Père et citoyen (Thomas SAUVAGE)

Drame en cinq actes, avec un épilogue.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Panthéon, le 26 mai 1832.

 

Personnages

 

MORELLI, fermier

BIANCA, sa fille aînée, religieuse hospitalière

TÉRÉSINA, sa jeune fille

LE COMTE D’ALBANO, gouverneur de Modène

DOMENICO son précepteur

JACOPO, chevrier

UN OFFICIER

UN MAGISTRAT

PAYSANS

PAYSANNES

GENS DE JUSTICE

HOMMES, FEMME et ENFANTS de Modène

 

L’action se passe dans le duché de Modène, en 1831, au village de Castel-Novo-di-Monti ; puis dans l’Apennin, aux sources de la Secchia ; enfin à Modène.

 

 

ACTE I

 

L’intérieur d’une ferme. Une grande salle ; le fond est ouvert sur la cour, dans laquelle on voit les bâtiments d’exploitation, étables, colombiers, etc. Des portes latérales.

 

 

Scène première

 

MORELLI, TÉRÉSINA, BIANCA, GARÇONS DE FERMES, PÂTRES, FEMMES et ENFANTS

 

Au lever du rideau des troupeaux de moutons et de chèvres rentrent dans les étables ; on entend les clochettes des béliers et des mulets. Plusieurs valets rentrent ou sortent avec des charges de fourrages ou des outres de vins ; Morelli préside à ce mouvement ; sur le devant, des femmes travaillent à des robes et a des ajustements ; quelques vieilles filent ; Térésina regarde les robes avec une joie enfantine ; Bianca contemple tout ce tableau avec mélancolie.

MORELLI, au fond.

Voici les troupeaux rentrés, c’est bien... Giuseppe, conduis ces outres de vin à Reggio. Et toi, Laurenti, ces cent mesures d’orge à Modène, tu me rapporteras demain l’argent.

TÉRÉSINA, s’approchant de Bianca.

Que tu es bonne d’avoir quitté tes pieuses occupations pour venir assister à mon mariage !

BIANCA.

Mon père le désirait... et, dans ce moment, le service des pauvres et des malades pouvait se passer de moi.

TÉRÉSINA, la conduisant vers une femme qui travaille.

Tiens, Bianca, voilà ma robe de noce...

Morelli vient derrière elle et la regarde.

comme elle jolie ! c’est Agosto Neri, mon fiancé qui l’a choisie.

MORELLI, souriant.

Enfant !

Térésina l’embrasse.

voilà la journée finie, nous pouvons nous livrer au repos. Vive la joie, enfants de Modène, fils de l’Apennin... le prince imbécile qui faisait peser sur nous un joug stupide, a été reconduit hier hors du territoire... désormais nous serons libres et gouvernés par les lois et les institutions que nous nous donnerons...

TOUS.

Vive la liberté !

MORELLI, à Térésina.

J’espère que tes ajustement de noce ne t’ont pas fait oublier mon chocolat.

TÉRÉSINA.

Non, mon père.

Morelli s’assied près d’une table sur le coté à droite ; les garçons de ferme se sont groupés près des jeunes filles ; les uns fument des cigares, les autres jouent ; Térésina sert le chocolat de son père ; des jeunes gens prennent des guitares et exécutent un air national ; Morelli fait un signe à sa fille qui chante les couplets suivants avec un jeune chevrier ; Morelli écoute sa fille avec complaisance et bat la mesure avec les doigts sur la table.

TÉRÉSINA.

Tarentelle.

Amis, la guitare m’appelle,
Je vole au plaisir ;
Vive la folle Tarentelle,
Il faut s’étourdir !

Pays de l’harmonie,
Des arts et des amours ;
Qui peut, noble Italie
Obscurcir tes beaux jours ?
Ton sol, ô ma patrie,
Offre à l’ail enchanté
Tous les biens de la vie,
– Tous... hors la liberté.

Amis, etc.

Pâtre, vers la montagne,
Vois ce point accourir ;
Au loin sur la campagne
Vois le ciel se noircir...
– Moi, je ris au nuage,
À la foudre, aux éclairs, C’est peut-être l’orage
Qui va briser nos fers...

Amis, etc.

