La Belle Alphrède (Jean de ROTROU)

Comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1636.

 

Personnages

 

RODOLPHE, amant d’Alphrède

ALPHRÈDE, maîtresse de Rodolphe

ISABELLE, maîtresse d’Acaste, promise à Rodolphe

ORANTE, sœur d’Isabelle

ACASTE, frère d’Alphrède

AMINTAS, père d’Alphrède, chef des pirates arabes

EURILAS, père d’Isabelle

ÉRASTE, amoureux d’Isabelle

CLÉANDRE, confident d’Alphrède

FERRANDE, confident de Rodolphe

UN PAGE

OLÉNIE, vieille au service d’Amintas

PIRATES ARABES de la suite d’Amintas

UN PARENT d’Eurilas

GENS ARMÉS et VALETS de la suite d’Éraste

PERSONNAGES du ballet

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ALPHRÈDE, déguisée en cavalier, CLÉANDRE, sur le bord de la mer, regardant les débris d’un vaisseau

 

ALPHRÈDE.

Alphrède, enfin le ciel, par un destin visible,

Rompt tes intentions pour ce bel insensible ;

En vain tu suis les lois d’un enfant obstiné,

En vain contre les dieux ton cœur s’est mutiné,

Jamais d’heureux succès ne suivront tes attentes,

Et leur pouvoir détruit quelque effort que tu tentes.

N’ont-ils pas, ces auteurs de tes cruels tourments,

Contre une simple fille armé des éléments ?

Neptune écume encor de la rage homicide

Dont il veut t’empêcher de suivre ce perfide :

À peine as-tu sur l’eau ses vaisseaux aperçus,

Que d’un soudain courroux les vents se sont émus,

Et qu’astres, éléments, flots, vents, grêle et tonnerre,

Tous d’un commun effort t’ont déclaré la guerre ;

Les airs se sont troublés, le tonnerre a grondé,

Les vents d’un soin aveugle ont ton vaisseau guidé,

Et ton esprit confus sur ce triste rivage

Est à peine remis de la peur de l’orage,

La mort à tout moment se présente à tes yeux,

Prête d’exécuter la colère des dieux.

CLÉANDRE, l’abordant.

J’avais bien vu d’Amour de diverses peintures,

Et j’avais bien jugé, par beaucoup d’aventures,

Qu’il possède un grand droit sur les cœurs des humains,

Et qu’il fait de grands coups de ses débiles mains ;

Mais de m’imaginer que dans l’esprit d’Alphrède

Il pût nourrir un mal qui n’eût point de remède,

À moins que d’en avoir mes propres yeux témoins,

C’est celui de ses faits que j’aurais cru le moins.

ALPHRÈDE.

Qui n’a jamais senti la force de ses armes,

Le voyant en autrui, le trouve plein de charmes ;

Il tient tout au-dessous du bonheur des amants,

Et ne croit point de biens si doux que leurs tourments.

Ainsi qui voit le feu préfère à toutes choses

L’aimable pureté de sa couleur de roses,

Rien n’est à ses regards ni plus beau ni plus cher ;

Mais qu’il les dément bien s’il ose en approcher !

Quel si cruel serpent, quel monstre si farouche

Avec moins de pitié dévore qui le touche ?

Il s’attache, s’accroît, force, vole, s’étend ;

Il faut que tout lui cède, et rien ne s’en défend.

Tel est ce dieu cruel, ce tyran de nos âmes ;

Telles plaisent aux yeux et telles sont ses flammes :

Depuis que ses attraits ont vaincu nos esprits,

Et qu’il s’est fait passage en de jeunes esprits,

Il faut que tout se rende à sa force indomptable ;

Il n’est tigre plus fort, lion plus redoutable ;

Il n’épargne tourments, gênes, flammes, ni fers,

Il passe en cruauté la mort et les enfers ;

Il presse, oppresse, brûle, étouffe, désespère,

Fait naître pleurs, soupirs, sanglots, plaintes, colère ;

Fait souhaiter la mort et mépriser le jour,

Et, tout Amour qu’il est, il n’a rien moins qu’amour.

Quelque droit toutefois qu’ait pris sur ma pensée

De cet aveugle dieu la fureur insensée,

Il perdrait contre moi le nom de triomphant,

Et fille j’abattrais l’orgueil de cet enfant,

Si... Mais, las ! à ce mot, et de rage et de honte,

Je sens que tout mon sang au visage me monte.

CLÉANDRE.

Madame, un tel portrait doit bien être important

S’il vous ferme la bouche et vous afflige tant.

West-ce point que la foi qu’il vous avait donnée

Vous lui fit avancer les douceurs d’hyménée ?

ALPHRÈDE.

Quelle foi, justes dieux ! De quels traîtres serments

En ces occasions se servent les amants !

Je me laissai, chétive, abuser de la sorte :

Je ne puis démentir le témoin que j’en porte ;

Quelque art et quelques soins dont je voulusse user,

Je sens bien que le temps est près de m’accuser.

Apprends donc en deux mots quel est pour mon dommage

Le sujet qui me porte à ce triste voyage.

Tu sais que le soleil a fait deux fois son cours

Depuis qu’il est témoin de nos jeunes amours ;

Et Barcelone eût vu, durant ces deux années,

Le beau nœud d’hyménée unir nos destinées,

Si par des soins constants j’eusse pu conserver...

Mais juge ce qui suit, je ne puis achever.

Mes faveurs toutefois semblaient croître ses flammes,

Et plus fort chaque jour s’unissaient nos deux âmes,

Son amour semblait croître avecque ses plaisirs,

Je me laissais régir à ses jeunes désirs,

Et lui laissai sur moi prendre tant d’avantage,

Qu’il m’en a fait enfin porter le témoignage.

Mais écoute le reste : ô mœurs ! ô piété !

Ô ciel ! qui vit jamais semblable lâcheté ?

Attiré par les bruits d’un appareil de guerre,

Sous l’aveu de son père il passe en Angleterre,

Se fait voir quelques mois en ce fatal séjour,

Et, comme il vaut beaucoup, charme toute la cour.

Quelque jeune beauté, de ses charmes éprise,

Sans doute en ce pays captive sa franchise ;

Car depuis quelque temps s’étant rendu chez soi,

J’ai vu que cet ingrat, au mépris de sa foi,

A traité mon amour de tant d’indifférence,

Et flatté mes désirs de si peu d’espérance,

Qu’à ma confusion j’éprouve bien, hélas !

Qu’il nuit de bien aimer et ne connaître pas.

Enfin ces jours passés j’appris que ce volage

Tenait prêts des vaisseaux pour un second voyage ;

Et ce perfide cœur, ô cruel désespoir !

M’a dédaignée au point de partir sans me voir.

Juge quelle je fus, si tu sais quelle rage

La jalousie excite en un jeune courage,

Et ce qu’outre l’amour l’intérêt de l’honneur

Me fit dire et penser contre ce suborneur.

Mais tous deux me livraient de trop vives atteintes

Pour n’avoir que des pleurs, ni pousser que des plaintes ;

Ce sont de nos affronts des vengeurs imparfaits :

Qui ressent vivement doit passer aux effets.

J’ai déguisé mon sexe, et suivais l’infidèle

Pour divertir l’effet de son ardeur nouvelle,

Quand la rage des vents, ces fiers tyrans des eaux,

En ce bord étranger a jeté nos vaisseaux.

Rodolphe et Ferrande paraissent, ils sont poursuivis par quatre pirates, l’épée à la main.

Mais, dieux, en quel état et dans quelle aventure

Le ciel à mes regards expose ce parjure !

Donnons, mon cher Cléandre, et par cette action

Fais-moi preuve aujourd’hui de ton affection.

 

 

Scène II

 

ALPHRÈDE, CLÉANDRE, RODOLPHE, FERRANDE, PIRATES ARABES

 

RODOLPHE, se battant.

Le ciel, traîtres, le ciel, propice à l’innocence,

Quand elle est poursuivie embrasse sa défense,

Et ses soins providents...

PREMIER ARABE, tombant mort.

Ô rigueur de mon sort !

DEUXIÈME ARABE.

Cédons au nombre, amis, fuyons, Timandre est mort.

Les Arabes s’enfuient : Rodolphe, Alphrède et Cléandre les poursuivent.

 

 

Scène III

 

FERRANDE, seul

 

Quel Mars assez vaillant, quel orgueilleux Typhée

Offre encore à ce bras un illustre trophée ?

Impuissants Gérions, Titans audacieux,

Dont l’insolente audace alla jusques aux cieux,

Toi, monstre renaissant, toi chien achérontide,

Redoutables objets de la fureur d’Alcide,

Dieux, Parques, animaux, hommes, démons, enfers,

Éprouvez aujourd’hui de quel bras je me sers.

Renaissez, paraissez, tandis que cette lame,

Fatale à ces mutins, est encore de flamme ;

Exercez un moment ce fer encore chaud.

Mais pas un ne se montre, et tous craignent l’assaut.

De joindre mes efforts où Rodolphe travaille,

Serait trop honorer cette infâme canaille ;

Je ne les poursuis point, et le moindre sans moi

Leur met assez au sein l’épouvante et l’effroi.

 

 

Scène IV

 

ALPHRÈDE, déguisée en cavalier, RODOLPHE, CLÉANDRE, FERRANDE, tous l’épée nue à la main

 

RODOLPHE.

Quel dieu, brave guerrier, quelle heureuse fortune

Me suscite en ce lieu ta rencontre opportune ?

Plus longue résistance excédait mon pouvoir,

Et je voyais la mort sous son teint le plus noir.

Quand le foudre imprévu de ton courage extrême

A chassé ces voleurs, ma peur, et la mort même.

Avant que de sortir de ce fatal séjour,

Fais que j’apprenne au moins à qui je dois le jour,

Et dis-moi par quels vœux et par quel sacrifice

Mon cœur peut reconnaître un si pieux office.

ALPHRÈDE, l’attaquant.

Indigne et lâche objet de mes vœux innocents,

Tyran des libertés, fatal poison des sens,

Tes remords sont les vœux, et ta vie est l’offrande

Qui me peut satisfaire et que je te demande ;

Ce bras, qu’en ce combat tu croyais te servir,

Ne t’a sauvé le jour que pour te le ravir ;

Ma main en ce devoir, plus juste que pieuse,

Pour ta mort seulement t’était officieuse.

Donnons, ou sans égard je suis le mouvement

Que mon affront permet à mon ressentiment.

RODOLPHE.

Belle Alphrède, est-ce vous ?

ALPHRÈDE.

Parle mieux, infidèle ;

Ôte d’avec mon nom la qualité de belle ;

Ton cœur dément ta voix, et mon peu de beauté

Paraît, hélas ! paraît en ta déloyauté ;

Je ne suis que l’objet des mépris d’un perfide :

Mais je veux, si je puis, en être l’homicide ;

Et tu me raviras ce que je t’ai sauvé,

Ou de ton traître sang ce fer sera lavé.

RODOLPHE.

Je ne veux point défendre un crime sans excuse ;

Moi-même je le hais, moi-même je m’accuse,

Et ne me puis sauver que par l’aveuglement

Qui bannit la raison de l’esprit d’un amant.

Je ne condamne point un courroux légitime ;

Votre ressentiment est moindre que mon crime ;

Je suis volage, ingrat, perfide, suborneur ;

Je dois à votre amour raison de votre honneur :

Mais la nécessité qui suit la destinée

M’engage aux mouvements d’une ardeur obstinée

Qu’avec tous ses efforts mon cœur ne peut forcer,

Et que temps ni raison ne peut faire cesser.

Alphrède, accusez donc de mes nouvelles flammes

Ce seul fatal instinct qui dispose des âmes,

Force les volontés, donne à son gré les cœurs,

Et d’un aveugle soin établit nos vainqueurs.

Vous possédez toujours ces charmes adorables

Qui me furent si doux, si chers et désirables ;

Ils ne s’altèrent point, et mon cœur peut changer :

Alphrède est toujours belle, et moi je suis léger.

ALPHRÈDE.

Ne crois pas, orgueilleux, qu’Amour ait fait la chaîne

Qui d’un secret effort après tes pas me traîne ;

Ne présume pas tant du pouvoir de tes yeux,

Que de leur imputer ce transport furieux.

Si tu vois que des miens il tombe quelques larmes,

Je ne t’oblige pas d’en accuser tes charmes ;

Non, traître, je veux bien qu’ils soient crus innocents :

Pour m’être si cruels ils sont trop impuissants.

N’accuse de ma peine et de cette poursuite

Que le honteux état où tu me vois réduite :

Le fruit que le ciel donne à tes sales plaisirs

Me porte sur tes pas bien plus que mes désirs ;

L’intérêt de l’honneur plus que l’amour me presse ;

Et ton enfant te suit, et non pas ta maîtresse.

RODOLPHE.

Et moi, loin de trouver ces propos ennuyeux ;

J’en attends les effets comme un présent des dieux,

Et ne puis recevoir qu’avec beaucoup de joie

Ce qui me vient par vous et que le ciel m’envoie.

Mais je ne puis forcer l’agréable prison

Où de nouveaux liens arrêtent ma raison.

Tel était mon dessein, tels étaient ses caprices,

Qu’une autre à vos beautés ôtât mes sacrifices :

Isabelle est son nom, et Londres le séjour

De ce fatal aimant des puissances d’amour.

Je ne désire point vous vanter sa puissance

Pour faire en quelque sorte excuser mon offense ;

Il suffit de vous dire, et c’est avec regret,

Que je résiste en vain à ce pouvoir secret

Qui fait rompre la foi qui vous était donnée,

Et qui range mon cœur sous un autre hyménée.

Déjà ce sacré nœud des belles volontés

Aurait à mêmes lois soumis nos libertés,

Si le vent qui me prit presque en quittant la terre

Ne m’avait détourné des routes d’Angleterre,

En ces barbares lieux dont le peuple assassin

Veut qu’à sa cruauté je serve de butin.

Quatre Arabes sans vous m’allaient priver de vie,

Et par vous elle est prête encor d’être ravie :

Si vous croyez devoir à votre passion

Cette juste, il est vrai, mais sanglante action,

Que je sois donc l’objet de la fureur d’Alphrède :

Je ne puis à vos maux offrir d’autre remède.

Qu’à ce prix, s’il se peut, vos vœux soient satisfaits :

Ce fer est dans mes mains un inutile faix.

Il jette son épée.

Ou, s’il vous est suspect, le voilà qui vous laisse

Le moyen d’accomplir le désir qui vous presse.

Alphrède, suivez donc votre ressentiment :

Le courroux s’alentit par le retardement.

ALPHRÈDE, laissant tomber son épée.

T’offrant à ma fureur, lâche objet de mes larmes,

Tu sais combien légers sont les coups de mes armes ;

Comme ils sont sans effet, tu les attends sans peur :

Alphrède, et tu le sais, ne peut frapper au cœur.

Conserve donc le jour, et suis tes destinées ;

Le ciel à tes souhaits égale tes années.

