La Quarantaine (Eugène SCRIBE - Édouard MAZÈRES)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 3 février 1825.

 

Personnages

 

JONATHAS, négociant du Havre

GABRIEL DE RÉVANNES, son camarade de collège

MADAME DE CRÉCY, jeune veuve

LAVENETTE, médecin de la ville

GIROFLÉE, jardinier de Jonathas

 

Un salon richement meublé : porte au fond ; grande croisée de chaque côté sur le premier plan ; à droite et à gauche, sur le second plan, deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

GABRIEL, JONATHAS

 

JONATHAS.

Comment ! mon ami, tu es au Havre dès ce matin ? tomme on se retrouve !... Encore une poignée de main, ça fait plaisir.

GABRIEL.

Ah ! mon Dieu, oui, j’arrive à l’instant. Je regardais à la porte d’Ingouville cette jolie maison qui borde la chaussée ; je me rappelais les jours heureux que j’y ai passés, l’aimable société qui l’habitait, lorsque tu es venu me heurter, et j’allais peut-être te chercher querelle...

JONATHAS.

Lorsque je t’ai reconnu.

GABRIEL.

Malgré douze ou quinze ans de séparation.

JONATHAS.

Parbleu ! Gabriel de Révannes, mon ancien camarade, avec lui j’ai fait toutes mes études au lycée de Rouen.

GABRIEL.

Ce cher lycée de Rouen ! le Louis-le-Grand de la Normandie... Nous y avons eu de fiers succès.

JONATHAS.

Moi, j’étais le plus fort en thèmes.

GABRIEL.

Et moi, le plus fort à la balle.

JONATHAS.

Eh ! oui, tu ne faisais pas grand’chose ; mais quand il y avait quelque expédition périlleuse, tu étais là !... Aussi on t’appelait Gabriel le tapageur.

GABRIEL.

Toi, tu ne travaillais pas mal ; mais quand il y avait quelques taloches à recevoir, ça te regardait ; aussi on t’appelait Jonathas...

JONATHAS.

Jonathas le jobard !...

GABRIEL.

Oui, le jobard !... Quelle différence entre nous !

Air de la Robe et les Bottes.

Quand des pensums j’avais le privilège,
Toi, tu passais pour piocheur assidu ;
Dans tous nos jeux, moi, j’étais, au collège,
Toujours battant, et toi, toujours battu.

JONATHAS.

Quel heureux temps ! Ma mémoire fidèle,
Malgré quinze ans ne l’a point oublié ;
Avec plaisir toujours on se rappelle
Les coups de poing de l’amitié.

Voilà deux ans que je suis venu m’établir au Havre.

GABRIEL.

Moi, j’y suis né ; mais voilà dix ans que je l’ai quitté.

JONATHAS.

Et pendant ce temps, qu’es-tu devenu ?

GABRIEL.

Je suis officier de marine. J’ai couru toutes les mers.

JONATHAS.

Tiens, c’est drôle, tu vas dans les îles, et moi j’y envoie.

GABRIEL.

C’est moins dangereux.

JONATHAS.

Tu crois peut-être que je suis encore jobard ? pas du tout ; maintenant j’ai de l’esprit, j’ai fait fortune, je suis farceur ; on dit même que je suis malin ; parmi les négociants du Havre, il y en a peut-être qui font plus d’affaires que moi ; mais il n’y en a pas un qui fasse autant de malices.

GABRIEL.

Ça vaut bien mieux.

À part.

Pauvre garçon ! Soyez donc fort en thèmes...

Haut.

Et tu es heureux ?

JONATHAS.

Je t’en réponds. J’ai pris ici la maison de commerce de mon oncle, une entreprise magnifique ; mais j’étais en procès avec la veuve de son associé ; notre fortune en dépend, et quand on plaide, il y en a toujours un qui perd, et quelquefois tous les deux... Ah ! ah ! celui-là est méchant, n’est-ce pas ? Alors, pour arranger tout cela, on a parlé d’un mariage ; et c’est aujourd’hui même que la noce a lieu.

GABRIEL.

Si tu es aimé, je t’en fais compliment.

JONATHAS.

Parbleu ! si je suis aimé, tu le verras ; car j’espère bien que tu assisteras à mon mariage ; toute la ville du Havre y sera. Vrai, ça te fera plaisir, c’est un beau coup d’œil.

Air : Connaissez mieux le grand Eugène.

J’aurai le suisse avec sa hallebarde,
Les deux adjoints, tous les marins du port,
On dit même qu’une bombarde
Doit faire un feu de bâbord et tribord :
Pour le tapage au Havre l’on est fort.

GABRIEL.

J’approuverais un tel usage,
Si, de l’hymen garantissant la paix,
Le bruit qu’on fait avant le mariage
Dispensait d’en avoir après.

Je te remercie de ton invitation ; mais tu as des parents, des amis intimes à recevoir, et je craindrais de te gêner.

JONATHAS.

Laisse donc, ma maison est très grande ; c’est une des plus jolies maisons de campagne de la côte ; je paye douce cents francs de contribution ; et puis j’en ai encore une autre dans la Grande-Rue ; ça t’étonne ? Vous autres officiers de marine, vous n’avez pas l’habitude d’être propriétaires ; et puis tu verras le crédit, la considération... Tiens, voilà déjà du monde qui m’arrive.

 

 

Scène II

 

GABRIEL, JONATHAS, LAVENETTE

 

JONATHAS.

C’est M. Lavenette ; j’ai à lui parler.

GABRIEL.

Ne te gêne pas, fais tes affaires.

JONATHAS.

Ce cher docteur ! pour la première fois de sa vie, il est en retard.

LAVENETTE.

Que voulez-vous, la ville du Havre ne peut se passer de moi... quand on est à la fois employé à la mairie et médecin.

Air du Jaloux malade.

Des enfants j’inscris la naissance ;
C’est le plus beau droit des adjoints
De plus, je suis la providence
Du malade implorant mes soins.
Ainsi, qu’on meurt ou que l’on vive,
À leur sort prenant toujours part,
Moi, je suis là quand on arrive,
Et j’y suis encor quand on part.

JONATHAS.

C’est juste, sans vous il n’y a pas moyen de vivre ni de mourir. Ah ! ah ! c’est une plaisanterie, il ne faut pas que cela vous fâche.

LAVENETTE.

Me fâcher ! ah bien oui. À propos de ça, ma femme vient d’arriver par la diligence de Paris. Pauvre petite femme ! elle a passé la nuit en route, et voilà qu’elle s’habille pour la noce ; elle veut assister au bal, parce que j’y serai ; elle m’aime tant !... Ah çà ! avez-vous été sur le port ? savez-vous les nouvelles ?

JONATHAS.

Qu’y a-t-il donc ?

LAVENETTE.

Il y a en rade un navire grec, le Philopœmen ; un vaisseau qui arrive de Smyrne, avec un chargement de cotons.

JONATHAS.

Ah ! il vient de Smyrne ; mais ne dit-on pas que dernièrement quelques symptômes y ont éclaté ?

LAVENETTE.

Aussi, comme membre du conseil sanitaire, nous avons pris nos précautions ; le vaisseau va subir une quarantaine rigoureuse, et personne ne pourra venir à bord, sous les peines les plus sévères.

JONATHAS.

