense ;

Mon respect a tenté des efforts superflus ;

Don Sanche absolument...

DON PHILIPPE.

Je ne vous entends plus.

Allez, et seulement disposez votre tête

À l’exemple qu’en vous ma justice s’apprête.

THÉODORE.

Seigneur...

DON PHILIPPE.

Et vous, pour qui cent rois ont soupiré,

Faites choix d’un amant dont je sois révéré,

Et tenez-en l’amour et la foi pour suspecte,

S’il ne sait m’obéir et s’il ne me respecte.

Il sort.

THÉODORE.

Hélas ! si de ce choix on frustre mon désir,

Je n’ai plus ni d’amour ni d’amant à choisir.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DON LOPE, dans la chambre ou il est arrête, ÉLISE

 

DON LOPE.

Aurez-vous pleinement satisfait votre envie,

Quand vous aurez détruit ma fortune et ma vie ?

L’une et l’autre, ma sœur, sont prêtes d’expirer.

Je n’espérais qu’en vous, je n’ai plus qu’espérer.

Elles ne valent pas un mot, une prière ;

Vous feriez violence à votre humeur altière,

Et pour vous obliger à ce sensible effort,

Il vous faut un sujet plus pressant que ma mort.

ÉLISE.

Quand vous me reprochez que du sang qui m’anime

Je ressens trop la force et soutiens trop l’estime,

Je ne vous conçois plus dans cet illustre rang,

Où vous portiez si haut l’honneur du même sang,

Et vous trouvant vous-même à vous-même contraire,

En mon frère aujourd’hui ne connais plus mon frère.

Un si vaillant guerrier que vous l’aurez été

Peut-il rien souhaiter par une lâcheté ?

Un si généreux frère, et du sang de Cardone,

Peut-il rien accepter que l’honneur ne lui donne ?

Et vous voulez tenir et l’infante et le jour

D’une lâche faiblesse et d’un honteux amour ?

Vous m’appelez ingrate, orgueilleuse, inhumaine,

Si je ne me soumets à l’objet de ma haine,

Et n’immole à ses vœux tout le ressentiment

Que me laissent l’amour et la mort d’un amant.

J’embrasserais la mort avec plus d’allégresse

Que je ne commettrais cette indigne faiblesse.

Je dois tout et puis tout pour le nœud qui nous joint ;

Mais pour des lâchetés ne m’en demandez point.

On n’exécute pas toujours comme on menace ;

On commande parfois afin de faire grâce.

Vos services du roi fléchiront le courroux ;

Les rebelles vaincus lui parleront pour vous ;

Il vous doit conserver s’il ne veut se détruire,

Ou d’une rude atteinte ébranler son empire.

Si le prince me tient pour un objet d’horreur,

S’il me hait en effet j’aigrirais sa fureur ;

S’il m’aime, il doit pourvoir où cet amour l’invite,

Et s’employer pour vous sans qu’on l’en sollicite.

Ainsi je ne ferais que perdre un lâche soin,

Puisque je le prierais sans fruit ou sans besoin.

DON LOPE.

Bien, laissez-moi mourir, croyez votre courage.

ÉLISE.

Mourant, je vous suivrai ; je ne puis davantage.

Celui dont sur mon cœur l’amour fut impuissant,

Et que je n’ai pu voir soumis ni languissant,

Sans une aversion pour lui si violente,

Ne me verra jamais à ses pieds suppliante ;

Et je conserverai cette noble fierté,

Qui ne lui put sur moi souffrir d’autorité.

Forcez cette faiblesse, elle vous serait vaine.

 

 

Scène II

 

DON LOPE, ÉLISE, DON PHILIPPE, GARDES, ensuite THÉODORE, CYNTHIE, LUCIE

 

DON LOPE.

Quelle bonté, seigneur, en ce lieu vous amène ?

Vous, voir un criminel, vous dedans ma prison !

DON PHILIPPE.

Je plains votre malheur, comte, et j’en ai raison ;

À votre seul renom toute l’Europe tremble ;

Il fait plus pour l’état que tout l’état ensemble.

