La Princesse lointaine (Edmond ROSTAND)

Pièce en quatre actes, en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Renaissance, le 3 avril 1895.

 

Personnages

 

MÉLISSINDE, princesse d’Orient, comtesse de Tripoli

BERTRAND D’ALLAMANON, chevalier et troubadour provençal

JOFFROY RUDEL, prince de Blaye, troubadour aquitain

FRÈRE TROPHIME, chapelain du prince

ÉRASME, son médecin

SQUARCIAFICO, marchand génois

LE CHEVALIER AUX ARMES VERTES, aventurier au service de l’Empereur Manuel Comnène

SORISMONDE, dame d’honneur de Mélissinde

LE PATRON DE LA NEF, marinier

TROBALDO LE CALFAT, marinier

FRANÇOIS LE REMOLAR, marinier

PÉGOFAT, marinier

BRUNO, marinier

BISTAGNE, marinier

JUAN LE PORTINGALAIS, marinier

MARRIAS D’AIGUES-MORTES, marinier

LE PILOTE

PREMIER PÈLERIN

DEUXIÈME PÈLERIN

TROISIÈME PÈLERIN

QUATRIÈME PÈLERIN

CINQUIÈME PÈLERIN

NICHOLOSE, Valet de Squarciafico

UN MOUSSZE

LES MARINIERS

DES MUSICIENS

ESCLAVES

Etc.

 

XII siècle.

 

 

À Madame Sarah Bernhardt

puis-je ne pas dédier, cette pièce ?

E. R.

 

 

 

ACTE I

 

Le pont d’une nef qui parait avoir souffert une longue et terrible traversée. On voit qu’il y a eu tempête : voiles en loques, vergues brisées, échevellement de cordages, mât rajusté qui penche. On voit qu’il y a eu bataille : taches de sang, armes éparses. Nuit finissante. Ombre grise et transparente. Ciel qui pâlit. Étoiles qui se raréfient. Mer violette sous des écharpes de vapeurs. Horizon de brumes.

L’éclairage, au cours de l’acte, change insensiblement.

 

 

Scène première

 

LES MARINIERS : BRUNO, BISTAGNE, MARRIAS, PÉGOFAT, TROBALDO, FRANÇOIS, etc., LE PILOTE, puis LE PATRON DE LA NEF et FRÈRE TROPHIME

 

Au lever du rideau, couchés ou assis en tous sens, de mariniers à face tragique, blêmes, décharnés ; ils paraissent épuisés de fatigues et de privations. Quelques uns, blessés, sont sommairement pansés de haillons. Deux d’entre eux, au fond en balancent, par la tête et par les pieds, un troisième, inerte.

LES DEUX MARINIERS : PÉGOFAT et BRUNO, au fond.

Un... deux... trois... houp !

Ils lancent le corps par-dessus le bastingage. On entend sa chute dans l’eau.

PÉGOFAT.

C’est fait.

BRUNO.

Encore un camarade

Qui ne nagera pas, Tripoli, dans ta rade !

PÉGOFAT, ôtant son bonnet vers le disparu.

Adieu, garçon !

BRUNO, regardant au loin.

Bientôt l’aurore. Une rougeur.

FRANÇOIS, se réveillant et s’étirant.

Qui vient-on de jeter ?

BRUNO.

Audriu l’Égorgeur.

FRANÇOIS.

Maudite fièvre !

Il  regarde le pont dévasté.

Eh bien, elle en a fait, la vague !

BISTAGNE levant la tête.

Et le vent, donc ! Plus de boulines !...

BRUNO.

Plus d’itague !

FRANÇOIS.

Le mât pourrait bien choir.  Mieux vaudrait le scier.

BISTAGNE.

Moi, je voudrais manger.

BRUNO.

Rien chez le pitancier !

FRANÇOIS, se levant.

Aï ! ma blessure !...

Il chancelle.

Ho ! ho !... On ne se tient plus, presque !

Que l’on rencontre encore une nef barbaresque,

Et l’on ne pourra plus se battre !...

BRUNO.

On se battra !

Car il faut arriver ! Rien ne l’empêchera !

Tant pis pour toute nef qui nous cherchera noise !

BISTAGNE.

Quand donc voguera-t-on dans l’eau sarrasinoise ?

LE PILOTE.

Bientôt, j’espère.  Mais le temps fut si mauvais !

Ah ! l’aiguille qui dit le nord, si je l’avais !

Et la pierre dont on la frotte !...

BISTAGNE, haussant les épaules.

Quelle bourde !

LE PILOTE.

Non, ils sont quelques-uns qui l’ont, dans une gourde :

On frotte.  De la pierre est amoureux le fer.

Alors l’aiguille tourne et dit le nord : c’est clair.

TOUS LES MARINIERS.

Ha ! ha ! – C’est idiot !... Est-il bête ! – Une aiguille !

PÉGOFAT.

Bah ! passons-nous d’aiguille, et vogue la coquille !

– Tiens, le temps s’éclaircit, la misère prend fin !

BRUNO.

Tu trouves, toi ?  Hé bien, et la soif ?

FRANÇOIS.

Et la faim ?

BISTAGNE.

Oui, ce qu’on a souffert !

PÉGOFAT.

Le ciel nous soit en aide !   

TROBALDO, apparaissant à cheval sur une vergue.

Le drôle, après tout ça, serait qu’elle fût laide !

TOUS LES MARINIERS.

Oh ! non, elle est très belle ! – Elle l’est ! –

TROBALDO.

De par Dieu,

Il faut qu’Elle le soit, Bistagne !

BISTAGNE.

Et plus qu’un peu,

Fils, après les dangers qu’on a couru pour Elle !

Ou bien, moi, je me fâche !

BRUNO.

Il faut qu’Elle soit belle !

TOUS.

Elle l’est ! – Elle l’est !

MARRIAS.

Moi, j’en suis sûr !

UN RAMEUR.

Ah ! mais !

Ça m’ennuierait si vers un monstre je ramais !

PÉGOFAT, riant.

Il y pense en ramant, le Marseillais !

LE RAMEUR.

Sans cesse !

BISTAGNE.

C’est toujours beau, va, sois tranquille, une princesse !

LE PILOTE, haussant les épaules.

Vous ne parlez que d’Elle.

PÉGOFAT.

On est si fatigué !

Regarde : on parle d’Elle, et l’on est presque gai.

LE PILOTE.

Vous la montrera-t-on seulement, cette oiselle ?

BRUNO.

Le Prince l’a promis, de nous mener vers Elle

Si l’on arrive, et de lui dire que c’est nous

Qui l’avons apporté jusques à ses genoux !

LE PILOTE.

Et crois-tu qu’avec nous une princesse cause ?

PÉGOFAT.

Non.  Mais on la verra, c’est déjà quelque chose.

On ne parle que d’Elle en tous pays chrétiens !

UN MOUSSE.

Et de ses yeux !

LE PILOTE, se retournant vers lui.

Tu veux voir ses yeux, toi ?

LE MOUSSE.

Mais, tiens !

PÉGOFAT.

Le maître !

Le patron de la nef est entré depuis un moment et a écouté.

LE PATRON DE LA NEF.

Il faut d’abord, pour les voir, qu’on arrive ;

Et que Joffroy Rudel, notre bon prince, vive !

LES MARINIERS.

Il va plus mal ? – Hélas ! – Pauvre homme !

BRUNO.

Quel meschef !

LE PATRON.

Voyez, on a fermé le château de la nef.

Veillé par ses amis, sans doute qu’il repose !

PÉGOFAT.

Hier soir il chantait encor !

BISTAGNE.

C’est quelque chose

D’étonnant, comme il fait aisément des chansons !

FRANÇOIS.

Comment nomme-t-on ça, dont il tire des sons ?...

LE PILOTE, d’un air capable.

Ça s’appelle une lyre.

FRANÇOIS.

Ah !... une lyre ! – Dame,

Ça fait un joli bruit.

BISTAGNE.

Bien doux pendant qu’on rame !

PÉGOFAT.

Et quand il faut haler, ça donne de l’élan !

LE PATRON.

Chut ! l’aumônier du Prince.

PÉGOFAT.

Ah ! oui !... le capelan !

Frère Trophime, robe rapiécée et trouée, sort du château de la nef, consulte le ciel et va s’agenouiller au fond.

BRUNO.

Un prêtre pas gênant.

FRANÇOIS.

Brave nature. Franche.

BISTAGNE.

Ah ! si tous les curés avaient sa large manche !

LE PATRON.

Les luizernes du ciel ont éteint leurs derniers

Feux pâles...

BISTAGNE.

L’aube poind.

Une clarté plus blanche règne.

FRÈRE TROPHIME, agenouillé.

Vierge des mariniers,

Toi qui changeas la mer farouche en mer bénigne,

Fais glisser jusqu’au port la nef comme un grand cygne.

Vierge, en suite de quoi, s’il vit, sire Rudel

T’ira mettre à Tortose une nef sur l’autel,

Copiant en argent celle en qui nous errâmes,

Avec son gouvernail, ses voiles et ses rames !

LE PILOTE.

Peuh !... tout ça !... Si j’avais mon aiguille !

BISTAGNE.

Animal !

En tous les cas ça ne peut pas faire de mal.

Érasme sort à son tour. Robe de docteur en lambeaux. Décoiffé, l’air piteux. Les mariniers ricanent.

BRUNO.

Le vieux mire, à présent, qui montre sa frimousse.

FRANÇOIS.

Le médico.

BISTAGNE.

Pas fort !

TROBALDO, haussant les épaules.

Un médecin d’eau douce !

 

 

Scène II

 

FRÈRE TROPHIME, ÉRASME, LES MARINIERS, au fond

 

FRÈRE TROPHIME, allant vers Érasme.

Maître Érasme, le mal ?

ÉRASME.

Va toujours empirant.

Le prince dort, veillé par messire Bertrand.

Regardant l’horizon.

Eh bien, frère Trophime, eh bien, on ne discerne

Que du brouillard !

Furieux.

Moi, moi, médecin de Salerne,

Je vous demande un peu, que fais-je en ces périls ? 

Ma cathèdre, mon feu, mes livres, où sont-ils ?

Hélas ! le vent de mer, qui mit ma robe en loques,

M’a successivement ravi toutes mes toques !...

FRÈRE TROPHIME.

Le prince ?...

ÉRASME.

Eh ! mais, pourquoi ce musard des musards,

Ce poète, vint-il se mettre en ces hasards ?

Lorsque j’entrai chez lui, prince doux et débile,

C’était pour vivoter sous son toit, bien tranquille,

C’était pour le soigner sur terre, et non sur mer. 

Je trouve ce voyage extrêmement amer !

Se promenant avec une fureur croissante.

Ah ! que l’enfer rôtisse et que le diable embroche

Ces maudits pèlerins arrivant d’Antioche,

Qui sont venus parler les premiers, au château,

Un soir, comme on soupait, à l’heure où le couteau

De l’écuyer tranchant attaquait une dinde,

Sont venus les premiers parler de Mélissinde !

Ils chantèrent, – avec quel zèle inopportun ! –

La fille d’Hodierne et du grand Raymond Un ;

Ils déliraient, parlant de cette fleur d’Asie !

J’en vois encore un gros dont l’œil rond s’extasie...

Ils en parlèrent tant que soudain, se levant,

Le prince, ce poète épris d’ombre et de vent,

La proclama sa Dame, et, depuis lors, fidèle,

Ne rêva plus que d’Elle, et ne rima que d’Elle,

Et s’exalta si bien pendant deux ans qu’enfin

De plus en plus malade et pressentant sa fin,

Vers sa chère inconnue il tenta ce voyage,

Ne voulant pas ne pas avoir vu son visage !

FRÈRE TROPHIME.

Maître Érasme...

ÉRASME.

Il aura l’écume pour linceul !

– Et ce sire Bertrand d’Allamanon, qui, seul,

Lorsque tous à Rudel faisaient des remontrances,

Louangea son amour, approuva ses souffrances,

Déclara ce départ admirablement beau,

Et voulut s’embarquer aussi, sur le bateau !

– Mais c’est absurde ! – Et vous, un prêtre, en cette affaire !

On peut comprendre encor ce que moi j’y viens faire !

Mais vous ! le chapelain du prince ! comme si

Vous aviez une excuse à vous trouver ici !

Votre maître, lui seul de la chevalerie,

Sans avoir pris la croix vogue vers la Syrie,

Et, pèlerin d’amour, il chante sur son luth

Que le Tombeau Divin n’est pas du tout son but !

FRÈRE TROPHIME.

Sait-on le but secret à quoi Dieu nous destine ?

ÉRASME.

Nous allons pour des yeux de femme en Palestine !

FRÈRE TROPHIME.

Croyez que le Seigneur le trouve de son goût.

ÉRASME.

Ah ! vraiment ?  Le Seigneur ?  Qu’y peut-il gagner ?

FRÈRE TROPHIME.

Tout.

ÉRASME.

Oh !

FRÈRE TROPHIME.

Car il gagne tout, c’est du moins ma pensée,

À toute chose grande et désintéressée ;

Presqu’autant qu’aux exploits des Croisés, je suis sûr

Qu’il trouvera son compté à ce bel amour pur !

ÉRASME.

Il ne peut comparer une tendre aventure

Au dessein d’affranchir la Sainte Sépulture !

FRÈRE TROPHIME.

Ce qu’il veut, ce n’est pas cet affranchissement. 

Croyez que s’il se fût soucié seulement

De chasser du Tombeau l’essaim des infidèles,

Un seul ange l’eût fait, du seul vent de ses ailes !

Mais non. Ce qu’il voulut, c’est arracher tous ceux

Qui vivaient engourdis, orgueilleux, paresseux,

À l’égoïsme obscur, aux mornes nonchalances,

Pour les jeter, chantants et fiers, parmi les lances,

Ivres de dévouement, épris de mourir loin,

Dans cet oubli de soi dont tous avaient besoin !

ÉRASME.

Alors, ce que le Prince accomplit pour sa Dame ?...

FRÈRE TROPHIME.

De même me parait excellent pour son âme.

Elle était morte, en lui, gai, futile, indolent ;

Elle revit en lui, souffrant, aimant, voulant.

Que selon ses moyens chacun de nous s’efforce

L’important, c’est qu’un cœur nous batte dans le torse !

Le Prince est hors du vice, et des vains jeux d’amour,

Et des vains jeux d’esprit de sa petite cour :

Doutez-vous que bien mieux ces sentiments ne vaillent ? 

C’est pour le ciel que les grandes amours travaillent.

ÉRASME.

Soit !

FRÈRE TROPHIME, baissant la voix.

Remarquez encor. Ces rameurs, sur leurs bancs,

Ces mariniers, jadis, qu’étaient-ils ? – Des forbans.

Rêve-t-on cargaison d’âmes plus scélérates

Que celles de la nef, jadis ? – nef de pirates ! –

Mais ils se sont loués, comme le font souvent

Les Corsaires à ceux qui vont dans le Levant,

Pour porter monseigneur vers sa Dame lointaine !

Quand on signa le pacte avec leur capitaine,

La Princesse, à coup sûr, n’existait pas pour eux.

Or, voyez, maintenant, tous en sont amoureux.

ÉRASME.

Vous en êtes content ?

FRÈRE TROPHIME.

Enchanté ! – La galère

S’élance vers un but plus noble qu’un salaire !

Tous rêvent la Princesse, aspirent à la voir,

Et ces férocités se laissent émouvoir :

La Dame du poète, ils en ont fait leur Dame ;

On finit par aimer tout ce vers quoi l’on rame !

Ils voudraient que le prince atteignît aux chers yeux !

Son amour leur a plu, vague, mystérieux,

Parce que les petits aiment les grandes choses

Et sentent les beautés poétiques sans gloses !

Cette noble folie et que nul ne comprit

Apparaît toute claire à ces simples d’esprit !

ÉRASME.

Le pilote a trouvé la démence trop forte !

FRÈRE TROPHIME.

Il est déjà moins simple.

ÉRASME.

Et puis d’ailleurs, qu’importe ?

FRÈRE TROPHIME.

Beaucoup. Car tout rayon qui filtre, d’idéal,

Est autant de gagné dans l’âme sur le mal.

Je vois dans tout but noble un but plus noble poindre ;

Car lorsqu’on eut un rêve on n’en prend pas un moindre ! 

J’estime donc ces cœurs désormais agrandis.

– Vous semblez étonné de ce que je vous dis ?...

Oui, je suis partisan des aventures hautes !

Et près de celle-ci, que sont les Argonautes ?

Elle est lyriquement épique, cette nef,

Qui vole, au bruit des vers, un poète pour chef,

Pleine d’anciens bandits dont nul ne se rebelle,

Vers une douce femme étrange, pure et belle,

Sans aucun autre espoir que d’arriver à temps

Pour qu’un mourant la voie encor quelques instants !

Ah ! l’inertie est le seul vice, maître Érasme !

Et la seule vertu, c’est...

ÉRASME.

Quoi ?

FRÈRE TROPHIME.

L’enthousiasme !

Il remonte.

ÉRASME.

Hum !... Soit ! – Drôle de moine, on ne peut le nier...

Après réflexion.

On ne tardera pas à l’excommunier.

Bertrand, dont les vêtements aussi sont en lambeaux, sort du château de la nef.

BERTRAND, à Érasme.

Le prince se réveille...

ÉRASME.

Auprès de lui je rentre.

Il entre dans le château.

 

 

Scène III

 

FRÈRE TROPHIME, BERTRAND, LES MARINIERS

 

LE PATRON, à Pégofat qui a lâché sa rame.

Nagez donc !

PÉGOFAT.

Oh ! trois jours qu’on n’a rien dans le ventre.

Je ne peux plus !

BRUNO, dans un râle.

J’ai soif !

FRÈRE TROPHIME, allant à Bertrand et lui prenant les mains.

Mon fils, ton dévouement

Au Prince est admirable, et ton cœur est charmant.

BERTRAND.

Mon cœur est faible à tout sentiment qui le gagne. 

Un héros passe, il me séduit, je l’accompagne !