Diable ! vous avez raison, ne badinons pas ! prenons bien garde à la santé de la ville du Havre.

LAVENETTE.

Quel est ce monsieur ? un commerçant ?

JONATHAS.

Non, c’est un officier de marine, un camarade de collège, à qui je ne suis pas fâché de montrer quelle figure je fais ici.

LAVENETTE.

Je comprends...

S’avançant vers Gabriel.

Monsieur, les amis de nos amis sont nos amis. Monsieur se fixe au Havre ?

GABRIEL.

Je ne sais pas encore.

LAVENETTE.

Il le faut ; cela me fera une maison de plus. Une ville charmante, une société délicieuse ; j’en puis juger mieux que personne, car, par état, je dîne chez l’un, je dîne chez l’autre ; ça dépend de l’heure de mes visites.

JONATHAS.

Oui, vous me faites toujours la vôtre à cinq heures.

LAVENETTE, à Jonathas, lui tâtant le pouls.

Comment allons-nous ce matin ?

JONATHAS.

Dame ! je n’en sais trop rien : je m’en rapporte à vous.

GABRIEL.

Est-ce que tu es malade ?

JONATHAS.

Non, mais, par précaution, je me suis abonné. Tous les jours le docteur vient me dire comment je me porte.

GABRIEL.

C’est charmant.

JONATHAS.

Que veux-tu, mon ami, la santé avant tout. Quand on est riche, il est si utile d’être heureux et de bien se porter ! on n’a que cela à faire.

LAVENETTE.

Ah çà ! nous mettons-nous à table ? la future est-elle là ? tout le monde est-il arrivé ?

JONATHAS.

Oui, sans doute ; on n’attendait que vous pour signer le contrat.

À Gabriel.

Viens, mon ami, je vais te présenter à ces dames, car ce matin ; avant la cérémonie, je donne à déjeuner chez moi à ma prétendue.

GABRIEL.

Un instant, j’ai aussi des prétentions, et je suis là en costume de voyageur.

JONATHAS.

Oh ! mon Dieu, tous mes domestiques sont occupés ; et pourtant j’en ai sept, y compris le petit commis ; mais, tiens, voici Giroflée, le jardinier, qui va te montrer ton appartement et qui de plus sera à tes ordres.

Air : Triste spectacle, hélas ! aux yeux du sage. (du Bureau de Loterie.)

Adieu, mon cher, sans façon je te laisse ;
Tu peux chez moi commander, ordonner.
À t’obéir je veux que l’on s’empresse ;
Et nous, docteur, courons au déjeuner.

LAVENETTE.

Oui, je me sens un appétit féroce ;
Un jour d’hymen, si parfois les Amours,
Quoique invités, ne sont pas de la noce,
Les déjeuners du moins en sont toujours.

Ensemble.

JONATHAS.

Adieu, mon cher, etc.

LAVENETTE.

Allons, Monsieur, sans façon je vous laisse,
Mais vous pouvez commander, ordonner.
À le servir ici que l’on s’empresse,
Et nous, ami, courons au déjeuner.

Jonathas et Lavenette entrent dans la chambre à droite.

 

 

Scène III

 

GABRIEL, GIROFLÉE, qui se tient à l’écart

 

GABRIEL.

Diable ! depuis que nous sommes sortis du collège, mon ancien camarade est bien changé ; ce n’est plus une bête, c’est un sot... J’ai vu qu’il tranchait avec moi du protecteur, et j’avais bien envie, pour prendre ma revanche, d’ouvrir mon portefeuille et de lui proposer de l’acheter lui et ses commis... Une mauvaise affaire que j’aurais faite là ! et je peux, je crois, mieux placer mon argent.

GIROFLÉE.

Monsieur, si vous voulez, je vais vous montrer votre appartement ; je suis à votre service.

GABRIEL.

Ah ! ah ! c’est vrai ; c’est le valet de chambre qu’on m’a donné... Tiens, mon garçon, voilà d’abord pour ta peine.

GIROFLÉE.

Comment donc, Monsieur, il n’y a encore eu que du plaisir.

GABRIEL.

Tu vas aller dans la Grande-Rue, chez Delaunay, à l’Aigle d’Or : c’est là que la diligence m’a débarqué.

GIROFLÉE.

Ah ! Monsieur est venu en diligence ?

GABRIEL.

Oui, j’aime mieux ça ; c’est plus gai, plus animé, surtout les Jumelles qu’on prend à Rouen.

Air du Petit Courrier.

Un tel voyage me plait fort :
À la nuit on se met en route,
On se place sans y voir goutte,
On babille ou bien l’on s’endort,
On rit, on s’intrigue, on se presse,
On parle amour... et cætera,
Sans savoir à qui l’on s’adresse :
C’est comme au bal de l’Opéra.

Et puis, on y fait des rencontres... J’avais entre autres une petite voisine charmante, qui avait en moi une confiance... Elle m’avait donné à serrer ses gants et son éventail ; et ma foi, en nous séparant, j’étais occupé à la regarder, et je n’ai plus pensé à lui restituer le précieux dépôt.

GIROFLÉE.

Ça se retrouvera, Monsieur ; ici, d’ailleurs, tout se retrouve.

GABRIEL, lui donnant une carte.

C’est bon ; tu demanderas à la diligence mes effets que j’y ai laissés, et tu me les apporteras ici.

GIROFLÉE.

Oui, Monsieur : les effets de monsieur...

Cherchant à lire.

g... a... ja... bri.

GABRIEL.

Gabriel de Révannes.

GIROFLÉE.

Comment ! vous êtes monsieur Gabriel de Révannes ?

GABRIEL.

Est-ce que tu me connais ?

GIROFLÉE.

Non, Monsieur ; mais il y a dix ans, quand j’étais jeune, j’ai joliment entendu parler de vous... Un bon enfant qu’ils disaient ; mais une mauvaise tête... Tout ça, à cause de cette fameuse affaire que vous avez eue...

GABRIEL.

Comment ! est-ce qu’on s’en souvient encore ?

GIROFLÉE.

Il y a longtemps que c’est oublié ; mais moi qui suis un enfant du Havre, et qui ne l’ai jamais quitté... C’était dans un bal, n’est-ce pas, Monsieur ? et parce qu’une demoiselle de seize ans avait refusé de danser avec vous, vous avez cherché querelle à celui qu’elle avait accepté pour cavalier.

GABRIEL.

Oui, et ce sera pour moi un sujet éternel de remords. Ce pauvre Crécy, un de mes camarades ; je le vois encore frappé d’un coup fatal... Éperdu, hors de moi, marchant au hasard, je rentre dans la ville, j’aperçois un vaisseau qui mettait à la voile ; je m’élance sur son bord ; et depuis ce temps je n’ai pas revu ma patrie... Il y a un mois seulement, j’ai débarqué à La Rochelle ; je me suis rendu à Paris, et c’est là que j’ai appris que M. de Crécy avait été rappelé à la vie ; que, guéri de ses blessures, il avait épousé celle...

GIROFLÉE.