Fuis une terre esclave.
– Quels cieux seront plus beaux ?
– Au moins combats en brave.
– J’aime trop le repos.
– La liberté... – Peut-être
Un jour elle viendra...
On danse sous le hêtre,
Elle m’y trouvera.

Amis, la guitare m’appelle,
Je vole au plaisir ;
Vive la folle Tarentelle,
Il faut s’étourdir !

MORELLI, à Térésina.

Merci, Térésina ; merci, chère enfant, de la complaisance... je ne t’avais pas encore entendu chanter cette Tarentelle.

TÉRÉSINA.

C’est Agosto qui me l’a apprise ayant son départ pour Modène.

MORELLI, se levant.

J’aime, je l’avoue, ces vieux chants nationaux qui nous sont parvenus à travers un long espace ; ils ont bercé mon enfance et me réjouissent encore, il n’en est pas un dont le souvenir ne se rattache à quelqu’époque de ma vie... tiens, cette sicilienne qu’ils dansaient, nous servait de signal lorsque je commandais une guérilla dans nos montagnes, pendant la guerre de 96.

TÉRÉSINA.

Plaise au ciel que de pareils temps ne reviennent plus !

MORELLI.

Et cette tarentelle, ta mère, qui fut sitôt enlevée à notre amour, et que tu n’as pas connue, ta pauvre mère, que les traits et ta douce voix me rappellent, elle aimait à la chanter... je remercierai Agosto du plaisir qu’il m’a procuré.

TÉRÉSINA.

Je vous en ferai souvenir ce soir même quand il viendra. Il est si content quand il mérite vos éloges !

MORELLI.

Mais cela lui arrive souvent. Bien que secrétaire d’un grand seigneur, bien qu’élevé à la ville avec nos jeunes gens à la mode, il ne professe pas ce mépris, dont on fait parade aujourd’hui, pour tout ce qui tient aux vieux usages,

À Bianca.

et, dans des matières plus graves, il a toute la réserve et la sagesse d’un honnête Italien ; aussi je lui accorde une grande preuve d’estime et d’attachement en le chargeant du bonheur de ma fille chérie !... Vous ne m’en voulez pas, Bianca, de cette partialité pour l’enfant de ma vieillesse, le dernier gage d’amour d’une épouse...

BIANCA.

Je la conçois, mon père.

MORELLI.

Et puis elle est restée près de moi ; elle n’a pas comme vous, placé plus haut ses affections, renoncé à tout.

BIANCA.

Ah ! mon père, le ciel ne rompt pas les saints nœuds de la nature... il n’éteint pas même des flammes plus profanes.

MORELLI.

Pardon, Bianca, pardon... je connais votre sensibilité... j’aurais dit l’épargner.

Aux Paysans.

Mais que je ne vous empêche pas de continuer vos jeux... consacrez cette soirée au plaisir ; demain, vous aurez à remplir de pieux devoirs : le pèlerinage à Santa Maria d’ella Rocca nous appelle tous de grand matin, dans la montagne.

TÉRÉSINA.

Oh ! moi, d’abord je veux appeler la bénédiction de la bonne sainte sur mon mariage, qui se fait après-demain... mais voyez donc si Agosto viendra !...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, JACOPO

 

JACOPO.

Ah ! ah ! vous vous amusez, vous autres !... à la bonne heure... soit, amusez-vous, profitez du temps qui vous reste encore.

Il aperçoit Bianca.

Ah !...

TÉRÉSINA.

Qu’a-t-il donc ?...

JACOPO.

La signora Bianca... je ne l’avais pas vue.

MORELLI.

Eh bien, approche.

À Bianca.

C’est Jacopo, le chevrier ; ce jeune homme qui fut élevé à la ferme, qui dans ton enfance avait tant de soins, de prévenances pour toi, te le rappelles-tu ?

BIANCA.

Oui, oui, je le reconnais.

JACOPO, avec joie.

Elle me reconnait !

BIANCA.

Deux fois, dans mes courses aventureuses, sur l’Apennin, j’ai dû la vie à son courage et à son adresse... oh ! je ne l’ai pas oublié.

JACOPO.

Ni moi !

MORELLI.

Que venais-tu nous annoncer ?

JACOPO, troublé.