Serais-je Provençal, serais-je troubadour,

Si je n’avais pas pris parti pour cet amour ?...

Aux mariniers.

Courage, mes amis !... On avance !... on avance !... 

À frère Trophime.

J’étais si peu content de ma vie en Provence ;

Je m’écœurais de vivre à ravauder des mots,

À faire, de mes vers, de tout petits émaux.

J’étais las d’un métier de polisseur à l’ongle ;

Je vivais, vaniteux sophiste, esprit qui jongle.

À quelque chose, au moins, maintenant, je suis bon.

FRÈRE TROPHIME.

Ton courage, tes soins au Prince moribond...

BERTRAND.

Je suis poète, – et sais-je, en ce dévouement même,

Si ce qui m’a séduit, ce n’est pas le poème ?

FRÈRE TROPHIME.

Qu’importe ? Tu fus brave. Il est mauvais, mon fils,

De toujours dénigrer les choses que tu fis !

BERTRAND.

Vous me gênez, mon saint ami, par vos louanges.

Car les diversités de mon cœur sont étranges !

Je suis capable, eh oui, de grandes actions,

Mais trop à la merci de mes impressions.

Elle m’effraie un peu, l’aisance avec laquelle

J’ai tout quitté, trouvant cette aventure belle !

D’autres, moins prompts au bien, au mal seraient plus lente !

Ne m’admirez pas trop pour mes nobles élans :

Je suis poète...

UN MARINIER, étendu, au patron qui essaye de le faire se relever.

Ah ! non !... Je ne peux plus !

LE PATRON, à Bertrand.

Messire,

Ce qui leur rend courage, il faut le leur redire.

Les mariniers se traînent vers Bertrand.

PÉGOFAT.

Sire Bertrand, j’ai faim : dis-moi ses cheveux d’or.

BRUNO, même jeu.

J’ai soif, sire Bertrand : dis-moi ses yeux, encor !

FRANÇOIS, même jeu.

Tu nous as tant de fois, pendant notre détresse,

Tant de fois raconté comment est la Princesse !

Ils sont tous autour de lui, exténués et suppliants.

BERTRAND.

Eh bien, bons mariniers, je veux

Vous le raconter encore une :

Du soleil rit dans ses cheveux,

Dans ses yeux rêve  de la lune ;

 

Quand brillent ses traits délicats

Entre les chutes de ses tresses,

Tous les Amants sont renégats,

Plaintives toutes les Maîtresses ;

 

Un je ne sais quoi de secret

Rend sa grâce unique ; et bien sienne,

Grâce de Sainte qui serait

En même temps Magicienne !

 

Ses airs sont doux et persifleurs,

Et son charme a mille ressources ;

Ses attitudes sont de fleurs,

Ses intonations de sources...

 

Telle, en son bizarre joli

De Française un peu Moabite,

Mélissinde de Tripoli

Dans un grand palais clair habite !

 

Telle nous la verrons bientôt

Si n’ont menti les témoignages

Des pèlerins dont le manteau

Est bruissant de coquillages !

Pendant ces vers, les mariniers se sont peu à peu relevés.

PÉGOFAT.

Hein ? Comme il parle ! On ne comprend pas tout très bien.

Mais on voit qu’elle doit être bien belle, hein ?

BRUNO.

Oui, je vais mieux...

Ils s’activent tous.

FRANÇOIS.

Hardi !

LE PILOTE.

Mais quels fous vous en faites !

Ce que c’est que d’avoir à son bord des poètes !

BERTRAND.

Rudel et moi, dis-tu, nous en faisons des fous ?

Mais s’ils peinent encor ce n’est que grâce à nous.

À bord de toute nef que l’orage ballotte,

Il faudrait un poète encor plus  qu’un pilote.

PÉGOFAT, narguant le pilote.

Surtout quant le pilote est, comme lui, subtil !

BERTRAND.

Jusqu’à quand ce brouillard, sur l’eau, traînera-t-il ?

LE PATRON DE LA NEF.

Attendez le soleil.

BRUNO, montrant le pilote.

Il rage !

LE PILOTE.

Patience !

Quand j’aurai mon aiguille !

PÉGOFAT.

Eh ! bien quoi ! ta science

Restera courte, va ! – Quand tu sauras le nord,

Tu n’empêcheras pas qu’on ne s’ennuie à bord !

BRUNO.

Tu n’empêcheras pas qu’on n’y manque de vivres !

FRANÇOIS.

Et feras-tu qu’à jeun les mariniers soient ivres ?

BISTAGNE.

Et feras-tu qu’absents, ils soient dans leur pays ?

TROBALDO.

Et feras-tu briller à leurs yeux éblouis

Du pays où l’on va les futures richesses ?

PÉGOFAT.

Leur raconteras-tu, d’avance, les Princesses ?

FRÈRE TROPHIME.

On apporte le prince !

Joffroy Rudel, la figure terriblement défaite, le corps perdu, tant il est maigre, en ses loques, est apporté sur un grabat. Il grelotte la fièvre, et ses yeux vivent extraordinairement.

BERTRAND.

À vos bancs, les rameurs !

JOFFROY RUDEL, d’une voix faible.

Plus nous nous approchons, plus  je sens que je meurs.

 

 

Scène IV

 

FRÈRE TROPHIME, BERTRAND, LES MARINIERS, JOFFROY RUDEL

 

JOFFROY.

Je te salue, ô jour, à la plus  fine pointe !...

Quand tu fuiras ce soir, Elle, l’aurai-je jointe ?

Princesse d’Orient dont le nom est de miel :

Mélissinde !... vous que l’empereur Manuel

Voulait impératrice en sa Constantinople,

L’onde met entre nous, toujours, tout son sinople !

Fleur suprême du sang du glorieux Baudoin,

Ne verrai-je jamais venir sur l’eau, de loin,

Avec sa plage d’or où la vague s’argente,

L’heureuse Tripoli dont vous êtes régente ? –

La brume ne construit encore à l’horizon

Qu’une ville illusoire ! – Ô flottante prison !

Mourrai-je sans avoir même de la narine

Aspiré de l’espoir dans la brise marine,

Hélas ! et reconnu, venant vers mai, par l’air,

Le parfum voyageur des myrtes d’outre-mer ?

LE PILOTE.

Attendez, de par Dieu, que la brume se lève !

JOFFROY.

La voir, avant mourir, pour qu’endormi j’en rêve !

PÉGOFAT.

Vous la verrez !

JOFFROY.

Merci, rude et vaillante voix !

Mais, qu’ai-je donc, mon Dieu ? Pour la première fois,

Vais-je désespérer aujourd’hui ? Oh ! ma Dame...

Ramez bien, les rameurs, car je sens fuir mon âme !

BRUNO.

Vous la verrez !

JOFFROY.

Bruno, Bistagne, Pégofat,

François  le Rémolar, Trobaldo le Calfat,

Vous qui souffrez pour moi des maux de toutes sortes,

Juan le Portingalais, Marrias d’Aigues-Mortes,

Toi, Grimoart, toi, Luc... tous les autres – merci.

PÉGOFAT.

Laissez donc. On est fier de ce voyage-ci !

BRUNO.

C’est une traversée illustre !

FRANÇOIS.

C’en est une !

JOFFROY.

Oui, vous ne portez pas César et sa fortune,

Mais vous portez Joffroy Rudel et son amour !

FRÈRE TROPHIME, s’approchant.

Espérez, mon enfant.

JOFFROY, avec un faible sourire.

Saint Trophime, bonjour !

Se tournant vers Érasme.

Sans robe doctorale et sans toque, j’admire

Comme vous avez l’air moins savant, mon cher mire.

ÉRASME.

Monseigneur...

JOFFROY, lui tendant la main.

Sans rancune.

À Bertrand.

Approche, ami bien cher,

Frère plus fraternel que d’une même chair,

Qui voulus, généreux, me suivre en ce voyage,

Quand tous me trouvaient fou qui, seul, me trouvas sage !...

...Ah ! je vais mourir loin de tout ce qui fut mien.

BERTRAND.

Non, ne regrette pas...

JOFFROY, vivement.

Je ne regrette rien !

Ni parents, ni foyer, ni la verte Aquitaine...

Et je meurs en aimant la Princesse lointaine !

ÉRASME.

Elle est cause de tous nos maux...

JOFFROY.

Je la bénis.

J’aime les espoirs grands, les rêves infinis,

Et le sort d’Icarus me parait enviable

Qui voulut, vers le ciel qu’il aimait, l’air viable !

Et tombant comme lui, je n’eusse pas moins fort

Aimé ce qui causait si bellement ma mort !

ÉRASME.

Cet amour, malgré tout, me demeure un problème.

Ce qu’on ne connaît pas, se peut-il donc qu’on l’aime ?

JOFFROY.

Oui, lorsqu’ayant un cœur impatient et haut,

On ne peut plus aimer ce que l’on connaît trop !

Se soulevant sur son grabat.

Ai-je en vain suspendu l’escarcelle à l’écharpe ?

Ai-je pris le bourdon en vain ? – Mais sur ma harpe,

D’une voix qui faiblit, oh ! d’instant en instant,

Si je ne puis la voir, je mourrai la chantant !

Il prend la harpe pendue à la tête de son grabat et prélude.

Mais j’hésite, et je rêve, et prolonge l’arpège...

Pour la dernière fois chantant, que chanterai-je ?

Ô premiers vers d’amour faits pour Elle jadis,

Mes premiers vers, soyez les derniers que je dis !

Il récite en s’accompagnant.

C’est chose bien commune

De soupirer pour une

Blonde, châtaine ou brune

Maîtresse,

Lorsque brune, châtaine,

Ou blonde, on l’a sans peine.

– Moi, j’aime la lointaine

Princesse !

 

C’est chose bien peu belle

D’être longtemps fidèle,

Lorsqu’on peut baiser d’Elle

La traîne,

Lorsque parfois on presse

Une main, qui se laisse...

Moi, j’aime la Princesse

Lointaine !

 

Car c’est chose suprême

D’aimer sans qu’on vous aime,

D’aimer toujours, quand même,

Sans cesse,

D’une amour incertaine,

Plus noble d’être vaine...

Et j’aime la lointaine

Princesse !

 

Car c’est chose divine

D’aimer lorsqu’on devine,

Rêve, invente, imagine

À peine...

Le seul rêve  intéresse,

Vivre sans rêve, qu’est-ce ?

Et j’aime la Princesse

Lointaine !

Il retombe défaillant.

Je ne peux plus ! Hélas ! mes pauvres doigts trembleurs

Ne trouvent plus les nerfs de la harpe. Les pleurs

M’étouffent !... Mélissinde !... Hélas ! je vais me taire,

Et peut-être à jamais, car l’espérance...

UNE VOIX, dans les voiles.

Terre !

Violent tumulte. Joffroy s’est dressé d’un coup, debout sur son grabat, les bras ouverts.

MARRIAS.

Oui ! Regardez !

BRUNO.

C’est vrai ! Terre !

FRANÇOIS.

Noël ! Ramons !

BISTAGNE.

Le brouillard cachait tout !

JUAN.

Un pays d’or !

TROBALDO.

Des monts

Violets !

PÉGOFAT.

Tripoli ! Noël !

BRUNO, courant comme un fou.

Soyez donc calmes !

FRANÇOIS.

Terre !  C’est Tripoli !

MARRIAS.

Je vois déjà les palmes !

BISTAGNE.

Non, pas encor !

FRANÇOIS.

Si, je les vois !

TROBALDO.

Un alcyon !

PÉGOFAT.

La plage a l’air, là-bas, d’une peau de lion !

LE PILOTE.

Oui, c’est bien Tripoli, mes calculs étaient justes !

Voici les longs murs blancs et les grêles arbustes !

TOUS.

Gloire au pilote !

PÉGOFAT.

Vois, sous le ciel s’enflammant

La ville est rouge !

BRUNO.

Oh ! cet oiseau rose !

FRANÇOIS.

Un flamant !

BISTAGNE.

Embrassons-nous !

TROBALDO.

Chantons !

PÉGOFAT.

Oui, la malheure cesse !

TROBALDO.

Terre !

JUAN.

Terre !

BISTAGNE.

Le port !

PÉGOFAT.

Tripoli !

JOFFROY.

La Princesse !

Il tombe évanoui entre les bras de Bertrand.

LE PATRON.

Et maintenant... jetez les ancres !

BERTRAND, qui aidé d’Érasme et de Trophime, a recouché Rudel sur son grabat.

Mais il meurt !

Mais il faut aborder !

LE PATRON.

Oh ! non ! Le moindre heurt

Contre un récif pourrait briser notre coquille ;

On ne peut approcher sans donner de la quille !...

On va nous envoyer des felouques.

BERTRAND.

Ses yeux

Sont clos.

À Érasme qui est penché sur le prince.

Respire-t-il un peu mieux ?

ÉRASME.

Un peu mieux.

Mais le Prince est très mal.

BERTRAND, désespéré.

On ne peut pas attendre !

JOFFROY.

Oh ! tu parles trop fort, et je viens de t’entendre. 

D’ailleurs, je le savais. Je vais mourir. Il faut

Me transporter à terre, au plus tôt, au plus tôt...

Sans quoi, mes bons amis, je vais, comme Moïse,

Mourir les yeux fixés sur la Terre promise !

BERTRAND, bas, à Érasme.

Peut-on le transporter ?

ÉRASME.

Il n’y faut pas songer.

JOFFROY, se débattant.

Je veux la voir !

ÉRASME lui présente une fiole.

D’abord conjurons le danger. 

Buvez. Puis du repos. Et vous pourrez...

JOFFROY, à Bertrand.

Écoute,

Bertrand, emmène-moi là-bas, coûte que coûte ! 

Puisque je suis perdu, vous pouvez sans remord

Me laisser avancer de quelque peu ma mort.

Je suis un homme enfin, et l’on peut tout me dire

Serai-je mort avant d’arriver ?

ÉRASME.

Oui, messire !

JOFFROY.

Ah ! Bertrand ! Au secours !

ÉRASME.

Mais, si vous demeurez

En repos, sans parler, calme, vous guérirez,

Et vous pourrez alors la Dame de vos songes...

JOFFROY.

Non ! non ! Les médecins font toujours ces mensonges !...

Bertrand, je veux la voir !

BERTRAND, avec force.

Tu la verras !

JOFFROY.

Comment ?

BERTRAND.

Tu la verras, te dis-je ! Oh ! j’en fais le serment !

– Oui, j’y vais, je lui parle, et je te la ramène.

JOFFROY.

Bertrand !...

BERTRAND.

Elle n’est pas, peut-être, une inhumaine

Oui, oui ! Tu la verras avant la fin du jour. 

Soigne-toi bien. Je vais lui dire ton amour !

JOFFROY.

Bertrand !...

BERTRAND.

Elle saura qu’un Français, qu’un poète,

L’adora, traversa les Turcs et la tempête,

Pèlerina vers elle ainsi que vers la Croix,

Et qu’il arrive, et que trop malade...

JOFFROY.

Et tu crois ?...

BERTRAND.

Qu’elle viendra ?... Mais j’en suis sûr ! Mais je m’en charge,

Et vite ! Une nacelle, une barque, une barge !

Oui, l’esquif de la nef, c’est cela ! – Nous verrons

Ce qu’elle répondra ! – Vite !... Les avirons ! –

Je ramerai.  Ce n’est pas bien long, ce passage !

On va te ramener ta princesse ; sois sage !

JOFFROY.

Oh ! Bertrand, si tu fais cela !...

BERTRAND.

Je le ferai !

Il faudra qu’elle vienne ici, bon gré, mal gré.

JOFFROY.

Pourras-tu seulement arriver devant Elle ? 

Te voyant accoutré d’une manière telle,

Les gardes du palais...

BERTRAND.

C’est vrai !

À un marinier.

Toi, dans l’esquif,

Mets mon coffre d’atours et d’armes... Va, sois vif !

JOFFROY.

Attendez... et joignez ce coffret à son coffre. 

Ce sont là mes plus chers joyaux. Je te les offre.

Mon fermail, mon collier et mes éperons d’or. 

L’envoyé d’un poète amoureux, c’est encor

Plus que l’ambassadeur d’un Roi ! fais-toi splendide !

Va, que rien ne t’arrête !

LE PATRON, à Bertrand.

Il faudra prendre un guide,

Car le palais n’est pas proche du port, dit-on.

À la prime maison demandez un piéton.

Votre hôte s’offrira de lui-même sans doute,

Et vous pourrez chez lui vous vêtir ; puis, en route.

JOFFROY.

Dit-lui de venir vite, ou sinon je m’en vais...

ÉRASME.

Prince, ne parlez pas, cela vous est mauvais.

JOFFROY.

Oui, je me tais !...

À Bertrand.

Écoute...

BERTRAND.

Il faut que tu reposes !

JOFFROY.

Attendris-la, sois éloquent, trouve des choses !

Ou plutôt non, dis-lui la simple vérité :

Que je l’adore, et que je meurs d’avoir chanté,

Éperdument chanté sa beauté sans égale,

Comme d’avoir chanté le soleil, la cigale !

Oh ! mais que je mourrai le prince des amants,

Si pour deux ans d’amour je la vois deux moments !

BERTRAND.

Oui, oui, ne parle plus.

JOFFROY.

Je me tais, – mais j’y pense :

Ne lui dis pas cela sitôt en sa présence !...

Il faut la préparer. – Je me tais, je me tais ! –

Et pour la préparer si tu lui récitais

D’abord ces vers, tu sais, que j’ai dits tout à l’heure...

Mais oui, cela serait la façon la meilleure

D’expliquer mon amour, peut être ?

BERTRAND.

Ne crains rien.

Je lui dirai tes vers !

JOFFROY.

Tu les lui diras bien ?

BERTRAND, avec une gaieté forcée.

Si j’en faussais un seul, hein, quelle catastrophe !

Va, je ferai sonner tendrement chaque strophe.

JOFFROY.

Pour la dernière fois, peut-être, embrassons-nous.

Ils s’étreignent.

FRÈRE TROPHIME.

Je resterai pendant l’ambassade à genoux.