Je saurai cependant alléger mes douleurs :

Celui qui peut mourir peut vaincre tous malheurs.

Bien d’autres en la mort ont trouvé du remède ;

Et ce qu’elle est pour tous, elle l’est pour Alphrède.

Je devrais souhaiter que ce que j’ai de toi,

Pour ton crime, inconstant, mourût avecque moi,

Et je ne devrais pas moi-même me survivre.

J’attendrai toutefois que le temps m’en délivre ;

Je forcerai ma haine, et ta déloyauté

Ne m’obligera pas à cette cruauté :

Je veux qu’un même instant expose aux yeux du père

La naissance du fils et la mort de la mère,

Et que ce dieu cruel qui préside à l’amour

Me voie en même temps perdre et donner le jour.

Peut-être que tes yeux, ces vainqueurs si barbares,

De quelques pleurs au moins ne seront pas avares,

Et que de ces ingrats et cruels ennemis

Tu pleureras la mère et tu riras au fils.

Quel que soit mon trépas, combien aura de charmes

La mort qui de tes yeux m’aura tiré des larmes !

Combien me sera cher...

 

 

Scène V

 

ALPHRÈDE, RODOLPHE, CLÉANDRE, FERRANDE, PIRATES ARABES

 

PREMIER ARABE, se saisissant d’eux.

Saisissons ces mutins.

L’occasion est belle.

FERRANDE.

Ô rigoureux destins !

DEUXIÈME ARABE.

Traîtres, suivez nos pas.

RODOLPHE.

Quoi, surpris sans défense !

PREMIER ARABE.

Vos jours tombés enfin dessous notre puissance,

Notre chef, l’agréant, réparera la mort

De celui dont vos bras ont accourci le sort.

RODOLPHE.

À quels malheurs, ô ciel, ta rigueur me destine !

PREMIER ARABE.

Allons, frappez, traînez cette engeance mutine.

Vous, emportez ce corps qui nous était si cher ;

Qu’on l’oigne, et qu’un de nous prépare le bûcher.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

AMINTAS, ACASTE, PIRATES ARABES

 

AMINTAS, assis.

Sur peine d’encourir un châtiment sévère,

Qu’on traite avec respect cette troupe étrangère ;

Ne joignez point l’outrage à leur captivité ;

Qu’elle égale en douceur la même liberté,

Puisque rien n’est égal au bonheur que j’espère

De trouver une fille et de donner un père.

Ce matin, à l’aspect de l’un d’eux que j’ai vu,

Mon cœur s’est réjoui, tout mon sang s’est ému ;

Et j’ai toujours appris qu’en pareille aventure

Ce sont des vérités que nous dit la nature.

À l’un des Arabes.

Ciel, secondez mes soins. Vous, amenez l’un d’eux

Qui me puisse éclairer sur les points que je veux.

L’Arabe sort.

Allez ; revenez tôt. Seul espoir qui me reste,

Mon fils, s’il te souvient de l’accident funeste

Par qui j’ai dans Oran un empire absolu,

Et qui me fît plus grand que je n’eusse voulu,

Juge pourquoi je plains cette troupe captive,

Et prête à mes discours une oreille attentive.

Je ne redirai point quel destin rigoureux

Me soumit à ces gens et m’éleva sur eux ;

Tu sais que de nos bords tirant vers l’Angleterre,

En ce temps que l’Espagne eut une longue guerre,

Que les soldats français firent nos champs déserts,

Et nous mirent au point de chercher d’autres airs ;

Tu sais, dis-je, qu’alors cherchant à ma franchise

Un salutaire asile aux rives de Tamise,

Assiste seulement de ta sœur et de toi

(Dieux ! à ce souvenir encore je la vois),

L’effort impétueux d’une horrible tempête

D’un naufrage apparent menaça notre tête.

Hélas ! il me souvient des assauts furieux

Que nous livra deux jours la colère des cieux :

La mer, au gré des vents, tantôt mont, tantôt plaine...

Mais sondons avec art l’esclave qu’on amène ;

Et si le soin des dieux me daigne seconder,

Tu sauras le sujet qui me l’a fait mander.

 

 

Scène II

 

AMINTAS, ACASTE, FERRANDE, PIRATES ARABES

 

AMINTAS.

Le cœur, brave captif, répond-il au visage,

Et d’un esprit serein portez-vous le servage ?

Voir les grands accidents d’un œil toujours égal,

Et savoir s’y résoudre, est la moitié du mal.

FERRANDE.

Si les fers étonnaient et rendaient le teint blême,

Avec quelle vertu verrait-on la mort même ?

Oui, je porte, seigneur, un cœur et noble et fort,

Préparé dès longtemps aux accidents du sort,

Qui tient à son poussoir toute crainte soumise,

Et qui sait dans les fers conserver sa franchise :

Hommes, dieux, éléments, enfers, parques, prison,

Tenteraient vainement d’ébranler ma raison ;

Je ne connais la peur sur terre ni sur onde,

Et verrais sans trembler la ruine du monde.

ACASTE.

Une constance telle, et dans telle saison,

Certes, est sans exemple et sans comparaison.

AMINTAS.

J’admire également, en ce sage langage,

La grandeur de l’esprit et celle du courage,

Et je me sens pressé par ces deux qualités

D’apprendre et d’honorer le nom que vous portez,

Et m’informer de vous quelle est votre naissance,

Pour régler les bienfaits par cette connaissance.

FERRANDE.

C’est là de mon destin la plus sévère loi,

Qu’il faille relever d’un autre que de moi ;

Qu’on en puisse exiger de lâches déférences,

Et qu’entre nous le ciel ait mis des différences.

Qu’heureux vous est le sort, qui fait que je ne puis

En des lettres de sang marquer ce que je suis !

ACASTE.

Dieux ! quelle extravagance à la sienne est égale ?

AMINTAS.

Mais puisqu’à vos désirs la fortune est fatale,

Qu’elle a les yeux bandés, et sans distinction

À pour vous de l’amour ou de l’aversion,

Que sert de quereller cette aveugle déesse,

Et que profitez-vous du courroux qui vous presse ?

Elle est indifférente à tout homme de cœur ;

Et savoir la souffrir, c’est en être vainqueur.

FERRANDE.

Toujours aux plus vaillants sa haine est plus nuisible.

Ah ! que n’est à mes yeux cette peste visible !

Combien j’abaisserais cet orgueil insolent

Que ferme elle soutient sur son globe roulant !

Que d’un facile effort je romprais cette roue

Sur qui de nos desseins l’inconstance se joue,

Et que d’un bras léger j’atteindrais ces cheveux

Où tendent tant de mains et pendent tant de vœux !

De combien de héros je vengerais la perte !

Je romprais le bandeau dont sa tête est couverte,

Changerais le hasard en libres actions,

Et son aveuglement en des élections.

Par la première loi qui lui serait prescrite,

Elle ferait l’honneur compagnon du mérite,

Consulterait ses yeux, et, sans égard au sang,

Nous ferait d’un ignoble ou d’un illustre rang,

Saurait ne perdre pas les faveurs qu’elle donne,

Et jugerait quel front mérite une couronne.

Mais puisqu’elle est un monstre invisible aux mortels

Ne pouvant démolir je souffre ses autels,

Et, réduit sous le joug d’un pouvoir adversaire,

J’embrasse le respect et vais vous satisfaire.

L’Espagne est mon pays, et Ferrande mon nom,

Qui ne doit rien au bruit d’une illustre maison,

Et que mes actions honorent davantage

Qu’un grand nombre d’aïeux ni qu’un grand héritage ;

Ce nom est trop célèbre, et mes moindres exploits

Sont la frayeur du peuple et l’entretien des rois.

AMINTAS, à part.

Sa folie est plaisante et nous peut être utile ;

Haut.

Poursuivons. Mais enfin dans quelle heureuse ville

Prîtes-vous, grand guerrier, le bien de la clarté ?

FERRANDE.

Barcelone est le lieu qui premier m’a porté :

Ce fut là que les cieux obligèrent la terre

Du présent animé de ce foudre de guerre.

AMINTAS, à Acaste.

Ciel ! fléau des pervers, et protecteur des bons,

Un succès trop certain suit mes justes soupçons,

Et je ne puis fonder une fausse espérance

Sur une si visible et si claire apparence.

Mais en un si beau champ suivons notre dessein,

Et tirons avec art ce secret de son sein.

À Ferrande.

Quel caprice du sort sur les humides plaines

Peut obliger Alphrède à protéger vos peines,

Et quel dessein lui fait, en ce déguisement,

Commettre sa jeunesse à ce traître élément ?

FERRANDE.

L’Amour a fait souvent de ces métamorphoses ;

C’est un étrange dieu qui fait d’étranges choses.

Mais qu’entends-je, grands dieux ! que je reste confus !

Quoi ! la connaissez-vous ?

AMINTAS, à Acaste.

Que désiré-je plus ?

Ô père fortuné, le plus heureux des hommes,

De recouvrer ta fille au séjour où nous sommes !

Toi que je crus mon seul et mon dernier appui,

Prends, prends en ce devoir un second aujourd’hui.

Le ciel d’un beau surgeon accroît notre famille ;

Il te donne une sœur et me rend une fille :

Dans le doute où je suis j’ai voulu la nommer,

Pour obliger cet homme à me le confirmer ;

Et j’ai par art tiré son nom de sa pensée,

Qu’en la préoccupant j’avais embarrassée.

ACASTE, à Amintas.

Mon esprit transporté d’aise, d’étonnement,

Ne me laisse qu’à peine un peu de sentiment

Pour bénir avec vous la puissance suprême

À qui je suis tenu de ce bonheur extrême.

Commandez qu’on l’amène. En ce ravissement,

Pouvons-nous sans la voir respirer un moment ?

FERRANDE, à part.

Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? quelle est cette merveille ?

À peine mon esprit se fie à mon oreille,

Parmi ces sentiments d’amour et de douceur,

Et dans ces noms d’Alphrède, et de fille et de sœur.

AMINTAS.

Le sang me l’a nommée : à sa première vue,

Mon âme d’un doux trouble aussitôt s’est émue ;

Et quoique le soleil ait fait, depuis le jour

Qui nous a séparés, quatorze fois son tour,

Cet instinct naturel qu’à l’abord on sent naître,

Malgré ses faux habits me l’a fait reconnaître.

Le puis-je taire encore ? Alphrède est en ces lieux,

Et je la tiens deux fois de la faveur des cieux !

Rends, Acaste, âmes yeux un bien qui m’est si rare :

Je trouve ce trésor et je m’en suis avare !

Je demeure immobile et ne l’embrasse pas !

Mon âge en cette ardeur peut retenir mes pas :

Cours ; mais à mes vieux ans accorde cette grâce,

Que premier je me nomme et premier je l’embrasse.

Joignons à cette joie un divertissement ;

Fais qu’avant qu’être heureuse elle souffre un moment :

Dis-lui qu’on lui prépare et les fers et les gênes,

Et que la mort est prête à terminer ses peines.

Éprouvons sa vertu.

ACASTE.

Laissez m’en le souci.

Je reviens de ce pas, et je la rends ici.

Il sort.

AMINTAS, bas à l’un des Arabes.

Vous, Géraste, écoutez.

FERRANDE.

Qu’agréable est l’orage

Qui doit être fini par un si beau naufrage,

Et que douce est la perte à qui tant d’heur est joint !

PREMIER ARABE, à Amintas.

Je vais vous obéir.

AMINTAS.

Allez, ne tardez pas.

L’Arabe sort.

 

 

Scène III

 

AMINTAS, FERRANDE, PIRATES ARABES

 

AMINTAS, à Ferrande.

Que je vous dois de vœux ! quel ange, quel Mercure

Fut jamais messager de si douce aventure ?

Quels biens vous puis-je offrir qui ne cèdent encor

Au bien de recouvrer un si rare trésor ?

FERRANDE.

Celui de ma franchise est le seul que j’implore.

AMINTAS.

Et moi vous la rendant j’y joins la mienne encore ;

Et si quelque sujet s’offre de vous servir,

J’en ai fait un dessein qu’on ne me peut ravir.

FERRANDE.

Qui détache des fers un homme de courage

Se le conserve mieux et plus fort se l’engage.

Éprouvez désormais aux dépens de mon sang

Si chez moi votre nom tient un illustre rang :

Essayez si ce cœur anime un bras timide,

Et soyez-moi l’Œnée et la Junon d’Alcide.

De quel fameux Centaure et de quel Achélois

Ne ferais-je un trophée à mes moindres exploits ?

Quel Nesse au sang mortel, quel portier de l’Averne,

Quel monstre de Némée, et quel serpent de Lerne,

Ne trouveraient en moi cet Alcide indompté

Qui fit tant de vaincus et ne l’a point été ?

AMINTAS.

Pour dernière faveur, achevez de m’apprendre

Par quelle loi du sort Alphrède ose entreprendre

Ce périlleux voyage en ce déguisement.

FERRANDE.

Deux mots vous l’apprendront : elle suit un amant,

Mais de tous le plus fier et le plus infidèle,

Et qui fait, au mépris de la foi qu’il eut d’elle,

D’une moindre beauté l’objet de ses désirs.

Son hymen était prêt de combler ses désirs,

Lorsque pour ce dessein tirant vers l’Angleterre,

Qui de cette rivale est la natale terre,

Le vent nous a chassés en ce bord étranger :

Alphrède nous suivant eut sa part du danger ;

Et sa nef en ce lieu, vain jouet de l’orage,

De même vent poussée, a fait même naufrage :

Son malheur l’a rejointe à ce qu’elle aime tant,

Et Rodolphe est le nom de ce jeune inconstant.

Mais on amène Alphrède.

 

 

Scène IV

 

AMINTAS, FERRANDE, ALPHRÈDE, déguisée en cavalier, ACASTE, UN PIRATE ARABE, PIRATES ARABES

 

ACASTE, à Alphrède.

Essayez si vos larmes

Ne pourront de ses mains faire tomber les armes ;

C’est l’unique moyen de fléchir ses pareils.

ALPHRÈDE.

Prends, lâche conseiller, prends pour toi tes conseils

La plus avantageuse et célèbre fortune

Achetée à ce prix me serait importune.

AMINTAS.

Quoi ! tu peux au malheur joindre la vanité !

La langue d’un esclave a tant de liberté !

ALPHRÈDE.

Mon malheur tel qu’il est n’est pas encore extrême,

Puisqu’il ne me rend pas esclave de moi-même.

AMINTAS.

Tu l’es assez de toi l’étant de ton orgueil,

Qui plus que ton malheur creusera ton cercueil.

ALPHRÈDE.

Je plaindrais un soupir pour t’en ôter l’envie :

La plus cruelle mort vaut une lâche vie.

AMINTAS.

Désirer de mourir parmi l’adversité,

Comme à d’autres le craindre, est une lâcheté.

ALPHRÈDE.

Qui se plaît à souffrir mérite son supplice ;

Mais chercher son repos c’est se rendre justice.

AMINTAS.

Eh bien, on te prépare un repos éternel.

ALPHRÈDE.