Oui, Monsieur ; il l’a bien fallu. Après un éclat comme celui-là, elle aurait été compromise. Mais du reste, ils ont fait un excellent ménage ; et M. de Crécy vivrait encore, si ce n’était, il y a cinq ans, cette fièvre cérébrale, pour laquelle il a eu l’imprudence d’appeler M. Lavenette le médecin... Oh ! celui-là ne l’a pas manqué ; ça n’a pas été long ; en voilà comme ça une vingtaine à ma connaissance... Eh bien ! c’est égal, il reste toujours ici, lui ; il ne pense pas à s’embarquer.

GABRIEL.

C’est bien, va vite où je t’ai dit.

GIROFLÉE.

Oui, Monsieur ; mais quand j’y pense, c’est drôle que mon maître vous invite à la noce. Vous me direz que voilà deux ans seulement qu’il est établi au Havre, et qu’alors il ne connaît pas votre aventure.

GABRIEL.

Eh bien ! par exemple, je crois qu’il fait des réflexions. Va et reviens, parce que j’ai d’autres commissions à te donner.

GIROFLÉE.

Oui, Monsieur.

Il sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

GABRIEL, seul

 

On ne m’avait pas trompé ; elle est veuve, elle est libre ; dix ans d’exil ont dû expier ma faute, et je pense qu’elle sera assez généreuse pour me recevoir. Je n’ai pas osé demander sa demeure, ni me présenter chez elle. Mais il y a ici une noce, une grande réunion ; la meilleure société du Havre y est invitée... Madame de Crécy s’y trouvera sans doute ; voilà pourquoi j’ai accepté les offres de mon ancien camarade ; et quand je pense qu’aujourd’hui même je vais la revoir, j’éprouve un tremblement dont je ne me croyais pas capable. Moi, un marin, un corsaire !

Air de Téniers.

Mais d’où vient donc l’émotion profonde
Que, malgré moi, dans ces lieux je ressens ?
Moi, voyageur et citoyen du monde,
Tous les pays m’étaient indifférents !
Depuis dix ans, fatigué de moi-même,
C’est le seul jour où mon cœur fut ému.
Ah! la patrie est aux lieux où l’on aime,
Et je sens là que j’y suis revenu.

Ah ! mon Dieu ! quelle est cette femme qui s’avance dans cette galerie ? Comme mon cœur bat ! c’est elle, c’est Mathilde ! quel bonheur ! elle vient, et elle est seule.

 

 

Scène V

 

GABRIEL, MADAME DE CRÉCY

 

MADAME DE CRÉCY.

Quel ennui qu’un contrat de mariage ! être obligée de recevoir tout ce monde ; sans compter qu’ils arrivent tous avec la même phrase de félicitations ; et pour peu qu’on tienne à varier ses réponses, C’est un travail...

Apercevant Gabriel qui s’avance.

Encore un de nos convives !...

Elle lui fait la révérence, et lève les yeux sur lui.

Ah ! mon Dieu ! en croirai-je mes yeux ? voilà des traits...

GABRIEL.

Quoi ! Mathilde, vous ne les avez point oubliés ?

MADAME DE CRÉCY.

Monsieur de Révannes !...

GABRIEL.

Oui, Madame, celui dont vous eûtes les premières amours ; celui qui n’a jamais cessé de vous aimer, qui après dix ans d’exil et de malheur se présente en tremblant devant vous, pour demander sa grâce.

MADAME DE CRÉCY.

Ô ciel ! que faites-vous ? ignorez-vous donc ce qui s’est passé en votre absence ?

GABRIEL.

J’arrive à l’instant même ; mais j’ai appris à Paris que depuis cinq ans vous étiez veuve, vous étiez libre, et j’accours. Je ne vous parle pas de la fortune que j’ai acquise...

MADAME DE CRÉCY.

Monsieur...

GABRIEL.

Je sais que ce n’est pas cela qui vous déciderait ; aussi je n’implore que votre générosité. Accordez-moi votre main, et je croirai l’avoir achetée trop peu encore par tous les maux que j’ai soufferts.

MADAME DE CRÉCY.

Mon ami, écoutez-moi ; je voudrais en vain vous cacher l’émotion que m’a causée votre vue ; je croyais vous avoir perdu pour jamais ; et l’on ne retrouve pas sans plaisir l’ancien ami de son enfance. Vous fûtes le premier que j’aimai, j’en conviens.

À demi voix et avec émotion.

Je vous dirai même plus, je n’ai jamais aimé que vous.

GABRIEL.

Il se pourrait !

MADAME DE CRÉCY.

Oui, et cependant je crois encore que si je vous avais épousé, j’aurais eu tort ; j’aurais été fort malheureuse. Oui, mon ami, l’amour ne suffit pas en ménage ; et votre caractère bouillant et emporté, ce premier mouvement auquel vous ne pouviez résister...

GABRIEL.

Vous avez raison, tel j’étais à dix-huit ans, quand je vous ai quittée . et ce que vous ne croirez jamais, c’est l’état même que j’ai pris, qui, plus encore que les années, a changé mon caractère. Oui, Madame, l’aspect des combats et des naufrages, toutes ces scènes d’horreurs dont se compose la vie d’un marin use la fougue de ses passions, et ne lui laissent plus d’énergie que contre le danger. L’habitude d’exposer sa vie la lui rend indifférente ; le besoin de s’aider, de se secourir mutuellement, le rend humain et charitable. Aussi, Madame, malgré leurs dehors brusques et farouches, presque tous les marins, au fond du cœur, sont la bonté et la douceur même. En vous parlant ainsi, je vous suis suspect sans doute. Pour me rendre digne de vous, j’ai trop d’intérêt à me faire meilleur que je ne suis ; mais daignez vous en convaincre par vous-même, daignez m’éprouver ; quoi qu’il en coûte à mon impatience, qu’importent quelques jours de plus, quand depuis dix ans on attend le bonheur !

MADAME DE CRÉCY.

Eh bien ! s’il est vrai, si vous avez conservé pour moi quelque amitié, je vais la mettre à une épreuve cruelle ; il faut nous séparer.

GABRIEL.

Et pourquoi ?

MADAME DE CRÉCY.

Parce que votre présence en ces lieux blesserait toutes les convenances.

GABRIEL.

Que dites-vous ?

MADAME DE CRÉCY.

Je vous dois ma confiance tout entière... Restée veuve et avec un fils, j’ai dû tout sacrifier à son avenir ; j’ai dû penser non à ma fortune, mais à la sienne ; un procès menaçait de la lui enlever ; en me remariant, je pouvais la lui conserver.

GABRIEL.

Eh bien ! Madame ?

MADAME DE CRÉCY.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Eh bien ! j’ai promis... j’étais mère !
Ce titre, hélas ! m’ordonnait d’écouter
Mes amis, ma famille entière,
L’opinion que l’on doit respecter.

GABRIEL.

Qu’importe à moi ce qu’on a pu promettre ?
Je brave tout.

MADAME DE CRÉCY.

Vous, vous avez raison :
Un homme peut braver l’opinion,
Une femme doit s’y soumettre.

J’ai donné ma parole ; et c’est aujourd’hui, en présence de toute la ville, que devait se signer le contrat.

GABRIEL.

Et vous croyez que je souffrirai ?...

MADAME DE CRÉCY.

Il n’est plus temps de vous y opposer... Tout est fini, je viens de signer.

GABRIEL.

Ô ciel ! il se pourrait ! Je devine maintenant, je vais trouver votre époux.

MADAME DE CRÉCY.

Et pourquoi ? pour nous séparer encore pendant dix ans.

