Richelieu à quatre-vingt ans (Jacques-François ANCELOT - Louis LURINE)

Comédie eu un acte, mêlée de chant.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 16 octobre 1833.

 

Personnages

 

LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU

LE CHEVALIER LUDOVIC

RAFÉ, intendant du duc

PETIT-JEAN, valet

LA DUCHESSE DE RICHELIEU

MARIE

 

La scène se passe en 1782, dans le château du duc de Richelieu, près de Libourne.

 

Le théâtre représente un salon. Porte dans le fond ; portes de chaque côté. Une fenêtre ouvrant sur un jardin, au dernier plan, près de la porte de droite. Un paravent près de la porte à gauche. Au lever du rideau, la duchesse de Richelieu est assise près d’une table à droite de l’acteur ; elle a le front appuyé sur sa main. Une autre table est à gauche ; tout ce qu’il faut pour écrire sur les deux tables.

 

 

Scène première

 

LA DUCHESSE, MARIE

 

MARIE, entrant par le fond.

Madame !...

LA DUCHESSE, à elle-même, sans l’entendre.

Il est arrivé !

MARIE, à part.

Elle ne m’entend pas.

LA DUCHESSE, à elle-même.

Quelle triste vie que la mienne !

MARIE, s’approchant.

Comme madame la duchesse est pensive !

LA DUCHESSE.

Ah !... c’est toi, Marie ?

MARIE.

Oui, madame, je viens d’apprendre que monsieur le duc de Richelieu est de retour à Libourne.

LA DUCHESSE, avec un soupir.

Eh ! mon Dieu, oui !

MARIE, avec un soupir.

Ah !...

LA DUCHESSE.

Comment ? toi aussi, Marie, tu soupires ?

MARIE.

Cela doit-il vous surprendre ? N’est-ce pas un grand chagrin pour moi de songer qu’il faudra vous quitter ?

LA DUCHESSE, se levant.

Me quitter ? Eh ! pourquoi ?

MARIE.

Ne dois-je pas épouser monsieur Rafé, intendant de monsieur le Duc ?

LA DUCHESSE.

Eh bien ! cela peut-il t’empêcher de rester ici ? Et d’ailleurs ce mariage n’est pas encore résolu.

MARIE.

Il va se faire, madame : hier j’ai solennellement promis à monsieur Rafé, en lui demandant de renoncer à son emploi, et de se retirer avec moi dans la petite propriété, fruit de ses économies, qu’il possède à quelques lieues d’ici.

LA DUCHESSE.

Quoi ! tu m’abandonnerais ?... ah ! ce n’est pas bien !

MARIE.

Ne me croyez pas ingrate !... Je sens plus que jamais le prix de vos bontés : je n’oublierai point, madame, que c’est vous qui m’avez arrachée à l’abandon, à la misère où la mort de ma mère m’avait plongée ; vous serez toujours l’objet de ma reconnaissance ; mais... je ne puis vivre ici... dans ce château... près de... Permettez-moi de m’éloigner.

LA DUCHESSE.

Ma chère Marie, est-il possible que tu n’aies point pardonné à mon mari les malheurs qu’une des fautes de sa jeunesse amena jadis dans ta famille ? Tu ne veux point rester sous le même toit que lui ?

MARIE.

Peut-être !

À part.

Plût à Dieu que ce fût mon seul motif !

LA DUCHESSE.

L’indulgence et la bonté, mon enfant, doivent être le partage des femmes ; elles ont si souvent à pardonner !... Tu le sais, quand j’appris que la petite-fille de l’infortunée madame Michelin était sans asile et sans ressource, je t’ai cherchée ; je t’ai placée près de moi, sans révéler ta naissance à monsieur de Richelieu, de peur qu’il ne vît dans ce que j’ai fait pour toi un reproche tacite de sa conduite passée ; tu n’es à ses yeux qu’une pauvre orpheline, il ne te connaît pas, et il t’aime pourtant ; aujourd’hui il veut te doter... N’est-ce donc point assez pour que tu lui pardonnes le malheur de ta grand’mère ? Depuis quelque temps ton éloignement pour lui semble s’accroître : je t’en conjure, que l’amitié de la femme efface les torts du mari !... Ne te sépare pas de moi !

MARIE.

Vous le voulez, madame ?... Eh bien ! je resterai près de vous, même en épousant monsieur Rafé.

LA DUCHESSE.

Tu es donc décidée à ce mariage ?

MARIE.

Oui, madame.

LA DUCHESSE.

Quoi ! Marie, tu veux, à dix-neuf ans, attacher ton existence à celle d’un vieillard ?

MARIE, avec étonnement.

Mais, madame...

LA DUCHESSE.

Air de Céline.

Un long avenir te réclame,
Et tu t’enchaines au malheur !
Les goûts qui vont naître en ton âme
Se sont tous usés dans son cœur !
Mon enfant, réfléchis encore
Avant que ton sort soit lié...
Tout ce que ta jeunesse ignore
Il l’a dès longtemps oublié.

MARIE.

Est-ce bien madame la Duchesse qui parle ainsi ? Monsieur Rafé n’est-il pas moins âgé que monsieur le Duc ?

LA DUCHESSE.

Mais il n’est pas duc.

MARIE.

Ah ! c’est vrai.

LA DUCHESSE.

Tu ne sais pas que, pour une femme noble et pauvre, c’est-à-dire orgueilleuse et dépendante, il n’y a rien de plus beau qu’un titre et une immense fortune.

MARIE.

Oui, il paraît que cela fait oublier les dates.

LA DUCHESSE.

Sans doute !... Et pourtant, si madame de Rothe avait épousé un pauvre gentilhomme de son âge, elle eût été plus heureuse qu’elle ne peut l’être avec le titre de duchesse de Richelieu, et elle n’eût pas maudit quelquefois ce sort qu’on lui envie.

MARIE.

Vous, malheureuse !...

LA DUCHESSE.

Écoute. Quand j’eus reçu ce titre, cette fortune, je m’étonnai que ces biens, si désirés, laissassent mon âme insensible et froide : on s’accoutume si vite à ces avantages qui demeurent toujours les mêmes ! J’ai cherché les distractions, les jouissances de la vanité, les amusements du monde ; l’hiver dernier, les bals, les fêtes, les spectacles ont occupé ma vie... Oh ! si tu savais combien il faut de plaisirs pour remplacer le bonheur ?

MARIE.

Mais le cœur et l’esprit de monsieur le Duc sont toujours jeunes ; il n’a que des années de trop.

LA DUCHESSE.

Oui, sans doute ; il a encore tous les inconvénients de la jeunesse dont il n’a plus les avantages.

MARIE.

C’est possible !

LA DUCHESSE.

Quand le cœur d’une femme unie à un vieillard s’émeut au récit d’une action généreuse ; quand il bat à l’idée d’un plaisir, c’est un sourire de pitié ou une raillerie qui accueille ses naïves impressions : un homme de son âge penserait et sentirait comme elle.

MARIE.

Je comprends !... et c’est votre histoire.

LA DUCHESSE.

Je voudrais que mon exemple et mon expérience te servissent. Tu es témoin de mes efforts ; j’essaie de devancer les années, je vieillis mes goûts, mon mari rajeunit les siens, et cependant nous avons beau faire, il y a toujours entre nous un intervalle qui ne peut se combler, nous ne parvenons pas à nous rejoindre. Ce n’est pas ma faute, vois-tu, ce n’est pas non plus la sienne. Mais il est venu au monde trop tôt, ou je suis née trop tard.

MARIE, à part.

Si elle savait ?...

LA DUCHESSE.

C’est dans l’intérêt de ton avenir, c’est pour ton instruction que je t’ouvre mon cœur !... Et puis, n’y a-t-il pas encore le chapitre des comparaisons ?

MARIE, soupirant.

Hélas !

LA DUCHESSE.

Ce chapitre-là, Marie, est un point qui doit offrir matière à de sérieuses réflexions ! La vertu, c’est une belle chose ; mais il ne faut pas la, rendre trop difficile. Prends garde de placer entre elle et toi un mari de soixante-cinq ans.

MARIE.

Ah ! madame, tout cela peut être vrai pour vous autres dames riches qui n’avez rien à faire que vous demander à chaque instant si vous êtes heureuses : moi je n’ai pas compté sur le bonheur ! Si cette idée m’a passé un jour par l’esprit, il a fallu bien vite la repousser comme une folie. J’ai réfléchi, et je cherche un asile à ma faiblesse. Veuillez ne pas m’interroger ! Ma résolution est prise, et vos avis me découragent sans me convaincre.

LA DUCHESSE.

Soit ! Je ne dis plus rien... Tu ne veux pas m’en croire ; épouse donc Rafé, et puisses-tu ne pas t’en repentir !

MARIE.

Madame la Duchesse n’a pas besoin de moi, ce matin ?

LA DUCHESSE.

Non, Marie, va !

Marie sort par le fond.

 

 

Scène II

 

LA DUCHESSE, seule

 

Pauvre enfant ! elle me croit bien loin de soupçonner les poursuites du Maréchal : elle veut s’y soustraire... Ah ! monsieur le Duc, des tentations d’infidélité quand... En vérité, c’est trop fort !

Air de l’Angélus.

D’un cœur prodigué tant de fois
Oser encore offrir l’hommage !
C’est bien téméraire, et je crois
Qu’il serait prudent à votre âge
De ne pas l’offrir davantage !
Oui, c’est être trop obstiné ;
À quatre-vingts ans une intrigue !...
Au dissipateur ruiné
Sied-il encor d’être prodigue ?

Il mériterait bien !... voyez pourtant : on est jeune, on est aimée, on repousse par devoir un amour qui (faut-il l’avouer) ne déplaît pas, et où cela mène-t-il !... Ce bon Ludovic ! certes je ne l’écouterai pas ! je ne veux pas l’écouter !... mais on n’est pas fâchée de savoir qu’on peut plaire : on se dit, comme l’avare qui se refuse tout, je pourrais avoir ce qui me manque !... et cela console un peu !... Allons, il faut écrire au Chevalier ce que je n’aurais peut-être pas l’occasion de lui dire : la présence de monsieur le Duc commande la prudence.

Elle s’assied et se prépare à écrire.

Ah, mon mari !

Elle se lève.

 

 

Scène III

 

LA DUCHESSE, LE DUC

 

LE DUC.