Par vous l’Espagne est calme, et le More aujourd’hui

Respecte un souverain dont vous êtes l’appui :

La preuve de valeur que vous avez rendue

A réduit une ville à démentir sa vue :

Pour ce qu’a fait ce bras en ce célèbre emploi,

La plus crédule oreille à peine a de la foi ;

Vous me rendez Valence, et par cette conquête

Ma couronne ébranlée est encor sur ma tête ;

Je vous en dois le prix, vous l’avez demandé :

C’est mon sang, c’est ma fille, il vous est accordé ;

Oui, Théodore est vôtre, et ma reconnaissance

N’a contre cet hymen excuse ni défense,

Et je veux qu’à l’instant vous vous donniez les mains.

DON LOPE.

Moi, seigneur !

ÉLISE.

Ô monarque, honneur des souverains !

DON PHILIPPE.

Oui, vous ; mais de ce prix payant votre conquête,

À ma justice aussi vous devez votre tête.

Et vous n’avez pas dû perdre le souvenir

Qu’aussi bien qu’à payer je suis juste à punir.

Vous savez mon serment ; vos désobéissances

Ont sans le respecter violé mes défenses :

Les soins et les devoirs rendus à mes états

Du respect de mes lois ne vous dispensent pas.

Je sais que votre chute ébranle ma couronne ;

J’en perds en vous perdant la plus ferme colonne,

Je me prive d’un gendre, et perds en lui l’espoir

De voir où l’on m’ignore étendre mon pouvoir :

J’ai plus de part que vous dedans votre supplice ;

Mais contre son sang propre un roi doit la justice.

Quand l’infante devait régler votre débat,

Contre mon ordre exprès vous rendez un combat ;

Vous croyez qu’il suffit, pour mépriser son prince,

D’avoir accru sa gloire et sauvé sa province :

Non, non, je suis roi, comte, et ce combat fatal

Attaquait mon pouvoir plus que votre rival.

Je ne puis balancer au châtiment d’un crime

Où mon autorité voit blesser son estime ;

Et mon règne est injuste, et j’y dois renoncer,

Si je ne sais punir comme récompenser :

Don Sanche comme au crime aurait part au supplice,

Si sa mort ne l’avait soustrait à ma justice ;

Ainsi de mon arrêt évitant la rigueur

La défaite est plus douce au vaincu qu’au vainqueur.

DON LOPE.

Si les lois de l’honneur, sire, en cette occurrence

Sur celles de l’état n’ont point de préférence,

Si l’appel de don Sanche et ses empressements,

Enfin si de jaloux et nobles mouvements

Pour le plus digne objet que l’univers estime,

Ne sont dignes de grâce et n’excusent mon crime,

J’attends avec respect l’arrêt que vous rendrez,

Et porterai ma tête où vous l’ordonnerez.

DON PHILIPPE.

Dessus un échafaud, comte : on vous le prépare.

ÉLISE.

Ô sévère justice et vertu trop barbare !

Des jours si glorieux que vous voulez ravir

Refroidiront, seigneur, l’ardeur de vous servir.

Quoi ! le jour d’un hymen, le jour qu’à sa victoire

On doit des échafauds de triomphe et de gloire,

Tout brillant de la pompe où l’élève le sort,

Un bourreau par votre ordre en dresse un pour sa mort,

Et doit de son vengeur priver votre province !

DON PHILIPPE.

Je n’ai point condamné vos rigueurs pour le prince ;

J’ai cru que vous pouviez au meurtrier d’un amant

Faire sans injustice un si dur traitement.

Souffrez-moi l’équité que j’aime où je la trouve,

Et que contre mon sang en vous-même j’approuve ;

Qui présent et si cher ne m’a pas respecté,

Et ne défère pas à mon autorité,

Éloigné de ma vue a dedans sa victoire,

Plus que mon intérêt considéré sa gloire ;

Qui, sujet seulement, m’a pu désobéir,

Gendre un jour, se pourrait résoudre à me trahir,

Et par ce rang illustre acquis dans ma famille,

Aspirer à mon trône aussi-bien qu’à ma fille ;

Je protège l’état contre son défenseur,

Et dedans son appui je crains son ravisseur.