GABRIEL.

Dieu ! quel souvenir vous me rappelez !

MADAME DE CRÉCY.

Qu’il vous rende à la raison : vous avez juré de vous éloigner, j’ai votre parole, je la réclame... Si je vous suis chère, n’allez pas me compromettre, me déshonorer par un éclat inutile, que je ne vous pardonnerai jamais.

GABRIEL.

Je vous comprends, vous l’aimez ?

MADAME DE CRÉCY, prenant sur elle-même.

Eh bien ! oui, Monsieur, je l’aime ; je l’aime beaucoup.

GABRIEL.

Ce mot seul suffisait. Adieu, Madame, adieu pour toujours.

 

 

Scène VI

 

GABRIEL, MADAME DE CRÉCY, JONATHAS

 

JONATHAS, arrêtant Gabriel qui veut sortir.

Eh bien ! où vas-tu donc ? nous allons partir, et nous comptons sur toi. Mon ami, c’est ma femme que je te présente.

MADAME DE CRÉCY, avec embarras.

Je connaissais déjà Monsieur.

JONATHAS.

Eh bien ! tant mieux ; ça se trouve à merveille : c’est lui qui, ce matin, va vous donner la main ; c’est une idée que j’ai eue. Ah ! ah !

GABRIEL.

Qui, moi ?

MADAME DE CRÉCY, vivement.

C’est impossible. Monsieur me disait tout à l’heure que ce matin même, et pour rendre service à un ami qui l’en suppliait, il était obligé de partir pour Paris.

JONATHAS.

À la bonne heure ; mais s’il s’en va, je me brouille avec lui ; j’ai parlé à toute la société de mon ami l’officier de marine, et l’on y compte.

À Gabriel.

Enfin, si tu restes, je te placerai à table à côté de la mariée ; voilà des motifs déterminants.

GABRIEL.

Écoute donc, si tu le veux absolument...

JONATHAS.

Oui, mon ami, ça me rendra service ; un jour de noce on ne sait où l’on en est ; il faut s’occuper de tout le monde : et pendant que je ferai les honneurs, tu feras la cour à ma femme ! ah ! ah ! ah ! c’est drôle, n’est-ce pas ?

MADAME DE CRÉCY, à Gabriel, d’un air de reproche.

Eh quoi ! Monsieur...

JONATHAS.

Et demain, nous partons pour une campagne à dix lieues d’ici, nous t’emmènerons, nous n’aurons personne, nous serons en petit comité ; et puis, il y a là une chasse superbe ; il est vrai que tu n’es peut-être pas amateur... tant mieux, tu tiendras compagnie à Madame, parce qu’au fait, j’aime autant que tu ne chasses pas sur mes terres. Ah ! ah ! celui-là est original, n’est-il pas vrai ? Ainsi, c’est convenu, tu vas écrire à Paris qu’on ne t’attende pas, et tu pars avec nous.

MADAME DE CRÉCY, bas à Gabriel.

Refusez, Monsieur, refusez, je vous en supplie.

GABRIEL.

Et pourquoi donc, Madame ? je suis trop heureux d’accepter l’invitation que me fait un ami.

JONATHAS.

À la bonne heure.

À madame de Crécy.

Ça vous convient, n’est-il pas vrai ?

MADAME DE CRÉCY.

Non, Monsieur.

JONATHAS.

Et pourquoi cela ?

MADAME DE CRÉCY.

Il me semble que vous pouviez le deviner et m’épargner la peine de le dire.

JONATHAS.

Je comprends. Tu ne sais pas que ma femme est d’une sévérité... et je suis sûr que c’est parce que je lui ai dit tout à l’heure que tu lui ferais la cour : ça l’a fâchée, je l’ai vu.

À madame de Crécy.

Mais vous sentez bien, ma chère amie, que c’était une plaisanterie.

MADAME DE CRÉCY.

Et si ce n’en était pas une ?

JONATHAS et GABRIEL.

Que dites-vous ?

MADAME DE CRÉCY.

C’est malgré moi, c’est à regret que je fais un pareil aveu ; mais on l’a voulu, on m’y a forcée. Apprenez que Monsieur m’a aimée autrefois, et que peut-être maintenant encore...

Vivement.

mais j’en doute : car s’il m’eût aimée, il aurait eu plus de soumission à mes ordres, et ne m’aurait pas placée dans la position cruelle où je suis.

Elle entre dans l’appartement à gauche.

JONATHAS.

Écoute donc, mon ami, je ne pouvais pas prévoir... tu ne m’en veux pas, ce n’est pas ma faute. Je vais voir si tout est prêt.

Il sort par le fond.

 

 

Scène VII

 

GABRIEL, seul

 

Oui, je l’aime encore ; mais après un tel outrage, après une pareille trahison, il faudrait que je fusse bien lâche pour ne pas l’oublier ; aussi bien elle me renvoie de chez elle, elle me bannit ; et je lui obéirais ! Non, morbleu ! Qu’ai-je maintenant à ménager ? Puisque ma présence lui est odieuse, je ne quitte pas ces lieux ; puisque ma tendresse lui déplaît, je l’aimerai toujours ; et pour que ma vengeance soit complète, je saurai bien malgré elle, malgré son mari, la forcer à me voir encore, à m’aimer, à m’épouser... Par quel moyen ? je n’en sais rien ; mais quand on le veut bien... Me battre avec Jonathas, il ne faut pas y penser, il ne mérite pas ma colère : et d’ailleurs c’est le moyen de tout perdre. Ne vaut-il pas mieux encore avoir recours à quelque ruse de guerre, ou à quelqu’un de ces coups décisifs ?... N’ai-je donc plus mon ancienne audace ? Ne suis-je pas marin ? N’ai-je pas mon étoile ?... Allons ! qui vient là à mon secours ? est-ce un allié ?... Non, c’est le docteur.

 

 

Scène VIII

 

GABRIEL, LAVENETTE

 

LAVENETTE, sortant de la porte à droite et parlant à un domestique.

Ah bien ! oui, il ne manquerait plus que cela ; venir me chercher pour aller en mer en sortant de table.

Au domestique.

Gervais, mon garçon, dis à nos confrères qu’ils peuvent aller à bord du Philopœmen, si ça leur fait plaisir ; qu’ils fassent leur rapport sans moi ; je suis médecin attaché à la ville du Havre, j’ai mille écus pour cela, je veux les gagner en restant à mon poste.

LE DOMESTIQUE.

Oui, Monsieur.

LAVENETTE.

Attends donc encore ; tiens, tu remettras à ma femme cet éventail en ivoire que je viens de lui acheter, car elle est d’une inconséquence ! aller perdre le sien cette nuit dans la diligence, ou, ce qui est tout comme, le confier à un jeune homme qu’elle ne connaît pas.

Le domestique sort par le fond.

GABRIEL.

Ah ! mon Dieu ! madame Lavenette était ma compagne de voyage.

LAVENETTE, criant encore au domestique.

Dis à ma femme que dans l’instant nous allons la prendre en voiture.

Se retournant et apercevant Gabriel.

Eh bien ! jeune et bel étranger, que faites-vous donc là ? Nous allons partir pour la mairie ; et, d’après ce que j’ai entendu dire, c’est vous qui allez donner la main à la mariée ?