La mort est effroyable aux yeux d’un criminel.

Qui la gagne la craint ; mais elle est désirable

À qui vit malheureux et non pas misérable.

AMINTAS.

Quoi ! ta rébellion et la mort d’un des miens

Ne rendent pas tes bras dignes de ces liens ?

ALPHRÈDE.

Est-ce rébellion qu’employer son courage

À défendre sa vie et repousser l’outrage ?

AMINTAS.

Donc ta vie, orgueilleux, est de grand intérêt ?

À l’un des Arabes.

Allez voir de ce pas si son supplice est prêt.

L’Arabe sort.

Déteste maintenant, crie, peste, murmure,

Appelle-moi cruel, joins la plainte à l’injure,

Je laisse ta voix libre au milieu des tourments,

Je ne la change point en des mugissements,

Et les taureaux d’airain n’ont point ici d’usage.

ALPHRÈDE.

Que je me plaigne, ô dieux, quand je sors de servage !

Quelle faveur plus rare obtiendrais-je des cieux,

Et quel de mes amis me pourrait traiter mieux ?

Non, non, ne croyez point que d’une âme craintive

Je doive recevoir le repos qui m’arrive.

La mort des malheureux est une heureuse mort ;

Et le naufrage est doux quand il nous jette au port.

Elle se met à genoux.

Mais si j’ose, seigneur, implorer quelque grâce,

Et si quelque pitié peut chez vous trouver place,

Daignez pour quelque temps différer mon trépas ;

Les dieux me sont témoins que je ne le crains pas,

Et qu’il me tiendra lieu d’une faveur extrême,

Si vous me conservez en un autre moi-même

Dont le sang est mon sang, et qui dans peu de temps...

 

 

Scène V

 

AMINTAS, FERRANDE, ALPHRÈDE, ACASTE, TROIS PIRATES ARARES et OLÉNIE tenant une simarre en broderie et des perles, PIRATES ARABES

 

AMINTAS, à Alphrède.

Alphrède, levez-vous.

ALPHRÈDE.

Dieux, qu’est-ce que j’entends !

OLÉNIE, à Alphrède.

Charme innocent des yeux, incomparable Alphrède,

Merveille de beautés à qui toute autre cède,

Recevez en ces dons, de là part d’Amintas,

De dignes ornements de vos rares appas ;

L’honneur de ses baisers sera toutes vos peines,

Sa maison vos prisons, et ces perles vos chaînes.

ALPHRÈDE.

De la part d’Amintas ! Qu’entends-je, ô justes dieux !

Quel bonheur est celui qui m’arrive en ces lieux ?

Quoi, cet heureux vieillard sur ces rives respire,

Et n’est pas habitant du ténébreux empire !

Mon père voit le jour, ces dons sont de sa part !

Mais peux-tu, lâche sang, reconnaître si tard

Sous des traits si certains l’auteur de ta naissance ?

Ô ciel ! quelle merveille égale ta puissance ?

Je recouvre mon père en cet heureux séjour !

C’est à lui que je parle, il respire le jour !

AMINTAS.

Immobile, interdit, comblé d’heur et de joie,

Je doute que je vive et que je te revoie.

Oui, je vis, chère Alphrède, et puisqu’avant ma mort

J’obtiens cette faveur de la bonté du sort,

Qui n’a point de seconde et qui toute autre excède,

De recouvrer ma fille et de revoir Alphrède,

Je suis trop satisfait du bonheur de mes jours,

Et ne demande plus d’en prolonger le cours.

ACASTE.

Puisqu’Acaste avec vous partage cette grâce,

Il est temps, chère sœur, qu’à mon tour je t’embrasse.

Un instinct naturel ne te nomme-t-il pas

Ce frère qui te parle et qui te tend les bras ?

ALPHRÈDE, l’embrassant.

Je reste également et confuse et ravie.

Ô moment fortuné sur tous ceux de ma vie !

Mon père, quel miracle, incroyable à mes yeux,

Vous rend si vénérable aux peuples de ces lieux ?

Quelle est cette aventure ? ô dieux ! le puis-je croire ?

AMINTAS.

Deux mots t’en apprendront la véritable histoire :

Tu sais que redoutant la fureur des Gaulois,

Quand leur roi triomphant rangeait tout sous ses lois,

Et forcé de quitter le rivage d’Ibère,

Nous cherchâmes ailleurs l’abri de sa colère,

Et crûmes rencontrer un asile certain

Aux bords où la Tamise étend son large sein.

ALPHRÈDE.

Hélas ! il m’en souvient.

AMINTAS.

Mais tu sais quel orage

Amena nos vaisseaux jusques à ce rivage,

Où, puisqu’il plut aux dieux, tel fut notre destin,

Que de ces habitants nous fûmes le butin.

Ta beauté plut aux yeux de certaine étrangère

Qui t’acheta ; mais, las ! dans les bras de ton père

Tu me fus arrachée, et la même rigueur

Qui t’ôta de mon sein m’en arracha le cœur.

Elle partit sur l’heure, et je ne pus apprendre

Vers quelle région ses vaisseaux dévoient tendre.

Ton frère me resta, pendant à mes genoux ;

Et sa grâce d’abord me fit chérir de tous :

Entre autres sa beauté plut aux yeux d’une dame

Qui nous fit acheter et depuis fut ma femme ;

Car m’ayant daigné voir et pratiquer souvent,

Et su si bien sonder qu’on ne peut plus avant,

Soit qu’en mon entretien elle eût trouvé des charmes,

Soit qu’elle me jugeât être expert dans les armes,

Soit qu’elle fût portée à me vouloir du bien

Par la conformité de son sang et du mien,

Son instinct à m’aimer me tirant de servage,

Ne me laissa pour fers que ceux du mariage.

Me trouvant veuf comme elle, et veuf de tous mes biens,

Je m’offris sans contrainte à ces derniers liens,

Qui depuis m’ont acquis dedans cette province

Une charge de chef dans les troupes du prince.

Tel depuis quatorze ans j’ai vécu dans ces lieux,

Sans qu’on m’ait interdit le culte de nos dieux.

Le noir bras de la Mort a depuis deux années

De ma chère moitié tranché les destinées ;

Et le ciel m’empêcha d’accompagner ses pas,

Afin que ce bonheur précédât mon trépas.

Fais-moi part à ton tour du récit de ta vie.

ALPHRÈDE.

Nous quittâmes le port sitôt qu’on m’eut ravie,

Et, tendant vers la France, à la fin à Calais

Nos vaisseaux arrivés déchargèrent leur faix.

C’était l’heureux pays qu’habitait cette dame

Qui depuis me tint chère à l’égal de son âme,

Eut un extrême soin de mon instruction,

Et mourant m’honora de sa succession.

Enfin un fort désir de revoir Barcelone,

Produit par cet instinct que la naissance donne,

Me fit quitter Calais, et j’ai depuis ce jour

Proche de mes parents établi mon séjour.

J’eus avec mes malheurs une assez longue trêve ;

J’eus quelques ans heureux... Mais faut-il que j’achève.

Et vous dois-je avouer que de ce lâche cœur

Le pouvoir d’un enfant à la fin fut vainqueur ?

AMINTAS.

Je sais de tes amours la suite infortunée,

Et qu’un traître a rompu la foi qu’il t’a donnée.

Les dieux y pourvoiront ; différons ce propos,

Et goûtons à loisir les douceurs du repos.

ALPHRÈDE, à genoux.

Puisque jusqu’à ce point le ciel me favorise,

Qu’un jour me rend un père, un frère et la franchise,

Pour dernière faveur, par ces sacrés genoux,

Ne me déniez point ce que j’attends de vous ;

Accordez une grâce à l’ardeur qui me presse ;

Je ne me lève point qu’après cette promesse.

AMINTAS.

Que puis-je refuser à tes moindres désirs,

Puisque de ton repos dépendent mes plaisirs ?

Oui, lève-toi, ma fille, et demande, assurée

De trouver à tes vœux une âme préparée.

ALPHRÈDE.

J’ose donc, en faveur d’une ardente amitié,

De vous et de mon frère implorer la pitié.

Agréez que dans peu j’aille, sous sa conduite,

De mon parjure amant ruiner la poursuite.

Dans Londres, Isabelle, une jeune beauté,

A les attraits charmeurs qui me l’ont enchanté :

C’est là que de mes maux est la fatale source,

Et c’est là que mon soin en doit borner la course.

Secondez ce dessein que m’inspirent les dieux,

Et souffrez que dans peu nous partions de ces lieux.

Ce n’est pas sans regret qu’Alphrède délibère

De se ravir sitôt aux regards de son père ;

Mais elle s’y rendra par un prochain retour,

Et ce départ si prompt importe à son amour ;

Joint une autre raison qu’une simple amourette,

Que mon honneur m’oblige à vous tenir secrète

Jusqu’au temps qu’à vous seul je puisse ouvrir mon sein,

M’oblige à ce fâcheux mais important dessein.

AMINTAS.

Mais puisque ce trompeur, tombé sous ma puissance,

Relève absolument de mon obéissance,

Faisons-lui couronner votre fidélité,

Et tirons ce moyen de mon autorité.

ALPHRÈDE.

La douceur fera plus sur cette âme de roche :

Notre hymen me serait un éternel reproche.

Le succès que j’attends consiste à bien savoir

User de l’artifice, et non pas du pouvoir.

AMINTAS.

Mais comment croyez-vous que la beauté qu’il aime

Pour vous rendre ses vœux les dérobe à soi-même,

Et cède à votre amour le choix qu’elle en a fait ?

ALPHRÈDE.

Mes pleurs et mes soupirs obtiendront cet effet ;

Et s’ils peuvent si peu qu’elle n’en fasse compte,

Il faudra réparer mon honneur par ma honte :

Je lui découvrirai... Mais ne m’obligez point

À vous parler encor touchant ce dernier point.

AMINTAS.

Sous l’espoir du retour je souffre ce voyage,

Puisqu’à ce rude effort ma promesse s’engage.

Mais, durant ce fâcheux et long éloignement,

Que fera parmi nous cet infidèle amant ?

ALPHRÈDE.

Au bout de quelques jours que je serai partie,

L’équipant de vaisseaux permettez sa sortie.

À Ferrande.

Ici, mon cher Ferrande, il faut que ton secours

M’aide à tromper un traître et serve mes amours.

Ce soir nous parlerons ; je te veux seul apprendre

Ce plaisir qui m’importe et que tu peux me rendre ;

Mon père en ce bienfait secondera tes soins ;

Et, tous deux m’assistant, je n’espère pas moins

Que de changer mon sort et que de faire naître

Le remords que je veux en l’âme de ce traître.

ACASTE.

Dieux, qu’il me sera doux d’accompagner vos pas !

ALPHRÈDE.

Ce m’est un bien plus cher que vous ne croiriez pas !

Et je ne puis nourrir une espérance vaine,

Puisqu’un tel compagnon veut partager ma peine.

Malgré tous tes desseins, Amour, peste des cœurs.

Je forcerai mon sort et vaincrai tes rigueurs.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

RODOLPHE, CLÉANDRE, les fers aux mains

 

Une prison.

RODOLPHE.

Quel destin m’interdit et la mort et la vie ?

Que ne m’est la dernière ou permise ou ravie !

Au captif si longtemps incertain de son sort

Chaque instant de sa vie est pire que la mort.

Noires filles du Temps, divinités avares,

Que dans les beaux dangers vos faveurs sont barbares !

Pourquoi, me rencontrant parmi tant de combats,

S’engourdissaient vos mains et ne m’attaquaient pas ?

Que ne m’atteigniez-vous aux brèches des murailles

Où j’ai vu des héros faire leurs funérailles ?

Pourquoi dedans un camp, pourquoi dans les duels

Vos traits m’épargnaient-ils ? Pour m’être plus cruels,

Pour ôter à ma mort l’honneur que je souhaite,

Pour réserver aux vents le soin de ma défaite,

Et de l’humide sein de l’instable élément

Me voir jeter aux fers, des fers au monument ?

Certes, non sans raison, un élément perfide

Devait en quelque sorte être mon homicide :

Je ne m’étonne pas, si léger, si mouvant,

Que je sois le jouet et de l’onde et du vent.

Il était, belle Alphrède, il était légitime

Que le ciel égalât ses armes à mon crime,

Et que voulant punir le mépris de ma foi,

Ma mort eût des auteurs inconstants comme moi.

CLÉANDRE.

Puisse de nous le ciel détourner toute injure !

Mais je crains pour Alphrède une triste aventure :

Depuis qu’on la tira de ce triste séjour,

Le soleil quinze fois a ramené le jour

Sans qu’on nous ait parlé d’aucun point qui la touche :

À peine à ces voleurs un mot sort de la bouche ;

Et je n’ose me plaindre, en la doute où je suis

Que la mort ait déjà terminé ses ennuis.

RODOLPHE.

Le ciel lui soit plus doux !

CLÉANDRE.

Je sais quelle folie

Est à l’homme une peur sur un songe établie ;

Mais ce triste soupçon m’inquiète si fort,

Que je ne vois la nuit qu’images de la mort,

Que spectres, qu’ossements, que feux, que précipices,

Que juges, que bourreaux, que fers et que supplices ;

Et toujours tant de trouble à mon sommeil est joint,

Que mon repos dépend de ne reposer point.

RODOLPHE.

Les dieux dessus moi seul répandent leurs disgrâces !

Que tombe sur moi seul l’effet de leurs menaces !

Mais combien à propos Ferrande vient ici !

 

 

Scène II

 

RODOLPHE, CLÉANDRE, FERRANDE

 

RODOLPHE, à Ferrande.

Que ton éloignement nous coûte de souci !

De quoi doit être enfin notre prison suivie !

Viens-tu nous annoncer ou la mort ou la vie ?

FERRANDE, avec tristesse.

Préparez-vous, hélas ! au plus triste rapport

Qui jamais sur un cœur ait fait un grand effort.

RODOLPHE.

Qu’est-ce ? faut-il mourir ? dis tôt.

FERRANDE.

Non, non, la rage

Du chef de ces voleurs est lasse de carnage :

Le rude bras du ciel a porté tous ses coups,

Et le beau sang d’Alphrède a satisfait à tous.

CLÉANDRE.

Comment ! Alphrède est morte ?

RODOLPHE.

Ô cruauté barbare !

FERRANDE.

Vous seul êtes meurtrier d’une beauté si rare ;

De votre seule rage Alphrède est le butin,

Et vous êtes cruel plus que son assassin.

RODOLPHE.

Ô lâche perfidie !

FERRANDE.

Écoutez une histoire

Qu’à moins que de la voir j’aurais eu peine à croire.

CLÉANDRE.

La puis-je entendre, hélas !

FERRANDE.

Il vous souvient du jour

Qu’on tira de ce lieu ce miracle d’amour :

Aussitôt on l’amène au logis du pirate ;

À l’abord sa constance en son visage éclate ;

Elle entre d’un pas grave, et parle à ce voleur

Sans qu’aucun changement altère sa couleur.