Ah ! je n’ose plus... si j’avais su que la signora Bianca était à la ferme, je ne serais pas venu.

MORELLI.

Pourquoi cela ?

JACOPO.

Parce que... je ne sais...

TÉRÉSINA.

Ma sœur t’inspire-t-elle de la crainte ?

JACOPO.

De la crainte ! non... ce n’est pas ce que je veux dire. Je la respecte... je la respecte, voilà tout.

MORELLI.

Pauvre Jacopo !... sa tête est toujours exaltée... Allons, remets-toi et parle.

JACOPO.

Eh bien ! ce n’est rien... sinon que bientôt tout le duché de Modène va être couvert de soldats autrichiens.

TOUT LE MONDE.

Les Autrichiens !

JACOPO.

Oui.

MORELLI.

Qui te l’a dit ?

JACOPO.

On ne me l’a pas dit, maître ; mais je l’ai compris ainsi d’après ce qui se passe.

MORELLI.

Que se passe-t-il donc, voyons.

Tout le monde se rapproche et entoure Jacopo.

JACOPO.

Ah ! dame, par tous les saints qui veillent sur l’Italie, des choses extraordinaires... j’étais là, moi, à l’image San-Germano, l’auberge de Pietro, sur le chemin qui conduit de Castel-Novo-di-Monti à Modène... Je fumais tranquillement mon cigare, comme ça m’arrive d’ordinaire, quand j’ai fait rentrer mes chèvres, pensant à... mais qu’importe à qui pensait Jacopo !... s’il le disait, on rirait de lui... on ne croit même pas qu’il pense...

Les paysans rient.

BIANCA.

Calme-toi, Jacopo !

JACOPO.

Oui... signora Bianca, oui... Tout-à-coup j’ai vu revenir Pietro tout effrayé... Les Allemands venus de Parme, dit-il, se sont emparés de la citadelle de Novellara ; ils sortent du fort de Pontremoli pour occuper tous les défilés de l’Apennin, où pourraient se réfugier les patriotes, et se disposent à entrer dans Modène.

MORELLI, se levant vivement.

En temps de paix !... un pareil attentat est inouï !

JACOPO.

C’est ce que nous pensions tous, nous autres bons patriotes... et ce que nous exprimions hautement, quand est arrivé à l’auberge un beau jeune signor, italien par son langage, mais sans doute allemand dans l’âme, comme il l’est par son uniforme... Il a entrepris de nous prouver que toutes ces démonstrations hostiles n’avaient rien de fâcheux... que c’était pour amener la paix et la tranquillité parmi nous... Que sais-je, moi ?... je n’ai pu écouter de sang froid ses raisonnements, qu’il accompagnait de regards et de sourires méprisants... et son cœur aurait eu bientôt fait connaissance avec la lame de mon couteau...

BIANCA.

Jacopo !

JACOPO.

Mais j’ai dû le respecter.

MORELLI.

Qui donc était-ce ?

JACOPO.

C’était le seigneur de ce village, le comte d’Albano.

TOUT LE MONDE.

Albano !

MORELLI, inquiet.

Il vient ici ?...

JACOPO.

Oui... je le crois... après, toutefois, s’être reposé quelque temps à l’auberge San-Germano ; car ces beaux messieurs, ça ne fait pas une si longue course tout d’un coup.

TÉRÉSINA.

Agosto était avec lui ?

JACOPO.

Non, signora, je n’ai vu près de lui que Domenico, son intendant, son précepteur... Il est tout ce qu’on veut, celui-là, pourvu qu’on le paye.

Aux paysans au fond.

Ainsi, les Autrichiens chez nous... si nous voulons les recevoir... ou la guerre !

LES PAYSANS.

La guerre ! la guerre !

MORELLI, sortant de la rêverie où il était tombé.

Non ! non !... rassurez-vous, mes amis ; je ne puis croire que les choses en soient venues au point que l’on dit... Il serait impossible que sans quelques machinations de l’intérieur, auxquelles on ne doit pas penser sans preuves, nous fussions ainsi livrés aux étrangers. Eh ! pourquoi ? qu’ont à faire les étrangers dans notre patrie ? Est-ce parce que nous voulons des lois et des institutions nationales comme tous les peuples éclairés que l’on nous écrasera ?... Est-ce parce que nous avons recouvré nos droits, et chassé un souverain qui ne voulait pas les reconnaître, qu’une nation voisine, avec qui nous sommes en paix, lancera contre nous ses innombrables armées... Non, je le répète, cela est impossible ; et d’ailleurs, la France n’a-t-elle pas proclamé qu’elle ne permettrait aucune intervention ?