Déjà levée, madame la Duchesse ! déjà dans ce salon !... Et il est à peine dix heures !... vous vous êtes façonnée aux habitudes provinciales !... Vous permettez que je dépose mon hommage à vos pieds et un baiser sur votre jolie main ! hier, à mon arrivée, c’est à peine si j’ai eu le temps de vous voir.

LA DUCHESSE.

Vous êtes venu me surprendre dans ma retraite : je ne m’attendais pas au bonheur de ce retour subit.

LE DUC.

Vraiment oui, madame, je quittai la cour, le 15 du mois d’Auguste, comme aurait dit Voltaire ; hier je traversai la Gironde, magnifique rivière à laquelle il ne manque plus qu’une bagatelle, un pont, et me voici, près de vous, dans mon pavillon de Libourne !... Quinze jours seulement de Versailles ici !... On l’a dit avant moi : le siècle est en marche !... je ne demanderais pas mieux que de recommencer la route.

LA DUCHESSE.

Et que se passe-t-il à la cour ?

LE DUC.

Voulez-vous en réponse une épigramme ou une vérité ? Avec l’épigramme, je vous dirai qu’il s’y passe tout simplement des jours, des nuits et des heures ; avec la vérité, il s’y passe, je vous jure, de bien sottes choses.

LA DUCHESSE.

Comment cela ?

LE DUC.

Figurez vous, ma chère, que les têtes y sont bouleversées ; et, si l’on ne trouve pas ridicule un pareil spectacle, c’est que la folie est générale, et que les rieurs manquent. Là-bas, les militaires s’occupent d’administration ; les magistrats abandonnent les procès et rêvent politique et réforme ; les gens de lettres veulent faire des lois ; les avocats parlent de justice et de vérité ; les petits abbés de finances, et les femmes de tout.

LA DUCHESSE.

Il y a, du moins, dans cette dernière partie quelque chose de bon.

LE DUC.

Il y a de bon que les femmes décident du mérite des hommes, non pas, comme autrefois, quand il s’agit de grâce et de politesse, mais lorsqu’il est question de puissance et d’honneurs.

LA DUCHESSE.

Eh bien ! où est le mal ?

LE DUC.

C’est ce que l’avenir nous apprendra. Dernièrement encore, grâce à cette omnipotence, j’ai vu l’archevêché de Paris près de tomber entre les mains d’un cardinal incrédule.

LA DUCHESSE.

Je sais !... monsieur de Loménie !... mais pourquoi moins songer à lui qu’à tout autre ? ce bon cardinal !...

LE DUC.

Pourquoi ? parce qu’il faut, ce me semble, qu’un archevêque de Paris croie au moins en Dieu !... Qu’en pensez-vous ? Mais, si je ne me trompe, madame la Duchesse, au moment où je suis entré, vous vous disposiez à écrire : que je ne vous dérange pas !

LA DUCHESSE.

Mon Dieu ! une lettre sans importance.

LE DUC.

Eh bien ! faites.

LA DUCHESSE.

Vous permettez ?

LE DUC.

Je vous en prie !... moi-même, je dois écrire un mot, je vais me placer là.

Il se place à la table à gauche.

LA DUCHESSE, à part, écrivant à la table à droite.

Ludovic me comprendra : je ne veux pas qu’il s’éloigne, mais il faut qu’il sache se contraindre.

LE DUC, à part, écrivant.

À mon âge encore des petits moyens et des mystères ! Il le faut !... cette jeune Marie est simple, ignorante et soumise, elle viendra au rendez-vous que je lui donne.

LA DUCHESSE, après avoir plié deux lettres.

Vous ne m’avez encore rien dit de madame de Phalaris, que, vous aimez tant ?

LE DUC, après avoir plié deus lettres.

Que j’ai tant aimée !... oui, il y a de cela quelque soixante années, à l’époque où sa main fermait les yeux de ce pauvre Régent ; aujourd’hui, il les fermerait tout seul, rien qu’à la regarder.

LA DUCHESSE.

Quand je l’ai connue, on l’appelait fort plaisamment la mère Jézabel. En est-il toujours ainsi ?

LE DUC.

Ce nom lui sied à merveille !... C’est presque, en effet, un siècle vivant. Excellente femme, d’ailleurs ; facile, indulgente, spirituelle, protectrice émérite de tout ce qui est brave, jeune et bien fait.

LA DUCHESSE.

Vraiment ?

LE DUC.

Oui ! elle aime encore tout cela... par réminiscence.

LA DUCHESSE.

À propos... que pense monsieur le comte d’Argental de tout ce qui se passe ?

LE DUC.

Lui ? il ne pense pas ! cela ne lui est jamais arrivé que sous la plume de Voltaire, qui durant quarante ans l’appela son ange, finissant toutes ses lettres en se jetant à l’ombre de ses ailes. Aimable plaisanterie qui allait mal avec l’épaisseur du personnage et son esprit plus épais encore.

LA DUCHESSE.

Avouez, monsieur le Duc, que tout cela est bien méchant.

LE DUC.

Peut-être !... mais comme cela est vrai ! il n’y a, je crois, qu’une seule voix au monde qui ose dire le contraire.

LA DUCHESSE.

Laquelle ?

LE DUC.

Celle de d’Argental.

 

 

Scène IV

 

LA DUCHESSE, PETIT-JEAN, LE DUC

 

LE DUC.

Que voulez-vous ? qui vous a appelé ?

PETIT-JEAN.

Pardon, monseigneur !... c’est monsieur le Chevalier qui demande à être introduit près de madame la Duchesse.

LE DUC.

Monsieur le Chevalier ?

LA DUCHESSE.

Non, pas encore ; tout à l’heure !... qu’il attende !... Allez.

Petit-Jean sort.

LE DUC.

Vous ne m’aviez pas annoncé la présence de votre jeune parent ?

LA DUCHESSE.

Il est auprès de moi depuis peu de temps. Il est venu m’apporter, en passant, des nouvelles de l’Irlande, ma seconde patrie : vous ne lui en voulez pas, monsieur le Duc, n’est-il pas vrai ?

LE DUC.

Plaisantez-vous, ma chère ?

À part.

Installé ici pendant mon absence !

Haut.

Votre famille n’est-elle pas la mienne, et la veuve du noble comte de Rothe, devenue duchesse de Richelieu, n’est-elle pas toujours sûre de mon agrément ?

LA DUCHESSE.

Ludovic serait heureux sans doute de vous offrir ses bons services, en échange de votre bonne protection.

LE DUC.

J’accepterai les uns avec plaisir, et de bon cœur je lui promettrai l’autre ;

À part.

mais de loin !

Haut.

C’est un jeune homme d’esprit et d’imagination, à l’intelligence souple, à la parole vive et ardente.

LA DUCHESSE.

Oui.

LE DUC.

Vous verrez ! Nous en ferons un excellent diplomate. Maintenant vous permettez...

Il se lève.

LA DUCHESSE, se levant.

Songeriez-vous déjà à me quitter ?

LE DUC.

Déjà ?... c’est bien aimable !... Mais n’est-ce point plutôt une invitation à sortir ?

LA DUCHESSE.

Ah ! monsieur le Duc ! vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites.

LE DUC.

J’ai pourtant la grande habitude de ne dire jamais que ce que j’ai pensé.

LA DUCHESSE.

Avez-vous aussi l’habitude d’affecter toujours de n’être jamais le mari de votre femme ?

LE DUC.

Je tiens cependant beaucoup à ce que vous ne soyez la femme que de votre mari.

LA DUCHESSE.

Et pour y réussir ?...

LE DUC.

Pour y réussir, madame, je vous laisse entièrement libre !... votre position dans le monde est belle, votre rang est envié à la cour, votre fortune considérable.

LA DUCHESSE.

Oui, grâce à vous !... Je sais tout ce que je dois à la générosité, à la magnificence de votre caractère.

LE DUC.

Allez-vous encore me parler de ce que vous voulez bien nommer mes bienfaits, ma grandeur d’âme ? Eh bon Dieu ! c’est de l’histoire ancienne !...

LA DUCHESSE.

Je vois que vous n’êtes pas incorrigible, et, quoique je sois votre femme, vous finirez peut-être par m’aimer un peu.

LE DUC.

Prenez garde, cela pourrait ne pas vous mener bien loin !... je n’ai souvent accordé que fort peu de chose à celles que j’ai mais beaucoup. Mais le charme de notre causerie nous fait oublier notre correspondance.

LA DUCHESSE.

Vous avez raison.

Ils sonnent tous deux.

PETIT-JEAN, entrant.

Monseigneur a sonné ?

LE DUC.

Prenez les ordres de madame.

LA DUCHESSE, bas à Petit-Jean.

Voici deux lettres : celle-ci à mon cousin le Chevalier, tout de suite ; l’autre n’est rien... Tu devines ce qu’il en faut faire ? cinq louis pour toi.

PETIT-JEAN, bas.

Je comprends, madame... comme l’autre fois.

LE DUC, bas à Petit-Jean.

Voilà deux billets... le premier à son adresse ; le second ne signifie rien, tu le déchireras... dix louis pour toi.

PETIT-JEAN, bas.

J’entends, monseigneur... comme toujours !

LE DUC, passant près de la duchesse.

À revoir donc, ma chère amie !

Il lui baise la main et sort par le fond.

LA DUCHESSE, sortant par la porte de droite.

À bientôt, monsieur le Duc !

PETIT-JEAN, seul un instant.

Ils ne vont pas loin, et je ferai bien d’attendre !... Tiens, qu’est-ce que je disais ?

LA DUCHESSE, rentrant.

La lettre que t’a remise monsieur le Duc ?

PETIT-JEAN, en donnant une.

La voilà, madame.

LA DUCHESSE, lisant l’adresse.

« Monsieur de Saige, en son hôtel, à Bordeaux. »

À part.

Ah ! je le soupçonnais à tort !...

Elle remet la lettre à Petit-Jean.

C’est très bien, tu peux aller.

Elle rentre à droite.

PETIT-JEAN, seul.

Et d’un !... voilà pourtant le métier que je fais toute l’année.

LE DUC, rentrant.

Le billet que t’a donné la Duchesse ?

PETIT-JEAN, en donnant un.

Voyez, monseigneur...

LE DUC, regardant l’adresse, à part.

Ah !... correspondance insignifiante !... Elle ne me trompait pas !

Haut.

Fais ce que je te dis, et laisse-moi.