Sa grâce en cet état lui paraît sans exemple ;

Plus il la trouve ferme, et plus il la contemple ;

Il voit d’un œil charmé sa résolution,

Admire son parler, son port, son action,

Et, tout confus enfin, lui parle en ce langage :

« Dieux ! de quel front, dit-il, vous portez le servage !

Si telle dans les fers est votre égalité,

Quel paraîtriez-vous dans la prospérité ? »

Elle par ces deux mots rompit lors son silence :

« Je fuis le désespoir, je fuirais l’insolence ;

J’aurais les mêmes yeux dont je vois les ennuis,

Et je serais moi-même autant que je la suis. »

Ce fatal mot de la fut lâché par mégarde :

Le vieillard attentif aussitôt la regarde,

Et reconnaît bientôt des charmes en son sein

Qui passent la douceur du sexe qu’elle feint ;

Même il voit que sa bouche est à peine fermée,

Que par une rougeur sa voix est confirmée,

Et que son œil, en bas tristement attaché,

Témoigne le regret du mot qu’elle a lâché.

On nous ouvre aussitôt une chambre prochaine,

Où ce vieillard pensif commande qu’on nous mène ;

Et nous avions à peine encore dit deux, mots,

Qu’entré seul il l’aborde et lui tient ce propos :

« De quel pays, dit-il, belle prison des âmes,

Apportez-vous si loin des chaînes et des flammes ?

Quelle heureuse Médée à ce mourant Éson

Vient rendre de ses jours la première saison ? »

Là je vois qu’elle tremble, et qu’un regard farouche

Contemple sans parler cette amoureuse souche,

Ne peut que repartir, mais par son action

L’informe clairement de son aversion.

Lui, pour comprendre en peu cette triste infortune,

Devenu plus ardent, sans cesse l’importune,

Et cent fois à genoux, mais en vain, lui promit

Une part en son sceptre aussi-bien qu’en son lit.

D’une trop belle ardeur son âme était pressée,

Rodolphe trop avant régnait dans sa pensée ;

Sa foi demeura pure, et, malgré vos mépris.

Vous seul aviez pouvoir de toucher ses esprits.

RODOLPHE.

Achève tôt, Ferrande.

CLÉANDRE.

Ô cruelle disgrâce !

FERRANDE.

Des caresses enfin il passe à la menace,

Peste contre elle et vous, et j’ai vu le moment

Qu’il vous immolerait à son ressentiment.

Mais cette passion, à nulle autre seconde,

Eût plutôt ébranlé les fondements du monde,

Et dans son vide obscur reproduit le chaos,

Que de la détourner de son ferme propos.

Enfin, tout maintenant écumant de colère,

À grands pas, la voix rude et le regard sévère,

Entrant dedans sa chambre un poignard à la main :

« À mon tour, a-t-il dit, je puis être inhumain ;

À cette cruauté la tienne me dispense. »

La main haute à ce mot le barbare s’avance,

Et l’ayant derechef pressée au nom d’amour

De recevoir ses vœux et se sauver le jour,

Au refus qu’elle a fait d’accomplir son envie,

Il a porté le coup qui lui coûte la vie :

J’ai vu son sein ouvert, son visage a pâli,

Et jusque sur mon front son beau sang a jailli.

RODOLPHE.

Et je ne mourrai pas !

CLÉANDRE.

Ô rage infortunée,

Pernicieuse amour, et fille forcenée !

FERRANDE.

Oyez de cet amour un merveilleux effet :

Il déteste le meurtre aussitôt qu’il l’a fait ;

À peine il l’a commis qu’un remords le possède ;

J’ai vu tomber ses pleurs presque aussitôt qu’Alphrède,

Entendu ses soupirs, et vu deux fois sa main

Prête de se porter contre son propre sein :

Il s’altère, se trouble, et sa douleur est telle,

Que plus mourant qu’Alphrède il tombe dessus elle,

Pousse mille sanglots, mêle à son sang ses pleurs,

Et de son teint mourant en arrose les fleurs.

Mais il n’empêche pas, quelque effort qu’il y fasse,

Que le lis ne pâlisse et l’œillet ne s’efface ;

Il la conjure enfin, par le ciel, par son nom,

De daigner à ses pleurs accorder son pardon,

Et la presse si fort, implorant cette grâce,

Qu’enfin elle répond d’une voix faible et basse :

« Pardonnez à Rodolphe, allez briser ses fers ;

Je bénirai la main qui m’envoie aux enfers,

Je perdrai sans regret la lumière et la vie. »

« Oui, je promets, dit-il, d’accomplir votre envie. »

Elle, à ce mot, contente et lui tendant les bras,

Vaine ombre, est descendue aux rives de là-bas.

RODOLPHE.

Ô ciel !

FERRANDE.

Ce n’est pas tout : le fils de ce barbare,

Ayant su vos mépris pour un objet si rare,

A cru que le sujet de votre changement

Doit être quelque objet encor bien plus charmant ;

Si bien qu’ayant appris qu’elle est en Angleterre,

Et croyant voir en elle une déesse en terre,

Hier avec de grands biens qu’il se fait là porter,

Il partit pour la voir et pour vous supplanter.

RODOLPHE, à Cléandre.

Ô cruel accident ! Cléandre, au nom d’Alphrède,

Au nom de cet amour à qui tout autre cède,

Fais qu’un ingrat, un traître, accompagne ses pas ;

Témoigne-lui ton zèle et venge son trépas.

Montrant son épée.

Prends ce fer dont mes fers me défendent l’usage ;

Mon crime joint ici la justice à la rage ;

Force un peu tes liens, et fais tant qu’à tes mains

Soit possible la mort du pire des humains.

Voilà qui de ses jours a terminé la course ;

Du sang qu’elle répand ce cœur seul est la source :

Ses lâches trahisons, ses mépris criminels,

La poussent en l’horreur des antres éternels.

CLÉANDRE.

Le frivole discours ! Pour se priver de vie,

Le meurtrier ne rend pas celle qu’il a ravie ;

Il peut en quelque sorte expier son forfait,

Mais non pas réparer le débris qu’il a fait.

De tous ses ornements Alphrède est dépourvue,

Et mes yeux pour jamais en ont perdu la vue.

RODOLPHE.

Tu juges bien, hélas ! que conserver mes jours

C’est m’être plus cruel que d’en borner le cours ;

Tu sais que les remords sont d’assez fortes armes,

Que le sang des ingrats plaît bien moins que leurs larmes,

Que pour les bien punir on ne les punit pas,

Et qu’un long repentir leur est un long trépas.

Tu veux, cruel, tu veux que son ombre sanglante,

Compagne de mes pas, sans cesse m’épouvante ;

Que d’un œil effrayé je voie à tout propos

Son beau sang de son sein couler à larges flots,

Et que sa triste voix m’accuse sans relâche

D’un mépris si barbare et d’un oubli si lâche !

Ses lis sont effacés, ses œillets sont déteints ;

Ses yeux sont des soleils, mais des soleils éteints ;

Et pour mon seul respect la mort étend ses glaces

Par tout ce beau débris des vertus et des grâces.

Ô vous ! si quelque objet qui respire le jour

Pour mon sujet encore est capable d’amour,

Voyez de quels bienfaits j’oblige mes maîtresses :

Telles sont mes faveurs, telles sont mes caresses ;

L’inconstance est leur prix, un rebut mon accueil,

Notre union des fers, et leur lit un cercueil.

Mais je vois le bourreau de mon crime complice,

L’instrument de sa perte et de mon injustice.

 

 

Scène III

 

RODOLPHE, CLÉANDRE, FERRANDE, AMINTAS, DEUX PIRATES ARABES

 

RODOLPHE, à Amintas.

Hé bien, vieille terreur des hommes et des dieux,

Machine d’os mouvants, spectre effroyable aux yeux,

As-tu du sang d’Alphrède assouvi ton envie ?

Viens-tu joindre à sa mort la perte de ma vie ?

Frappe, frappe, s’il reste à ta débile main

Assez de force encor pour me percer le sein ;

Fais suivre au criminel les pas de l’innocente,

Joins la mort de l’amant à celle de l’amante ;

Tire de ce bras sec, immobile et perclus,

Encor cette action, et qu’il n’agisse plus.

AMINTAS.

Coupable d’un malheur qui n’a point de remède,

Je te délivre aux noms et d’Amour et d’Alphrède.

Qu’on détache leurs fers.

On les détache.

RODOLPHE.

Rêveur, au nom d’Amour !

Vieux tronc que par mépris la Parque laisse au jour,

Ou que, te croyant mort, sa main avare oublie !

Quel exemple, bons dieux, égale ta folie ?

Tu peux former encor d’amoureux sentiments,

Toi, monstre qui naquis avant les éléments ;

Toi qui vis le chaos enfanter la nature,

De celui que tu fus vivante sépulture,

Ombre à qui rien d’humain ne reste que la voix,

Tu relèves d’Amour, tu révères ses lois !

Tu feins, tu feins l’ardeur qu’on croit qui te consomme,

Pour paraître amoureux moins que pour paraître homme,

Et l’Amour ne te voit au pied de ses autels

Que quand tu veux passer au nombre des mortels.

AMINTAS.

L’horreur de mon forfait te permet toute chose,

Et le respect d’Alphrède à ma fureur s’oppose.

RODOLPHE.

Quel respect, justes dieux, après que son beau corps ?

Triste objet de ta rage, accroît le rang des morts !

Qu’Alphrède à ce mignon devait être traitable !

Que j’eus en ce beau fils un rival redoutable,

Et qu’un cœur a besoin d’une forte vertu

Pour ne lui céder pas, en étant combattu !

Alphrède contre toi s’est à tort mutinée !

Vieille prison d’une âme aux enfers destinée,

Va là-bas assouvir tes désirs impuissants ;

Elle sera sensible aux ardeurs que tu sens,

Elle aura moins d’orgueil sur cette rive sombre,

Et, vaine ombre qu’elle est, ne craindra plus une ombre.

AMINTAS.

Que sert de frapper l’air d’inutiles propos ?

Ne troublez point Alphrède, et souffrez son repos.

RODOLPHE.

Tu l’as bien su troubler, barbare impitoyable,

Bourreau de la vertu, monstre aux yeux effroyable,

Meurtrier qui m’as ravi ce précieux trésor,

Toi qui n’as plus de vie et qui l’ôtes encor,

Qui, mort depuis longtemps, encor nous assassine,

Qui de ce que tu fus n’es plus que la ruine,

Qui, tout sec et tout os, ne pouvant plus pourrir,

As passé de cent ans la saison de mourir ;

Tu l’as bien su troubler le repos de sa vie,

Mort funeste aux vivants, toi qui me l’as ravie.

Mais achève ton crime, et porte l’instrument

De la mort de l’amante au sein de son amant ;

Étouffe dans mon sein ma vie et ma misère ;

Ou le fils répondra de la rage du père ;

Tous les efforts du ciel, assemblés vainement,

Ne le soustrairaient pas à mon ressentiment.

Il tend vers l’Angleterre, où, pour toute aventure,

Il va les yeux bandés marquer sa sépulture,

Où je suivrai ses pas avec le seul dessein

D’y graver de son sang ton crime sur son sein,

Si le coup que j’attends, et que je te demande,

Aux autels de la Mort me ravit cette offrande.

AMINTAS.

Il répondra pour soi ; sors ou reste en ce lieu :

Telle est la loi d’Alphrède, et je l’observe. Adieu.

Il sort avec les deux Arabes.

 

 

Scène IV

 

RODOLPHE, CLÉANDRE, FERRANDE

 

RODOLPHE, à part.

Ô vous qu’à son besoin l’innocence réclame,

Auteurs d’un si beau corps et d’une si belle âme,

Vengez de leurs accords le malheureux débris,

De notre liberté trop regrettable prix ;

Frappez ce malheureux, non pas de ce tonnerre

Dont fut puni l’orgueil des enfants de la terre :

Un peu d’air corrompu, le moindre coup de vent,

Un souffle détruira ce squelette mouvant.

Mais, ô vaine fureur, vengeur lâche et timide,

De chercher hors de toi l’auteur de l’homicide !

Rodolphe, quel bourreau que ta déloyauté

A le coup de sa mort en son beau sein porté ?

Contre lui ton remords injustement t’anime ;

Ne lui souhaite point la peine de ton crime ;

Il est bien moins cruel que tu n’es inhumain,

Et ton cœur a failli beaucoup plus que sa main.

Au moins, lâche fureur, si de la seule vie

De cet objet d’amour tu t’étais assouvie,

Tu serais pardonnable ; on voit des trahisons,

Et mon ingratitude a des comparaisons :

Mais tu ne voulais pas pouvoir être égalée,

Et jusques à mon sang ta rigueur est allée ;

Pour commettre un forfait seul comparable à soi,

J’ai voulu sans mourir être meurtrier de moi,

Et je me suis cherché jusqu’au ventre d’Alphrède,

Pour soûler celte rage à qui toute autre cède.

Ainsi le fruit naissant de nos tristes amours

Sans avoir vu le jour a terminé ses jours ;

Ainsi je l’ai frustré du bien de la lumière,

Et le lieu de son être est devenu sa bière ;

La mort ferme ses yeux avant qu’ils soient ouverts,

Et devant qu’être au monde il descend aux enfers.

Quel mortel ennemi, quel monstre, quelle peste,

Quel tigre, quel serpent est aux siens si funeste ?

Parents infortunés ! toi, Thyeste, qui fis

De ton sein malheureux le tombeau de tes fils ;

Et toi, triste vieillard dont les mains parricides

Privèrent de clarté les yeux toujours humides,

Vous pleuriez innocents ; et, traître que je suis,

Les yeux secs je l’envoie aux éternelles nuits.

FERRANDE.

C’est trop perdre de temps ; soyons-en plus avares,

Et fuyons au plutôt de ces rives barbares.

RODOLPHE.

Fions-nous donc encore à la fureur des eaux ;

Que Londres soit l’endroit où tendent nos vaisseaux

Non pas que le pouvoir des charmes d’Isabelle

Entretienne en mon cœur aucun dessein pour elle,

Mais pour en quelque sorte expier mon forfait,

Et pour exécuter le dessein que j’ai fait

De punir ce barbare en un autre soi-même,

Sacrifiant son fils à ma douleur extrême ;

Ou dans mon propre sang, si le sort est pour lui,

Laver ma perfidie et noyer mon ennui.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

EURILAS, ÉRASTE et DEUX SOLDATS, tous trois masqués et l’épée à la main, tiennent Eurilas

 

Un bois près de Londres.

ÉRASTE, aux soldats.

Amis, n’avançons plus, la place est favorable.

EURILAS.

Quel crime ai-je commis ?

ÉRASTE, à Eurilas.

Tu parles, misérable !

Ta plainte sera courte, et d’un seul coup ma main

Te fermera la bouche et t’ouvrira le sein.

 

 

Scène VI

 

EURILAS, ÉRASTE, LES DEUX SOLDATS, ALPHRÈDE sous le nom de CLÉOMÈDE, ACASTE

 

ACASTE, à Alphrède.