ÉRASME, bas, à Bertrand.

Il peut durer deux jours, comme il se peut qu’il meure

Ce soir, comme il se peut qu’il soit mort dans une heure !

LE PATRON, de même.

Messire, s’il venait à mourir tout d’un coup

Nous hisserions au mât la sigle appelé Loup,

La voile noire qui nous sert, à nous corsaires,

Les nuits... où nous craignons d’avoir des voiles claires !

FRÈRE TROPHIME, accompagnant Bertrand.

Ah ! persuadez-la ! – Qu’elle vienne le voir !

Insistez ! Insistez !

BERTRAND.

Oui, jusqu’au signal noir !

Il enjambe le plat bord et descend dans l’esquif. On entend un bruit de chaînes d’avirons, d’eau battue.

JOFFROY.

Là, portez mon grabat tout près du bastingage !

Je suis sûr qu’elle va venir.

La voix de BERTRAND, lui répondant d’en bas.

Je m’y engage !

Adieu ! – Ne parle plus ! – À bientôt !

Bruit rythmique de rames qui décroît.

JOFFROY.

C’est certain

Qu’il la ramènera. – Qu’il fait beau ce matin ! –

La barque glisse et fuit sur une eau toute rose. –

Oh ! d’abord quand Bertrand s’engage à quelque chose !...

BRUNO.

Elle viendra !

FRANÇOIS.

Nous la verrons !

PÉGOFAT.

Sur le bateau !

TROBALDO.

De tout près.

La voix de BERTRAND, au loin se perdant.

Bon espoir... La Princesse... bientôt...

JOFFROY.

La barque est déjà loin. Comme les eaux sont calmes !

Le grincement décroît des rames dans les scalmes... !

Laissez-moi là... Je veux y rester tout le temps !

– Là ! – Je ne parle plus. – Je regarde. – J’attends.

 

 

ACTE II

 

Une salle d’un palais d’un luxe moitié roman, moitié oriental. Au fond, un large vitrail s’ouvre sur des terrasses, derrière lesquelles la mer monte dans le ciel. À droite, second plan, une grande porte ouverte laisse apercevoir une galerie qui fuit, avec des colonnades sveltes et des jets d’eau. À gauche, un escalier de porphyre descend d’une lourde porte d’or. Les dalles de marbre, éblouissantes, et toutes les marches de l’escalier sont jonchées de lys fraîchement coupés. Sorte de divan aux nombreux coussins. Pendue au mur, prés de la porte, une énorme hache d’armes, au manche émaillé, tout bossué de cabochons verts.

 

 

Scène première

 

LES PÈLERINS

 

Au lever du rideau, le vitrail du fond est fermé. Un groupe de pèlerins, vêtus de la robe de bure à coquilles, tenant en main chacun le bourdon et une longue palme verte, se tient sur le devant de la scène. Ces pèlerins parlent à mi-voix comme des gens intimidés et éblouis de ce qu’ils voient.

PREMIER PÈLERIN.

La Dame qui nous a reçus ne revient pas.

DEUXIÈME PÈLERIN.

Le silence est si pur qu’on entend sous les pas

Le craquement léger des lys que l’on écrase.

TROISIÈME PÈLERIN.

Chut !... Écoutez !... Non, rien, c’est un jet d’eau, qui jase.

QUATRIÈME PÈLERIN.

Je n’ai plus d’où je suis le sentiment bien net.

Nous avons traversé combien de salles ?

PREMIER PÈLERIN.

Sept.

DEUXIÈME PÈLERIN.

Il y avait des mosaïques singulières !

TROISIÈME PÈLERIN.

Il y avait des oiseaux d’or dans les volières !

QUATRIÈME PÈLERIN.

Et des tapis de pied, et des coussins d’appui !

DEUXIÈME PÈLERIN, au troisième.

As-tu vu ce colosse inquiétant ?

TROISIÈME PÈLERIN.

Celui

Qui nous dévisagea l’un après l’autre ? Certes !

PREMIER PÈLERIN.

Taisez-vous ; c’est le Chevalier aux Armes Vertes,

L’étrange aventurier...

À ce moment, on voit passer dans la galerie un chevalier de haute stature, à l’armure émaillée de vert.

DEUXIÈME PÈLERIN, au premier, bas avec un coup de coude.

Chut !... Il est dans ton dos !...

TROISIÈME PÈLERIN, à voix basse, regardant le chevalier à la dérobée.

Le cercle de son heaume est fait de péridots...

QUATRIÈME PÈLERIN.

Et le pommeau de son glaive d’une émeraude !

Le chevalier disparaît.

DEUXIÈME PÈLERIN, frissonnant.

Oh ! mais je n’aime pas ce fantôme qui rode !...

PREMIER PÈLERIN, reprenant son récit.

Oui, c’est l’aventurier magnifique et cruel

Qui représente ici l’Empereur Manuel,

Le fiancé de la Princesse...

DEUXIÈME PÈLERIN.

Ah ! Elle épouse

L’Empereur Manuel ?

PREMIER PÈLERIN.

Étant d’humeur jalouse,

Se sachant accepté pour la raison d’État,

Le César byzantin a craint qu’on ne tentât

De conquérir d’amour le cœur de la Très Belle,

Et ce guerrier, dit-on, veille, pour lui, sur Elle –

Barrant aux jeunes gens l’accès de ce palais,

À moins...

TROISIÈME PÈLERIN.

Mais je suis jeune !

PREMIER PÈLERIN.

À moins qu’ils ne soient laids !

QUATRIÈME PÈLERIN.

C’est qu’il semble doué d’une force...

PREMIER PÈLERIN.

Effroyable !

Montrant la hache accrochée au mur.

Nul ne peut soulever sa hache d’armes.

DEUXIÈME PÈLERIN.

Diable ! –

Ce beau jeune homme, alors, que tantôt, sur le quai,

Sautant de son esquif, nous avons remarqué, –

Et qui disait à des Génois et des Morisques

De le mener vers la Princesse, – court des risques !...

TROISIÈME PÈLERIN.

Il criait comme un fou que même Belzébuth

Ne l’empêcherait pas d’arriver à son but.

– Et c’est qu’il n’a pas l’air d’un que l’on fait démordre !

Depuis un moment, dans la porte de la galerie, le chevalier a reparu.  Sur les derniers mots il fait un mouvement et s’éloigne très vite. Au bruit, les pèlerins se retournent.

PREMIER PÈLERIN.

Hum ! il nous écoutait !

DEUXIÈME PÈLERIN.

Il va donner quelque ordre

Pour empêcher d’entrer notre inconnu...

PREMIER PÈLERIN, au deuxième pèlerin.

Vieux sot !

Vous avez trop parlé !

TROISIÈME PÈLERIN.

Ah ! bah ! le jouvenceau

Est d’abord descendu, pour revêtir ses armes,

Chez le chef du parti génois. Donc, point d’alarmes !

Maître Squarciafico, ce fin matois, saura

L’aviser du danger, et le conseillera.

Car il souhaite fort qu’un candidat se pose

Contre cet Empereur, qu’il redoute, et pour cause...

PREMIER PÈLERIN.

Chut !... J’entends des accords de viole et de luth,

Et la Dame revient qui nous a reçus ! – Chut !...

 

 

Scène II

 

LES PÈLERINS, SORISMONDE, puis MÉLISSINDE

 

SORISMONDE, paraissant au haut de l’escalier devant la porte d’or fermée.

Pèlerins qui demain repartez pour la France,

La Princesse connaît par moi votre présence,

Et que vous avez tous, d’Antioche ou de Tyr,

Voulu venir la voir avant de repartir !

PREMIER PÈLERIN.

Oui, pour que son image enchante notre errance !

SORISMONDE.

La Princesse n’a pas avec indifférence

Connu que vous étiez venus dans cet espoir,

Et, généreuse, elle veut bien se laisser voir. 

Elle entend maintenant sa matinale messe...

On entend tinter une cloche.

Mais la messe est finie. Elle vient.

UN HÉRAUT.

La Princesse !

Les portes d’or s’ouvrent, Mélissinde parait, revêtue d’une lourde chape surchargée de pierreries de toutes sortes, le front ceint d’un tressoir de perles. Autour d’elle des enfants portent des gerbes de lys.

PREMIER PÈLERIN.

C’est elle !

DEUXIÈME PÈLERIN.

Ho ! quelle grâce inattendue elle a !

TROISIÈME PÈLERIN.

Dans les perles de l’Inde et les lys, voyez-la !

QUATRIÈME PÈLERIN.

Oui, les récits qu’on fait d’elle sont véridiques :

Elle efface les lys et les perles indiques !

PREMIER PÈLERIN.

Telle Hélène, quand les vieillards causaient entre eux !

MÉLISSINDE, du haut des marches.

Ainsi, vous reverrez la France, gens heureux !

Ainsi, vers votre nef, vous croirez que s’avance,

Bientôt, dans un brouillard bleuâtre, la Provence !

Je vous envie ! – Hélas ! je suis comme ces fleurs

Qui naissant sous des cieux qui ne sont pas les leurs,

Et devinant au loin qu’elles ont des patries,

Peuvent sembler  fleurir, mais se sentent flétries !

Elle descend quelques marches.

Vous verrez, sur la mer, le sol natal qui poind !...

– Moi, ma vie est d’aimer en ne connaissant point,

Et d’avoir des regrets, sans une souvenance...

Elle descend une dernière marche et s’avance entre les pèlerins.

Mais déjà, comme il sied aux chrétiens en partance,

Vous avez tous cueilli la Palme.

Prenant des lys aux mains des enfants.

Voulez-vous

Chacun joindre à la palme un lys fragile et doux,

Et le garder, ce lys, relique bien légère,

Pour vous remémorer la française étrangère ?

Elle leur distribue les lys.

UN PÈLERIN.

La Palme redira nos durs chemins ; – le Lys,

Ta beauté qui nous fut la meilleure oasis !

DEUXIÈME PÈLERIN.

La Palme nous sera le sévère trophée,

Le Lys, le souriant souvenir d’une fée !

TROISIÈME PÈLERIN.

Adieu, Princesse, Lys toi-même, de beauté !...

QUATRIÈME PÈLERIN.

Lys toi-même de grâce et de gracilité !...

Les pèlerins remontent peu à peu.

MÉLISSINDE.

Adieu !...

Les pèlerins sortent. On les entend repasser sous le vitrail ouvert. Mélissinde va y paraître. Les enfants ont déposé sur une table une gerbe restante de lys, – et ils renouvellent sur les dalles la jonchée que les pas des pèlerins ont dispersée.

Les voix des PÈLERINS, passant sous le vitrail.

Noël !... Noël !...

Mélissinde, après un geste d’adieu, referme le vitrail et redescend. Les enfants sortent.

 

 

Scène III

 

MÉLISSINDE, SORISMONDE

 

SORISMONDE.

Quelle aménité fine !

Quelle condescendance !... Elle fut, la divine,

Bonne plus  joliment que jamais aujourd’hui !

MÉLISSINDE.

Oh ! tu sais bien que je suis bonne par ennui !

Elle dégrafe nerveusement son manteau.

Manteau brodé, stellé, gemmé, toi qui m’écrases

De corindons, de calcédoines, d’idocrases,

De jaspes, de béryls, de grenats syriens,

De tous ces vains cailloux, de tous ces riches riens,

Manteau, fardeau, sous qui je ploie et deviens blême,

Ô somptueux manteau, tu me sembles l’emblème

D’un autre que je porte et qu’on ne peut pas voir

Et qui me pèse encor,

Elle le laisse glisser de ses épaules à terre.

quand je t’ai laissé choir !

Elle émerge dans une gaine blanche. Sorismonde ramasse la chape. Elle lui tend aussi sa couronne.

Prends mes perles aussi, tout ce qui me déguise.

Ouf !

De quelques lys prestement arrachés à la gerbe, elle se coiffe.

Me voici coiffée à peu près à ma guise,

De quelques fleurs encor perlières de la nuit !

Se jetant dans le fauteuil.

Oui, tu sais bien que je suis bonne par ennui !

Un temps.

Au fait, est-ce bien par ennui que je suis bonne ?

Non, c’est par intérêt qu’aux pèlerins je donne

Mes plus beaux lys avec de touchantes façons.

SORISMONDE.

Et qu’attendez-vous d’eux, Madame ?

MÉLISSINDE.

Des chansons !

C’est grâce à la chanson d’un de ces pauvres hères

Que je suis aujourd’hui la plus chère des chères,

Celle qu’aime Joffroy Rudel le Troubadour

D’un si miraculeux et si célèbre amour !

Oui, ce poète à moi que j’ai là-bas en France,

Commença de m’aimer au bruit d’une romance,

Et tu sais combien plait à mon cœur isolé

Cet amour dont la gloire a jusqu’à nous volé !

Combien, dans le médiocre où vivre nous enserre,

Le sublime de cet amour m’est nécessaire !

Avec un geste vers la fenêtre.

Eh bien, ces pèlerins, en France, ils s’en iront

Dire partout, de moi, de mes yeux, de mon front,

Des choses qui feront rêver les jeunes hommes...

SORISMONDE.

Et Rudel le saura. Voilà comme nous sommes !

MÉLISSINDE.

Et peut-être, en effet, Rudel le saura-t-il,

Et c’est une façon, pour mon âme en exil,

De correspondre un peu par-dessus la mer vaste

Avec mon amoureux.

SORISMONDE.

C’est une façon chaste.

MÉLISSINDE.

Oui, je veux l’exalter toujours plus  dans l’orgueil

De m’adorer ainsi. Voilà pourquoi l’accueil

Que j’ai fait à ces gens. Ma bonté n’est pas grande,

Non, mais tout simplement je soigne ma légende !

SORISMONDE.

Vous voici de nouveau toute à ce rêve  vain.

Moi, j’aimerais Rudel, mais il faudrait qu’il vînt !

MÉLISSINDE.

Mais j’aime son amour, j’aime son âme, j’aime...

SORISMONDE.

Je ne comprends pas bien. Si par un stratagème

De sorcier, si par un anneau de magicien,

Vous pouviez voir d’ici quel visage est le sien ?...

MÉLISSINDE.

Tu veux des sentiments trop nets...

SORISMONDE.

Et vous, trop vagues.

Que n’avez-vous un tel anneau parmi vos bagues !

Mais votre esprit se plaît dans un doux errement...

MÉLISSINDE.

Oui, dans mes grands jardins, pâles lunairement,

J’écoute murmurer la brise entre les myrtes...

Je vais voguer sur l’eau glauque et lisse des Syrtes,

Où ma belle galère aux flancs ornementés

Mire le jour des fleurs et le soir des clartés ;

Et puis, du son des luths que le plectre suscite

Je donne de l’envol aux vers que je récite ;

Et puis, m’enfermant seule en ces vastes pourpris,

Je m’y attriste, – et ma tristesse a bien son prix ! –

Enfin, j’erre aux parfums de ces lys sur ces dalles,

Et le rêve, m’ouvrant de vaporeux dédales,

M’oblige à peu à peu déserter le réel,

Et ma raison s’endort au bruit sempiternel...

Au bruit sempiternel des jets d’eau dans les vasques !

SORISMONDE.

Oui, nous manquons ici d’éperons et de casques.

Il nous faudrait beaucoup de jeunes chevaliers !

Mais votre affreux gardien les éloigne... Riez !

Cet homme est près de vous placé, bien qu’il le nie,

Comme auprès du Trésor on place le Génie !

Depuis qu’il est ici, nul ne frappe au vantail !

MÉLISSINDE, riant.

Prendre un garde d’honneur pour un épouvantail !

SORISMONDE.

L’Empereur est jaloux...

MÉLISSINDE, haussant les épaules.

S’en donne-t-il la peine ?

SORISMONDE, s’asseyant sur un coussin, à ses pieds.

Et vraiment, vous allez l’épouser, ce Comnène ?

MÉLISSINDE.

Pourquoi pas ?... Un mari, ce n’est pas un amant.

SORISMONDE.

Mais puisqu’il vous ennuie ?

MÉLISSINDE.

Impérialement !

SORISMONDE.

Ce Turquois ne peut vous comprendre...

MÉLISSINDE.

Sorismonde,

Nul homme à qui je sois plus  illisible au monde...

C’est tout à fait celui qu’il me faut pour mari.

Un jour je lui disais ma tristesse, il a ri !...

Eh bien, je trouverai, comme ont fait d’autres dames,

Des plaisirs d’ironie à nos distances d’âmes !...

Qui pouvais-je épouser de mieux que Manuel

Pour rester toute à mon amant incorporel ?

SORISMONDE.

Si pourtant quelque jour un amour véritable

Venait dans votre cœur, glouton, se mettre à table ?...

MÉLISSINDE.

Non, l’invisible ami me protège trop bien !

SORISMONDE.

Ce n’est pas l’ange, enfin, mais c’est l’amant gardien.

MÉLISSINDE.

C’est celui dont je sens, le soir, longeant la grève,

Les pensers m’arriver comme à tire de rêve,

Si bien que je réponds dans la brise : Merci !

SORISMONDE.

Vous ne lui devez rien à ce poète ?

MÉLISSINDE.

Si !...

Je lui dois mes fiertés, mes soucis, mes scrupules,

Mes tendances de cœur, mon goût des crépuscules,

Mes frissons délicats et mes larmes aux yeux,

Tout ce qui m’envahit de noble et d’anxieux,

Je lui dois la blancheur des robes que je porte,

Et je lui dois enfin mon âme, en quelque sorte !

SORISMONDE, secouant la tête.

Et faut-il pour cela lui dire tant merci ?...

J’en veux à cet amour...

MÉLISSINDE.

Moi, quelquefois, aussi.

Elle se lève.

Il fait trop beau. L’orage est dans l’air. Ah ! j’étouffe !

Sorismonde veut éloigner les lys posés sur la table.

Non, laisse. C’est pour moi, maintenant, cette touffe.

SORISMONDE.

Vous vivez trop parmi les lys. Les lys sont blancs.

Les lys sont fiers et purs. Mais les lys sont troublants.

MÉLISSINDE.