PETIT-JEAN, à part en sortant et déchirant deux lettres.

Et de deux ! allons remettre les bonnes à leur adresse.

 

 

Scène V

 

LE DUC, seul

 

Il me prend quelquefois des velléités de jalousie qui me font rire, et qui me mettraient en colère si j’en avais le temps ! Qui ? moi, jaloux !... Le maréchal duc de Richelieu, qui tant de fois a ri des choses les plus sérieuses, devenir grave et sérieux à propos des choses les plus risibles !... Ma destinée est si étrange !... Il n’est peut-être arrivé qu’à moi en France de se marier sous trois règnes, dont deux aussi éloignés que ceux de Louis XIV et de Louis XVI !... Ma vie n’est-elle pas assez pleine ? J’ai tout vu, tout désiré, tout possédé ; gloire, fortune et amour ! J’ai vu partir le grand roi, la Maintenon et la régence, les princes, les nobles et les philosophes, Voltaire, Louis XV, les maîtresses et les parlements. J’ai tout coudoyé, hommes et choses ; me servant des uns, profitant des autres, et laissant tout passer !... Maintenant qu’on écrive un jour l’histoire de mon siècle ! grave ou léger, sérieux ou frivole, amoureux ou diplomate, soldat ou courtisan, maréchal ou politique, je serai toujours là avec mon grand nom de Richelieu !... Puis, que les nouveaux maîtres de Versailles fassent fi de ce qu’ils appellent le bavardage du vieux duc !... que la reine elle-même... Ah ! majesté ! si j’étais jeune... Après cela, le meilleur parti, à mon âge, n’est-il pas de savoir mourir sans regret comme sans crainte, et surtout sans vilains accès de jalousie ? Oui, je n’ai qu’une chose à faire, c’est de m’en rapporter entièrement à ma femme !... mais ses vingt-cinq ans ! les vingt-deux ans du petit cousin et mes quatre-vingts années, tout cela donne à penser !... Ah ! c’est toi, mon vieux Rafé ?

 

 

Scène VI

 

LE DUC, RAFÉ

 

RAFÉ.

Moi-même, monseigneur.

LE DUC.

Comme tu as l’air soucieux !

RAFÉ.

Dame, ce n’est pas sans cause : je dois me marier demain, dans votre petite chapelle, vous savez ?

LE DUC.

Oui, tu épouses la jolie protégée de madame la Duchesse. Tu ne songes donc pas à ton âge ?

RAFÉ.

Je me suis rappelé le vôtre, monseigneur.

LE DUC.

Monsieur Rafé, il y a bien de la fatuité dans cette comparaison.

RAFÉ.

Et bien de l’imprudence dans ma conduite, n’est-il pas vrai ?

LE DUC.

C’est ce que j’allais dire : et si je l’avais prévu, je t’aurais empêché de finir ce mariage...

RAFÉ.

Il est certain que, si vous l’eussiez commencé, je ne le finirais pas.

LE DUC.

Ah !... ce que tu dis là me rajeunit de soixante ans. L’apparition d’une jolie fille est pour moi comme l’apparition d’un ange.

RAFÉ, à part.

Je comprends ! et voilà pourquoi il est revenu si vite.

LE DUC.

Te le dirai-je ? Ce matin encore, je me suis rappelé mademoiselle de Noailles.

RAFÉ.

Mademoiselle de Noailles, votre première femme ?

LE DUC.

Précisément ! Un jour, je lui disais fort tendrement : À quatre-vingts ans, madame, je veux encore être infidèle au mariage.

RAFÉ.

Eh bien ! monseigneur ?

LE DUC.

Eh bien ! Rafé, je voudrais tenir ma parole.

RAFÉ, à part.

Et il vient me dire cela à moi... oh ! nous verrons !

Haut.

Tenez, monseigneur, voici qui vous y aidera peut-être.

LE DUC.

Tu plaisantes ?

RAFÉ.

Non, ce sont vingt billets, ambrés et musqués, reçus durant votre absence, et que mon instinct m’a fait reconnaître pour des billets doux.

LE DUC, s’asseyant à droite.

Voyons comment ces dames s’expriment ce mois-ci.

RAFÉ.

Voilà tout le paquet.

LE DUC.

C’est trop !... Prends-en deux au hasard, et mets les autres dans le tiroir de l’espérance.

RAFÉ.

Voici un cachet dont le blason est bien compliqué.

LE DUC.

Non, ne regarde pas le cachet !... De l’impartialité, mon garçon ! ferme les yeux, mêle et choisis.

RAFÉ.

J’en tiens deux !... Tant pis pour les autres.

LE DUC, après en avoir parcouru une.

Rafé, mon ami, tu n’as pas la main heureuse... Celle-ci me reproche mes infidélités passées ; si l’autre se plaint de mes infidélités présentes, je suis un homme perdu !... Décidément je n’en lirai pas davantage : cela messied à un gentilhomme qui s’occupe d’un projet de paix universelle.

RAFÉ.

Les maris sont-ils compris dans votre projet ?

LE DUC.

Tu vas te marier : la question est intéressée.

RAFÉ.

Oh ! ce n’est pas à moi que je pensais.

LE DUC.

Et à qui donc ?

RAFÉ.

Si vous aviez daigné me répondre, je vous aurais dit : Monseigneur, tâchez de vous y comprendre.

LE DUC.

Que veux-tu dire ?

RAFÉ, à part.

C’est le moment. En le forçant de s’occuper de ses affaires, je l’empêcherai de songer aux miennes.

LE DUC.

Tu ne me réponds pas ?

RAFÉ.

C’est que j’aurais peut-être aussi bien fait de ne pas parler.

LE DUC, se levant.

Qu’entends-je ! oserais-tu supposer que la Duchesse ?...

RAFÉ.

Je ne suppose rien, monseigneur : je regarde, voilà tout.

LE DUC.

Et que voyez-vous, s’il vous plaît, en regardant ? sur qui vos soupçons se sont-ils arrêtés ? serait-ce, par hasard, sur monsieur de Conflans ?

RAFÉ.

Il n’est pas assez irréprochable, et il a paru fort évaporé.

LE DUC.

Monsieur de Rohan ?

RAFÉ.

Il a vainement fait valoir ses titres.

LE DUC.

Le jeune de Lévis ?

RAFÉ.

Il est trop laid.

LE DUC.

Vous voyez donc bien que vous êtes un sot.

RAFÉ.

Permettez-moi, monseigneur, de n’être pas de votre avis.

LE DUC.

J’ai beau chercher, je ne trouve pas ! et je donnerais mille louis pour savoir...

RAFÉ.

Pourquoi payer si cher un plaisir que vous pouvez avoir gratis ?

LE DUC.

Qu’est-ce à dire ? vous ne soupçonnez aucun de ces grands personnages, et pourtant...

RAFÉ.

Mais, monseigneur, je n’ai point parlé de grand personnage.

LE DUC.

Prétendriez-vous donc que madame de Richelieu a dérogé ?

RAFÉ.

Le chevalier Ludovic est de très bonne maison.

LE DUC.

Ludovic !...

RAFÉ, à part.

Bon !... cela fait son effet...

LE DUC.

Prenez garde à ce que vous dites, monsieur Rafé.

RAFÉ, indiquant la porte de gauche.

Voici l’appartement de monsieur le Chevalier.

LE DUC, à part.

Tout près de celui de ma femme !...

Haut.

Et qui lui a donné cet appartement sans mon ordre ?

RAFÉ.

C’est madame la Duchesse.

LE DUC.

Ah !...

À part.

ma jalousie n’était pas sans fondement ; mais elle n’en est pas moins ridicule... De quoi sert-il donc d’avoir quatre-vingts ans ?

RAFÉ, à part.

En surveillant sa femme, il laissera la mienne tranquille.

LE DUC, à part.

C’est égal !... je lui ferai, s’il le faut, une pension double ; j’assurerai son avenir, je lui achèterai au besoin une charge, un régiment, que sais-je ? mais il prendra congé !...

Haut.

Merci de tes bons avis, Rafé ; je ne les négligerai pas.

RAFÉ.

Toute mon expérience est à votre service, monseigneur.

LE DUC.

Tâche d’en profiter pour toi-même, mon pauvre fiancé de soixante-cinq ans ! tu en auras besoin.

Il sort par le fond.

 

 

Scène VII

 

RAFÉ, seul

 

Voilà qui va à merveille !... je lui ai mis martel en tête. Ah ! monsieur le Duc, vous voulez jouer au fin avec moi ? vous revenez tout exprès de Paris pour... merci ! mais un moment ; j’en sais aussi long que vous, et je vous occuperai si bien... En vérité je fais là un chef-d’œuvre de diplomatie !... Monseigneur, inquiet sur le compte du jeune Ludovic, l’enverra soupirer loin d’ici, et moi j’achèverai paisiblement mon mariage. Le jeune homme est amoureux de la duchesse ; mais est-il sûr qu’il n’ait pas aimé ma fiancée ?... Il m’a semblé voir des regards qui ne disent rien de bon !... À son âge, il y a tant de place dans le cœur !... Attention, Rafé ! attention !... Bizarre enchaînement de circonstances !... Je me vois obligé de défendre mon bonheur contre deux rivaux placés aux deux bouts de la vie : le présent et le passé se réunissent pour menacer mon avenir !... Je saurai mettre ordre à tout !... Oui, j’épouserai, car il faut faire une fin : les bienfaits de la Duchesse doivent enrichir ma prétendue ; moi, j’y joindrai ce que j’ai amassé, et nous vivrons à l’aise ! La vieillesse est peut-être un défaut ; mais la pauvreté est presque un vice, et je ne veux pas mourir dans l’impénitence finale.

 

 

Scène VIII

 

RAFÉ, MARIE

 

MARIE.

Ah ! vous voilà, monsieur Rafé !

RAFÉ.

Oui, mademoiselle Marie : ce n’est pas moi que vous cherchiez.

MARIE.

Je l’avoue.

RAFÉ.

Êtes-vous fâchée de me rencontrer ?

MARIE.

Non.

RAFÉ, à part.

Tâchons de voir un peu clair dans ce petit cœur-là.

Haut.

Vous alliez chez madame la Duchesse ?... elle n’est sans doute pas visible ? peut-être monsieur Ludovic est-il auprès d’elle ?

MARIE.

Vous croyez ?

RAFÉ.