Nous marchons un peu fort ; reposons-nous sur l’herbe,

Attendant nos chevaux.

ÉRASTE.

Enfin ce front superbe

Et cet œil arrogant dont je fus rebuté,

Relâchent maintenant de leur sévérité,

Et malgré ciel, enfers, destins, père et famille...

ALPHRÈDE, à Acaste.

Qu’entends-je ? approchons-nous.

ÉRASTE.

Je possède ta fille.

Tu ne peux, insolent, me frustrer de ce prix,

Non plus que m’empêcher de punir tes mépris.

Donnons, qu’attendons-nous ?

ALPHRÈDE, l’épée à la main.

Arrêtez, homicides !

Ici, voleurs, ici dressez vos bras timides

Si lâchement haussés contre ce malheureux.

PREMIER SOLDAT.

Dieux cruels !

DEUXIÈME SOLDAT.

Je suis mort.

ÉRASTE.

Ô destin rigoureux !

Ce coup témoigne bien que jamais l’innocence

N’a du ciel vainement réclamé la puissance.

Il meurt.

ACASTE.

De tous trois à la fois la mort ferme les yeux.

EURILAS.

D’où peut un tel secours m’arriver que des cieux ?

Tutélaires démons, protecteurs de ma vie,

Vous sans qui la clarté m’allait être ravie,

Quels vœux et quel service égal à mon désir

Reconnaîtra jamais un si rare plaisir ?

ACASTE.

Pour prix d’avoir de vous détourné cette injure,

Contez-nous seulement quelle est cette aventure.

EURILAS.

Écoutez ; en deux mots : l’un de ces assassins,

Dont le ciel par vos mains a tranché les destins,

Puissant, mais ennemi de toute ma famille,

Témoigna du dessein pour une mienne fille

Qui, joignant ses mépris à mon aversion,

Refusa de répondre à son affection.

De la recherche enfin il passe à la menace ;

Et, comme il était vain, telle fut son audace,

Qu’animé de colère et transporté d’amour,

Il jura de m’ôter et ma fille et le jour.

Tandis que son esprit machinait l’entreprise,

À certain étranger ma fille fut promise :

Il en entend le bruit, devient plus furieux,

Et, ne redoutant plus justice, hommes ni dieux,

Met de tout son esprit les ressorts en usage,

Pour pouvoir contre nous exécuter sa rage.

Enfin, pour son malheur, il a su qu’aujourd’hui

Nous venions, sans soupçon ni des siens ni de lui,

En un logis des champs passer cette journée,

Proche duquel le traître a sa troupe amenée.

En effet, son dessein a presque réussi,

Car nous ayant, masqué, rencontrés près d’ici,

Faisant garder ma fille en la route prochaine,

Il venait à l’écart exécuter sa haine,

Lorsque le prompt secours que vous m’avez donné

A diverti le coup qui m’était destiné.

ACASTE.

Dieux ! quel est mon bonheur, d’avoir en sa ruine

En quelque sorte aidé la justice divine !

Mais, sans perdre de temps en discours superflus,

Secourons votre fille et ne différons plus.

EURILAS.

On ne peut sans danger lui donner d’assistance ;

Ses gardes sont en nombre et feront résistance :

Consultons là-dessus.

ACASTE.

Cet avis est aisé.

Prenons chacun le masque et chacun déguisé,

Feignant d’avoir atteint la fin que l’on demande,

Allons congédier cette troupe brigande.

Passons pour ces voleurs ; un seul signe de main

Obligera leurs gens à s’écarter soudain.

Ils se masquent et endossent la casaque des soldats qu’ils viennent de tuer.

EURILAS.

Le ciel m’est favorable, et par vous sa puissance

Témoigne avoir dessein d’assister l’innocence.

Dieux ! après quels si grands et si dignes effets

Ne serons-nous encore ingrats à ces bienfaits ?

ACASTE.

Sachons adroitement conduire cette affaire.

ALPHRÈDE.

L’épée, au pis-aller, toujours prête à bien faire,

Ne vous manquera pas en cette occasion,

Et je ne m’en sers point à ma confusion.

ACASTE.

Pas un de ces voleurs n’en saurait être en doute.

Êtes-vous prêt ? marchons.

EURILAS.

Suivez par cette route.

Ils sortent.

 

 

Scène VII

 

ISABELLE, DES VALETS la tiennent, pour l’empêcher de se tuer, ORANTE

 

ISABELLE.

Laissez contre mon sein, laissez agir mes mains,

De meurtres et de rapts ministres inhumains,

Infâmes partisans de la fureur d’un traître

Qui ravit maintenant l’être dont je tiens l’être !

On égorge mon père : un voleur plonge, hélas !

En son sein innocent son homicide bras,

Et vous voulez, cruels, vous voulez que je vive !

Mon sein demeure entier, et ma main reste oisive !

PREMIER VALET.

Calmez ces vains transports.

ORANTE.

Traîtres, qu’attendez-vous

D’accomplir d’un meurtrier le funeste courroux ?

Notre vie à vos coups sans défense exposée

Vous offre pour Éraste une vengeance aisée :

Servez sa passion, que délibérez-vous ?

 

 

Scène VIII

 

ISABELLE, DES VALETS, ORANTE, ALPHRÈDE, en cavalier, ACASTE, EURILAS

 

PREMIER VALET, aux autres.

Éraste a fait son coup ; amis, retirons-nous.

Ils sortent.

ISABELLE, à Eurilas.

Achève ton forfait ; viens, monstre sanguinaire,

Viens confondre le sang des filles et du père.

Ah ! ma sœur, étouffons ce serpent odieux,

La honte de la terre et la haine des cieux.

EURILAS, se démasquant.

Ma fille, quel respect, quel devoir de nature

Te permet ce transport ?

Alphrède et Acaste se démasquent.

ISABELLE.

Quelle est cette aventure ?

Que vois-je ? est-ce mon père ? ô ciel ! ô justes dieux !

Dois-je ici m’assurer au rapport de mes yeux ?

EURILAS.

Baise à ces cavaliers les mains qui t’ont servie ;

D’elles tu tiens l’honneur, d’elles je tiens la vie :

À leur rare valeur le ciel avait commis

Le fléau qui devait choir sur nos ennemis.

ISABELLE.

Je ne puis qu’être ingrate à ce plaisir extrême ;

Mais la vertu, mon père, est le prix de soi-même ;

Et qui sait dignement employer un bienfait,

Seul prend sa récompense et seul se satisfait.

ACASTE.

La beauté du sujet honore la victoire ;

Et vous avoir servie est pour nous trop de gloire.

En quelques intérêts qui vous puissent toucher,

Croyez que cet emploi nous sera toujours cher.

EURILAS.

Ma curiosité, sans vous être importune,

Se peut-elle informer quelle est votre fortune ?

Cet habit étranger, joint au rare plaisir

Que j’ai reçu de vous, m’oblige à ce désir.

ALPHRÈDE.

Barcelone en Espagne est ma natale terre,

D’où ce mien frère et moi passons en Angleterre,

Pour annoncer la mort du plus parfait amant

À qui jamais la Parque ouvrit le monument :

Rodolphe était son nom, sa maîtresse Isabelle,

Que cet ami mourant me peignit la plus belle

Qui dans Londres jamais ait respiré le jour.

EURILAS.

Comment, Rodolphe est mort !

ISABELLE.

Ô triste fruit d’amour !

Ô loi de nos destins inhumaine et barbare !

Hymen allait nous joindre, et la mort nous sépare !

ALPHRÈDE, à part.

Ô dieux !

ISABELLE.

Je suis la seule à qui touche sa mort,

À qui doit s’adresser ce funeste rapport ;

Isabelle est mon nom.

ORANTE, à part.

Aventure cruelle !

ALPHRÈDE.

J’apporte avec regret cette triste nouvelle ;

Mais lui-même en mourant m’enjoignit de vous voir,

Et son désir exprès m’oblige à ce devoir.

Avançons, et suivant le chemin qui vous reste,

Je vous entretiendrai de ce rapport funeste.

À part.

J’ose enfin l’espérer : Amour, peste des cœurs,

Je forcerai mon sort et vaincrai tes rigueurs.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ALPHRÈDE, ACASTE

 

ACASTE.

Ma sœur, m’est-il permis de t’ouvrir ma pensée ?

J’ai cru que ton amant t’avait bien offensée,

Et j’ai dû d’autant plus blâmer sa trahison,

Que je t’imaginais hors de comparaison.

En effet, je croyais qu’après ces corps célestes

Dont les divers aspects sont heureux ou funestes,

Il n’était créature à qui plus justement

On dût de la beauté le premier sentiment.

Mais quand ma liberté devrait t’être importune,

Il faut enfin, il faut que je t’en préfère une ;

Et je ne puis nier qu’au rapport de mes yeux

Isabelle est l’honneur des ouvrages des cieux :

Rodolphe a fait en elle un change légitime ;

Je deviens d’ennemi partisan de son crime :

L’ayant toujours blâmé, je t’avoue aujourd’hui...

ALPHRÈDE.

Qu’en sa place...

ACASTE.

Il est vrai, j’aurais fait comme lui.

ALPHRÈDE, à part.

Enfin mon frère en tient.

ACASTE.

Je sors d’un lieu sauvage

Où l’on ne sait d’amour ni l’être ni l’usage,

Et de qui les beautés n’ont pas assez d’attraits

Pour fournir à ce dieu des flammes et des traits.

Là, sans élection chacun suit sa nature,

Chacun s’y laisse prendre et prend à l’aventure,

Sans goûter les douceurs de ces beaux mouvements

Qu’on dit qu’Amour inspire aux esprits des amants.

Nourri parmi ces gens, j’ai peine à reconnaître

Quel est un changement qu’en effet je sens naître,

Si c’est amour ou non ; et pour me l’exprimer,

Je voudrais consulter quelqu’un qui sût aimer.

ALPHRÈDE.

Ne consulte que moi ; crois qu’en cette science

Aucune n’a plus d’art, ni plus d’expérience :

Je m’y suis trop instruite aux dépens de ma foi ;

Mais éprouve au hasard combien je m’y connais.

ACASTE.

Écoute : au même instant que parut à ma vue

Cette jeune beauté de tant d’attraits pourvue,

D’un désordre soudain mes sens furent troublés,

Mon esprit interdit, mes yeux comme aveuglés,

Et je ne voyais rien qu’une douce lumière

Qui m’avait ébloui de sa clarté première.

Mais quel ordre, bons dieux, et quel raisonnement

Est égal en douceur à ce dérèglement ?

ALPHRÈDE.

Ainsi, voulant chez nous établir sa demeure,

L’Amour surprend, frappe, entre et se loge en même heure :

Entreprenant un cœur qu’il ne veut pas faillir,

Tout son dessein dépend de le bien assaillir.

Mais poursuis seulement.

ACASTE.

Après ce doux caprice,

Quand ma raison voulut reprendre son office,

Et rétablir un peu ses mouvements confus,

Je connus clairement que je n’en a vois plus :

D’une secrète ardeur mon âme était pressée,

Je ne pouvais former qu’une même pensée,

Mon mal seul me plaisait, je ne concevais rien,

Et ses seules beautés étaient mon entretien.

ALPHRÈDE, à part.

Mon frère est pris.

Haut.

Après ?

ACASTE.

Quand la mère des ombres

Confondant les couleurs fit toutes choses sombres,

Et sur cet horizon répandit ses pavots,

Je trouvai le travail dans le sein du repos ;

Et je vis que des mois l’inégale courrière

Presque avant mon sommeil achevait sa carrière.

ALPHRÈDE.

Achève.

À part.

Acaste en tient.

ACASTE.

Encore ce sommeil

Était interrompu d’un si fréquent réveil,

Qu’à peine je puis dire avoir clos la paupière

Et dormi seulement une minute entière.

Ce parfait abrégé des merveilles des cieux

Quand j’allais reposer venait m’ouvrir les yeux ;

Elle m’éblouissait de ses attraits sans nombre ;

Je lui tendais les bras, mais n’embrassais qu’une ombre ;

Et ne pouvais pourtant, en ma confusion,

Être mal satisfait de cette illusion ;

J’aimais à me tromper d’un si plaisant mensonge,

Et refermais les yeux pour retrouver mon songe.

Est-ce amour ?

ALPHRÈDE.

Oui sans doute, et ce tyran naissant

N’eut jamais sur un cœur d’empire plus puissant.

ACASTE.

Je souhaite sa vue et la crains tout ensemble ;

Je brûle de la voir, et l’abordant je tremble ;

Près d’elle je sens naître un désordre secret

Qui confond mes pensers et qui me rend muet ;

Il semble que ma langue à son abord se lie ;

Ce que j’ai médité, la voyant je l’oublie ;

Je la quitte confus, je rêve tout le jour.

ALPHRÈDE.

Si tu n’es amoureux je n’eus jamais d’amour.

Au reste, de quel prix et de quelles largesses

Voudrais-tu, le pouvant, acheter ses caresses ?

ACASTE.

Pour l’acquisition d’une telle beauté,

J’engagerais mon cœur, mes biens, ma liberté,

Mon repos, ma raison, mon espoir, mon envie,

Mes vœux, mes soins, mes pas, et, si tu veux, ma vie,

Puisque cette merveille est mon unique bien,

Que seule elle m’est tout, et tout sans elle rien.

ALPHRÈDE.

Et si, sans engager tes soins, tes pas, ta vie,

Ton repos, ta raison, ton espoir, ton envie,

Tes passions, ton cœur, tes biens, ta liberté,

Je te fais posséder cette rare beauté ?

ACASTE.

Je te contemplerais, en l’ardeur qui me presse,

Non plus comme une sœur, mais comme une déesse.

Mais ne me promets rien qui passe ton pouvoir :

Un grand espoir manquant est un grand désespoir.

ALPHRÈDE.

Laisse-moi seulement lui donner quelque atteinte,

N’en tire aucun sujet ni d’espoir ni de crainte,

Et fais de cet essai que je donne au hasard

Ainsi que d’un dessein où tu n’as point de part.

Je ne risque, après tout, qu’un fort léger office,

Et si notre bonheur fait tant qu’il réussisse,

Tu gagneras beaucoup ayant peu hasardé,

Et recevras quasi sans avoir demandé.

Te pourras-tu résoudre à brûler de ces flammes

Dont le flambeau d’hymen unit deux belles âmes ?

Mais, simple que je suis, qui ne le pourrait pas ?

Quel goût serait mauvais pour de si doux appas ?

C’est là qu’innocemment un jeune cœur respire

Les douces libertés de l’amoureux empire,

Que le plus continent peut goûter des plaisirs

Qui du plus vicieux borneraient les désirs ;

C’est là qu’un couple heureux l’un de l’autre dispose,

Qu’en se réservant tout on donne toute chose,

Que la raison s’accorde avec la volupté,

Et qu’au milieu des fers on est en liberté ;

C’est à...

ACASTE.