Peut-être as-tu raison. Ce sont des fleurs étranges,

Et traîtresses, avec leurs airs de sceptres d’anges,

De thyrses lumineux pour doigts de séraphins :

Leurs parfums sont trop forts, tout ensemble, et trop fins.

Elle prend la touffe et la regarde.

Peut-être as-tu raison : ce sont des fleurs mauvaises !

On contracte, à frôler ces candeurs, des malaises ;

Leur orgueil solitaire est d’un fâcheux conseil,

Et le rire vaut mieux des roses au soleil.

Respirant les lys.

Ah ! ce parfum ! Je ne sais plus ce qu’il me verse. 

Cette mysticité n’est-elle pas perverse ?

Avec une frivolité forcée.

Soit, vivons : trouvons-nous de petits passe-temps !

J’ai mandé mon marchand génois. Mais oui. J’attends

Squarciafico !... J’en suis à me faire des joies

Avec les curieux objets, les pâles soies,

Et j’use de longs jours à choisir des dessins

Imprévus, et des tons mourants pour mes coussins.

Elle s’est assise parmi les coussins du divan.

SORISMONDE.

Votre rusé Génois vous fournit d’amusettes,

Et vous ne voyez pas, distraite que vous êtes,

Tout ce qu’il vous extorque, ici, jouant son jeu,

Pour lui, pour le quartier des marchands, peu à peu !...

Commodes aux voleurs sont les princes artistes !

Aussi, tous nos Génois trafiquants sont-ils tristes

De vous perdre, ô Princesse éprise de beaux vers,

Dont les yeux sont fermés, et les doigts sont ouverts !...

Ah ! votre mariage, ils le voient avec peine,

Car ils savent quel maître ils auront dans Comnène !

UNE FEMME, entrant.

Le Chevalier aux Armes Vertes attend là

L’autorisation de venir prendre...

MÉLISSINDE, haussant les épaules.

Il l’a.

 

 

Scène IV

 

MÉLISSINDE, SORISMONDE, LE CHEVALIER AUX ARMES VERTES

 

LE CHEVALIER. Il a l’air préoccupé et regarde souvent vers la galerie ou vers la vitrail.

Princesse, pardonnez  si ce matin je tarde

À venir prendre ici vos ordres, – Dieu vous garde !...

MÉLISSINDE, souriant.

Ne serait-ce pas vous, plutôt, qui me gardez ?...

LE CHEVALIER.

Oh, Madame...

MÉLISSINDE.

Je sais, vous vous en défendez.

– Mes ordres ? – Je ferai, peut-être, un tour en rade.

LE CHEVALIER.

Bien.

MÉLISSINDE.

Y a-t-il des fleurs sur ma nef de parade,

Et des musiciens ?

LE CHEVALIER, galamment.

Il y en a toujours.

MÉLISSINDE, se levant.

Au fait, si nous sortions tout de suite ?

À Sorismonde.

Va, cours

Prendre un voile...

LE CHEVALIER, vivement.

Oh ! non, pas tout de suite !

Mouvement de Mélissinde.

Madame,

J’agis avec vraiment le désespoir dans l’âme...

Mais à cette sortie il vous faudrait surseoir.

MÉLISSINDE.

Hein !... Qu’est-ce à dire ?

LE CHEVALIER.

Oh, pas longtemps ! Jusqu’à ce soir.

MÉLISSINDE.

C’était donc vrai ?

LE CHEVALIER.

Las ! je ne suis que l’homme-lige

De l’Empereur, Madame. Un grand serment m’oblige. 

Or, ce matin, je dois redoubler...

MÉLISSINDE, vivement.

Ah ! Pourquoi ?

LE CHEVALIER.

J’ai dû placer mes gens armés – pardonnez-moi ! –

Aux portes du Palais. Cette porte dernière,

Moi-même y resterai.

MÉLISSINDE.

Mais je suis prisonnière !

SORISMONDE, à la fenêtre.

Ciel, aux portes, partout, des esclaves armés !

MÉLISSINDE.

Et mes gens ?

LE CHEVALIER.

Par mes soins, pour une heure, enfermés.

Montrant la galerie.

D’ailleurs, vous ne pourriez, puisqu’ici, moi, je veille,

Leur faire parvenir un seul ordre.

MÉLISSINDE.

À merveille !

Je suis la châtelaine enchantée à présent !...

Sorismonde, ceci devient presque amusant. 

Nous mettons les romans en action, ma chère !

– Mais que se passe-t-il ? Pourquoi ?

LE CHEVALIER, s’inclinant.

Je dois le taire !

Il remonte un peu, puis s’arrêtant au moment de sortir.

J’oubliais. Ce marchand est, là, ce prêteur d’or,

Ce sournois de Génois, plus juif qu’un juif, signor...

MÉLISSINDE.

Squarciafico ?

LE CHEVALIER.

Je peux permettre qu’on lui dise

D’entrer, s’il vous convient de voir sa marchandise.

MÉLISSINDE.

Ah ! vraiment ? Vous daignez ne pas m’ôter jusqu’au

Plaisir de recevoir mon cher Squarciafico ?...

LE CHEVALIER.

Vous le recevrez donc, madame, – en ma présence.

Il sort.

SORISMONDE.

Il fait bon d’épouser l’empereur de Byzance.

MÉLISSINDE.

Mais que se passe-t-il !

 

 

Scène V

 

MÉLISSINDE, SORISMONDE, SQUARCIAFICO suivi de son valet NICHOLOSE, qui porte des ballots de marchandises, LE CHEVALIER AUX ARMES VERTES, les bras croisés sur le seuil

 

SQUARCIAFICO, obséquieux, vif, volubile, et ne perdant pas le chevalier de coin de l’œil.

Oh ! plus belle toujours !

Le sourire lui-même, elle l’a, des Amours !

À son valet qui ouvre les ballots.

Nicholose, tous les objets, tu les disposes...

À Mélissinde, en un salut.

Princesse, nous avons beaucoup de belles choses !

MÉLISSINDE.

Toujours plus riche, alors ?

SQUARCIAFICO.

Bon Jésus ! Pauvre, moi !

MÉLISSINDE.

Vieux menteur ! Comme tous nos Génois, riche, toi !

Ayez donc, ô chercheurs de gains en Palestine,

Non pas la Croix, mais le Sequin sur la poitrine !

Vous vous enrichissez à la Croisade ? Oh ! fi !

SQUARCIAFICO.

La gloire est pour les Francs !

MÉLISSINDE.

Et pour vous le profit ?

SQUARCIAFICO.

Non ! Tout va mal, malgré notre patron saint George !

Des péages partout, Princesse ; on nous égorge !

On nous a supprimé les fours et les moulins !

Câlin.

Vous nous les ferez rendre ?

MÉLISSINDE.

On verra.

SQUARCIAFICO, montrant des sacs.

Des sacs pleins

De parfums, tous exquis !...

Déroulant un tapis.

Voyez ! Tapis de Perse !

Tout en donnant des petits coups sur le tapis.

La ville d’Ascalon, protégeant le commerce,

Donne aux Génois, par an, cent besants ; c’est joli !

Câlin.

Vous devriez en faire autant dans Tripoli !

MÉLISSINDE.

On verra !

SQUARCIAFICO, présentant un coffret.

Ce coffret, admirez-vous ?

MÉLISSINDE.

J’admire.

SQUARCIAFICO, à genoux devant elle et déballant.

Tissu d’or de Moussoul ! Perles du Golfe ! Myrrhe

De l’Arabie Heureuse ! Ivoire éthiopien !...

Bas.

Chut ! Je vais vous parler tout bas, écoutez bien !

Mouvement de Mélissinde. Haut.

Beau brocart !

Bas.

Un jeune homme rôde...

Haut, faisant bouffer et miroiter l’étoffe.

Teintes mates !...

Bas.

Rôde autour du Palais.

MÉLISSINDE, à part.

Je comprends !

SQUARCIAFICO, haut.

Aromates !

Bas.

On l’empêche d’entrer.

Haut.

Ambre ! – Daignez sentir !

Bas.

Il voudrait vous parler.

Haut.

Satin broché de Tyr !

MÉLISSINDE, bas.

Son nom ?

SQUARCIAFICO, bas.

Je ne sais pas. C’est, je crois, un poète !

MÉLISSINDE, avec un petit cri qu’elle rattrape immédiatement.

Ah !... Ah ! Cette écarlate, aux yeux, est une fête !

SQUARCIAFICO.

Par ruse, pouvez-vous le faire entrer chez vous ?

MÉLISSINDE, bas.

Mais non !

SQUARCIAFICO, haut.

Fin lin d’Égypte ! Est-ce souple ? Est-ce doux !

MÉLISSINDE, haut.

D’où vient-il ?

SQUARCIAFICO, bas.

Mais de France ! À l’instant il débarque,

Beau comme un pâtre grec, et fier comme un monarque !

– Est-ce que ce gardien jamais ne s’en ira ?

Haut.

Des épices venant de Kiss-Ben-Omira.

MÉLISSINDE, bas.

Non, il reste, pareil au dragon dans les mythes !

SQUARCIAFICO, haut.

De l’encens, que je tiens du roi des Axumites !

Bas.

Ce jeune homme m’a dit que le cas est pressant,

Et, pour vous voir, qu’il se battrait un contre cent !

MÉLISSINDE.

Alors ?

SQUARCIAFICO, haut.

Du calamus !

Bas.

Si tantôt quand il sonne

Du cor, on ne vient pas à son appel, il donne

L’assaut !

Haut.

Baume Arabesque, un baume tout-puissant

Mis sur une blessure, il arrête le sang !...

Se levant et lui offrant un petit sac.

Et de Provence enfin, pour que sous vos dents fines

Vous les fassiez craquer, de blondes avelines !

MÉLISSINDE.

C’est bon, laisse cela. J’achète tout. Va-t’en.

À part.

Il me semble déjà que là dehors j’entend !...

SQUARCIAFICO, repliant les étoffes.

J’aurai de beaux brocarts aux prochains arrivages.

Sur un geste impatient de Mélissinde.

Je m’en vais !...

Câlin.

Vous ferez supprimer les péages ?

MÉLISSINDE.

Oui.

SQUARCIAFICO, bas.

Beau comme Paris.  J’en étais ébloui !

Haut. Câlin.

Et la subvention, vous nous l’accordez ?...

MÉLISSINDE.

Oui.

SQUARCIAFICO, à lui-même.

Je crois que je n’ai pas manqué de ce qu’on nomme

Du flair, en m’attachant au sort de ce jeune homme.

Hé, hé, ceci pourrait bien nuire à Manuel...

Se retournant sur la seuil avant de sortir en un salut plein de grâce.

C’est dit, cent bons besants de crédit annuel !

Le chevalier sort derrière lui.

 

 

Scène VI

 

MÉLISSINDE, SORISMONDE, puis LE CHEVALIER AUX ARMES VERTES

 

MÉLISSINDE, à Sorismonde.

As-tu tout entendu ?

Sorismonde fait signe que oui.

Ce jeune homme !... un poète !...

SORISMONDE.

Eh mais, vous paraissez inquiète.

MÉLISSINDE.

Inquiète ?

Moi ? Non !

SORISMONDE, avec malice.

Est-ce que vous vous ennuyez encor ?

MÉLISSINDE, se jetant sur le divan.

Pourquoi pas ? Ne dis pas de sottises !...

On entend sonner un cor au loin.

Le cor !

SORISMONDE, au vitrail.

Oui, le voilà. C’est lui. Pour s’annoncer il sonne.

MÉLISSINDE, tout à fait étendue, avec indifférence.

Que m’importe ?

SORISMONDE.

C’est qu’il est bien de sa personne !

MÉLISSINDE, haussant les épaules.

Comment peux-tu le voir de si loin ?

SORISMONDE.

Je le vois.

Il appelle ; et l’on sort en armes à sa voix.

Il est à la première porte.

MÉLISSINDE.

Que m’importe ?

Un temps.

Eh bien, qu’est-ce qu’il fait à la première porte ?

SORISMONDE.

Les gens de l’Empereur l’arrêtent.

MÉLISSINDE.

Le pauvret !

Il s’en retourne ?

SORISMONDE.

Non. Il se bat.

MÉLISSINDE, s’accoudant.

Est-ce vrai ?

SORISMONDE.

Mais c’est qu’il les bouscule. Il passe. Vierge sainte !

Il est déjà devant la deuxième enceinte.

Il se bat !

MÉLISSINDE, se soulevant.

Est-ce vrai ?

SORISMONDE.

Oh ! quel superbe élan !

Le cor résonne plus près.

Écoutez-le sonner du cor !

MÉLISSINDE, debout.

Comme Roland.

SORISMONDE.

Il va passer.

MÉLISSINDE, à la fenêtre derrière elle.

Il passe !

SORISMONDE.

Il tombe !...

MÉLISSINDE.

Il se relève !

SORISMONDE.

Sa lance s’est brisée !

MÉLISSINDE.

Il a saisi son glaive.

Ah !

Elle recoule.

SORISMONDE.

Qu’avez-vous ?

MÉLISSINDE.

Ses yeux ! J’ai rencontré ses yeux.

Il vient de les lever, et de me voir.

SORISMONDE.

Tant mieux !

Comme dans les tournois, jetez-lui votre manche.

MÉLISSINDE,
se dressant dans la fenêtre et arrachant sa manche qu’elle élève.

Messire, frappez dru ! Voici ma manche blanche !

Je vous enjoins ici d’en changer la couleur !

Défendez votre sang ! Faites couler le leur !

Et ce samit d’argent à la blancheur si pure,

Ne me le rapportez que rouge.

Elle lance la manche.

La voix de BERTRAND.

Je le jure.

Tumulte et cliquetis, puis silence.

MÉLISSINDE, descendant.

Il est entré dans le Palais...

Sorismonde referme le vitrail. Silence.

On n’entend rien...

Plus rien... Que voulait-il me dire ?

SORISMONDE, lui montrant la galerie.

Oh, voyez !

Un esclave entre dans la galerie, couvert de sang, l’épée à la main, les vêtements en lambeaux. Il parle bas au chevalier.

LE CHEVALIER.

Bien.

Il prend sa hache d’armes, et avec une courtoisie tranquille, à Mélissinde.

Vous permettez ? Je ferme un instant cette porte.

Il la ferme. On l’entend que pousse les verrous. Silence.

MÉLISSINDE.

Que va-t-il se passer ? – Ah ! je suis demi-morte !

On entend du bruit qui se rapproche dans le palais.

Il vient ! – Le Chevalier aux Armes Vertes, là,

Va le tuer avec cette hache qu’il a ! –

Le pauvre enfant ne peut abattre cette brute ! –

Bruit de pas derrière la porte. Cliquetis.

Ah ! ils ont commencé !... Comme c’est long ! On lutte.

On piétine !

Bruit sourd.

Quel choc !

On n’entend plus rien, la porte s’ouvre ; elle recule.

Ha !... les battants ouverts !

Bertrand paraît sur le seuil, l’épée au poing, blessé au front ; et il jette aux pies de Mélissinde la manche empourprée.

MÉLISSINDE, reculant toujours.

Messire !... Ah !... Qu’avez-vous à me dire ?...

BERTRAND.

Des vers.

 

 

Scène VII

 

MÉLISSINDE, BERTRAND, SORISMONDE

 

BERTRAND, mettant un genou en terre.

C’est chose bien commune

De soupirer pour une

Blonde, châtaine ou brune

Maîtresse,

Lorsque brune, châtaine,

Ou blonde, on l’a sans peine...

Moi, j’aime la lointaine

Princesse !

 

C’est chose bien peu belle

D’être longtemps fidèle,

Lorsqu’on petit baiser d’Elle

La traîne,

Lorsque parfois on presse

Une main, qui se laisse...

– Moi, j’aime la Princesse

Lointaine !

MÉLISSINDE, continuant.

Car c’est chose suprême

D’aimer sans qu’on vous aime,

D’aimer toujours, quand même,

Sans cesse,

D’une amour incertaine,

Plus noble d’être vaine...

Et j’aime la lointaine

Princesse !

 

Car c’est chose divine

D’aimer lorsqu’on devine,

Rêve, invente, imagine

À peine...

Le seul rêve  intéresse,

Vivre sans rêve, qu’est-ce ?

Et j’aime la Princesse

Lointaine !

BERTRAND.

Quoi ! vous saviez ces vers ?...

MÉLISSINDE.

Par plus d’un ménestrel !

BERTRAND.

Et vous savez qu’ils sont ?

MÉLISSINDE.

Oui, de Joffroy Rudel.

BERTRAND.

Et cet étrange amour aurait eu la fortune ?...

MÉLISSINDE.

Ah ! parlez-moi de lui, car l’heure est opportune !

BERTRAND.

Vous saviez la constance et le zèle fervent

De cet amour ?...

MÉLISSINDE.

J’aimais cet amour !... Si souvent

Dans le bruit de la vague arrivant sur le sable

La voix de cet amour me parut saisissable,

Si souvent dans le bleu d’une fuite de jour

J’ai senti près de moi l’âme de cet amour !...

BERTRAND défaillant.

Ciel !

MÉLISSINDE, penchée presque sur son front.

Vous êtes heureux ?

BERTRAND.

Oh ! bien heureux, Madame !

Car celui... Mais le sang perdu... Je...

MÉLISSINDE.

Il se pâme...

Sorismonde !

SORISMONDE, accourant.

Attendez !... Il faut l’étendre... là.

Elles l’étendent dans les coussins.

MÉLISSINDE, affolée.

Va ! cours ! De l’eau ! L’aiguière ! Eh, vite ! donne-la !

SORISMONDE, s’agenouillant à côté de Mélissinde et de Bertrand, avec l’aiguière.

Qu’il est pâle ! Il est beau comme un dieu de l’Olympe !

MÉLISSINDE.

Son front saigne. Du linge ! Attends. J’ai...

Elle déchire à sa gorge de la mousseline.

SORISMONDE.

Votre guimpe !

MÉLISSINDE.

Non, ce n’est rien ! – Le cœur bat sous le siglaton !