Pour lui faire quelque lecture intéressante ; car elle en a fait son lecteur, son page, son favori.

MARIE.

Est-il donc étonnant que madame la Duchesse cherche des distractions ? dans la solitude où elle vit, elle s’ennuie peut-être ?

RAFÉ.

C’est juste ! elle s’ennuie à la promenade ; eh vite, le bras de monsieur Ludovic ! Elle s’ennuie à table, eh vite, monsieur Ludovic à son côté ! Elle s’ennuie au salon, dans son boudoir ; eh vite, une lecture de monsieur Ludovic !... la pauvre femme !

MARIE, à part.

Il dit vrai ! C’est elle qu’il aime à présent !... Et moi !...

RAFÉ.

Qu’en pensez-vous ?

MARIE.

Je ne veux rien penser qui puisse offenser madame la Duchesse.

RAFÉ.

Et vous avez raison... aussi je ne parle de cela que par dévouement pour monsieur le Duc.

MARIE.

Vous placez bien votre dévouement !

RAFÉ.

Comment donc !

MARIE.

Monsieur Rafé, je suis orpheline, sans fortune, sans amis dans ce monde ; recueillie par madame la Duchesse, je n’ai d’avenir que dans ses bontés.

RAFÉ.

Et vous les méritez si bien !

MARIE.

Quand vous avez jeté les yeux sur moi, quand vous êtes venu me dire : Je vous aime, le bonheur de mes vieux jours est entre vos mains ; mon cœur était bien triste, monsieur Rafé !

RAFÉ.

Oui, je m’en étais aperçu.

MARIE.

Je pleurai !... peut-être de crainte, peut-être de joie ou de reconnaissance ; mais, isolée sur cette terre, j’acceptai l’appui que vous veniez m’offrir, et, dès ce jour, je me promis de vous aimer plus que le bonheur.

RAFÉ.

Je vous admire, et je m’estimerais bien coupable si vous cessiez jamais de vous croire heureuse.

MARIE.

Je le serai, monsieur Rafé ; je l’espère du moins !... Et, voyez-vous, je vais avec confiance vous faire un aveu qu’une autre femme croirait peut-être devoir renfermer dans son âme.

RAFÉ.

Que voulez-vous dire ?

MARIE.

Tenez ! voici une lettre.

RAFÉ.

Pour vous ?

MARIE.

À mon adresse.

RAFÉ.

Et de qui donc ?

MARIE.

De monsieur le Duc.

RAFÉ.

Ah, ah !...

À part.

Il ne perd pas de temps.

MARIE.

Voyez : j’ai respecté le cachet de monsieur le Duc, peut-être pour ne pas cesser de le respecter lui-même. Lisez.

RAFÉ, après avoir parcouru la lettre.

Ah ! par toute la gloire de votre nom, vous en aurez menti, monseigneur !

MARIE.

De grâce, calmez-vous !

RAFÉ.

Que je me calme ! En effet, que réclame-t-il ? Rien, ou peu de chose. Un rendez-vous, pour des raisons qu’il dit pressantes. Je le crois bien qu’il est pressé !... Oh ! je vais lui parler, lui dire tout ce que j’ai là sur le cœur !...

MARIE.

À quoi bon ?... Non, monsieur Rafé, remettez-moi cette lettre : c’est un rendez-vous que demande monsieur le Duc ? eh bien ! il l’obtiendra.

RAFÉ.

Il l’obtiendra !... Diable, un moment !

MARIE.

Avez-vous peur ?

RAFÉ.

Il est des choses avec lesquelles il ne faut pas jouer, voyez-vous ; je connais monsieur le Duc depuis cinquante ans.

MARIE.

Et aujourd’hui il apprendra à me connaître !... Je le verrai, vous dis-je, je lui parlerai... Ayez confiance, monsieur Rafé, et hâtez les préparatifs de notre mariage : qu’il se fasse demain, je le veux !...

À part.

Plus tard, aurai-je la force de le vouloir ?

RAFÉ.

Allons, vous êtes un ange !... vous l’exigez ? je me tairai !... je ne sais plus que vous aimer et vous obéir.

MARIE, à part.

J’en mourrai peut-être, mais je serai vengée !

RAFÉ, à part.

Elle a beau dire, j’ouvrirai les yeux !... Ah ! ah ! voici l’autre.

 

 

Scène IX

 

RAFÉ, MARIE, LUDOVIC

 

MARIE, à part.

C’est lui !

LUDOVIC, à part, en entrant par le fond.

Ce n’est pas elle.

RAFÉ.

Monsieur le Chevalier a toujours l’air d’avoir perdu quelque chose.

LUDOVIC.

Au contraire d’avoir trouvé...

MARIE.

Ce qu’il ne cherchait pas.

LUDOVIC.

C’est au moins du plaisir quand je vous rencontre.

MARIE.

Vous ne dites pas là ce que vous pensez.

RAFÉ.

Monsieur le Chevalier ira bientôt à la cour, il s’essaie.

LUDOVIC.

Monsieur Rafé voudrait peut-être que j’y fusse déjà ?

RAFÉ.

Pourquoi non ? je suis heureux, et je fais des vœux pour le bonheur de tout le monde.

LUDOVIC.

Bien obligé !

RAFÉ.

Monsieur le Chevalier sait sans doute que demain j’épouse mademoiselle Marie ?

LUDOVIC.

Oui, oui.

MARIE, à part.

Il le sait !... Et rien !

LUDOVIC.

Il faut que mademoiselle Marie ait une terrible vocation pour le mariage.

RAFÉ.

Mais monsieur !...

LUDOVIC.

Est-ce que, par hasard, tu t’imaginerais que ton mérite particulier a suffi pour décider une si grande affaire ?

MARIE.

La bonté, l’amitié de monsieur Rafé m’ont été d’autant plus précieuses que lui seul m’a donné des preuves constantes d’attachement. Je sais qu’à mon âge on pourrait trouver un jeune homme qui parlerait d’amour, qui l’éprouverait peut-être, mais qui, prenant la timidité pour l’indifférence, la réserve pour le dédain, chercherait bientôt un amour plus facile, une conquête plus brillante.

RAFÉ, à part.

Diable !... il me semble qu’il y a du dépit là-dedans !

MARIE.

Une pauvre fille, qui ne sait qu’aimer, cela n’a pas, pour séduire et plaire, les charmes d’une grande dame ; quand son âme accueille de trompeuses promesses, quel est bientôt le prix de Sa confiance ? L’abandon.

RAFÉ, à part.

Voyez-vous ça !... Oh ! il faut qu’il déguerpisse.

LUDOVIC.

Que dites-vous, Marie ?

MARIE.

Je dis ce qui pourrait arriver quand on est jeune et crédule... Alors, il faut prévenir un malheur... un grand malheur, monsieur Ludovic, et faire bien vite un mariage de convenance.

LUDOVIC.

C’est-à-dire un mariage qui ne convient ni à l’un ni à l’autre.

RAFÉ.

Il en est peut être un troisième auquel il convient moins encore, monsieur le Chevalier ; mais il faudra que celui-là en prenne son parti.

On sonne.

LUDOVIC.

Tenez, Rafé, entendez-vous ?

RAFÉ.

Diable de sonnette !

LUDOVIC.

C’est monsieur le Duc.

RAFÉ.

Pardieu, je le sais bien !

On sonne.

Encore ! il est impatient comme à vingt ans !

LUDOVIC.

Mais allez donc !

RAFÉ.

Mademoiselle Marie, vous n’oublierez pas ce que vous m’avez dit ; j’espère vous revoir dans un instant !...

À part.

Tâchons d’envoyer par ici madame la Duchesse !... ces jeunes gens !... en vérité, il ne devrait pas y avoir de jeunes gens !

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

MARIE, LUDOVIC

 

LUDOVIC, avec empressement.

Vous disiez donc, Marie...

MARIE, avec embarras.

Je ne disais rien, monsieur Ludovic.

LUDOVIC.

N’ai-je pas entendu que cette froideur, qui repoussait l’amour, n’était point de l’indifférence ?... et maintenant vous rougissez ?... ah ! s’il était vrai ?...

MARIE.

Monsieur Ludovic !...

LUDOVIC.

Avez-vous donc tout-à-fait oublié nos promenades délicieuses de l’année dernière ?

MARIE.

Ces heures passées ensemble sans rien dire, et pourtant...

LUDOVIC.

Et pourtant si heureuses que nous n’imaginions pas un bonheur plus grand !

MARIE, à part.

C’est qu’il n’y en a point !

LUDOVIC, tendrement.

Marie !...

MARIE.

Air anglais : Isabelle, Isabelle. (Page de Woodstock.)

Ici nous marchions ensemble,
Votre bras était mon appui ;
Le même lieu nous rassemble,
Et ce temps heureux a fui !

À part.

Il me semble (bis)
Aujourd’hui
Qu’il va renaître près de lui.
Ah ! je tremble (bis)
Aujourd’hui,
Car un autre m’enchaîne à lui.

LUDOVIC.

Vous, Marie, devenir la femme de cet homme !

MARIE.

Même air.

Il prend pitié de ma misère ;
Sa bonté sera mon appui ;
Une espérance mensongère
À mes yeux peut-être avait lui ;
Mais j’espère,
Oui, j’espère
Aujourd’hui,
La trompeuse chimère a fui,
Et j’espère,
Oui, j’espère
Aujourd’hui
Trouver le repos près de lui.

LUDOVIC.

Le repos ?... mais vous méritez le bonheur.

MARIE, reculant et regardant par la fenêtre dans le jardin.

Assez, monsieur Ludovic, assez ! j’aperçois celle que vous cherchiez !

LUDOVIC, à part.

Déjà !...

Bas à Marie.

Marie, si j’avais pu croire... toi qui eus mes premières pensées d’amour, je n’ai pu t’entendre sans émotion !...

MARIE.

Monsieur... on vient !...

LUDOVIC, regardant vers le jardin.

Oui...

À lui-même.

Elle est bien belle, ma cousine !... que se passe-t-il donc là ? près de Marie, mon cœur est ému !... près de la Duchesse, ma raison n’est plus à moi !...

LA DUCHESSE, au fond.

Ensemble !... que pouvaient-ils se dire ?

 

 

Scène XI

 

MARIE, LA DUCHESSE, LUDOVIC

 

LA DUCHESSE.