GABRIEL.

Oui, Monsieur...

À part.

J’y suis.

Haut.

Je cours chercher madame de Crécy.

Montrant la porte à gauche.

Je tiens à ce qu’on se dépêche, car je suis en retard ; il faut ce matin que je retourne à mon bord.

LAVENETTE.

Ah ! Monsieur a quitté son équipage pour venir à terre, peut-être même sans permission ?

GABRIEL.

Précisément ; mais l’amour de la patrie, le désir de voir ses amis quand il y a longtemps qu’on en est séparé... Songez donc que j’arrive de Smyrne.

LAVENETTE, s’éloignant de lui.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que vous seriez du Philopœmen ?

GABRIEL.

Oui, Monsieur, un navire superbe qui, dans ce moment, est en rade ; mais ce matin, dans mon impatience, je me suis jeté dans la chaloupe et j’ai abordé à la côte, sans en rien dire à personne ; c’est vous, cher docteur, c’est vous qui êtes le premier...

Il lui tend la main, le docteur recule.

LAVENETTE, tremblant.

Monsieur... Monsieur... toute la société... toute la noce qui est là.

GABRIEL.

Vous avez raison, on va nous attendre ; je cours chercher la mariée, puisque je dois être son chevalier d’honneur.

Il sort par la porte à droite.

 

 

Scène IX

 

LAVENETTE, seul

 

Ah ! grands dieux ! que devenir ! quel danger !... ce jeune imprudent qui ne s’en doute même pas et qui vient ici compromettre toute une noce, l’élite de la société, les premières têtes du Havre.

 

 

Scène X

 

LAVENETTE, JONATHAS, TOUS LES GENS DE LA NOCE

 

CHŒUR.

Air : Fragment d’Une Nuit au château.

Dans l’hymen qui les engage,
Quel bonheur leur est promis !
C’est un jour de mariage
Qu’on connaît tous ses amis.

JONATHAS.

Nous avons tous, à la ronde,
Porté, grâce à mon bordeaux,
La santé de tout le monde.

LAVENETTE.

Cela vient bien à propos.

CHŒUR.

Dans l’hymen, etc.

LAVENETTE, les interrompant.

Taisez-vous, taisez-vous ; cessez tous ces chants d’allégresse.

JONATHAS.

Qu’avez-vous donc, docteur ? comme vous voilà pâle !

LAVENETTE.

Il n’y a peut-être pas de quoi. Apprenez que nous ne sommes pas en sûreté dans cette maison.

TOUS, l’entourant.

Que dites-vous ?

LAVENETTE.

Cet ami que vous avez accueilli, que vous avez reçu, ce jeune officier de marine... Il est de l’équipage du Philopœmen.

JONATHAS.

Ce navire suspect qu’on a mis en quarantaine ?

LAVENETTE.

Précisément.

JONATHAS.

C’est fait de nous.

LAVENETTE.

Ah ! mon Dieu ! j’y pense maintenant ; ce matin ne m’a-t-il pas donné la main ?

JONATHAS.

Eh ! non, docteur, c’est à moi ; heureusement j’avais mes gants de marié...

Il les ôte, les jette sur la table.

Sans mon mariage, j’étais perdu ; mais voyons, dépêchons ; c’est à vous de prendre des mesures de sûreté.

LAVENETTE.

Il vient d’entrer dans cet appartement.

TOUS.

Dans cet appartement !

Finale de la Neige.

LAVENETTE.

Je tremble, je tremble,
Je tremble d’effroi.
Même sort nous rassemble,
Je prévoi
Que c’est fait de moi.

JONATHAS.

Mais de peur qu’il ne sorte,
Fermons bien cette porte.

LAVENETTE.

Pour enfermer ici
Votre femme avec lui.

JONATHAS, LAVENETTE et LE CHŒUR.

C’est lui, c’est lui,
Fuyons loin d’ici.

 

 

Scène XI

 

LAVENETTE, JONATHAS, GABRIEL, MADAME DE CRÉCY, TOUS LES GENS DE LA NOCE

 

Gabriel paraît, donnant la main à madame de Crécy ; tous les assistants poussent un cri d’effroi et s’enfuient en fermant les portes, hors celle du cabinet à gauche qui reste ouverte.

 

 

Scène XII

 

GABRIEL, MADAME DE CRÉCY

 

Tous deux au milieu du théâtre, et se regardant d’un air étonné.

MADAME DE CRÉCY.

Qu’est-ce que cela signifie ?

GABRIEL, d’un air innocent.

Je n’en sais rien, et je ne m’en doute même pas. Comme je venais de vous le dire, d’après les nouvelles instances de votre mari, qui craignait que mon départ ne parût extraordinaire à la société, je voulais, Madame, vous donner la main jusqu’à la mairie, et après cela, obéir à vos ordres, en vous quittant pour jamais.

MADAME DE CRÉCY.

Je ne me trompe point, l’on ferme les portes sur nous !

GABRIEL, froidement.

Je ne sais pas alors comment nous ferons pour aller à la mairie ; il faudra attendre qu’on nous ouvre.

MADAME DE CRÉCY.

Comment ! Monsieur, nous laisser ainsi ! s’enfuir à notre aspect !

GABRIEL.

Air de Céline.

Oui, dans l’exacte bienséance,
Il est mal de nous oublier.
Je conçois votre impatience,
Vous avez à vous marier !
Je sais que l’on tient, d’ordinaire,
À terminer ces choses-là ;
Quant à moi, je n’ai rien à faire,
Et j’attendrai tant qu’on voudra.

MADAME DE CRÉCY.

Ô ciel ! ce calme, ce sang-froid... c’est quelque ruse de vous !

GABRIEL.

Je conviens, Madame, qu’au premier coup d’œil cette idée-là a bien quelque apparence de raison.

Air du Piège.

Banni par un injuste arrêt,
Encor tout plein de mou outrage,
J’ai pu former quelque projet
Pour empêcher ce mariage.
Vous enlever à, la noce ! ah ! vraiment
C’eût été d’une audace extrême !
Alors, j’ai trouvé plus décent
D’enlever la noce elle-même.

Elle vient de partir.

MADAME DE CRÉCY.

J’ignore quels moyens vous avez employés ; mais celui qui a pu me compromettre ainsi n’obtiendra jamais rien de moi.

GABRIEL.

Permettez-moi au moins de me justifier et de vous expliquer...

MADAME DE CRÉCY.

Éloignez-vous, Monsieur, je ne veux rien entendre.

GABRIEL.

Vous ne devez point douter, Madame, de mon respect ni de ma soumission ; à défaut d’autre mérite, j’aurai du moins celui de l’obéissance, et je ne reparaîtrai à vos yeux que quand vous me rappellerez.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

MADAME DE CRÉCY, seule

 

Est-il exemple d’une pareille audace ! de sang-froid concevoir un tel projet !... et bien plus, l’exécuter ! Comment en est-il venu à bout, je ne puis le deviner ; mais je le saurai.

Allant à la table et sonnant.

Holà ! quelqu’un...

Sonnant plus fort et à l’autre bout du théâtre.

Eh bien ! viendra-t-on ?... personne, aucun domestique !... suis-je donc seule dans cette maison ?

Air du Muletier.

Sur la ritournelle de l’air, on entend crier en dehors.

À vos postes, garde à vous !