– Prends le baume Arabesque ! Eh, vite, il est, dit-on,

Tout-puissant ! – Doucement ! il va reprendre mine !

– Non, ne lui tache pas son pelisson d’hermine ! –

Chut ! – Il faut qu’il  revienne à lui, mais sans sursauts.

– Il porte les cheveux comme les Provençaux. –

Ah ! sur la joue, on voit renaître un peu de rouge ;

Il respire ; les cils tremblent ; la lèvre bouge ;

Il a serré ma main dans la sienne...

SORISMONDE.

Il va mieux.

MÉLISSINDE.

Il entr’ouvre les yeux. Il ouvre grands les yeux.

BERTRAND ouvrant les yeux et la voyant.

Je rêve ! Je suis Flor. Et Blancheflor, c’est Elle !

À moins que, ma blessure ayant été mortelle,

Mon réveil maintenant se fasse en paradis.

MÉLISSINDE.

Entends-tu, Sorismonde ?

SORISMONDE.

Il va mieux, je vous dis. 

BERTRAND, la tête sur le bras de Mélissinde, d’où la manche a été arrachée.

Je ne me souviens plus... j’éprouve une faiblesse...

Ce bras contre ma joue...

Mouvement de Mélissinde.

Oh ! non, laissez !

MÉLISSINDE.

Je laisse.

BERTRAND.

Ô brûlante fraîcheur de ce bras inconnu,

De ce bras fin, de ce bras nu !

MÉLISSINDE, retirant vivement son bras.

Mais c’est vrai, – nu !

BERTRAND, se soulevant, à Mélissinde.

Mais qui donc êtes-vous ?

MÉLISSINDE.

Vous savez bien, messire,

Celle à qui vous aviez une nouvelle à dire...

Mais vous êtes tombé du long, évanoui !

BERTRAND, reculant.

Oh ! non ! vous n’êtes pas la Princesse ?

MÉLISSINDE, souriant.

Mais oui !

BERTRAND.

Vous, mais alors !... Vous, la Princesse !... – À la malheure !

Et moi !... Grand Dieu !... Courons, car l’heure passe, l’heure

Passe !...

Il veut s’élancer et chancelle.

Ouvrez ce vitrail. Regardez... je ne puis...

Mélissinde ouvre le vitrail du fond.

Que voyez-vous ?

MÉLISSINDE.

Mais la terrasse en fleurs.

BERTRAND.

Et puis ?

MÉLISSINDE.

La mer.

BERTRAND.

Et sur la mer, – grand Dieu, le cœur me manque ! –

Sur la mer voyez-vous une galère franque ?

MÉLISSINDE.

Une petite nef ventrue, au loin, là-bas,

À l’ancre, – et qu’en effet hier je ne vis pas !

BERTRAND.

C’est elle ! Et tout en haut du mât ?

MÉLISSINDE.

Des hirondelles !

BERTRAND.

Et pas de voile noire à la vergue ?...

MÉLISSINDE.

Des ailes,

Des ailes d’alcyon, blanches !

BERTRAND.

Il est donc temps !

Oh ! madame, courons ! – Oh ! Vierge qui m’entends,

Prolonge un peu sa vie, et qu’il quitte ce monde,

L’ayant vue ! Il mourrait si content !

MÉLISSINDE.

Sorismonde,

Regarde, en ses beaux yeux désespérés, des pleurs !

BERTRAND.

Il mourrait si content ! Car c’est la fleur des fleurs,

Et c’est l’étoile des étoiles ! – Et les rêves

Seront outrepassés ! Et les peines grièves,

Et tous les souvenirs amers s’aboliront,

Sitôt qu’il recevra la clarté de ce front,

Qu’il pourra contempler entre les grands cils fauves,

Ces yeux bleus, qui sont gris, et qui pourtant sont mauves !

Voyant celle dont, sans la voir, il fut épris,

Ah ! je comprends qu’il faut qu’il la voie à tout prix !

– Hélas ! on ne peut plus le transporter à terre !

Venez donc apparaître au pauvre grabataire

De qui l’instant dernier sera délicieux,

S’il ferme sur l’image adorable ses yeux !

Ne vous reculez pas d’une façon hautaine !

Ne redevenez pas la Princesse lointaine !

Princesse d’Orient, Princesse au nom de miel,

Venez pour que, vivant, il connaisse le ciel,

Et venez, pour qu’il ait, sur sa nef misérable,

Le mourir le plus  doux, – et le plus  enviable !

MÉLISSINDE, qui a reculé à mesure qu’il s’avance.

Mais de qui parlez-vous ?

BERTRAND.

De ce Joffroy Rudel

Duquel la dernière heure est instante, – duquel

Vous prétendiez aimer l’amour ! Oh ! il expire !

Hâtez-vous.  J’ai promis...

MÉLISSINDE.

Mais alors, vous, messire,

Vous, qui donc êtes-vous ?

BERTRAND.

Bertrand d’Allamanon,

Son frère, son ami... Ho ! venez vite !

MÉLISSINDE.

Non.

 

 

ACTE III

 

Même décor qu’au deuxième. Au fond, le vitrail est ouvert. C’est l’après-midi éclatante et brûlante. Les dalles sont jonchées, non plus de lys, mais de rose rouges.

 

 

Scène première

 

BERTRAND, SORISMONDE

 

SORISMONDE.

J’ai dit que vous vouliez, à tout prix, la revoir.

Elle hésite. Va-t-elle ou non vous recevoir ?

Espérez !

BERTRAND.

Mais le temps presse !

SORISMONDE, hochant la tête, en remontant vers le vitrail.

Quelle aventure !

Elle regarde.

BERTRAND, d’une voix sourde.

La voile ?...

SORISMONDE.

Elle est toujours blanche dans la mâture. 

– Tiens, voici sur le port que, dans un deuil profond,

Les gens du Chevalier aux Armes Vertes font

Tous leurs préparatifs de départ. Leur galère

De ses rames, déjà, bat lourdement l’eau claire.

Ah ! lorsque dans Byzance arrivera la nef,

Portant le chevalier, corps sanglant et sans chef,

Au récit que feront ses janissaires mornes,

La colère de l’Empereur sera sans bornes !

BERTRAND, perdu en rêverie.

Comme ils se sont faits durs, soudain, ses yeux si doux

Et ce brusque refus, pourquoi ?

À Sorismonde.

Que croyez-vous ?

SORISMONDE, avec un geste vague.

Ah !...

BERTRAND.

Pourquoi ce refus ?

SORISMONDE, voyant s’ouvrir la porte d’or.

Elle !

BERTRAND.

Je vous en prie,

Dites-lui bien...

SORISMONDE, le faisant sortir.

Entrez dans cette galerie.

Mélissinde apparaît, et lentement, toute soupirante, descend l’escalier.

 

 

Scène II

 

MÉLISSINDE, SORISMONDE

 

MÉLISSINDE.

Sorismonde, ma fille, approche, écoute ici...

Qu’est-ce que tu peux bien penser de tout ceci ?

SORISMONDE, avec un geste vague.

Ah !...

MÉLISSINDE.

Pourquoi ce refus, cette subite rage ?

C’était l’énervement, n’est-ce pas, de l’orage ?

Mais j’ai brûlé le cierge et j’ai dit l’oraison.

Ce refus, n’est-ce pas, n’avait pas de raison ?

Semblait-il de l’humeur, semblait-il la rancune

D’une déception ? Non, n’est-ce pas, d’aucune ?

Ce refus n’avait pas de raison, n’est-ce pas ?

SORISMONDE.

Vous savez bien qu’il en avait une.

MÉLISSINDE, effrayée.

Plus bas !

SORISMONDE, souriant, après un temps.

Rassurez-vous. Voici celle que je devine :

Celui qui vous fut cher dans la splendeur divine

D’un rêve, vous avez un recul naturel

Au penser de le voir affreusement réel,

Quand ses yeux sont hagards, violettes ses lèvres,

Moites ses maigres mains, de la moiteur des fièvres.

Vous avez donc voulu, gardant pour l’avenir

De votre noble amour un noble souvenir,

Ignorer quel objet funeste on enlinceule.

MÉLISSINDE, vivement.

Ah ! merci ! – C’est bien là la raison, c’est la seule !

Oui, la seule raison pourquoi j’ai dit ce non.

– Et l’on peut faire entrer sire d’Allamanon.

SORISMONDE, souriant.

Puisque vous refusez, à quoi bon ?

MÉLISSINDE.

Je refuse...

Mais de sa lâcheté mon âme est trop confuse.

Je dois donner encor cette chance au mourant

D’entendre, en sa faveur, plaider sire Bertrand.

SORISMONDE.

Vous le devez !...

MÉLISSINDE.

Aux soins de mon rêve égoïste

Il pourra m’arracher, peut-être, s’il insiste.

Sorismonde va à la galerie et fait un signe. Bertrand apparaît. Sorismonde sort.

 

 

Scène III

 

BERTRAND, MÉLISSINDE

 

BERTRAND.

Oh ! merci de m’avoir permis de vous revoir !

Insister, insister encor, c’est mon devoir,

Puisque la voile est blanche et que Rudel respire.

MÉLISSINDE, assise parmi les coussins, avec nonchalance.

Peut-être n’est-il pas si mal qu’on veut le dire.

BERTRAND.

Ne parlez pas ainsi. Ces instants accordés

Le sont pour me laisser vous convaincre.

MÉLISSINDE.

Plaidez.

BERTRAND.

Oh, tout à l’heure, là, je suis resté stupide !...

La claire vision avait fui, si rapide,

Elle m’avait jeté ce non si méchamment

– Elle qui m’était bonne à ce même moment –

Que je me serais cru leurré d’un songe presque,

Si, dans l’air, une odeur langoureuse et moresque,

Témoignage léger par vos voiles laissé,

Pareille à cette odeur qui lorsque avait passé

Cléopâtre, devait longtemps embaumer Tarse,

N’eût encore flotté, subtilement éparse !...

MÉLISSINDE,
souriant et lui tendant son poignet auquel pendent des boites à parfums.

Ce parfum est-il ce parfum oriental,

Cet ambre auquel s’ajoute un soupçon de santal,

Et que je porte au bras dans ces toutes petites

Cassolettes d’or fin ?

Bertrand s’agenouille et baise la main.

Est-il celui-là, – dites ?

BERTRAND, d’une voix un peu altérée.

Lui-même auquel s’ajoute infiniment de vous !

MÉLISSINDE, au moment où il veut se relever.

Puisque vous m’implorez, demeurez à genoux.

BERTRAND, à genoux.

Ce qu’est Rudel, comment, moi, vil, le faire entendre ?

Ah ! ce grand esprit doux, cette âme triste et tendre,

Et son amour pour vous, ce merveilleux roman,

Suis-je digne de vous en parler ?

MÉLISSINDE.

Parlez-m’en.

– Vous l’aimez donc beaucoup ?

BERTRAND.

Je l’admire et je l’aime.

Quand il arriva dans Aigues-Mortes, si blême,

Et déjà condamné par son vieux mire, quand

Je sus que vers la mort certaine s’embarquant,

Ce mourant amoureux d’une reine inconnue

N’avait qu’un but : ne pas mourir sans l’avoir vue,

Une admiration soudaine m’enflamma,

J’allai le voir...

MÉLISSINDE, vivement.

Et tout de suite, il vous aima ?

BERTRAND.

Je l’aimai tout de suite, et j’entrai dans son rêve ;

Je devins son ami, son frère, son élève ;

On blâma son idée, – on n’y comprenait rien ! –

Alors, moi, je voulus le suivre...

MÉLISSINDE.

Oh, ce fut bien !

BERTRAND.

Clémente, tout d’abord, nous fut la traversée,

Et, tandis que vers vous voguait la nef bercée,

Il me faisait, du matin rose au couchant roux,

Répéter les beaux vers qu’il composait pour vous.

MÉLISSINDE.

Vous deviez bien les dire avec votre voix chaude !

BERTRAND.

Roland fut amoureux, certes, de la belle Aude,

Tristan le fut d’Iseult, et Flor de Blancheflor,

Mais Rudel le fut plus de Mélissinde encor ! 

Rudel poussa l’amour aux dernières outrances !

Ah, ses plaintes, ses pleurs, ses prières, ses transes, 

La nuit, quand je restais à veiller près de lui !

MÉLISSINDE.

C’était donc toujours vous qui le veilliez la nuit ?

BERTRAND, debout, avec lyrisme.

Le voyage, comment, femme, te le décrire,

De cet agonisant cinglant vers ton sourire ?

Oh ! nous crûmes bientôt, tant la nef fit de bonds,

Que nous serions sur mer d’éternels vagabonds !

Notre coque craquait, vagues, à votre attaque,

Et l’on eût dit la nef du propre roi d’Ithaque !

Mais le mourant vivait, soutenu par sa foi,

Et son rêve  gagnait les autres, après moi.

Parfois une éclaircie. Alors, un port nous tente.

Quelque île blonde, au loin, nous sourit, invitante ;

On voudrait l’y descendre un peu parmi les fleurs ;

Il refuse ; et bientôt sous les rudes souffleurs

La nef repart ! Mais tout à coup le vent s’accoise :

On rame !... et l’on rencontre une barque turquoise !...

On se bat, on la coule, on passe ; on rame ! Enfin

À tant de maux soufferts vient s’ajouter la faim ;

Nos hommes ne sont plus que des spectres étranges ;

Nos mâts sont des tronçons ; nos voiles sont des franges ;

Plus d’espoir ; Rudel meurt ; soudain. Terre ! Ah, songez !...

MÉLISSINDE, frémissante.

Ah, je songe que tu courus tous ces dangers !

BERTRAND, surpris.

Moi ?

MÉLISSINDE, vivement essayant de se reprendre.

Toi. Pour lui, – pour lui – permets donc que j’en sente

La beauté, que j’en sois, pour lui, reconnaissante !...

BERTRAND.

Madame !...

MÉLISSINDE.

Peux-tu donc être modeste au point

De vouloir que ton cœur ne s’aperçoive point ?

Tu fus un chevalier loyal, un ami rare...

Et je vais, ma galère, ordonner qu’on la pare...

...Je viens... je viens...

Mouvement de Bertrand.

Mais plus une parole !... Oh ! Dieu !

Elle sort, dans le trouble, précipitamment.

 

 

Scène IV

 

BERTRAND, puis SQUARCIAFICO

 

BERTRAND.

Elle vient. – Ce refus n’était qu’un cruel jeu !...

Ah, serait-ce que même à ceux que la mort presse

Elles veulent rester féminines ? Serait-ce

Qu’il faut même apporter, barbare selon l’art,

Au bonheur d’un mourant quelque habile retard ?

Se tournant vers la fenêtre.

Pauvre ami, qui l’attends comme on attend un ange,

Tu mourras donc heureux, Joffroy Rudel !

SQUARCIAFICO, qui est entré sur ces mots.

Qu’entends-je ?

Joffroy Rudel, ce n’est pas vous ?

BERTRAND.

Moi ?

SQUARCIAFICO.

Diavolo !

Mais tous mes beaux espoirs, alors, sont à vau-l’eau !

BERTRAND.

Vos espoirs ?

SQUARCIAFICO.

Oui, voyant ta fière tête brune,

Je m’étais dit : c’est lui ! Nous tenons la fortune !

BERTRAND.

La fortune ?

SQUARCIAFICO.

Mais oui. Je m’étais dit : voilà

Ce poète de qui l’amour nous affola !

Il arrive en vainqueur, se fait un jeu d’occire

L’affreux gardien : on va l’épouser, ce beau sire !

BERTRAND.

Hein ?

SQUARCIAFICO.

Et c’était parfait !... Manuel et les siens

Détestent les Génois et les Vénitiens.

Ah ! s’ils régnaient, les temps seraient durs pour des nôtres !

Pourtant, que voulons-nous ? Peu de chose, nous autres !

Qu’on laisse notre ville aller comme elle allait !

Un poète, c’était le roi qu’il nous fallait !

Nous nous serions chacun occupés, dans nos sphères ;

Il aurait fait des vers ; nous autres les affaires. 

C’était parfait ! Sur le trône, deux amoureux !

On se serait chargé de gouverner pour eux.

Ils n’auraient pas, feignant un zèle qui redouble,

Voulu nous empêcher...

BERTRAND.

De pêcher en eau trouble.

SQUARCIAFICO.

Oui, de... Mais non, voyons, tu me comprends !

BERTRAND.

Très bien.

SQUARCIAFICO.

Rudel meurt. Ce voyage alors ne sert à rien !

BERTRAND.

À rien ! Noble aventure, élan d’une grande âme,

Vous auriez dû servir à quelque chose !

SQUARCIAFICO.

Dame !

BERTRAND, à lui-même.

Ils ont compris pourtant, les humbles mariniers !

Mais lui, ce trafiquant, ce dernier des derniers,

Dans sa laide cervelle étroite et mercantile,

Déshonorait l’idée en la rendant utile ! 

Aussi pur, aussi grand que soit ce que l’on fit,

Il y aura des gens pour y chercher profit !

Peut-on donc tout souiller par un calcul infime ?

– Ah ! que n’entendez-vous ceci, frère Trophime !...

SQUARCIAFICO.

Penser que ce maudit Manuel que je hais

Épousera bientôt...

BERTRAND, violemment.

Oh ! pour cela, jamais !

SQUARCIAFICO, à part.

Tiens ! tiens !

BERTRAND.

Non, jamais ce barbare, je le jure,

N’étreindra la fragile et rare créature !

SQUARCIAFICO, à part.

Pourrait-on relever notre combinaison ?

Haut.

Pauvre Rudel, il meurt plus  tôt que de raison !

Bertrand plongé dans ses réflexions n’a pu l’air d’entendre. Squarciafico se rapproche.

Elle l’eût épousé, certes, aimant les poètes

Et les Francs ; il était les deux, – comme vous êtes ! –

Puis ce fameux voyage était d’un sûr effet,

– Voyage que d’ailleurs, aussi, vous avez fait ! –

Mais il meurt. C’est le sort ! L’homme passe trop vite.

De ce qu’il accomplit jamais il ne profite.