Eh bien ! mon jeune parent, adressiez-vous à cette bonne Marie des félicitations ou des consolations ?

LUDOVIC.

Il me semble que mademoiselle n’a pas besoin qu’on la console d’un mariage qu’elle conclut volontairement, et, je l’avoue, je ne me sens pas le courage de l’en féliciter.

MARIE.

Qu’importe à monsieur le Chevalier le sort d’une pauvre fille ?

LA DUCHESSE.

Le crois-tu donc si indifférent ?

LUDOVIC.

Ce serait me juger bien mal.

LA DUCHESSE, avec un dépit concentré.

Oh ! le Chevalier s’intéresse peut-être à toi plus que tu ne penses.

LUDOVIC.

Qui pourrait, sans dépit, voir tant de charmes et de vertu au pouvoir d’un Rafé ?

LA DUCHESSE, avec dépit.

Qu’est-ce que je te disais ?

MARIE, à part.

Elle l’aime... et si elle soupçonnait... il perdrait sa protection ! ne sacrifions que moi !

LA DUCHESSE.

Rafé est un honnête homme, et du moins il sera fidèle.

LUDOVIC.

Le beau mérite !... à son âge !...

LA DUCHESSE.

C’en est un à tous les âges, monsieur.

LUDOVIC, à part.

Qu’elles sont bien toutes deux !

LA DUCHESSE, à part.

Ma présence a paru les embarrasser !...

Haut.

J’espère que Marie sera heureuse.

MARIE.

Madame la Duchesse ne parlait pas ainsi tantôt.

LA DUCHESSE.

Mais depuis tantôt j’ai réfléchi.

 

 

Scène XII

 

MARIE, LE DUC, LA DUCHESSE, LUDOVIC

 

LE DUC, entrant par le fond.

Pardon, si je vous interromps !... Monsieur Ludovic, j’allais vous envoyer chercher ; il faut que je vous parle.

LUDOVIC.

Il me tardait, monsieur le Duc, d’être admis à l’honneur de vous offrir l’hommage de mon respect.

LE DUC.

Vous êtes le parent de madame de Richelieu, et, comme tel, vous avez droit à tout mon intérêt ; aussi me suis-je occupé de vous.

LUDOVIC.

Monsieur le Duc a bien de la bonté !

LA DUCHESSE, à part.

Que lui veut-il ?

LE DUC.

Vous daignerez permettre, madame la Duchesse, que j’aie avec votre jeune cousin un entretien de quelques instants.

LA DUCHESSE.

Je vais vous laisser ensemble.

LE DUC.

Je vous rends mille grâces !... Et vous, mademoiselle Marie, souffrez que je vous dise un mot.

MARIE.

À moi, monsieur le Duc !

LE DUC.

À vous-même, de la part de ce bon Rafé.

LA DUCHESSE, à part.

Ludovic aurait-il commis quelque imprudence ? oh ! il faut que je le voie !...

LE DUC, bas à Marie.

Vous avez reçu un billet de moi ?

MARIE, bas au duc.

Oui, monsieur le Duc.

LA DUCHESSE, bas à Ludovic.

Ludovic, je vous ai écrit.

LUDOVIC, bas à la duchesse.

Et j’ai baisé mille fois votre lettre.

LE DUC, bas à Marie.

Vous ne m’avez point répondu... je demandais à vous voir.

MARIE, bas.

Je le sais.

LA DUCHESSE, bas à Ludovic.

Je veux vous parler... soyez ici dans un moment.

LUDOVIC, bas.

Que de bonheur !

LE DUC, bas à Marie.

Consentez-vous à vous trouver ici dans une heure ?

MARIE, bas.

J’y serai !

LA DUCHESSE.

Je pense, Marie, que monsieur le Duc a fini ?

LE DUC, revenant vers la duchesse.

Oh, peu de chose !... quelques mots de recommandation.

LA DUCHESSE.

Je n’en doute pas !

MARIE.

Je suis à vos ordres, madame.

LA DUCHESSE.

Viens donc, et laissons ces messieurs.

LE DUC, à la duchesse.

Air : Gymnasiens, remettons à quinzaine.

Tout mon bonheur est dans votre présence,
Et loin de vous quand m’arrête un devoir,
Je veux au moins garder une espérance ;
Je ne dis pas adieu, mais au revoir.

Bas à Marie.

Vous souscrirez au doux vœu de mon âme ?

MARIE.

Oui, de vos vœux je dois me souvenir.

LA DUCHESSE, bas à Ludovic.

Vous m’attendrez ?

LUDOVIC.

Je n’existe, madame,
Que pour aimer et pour vous obéir.

Ensemble.

LE DUC.

Tout mon bonheur, etc.

LA DUCHESSE, à part.

Je crains qu’il n’ait commis quelque imprudence
Et je lui veux rappeler son devoir ;
Pour qu’il abjure une folle espérance,
Dans un instant ici je vais le voir.

LUDOVIC, à part.

Dieu ! quel bonheur me promet sa présence !
À peine, hélas ! j’ose le concevoir ;
Mon cœur palpite et s’ouvre à l’espérance ;
Dans un instant ici je vais la voir.

MARIE, à part.

Monsieur le Duc désire ma présence ;
Je sais quels vœux il osa concevoir ;
Et pour punir sa coupable espérance,
Seule en ce lieu je consens à le voir.

 

 

Scène XIII

 

LE DUC, LUDOVIC

 

LUDOVIC, à part.

La voir seule !... que je suis heureux !

LE DUC, à part.

À nous deux maintenant !

Haut.

Mon jeune ami, venez ça, que nous causions ensemble ! Je vous ai dit combien vous m’intéressez, et je vais vous le prouver.

LUDOVIC.

Je suis reconnaissant, monsieur le maréchal...

LE DUC.

Vous vous plaisez beaucoup ici ?

LUDOVIC.

Les bontés de ma cousine...

LE DUC.

Oui, votre cousine est très bonne, je le sais, et moi aussi, je veux être bon ! J’ai donc songé que vivre à Libourne, dans un château, lire, chasser, se promener, c’est fort agréable sans doute, mais que ce n’est pas un état dans le monde, et qu’il vous en faut un.

LUDOVIC.

À moi ?

LE DUC.

Certainement ! c’est à la cour que votre intelligence peut se déployer à l’aise ; la réunion de tous les arts, se prêtant tour à tour l’éclat de leur magie, doit charmer une âme neuve comme la vôtre ; vous avez de l’esprit, du courage, de la finesse ; avec cela on peut prétendre à de hautes destinées. Une demande, à votre intention, est adressée par moi au premier ministre ; à votre arrivée, vous obtiendrez un poste honorable dans la diplomatie : vous voyez que j’assure votre avenir. Ainsi donc, ma protection, mille louis dans le gousset, et fouette cocher sur la route de Versailles.

LUDOVIC.

Sur la route de Versailles !...

LE DUC.

Oui, ce soir, ou demain matin au plus tard.

LUDOVIC.

Mais, monsieur le Duc, c’est impossible.

LE DUC.

Vous ne m’avez donc pas compris ? je ne vous demande pas si c’est possible : je vous dis que vous partirez ce soir ou demain matin.

LUDOVIC, à part.

Serait-il jaloux ? se douterait-il ?...

LE DUC.

Madame la duchesse me saura gré sans doute de ce que je fais pour vous, et vous-même vous m’en remercierez.

LUDOVIC.

Mais, monsieur le maréchal, si je ne demande rien, si je veux n’être rien ? Si une vie pauvre, obscure, mais libre suffit à mon ambition ?

LE DUC.

Quel diable de roman venez-vous me conter là ?... Voyons, mon jeune ami, entre gentilshommes, la différence d’âge n’exclut pas l’intimité ; parlez-moi franc. Est-ce que vous avez quelque affaire de cœur qui vous retient ? à quoi bon le mystère ? Je comprends la contrariété que peut vous donner un départ aussi brusque ; mais c’est un petit malheur dont on vous consolera à Versailles ou à Paris. Ainsi, voilà qui est convenu !

LUDOVIC, à part.

Feignons de céder... il aurait des soupçons.

LE DUC, souriant.

Vous vous taisez ? vous êtes abasourdi ?

LUDOVIC.

J’avoue, monsieur le Duc, que je ne m’attendais pas...

LE DUC.

Il y a tant de choses auxquelles on ne s’attend pas, et qui arrivent !

LUDOVIC, à part.

C’est ce que je voudrais bien lui prouver.

LE DUC.

Bientôt, mon jeune parent, vous adresserez vos adieux à votre cousine ; je vais l’instruire de ce que j’ai décidé pour vous, tandis que vous irez dans votre appartement faire vos préparatifs de voyage.

LUDOVIC, à part.

Et mon rendez-vous ?... que faire ?

LE DUC.

Eh bien ! vous avez l’air de ne pas m’écouter !... allons donc ! de la philosophie !

LUDOVIC, à part.

Ah ! j’ai trouvé le moyen !

Haut.

J’en ai, monsieur le Duc, j’en ai presque autant que de reconnaissance pour vos bons offices.

LE DUC.

À la bonne heure !... je suis charmé de vous voir raisonnable.

LUDOVIC, à part.

Si j’hésitais, il ne s’en irait pas.

Haut.

Je conviens que cette détermination subite m’a causé une impression pénible.

LE DUC.

Je m’en doute bien !

LUDOVIC.

On ne change pas si promptement d’existence sans quelques regrets.

LE DUC.

La vôtre était si douce !

LUDOVIC.

Mais voilà qui est fini ! vous me pardonnez un moment de surprise et d’indécision ?

LE DUC.

Pardieu !... c’est si naturel !

LUDOVIC.

Je vous renouvelle tous mes remerciements, et je rentre pour me disposer à remplir vos intentions. Veuillez, monsieur le Duc, agréer mon hommage !

Il va à la porte de son appartement, à gauche, l’ouvre, la referme très fort, et se cache derrière le paravent.

LE DUC, sur le devant.

Pauvre garçon !... Il me fait presque de la peine !... Oh ! je commence à croire qu’il était temps !... Le voilà rentré bien triste, bien désolé !... à son âge, moi, j’aurais trouvé mille moyens d’échapper aux ordres cruels du tyran, de mettre ses précautions en défaut !... mais lui ?... c’est élevé dans une campagne, ça ne sait que se résigner et gémir !... Eh bien, qu’il gémisse tout seul !... oui, personne ne le troublera dans ses langoureuses méditations.