DON LOPE.

Si de cet attentat mon roi me croit capable,

Qu’on me mène à la mort, gardes, je suis coupable ;

Je garde trop longtemps le sang que je lui doi :

Un bon sujet doit tout au repos de son roi.

Je dois à ce soupçon ma tête en sacrifice :

Mon propre bras, grand prince, en fera-t-il l’office ?

Fera-t-il choir aux pieds de votre majesté

Cette victime due à votre sûreté ?

Par un fréquent usage où ses emplois l’instruisent,

Il sait bien mettre à bas les têtes qui vous nuisent ;

Vous n’avez rien haï qu’il n’ait bien su ranger ;

Il ne pardonne point quand il faut vous venger.

Théodore, Cynthie, Lucie, entrent. À Théodore.

Adieu, de mon destin trop digne souveraine,

De ma témérité je vais porter la peine ;

On ne l’a pu souffrir, madame, et mon orgueil

Me fait moins mériter votre lit qu’un cercueil ;

Pour me perdre il est vain de chercher d’autre crime,

Quand mon ambition rend ma mort légitime ;

Et je fus criminel sitôt que je vous vis,

Car mes jours à l’instant vous furent asservis ;

Dès ce fatal moment je cédai sans défense

Au beau feu qui me brûle et qui fait mon offense ;

Je conçus des pensers que je devais bannir,

Et sans autre prétexte on eût pu m’en punir ;

J’approuve que mon sang de ce crime me lave,

Mais au moins souffrez-moi de mourir votre esclave ;

Cent rois pourraient prétendre à cette qualité,

Mais nul n’aura pour vous tant de fidélité,

Et jamais passion avec tant de silence

N’exerça tant d’empire et tant de violence.

THÉODORE.

Jusqu’ici ce grand cœur qui sort de votre sang

A satisfait mon sexe et soutenu mon rang,

Et contre les devoirs que l’amour en exige

A fait tous les efforts où l’un et l’autre obligé ;

Non qu’il fût insensible, hélas ! il a brûlé,

Il a conçu des vœux, mais il n’a point parlé ;

Et, par un noble orgueil, a trop longtemps remise

La déclaration que vous m’avez permise :

Mais aujourd’hui, seigneur, aujourd’hui que je vois

Que la mort est le prix de qui combat pour moi,

Cet orgueil me sied mal, et je suis une ingrate

Si mon cœur ne s’explique et mon amour n’éclate.

Je le puis avouer, vous me l’avez permis,

Don Lope m’a vaincue avec vos ennemis ;

Par le sang qu’il versait il allumait ma flamme,

Chacun de ses progrès l’avançait en mon âme ;

Mon estime en secret couronnait ses combats,

Il accroissait mes vœux accroissant vos états ;

Et son dernier triomphe achevant ma conquête,

À la main d’un bourreau vous destinez sa tête !

Quelle équité, seigneur, doit à votre courroux

Le jour de mon hymen immoler mon époux ?

Pour quel crime faut-il, et par quelle justice,

Que le jour du triomphe un conquérant périsse ?

Il n’examina pas, à l’appel d’un rival,

D’un respect violé l’événement fatal ;

Il n’a pu d’un combat observer la défense ;

Et tout ce qu’il a fait périt par cette offense :

Ah ! que ce coup, seigneur, blessera vos états !

Que sa tête tombant fera tomber de bras !

Que sa mort saignera dans les plus grandes âmes,

Et que de vous servir elle éteindra les flammes,

Si l’ardeur n’en produit qu’un espoir si douteux,

Et l’ombre d’une offense un trépas si honteux !

DON PHILIPPE.

Je dispense où je dois et le prix et la peine :

L’un n’est jamais douteux, l’autre est toujours certaine.

Le suprême art des rois et des gouvernements

Doit rouler sans gauchir sur ces deux fondements ;

Je marche en tous les deux d’une égale justice,

Et pour faire au loyer précéder le service,

Et payer les devoirs rendus à mes états,

Je veux que votre hymen précède son trépas ;

Mais qu’au moment aussi de ce triste hyménée,

Le glaive qui l’attend tranche sa destinée.