Au moment de toucher la prime, il est mourant.

– L’affaire réussit au second qui la prend.

BERTRAND.

Oh ! ce mât ! Si j’allais voir flotter à sa cime

L’affreux signal de mort !...

SQUARCIAFICO, se rapprochant de lui.

Enfant ! enfantissime !

Qui parle pour un autre, et pour un mort, pouvant

– Oh ! si facilement ! – parler pour un vivant !

BERTRAND se retourne  et le regarde. Squarciafico recule.

Tu dis ?

SQUARCIAFICO.

Rien.

BERTRAND, le saisissant à la gorge.

Misérable !

SQUARCIAFICO, se dégageant.

Hé ! là ! J’admire comme

Vous me remerciez de mes conseils, jeune homme.

BERTRAND.

Ah ! je t’écraserai !...

 

 

Scène V

 

BERTRAND, SQUARCIAFICO, MÉLISSINDE, SORISMONDE, LES FEMMES DE MÉLISSINDE portant son manteau, son diadème et son sceptre

 

MÉLISSINDE.

Quel est ce bruit ?

BERTRAND, à Squarciafico.

Serpent !

SQUARCIAFICO.

Serpent ! soit ! – Mais qui veut m’écraser s’en repent !

BERTRAND.

De ta vile piqûre au talon, je n’ai cure !

SQUARCIAFICO.

Je la ferai peut-être au cœur, cette piqûre !

MÉLISSINDE, s’avançant frémissante.

Mon hôte menacé par toi, fourbe éhonté !

Sois donc avant demain sorti de ma comté !

Et si dans Tripoli tu te trouves encore

À l’aube, tu seras mis en croix à l’aurore !

SQUARCIAFICO.

Banni !... Mais c’est la ruine !

À Bertrand.

Et pour toi ! – Tu verras !...

Je saurai me venger !

En sortant.

Ces Français, quels ingrats !

MÉLISSINDE, à Bertrand.

Vous voyez, j’ai banni cet homme pour vous plaire.

BERTRAND.

Cet homme avait, cet homme...

MÉLISSINDE.

Il vous mit en colère.

Cela suffit. Mais nous partons dans un instant.

Descendez et voyez si ma galère attend,

Si mes nochers... Allez...

Bertrand la regarde un moment comme égaré, puis sort brusquement.

 

 

Scène VI

 

MÉLISSINDE, SORISMONDE, LES FEMMES un moment

 

MÉLISSINDE, à Sorismonde, nerveuse.

Donne mon diadème !

Ne m’ayant jamais vue, oh, bien sûr, ce qu’il aime,

C’est la Princesse, en moi ! – Par conséquence je dois

Apparaître en Princesse, avec mon sceptre aux doigts ! –

Donne mon sceptre ! – Hélas ! je me soutiens à peine ! –

Elle essaye de mettre son manteau, puis le rende à ses femmes.

Descendez ce manteau qui m’est une géhenne

Dans la galère... Allez ! Allez vite ! – Toujours

Plus lourds, ces cabochons, ces ors, toujours plus lourds ! –

Au moment d’arriver, je reprendrai ces pierres !

Les femmes sortent emportant tous les insignes. À Sorismonde.

Crois-tu qu’il me faudra lui fermer les paupières ?

SORISMONDE.

Ce spectacle à vos nerfs émus sera malsain.

Envoyez votre prêtre ou votre médecin !

MÉLISSINDE.

Ah ! tes façons d’arranger tout sont désinvoltes !...

C’est vrai que cependant j’ai d’obscures révoltes

À m’en aller vers lui, blême, prêt au tombeau,

Au lieu de garder l’autre ici, vivant et beau !

SORISMONDE.

Défaites donc un lien chimérique, madame !

Restez et reprenez votre liberté d’âme !

Puisque vous aimez l’autre, – eh ! qui vous interdit ?...

MÉLISSINDE.

J’aime l’autre ? – Ah ! c’est vrai, c’est vrai, je te l’ai dit !

SORISMONDE.

Cet amour vous désole. Et moi, j’en suis ravie,

Car vous sortez du rêve et rentrez dans la vie !

MÉLISSINDE.

Hélas ! la sœur des lys en est-elle donc là,

Pour le premier qui, jeune et viril, lui parla ?...

SORISMONDE.

La nature, madame, a de telles revanches !

MÉLISSINDE.

Parce que j’ai tenu ses mains mâles et blanches

Qui, froides, ont repris, dans mes mains, leur chaleur...

SORISMONDE.

Et parce que son front était beau de pâleur...

MÉLISSINDE.

Et parce que son souffle !... Oh ! non, pas pour ces choses !

Mais parce que d’abord je l’ai pris pour... Tu l’oses

Soutenir à toi-même, ô folle !  Comme si

Ce n’était pas l’amour qui t’abusait ainsi ?

Oui, sitôt qu’il nomma de sa voix grave et tendre

Celui que j’espérais sans plus oser l’attendre,

Mon cœur, impatient d’un prétexte à saisir,

Désira qu’il le fût, et crut à son désir !

SORISMONDE.

C’est clair.

MÉLISSINDE.

Que j’eusse appris jadis avec ivresse

Que mon rêveur tentait de joindre sa princesse !

Et maintenant il vient, ce prince malheureux,

Il vient, et les dangers qu’il encourt sont affreux,

Il vient, et meurt d’avoir voulu venir, et celle

Qu’il réclame en mourant, doute, hésite, chancelle,

Et douloureusement cherche à se dégager,

Parce qu’il a trop bien choisi le messager !

SORISMONDE.

Eh, oui !...

MÉLISSINDE.

Trop bien choisi ! Comprends-tu, Sorismonde,

Pourquoi, si brun, il a parfois - la voix si blonde,

Et si fier, dans son œil timide et triomphant,

L’irrésolution charmante d’un enfant ?

– Qu’à frapper l’orgueilleuse, Amour, tu fus rapide !

SORISMONDE.

Vous aimez. Donc, restez. La raison...

MÉLISSINDE.

Est stupide !

La raison est stupide et ne croit qu’au normal,

Et n’admet que le bien tout bien, le mal tout mal !

Ah, il y a pourtant bien des mélanges troubles !

Il y a bien des cœurs désespérément doubles !

Celui dont si longtemps mes rêves furent pleins,

Celui qui meurt pour moi, je l’aime, je le plains,

Et l’autre je l’adore ! et ma souffrance est telle

Qu’il me semble, mon âme, entre eux, qu’on l’écartèle !

SORISMONDE.

Faites donc sur la nef une apparition,

Et vous pourrez après...

MÉLISSINDE.

Conciliation

Que ta raison devait proposer !  Ruse indigne !

À ce vil dénouement, que, moi, je me résigne ?

Faire mourir Joffroy Rudel entre mes bras

Et revenir avec son ami, n’est-ce pas ?

Ah ! c’est bien le conseil que doit donner le monde.

Non, pas cela ! Rien de médiocre, Sorismonde !

Pas de bonheur au prix d’un compromis commun !

J’ai rêvé d’un amour sublime, j’en veux un :

Si par l’étrangeté mystique il n’est sublime,

Qu’il le soit par l’orgueil partagé d’un grand crime !

SORISMONDE.

Qu’allez-vous chercher là d’encore trop subtil ?

MÉLISSINDE.

S’il se savait aimé, Bertrand, que ferait-il ?

SORISMONDE.

Ah, je comprends...

MÉLISSINDE.

Voilà ce qui surtout me tente.

SORISMONDE.

Vaincre sa loyauté, – peut-être résistante ?

MÉLISSINDE.

Eh bien, oui, ce serait un atroce succès.

Mais quelle n’a rêvé de ces cruels essais ?

Oui, quelle femme un peu digne du nom de femme ?

Qu’on doit l’aimer celui que l’on rendit infâme

Et qu’il faut consoler de ce qu’il fit pour nous !

Hommes, qu’à notre cœur, ce doit donc être doux

De voir humilié pour nous d’une bassesse

Ce misérable honneur dont vous parlez sans cesse !

Quelle ne s’est sentie, ainsi que je me sens,

Le désir d’être la mauvaise aux yeux puissants,

Brisant d’une vertu la marche triomphale,

– La Dalila, pas tout à fait, non, mais l’Omphale ?

Garrotter un héros d’un seul cheveu d’or fin !

Quelle est celle de nous qui ne serait, enfin,

Heureuse de tenir en ses bras un Oreste

Dont le Pylade meurt, qui le sait, – et qui reste !

 

 

Scène VII

 

MÉLISSINDE, BERTRAND

 

BERTRAND, entrant.

Votre éclatante nef, toute parée, attend,

Et déjà les nochers...

MÉLISSINDE, à elle-même.

Horriblement tentant.

Sorismonde s’est éloignée et sort.

BERTRAND.

Pourquoi me regardez de ces larges yeux vagues ?

Pourquoi tourmentez-vous avec fièvre vos bagues ?

MÉLISSINDE.

Peut-être ai-je un motif qui me rend importun

De vous suivre là-bas...

BERTRAND, vivement.

Vous n’en avez aucun !

MÉLISSINDE.

Pourtant, je temporise encore, et je frissonne...

Et si j’aimais quelqu’un ?

BERTRAND, violemment.

Non, vous n’aimer personne !

MÉLISSINDE.

Il a bien dit cela ! – Mais hélas ! c’est ainsi :

J’aime, et c’est l’amour seul qui me retient ici.

BERTRAND, bondissant.

Vous en aimez un autre !... Ah ! – Qui ? – Je tuerai l’homme !

MÉLISSINDE.

Vous ne le tueriez pas sachant comme il se nomme.

BERTRAND, hors de lui.

Son nom, dites-le moi !

MÉLISSINDE.

Faut-il ?

BERTRAND.

Oui !

MÉLISSINDE, marchant sur lui avec langueur.

Faut-il ?

BERTRAND, reculant épouvanté.

Non !

Ne dites pas son nom ! Ne dites pas son nom !

Car si c’est celui-là...

Tirant son épée.

Lui, surtout, je le tue !

MÉLISSINDE.

Oh ! ne vous frappez pas, puisque je me suis tue !

BERTRAND, laissant tomber son épée.

Je suis un chevalier déloyal.

MÉLISSINDE.

Votre honneur

Est sauf.

BERTRAND.

Non ! – Car je viens d’éprouver du bonheur !

MÉLISSINDE.

Ah, je suis fière alors de votre félonie !

BERTRAND.

Mais je ne peux pas être un voleur d’agonie !

Va vers le malheureux ; ton cœur n’est pas mauvais !

MÉLISSINDE.

Et c’est pourquoi je n’y vais pas. Car si j’y vais !...

Je tremble que mon cœur s’attendrisse et se laisse

Reprendre à quelque idée absurde de noblesse !

Pourrai-je devant lui me défendre d’émoi ?

Je l’ai longtemps aimé, Bertrand, comprenez-moi...

Il était, – je le sens, hélas ! et j’en soupire ! –

Mon âme la meilleure, et vous êtes la pire !

Pour pouvoir être à vous, à toi, je ne veux pas

Voir les yeux de Rudel ! Je n’irai pas là-bas !

À moins que maintenant vous n’insistiez encore !

BERTRAND.

Ah, que sais-je ?... Je veux... Rudel... Je vous adore !

– Non, détourne de moi ce regard de langueur !...

Ce vitrail ouvert là, sur la mer, me fait peur.

MÉLISSINDE court au vitrail, le ferme brusquement, et s’y adosse.

Eh bien, il est fermé !... Là, je t’ai, je te garde. 

Fermé, te dis-je, et plus jamais on n’y regarde !

Ignorons ! N’est-on pas très bien dans ce palais ?...

Elle descend vers lui.

Il y a des parfums dans l’air, respirons-les !

De ce palais jamais, jamais plus tu ne bouges.

Tu vois, on a jonché de chaudes roses rouges

Le sol fleurdelisé ce matin de lys froids.

– Le vitrail est fermé, te dis-je, plus d’effrois ! –

J’ai renié la pâle fleur des songeries

Pour la fleur amoureuse ; il faut que tu souries !

Va, nous ne saurons rien, et comment saurions-nous ?

Nous n’interrogerons personne. À mes genoux

Tu vivras. Rien n’est vrai d’ailleurs que notre étreinte.

Quel remords aurions-nous, et quel sujet de crainte ?

Qui donc nous a parlé d’une nef, d’un Rudel ?

Personne ! Rien, sinon notre amour n’est réel !

Derrière ce vitrail, le rêve d’or s’échancre

D’un golfe bleu, tout bleu, sans une nef à l’ancre !

Un jour, dans bien longtemps, quand nous le rouvrirons,

Ce vitrail, de nos peurs absurdes nous rirons,

Car nous ne verrons rien ! Et quelle est cette histoire,

D’une voile qu’on doit hisser d’étoffe noire ?

C’est un conte, Bertrand ! – Le vitrail est fermé ! –

Ne pense à rien, ne pense à rien, mon bien-aimé !

Et pourquoi supposer quelque chose d’horrible

Derrière ce vitrail ? Il n’a pas l’air terrible.

Tu vois, il rit, avec de l’or et de l’émail...

BERTRAND.

Vous ne pouvez que me parler de ce vitrail.

MÉLISSINDE.

Mais c’est faux. Je ne peux vous parler. – Oh ! je t’aime.

Je ne veux te parler que de toi, de moi-même...

Comme à ton large col cette agrafe est d’un bel

Effet. Qui t’a donné cela ?

BERTRAND.

Joffroy Rudel.

MÉLISSINDE.

Eh bien ! quoi ! tu n’as qu’à l’arracher !...

BERTRAND.

Ô mon frère,

C’est avec tes joyaux que j’ai plu !

MÉLISSINDE.

Pour me plaire.

Tu n’avais qu’à venir dans ton justaucorps brun

Souillé, troué, sentant la bataille et l’embrun,

Avec ton air de jeune aventurier farouche,

Et ton col aurait eu pour agrafe ma bouche.

Ne te recule pas. Donne tes yeux charmants. 

Quand ton regard me fuit, tu sais bien que tu mens. 

Tu sais bien...

BERTRAND.

Je sais bien que ta voix me pénètre...

La fenêtre s’ouvre brusquement  comme sous une rafale.

MÉLISSINDE.

Ah ! le vent de la mer a rouvert la fenêtre !...

BERTRAND.

La fenêtre est rouverte.

MÉLISSINDE.

Allez la fermer !

BERTRAND.

Non !

J’aurais trop peur de voir la voile à l’horizon !

MÉLISSINDE.

On détourne les yeux, et puis on ferme vite.

BERTRAND.

Non ! je regarderais, je le sens !

MÉLISSINDE, se levant pour aller à la fenêtre en rasant le mur.

On évite

De se trouver en face... et l’on approche, ainsi !...

Au moment d’arriver, elle hésite, n’ose pas la fermer, recule à pas lente, toujours rasant le mur, et vient tomber à coté de Bertrand, sur le divan.

Eh bien ! restons ici !... l’on ne voit rien d’ici ;

Ensevelissons-nous dans notre amour profonde,

Et faisons comme tous les heureux de ce monde !

BERTRAND.

Ah ! que dis-tu ?

MÉLISSINDE.

Je dis que ceux qui sont heureux

Ont tous cette fenêtre ouverte derrière eux,

Et sentent tous, au froid qui leur souffle sur l’âme,

Qu’ouverte derrière eux la Fenêtre réclame !

Mais tous restent blottis, refusent d’aller voir :

Car ils verraient la nef d’un douloureux devoir,

Les appelant loin du bonheur qui les accroche,

Ou bien, s’il est trop tard, ils verraient le reproche

De tes plis noirs flottant obstinément, remords !

Aussi, dans leurs coussins blottis, ils font les morts ;

Tous, ils veulent garder le cher bonheur, le rêve

Qu’un seul regard jeté par la fenêtre enlève,

Tous veulent ignorer s’ils sont des assassins !...

Faisons comme eux : restons dans les lâches coussins !

Elle l’enlace et se renverse avec lui dans les coussins.

BERTRAND.

Oui, restons.  Mais hélas, hélas, ô pauvre femme,

Le pouvons-nous ? Hélas, ai-je l’âme, as-tu l’âme

Qu’il faudrait pour cela, pour être heureux ainsi ?

Ah ! nous ne sommes pas de ces gens-là !

MÉLISSINDE.

Mais si !

Je t’aime !

On entend un tumulte joyeux monter par la fenêtre.

BERTRAND, tressaillant.

Qu’est cela ?

MÉLISSINDE.

Mais, rien, rien, les tapages

Sur la terrasse, là, des valets et des pages.

DES VOIX, au dehors.

Un... trois... huit !

MÉLISSINDE.

Ce n’est rien, te dis-je, écoute-les.

Ils viennent là, souvent, jouer aux osselets.

LES VOIX.

Tra la ï ! – Qu’il fait beau !

BERTRAND.

Mélissinde, je t’aime !

Quelle fée a prévu dans ton nom de baptême,

Dis tes cheveux de miel, et tes lèvres de miel ?

LES VOIX.

La mer est belle !... – Oh ! Oh ! regardez !

BERTRAND, tressaillant.

Juste ciel !

Quoi ? Que regarde-t-on ?

MÉLISSINDE.

Mais, au loin, quelque chose !

UNE VOIX.

Voyez-vous cette nef ?

BERTRAND.

C’est de la nef qu’on cause !

MÉLISSINDE.

Eh bien, n’écoute pas !

BERTRAND.

Je ne peux pas. Ces voix...

MÉLISSINDE.

Moi, je n’écoute rien !... Ah ! qu’ont-ils dit ?

BERTRAND.

Tu vois !

MÉLISSINDE.

Il n’est pas qu’une nef ! Pourquoi donc aller croire ?

UNE VOIX.

Oui, regardez, ils ont hissé la voile noire !

Mouvement de Mélissinde et de Bertrand.

UNE VOIX.

Je descends jusqu’au port ! – Les autres, venez-vous ?

Bruit de voix et de pas qui s’éloignent. Bertrand et Mélissinde, sans oser plus se regarder, se séparent, lentement. Un très long silence.