Allant à la porte du fond.

Tout est fermé et barricadé en dehors.

Je commence à trembler, je croi.
Ah ! du moins, par cette fenêtre,
Peut-être pourrai-je connaître
Ce que l’on veut faire de moi.

Regardant par la croisée à droite.

Eh mais ! qu’est-ce que j’aperçois ?
Les murs sont entourés de gardes,
Je vois des paysans armés de hallebardes,
Que de précautions ! que de soins ! et pourquoi ?
Pour laisser un amant tête-à-tête avec moi.

Regardant.

C’est Jonathas ! c’est bien lui que je voi.

Dieu me pardonne, c’est mon mari lui-même qui les place en sentinelles autour du parc ; il a donc bien peur que je n’en réchappe.

Suite de l’air.

Par hasard, serais-je en prison ?
L’hymen en est une, dit-on ;
Mais en ce cas, ce qui m’étonne,
C’est le geôlier que l’on me donne.
Oui, chacun serait étonné
Du geôlier que l’on m’a donné.

On entend sur la ritournelle.

Qui vive ? garde à vous !

On voit paraître à la croisée une lettre au bout d’une perche.

Grâce au ciel ! voici des nouvelles ; je vais donc savoir quel est ce mystère.

Elle va à la croisée et prend la lettre.

Une lettre... À monsieur, monsieur Gabriel de Révannes, officier de marine. C’est pour lui, et à coup sûr je n’irai pas lire ses lettres.

Allant à la porte par laquelle Gabriel est sorti.

Monsieur, Monsieur, je vous en supplie.

 

 

Scène XIV

 

MADAME DE CRÉCY, GABRIEL

 

GABRIEL.

Quoi ! Madame, vous daignez me rappeler ?

MADAME DE CRÉCY.

Non, sans doute.

GABRIEL, avec douleur et faisant quelques pas.

Alors... il faut donc encore s’éloigner.

MADAME DE CRÉCY, avec impatience.

Mais non, Monsieur, restez... Il le faut bien ; que je sache enfin ce que cela signifie et quelle est cette lettre.

GABRIEL, l’ouvrant.

C’est le docteur Lavenette qui me fait l’honneur de m’écrire. « Monsieur, vous avez commis une grande imprudence... vous deviez savoir que votre vaisseau le Philopœmen était soumis à la quarantaine. »

MADAME DE CRÉCY.

Quoi ! Monsieur ?

GABRIEL, vivement.

N’en croyez pas un mot, Madame.

Air de Préville et Taconnet.

Que le calme rentre en votre âme,
Votre docteur y fut le premier pris ;
Le Philopœmen, c’est, Madame,
La diligence de Paris ;
Lourd bâtiment, qui très souvent chavire,
Mauvais voilier et vaisseau du haut bord,
Que six chevaux traînaient avec effort ;
Et ce matin, notre pesant navire
Au grand galop est entré dans le port.

MADAME DE CRÉCY.

Et le docteur a été dupe d’une pareille ruse ?

GABRIEL.

Oui, Madame, et rien ne lui ôterait cette idée-là ; aussi je n’y pense seulement pas.

Froidement.

Je vais achever sa lettre.

Il lit.

« Je cours faire mon rapport à la société de médecine ; et en attendant, vous ne devez point vous étonner des mesures d’urgence que nécessite l’événement. Les portes de cette maison seront exactement gardées, et vous ne pourrez en sortir que dans quarante jours. »

MADAME DE CRÉCY.

Ah ! mon Dieu !...

GABRIEL.

Pour vous, Madame, le tête à tête est un peu long ; mais pour moi le temps va se passer avec une rapidité...

MADAME DE CRÉCY, avec colère.

C’est une indignité ; c’est en vain qu’on prétend me retenir dans ces lieux !

GABRIEL, continuant la lettre.

« Quant à la jeune dame qui est restée avec vous, et que malheureusement ces mesures concernent aussi, mon ami Jonathas et moi la mettons sous la sauvegarde de votre honneur et de votre délicatesse. Un militaire français... » – C’est juste, les phrases d’usage.

Parcourant la lettre.

Du reste, des livres, des provisions, tout ce que nous pouvons désirer nous sera fourni en abondance. On ne nous refuse rien que la liberté !

MADAME DE CRÉCY, avec colère.

Ainsi, Monsieur, c’est grâce à vous que je suis renfermée dans cette prison, et vous ne voulez pas que je vous déteste.

GABRIEL.

Si, Madame, permis à vous ; c’est un moyen comme un autre de passer le temps ; mais si mon imprudence vous a donné des fers, au moins vous rendrez justice au sentiment généreux qui m’a porté à partager votre captivité.

MADAME DE CRÉCY.

Je suis d’une colère...

GABRIEL.

Du reste, c’est presque une revanche ; et quand je pense à tous ceux que vous avez privés de leur liberté...

MADAME DE CRÉCY, avec impatience.

Eh ! Monsieur, faites-moi grâce de phrases pareilles, et une fois pour toutes, qu’il n’y ait jamais entre nous le moindre mot d’amour ou de galanterie ; je ne le souffrirais pas.

GABRIEL.

Soit, Madame, vous n’avez qu’à commander ; et puisque vous le voulez, je ne parlerai que raison. Pour commencer, je vous ferai observer qu’il est sans doute cruel d’être ainsi renfermés pendant six semaines ; mais aux maux sans remède, il n’y a que la patience ; il faut tâcher de prendre son parti, et il me semble que de se quereller et de s’aigrir, comme nous le faisons, ne sert à rien, et fait paraître le temps encore plus long. Que n’ai-je, pour l’abréger,

La regardant.

l’esprit et la grâce d’une personne que vous connaissez, et que je ne veux pas nommer ! Que n’ai-je, pour vous plaire, sa conversation aimable et piquante !

MADAME DE CRÉCY.

Ce serait inutile, car je ne suis pas en train de causer, et je ne vous répondrais pas.

GABRIEL.

Aussi, Madame, je ne vous demande rien ; mais je vous vois, et cela me suffit ; c’est pour vous seule que je suis en peine ; un marin a peu de ressources dans l’esprit ; il a le désir de plaire ; mais le secret, où le trouver ? Je vous le demanderais, Madame, si vous étiez en humeur de me répondre,

Elle lui tourne le dos, et va s’asseoir près de la table à droite.

mais vous venez de m’annoncer votre intention à cet égard... Que pourrai-je donc faire pour vous distraire ?

Air : Depuis longtemps j’aimais Adèle.

Je pourrais bien vous parler politique,
Ou vous conter mes campagnes sur mer.

Allant à la table à gauche.

Ce n’est pas gai ! Vous aimez la musique ;
Si d’Othello j’essayais un grand air ?
Mais non, je vois et Montaigne et Voltaire ;
À la faveur de ces noms révérés
Je puis parler sans vous déplaire,
Ce n’est pas moi que vous entendrez.

Je prends le Théâtre de Voltaire ; n’est-ce pas, Madame ?

MADAME DE CRÉCY, prenant son ouvrage.

Comme vous voudrez, je n’écoute pas.

GABRIEL, s’asseyant près d’elle.

Tant mieux, car j’aurais eu peur de ne pas lire assez bien.

Ouvrant le livre.

Acte quatrième, scène trois, peu importe.