Recevez-en la main, et par un noble effort...

THÉODORE, lui prenant la main.

Oui, je la recevrai pour le suivre à la mort,

Pour épouser en lui quelque sort qui lui vienne,

Pour porter au bourreau ma tête avec la sienne,

Pour joindre une innocente à ce cher criminel,

Et pour faire au tombeau notre hymen éternel.

Oui, je la reçois, sire, et si votre justice...

 

 

Scène III

 

DON LOPE, ÉLISE, DON PHILIPPE, GARDES, THÉODORE, CYNTHIE, LUCIE, DON FERNAND

 

DON FERNAND.

De don Lope, grand roi, différez le supplice :

Mon fils percé de coups, aux abois de la mort,

Pour le justifier fait un dernier effort,

Et ne saurait mourir avecque l’infamie

De laisser choir sans crime une tête ennemie.

DON LOPE.

L’état lui doit vengeance, et perd par son trépas

Sa plus illustre épée et son plus digne bras.

DON PHILIPPE.

Fatale autorité par tous deux violée,

Qu’avant leur crime, hélas ! ne t’ai-je dépouillée !

L’éclat et l’équité que tu dois conserver

De deux si chers appuis se doivent-ils priver ?

Ou pour les conserver, s’ils ne t’ont épargnée,

Avec impunité seras-tu dédaignée ?

DON FERNAND.

Faites grâce, grand prince, à d’invincibles bras

Que des siècles entiers ne vous produiront pas :

Si leur irrévérence a vos lois offensées,

Ils les maintiendront plus qu’ils ne les ont blessées ;

Si je souhaite encor quelques jours à mon fils,

C’est pour le voir mourir parmi vos ennemis,

Et, de ces mêmes lois soutenant la défense,

Par une belle mort réparer son offense.

DON PHILIPPE.

Demeure inébranlable, ô constante équité,

Par qui mon nom est cher autant que redouté ;

Ne souffre point de tache, et laisse à mes provinces

De si profonds respects aux ordres de leurs princes,

Que tant que leur puissance établira des lois,

L’exemple d’aujourd’hui n’arrive qu’une fois.

 

 

Scène IV

 

DON PÈDRE, OCTAVE, DON PHILIPPE, THÉODORE, ÉLISE, DON LOPE, DON FERNAND, CYNTHIE, LUCIE, GARDES

 

LUCIE.

Ah ! madame, le prince, en sa juste colère,

Vient demander au roi la mort de votre frère,

Et, se pouvant sur lui venger avec éclat...

DON PÈDRE.

Enfin je sors vainqueur d’un si rude combat,

Sire, un illustre effort qui me rend ma franchise,

A détruit en mon cœur tout l’empire d’Élise ;

D’un généreux dédain j’ai vaincu ses mépris ;

J’ai de sa tyrannie affranchi mes esprits,

Et viens solliciter la foi qui vous engage

À la fin que j’obtiens d’un si lâche servage ;

Vous m’en devez le prix, vous me l’avez promis.

DON PHILIPPE.

Les rois doivent la foi même à leurs ennemis.

Oui, je vous la dois, prince, et ma propre couronne

Ne se dispense pas du choix qu’elle vous donne ;

De mes vieux ans encor j’immolerais le cours,

Pour un repos si cher que celui de vos jours.

DON PÈDRE.

Mon souhait est plus juste, et ne veut pour salaire

De l’oubli de la sœur que la tête du frère.

DON PHILIPPE.

Oui, son trépas est juste ; oui, gardes, de ce pas...

DON PÈDRE.

Je demande sa tête et non pas son trépas ;

Je demande, seigneur, sa tête triomphante

Sous un heureux hymen des baisers de l’infante,

En qui votre couronne ait un illustre appui,

Et votre grâce enfin pour don Sanche et pour lui.

DON LOPE.

Ô générosité qui n’eut jamais d’exemple !

DON FERNAND.

Ô du cœur d’un grand prince épreuve la plus ample !