MÉLISSINDE, enfin, d’une voix à peine saisissable.

Eh bien ?

BERTRAND.

Eh bien ! quoi ?... rien !...

Il prend machinalement l’écharpe de Mélissinde restée sur les coussins et la respire.

Ce parfum est très doux.

Que me disiez-vous donc que c’était, tout à l’heure ?...

MÉLISSINDE.

Oui,.. je... De l’ambre.

BERTRAND.

Votre écharpe... Je l’effleure

Des lèvres ; votre écharpe...

S’abattant comme une masse avec des cris terribles et des sanglots.

Ho ! ho ! ho !... C’est fini !

Mort !..Il est mort ! lui mort ! mon frère ! mon ami !

C’est fini ! Qu’ai-je fait ? Sans le bonheur suprême

Qu’il rêvait ! Qu’ai-je fait ? Qu’avez-vous fait vous-même !

MÉLISSINDE.

C’est affreux. Mais du moins, maintenant, je vous ai.

BERTRAND.

Oui, vous avez un traître, oh ! le digne épousé !

MÉLISSINDE.

Mais traître par amour, n’est-il pas beau de l’être ?

BERTRAND.

Ah ! je n’ai même pas la beauté d’un grand traître !

Je suis, non le héros de qui le crime est fier,

Mais l’enfant qu’amollit chaque douceur de l’air,

Le faible cœur dont l’existence à la dérive

N’est qu’une trahison incessante et naïve !

Mais me faire trahir, c’est trop facile, moi !

J’appartiens tout entier au plus  récent émoi.

Oui, je fus ce matin héroïquement brave,

Et puis, voilà !... pour un parfum, je suis esclave !

Le moment me possède ! Oh ! je me connais bien.

Vous m’avez, dites-vous ? M’avoir, c’est n’avoir rien !

C’est avoir un jouet de la brise, un poète

Instable, une eau fuyante où l’heure se reflète !

MÉLISSINDE.

Bertrand, vos remords vous égarent...

BERTRAND.

Mes remords

Prouvent que je ne suis pas même de ces forts

Qui, le crime achevé, s’en font une noblesse !

Mes remords, c’est encore et toujours ma faiblesse !

Mais je suis le dernier des misérables, mais

Soit en bien, soit en mal, je n’achève jamais !

Oui, j’ai de beaux élans ; je promets ; ma voix vibre ;

Mais de persévérer, je ne suis jamais libre !

– Oh ! ce long, dévouement pour trahir à la fin !

Ce crime, pour après s’en repentir en vain !

MÉLISSINDE.

Bertrand...

BERTRAND.

Ah ! puisses-tu, souffrant de ta méprise,

Me mépriser autant que, moi, je me méprise,

Ô toi, qui par ton art circéen et subtil

M’as perdu, qui pour un caprice...

MÉLISSINDE.

Que dit-il ?

N’a-t-il vu qu’une femme en moi, qui s’est offerte ?

Et n’a-t-il pas au crime, au remords, à la perte

De l’honneur, aperçu de compensation

Dans une entière et très altière passion ?

Seule je suivais donc mon rêve  grandiose ?...

– Et nous fîmes, voilà pourquoi, l’horrible chose !

BERTRAND, hors de lui.

Oui ; c’est elle qui m’a perdu, c’est elle !...

Tombant a genoux et pleurant.

Non,

Je n’ai pas dit cela ! Ho ! pardonne ! Oh ! pardon !

Après ce que j’ai fait, j’ai besoin de tes lèvres !

C’est impossible, après cela, que tu m’en sèvres !

Il faut à mes remords tes cheveux pour linceul. 

Je ne veux plus, je ne peux plus demeurer seul.

MÉLISSINDE.

Non, trop tard ! Laissez-moi ! Quels sentiments infimes !

– Voilà pourquoi, la chose horrible, nous la fîmes ! –

Mais puis-je t’accabler, malheureux, quand sur moi

Je suis déçue, hélas, encor plus que sur toi ! 

Que l’oubli dans tes bras était donc peu suprême,

Et comme je restais divisée en moi-même !

Hélas ! grande inquiète, ô mon âme, où, comment,

Connaîtras-tu jamais l’entier rassasiement ?

Éternelle assoiffée, affamée immortelle,

Le pain, où donc est-il ? La source, où donc est-elle ?

BERTRAND.

Tout est fini.

MÉLISSINDE.

Fini.

BERTRAND.

Mélissinde...

MÉLISSINDE.

Bertrand...

BERTRAND.

Et penser ce qu’il a du souffrir en mourant !

MÉLISSINDE, allant vers la fenêtre.

Grâce, cher mort trahi, ne prends pas de revanche.

J’irai chercher ton corps...

Avec un grand cri.

Bertrand ! la voile est blanche !

BERTRAND.

Dieu !

MÉLISSINDE.

Mais on a parlé...

BERTRAND, qui a cours au vitrail.

De la voile de deuil

De ce vaisseau qui fuit, emportant le cercueil

Du Chevalier aux Armes Vertes à Byzance !

Oh ! mais à notre nef qui, là-bas, se balance.

La voile est blanche encor !

MÉLISSINDE.

Blanche sur le ciel bleu !

Blanche comme un espoir de pardon ! Oh ! mon Dieu,

Prolongez la blancheur encor de cette voile,

Car cette voile blanche est ma suprême étoile !

Devoir dont vainement on étouffe l’appel,

Je viens vers toi ! Je viens vers toi, Joffroy Rudel !

Oui, je viens ! Et tu m’es à cette heure derrière

Plus cher de tout le mal que j’ai failli te faire !

Elle sort.

 

 

ACTE IV

 

Même décor qu’au premier acte. Jour de rose et d’or qui précède le coucher du soleil. Joffroy Rudel, à la même place, sur son grabat, au fond. Plus livide que le matin, les yeux toujours fixés sur la terre, complètement immobile. À coté de lui, l’observant, maître Érasme. Agenouillé, la tête enfouie dans ses mains, au pied du grabat, frère Trophime. À droite, à gauche, les mariniers très exaltés contre Squarciafico, qui, les bras croisés, debout au milieu la scène, tourné, tête nue, vers Joffroy Rudel, achève de parler. Murmure violent. Le pilote retient les mariniers qui veulent se jeter sur lui.

 

 

Scène première

 

JOFFROY RUDEL, FRÈRE TROPHIME, ÉRASME, SQUARCIAFICO, LES MARINIERS : BRUNO, BISTAGNE, MARRIAS, PÉGOFAT, TROBALDO, FRANÇOIS, etc.
 

 

SQUARCIAFICO.

Voilà ce que j’avais à vous dire !... Elle l’aime,

Il l’aime !... Et leur retard s’explique de lui-même !

LES MARINIERS.

Assez ! – Bâillonnez-le !

Joffroy Rudel ne détourne pas les yeux de la terre – et pas un muscle ne tressaille sur son visage.

LE PATRON, aux mariniers.

Laissez-le parler !

LES MARINIERS.

Chut !

Le lâche ! – Il veut tuer le prince ! – Dans quel but ?...

SQUARCIAFICO, parlant au Prince.

Oui, votre ami Bertrand...

PÉGOFAT.

Tu mens !

SQUARCIAFICO.

Non !... La Princesse...

BRUNO.

La Princesse ! jamais !

FRANÇOIS.

C’est faux !

LE PATRON.

Mais qu’on le laisse

Parler !

Joffroy Rudel n’a pas tressailli et ses yeux regardent toujours au loin.

SQUARCIAFICO, plus fort.

Donc le félon...

BISTAGNE.

C’est toi !

SQUARCIAFICO.

Mais ils sont fous !

Oui, là-bas, elle et lui, Prince ! m’entendez-vous ? 

Tandis que votre cœur s’obstine à les attendre...

ÉRASME.

Le prince ne peut plus, messire, vous entendre.

SQUARCIAFICO.

Ah ! ce serait pourtant un supplice bien grand,

Pour l’autre, de savoir que le prince, en mourant,

À tout su ; ce serait le supplice le pire !

ÉRASME.

Le prince ne peut rien entendre, ni rien dire.

Il ne garde de vie encor que dans les yeux.

SQUARCIAFICO.

Oh ! mais il faut qu’il sache !...

ÉRASME.

Il n’entend plus.

FRÈRE TROPHIME, levant le regard au ciel.

Tant mieux !

SQUARCIAFICO, au patron.

Ô rage ! – Vous, du moins, si l’hypocrite fourbe

Ose ici revenir, et s’il pleure et s’il courbe

Faussement le genou devant le mort trahi,

Dites-lui que Rudel l’a méprisé, haï,

Maudit, et qu’il a pu, quand j’ai parlé, m’entendre !

LE PATRON, aux mariniers, montrant Squarciafico.

Je vous livre cet homme, et vous pouvez le pendre.

SQUARCIAFICO.

Comment ?

LES MARINIERS.

À mort ! Menteur ! Blasphémateur !

PÉGOFAT.

Jamais

La Princesse n’eût fait cela !

SQUARCIAFICO.

Mais...

BRUNO.

Pas de mais !

Nous n’admettrons jamais qu’on touche à la Princesse.

FRANÇOIS.

Elle viendra !

BISTAGNE.

C’est sûr !

TROBALDO.

On en a la promesse

De messire Bertrand !

SQUARCIAFICO.

Écoutez... puis après...

PÉGOFAT.

Ah ! vous devez avoir de fameux intérêts

À faire ce mensonge !

SQUARCIAFICO.

Oh ! mais quelles cervelles !

BRUNO.

Ah ! tu viens apporter des mauvaises nouvelles ?

SQUARCIAFICO.

Mais...

MARRIAS.

Tu viens arracher aux malheureux l’espoir ?

SQUARCIAFICO.

Mais...

FRANÇOIS.

Tu viens dire à ceux qui vivent pour la voir,

Qu’ils ne la verront pas ?...

SQUARCIAFICO.

Mais...

PÉGOFAT.

Ta malice couvre

De bave notre idole à tous !

SQUARCIAFICO.

Mais je vous ouvre

Les yeux !

TROBALDO.

Si nous voulons les garder fermés, nous !

SQUARCIAFICO.

Vous êtes fous !

JUAN.

Et si nous voulons être fous !

FRANÇOIS.

Ah ! tu veux nous ôter la Princesse lointaine !

C’est bon, c’est bon, on va te suspendre à l’antenne !

PÉGOFAT.

Non ! lui hacher le col !

BRUNO.

Non ! des supplices lents !

FRANÇOIS.

Nous leur coupons le pied, nous autres, Catalans !

SQUARCIAFICO.

Oh ! oh !

BISTAGNE.

Arrachons-lui la langue !

SQUARCIAFICO, d’une voix mourante.

Ah !

TROBALDO.

Les narines !

SQUARCIAFICO.

Non !

PÉGOFAT.

Faisons-lui comme on leur fait dans les marines

Du Nord ! – Clouons au mât sa main, en y plantant

Un couteau bien tranchant, dans la paume, au mitan ;

Puis, lui-même, il devra, sous le fouet, sans coup brusque,

Retirant doucement sa main, se l’ouvrir jusque

Vers l’entre-deux des doigts !

SQUARCIAFICO.

Moi, ma main ? – Non, pitié !

PÉGOFAT, tranquillement.

Quelquefois on en laisse au mât une moitié.

SQUARCIAFICO, se débattant.

Mais je suis citoyen de Gêne !

Tous les mariniers s’écartent de lui.

BRUNO.

Hein ?

FRANÇOIS.

Oh !

BISTAGNE.

Ah !

TROBALDO.

Diable !

PÉGOFAT.

Qu’allions-nous faire là, nous, d’irrémédiable ?

...Messire est citoyen de Gêne !

Tous s’inclinent devant Squarciafico.

SQUARCIAFICO, rassuré et gouailleur.

Ah ! ah !

Promenant un regard assuré autour de lui.

Génois !...

Tous saluent de nouveau.

BRUNO, se relevant.

Alors !...

Changeant brusquement de ton et empoignant Squarciafico au collet.

Je m’en soucie autant que d’une noix.

SQUARCIAFICO, ahuri.

Hein ?

FRANÇOIS, le poussant ver le plat bord pour le précipiter.

À l’eau donc, Génois, et nage jusqu’à Gêne !

SQUARCIAFICO.

Au secours !

FRÈRE TROPHIME, accouru.

Non ! C’est suffisant !

PÉGOFAT.

Prière vaine !

Il peut nager, il n’est pas cousu dans un sac !

SQUARCIAFICO, se cramponnant au bord.

J’ai de l’argent...

LES MARINIERS.

À l’eau !

SQUARCIAFICO.

J’ai de l’or... Je vous...

MARRIAS.

Flac !...

On le jette à l’eau.

FRÈRE TROPHIME.

Qu’avez-vous fait ?

BRUNO.

Noyé, dans la fleur de son âge.

FRANÇOIS, à frère Trophime.

Laissez ! C’est un méchant ! Il sait nager !...

La voix de SQUARCIAFICO, railleuse au dehors.

Je nage !

BISTAGNE.

Eh bien ! attends !

Il prends un arc, le bande, et vise.

FRÈRE TROPHIME.

Non ! non !

LES  MARINIERS.

Si !... Vise bien !

Tout le monde est  porté à droite et penché pour suivre des yeux Squarciafico. Érasme seul est resté à coté de Joffroy Rudel qui n’a pas paru soupçonner cette scène.

ÉRASME.

Holà !

Le Prince ! Regardez !  Je ne sais ce qu’il a !   

Tout le monde se retourne et l’on voit Joffroy Rudel dont la main s’est lentement soulevée et montre au loin quelque chose.

FRÈRE TROPHIME.

Il a vu quelque chose !

PÉGOFAT.

Il montre quelque chose !

BRUNO.

Oh ! mais il a raison ! Voyez là-bas ! C’est rose !

C’est doré ! Cela vient !

FRANÇOIS.

Oh ! mais il a raison !

On voit venir sur l’eau toute une floraison.

Une bouffée de musique arrive.

BISTAGNE.

Noël ! Car le Génois a menti, par cautèle !

On n’en peut plus douter !... Des musiques !... C’est Elle !

PÉGOFAT.

Une galère en or qui lance des rayons !

BRUNO, courant comme un fou et bousculant tout le monde.

C’est Elle !  Je vous dis que c’est Elle, voyons !

Les échelles se garnissent de mariniers ; ils sont tous debout sur le bastingage ou grimpés dans les vergues et agitant leurs bonnets.

FRÈRE TROPHIME, tombant à genoux.

Merci de n’avoir pas permis, ô divin Père,

Qu’au moment de mourir cette âme désespère !

La musique devient plus distincte.

PÉGOFAT.

Elle approche ! Voyez les pennonceaux pourprés.

BRUNO.

La voile est de cendal vermeil !

FRANÇOIS.

Tous les agrès

Fleuris !

BISTAGNE.

Pareille nef en vit-on jamais une !

C’est un petit jardin suspendu que la hune !

TROBALDO.

Des violes d’amour ! Écoutez !

BRUNO.

Regardez !

Jusques aux avirons qui sont enguirlandés !

PÉGOFAT.

Si bien que chaque fois qu’ils relèvent leurs pales,

Ils laissent sur les flots des plaques de pétales !

LES MARINIERS.

La vois-tu, la Princesse ? – Où donc est-elle ? – Elle est

Debout, sous l’écarlate en feu du tendelet !

JUAN.

Qu’Elle est belle !

LE PATRON.

La nef glisse vite et se berce,

Laissant traîner dans l’eau de grande tapis de Perse !

ÉRASME.

Des triangles, des luths et des psaltérions.

FRÈRE TROPHIME.

La reine de Saba !

MARRIAS.

Levons les bras !  Crions !

TOUS, agitant leurs bras.

Mélissinde ! – Gloire à la Princesse ! – Ho ! ho ! Vive

La Princesse ! – Noël !

ÉRASME.

Qu’est-ce donc qui m’arrive ?

Ça me prend à la gorge.

Il crie.

Ho ! Noël !

Se retournant vers frère Trophime.

J’ai crié !

FRÈRE TROPHIME, lui serrant la main.

Et comme à tous, des pleurs dans vos yeux ont brillé !

LE PATRON.

La galère, à tribord, va nous être agrafée !

Abattez-moi tout ça, pour qu’elle entre, la fée !

À coups de hache, ils élargissent l’ouverture de plat bord.

FRÈRE TROPHIME.

Le prince ! Son manteau !  Vite, il faut le parer !

Transportons-le plus loin, – pour pouvoir préparer

Mélissinde à le voir.  Las ! car ce pauvre prince

Est effrayant. L’œil est vitreux.  Le nez se pince.

LE PATRON.

La voilà !

PÉGOFAT.

Tous ! jetons nos vestes sous ses pas !

Ils font sur le pont un chemin avec les haillons arrachés de leurs épaules.

TOUS, à voix étouffées.

Silence ! – Rangez-vous ! – Elle ! – Ne poussez pas !

À genoux ! – Elle ! – Chut ! – Elle !

Un grand silence s’est fait.  Les violes se sont tues.  La galère s’arrête sans bruit. On  en voit monter des vapeurs d’encens, et sous la tendelet, Mélissinde paraît. Elle reste un instant immobile.

UN MARINIER, dans le silence, dit doucement.

La sainte Vierge !

Deux esclaves sarrasins s’avancent pour dérouler au-devant de Mélissinde un riche tapis. Elle  les arrête du geste, et d’une voix émue.

 

 

Scène II

JOFFROY RUDEL, FRÈRE TROPHIME, ÉRASME, SQUARCIAFICO, LES MARINIERS : BRUNO, BISTAGNE, MARRIAS, PÉGOFAT, TROBALDO, FRANÇOIS, etc., MÉLISSINDE, SORISMONDE, FEMMES, ENFANTS, ESCLAVES, etc., puis BERTRAND

 

MÉLISSINDE.

Non ! non ! Je veux marcher sur ces haillons de serge !

Elle avance à pas très lents, regardant avec stupeur autour d’elle. Les femmes se rangent au fond sans bruit. Les musiciens restent dans la galère. Érasme et Trophime lui cachent Joffroy Rudel qui semble évanoui, les yeux clos.