Madame de Crécy lui tourne le dos.

Lisant.

« Je sais mes torts, je les connais, Madame,
« Et le plus grand qui ne peut s’effacer,
« Le plus affreux fut de vous offenser.
« Je suis changé. – J’en jure par vous-même,
« Par la raison que j’ai fui, mais que j’aime !
« À peine encore échappé du trépas,
« Je suis venu ; l’amour guidait mes pas.
« Oui, je vous cherche à mon heure dernière ;
« Heureux cent fois, en quittant la lumière ;
« Si, destiné pour être votre époux,
« Je meurs, au moins, sans être haï de vous !

MADAME DE CRÉCY, se retournant.

Quel est ce passage ?

GABRIEL.

C’est de Voltaire ! l’Enfant prodigue... lorsque Euphémon revient auprès de Lise...

Continuant.

« Ne cachez point à nies yeux pleins de larmes
« Ce front serein, brillant de nouveaux charmes ;
« Regardez-moi, tout changé que je suis ;
« Voyez l’effet de mes cruels ennuis,
« De longs regrets, une horrible tristesse
« Sur mon visage ont flétri ma jeunesse.
« Je fus peut-être autrefois moins affreux,
« Mais voyez-moi, c’est tout ce que je veux. »

MADAME DE CRÉCY, l’interrompant.

Assez, Monsieur, assez.

GABRIEL.

Le reste de la scène est pourtant bien plus intéressant ; surtout le moment où elle lui pardonne.

MADAME DE CRÉCY.

Oui, mais parlons d’autre chose.

GABRIEL, vivement.

Mon Dieu ! Madame, comme vous voudrez ; d’autant que, pendant notre séjour en ces lieux, nous avons beaucoup de choses à régler ; d’abord, l’emploi de notre journée ; moi, j’aime l’ordre avant tout.

MADAME DE CRÉCY.

Vraiment !

GABRIEL.

Oui, Madame, j’ai comme cela quelques bonnes qualités qu’on ne me connaît pas. Dans le monde, on préfère les avantages extérieurs, on se laisse séduire par des dehors aimables ou brillants ; mais comment connaître le caractère de celui avec qui l’on doit habiter ? Comment savoir s’il aura les soins, les égards, la complaisance qui font un bon mari ?... De là, les illusions détruites, les plaintes, les regrets, les mauvais ménages... Pour obvier à tout cela, il n’y aurait qu’un moyen que j’aurais envie de proposer : ce serait d’établir, avant d’arriver au port de l’hymen, une espèce de quarantaine conjugale.

À madame de Crécy qui sourit.

Je vois que ce projet vous sourit, et pour vous développer mon idée, vous sentez bien qu’un mariage à l’essai, une communauté anticipée...

MADAME DE CRÉCY.

C’est inutile, Monsieur, je comprends parfaitement. Mais revenons à ce que nous disions tout à l’heure ; où en étions-nous ?

GABRIEL.

Sur un chapitre qui ne vous tiendra pas bien longtemps, sur celui de mes bonnes qualités.

MADAME DE CRÉCY.

Ah ! je me rappelle, vous me disiez que vous avez de l’ordre.

GABRIEL.

Oui, Madame, j’en ai toujours eu, même quand j’étais garçon ; et si jamais j’étais assez heureux pour entrer en ménage, j’ai d’avance un plan tout tracé, dont je ne m’écarterais pas d’une ligne. D’abord, Madame, comme je n’aime pas la médisance, je n’habiterais pas une petite ville.

MADAME DE CRÉCY.

Ah ! Monsieur préfère la capitale ?

GABRIEL.

Oui, Madame ; j’aurais dans la Chaussée d’Antin, et non loin du boulevard, un joli hôtel pour moi et ma femme ; ça ne serait pas bien grand ; mais le bonheur tient si peu de place... Nous aurions ensuite un joli équipage...

MADAME DE CRÉCY.

Comment, Monsieur !

GABRIEL.

Est-ce que vous croyez que je laisserai ma femme aller à pied, en hiver surtout, pour qu’elle se fatigue, qu’elle s’enrhume ? Pauvre petite femme ! ah bien ! oui.

Air de Voltaire chez Ninon.

Nous aurons le brillant landau,
Ou le coupé fait à la mode :
Un landau, c’est vraiment fort beau,
Mais un coupé, c’est bien commode !
Lequel choisirai-je des deux ?
Mon seul embarras est d’apprendre
Celui qu’elle aimera le mieux.

Se retournant vers madame de Crécy.

Que me conseillez-vous de prendre ?

MADAME DE CRÉCY, souriant.

Un instant, Monsieur... il me semble que pour quelqu’un qui a de l’ordre et de l’économie, vous voilà déjà avec un hôtel à la Chaussée d’Antin, un landau...

GABRIEL.

Je vois que vous préférez le landau, et vous avez raison, parce que, dans la belle saison, il nous mènera à une jolie maison de campagne, sur le bord de la Marne ou de la Seine ; un beau pays, un air pur... il faut bien penser à la santé de ma femme... Mais nous sommes encore dans Paris ; n’en sortons pas... Le matin nous irions faire nos visites, courir les promenades, le bois de Boulogne, ensemble, toujours ensemble ; le soir, nous aurions notre loge à tous les spectacles ; car je veux que ma femme s’amuse.

MADAME DE CRÉCY.

Une loge à tous les spectacles !... Ah çà ! Monsieur, prenez garde, vous allez vous ruiner.

GABRIEL.

N’ayez pas peur... Mais il ne s’agit pas ici de ma fortune ; il s’agit de mon bonheur ; revenons à ma femme. Nous voyez-vous tous les deux, assis l’un près de l’autre, écoutant les beaux vers de Racine ou de Voltaire, et nous attendrissant sur des amours qui nous rappellent les nôtres ? Me voyez-vous, le soir, ramenant ma femme chez moi, ou plutôt chez elle, dans cette maison que le luxe et les arts ont parée pour la recevoir ? Ah ! quel bonheur d’enrichir ce qu’on aime, d’embellir son existence par les trésors qu’on a acquis aux périls de la sienne !

Madame de Crécy se lève, et Gabriel continue en la suivant.

Oui, Madame, oui, dans les mers du Nouveau-Monde, lorsqu’un bâtiment ennemi se présentait, quand nous sautions à l’abordage, quand une riche part de butin venait augmenter ma fortune, je me disais : « C’est pour elle ; je pourrai le lui offrir ; je pourrai l’entourer de tous les plaisirs de l’opulence ; ce que le commerce, les arts, l’industrie auront créé de plus riche et de plus élégant, je pourrai le lui prodiguer, non qu’elle en ait besoin pour être plus jolie, ni moi pour l’aimer davantage, mais en amour, le bonheur qu’on partage est doublé de moitié. » Telles étaient mes espérances, tels sont les plans que j’ai formés, et qu’un mot de vous, Madame, peut réaliser ou détruire à jamais.

MADAME DE CRÉCY.

Que dites-vous ?

GABRIEL.

Que malgré votre ressentiment, que malgré mes nouveaux torts, vous ne pouvez douter de mon amour, et que cette ruse même en est une nouvelle preuve ! mon imprudence vous a compromise, mais pour vous faire connaître celui que vous me préfériez.

Air de la Sentinelle.