N’achève point : quel esprit si sauvage

Ne conçoit les douceurs de cet heureux servage ?

Faire en faveur d’hymen un éloge pareil,

C’est sucrer le nectar et dorer le soleil.

Va tenter seulement cette heureuse entreprise.

ALPHRÈDE.

Que je m’oblige, hélas, si je te favorise !

Mon bien plus que le tien dépend de ce bonheur ;

Et servir ton amour est servir mon honneur.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

ORANTE, seule

 

Enfin, importune contrainte,

Laisse ouvrir ma bouche à la plainte ;

C’est trop qu’avec le cœur je perde aussi la voix.

Pour découvrir au vrai quelle est ma maladie,

Souffre que je la die,

Et que je nomme Amour pour la première fois.

 

Quoi ! passe-temps pleins d’innocence,

Doux exercices de l’enfance,

Mes chères libertés, mes ébats, mes plaisirs,

Innocents entretiens de ma jeune pensée,

Vous m’avez délaissée,

Et vous m’abandonnez à de nouveaux désirs !

 

Moi qui comme d’une chimère

Parlais d’Amour et de sa mère,

Je dois sacrifier à leurs divinités !

Moi qui jusques ici ne les croyais capables

De faire que des fables,

J’entends qu’enfin mon cœur m’en dit des vérités.

 

Ce feu, que je crus de nature

À ne nous brûler qu’en peinture,

Et n’avoir pour flambeau qu’un pinceau seulement,

Je sens qu’il me dévore, et qu’il est en mon âme

Une si vive flamme,

Qu’Etna ne brûle pas d’un feu si véhément.

 

Mais que sa violence est douce !

Et que les soupirs que je pousse

Procèdent bien d’un mal plus cher que la santé !

Que la mort dont je meurs vaut bien mieux que la vie,

Et qu’avec peu d’envie

Parmi de si beaux fers je vois la liberté !

 

Beaux yeux, belles prisons d’une innocente esclave,

Nouveaux soleils des bords que la Tamise lave,

Chers et premiers auteurs de mes affections,

Beaux objets de mes vœux, mes douces passions,

Uniques souverains que mon âme désire,

D’où venez-vous si loin établir votre empire,

Et qui relèvera de deux maîtres si doux,

S’il faut que vos sujets soient parfaits comme vous ?

Ô dieux ! faites mon mal capable de remède,

Ou faites mes attraits dignes de Cléomède.

Mais quelle peur me trouble, et sur quel fondement

Ai-je pris de moi-même un mauvais sentiment ?

Parmi quelques beautés j’ai parfois trouvé place,

Quelquefois sans horreur j’ai consulté ma glace,

Se regardant dans une fontaine.

Et j’en crois ces ruisseaux dont le cristal mouvant

M’a trouvée agréable ou m’a menti souvent.

 

 

Scène III

 

ALPHRÈDE, sous le nom de CLÉOMÈDE, ORANTE

 

ALPHRÈDE, sans être vue d’Orante.

Oh ! le doux passe-temps !

ORANTE, prenant les fleurs d’un bouquet qui est à son côté.

De plus vermeilles roses

Que celles que je tiens, sur mon sein sont écloses.

Si ce moite miroir ne me flatte à dessein,

Ces lis n’égalent pas la blancheur de mon sein ;

Ces œillets sont flétris aussitôt qu’on les touche,

Et ce défaut n’est point aux œillets de ma bouche.

Si mon cher Cléomède un jour les doit toucher,

Il les fera fleurir bien plutôt que sécher.

Avouez, belles fleurs, qu’Orante vous surmonte ;

Vous ne me parez point, et moi je vous fais honte ;

Mon teint a plus d’attraits que vous n’en possédez,

Et je vous porte à tort puisque vous me cédez.

Elle jette les fleurs dans l’eau.

ALPHRÈDE, la surprenant.

Quoi ! sur des fleurs Orante exerce sa colère !

ORANTE.

Je ne les puis souffrir, l’odeur m’en est contraire :

J’allais m’évanouir sans le secours de l’eau

Que ma main a puisée au sein de ce ruisseau.

ALPHRÈDE.

Et ce n’a pas été sans remarquer possible

Combien des maux de cœur la douleur est sensible ;

Ce mal, quoique léger, sans cet heureux secours,

De votre belle vie eût terminé le cours :

Jugez donc d’un plus grand, et quelle maladie

Ce peut être qu’hymen si l’on n’y remédie.

Depuis que ce poison nous a gagné le cœur,

Il trouble les esprits, amortit la vigueur,

Et si cruellement à la fin nous possède,

Qu’il faut bientôt mourir ou trouver du remède.

Ce n’est pas sans dessein, ô divine beauté,

Que je parle d’Amour et de sa cruauté.

Si pour un malheureux quelque pitié vous touche...

Mais, las ! dois-je fier ce discours à ma bouche ?

ORANTE, à part.

Ô miracle d’amour ! ô bonheur sans égal !

Au moment que je l’aime il partage mon mal.

ALPHRÈDE.

Si, dis-je, un malheureux vous trouve assez humaine

Pour prêter vos faveurs à l’excès de sa peine,

Il vous devra le jour qu’il tiendra de vos mains,

Et vous l’égalerez aux plus heureux humains.

ORANTE.

Quel est ce malheureux ?

ALPHRÈDE.

Si j’obtiens cette grâce,

Qu’en sa faveur chez vous la pitié trouve place,

Je vous dirai son nom.

ORANTE, à part.

Il veut parler de lui,

Et se veut déguiser dessous le nom d’autrui.

Haut.

Ne le connais-je pas ?

ALPHRÈDE.

C’est un autre moi-même,

Un dont les intérêts me sont chers dans l’extrême,

Et dont la passion ne se peut exprimer.

ORANTE, à part.

Qu’un amant est timide ! il ne s’ose nommer.

ALPHRÈDE.

C’est mon frère, en un mot.

ORANTE, à part.

Ô dieux, l’erreur cruelle !

ALPHRÈDE.

Il est passionné...

ORANTE.

De moi ?

ALPHRÈDE.

Non, d’Isabelle.

ORANTE, à part.

Quelle est ma vanité ! je pense sous ma loi

Captiver tout le monde, et nul ne songe à moi.

ALPHRÈDE.

Servez sa passion, et nous obtenez d’elle

Qu’elle soit pour Acaste aussi douce que belle.

ORANTE.

Oui, je lui parlerai de son affection,

Et m’emploierai pour lui, mais à condition.

ALPHRÈDE.

Quelle ?

ORANTE.

Que, répondant à mon amour extrême,

Vous aimerez Orante autant qu’elle vous aime.

Je ne vous puis celer... Mais qu’ai-je dit, hélas !

J’ai lâché la parole et je ne rougis pas !

ALPHRÈDE.

Vous, me vouloir du bien ! Que suis-je, belle Orante,

Pour oser me flatter d’une si belle attente ?

Que plût... Mais brisons là ; votre sœur vient ici :

Mon frère est mort sans vous ; contez-lui son souci.

À part.

Laissons tenter la fille, et voyons si le père

Couronnera nos vœux du succès que j’espère.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

ORANTE, ISABELLE

 

ORANTE.

Ce Rodolphe, ma sœur, vous coûte trop de pleurs ;

Ne vous consumez plus d’inutiles douleurs.

Quelle autre se relâche à des plaintes pareilles ?

Parlez-vous à la Mort, elle n’a point d’oreilles ;

Lui montrez-vous vos pleurs, elle a les yeux bandés ;

Orphée à peine obtint ce que vous demandez ;

Encor flattant un deuil bien plus grand que le vôtre,

Et donnant d’une main, elle reprit de l’autre ;

Elle n’entend ni voit les soupirs des humains,

Et n’a de tous les sens que l’usage des mains.

ISABELLE.

La constance est aisée à qui vit comme Orante.

Autrefois comme toi je fus indifférente ;

Comme toi je croyais, avant que l’éprouver,

Que l’amour fût un mal dont on se pût sauver.

Mais le temps comme à moi t’en apprendra l’usage.

La vertu que tu suis est un défaut de l’âge :

Tôt ou tard on est pris ; et sache qu’à son tour

Ton cœur croîtra le rang des esclaves d’Amour.

ORANTE.

Comment ! vous me croyez si jeune et si novice

Que d’ignorer sa force et que d’en faire un vice ?

Non, non, si c’en est un, mon cœur est vicieux.

Moi, pourquoi n’aimer pas ? je vis et j’ai des yeux ;

Pour moi comme pour vous les beautés ont des charmes,

Pour moi comme pour vous l’Amour porte des armes :

J’aime ; mais il est vrai que de suivre les pas

D’un amant qui mourrait, je ne le ferais pas.

ISABELLE.

De quoi me parles-tu ? quelle est ta rêverie,

Que, veuve avant l’hymen, tu veuilles que je rie ?

ORANTE.

J’apprends bien aujourd’hui que fort souvent nos pleurs

Naissent de la coutume et non de nos douleurs ;

Et vos naïvetés passent bien ma créance,

Que vous pouvez, ma sœur, pleurer par bienséance :

Vous songez à Rodolphe, et vous plaignez son sort

Plus parce qu’on vous voit que parce qu’il est mort.

Dieux ! le plaisant regret ! En effet, quelle peine

Vous pourrait exciter sa perte si soudaine ?

À peine il s’est fait voir et déjà ne vit plus.

Quittez, quittez, ma sœur, ces regrets superflus ;

Laissez au gré du ciel répandre ses tempêtes ;

Vos charmes sont trop forts pour manquer de conquêtes ;

De si rares beautés ont trop de poursuivants ;

Ne plaignez point un mort parmi tant de vivants ;

Déjà cent languissants invoquent la fortune ;

Chacun pour vous parler en foule m’importune ;

Jusqu’à des étrangers qui soupirent pour vous.

Mais j’incline pour un qui vous plaira sur tous.

ISABELLE.

Et qui ? nomme-le-moi.

ORANTE, à part.

Ce discours l’a changée,

Et voilà sa douleur à moitié soulagée.

Haut.

Pour qui plus volontiers auriez-vous de l’amour

Des deux à qui mon père et nous devons le jour ?

ISABELLE.

Tous deux me plaisent fort.

ORANTE.

Voudriez-vous l’un et l’autre ?

Cléomède est le mien, qu’Acaste soit le votre.

Mais qu’il vient à propos vous conter son tourment !

Je vous le livre, adieu ; traitez-le doucement.

 

 

Scène V

 

ACASTE, ISABELLE

 

ACASTE.

Ce malheur est conjoint à l’amoureux martyre,

Qu’il nous ôte en naissant le moyen de le dire

Le cœur étant lié, la langue l’est aussi ;

Et qui sent plus, sait moins exprimer son souci.

Tel, en la vive ardeur dont mon âme est pressée,

Je ne puis exprimer ma confuse pensée ;

Et mon désordre est tel, que dire seulement

Que je ne puis rien dire est tout mon compliment.

Que vous tiendrais-je aussi que des discours frivoles ?

Vos yeux vous disent plus que toutes mes paroles :

Vous savez leur pouvoir, et ces rois mes vainqueurs

Reçoivent tous les jours tribut de mille cœurs ;

Ils savent, ces auteurs du feu qui me dévore,

Que qui vit et qui sent, s’il vous voit vous adore.

Ainsi, puisque je vis, que je sens et vous vois,

Il faut que leurs attraits aient un esclave en moi,

Il serait superflu de vous conter ma peine,

Et vous ne tenez plus ma défaite incertaine.

ISABELLE.

Vous me surprenez trop. Quoi ! presque en même jour

M’annoncer un trépas et me parler d’amour !

C’est à la flamme et l’eau ne donner qu’une place,

C’est vouloir que je brûle et que je sois de glace.

Puis-je sitôt forcer de récentes douleurs,

Et bien voir votre amour au travers de mes pleurs ?

ACASTE.

Que Rodolphe en sa mort a dû trouver de charmes !

Qu’heureux est le trépas qui vous coûte des larmes !

Ne poussant qu’un soupir et pleurant une fois,

Vous paieriez assez la mort de mille rois.

Quel dieu ne changerait son être en nos misères,

Et ne voudrait mourir pour des larmes si chères ?

 

 

Scène VI

 

ACASTE, ISABELLE, EURILAS, ALPHRÈDE, sous le nom de Cléomède, ORANTE

 

EURILAS, à Isabelle.

Ne délibérons plus d’un dessein résolu :

Je prétends sur ma fille un empire absolu,

Et veux que dès demain cet heureux mariage

Sous une même loi leurs deux âmes engage.

Sus, que de longs plaisirs dissipent nos ennuis ;

Le calme suit les vents, les jours naissent des nuits ;

Ainsi de la douleur que le ciel nous envoie

Lui-même veut tirer notre commune joie.

Rends, ma fille, à ton teint ses plus vives couleurs ;

À l’auteur de ton mal laisse essuyer tes pleurs :

Le message d’Acaste a causé ta tristesse,

Et c’est au même Acaste à faire qu’elle cesse :

Son amour, et le sang qu’il exposa pour nous,

Lui donne une maîtresse et te donne un époux.

ISABELLE.

Tenant de votre main un présent de la sorte,

Pour lui ma passion ne peut être trop forte ;

Et par le soin des dieux ce bonheur m’arrivant,

Je ne les puis bénir d’un zèle plus fervent.

ACASTE.

Quel sort est en bontés égal à ma fortune !

Quelle autre fut jamais plus douce et moins commune !

Quoi ! mon remède, ô dieux, naît avec mon tourment !

Je vois, j’aime et possède en un même moment !

Mon père, de quels vœux...

EURILAS.

Je vous dois davantage

Je ne tiens que de vous ce reste de mon âge,

Et ma maison entière est un indigne prix

Du charitable soin que tous deux avez pris.

Allons, heureux soutien de mes vieilles années,

D’une commune voix bénir nos destinées.

ALPHRÈDE, à part.

Le ciel m’accorde enfin le succès que je veux.

ORANTE, à Alphrède.

Que fais-tu ? dis un mot en faveur de nos vœux.

ALPHRÈDE.

Non, non, c’est pour un coup assez d’un hyménée.

Notre peine à son tour se verra terminée ;

Il faut qu’après leur temps le nôtre vienne aussi.

ORANTE.

Tu n’y travailles pas avec trop de souci.

ALPHRÈDE, à part.

Enfin un doux espoir à ma crainte succède ;

La fortune et le sort sont enfin pour Alphrède ;

J’ai droit de l’espérer. Amour, peste des cœurs.

Je forcerai mon sort et vaincrai tes rigueurs.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

RODOLPHE, FERRANDE

 

RODOLPHE.

De ce pas, cher Ferrande, accomplis mon envie ;

Va tôt, fais qu’un duel m’abandonne sa vie ;

Porte-lui ce cartel, sers mon ressentiment.

FERRANDE.

Je n’y puis, ce me semble, aller fort sûrement.

Vous savez que pour lui cette heureuse journée

Est à d’autres duels que de Mars destinée.

Le jour de son hymen appeler un époux,

Ne peut à l’appelant produire que des coups.