Il va à la porte de l’appartement de Ludovic, fait un tour de clé et prend la clé.

Les moyens les plus simples sont encore les meilleurs !... Voilà ce que c’est, monsieur le chevalier, vous ne sortirez d’ici que pour chevaucher vers l’orangerie de Versailles. Maintenant un ordre, une commission à Rafé, un coup d’œil à la duchesse, puis je reviens... et que Dieu me soit en aide !

Il sort en riant.

Bon courage, mon jeune protégé !

 

 

Scène XIV

 

LUDOVIC, sortant avec précaution de derrière le paravent

 

Bon voyage, mon vieux protecteur !... il s’en va tranquille et satisfait !... je n’abuserai pas trop de mes avantages, mon seigneur !... Ah, oui-dà ! à mon âge, vous auriez trouvé mille moyens ?... Eh bien, il ne m’en fallait qu’un, et je l’ai trouvé !... Elle va venir !... à cette idée, mon cœur bondit de joie !... elle va venir ! je vais la voir, lui parler !... quel plaisir !... Et cependant, depuis que j’ai appris ce sot mariage, mes anciennes promesses à Marie, mes serments d’amour, tout cela revient à ma pensée !... En vérité, cette situation m’inquiète et me trouble !... Marie est si jolie !... la duchesse est si belle !... Marie ?... elle m’aime toujours, je le vois bien !... la duchesse ? je lui plais, c’est clair !... Ah ! mon Dieu, que je suis malheureux !... Si ce vieux duc n’était pas amoureux de Marie et jaloux de sa femme, je le consulterais : il est possible qu’il se soit trouvé jadis en pareille position !... je voudrais savoir comment il se serait conduit !... essayons de le deviner !... C’est elle, je l’entends !... qu’eût-il fait à ma place ?

 

 

Scène XV

 

LUDOVIC, LA DUCHESSE

 

LUDOVIC.

Vous voici donc, ma noble et belle cousine !... que vous êtes bonne !... Oh ! que le temps m’a paru long depuis que vous m’avez dit : Ludovic, trouvez-vous ici dans un moment !

LA DUCHESSE.

Est-ce que j’ai dit cela ?

LUDOVIC.

J’ai été bien heureux de l’entendre.

LA DUCHESSE.

Eh bien oui, je voulais vous parler, et c’était pour vous gronder !

LUDOVIC.

Me gronder !... attendez donc que je sois coupable.

LA DUCHESSE.

Depuis quelque temps, votre conduite est si singulière, vos discours sont si étranges !...

LUDOVIC.

Mes discours !... mais, au contraire !... Près de vous, je ne trouve plus une parole ! Il n’y a que mes yeux qui parlent !... vous les avez donc compris ?

LA DUCHESSE.

Écoutez : jusqu’à présent j’ai pu voir vos extravagances d’un regard indulgent ; mais aujourd’hui, tout est changé !... je ne veux ni ne dois connaître ce qui se passe dans votre cœur.

LUDOVIC.

J’ai pourtant bien besoin de vous le dire.

LA DUCHESSE.

Mais je ne vous le permets point.

LUDOVIC.

Qu’importe, si vous ne me le défendez pas ?

LA DUCHESSE.

Ludovic, voulez-vous me fâcher ?

LUDOVIC.

Non !... je voudrais pouvoir vous convaincre de ce que j’éprouve ; mais je ne sais encore qu’aimer !... voyez, quand je veux parler, mon cœur bat si vite que je ne puis m’exprimer !...

Il prend la main de la duchesse et la pose sur son cœur.

Quand ma main tient la vôtre, avec tant de bonheur, et que vous la retirez ainsi, moi tremblant, je n’ose la retenir, je crains de déplaire !...

LA DUCHESSE.

Vous osez vanter votre timidité !... mais que prétendez-vous donc ?

LUDOVIC.

Ce que je prétends ?... ah ! un autre, à ma place, eût obtenu déjà...

LA DUCHESSE.

Rien du tout, monsieur.

LUDOVIC.

Oh ! j’en suis sûr !...

Air : Travaillez, ne regardez pas. (Mansarde.)

Un autre plus hardi, sans doute,
Aurait fait bien plus de chemin ;
Tandis que j’hésite et redoute,

Il prend la main.

Il aurait saisi cette main
Qu’on lui disputerait en vain ;
Déjà sur cette main charmante

Il baise la main plusieurs fois.

Plus d’un baiser eût retenti ;

LA DUCHESSE.

Mais de cette audace offensante
Peut-être il se fût repenti.
Voyez donc (bis) comme il est hardi !

LUDOVIC.

Quel bonheur ! (bis) si j’étais hardi !

Ensemble.

LA DUCHESSE.

Croyez-moi, soyez moins hardi.

LUDOVIC.

Hélas ! je n’ose être hardi.

Même air.

LUDOVIC.

Un autre eût déjà, je le jure,
Dans ses transports toujours nouveaux,
De cette noble chevelure

Il froisse les boucles de la duchesse.

Dérangé, froissé les anneaux.

LA DUCHESSE, le repoussant.

Monsieur !...

LUDOVIC.

Que vos cheveux sont beaux !
Autour d’une taille charmante

Il passe son bras autour de la taille.

Son bras se serait arrondi !
Et contre le cœur d’une amante

Il s’approche.

Déjà son cœur aurait bondi !

LA DUCHESSE, reculant.

Voyez donc (bis) comme il est hardi !

LUDOVIC.

Quel bonheur ! (bis) si j’étais hardi !

Ensemble.

LA DUCHESSE.

Croyez-moi, soyez moins hardi.

LUDOVIC.

Un autre serait plus hardi.

LA DUCHESSE.

Mais, en vérité, on a pas le temps de se défendre !... Et qui vous donne le droit ?...

LUDOVIC.

Mon amour ! votre beauté !...

LA DUCHESSE.

Vous oubliez avec qui je suis mariée.

LUDOVIC.

Au contraire, je m’en souviens.

LA DUCHESSE.

Votre âge !...

LUDOVIC.

Il est mon excuse.

LA DUCHESSE.

Mon devoir !...

LUDOVIC.

Est d’être heureuse.

LA DUCHESSE.

Et si je ne vous aime pas ?

LUDOVIC.

C’est impossible.

LA DUCHESSE, souriant.

Richelieu n’eût pas mieux dit à vingt ans.

LUDOVIC.

Et cela lui eût réussi ?

LA DUCHESSE.

Peut-être !

LUDOVIC.

Pour l’honneur du maître, ne repoussez pas l’élève.

LA DUCHESSE.

Quelle mauvaise plaisanterie !

LUDOVIC.

Rendez-la bonne !

LA DUCHESSE.

Vous êtes fou !

LUDOVIC.

Fou d’amour !... oui !... Ah ! n’éloignez pas celui dont le cœur vous est dévoué ; ne repoussez pas, je vous en conjure...

LA DUCHESSE.

Voyons, Ludovic, remettez-vous, et causons tranquillement.

LUDOVIC.

Non !... écoutez-moi !... vous ne savez pas ! on veut que je parte, que je vous quitte !... Je ne vous reverrai plus !... j’en mourrai !...

LA DUCHESSE.

Vous !... partir !...

LUDOVIC, à part.

Je crois que cela n’est pas mal !

LA DUCHESSE.

Expliquez-vous.

LUDOVIC.

On me chasse, on m’envoie à la cour, à l’armée, que sais-je ? Eh bien ! je me ferai tuer !

LA DUCHESSE.

Insensé !...

LUDOVIC.

N’est-ce pas que vous en aurez du chagrin quand je serai mort ?

LA DUCHESSE.

Voulez-vous bien ne pas prononcer ce vilain mot-là.

À part.

Ah ! monsieur le duc, des soupçons ! de la tyrannie ! des précautions injurieuses... Vous !

LUDOVIC, à part.

Il me semble que je ne suis plus un enfant !

Haut.

Ma belle cousine, serez-vous donc méchante aussi ? Rirez-vous encore de ma folie, de mon trouble ?

LA DUCHESSE.

Eh ! comment rire d’un trouble...

LUDOVIC.

Que l’on partage !

LA DUCHESSE.

Que dites-vous ?

LUDOVIC.

Ce que vous me forcez de deviner.

LA DUCHESSE.

Taisez-vous !... taisez-vous !... j’entends du bruit, on vient

LUDOVIC, allant au fond.

C’est monsieur le Duc.

LA DUCHESSE.

Eh bien ! du calme et du silence ! en cas d’explication, une rencontre imprévue, vos adieux à me faire... enfin...

LUDOVIC.

Mais cela est impossible !...

LA DUCHESSE.

Comment ?

LUDOVIC.

Sachez qu’il n’y a qu’un instant, me croyant retiré dans ma chambre, le Duc lui-même a fermé cette porte, et il en a retiré la clé.

LA DUCHESSE, à part.

Ah ! l’emprisonner ! se défier de moi ?... faire le geôlier ?... monsieur le Duc ! monsieur le Duc !

LUDOVIC, s’asseyant à droite.

À la garde de Dieu !... je reste !

LA DUCHESSE.

Ludovic ?... et moi ?...

LUDOVIC, se levant.

Oh ! vous avez raison ! que faire ?

LA DUCHESSE, indiquant la porte de droite.

Là, dans cet appartement !... au fond, il y a une porte qui conduit au jardin... sortez !...

LUDOVIC, entrant, à part.

Elle est émue ! à mon âge monsieur le duc aurait-il mieux fait ?

LA DUCHESSE, seule.

Je tremble !

 

 

Scène XVI

 

LA DUCHESSE, LE DUC

 

LE DUC, à part, en entrant par le fond.

La duchesse !... je joue de malheur !

Haut en s’approchant.

Je vous croyais dans votre appartement, madame.

LA DUCHESSE.

Est-ce pour cela que monsieur le Duc vient me chercher ailleurs ?

LE DUC, à part.

Diable !... Pourvu que l’autre n’arrive pas.

Haut.

Non, sans doute ! Mais je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici. Avez-vous oublié ce que je vous ai fait dire par un de vos gens ?

LA DUCHESSE.

Quoi donc ?

LE DUC.

Qu’en ma qualité de gouverneur de la Guyenne, je vais, avant une heure, recevoir ici messieurs les membres du parlement, messieurs les échevins, baillis et commandas pour le roi dans toute l’étendue de mon gouvernement : ils viennent saluer mon retour, et ils doivent déposer leurs respects à vos pieds. J’avais donc espéré que vous ajouteriez quelque chose à votre toilette.