MÉLISSINDE, bouleversée de ce qu’elle voit.

Oh ! cette nef ! Ces gens qui pleurent ! – Rêvons-nous ? –

Oh ! tous ces pauvres gens qui, là, sont à genoux !

Pouvais-je imaginer une misère telle ?

Aux mariniers.

Oh ! mes amis !

PÉGOFAT.

C’est Elle qui dit ça, – c’est Elle !

MÉLISSINDE, avançant.

Oh ! tous ces malheureux, haillonneux et hagards !

Et je mets de la joie en ces pauvres regards,

Moi ? – J’adoucis ces maux ! – Comme mon cœur se serre ! –

Pouvais-je deviner, même au récit sincère

Que me faisait Bertrand, pouvais-je m’émouvoir ?

Oh ! tout ce qu’on nous dit... rien, – il  faut venir voir ! –

Avec un frisson involontaire.

Mais lui... Joffroy Rudel ?...

FRÈRE TROPHIME.

Madame, du courage !

Il faut vous dire, – il est si mal ! – et son visage...

MÉLISSINDE.

Ah !... son visage ? Eh bien, je vaincrai mon émoi !

FRÈRE TROPHIME, s’écartant et faisant écarter  Érasme.

Alors... approchez-vous...

MÉLISSINDE, voyant Rudel.

Ho ! Dieu !

Elle glisse en genoux avec des sanglots.

Pour moi..., pour moi !...

Elle pleure silencieusement...  Les yeux de Rudel s’ouvrent, la voient, s’agrandissent, s’illuminent, et un sourire vient sur ses lèvres.

ÉRASME.

Regardez !

MÉLISSINDE.

Il sourit !... Oh ! ce sourire !... Dire...

Dire que j’aurais pu ne pas voir ce sourire !

FRÈRE TROPHIME.

Nous l’avons revêtu de ses habits princiers.

Il n’a pas un instant douté que vous vinssiez.

Il n’entend, ni ne parle. On craignait que sa vue...

Mais c’est lui, le premier de tous, qui vous a vue !

MÉLISSINDE, toujours agenouillée et le regardant.

Pendant l’affreux retard pas un instant douté !...

PÉGOFAT.

Non, madame !

BRUNO.

Pas plus  que nous, en vérité !

MÉLISSINDE.

Pas plus  que vous ?

LE PATRON.

Morbleu, vous autres, bouches closes !

FRANÇOIS, avec force.

Même quand le Génois a raconté des choses !

MÉLISSINDE, terrifiée.

Le Génois ! – Devant lui ?

BERTRAND, qui depuis un moment a paru sur le pont.

L’infâme !... On aurait dû !...

FRÈRE TROPHIME, à Mélissinde.

Il n’a rien entendu.

JOFFROY RUDEL, d’une voix faible.

Si, – j’ai tout entendu.

MÉLISSINDE, joignant les mains.

Ah ! grand Dieu ! Qu’avez-vous pu penser ?... Quelle honte !...

JOFFROY, doucement.

J’ai pensé : qu’est-ce que ce méchant fou raconte ?

Oh ! mais je n’ai pas dit un mot, même tout bas !

Vous alliez arriver ! Il ne fallait donc pas

– Les mots étant comptés quand le souffle s’oppresse –

En dire un seul qui ne fût pas à la Princesse.

MÉLISSINDE.

Dieu !

JOFFROY.

Je n’écoutais pas cet homme seulement !

Je regardais, là-bas.  J’avais le sentiment

Qu’il fallait regarder là-bas, toujours, sans faute,

Que ce regard muet appelait à voix haute,

Et que sa fixité, la force de sa foi,

Irrésistiblement vous tireraient à moi,

Eussiez-vous même été, d’un charme, retenue !

MÉLISSINDE.

Oh !...

JOFFROY.

Et vous voyez bien que vous êtes venue.

Il aperçoit Bertrand.

Bertrand, merci ! Ta main ?

Bertrand, poussé par frère Trophime, s’avance et met en frissonnant sa main dans celle de Rudel.

Toi, tu ne m’as pas cru

Capable, au seul récit d’un mauvais inconnu,

D’outrager ton cher cœur même d’une pensée ?

Bertrand lui baise la main.

MÉLISSINDE.

Oh ! cette foi si noble...

JOFFROY.

Elle est récompensée ! 

Vous êtes là.  J’ai donc tout ce que j’ai rêvé !...

Avec un sourire.

La princesse est venue ;  ô ma princesse, avé !

Il ferme les yeux épuisé par ces paroles.

ÉRASME.

Attendez. Il reprend force.  Parler l’épuise.

BERTRAND, d’une voix sourde à frère Trophime.

Je ne peux, ça m’étouffe, il faut que je lui dise...

FRÈRE TROPHIME.

Quoi, mon fils ?

À Bertrand qui baisse la tête.

Non ! c’est trop à toi-même songer !

Tu voudrais par l’aveu lâche, te soulager,

Troubler, pour te sentir moins vil, sa dernière heure !

Non ! garde le silence, et que paisible, il meure !

BERTRAND.

Mais il saura bientôt combien je le trompais !

FRÈRE TROPHIME.

Alors son âme ayant l’imperturbable paix

Ne sera qu’indulgence et tendresse chrétienne,

Mon fils, en connaissant la misérable tienne.

MÉLISSINDE.

Oh ! qu’il revienne à lui, mon Dieu ! Sa noble foi,

J’y répondrai ! J’incarnerai son rêve  en moi !

En croyant à des fleurs souvent on les fait naître :

La dame qu’il voulut me croire, je veux l’être !

Je veux, pour expier, adoucir cette mort,

Et tant mieux s’il m’en coûte un douloureux effort !

Il faut que, grâce à moi, ce malheureux poète

Sorte, sans y penser, de sa vie inquiète,

Et prenne, tout distrait par mon sourire cher,

L’obscure voie où doit s’engager toute chair !

– Recouvrons de beauté ces minutes brutales !

Et dès qu’il rouvrira les yeux, pleurez, pétales,

Parfums, élevez-vous en bleuâtres vapeurs,

Et vous, harpes, chantez sous les doigts des harpeurs !

– À nos pures amours, tu viendras, ô musique,

Ajouter chastement de l’ivresse physique !

ÉRASME.

Le prince ouvre les yeux...

Les pétales pleuvent, la musique joue, les encensoirs s’agitent.

MÉLISSINDE, se penchant vers lui.

Prince Joffroy Rudel...

JOFFROY.

Je n’avais pas rêvé...

MÉLISSINDE.

Je viens à votre appel...

Je savais votre amour et sa longue constance –

Oui, depuis bien longtemps et par plus  d’une stance

Des pèlerins qui vont chantant, et des jongleurs !

Vous étiez donc pareil à nos palmiers en fleurs

Dont les fleurs sont, su loin, à d’autres fiancées...

Vers les miennes venaient, dans le vent, vos pensées !

Quand vous pleuriez, le soir, des pleurs qu’on croyait vains,

Mon âme les sentait ruisseler sur mes mains !

Mais, puisque vous voulez connaître l’Inconnue,

Puisque vous m’appelez, prince, je suis venue,

Et vous voyez, je suis venue, ô mon ami,

Parmi les encensoirs qu’on balance, parmi

Les parfums de cyprès, de santal et de rose,

Tandis que tinte au loin la cloche de Tortose

Et que vibrent les luths et les psaltérions,

Puisque c’est aujourd’hui que nous nous marions !

JOFFROY, ébloui.

Une pareille joie est-elle bien certaine ?

MÉLISSINDE.

Comment la trouvez-vous, la Princesse lointaine ?

JOFFROY.

Je la regarde... éperdument ! – Oh ! tous mes vœux !

Elle est bien comme je voulais ! Ses longs cheveux

Échappent au tressoir en une double vague,

Et mon dernier soleil rit dans sa grosse bague !

Tu fais trembler pour son col frêle, ô lourd collier !

Son sourire étranger m’est déjà familier !

Sa voix, où l’on entend un tumulte de sources.

Se boit comme une eau fraîche après de longues courses

Et ses yeux, dépassant tout espoir, ses yeux pers,

Sont si larges et si profonds que je m’y perds !

MÉLISSINDE, lui mettant au doigt sa bague.

Voici pour votre doigt ma bague d’améthyste

Dont la couleur convient à notre bonheur triste ;

Lui passant au cou son collier.

Voici pour votre cou mon collier à blason !...

Défaisant tous ses cheveux sur lui.

Et voici mes cheveux, puisque, nouveau Jason,

Ils sont la Toison d’or qu’au prix de tant de luttes,

De tant de maux, de tant de soupirs, vous voulûtes !

Ô pèlerin d’amour sur les glauques chemins,

Voici les mains que vous chantiez, voici mes mains !

Et voici, puisqu’il fut votre but de l’entendre,

– Écoutez bien – voici ma voix, soumise et tendre !...

JOFFROY.

Ils vous font peur, mes yeux déjà gris et vitreux ?

MÉLISSINDE.

Et voici maintenant mes lèvres sur vos yeux !

JOFFROY.

Mes lèvres vous font peur, que gercèrent les fièvres ?

MÉLISSINDE.

Et voici maintenant mes lèvres sur vos lèvres !

Silence.

JOFFROY, appelant.

Bertrand !

Bertrand s’approche ; à Mélissinde, montrant les mariniers qui sont autour de lui.

J’avais promis de vous dire aujourd’hui

Quel fut pour moi le cœur de ces gens...

Trop faible, il fait signe à Bertrand.

Toi, dis-lui.

BERTRAND, debout au milieu des mariniers à genoux.

Si vous saviez sous ces peaux rudes et tannées

Quelles âmes d’enfants, ouvertes, spontanées !

Aimez-les, ces obscurs à la simple ferveur,

Ces dévouements actifs qui portaient le rêveur !

Comme les chardons bleus qui poussent sur les plages,

Ils ont des cœurs d’azur dans des piquants sauvages !...

MÉLISSINDE.

Eh bien ! je leur souris...

JOFFROY.

Je grelotte...

MÉLISSINDE.

Joffroy,
Vous êtes dans mes bras, serré...

JOFFROY.

Je n’ai plus  froid,

Mais un frisson d’angoisse horrible me traverse.

Êtes-vous là ?...

MÉLISSINDE.

Sur ma poitrine je vous berce

Tout doucement comme un petit !

JOFFROY.

Je n’ai plus  peur.

MÉLISSINDE.

Songez à nos amours ! – Songez à la hauteur

Où parmi les amants, notre gloire nous guinde !

Songez que je suis là, – que je suis Mélissinde ;

Répétez-moi comment vous m’aimez et jusqu’où !

JOFFROY.

Ah ! je meurs !...

MÉLISSINDE.

Regardez ces perles à mon cou !

JOFFROY.

Oui, votre cou divin... Oh ! mais tout se dérobe...

Je sens que je m’en vais...

MÉLISSINDE.

Tenez-vous à ma robe !

Prenez-moi bien.  Entourez-vous de mes cheveux !

JOFFROY.

Oui ! Vos cheveux encore ! encore ! je les veux !

Je suis dans leur parfum, – je suis...

MÉLISSINDE, à frère Trophime.

Hélas ! saint prêtre,

Je dois auprès de lui vous laisser seul, peut-être ?

FRÈRE TROPHIME.

Non, madame.  L’amour est saint.  Dieu le voulut.

Celui qui meurt d’amour est sûr de son salut.

MÉLISSINDE.

Joffroy Rudel, que nos amours ont été belles !

Nos âmes n’auront fait que s’emmêler des ailes !

JOFFROY.

Votre manteau, brodé de pierres et d’orfrois,

Je voudrais le toucher ; – mes doigts sont déjà froids ;

Mes doigts ne sentent plus les orfrois et les pierres ;

Mes doigts sont déjà morts...

FRÈRE TROPHIME.

Récitez les prières...

Tout le monde autour de lui.

MÉLISSINDE, douloureusement.

Ho !

FRÈRE TROPHIME.

Proficiscere anima.

La prière court en murmures.

JOFFROY.

Je me meurs.

MÉLISSINDE, aux musiciens.

Harpes, couvrez de chants ces trop tristes rumeurs.

Musique douce.

JOFFROY.

Parlez, car votre voix est la musique même,

Sur quoi j’avais rêvé de mourir.

MÉLISSINDE, l’enlaçant.

Je vous aime.

FRÈRE TROPHIME.

Deus clemens...

Murmure de prières, que couvre une onde de harpes.

JOFFROY.

Parlez, que je n’entende pas

S’approcher, s’approcher le pas furtif, le pas...

Parlez, parlez sans cesse, et je mourrai sans plaintes !

FRÈRE TROPHIME.

Libera, Domine...

MÉLISSINDE.

Parmi les térébinthes,

Ami, c’était à vous que je rêvais le soir ;

Et dans les myrtes bleus lorsque j’allais m’asseoir

Le matin, je tenais sous les branches myrtines,

Des conversations, avec vous, clandestines...

JOFFROY.

Parlez, parlez !

FRÈRE TROPHIME.

...ex omnibus periculis...

MÉLISSINDE.

Et lorsque je marchais entre les sveltes lys,

Et qu’un d’eux, s’inclinant, semblait me faire signe,

Comme il me paraissait le seul confident digne

D’un amour si royal que le nôtre, et si blanc...

Je confiais que je vous aime au lys tremblant !

JOFFROY.

Parlez ! car votre voix est la musique même.

Parlez !

MÉLISSINDE.

Je confiais au lys que je vous aime...

JOFFROY.

Ah ! je m’en vais, – n’ayant à souhaiter plus rien !

Merci, Seigneur ! Merci Mélissinde ! – Combien,

Moins heureux, épuisés d’une poursuite vaine,

Meurent sans avoir vu leur Princesse lointaine !...

MÉLISSINDE le berce dans les bras.

Combien, aussi, l’ont trop tôt vue, et trop longtemps,

Et ne meurent qu’après les jours désenchantants !

Ah ! mieux vaut repartir aussitôt qu’on arrive

Que de te voir faner, nouveauté de la rive !

Mon étreinte est pour toi d’une telle douceur

Parce que l’Étrangère est encor dans la Sœur !

Tu n’auras pas connu cette tristesse grise

De l’idole avec qui l’on se familiarise ;

Je garde du lointain, par lequel je te plus ;

Et tes yeux se fermant pour ne se rouvrir plus,

Tu me verras toujours, sans ombre à ma lumière,

Pour la première fois, toujours pour la première !

JOFFROY.

La princesse est venue ! Ô ma princesse, adieu !

FRÈRE TROPHIME.

Libera, Domine...

MÉLISSINDE, debout, le soulevant dans ses bras vers le resplendissement de la mer. Ils sont enveloppés de la pourpre du soleil couchant.

Tout le ciel est en feu !

Vois, tu meurs d’une mort de prince et de poète,

Entre les bras rêvés ayant posé ta tête,

Dans l’amour, dans la grâce et dans la majesté ;

Tu meurs, béni de Dieu, sans l’importunité

Des sinistres objets, des cires et des fioles,

Dans des odeurs de fleurs, dans des bruits de violes,

D’une mort qui n’a rien ni de laid, ni d’amer,

Et devant un coucher de soleil, sur la mer !

Joffroy Rudel est mort et laisse retomber sa tête. Elle le couche doucement. Frère Trophime s’avance.

MÉLISSINDE.

Ne fermez pas encor ses yeux, il me regarde.

SORISMONDE, avec effroi.

Il retient dans ses mains vos cheveux !

MÉLISSINDE.

Qu’il les garde !

Avec un poignard qu’elle prend à la ceinture du mort, elle coupe ses cheveux et les mains de Rudel retombent en les entraînant sur lui.

BERTRAND.

Oh ! pas cela, c’est trop !

MÉLISSINDE, sans se retourner vers lui.

Qui parle ainsi ?

BERTRAND.

C’est trop !...

MÉLISSINDE.

Vous, Bertrand ? Mais il faut renoncer, il le faut !

Du voile mensonger se déchire la trame.

Mon âme sut enfin s’occuper d’une autre âme,

Et je suis différente ; et du bien que j’ai fait,

Déjà s’atteste en moi le merveilleux effet !

Qu’étiez-vous, rêve, amour, rose rouge ou lys blême,

Près de ce grand printemps qu’est l’oubli de soi-même ?

Afin que ce printemps, pour moi, soit éternel,

Je prendrai le sentier qui monte au Mont Carmel !

BERTRAND.

Hélas !

MÉLISSINDE.

Votre œuvre ici, mariniers, se termine !

Mais pourquoi ces haillons et ces airs de famine ?

Mais il vous faut du pain, il vous faut des habits !

Arrachant à pleines mains les pierres de son manteau.

Tenez, tenez, j’ai des saphirs, j’ai des rubis !

J’arracherai de moi ces lourdes choses vaines !

Ramassez ! Ce n’est pas le paiement de vos peines ;

Vous pouvez ramasser, amis, car le paiement

De votre amour, c’est la Princesse vous aimant !

Et voici des béryls, et voici des opales !

Je vous jette mon cœur parmi ces pierres pâles !

Les diamants vont pleuvoir, et les perles neiger !...

– Ah ! je sens mon manteau divinement léger !

BERTRAND.

Et moi, que deviendrai-je ?...

MÉLISSINDE.

Allez, avec ces hommes,

Combattre pour la Croix !

TOUT LES MARINIERS, brandissant des armes.

Pour la Croix ! Nous en sommes !

LE PATRON.

Nous brûlerons demain la glorieuse nef

Qui porta le poète.

TROBALDO, montrant Bernard.

Et nous suivrons ce chef !

BERTRAND.

Et nous irons cueillir, sur le Tombeau, la Palme !

MÉLISSINDE, reculant vers sa galère.

Adieu ! ne pleurez pas, – car je vais vers le calme,

Et je connais enfin quel est l’essentiel !...

FRÈRE TROPHIME, s’agenouillant devant le corps de Joffroy.

Oui, les grandes amours travaillent pour le ciel.

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