RODOLPHE.

Il doit, s’il a du cœur, soumettre toute chose

À cette occasion que l’honneur lui propose.

FERRANDE.

Acquérez les plaisirs dont il se va combler,

Et rompez son hymen au lieu de le troubler ;

Faites effectuer aux parents d’Isabelle

La foi qu’elle a de vous et que vous avez d’elle ;

Ôtez à ce rival le bien qui vous est dû ;

Paraissez et rompez son hymen prétendu.

RODOLPHE.

Isabelle n’est plus le sujet qui m’anime ;

Son change ne m’importe, injuste ou légitime ;

Sa beauté ne m’est plus ce qu’elle me parut,

Son empire cessa quand Alphrède mourut.

Cette jeune merveille, en perdant la lumière,

Rétablit sur mon cœur sa puissance première,

Et regagna mes vœux par un si prompt effort,

Que son pouvoir semblait dépendre de sa mort.

Alphrède me veut seul, et sa fortune est telle

Que sa mort l’a rendue en mon cœur immortelle,

Et que le seul dessein de venger son trépas

A, des côtes d’Oran, conduit ici mes pas,

Où dès ce même jour, si le sort m’est prospère,

Le fils me répondra de la rage du père.

FERRANDE.

Mais puisque c’est un mal qu’il ne peut éviter,

Quel sujet vous oblige à le précipiter ?

Puis-je, l’allant trouver au milieu de la presse,

Le tirer sans soupçon du sein de sa maîtresse ;

Et ne jugez-vous pas qu’il sera retenu,

Si par les assistants ce dessein est connu ?

RODOLPHE.

Quoique mon repentir, en ma triste pensée,

De la beauté qu’il aime ait l’image effacée,

L’honneur me sollicite à détourner l’effet

Du tort et de l’affront qu’il pense m’avoir fait.

Cet affront n’est pas grand, mais il le pouvait être ;

Sa trahison n’importe, et pourtant il est traître.

Fallût-il, au milieu du bal ou du festin,

Aller de ce perfide achever le destin,

Je suivrai sans respect la fureur qui me presse,

Et le poignarderais au sein de sa maîtresse.

FERRANDE, après un moment de réflexion.

Voyez comme on profite à beaucoup consulter ;

Donnez-moi ce cartel, je vous vais contenter ;

Je le rends en ses mains, sans risque et sans fortune,

Par une invention plaisante et non commune.

On prépare un ballet pour ces jeunes amants ;

Vous avez entendu le son des instruments ;

C’est ce qu’on répétait en notre hôtellerie.

L’hôte fera pour moi...

RODOLPHE.

Dis donc tôt, je te prie.

FERRANDE.

Qu’il me sera permis d’en dispenser les vers.

RODOLPHE.

Eh bien ?

FERRANDE.

Lors sans hasard aisément je vous sers,

Mettant aux mains d’Acaste en la place des rimes

La prose qu’ont produit vos fureurs légitimes ;

Même un mot en sortant lui marquera l’endroit

Où vous le recevrez à disputer son droit.

RODOLPHE.

L’invention est rare.

FERRANDE.

Et surtout elle est sûre.

RODOLPHE.

Fais-la donc réussir, mais tôt, je t’en conjure.

Nous, allons cependant reconnaître le lieu

Que tu lui prescriras.

FERRANDE.

Je vous attends ; adieu.

Rodolphe sort.

Que d’une vaine ardeur son âme est enflammée,

Et que ces beaux desseins produiront de fumée !

Tous conseils lui sont vains, tous respects superflus,

Et s’il fait comme il parle, Acaste ne vit plus.

Cependant une mort si prompte et si certaine

Ne l’empêchera pas que cette nuit prochaine

Il ne rende ses vœux accomplis de tout point,

Et ne fasse un métier que les morts ne font point.

Mes respects, mes conseils, mes doutes et mes craintes,

Pour le décevoir mieux sont d’agréables feintes

Qu’à mes soins en partant Alphrède prescrivit,

Quand des rives d’Oran cet astre le ravit.

Il sort.

 

 

Scène II

 

ORANTE, seule

 

Le pauvre qui chez soi voit la table déserte,

Lorsque de mets exquis ailleurs elle est couverte,

Et qui ne peut goûter que des yeux seulement

Les douceurs d’un festin dressé superbement,

Celui-là te ressemble, Orante infortunée ;

À toi qui sans goûter vois les fruits d’hyménée,

À toi qui vois ta sœur au comble des plaisirs,

Et qui n’oses passer les bornes des désirs.

Je nourris, je l’avoue, avec trop de licence

Cet importun penser dont mon sexe s’offense ;

Et l’honneur me défend de toucher de si près

Ce mystère d’amour et ses plus doux secrets :

Mais, quelque sage avis que la raison apporte,

Il faut une constance et bien rare et bien forte

Pour voir de deux amants les désirs satisfaits,

Et ne posséder rien, pas même des souhaits.

Je le confesse, honneur, que ma triste pensée

S’est à quelques désirs peut-être dispensée ;

Mais ces désirs, hélas ! s’exerçaient vainement :

La peine de Tantale était mon châtiment.

Cependant que le bal occupe tout le monde,

Je vois ces deux amants, ô douceur sans seconde !

Retirés seul à seul à l’ombre d’un faux jour,

Se pâmer de baisers et consumer d’amour ;

À regards dérobés, et d’un œil plein d’envie,

Je vois l’excès de joie où ma sœur est ravie ;

Et la laissant enfin dans ce ravissement,

Des yeux et du penser je cherche mon amant,

Je tire l’orgueilleux du milieu de la presse,

Soupire, l’entretiens, lui ris, lui fais caresse ;

Mais ses yeux peu courtois, tournant de toutes parts,

S’égarent sans souci de rendre mes regards ;

Et je connais enfin qu’au prix de leurs délices

Nos plus doux entretiens ne sont que des supplices :

Je lui trouve une humeur bien contraire à mes vœux,

Espérons toutefois ; cherchons ce dédaigneux.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

ACASTE, ISABELLE

 

ACASTE.

Je reste sans discours, et l’agréable chaîne

Qui m’a lié le cœur me lie aussi la voix.

ISABELLE.

Ne m’imagine pas en une moindre peine,

Et crois que je te paie autant que je te dois.

ACASTE.

Je ris de ma franchise ; et ce jour qui m’en prive

Me faisant être tien, je crois qu’il me fait roi.

ISABELLE.

Ce même jour aussi, qui la mienne captive,

Je crois qu’il me fait reine en me donnant à toi.

ACASTE.

Quand j’aurais asservi le ciel, la terre et l’onde,

Mes fers sont le seul bien qui pourrait me ravir.

ISABELLE.

Et moi, quand je serais la plus vaine du monde,

Je serais satisfaite en l’heur de le servir.

ACASTE.

Je veux vivre et mourir sous l’agréable empire

De ces astres d’amour, mes soleils et mes rois.

ISABELLE.

Pour toi j’aime le jour, pour toi je le respire,

Sans toi je serais lasse, et sans toi je mourrais.

ACASTE.

Je plaindrais mon trépas quand la main de la Parque

M’aurait mis de ton sein à la table des dieux.

ISABELLE.

Et je plaindrais le mien quand même leur monarque

Se démettrait sur moi de l’empire des cieux.

ACASTE.

Je t’aimerais toujours, dût mon amour extrême

Ne m’acquérir jamais un si riche trésor.

ISABELLE.

Tu me pourrais haïr autant que la mort même,

Que malgré tes mépris je t’aimerais encor.

ACASTE.

Puissé-je être des dieux et l’horreur et la haine,

Si jamais tout mon soin tend qu’à te conserver !

ISABELLE.

Je veux que t’oubliant mon crime soit ma peine,

Et c’est le plus grand mal qui me puisse arriver.

ACASTE.

Puisse autant que nos jours durer cette querelle !

Que le combat est beau dont la cause est si belle !

Mon âme est transportée à tel point de plaisir,

Que je ne puis trouver où former un désir ;

Mais, mon cœur, arrivant que la loi de la Parque

Permît à quelques morts de repasser la barque,

Et que Rodolphe encor dût respirer le jour,

Confesse qu’il pourrait altérer notre amour,

Qu’il verrait avec soi ton amitié renaître,

Et reprendrait ton cœur en reprenant son être.

ISABELLE.

Il est mort à propos, et ses plus doux appas

Près de tes moindres traits ne me toucheraient pas ;

Je ne te puis nier, et tu le vis possible,

Qu’apprendre son trépas me fut un coup sensible.

En effet, je l’aimais ; et comme Amour alors

Assaillait ma raison de ses premiers efforts,

Je croyais que mon mal, qui ne faisait que naître,

Était au plus haut point qu’il pouvait jamais être.

Mais j’ai bien mieux jugé du pouvoir de ce dieu

Depuis que mon bonheur t’a conduit en ce lieu :

Mes yeux pour le premier quelques larmes lâchèrent,

Mais les yeux du second aussitôt les séchèrent.

Tu me plus dès l’abord, et presque en même jour

J’eus pour lui des soupirs et pour toi de l’amour.

Sans doute que le bien qui nous vint de tes armes

Avait fort commencé ce qu’achèvent tes charmes,

Et qu’avant ce beau feu dont ton œil est auteur

Je te considérais comme mon protecteur :

Mais cette douce ardeur aussitôt prit naissance,

J’eus bientôt plus d’amour que de reconnaissance,

Et quand tu t’es offert, ta recherche en effet

A devancé ma voix, mais non pas mon souhait.

ACASTE.

S’il est vrai que ton cœur, belle et rare merveille,

Soupire d’une ardeur à la mienne pareille,

Satisfais sur un point ma curiosité :

De quel œil verrais-tu mon infidélité ?

ISABELLE.

De l’œil dont je verrais la perte de ma vie,

De qui tu peux juger qu’elle serait suivie.

ACASTE.

Et que résoudrais-tu si dans ce désespoir

Celle que j’aimerais tombait sous ton pouvoir ?

ISABELLE.

Pour lui ravir tes vœux il n’est point d’artifice

Et point d’invention dont je ne me servisse.

C’est là que je croirais accorder la raison

Et la justice même avec la trahison :

Le crime quelquefois peut s’employer sans crime,

Et mon amour rendrait la fraude légitime.

Tout ce qui peut tomber dans l’esprit des amants,

Les suppositions, l’art, les déguisements,

Et tout ce que peut faire une fille abusée

Contre qui la trahit et qui l’a méprisée,

Ne doute point qu’Amour lors ne m’y résolût :

Souvent de tout risquer dépend notre salut.

ACASTE.

Tu pardonnerais donc, en pareille aventure,

De semblables moyens de venger une injure ?

ISABELLE.

Je n’en pourrais au moins condamner le dessein.

ISABELLE.

Sors, importun secret, sors enfin de mon sein.

Donc une mienne sœur...

 

 

Scène IV

 

ACASTE, ISABELLE, UN PAGE

 

LE PAGE.

Madame, l’assistance

N’attend plus qu’après vous, et le ballet commence.

Il sort.

ISABELLE, à Acaste.

Que me voulois-tu dire ? achève, mon souci.

ACASTE.

Nous les mettrions en peine en tardant plus ici.

 

 

Scène V

 

EURILAS, ORANTE et AUTRES PARENTS d’Isabelle, ensuite ACASTE et ISABELLE

 

On danse le ballet.

EURILAS, à Acaste et Isabelle.

Quoi ! nous priver sitôt du bien de votre vue !

Votre présence au moins jusqu’au soir nous est due.

Faites un peu de trêve avecque votre amour ;

Prenez la nuit entière, et donnez-nous le jour.

ACASTE.

Nous n’étions pas fort loin.

EURILAS.

Mais que fait Cléomède ?

Ne peut-il un moment souffrir qu’on le possède ?

Veut-il perdre sa part de cette volupté ?

ACASTE.

Il ne la perdrait pas sans un mal de côté

Qui l’incommode un peu, mais de qui la durée

Peut-être...

EURILAS.

Asseyons-nous et voyons cette entrée.

On danse.

FERRANDE, après avoir un peu dansé,
distribuant les vers et donnant le cartel à Acaste.

Lisez, je suis Ferrande ; on croit Alphrède morte,

Et ce faux accident a produit ce cartel.

Rodolphe vous attend à vingt pas de la porte ;

Je crois que le combat ne sera pas mortel.

ACASTE, bas à Ferrande.

Fais bonne mine ; adieu.

À part.

Que ce ballet me dure,

S’il retarde longtemps cette heureuse aventure !

Quelle sera ma sœur dans le ravissement

Qu’elle va recevoir de cet événement !

On danse. Le sujet est deux Espagnols qui font les braves, et qui enfin sont vaincus par deux Français. Tous les danseurs sortent.

EURILAS.

Les airs étaient charmants et la cadence belle.

UN PARENT.

Même l’invention m’en semble assez nouvelle :

Pas un ne s’est brouillé parmi les entrechats,

Et leurs pieds, quoique prompts, marquaient bien tous les pas.

EURILAS.

Il est temps que le verre à la danse succède.

ACASTE, à part.

Il est temps que ma sœur tente un dernier remède.

Ils sortent tous, et la toile tombe.

 

 

Scène VI

 

RODOLPHE, CLÉANDRE

 

RODOLPHE, à part.

Toi qui de tant d’amour eus un si triste prix,

De grâces et d’attraits agréable débris,

Alphrède, beau sujet des soupirs que j’élance,

Enfin de mon remords connais la violence ;

Que ma douleur t’apaise, et que cette action

Te tienne lieu pour moi de satisfaction.

Je ne présume pas qu’offrir une victime

Ait toujours tant d’effet que d’effacer un crime ;

Mais mon ressentiment conjoint à ce devoir

Te touchera peut-être et pourra t’émouvoir :

Ce seul ressentiment me met en main les armes ;

C’est lui seul qui m’instruit de l’usage des larmes ;

Lui seul fait mes soupirs, et lui seul en tous lieux

Présente à chaque instant ton portrait à mes yeux.

Je te vois le teint mort, le sein ouvert, l’œil hâve,

Me dire encor : Je t’aime et je meurs ton esclave.

Je pense à ton amour, je songe à ma rigueur,

Et l’un et l’autre enfin me touchent jusqu’au cœur.

En effet, je n’ai pu, sans être bien barbare,

Traiter si rudement une beauté si rare.

Quel monstre si cruel a jamais vu le jour,

Et quel si dur rocher est capable d’amour ?

Certes, autant de fois que cette inquiétude

Me peint ta passion et mon ingratitude,

Je doute, furieux, saisi, triste, interdit,

De ce qu’en ce penser ma mémoire me dit,

Et crois, non sans raison, que j’eus l’âme enchantée,

D’avoir si lâchement ta beauté rebutée.

Ce penser est suivi d’un long ruisseau de pleurs,

Et, confus, je demeure en proie à mes douleurs.

CLÉANDRE.

Un peu de sentiment pour ses aimables charmes

Aurait pu divertir le sujet de vos larmes.