LA DUCHESSE.

Oui, vous avez raison !... mais, si vous vouliez m’en dispenser ?... je ne me sens pas bien !... Une migraine...

LE DUC.

Allons donc ! une migraine à la campagne !... cela n’a cours qu’à Versailles : je vous assure que vous n’avez jamais été mieux portante ; vos yeux ont un éclat !...

LA DUCHESSE.

Pourtant...

LE DUC.

Quand il s’agit de migraine, je suis presque aussi incrédule que le cardinal de Loménie. Et, quoique vous n’ayez pas besoin de parure, vous m’obligerez beaucoup en songeant un peu à votre toilette. Tenez, regardez-vous, ma chère : vos cheveux sont dérangés...

LA DUCHESSE.

Je ne voudrais pas rentrer chez moi...

LE DUC.

Je comprends que ces obligations imposées par notre rang ne vous amusent pas : que-voulez vous ? c’est ennuyeux comme un devoir.

LA DUCHESSE, à part.

Hésiter, c’est lui donner un soupçon !

LE DUC, à part.

Est-ce que cela va durer longtemps ?

Haut.

Eh bien ! qu’avez-vous résolu ?

LA DUCHESSE.

Mais pourquoi désirez-vous que je rentre ?

LE DUC.

Pourquoi ? je vous l’ai dit... mais pourquoi désirez-vous rester ?

LA DUCHESSE.

Vous l’exigez donc absolument ?

LE DUC.

Je n’exige jamais !... je demande toujours. Tenez, veuillez accepter ma main.

LA DUCHESSE, vivement.

Pardon !... c’est inutile !... Il ne me reste plus qu’à obéir.

LE DUC.

Et à moi qu’à vous remercier.

LA DUCHESSE, à part en entrant à droite.

Il a dû sortir !... Oh ! oui, sans doute, il est sorti !

 

 

Scène XVII

 

LE DUC, puis MARIE

 

LE DUC, seul un instant.

Enfin !... me voilà paisible à cette heure : Rafé, envoyé par moi jusqu’à la ville ; le petit soupirant bien et dûment enfermé chez lui ; madame la Duchesse... Ah ! un moment !... Encore cette précaution !...

Il va donner un tour de clé à la porte de la Duchesse.

Pardieu ! si nos gens de Versailles me voyaient, je leur offrirais matière à risée !... ce que je fais là est si bizarre !... Que me manque-t-il pour ressembler au Bartholo de cet impertinent Caron de Beaumarchais ? Rien, sinon que mes précautions soient inutiles comme les siennes !... Voyez cependant comme les rôles changent avec le temps !... Autrefois j’ouvrais les portes... Aujourd’hui, je les ferme. Ah ! j’aperçois la charmante Marie !... Oublions aujourd’hui, et souvenons-nous d’autrefois !

MARIÉ, à part en entrant.

C’est lui !... Du courage !

LE DUC.

Approchez, aimable enfant, et n’ayez pas peur.

MARIE.

Vous voyez bien, monsieur le Duc, que je suis venue.

LE DUC.

Ne me l’aviez-vous pas promis ? Vous voilà donc à peu près mariée ?

MARIE.

Oui, monseigneur.

LE DUC.

Ce n’est pas ma faute.

MARIE.

Je le sais bien, c’est la mienne.

LE DUC.

Le mariage, mon enfant, va vous exposer à de pressants dangers ; on vous criera bien haut, à l’oreille : jolie femme par-ci, adorable femme par-là !... Galants propos iront de pair avec belles promesses !... À votre âge, on est crédule et curieux ; on croit tout, et l’on veut tout voir, tout entendre !... L’expérience, c’est le fruit des sottises et des folies ! moi qui vous parle, je n’ai rien négligé pour mon éducation, et je serais bien aise de m’occuper de celle des autres... pour leur rendre service, voyez-vous.

MARIE.

Ah ! je comprends !... Mais si les autres ne veulent pas s’instruire ?

LE DUC.

Je leur démontrerai si bien les avantages de l’instruction, je tâcherai de la leur rendre si agréable, qu’ils m’écouteront, j’en suis sûr.

MARIE.

Vous pourriez vous tromper.

LE DUC.

Et puis, Rafé est mieux qu’un ancien serviteur, c’est un ami !

MARIE.

Et vous voulez le lui prouver ?

LE DUC.

Ce matin, en pensant à votre établissement, je me disais : Pour Rafé, mon petit pavillon avec ses dépendances, et, s’il le faut, cinq ou six mille livres ! Je me disais encore : Marie doit avoir toutes les fantaisies, tous les désirs de son âge : eh bien ! qu’à cela ne tienne ! Une belle dot pour Marie.

MARIE.

Oui, monseigneur... mais Marie, toute jeune et toute ignorante qu’elle soit, sait pourtant que les hommes comme vous ne donnent rien pour rien.

LE DUC, voulant lui prendre la main.

Un peu d’affection, de reconnaissance, de complaisance.

MARIE, reculant.

Marie sait aussi, monseigneur, et au besoin elle peut vous l’apprendre, qu’il ne faut pas marchander ce qui n’est pas à vendre.

LE DUC.

Oh, oh !... Un pareil langage !...

MARIE.

Vous étonne ?

LE DUC, souriant.

Non, non !... J’ai déjà vu quelquefois que cela commençait ainsi.

MARIE.

Ah ! vous pensez ?...

LE DUC.

Que Richelieu a fait entendre raison à de plus rebelles.

MARIE.

Je n’ignore pas qu’il a souvent, au prix du repos de plus d’une femme, acheté quelques plaisirs.

LE DUC.

Qu’elles partageaient, ma chère.

MARIE.

Mais il est aussi des femmes dont la vie a payé leur faute.

LE DUC.

La vie !... Ah ! mon enfant, nous tombons dans le genre tragique !... et il faut vous dire que je le déteste.

MARIE.

Alors, vous entendriez sans plaisir l’histoire d’une belle et innocente jeune femme.

LE DUC.

Est-ce de vous que vous parlez ?

MARIE.

De moi ? non.

LE DUC.

Et c’est de vous seule que je veux m’occuper !... Une femme belle, disiez-vous ? oui, je vous trouve belle, Marie !... Et cette innocence est un charme divin.

MARIE, le repoussant.

Moi, monsieur le Duc, je suis une pauvre fille enlevée à l’indigence par la pitié d’une étrangère, amenée ici par sa bonté, devant le pain que je mange, l’asile où je repose, à la charité !... Je suis sans parents, je n’ai pas eu les caresses d’une mère, les soins d’une famille ; jamais je n’ai pu livrer mon cœur à la confiance, car j’étais avec des protecteurs ! je n’ai pas pu choisir le mari avec lequel je passerai ma vie, car je suis sans fortune ! Tous les biens, tous les plaisirs de la vie m’ont manqué !... Et l’on ne craint pas de m’offrir le déshonneur à côté de tant de chagrins !...

LE DUC.

Enfant que vous êtes !... D’où vient ce ton de colère ?...

MARIE.

Et savez-vous, monsieur le Duc, pourquoi il y a eu tant de malheurs amassés sur la tête d’une pauvre jeune fille ?

LE DUC.

Des revers de fortune, m’a-t-on dit, de fâcheux événements !...

MARIE.

Non !... C’est parce que son aïeule était belle, et qu’elle a rencontré un homme qui s’appelle le Duc de Richelieu.

LE DUC.

Que voulez-vous dire ?

MARIE.

Oui, monsieur le Duc, elle fut séduite, déshonorée !... Elle mourut !

LE DUC.

Que signifie ?...

MARIE.

Oh ! cela signifie peu de chose en effet, car cette femme ne s’appelait que madame Michelin.

LE DUC.

Ah !...

MARIE.

Vous ignoriez ma naissance, vous ne me connaissiez pas... mais moi, je savais tout... Et j’aurais à jamais enseveli ce secret dans mon âme, si vous n’aviez voulu reporter sur la fille tous les malheurs de la mère !

LE DUC, à part.

La petite-fille de madame Michelin !...

Haut.

Et qui vous a dit ?...

MARIE.

Qui me l’a dit ! la ruine de ma famille, le désespoir et la mort de ma pauvre grand’mère !... Et tout Paris encore aurait pu me l’apprendre ; car ce fut là un de vos premiers scandales publics ! Puis, comme il faut finir ainsi qu’on a commencé, vous êtes venu à moi, et vous avez dit : Je la perdrai, parce qu’il me faut une nouvelle victime avec un nouveau scandale !

Air : C’était Renaud de Montauban.

Eh bien ! me voilà devant vous ;
Ma naissance vous est connue !
Vous m’avez dit : Je te donne un époux,
Mais viens me voir... Et moi je suis venue !
D’un grand malheur j’avais le souvenir ;
Qu’à votre cœur ma faible voix le porte...
Par vous, un jour, ma pauvre mère est morte...
Me faudra-t-il aussi mourir ?

LE DUC.

Grand Dieu ! qu’osez-vous penser ?...

À part.

Je me sens ému, interdit !... Est-ce que je deviens tout-à-fait vieux ?

Haut.

Mademoiselle, non ! vous vivrez, heureuse, honorée, vous vivrez... près de moi !...

MARIE.

Non, monseigneur, je veux m’éloigner.

LE DUC.

Ah !... la petite-fille de madame Michelin n’a rien à craindre !... Et me fuir ce serait me prouver que vous ne pardonnez pas une faute...

MARIE.

Ma mère l’a pardonnée, monsieur le Duc !... mais moi, je ne dois pas rester ici. Il ne faut pas que ma présence vous la rappelle cette faute, ni qu’elle vous la fasse oublier.

LE DUC.

Ah !... c’est bien dur !

MARIE.

Monsieur le Duc, laissez-moi me retirer.

LE DUC.

Sur ces tristes paroles ?

MARIE.

Je n’oublierai pas que j’ai dû à la pitié un asile dans votre maison.

LE DUC.

Marie, soyez moins cruelle envers moi !...

Air : T’en souviens-tu ?

Avec respect, voyez, je vous contemple ;
Mon cœur troublé s’émeut à votre nom ;
Quand ma victime en a donné l’exemple,
Daignez aussi m’accorder mon pardon.