DON PHILIPPE.

Relâche, ma vertu, d’un pouvoir rigoureux

À la faveur d’un fils et d’un fils généreux.

Le rang des criminels t’est une douce amorce ;

Trop sévère équité, suspends ici ta force,

Et laisse ta balance incliner une fois

Plus devers la douceur que la rigueur des lois.

Oui, prince je fais grâce à deux cœurs invincibles,

Que je ne puis m’ôter sans des douleurs sensibles,

Et confirme l’arrêt du lien éternel

Qui met dans ma famille un si cher criminel.

Vous aidez ma clémence, et malgré ma menace,

Je suis ravi, mon fils, de vous devoir leur grâce,

Et vers ce cher pardon n’osant se relâcher,

Mon cœur avec plaisir se le voit arracher :

Puisqu’un si doux succès finit ces aventures,

Qu’on veille sur don Sanche et soigne à ses blessures ;

De sa valeur, Fernand, conservez-moi l’appui,

Et mes soins veilleront et pour vous et pour lui.

DON FERNAND.

Si d’un péril si grand son bonheur le délivre,

C’est pour mourir pour vous qu’il tâchera de vivre,

Et pour payer d’un bras qu’un seul Lope a dompté

La grâce que j’obtiens de votre majesté.

DON PÈDRE, à Élise.

Eh bien, inexorable, êtes-vous satisfaite

De l’importunité dont je vous ai défaite ?

Et le barbare effort que j’ai fait sur mon cœur

A-t-il quelque rapport avec votre rigueur ?

Oui, par-là seulement ce cœur vous pouvait plaire,

Vous voyez avec joie une perte si chère ;

Mais exerçant sur moi cet effort rigoureux,

J’ai renoncé, barbare, à bien plus qu’à vos vœux.

D’un succès malheureux mon transport me délivre ;

Mais je n’ai pas promis de me taire et de vivre,

Mais je n’ai pas promis de survivre un amour

Sans qui je hais l’éclat et du trône et du jour :

Pour vous prouver, ingrate, une si belle flamme,

Je voudrois perdre plus que du sang et qu’une âme :

Quelque ferme dessein que j’aie pu former.

Rien ne peut m’obliger à vivre sans l’aimer.

ÉLISE.

Cesse, vieux souvenir qu’une injure me laisse ;

Ombre de don Louis, pardonne à ma faiblesse ;

Laisse passer un cœur trop constant et trop fier

Du tombeau qui t’enferme au sein de ton meurtrier :

J’ai tenu trop longtemps contre un amour si rare ;

Contre tant de bonté la constance est barbare.

Vivez, prince, vivez sous un destin plus doux :

Ne mourez point pour moi qui veux vivre pour vous.

Si le roi, si l’état à nos vœux n’est contraire,

Vous acquérez la sœur en conservant le frère,

Et vous gagnez un cœur que votre autorité

Avec tout son éclat n’aurait jamais dompté.

DON PÈDRE.

Vous, ma princesse, vous, à mes vœux exorable !

La fortune à ce point m’est-elle favorable ?

À don Philippe.

De don Lope en mon sang expiez le forfait,

Je ne puis plus, seigneur, mourir que satisfait.

DON PHILIPPE.

Non, non, prince, vivez ; votre amour a des charmes

Qui forcent tout obstacle et m’arrachent les armes.

Je consens à vos vœux le prix qui leur est dû,

Et souscris à l’arrêt que vous avez rendu.

Perdre un si noble sang que celui de Cardone

Serait avec douleur affaiblir ma couronne.

À don Lope.

Théodore est à vous ; donnez-moi des neveux

Dignes et d’un hymen et d’un jour si fameux.

DON LOPE.

À quels périls, grand roi, puis-je exposer ma vie,

Où l’heur que je reçois ne soit digne d’envie ?

Et vous, prince, quel sang, après tant de bontés,

Peut...

DON PÈDRE.

J’ai moins fait pour vous que vous ne méritez.

DON PHILIPPE.

Ô ciel ! dont les décrets règlent nos destinées,

Donne d’heureux succès à ces deux hyménées. 

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