La Mort a bien voulu ce que vous méprisiez ;

Elle ne la rend pas, et vous la refusiez.

 

 

Scène VII

 

RODOLPHE, CLÉANDRE, FERRANDE

 

FERRANDE.

Comme tout réussit alors que la prudence

Prend le gouvernement de notre intelligence !

Acaste se dispose à vous faire raison,

Et devant un moment il sort de la maison.

L’enfer impatient attend cette conquête,

Et Caron tient au bord sa barque toute prête.

RODOLPHE.

Ne joins point la risée au funeste remords

Qui d’instant en instant redouble ses efforts,

Et qui, sans me flatter de l’espoir du remède,

Fait de tous mes pensers les victimes d’Alphrède.

Viens, barbare vieillard, voir la juste action

Qu’Alphrède attend ici de mon affection.

Il vient ; retirez-vous.

Ferrande et Cléandre sortent.

 

 

Scène VIII

 

ACASTE, LE PAGE, RODOLPHE

 

ACASTE.

Rodolphe, quel ombrage

Dans un calme si doux m’excite cet orage ?

Quelque ressentiment vous serait-il resté,

Et vous devions-nous plus que votre liberté ?

RODOLPHE.

Oui, tu me dois raison de la plus belle vie

Que les traits de la Mort aient encore ravie,

Et du sang qui coula sous la barbare main

Du pire des mortels et du plus inhumain.

ACASTE.

De vous justifier l’action de mon père...

J’ignore ses raisons ; c’est à lui de le faire.

RODOLPHE.

Il pouvait rendre vains les serments que je fis

D’expier son forfait par la mort de son fils.

Sa main, quand je partis, savait encor l’usage

Des cruels mouvements que conseille la rage :

Il voulut m’épargner pour ne t’épargner pas,

Et signant mon départ il signait ton trépas.

ACASTE.

Calmez, calmez un peu la fureur qui vous trouble ;

Le trépas aujourd’hui me coûterait au double :

La beauté dont mon cœur adore les appas

N’attend pas cette nuit un mort entre ses bras.

RODOLPHE.

Et moi, je lui prétends, si le sort m’est prospère,

Procurer du repos plus qu’elle n’en espère,

Et soustraire au pouvoir d’un de mes ennemis

Sans dessein d’en user, ce qui m’était promis.

ACASTE.

Il est vrai que le bruit des charmes d’Isabelle

Me fît trahir vos feux et soupirer pour elle,

Mais à combien d’amants laisserait-on le jour,

Si l’on devait punir tous les crimes d’amour ?

RODOLPHE, tirant l’épée.

Donnons, c’est de la main qu’un noble cœur réplique ;

Il manque à qui s’excuse, et tremble à qui s’explique.

Il lui doit être doux de perdre un imposteur,

Un semeur de faux bruits, un traître, un affronteur ;

Et t’ayant obligé d’un bien illégitime,

Elle aurait peu d’honneur d’être le prix d’un crime.

ACASTE.

Ne dissimulez point votre ressentiment,

Et que la jalousie est son seul fondement.

En effet, cher Rodolphe, il faut que je confesse

Qu’un indigne moyen m’acquiert votre maîtresse ;

Mais, pour le réparer, une juste action

Est prête de la rendre à votre passion.

Bas au page.

Page, revenez tôt.

Le page sort.

Qu’une même journée,

Ayant fait et rompu, renoue un hyménée.

N’ayant eu que les fleurs, je vous laisse le fruit ;

J’ai célébré le jour, célébrez-en la nuit ;

Pardonnez à l’amour votre mort supposée,

Par qui je m’étais fait cette conquête aisée,

Et montrez qu’au métier de faire des vivants

Un tel mort ne voudrait céder aux plus savants.

RODOLPHE.

Lâche, tu prouves mal l’ardeur qui te transporte,

Et l’amour est bien faible où la peur est si forte :

En toi ce dieu m’a fait un indigne rival,

Et le bien t’est mal dû que tu défends si mal.

Mais demeure aux prisons de ta belle geôlière

Si le sort du combat te laisse la lumière :

Ses yeux, qui t’ont blessé, n’ont plus de traits pour moi,

Et par mon propre aveu je dégage ma foi.

Ma seule intention est d’immoler l’offrande

Que pour prix de sa mort Alphrède me demande,

Et de punir en toi le meurtre du tyran

Qui souilla de son sang le rivage d’Oran.

 

 

Scène IX

 

ACASTE, RODOLPHE, ISABELLE, LE PAGE

 

ACASTE, à Isabelle.

Vantez votre pouvoir de cette illustre marque,

Qu’il arrache vos biens de la main de la Parque :

La Mort a du respect pour des charmes si doux,

Et n’ose butiner en même lieu que vous.

Montrant Rodolphe.

Reconnaissez Rodolphe.

ISABELLE.

Ô dieux ! quelle merveille

Étonne en même temps ma vue et mon oreille !

Rodolphe voit le jour !

ACASTE.

Et me le veut ôter

Pour le droit que son bras a de vous disputer.

Si j’avais même droit en si belle conquête,

Je vous conserverais aux dépens de ma tête ;

Mais le mien est fondé sur une trahison :

Je vous acquis par fraude, et vous rends par raison.

Il veut la mettre entre les bras de Rodolphe.

Payez de vos faveurs une amour légitime,

Et faites de l’oubli le châtiment d’un crime.

RODOLPHE.

Ces satisfactions ne te sauveront pas

D’une lâche infamie ou d’un juste trépas.

Quoi ! comme il semble bon, on prend ou rend ma dame,

Selon que la peur glace ou que l’amour enflamme !

Un faible dieu préside à ses affections

Si l’on altère ainsi ses inclinations.

Mais que cette beauté sans contrainte s’engage,

Et choisisse à son gré sa flamme et son servage ;

Pour moi je vivrai libre ; et mon courage est tel,

Qu’il s’est pu dégager de tout objet mortel.

ISABELLE, à Acaste.

Pour moi, je vivrai votre ; et mon amour est telle

Qu’on ne lui peut ravir le titre d’immortelle.

À Rodolphe.

Rodolphe, en vérité, ne présumez-vous point

Que votre changement me touche au dernier point,

Que je vous vais prier de m’être favorable,

Et que votre mépris fait une misérable ?

Certes, vous auriez tort ; et vos traits sont trop doux

Pour craindre que mon cœur se plaigne de leurs coups.

Votre froideur prévient un dessein nécessaire

De chercher d’autres yeux à qui vous deviez plaire ;

Car déjà pour les miens vos attraits plus charmants

Approchaient de la fin de tous les agréments.

RODOLPHE, à Isabelle.

Ni plaire ni charmer n’est plus mon entreprise :

Le mépris sied fort bien à celles qu’on méprise ;

Et vous reconnaîtrez qu’un semblable souci

N’est point l’occasion qui m’a conduit ici.

À Acaste.

Toi, si tu ne te hais, et si tu n’as envie

Qu’enfin ta lâcheté de ta mort soit suivie,

Donnons, ou sans respect je venge aveuglément

Et l’injure d’Alphrède et mon ressentiment.

 

 

Scène X

 

ACASTE, RODOLPHE, ISABELLE, CLÉANDRE, FERRANDE, LE PAGE

 

ACASTE, à Rodolphe.

Puisque rien ne vous paie, et que votre colère

Par devoir ni raison ne se peut satisfaire,

Il vous faut accorder ce divertissement.

CLÉANDRE.

Que ce combat est long !

FERRANDE.

Certes, il est charmant.

ISABELLE, au Page.

Faites venir mon père. Ô dieux ! de quelle crainte...

ACASTE, arrêtant le Page.

Arrête !

À Isabelle.

Ne crains rien, et ris de cette feinte :

Un seul moment rendra ce courage remis,

Et de deux grands rivaux fera deux grands amis.

À Rodolphe.

Certes, mon cher Rodolphe, il faut que je confesse

Que la vie à chacun est une belle hôtesse,

Et qu’un homme bien sain ne peut qu’imprudemment

S’exposer au hasard de son bannissement :

Elle s’aime chez nous ; mais depuis qu’on la chasse,

Elle en sort pour jamais et jamais ne repasse.

Soyons plus ménagers d’un bien si précieux,

Et songeons s’il se peut à vous contenter mieux.

Tout votre deuil consiste en la perte d’Alphrède :

Eh bien ! ce mal est grand, mais n’est pas sans remède ;

Je connais un objet qui ne lui cède pas,

Un miracle accompli de charmes et d’appas,

Qui recevra vos vœux comme un honneur extrême,

Et que vous priserez autant qu’Alphrède même.

Bas au Page.

Page, allez, hâtez-vous.

Le Page sort.

RODOLPHE.

Ô ridicule peur !

Ô dans un mâle sein lâche et débile cœur !

Combien me deviendrait la lumière ennemie,

Que j’aurais conservée avec tant d’infamie !

ACASTE.

Quant à moi je préfère, et crois n’avoir point tort,

La plus honteuse vie à la plus belle mort.

Mais, au reste, arrivant qu’ayant vu ce visage,

Alphrède pût encor vous plaire davantage,

Tenez ma lâcheté hors de comparaison

Si je me défends plus de vous faire raison.

Contemplez seulement cette rare merveille.

 

 

Scène XI

 

ACASTE, RODOLPHE, ISABELLE, CLÉANDRE, FERRANDE, ALPHRÈDE, en femme, LE PAGE

 

ISABELLE.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ?

CLÉANDRE.

Rêvé-je, ou si je veille ?

ACASTE.

Rodolphe, au nom d’Amour, tournez ici les yeux.

RODOLPHE.

Non, non, tous les attraits des beautés de ces lieux,

Hélène renaissante avecque tous les charmes

Qui de tant de héros ont exercé les armes,

Le plus divin sujet qu’on ait jamais vanté,

La perfection même et la même beauté,

Trouveraient en mon cœur un rocher insensible,

Et le verraient pourvu du titre d’invincible ;

Leurs efforts seraient vains, et leurs plus doux appas

Employés sans effet ne te sauveraient pas.

ACASTE.

Mais les doux ornements dont le ciel l’a pourvue

Méritent bien au moins l’honneur de votre vue.

Jetez les yeux ici.

RODOLPHE.

Rien ne les peut toucher ;

Ton père a démoli tout ce qui leur fut cher,

Et rien ne leur plairait quand Vénus elle-même

Viendrait du sein de Mars me dire qu’elle m’aime ;

Quand Junon descendrait de la table des dieux,

Et telle qu’à Paris s’offrirait à mes yeux,

Quelques charmes si doux que sa beauté possède,

Je l’aurais à mépris après celle d’Alphrède.

Leurs plus puissants efforts employés vainement

Joindraient à ton trépas la honte seulement.

Alphrède, au triste état où ton père l’a mise,

Errante comme elle est sur les rives d’Élyse,

Veuve d’un corps pourri, sanglant, rongé de vers,

Est tout ce qui m’est cher et tout ce que je sers :

Je mets au seul honneur d’adorer sa mémoire

Mes plus fortes ardeurs et ma plus digne gloire ;

Mourant elle emporta mes inclinations,

Et mit en son tombeau toutes mes passions.

ALPHRÈDE.

Si je n’obtiens la fin que je me persuade,

Incivil, pour le moins que j’obtienne une œillade ;

Je ne suis pas funeste aux objets que je vois ;

Alphrède avait les yeux à peu près comme moi,

Elle n’eut le regard plus doux ni plus sauvage,

Nous avions du rapport d’humeur et de visage,

Nos cœurs étaient touchés d’un semblable souci,

Tout ce qui m’était cher elle l’aimait aussi ;

Rodolphe laisse tomber son épée.

Tu lui plus, tu me plais, et si tu l’as aimée,

J’ose bien me vanter que tu m’as estimée.

Rodolphe est interdit.

CLÉANDRE.

Que vois-je, cher Ferrande ?

FERRANDE.

Écoute seulement,

Et vois de leurs amours l’heureux événement.

RODOLPHE.

Belle Alphrède, ma voix, pour être trop pressée,

S’étouffe et ne saurait exprimer ma pensée ;

Mon esprit est confus d’aise et d’étonnement.

Mais laissez-moi longtemps ce beau dérèglement ;

Il vous dit mieux que moi le transport qui me touche :

Je demeure muet, ma voix meurt en ma bouche.

ALPHRÈDE.

Ah ! Rodolphe, est-il vrai que la bonté des dieux

À la fin m’ait rendue agréable à tes yeux ?

Se peut-il, cher amant, que cette malheureuse

Te retrouve sensible à sa flamme amoureuse ?

Si je l’ose espérer, si le ciel m’aime assez,

Mes pleurs et mes soupirs sont trop récompensés ;

Et je ne plaindrais pas la perte de ma vie,

Qui d’un si beau succès aurait été suivie.

Certes, je me veux mal de n’avoir pu mourir,

Puisque par-là ton cœur se pouvait acquérir ;

Et je ne tiendrai pas ton amour légitime,

Puisqu’elle ne me vient que de la fausse estime

Qu’un Ferrande obligeant t’avait fait concevoir :

Je perdrais à mourir moins qu’à te décevoir.

Mais si ma seule mort te pouvait satisfaire,

Je me mettrais bientôt en état de te plaire.

Si tu ne peux m’ aimer que le poignard au sein,

Parle, j’aurai bientôt accompli ton dessein.

RODOLPHE.

Cesse enfin, beau désordre, et permets que je die

Qu’il n’était rien d’ingrat après ma perfidie.

Non, Alphrède, les vols ni les assassinats

N’ont rien de si cruel et ne l’égalent pas.

Quel malheur si longtemps a mon âme aveuglée,

Quelle si longue erreur a ma raison troublée,

Que j’aie ingratement rompu de si beaux fers,

Et causé tant de maux que vous avez soufferts ?

Se mettant à genoux.

Ah ! si quelque pardon se doit à qui s’accuse,

Et si l’aveuglement peut tenir lieu d’excuse,

Pardonnez au captif qui, triste, à deux genoux,

Redemande ses fers et se redonne à vous.

Reçu dans vos prisons, je proteste d’y vivre

Jusqu’au moment fatal que la mort m’en délivre,

Et le temps, qui peut tout, perdra contre mon cœur

Le titre d’invincible et celui de vainqueur.

ALPHRÈDE, le relevant.

Ton repentir, Rodolphe, a des preuves trop grandes ;

Je suis ce que tu veux, prends ce que tu demandes,

Et n’implore jamais ce qui dépend de moi,

Puisque tout t’appartient, que je suis toute à toi.

Ils s’embrassent.

RODOLPHE.

Ô divin changement ! faveur vraiment céleste !

Je crains qu’en ton excès tu ne me sois funeste.

CLÉANDRE.

Ô doux ravissement ! belle confusion !

Me puis-je contenir en cette occasion,

Madame ?

ALPHRÈDE.

Cher Cléandre, enfin les dieux propices

Du milieu de nos maux ont tiré nos délices.

Adressons mille vœux et dressons mille autels

À ces sacrés auteurs du destin des mortels. 

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