MARIE.

Vous pardonner ?... Oui, le ciel me l’ordonne,
Ma pauvre mère abjura son courroux ;
C’est elle encor, monsieur, qui vous pardonne,
Et son enfant va prier Dieu pour vous.

Elle sort par le fond.

LE DUC, seul.

C’est cela !... on me pardonne pour l’amour de Dieu ; et jadis, quand j’étais plus coupable, on me pardonnait par amour pour moi !... Voilà une cruelle journée ! Cette fatale histoire... ce triste passé... et ce présent plus triste encore peut-être !... Allons, allons ! chassons toutes ces idées !... en vérité je ne me reconnais plus.

Il s’assied à gauche.

 

 

Scène XVIII

 

RAFÉ, LE DUC

 

RAFÉ, entrant par le fond.

Monseigneur est seul ?

LE DUC.

Ah ! c’est toi, Rafé ?... Oui, tu vois, je suis seul.

RAFÉ.

Je n’ai pas trouvé la personne que vous m’avez envoyé chercher à la ville.

LE DUC, à part.

Je le crois bien !

Haut.

Vraiment ? j’en suis fâché, mon pauvre Rafé.

RAFÉ, à part.

Il a l’air soucieux ; voyons si ce que je vais lui dire l’égaiera.

LE DUC, souriant.

Je t’ai fait faire une course bien inutile, mon garçon.

RAFÉ, à part.

Il rit !... j’aurai mon tour !

Haut.

Oh ! le temps est superbe !... madame la Duchesse en profite.

LE DUC.

La Duchesse ?

RAFÉ.

Oui, monseigneur : en rentrant, par le parc, j’ai aperçu madame la Duchesse qui se promenait avec monsieur Ludovic.

LE DUC.

Avec monsieur Ludovic ?... allons donc ! quelle histoire !... c’est impossible.

RAFÉ.

Je ne sais pas si c’est impossible, mais je sais que je l’ai vu.

LE DUC, se levant.

Vous êtes un impudent menteur, monsieur Rafé !... Ludovic est enfermé dans son appartement ; ses fenêtres sont à trente pieds du sol, ainsi...

RAFÉ.

Je vous répète, monseigneur, que je l’ai vu.

LE DUC.

Ah !... il faut vous confondre !

Il va ouvrir l’appartement de Ludovic.

RAFÉ, à part.

Il avait la clé dans sa poche !... bonne précaution !

LE DUC, revenant.

Eh ! mais, en effet, il n’y est pas ! Par où donc a-t-il passé ? par la fenêtre, cela ne se peut pas !... Et cette porte était fermée !...

RAFÉ.

Oh ! de votre temps, monseigneur...

LE DUC.

De mon temps !... de mon temps !... que diable ! on ne pas sait pas par le trou de la serrure.

RAFÉ.

Non !... Une cheminée comme pour madame de la Popelinière, des gouttières, une mansarde comme pour madame...

LE DUC.

Silence !... Comment se sont-ils rejoints ?... que se disaient-ils ?

RAFÉ, indiquant la fenêtre.

Tenez, monseigneur, j’aperçois madame la Duchesse et monsieur le Chevalier qui viennent par ici.

LE DUC.

Oui, ils me croient rentré chez moi.

RAFÉ.

Si vous voulez apprendre quelque chose, voici un excellent moyen ; ce paravent...

LE DUC.

Ah !...

RAFÉ.

De votre temps vous tiriez bon parti des paravents. Vous rappelez-vous celui derrière lequel cette pauvre madame Michelin ?...

LE DUC.

Malheureux !... te tairas-tu ?

RAFÉ.

Tantôt vous disiez : Je donnerais mille louis pour connaître... je vous offre un moyen de tout savoir à meilleur compte.

LE DUC.

Je rougis de l’employer !... et cependant... Ils approchent... Allons !... viens !...

Ils se cachent derrière le paravent.

 

 

Scène XIX

 

LUDOVIC, LA DUCHESSE, LE DUC, RAFÉ, cachés

 

LA DUCHESSE.

Quelle imprudence, Ludovic !... m’accompagner jusque dans ce salon !... laissez-moi !

LUDOVIC.

Il faut bien que je tâche de rentrer dans ma chambre !... Ah ! on a remis la clé !

LA DUCHESSE.

Ciel !... et si l’on s’est aperçu de votre absence ?... Partez, partez vite !...

LUDOVIC.

Oh ! souffrez que je vous témoigne tout l’excès de ma reconnaissance !...

LE DUC, à part.

Sa reconnaissance !

RAFÉ, bas au duc.

Monsieur le duc, le ciel est juste !

LUDOVIC.

Ce que vous m’avez dit peut-il jamais sortir de ma pensée ? mon cœur ne saurait suffire à son ivresse !

LA DUCHESSE.

Ludovic !...

LUDOVIC.

Comme mon avenir s’embellit !... Ah ! je veux être digne du sort que vous m’avez fait, de tout le bonheur que je vous dois.

RAFÉ, bas au duc.

Êtes-vous bien placé pour entendre, monseigneur ?

LE DUC.

J’en ai assez entendu !...

Il sort et vient en scène avec Rafé.

LA DUCHESSE.

Grand Dieu !

LUDOVIC, à part.

Monsieur le Duc !...

LA DUCHESSE.

Quoi ! vous étiez là !... caché !... ah !...

LE DUC.

N’est-ce pas bien heureux ? Voyez donc où nous en serions s’il y avait eu là d’autres personnes que moi et ce bon Rafé, qui est un homme de confiance.

LA DUCHESSE, à part, et s’asseyant à droite.

Que devenir ?

LE DUC.

Mais je ne prétends point gêner les élans de la reconnaissance de votre jeune parent : il parlait du bonheur qu’il vous doit ?... Il voudra bien m’expliquer sans doute,...

LUDOVIC, à part.

Comment faire ?

 

 

Scène XX

 

LUDOVIC, LA DUCHESSE, assise, MARIE, LE DUC, RAFÉ

 

MARIE.

Monsieur le duc, je viens vous annoncer...

LE DUC.

Tout à l’heure, Marie.

MARIE, allant vers la duchesse.

Que vois-je ?... madame la Duchesse... quelle pâleur !

LUDOVIC, bas à Marie.

Elle est perdue !...

MARIE, bas.

Ciel ! ma bienfaitrice !...

LE DUC.

Un peu de trouble, d’émotion !... ce ne sera rien !... Monsieur le chevalier, profitez donc des moments qui vous restent, pour achever vos remerciements à madame !...

MARIE.

Ah !... je devine tout !

LE DUC.

Hâtez-vous de lui rendre grâces du bonheur qu’elle vous a donné, car vous allez partir !...

MARIE, à part.

Il faut la sauver à tout prix !

LE DUC.

Vous allez partir !... et la Bastille est encore debout !

MARIE, à part.

Grand Dieu !

Haut.

Quoi ! monsieur le Duc, monsieur le Chevalier remerciait madame, et cela vous fâche ?

LE DUC.

Que vous importe ?

MARIE.

Mais cela m’importe beaucoup !... Ah ! madame, je ne pensais pas qu’il aurait bien voulu... C’est à moi maintenant de vous témoigner ma reconnaissance.

LE DUC.

Comment ?

LA DUCHESSE, à part.

Que veut-elle dire ?

RAFÉ.

Qu’est-ce que c’est ?

MARIE.

Hélas ! monsieur Rafé, c’est moi seule qui suis coupable !... Je le suis envers vous, surtout, mais pardonnez-moi.

RAFÉ.

Coupable envers moi, que signifie cela ?

LE DUC.

Expliquez-vous.

MARIE.

Monsieur Ludovic me l’avait dit : Je ne souffrirai pas que vous épousiez Rafé ; je vous aime depuis longtemps ; je demanderai votre main à la Duchesse !... moi, je ne le croyais pas !... Eh bien ! il l’a demandée, elle a consenti, et il l’en remerciait !... voilà tout !

Ludovic passe entre Marie et le duc.

LE DUC.

Ah ! ah !...

RAFÉ.

Qu’est-ce que vous dites là ?

LA DUCHESSE, à part.

Il l’aimait...

LUDOVIC, bas.

Bonne Marie !...

MARIE, bas à Ludovic.

Je devais la sauver !... ne me démentez pas !... Demain vous serez libre.

LE DUC.

Eh bien ! mon pauvre Rafé ?...

RAFÉ.

Un moment ! un moment, monseigneur !... tout ceci n’est pas clair !...

LUDOVIC.

Qu’y trouvez-vous donc d’obscur, monsieur Rafé ?... Oui, mademoiselle Marie mérite que toute ma vie lui soit consacrée ! Elle est digne de tout mon amour !...

LA DUCHESSE, à part.

Quel supplice !

LE DUC, regardant la duchesse du coin de l’œil. À part.

Il me venge !

Haut.

Que pense madame la Duchesse de tout ceci ?

LA DUCHESSE, se levant.

Moi, monsieur le duc, je pense que puisque ces jeunes gens s’aiment...

LE DUC.

Il faut les marier !... J’y consens, et je vous charge de tous les préparatifs de leur bonheur !

À part.

Ce sera sa punition !

MARIE, bas à Ludovic.

Je trouverai un moyen de refuser, monsieur.

LUDOVIC, bas.

Ce serait me refuser le bonheur !... mon cœur vous appartient.

MARIE, à part.

S’il était vrai !

RAFÉ.

Permettez, permettez, monseigneur !...

LE DUC.

Quoi ! des réclamations ?... il est trop tard !... Que veux-tu, mon vieux Rafé, il faut prendre ton parti : tu as fait aujourd’hui une sotte ambassade.

RAFÉ, à demi-voix.

Mais, monseigneur, vous êtes abusé !...

LE DUC.

Qu’est-ce à dire ?

RAFÉ, à demi-voix.

Je vous assure que vous êtes...

LE DUC.

Gouverneur de la Guyenne, et il se trouve à Bordeaux un château-trompette où l’on met les incrédules et les insolents.

RAFÉ.

Je veux dire que vous êtes le plus heureux des maris.

LA DUCHESSE, à part.

Il l’aimait !...

LE DUC.

Allons, Rafé, console-toi ! tu perds ta femme.

RAFÉ, à demi-voix.

Et vous gardez la vôtre.

LE DUC, à demi-voix.

Lequel des deux est le plus à plaindre ?

PDF