Oui, maintenant prononcez entre nous :
À son rival le lâche qui vous livre,
Celui qui craint de mourir avec vous,
Pour vous, Madame, est-il digne de vivre ?
Qu’un tel destin n’est-il venu s’offrir
À moi, moi, votre amant fidèle !
J’aurais dit, heureux de mourir :
« Seule, elle eut mon premier soupir,
« Et mon dernier sera pour elle. »

Vous m’aimiez autrefois, vous me l’avez dit.

MADAME DE CRÉCY, se retournant.

Ah ! mon Dieu ! qui vient là ?

GABRIEL.

Peut-être vient-on nous rendre la liberté.

MADAME DE CRÉCY, involontairement.

Déjà !

GABRIEL, à ses genoux.

Ah ! je n’en demande pas davantage.

 

 

Scène XV

 

MADAME DE CRÉCY, GABRIEL, LAVENETTE, JONATHAS

 

Madame de Crécy est à droite, au coin du théâtre, assise, et Gabriel est près d’elle à genoux, continuant à lui parler bas. Lavenette et Jonathas entrent par la porte à gauche ; ils ont à la main des flacons, et portent à leur figure des mouchoirs imprégnés de vinaigre.

JONATHAS, les apercevant de loin.

Dieu ! que vois-je ?

Il fait un pas et recule.

LAVENETTE.

Eh bien ! avancez donc.

JONATHAS.

Parbleu ! c’est à vous, puisqu’en votre qualité de médecin de la ville, on vous a ordonné de faire le rapport ; cette fois-ci, il n’y a pas à aller en mer, et vous ne pouvez pas refuser.

LAVENETTE.

Je le crois bien, sans cela je perdrais ma place ; mais ce ne sera pas long.

Il se met à la table qui est à l’extrême gauche, en face de Gabriel et de madame de Crécy, et se met à écrire en tremblant.

JONATHAS, au milieu du théâtre, et regardant madame de Crécy.

Ah çà ! mais... ils n’ont pas l’air de m’apercevoir.

Appelant de loin.

Hem ! hem ! Madame ! mon ami Gabriel !...

MADAME DE CRÉCY.

Ah ! vous voilà, Monsieur ! approchez-vous donc !

JONATHAS, reculant.

Vous êtes trop bonne ; il n’est pas nécessaire. Il me semble que mon ami Gabriel vous parle de bien près.

MADAME DE CRÉCY.

Nous nous occupions de vous, Monsieur, et nous disions qu’il faudra déchirer le contrat, et plaider de nouveau, à moins que vous ne préfériez vous arranger à l’amiable.

JONATHAS.

Qu’est-ce que cela signifie ?

GABRIEL, se levant.

Je vais te l’expliquer.

JONATHAS, s’éloignant.

Du tout, ne vous dérangez pas, ce n’est pas la peine.

GABRIEL.

Air des Filles à marier.

Tu nous a mis tous deux en quarantaine,
Et, victime d’un sort cruel,
Madame va, malgré sa haine,
S’unir à moi par un nœud éternel.
Il l’a fallu... c’était tout naturel.
Que n’eût pas dit votre ville indiscrète ?
Ensemble ici rester quarante jours !
Nous ne pouvions, craignant les sots discours,
Légitimer un si long tête à tête
Qu’en le faisant durer toujours.

JONATHAS.

À la bonne heure : mais tu sens bien, mon ami Gabriel, que ça ne peut pas se passer ainsi.

GABRIEL.

Comme tu voudras ; je suis à toi.

JONATHAS, se reculant.

Pas maintenant, nous nous battrons dans six semaines, quand il n’y aura plus de danger ; voilà comme je suis, la santé avant tout.

 

 

Scène XVI

 

MADAME DE CRÉCY, GABRIEL, LAVENETTE, JONATHAS, GIROFLÉE, tenant à la main un portemanteau et une malle sur son dos

 

GIROFLÉE.

Monsieur, voici vos effets.

JONATHAS.

D’où vient cet imbécile ?

GIROFLÉE.

Des Messageries, où j’ai attendu pendant deux heures.

LAVENETTE.

Que dites-vous ? cette malle est à Monsieur ? Qui vous l’a donnée ?

GIROFLÉE.

Le conducteur.

LAVENETTE.

D’où vient-elle ?

GABRIEL.

De Paris, d’où je l’ai apportée.

LAVENETTE.

Par le Philopœmen ?

GABRIEL.

Non, Monsieur, par la diligence de la rue de Bouloy.

JONATHAS et LAVENETTE.

Il se pourrait ! c’était donc une ruse ?

GIROFLÉE.

Parbleu ! ils sont une douzaine de voyageurs qui ont fait route avec Monsieur.

GABRIEL.

Si vous en doutez encore,

Fouillant dans sa poche.

voici des gants et un éventail qui appartiennent à une jolie voyageuse dont j’ai été cette nuit le cavalier.

LAVENETTE.

L’éventail et les gants de ma femme !

GABRIEL.

Que je comptais avoir l’honneur de rapporter moi-même à madame Lavenette.

LAVENETTE.

Je m’en charge, Monsieur, car je n’aime pas ces histoires de diligence. Dans notre ville du Havre, il n’en faudrait pas davantage pour faire croire que...

JONATHAS.

C’est juste ; mais convenez, docteur, que s’il avait voulu, il aurait pu s’en donner les gants.

LAVENETTE.

Jonathas !...

JONATHAS.

Encore une. C’est la dernière.

Vaudeville.

Air nouveau de M. Adam.

LAVENETTE.

Tous leurs désirs sont exaucés ;
Prions qu’autant nous en advienne.
Ici-bas vous qui dispensez
Les plaisirs ainsi que les peines,
Daignez mettre, ô Dieu de bonté,
Pour le bien de l’espèce humaine,
Tous les plaisirs en liberté,
Et les chagrins en quarantaine.

JONATHAS.

Vins étrangers, ah ! s’il est vrai
Qu’à la frontière on vous condamne,
Vins du Rhin, et vins de Tokai,
Tâchez d’échapper à la douane !
Mais vous, qui du Pinde français
Osez envahir le domaine,
Vers allemands, drames anglais,
Restez toujours en quarantaine.

GIROFLÉE.

Qu’est qu’ c’est qu’ l’Institut ? il parait
Que d’esprit on y fait la banque ;
On s’ moqu’ d’eux s’ils sont au complet,
On les cajol’ dès qu’il en manque.
Cet usage-là me semble neuf ;
Ils ont donc, ça me met en peine,
Plus d’esprit quand ils sont trent’-neuf,
Que lorsqu’ils sont la quarantaine ?

GABRIEL.

Exilés du palais des grands,
Que le mensonge et son escorte,
Que les flatteurs, les intrigants,
Demeurent toujours à la porte ;
Mais jusqu’au trône, en liberté,
Que la voix du malheur parvienne,
Et surtout que la vérité
Ne soit jamais en quarantaine !

MADAME DE CRÉCY, au public.

Quelquefois les pièces, chez nous,
Meurent le jour qui les vit naître ;
Mais souvent aussi, grâce à vous,
Cent fois on les voit reparaître.
Les auteurs sont moins exigeants ;
Ils accepteraient la centaine ;
Mais je crois qu’ils seront contents,
S’ils vont jusqu’à la quarantaine.

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