JACOPO.

Oh ! la France ! la France est loin, et les Allemands sont à Parme.

MORELLI.

La France ne peut oublier des paroles qui ont retenti dans toute l’Europe, qui ont en flammé les patriotes de Modène, et qui, si elles restaient sans effet, ne seraient qu’un piège indigne, une cruelle déception... Mais je vous le répète, c’est prendre trop tôt l’alarme. D’ailleurs, le comte d’Albano va venir : gouverneur de Modène, il doit être instruit de ce qui se passe, il nous donnera donc des renseignements certains ; je vous les ferai connaître...

Les paysans sortent en causant entr’eux d’une façon très vive.

JACOPO, réfléchissant.

À la bonne heure !... je vais nettoyer ma carabine.

Avec enthousiasme.

La guerre ! se battre pour son pays, acquérir de la gloire ! Bah ! un pâtre ? oui... pourquoi donc pas !

Il sort.

 

 

Scène III

 

MORELLI, BIANCA, TÉRÉSINA

 

MORELLI, réfléchissant.

Agosto ne vient pas...

TÉRÉSINA.

Et c’est après-demain notre mariage.

MORELLI, de même.

Le comte et Domenico seuls !

TÉRÉSINA.

Mon père, vous paraissez effrayé ! quel malheur nous menace ?

BIANCA.

Vous craignez pour notre patrie ?

MORELLI.

L’Italie !... elle à dix millions d’enfants pour la défendre. Mais ma fille, ma Térésina, elle n’a que son vieux père.

TÉRÉSINA.

Moi !

MORELLI.

C’est contre elle que j’entrevois des desseins odieux.

TÉRÉSINA.

Sainte Vierge ! veille sur moi !

MORELLI, à Bianca.

Le comte d’Albano a osé jeter des regards impurs sur elle... En rapprochant l’époque de son hymen avec Agosto, en vous priant de venir près de nous, Bianca, j’espérais avoir mis à l’abri des pièges de la séduction ma pauvre enfant... La présence du comte vient réveiller toutes mes craintes.

TÉRÉSINA, effrayée.

Mon père, partons... quittons ce pays... Agosto viendra nous rejoindre.

BIANCA.

Je ne puis croire que le comte osât rien entreprendre.

MORELLI.

Vous ne connaissez pas, Bianca, l’audace de ces jeunes gens, à qui la dépravation des meurs a enlevé tout frein, toute retenue... Ce d’Albano n’a rien de sacré ! toujours le sarcasme ou l’ironie à la bouche, il se rit des affections les plus chères, des devoirs les plus saints... Il blasphème la religion ! il croit que la première maxime de sagesse est de se mettre au-dessus de tout ; il parle des hommes avec l’amertume de la haine ; des femmes, avec la légèreté du mépris. Amour, patrie, ne lui semblent que de vains mots : et, cette morale des hautes classes de la société, ce code que personne n’ose attaquer, l’honneur n’est à ses yeux qu’une autorité sans force et sans pouvoir, bonne tout au plus pour la jeunesse et l’inexpérience.

BIANCA.

Vous me faites partager vos craintes ; un pareil homme est bien dangereux.

 

 

Scène IV

 

MORELLI, BIANCA, TÉRÉSINA, DOMENICO

 

DOMENICO, du fond.

Salut et joie à toute l’aimable famille.

MORELLI.

Domenico !... Bonjour, seigneur intendant soyez le bienvenu.

DOMENICO, à Térésina.

Serviteur, gentille Térésina, que votre sainte patronne vous conserve longtemps cette fleur de beauté, pour votre bonheur et pour celui des autres.

À Morelli, désignant Bianca.

C’est votre fille ainée ? je ne l’avais pas encore vue dans ce costume ; il lui sied à ravir... la guimpe et le bandeau ont aussi leur coquetterie... eh ! eh !

BIANCA.

Permettez nous, mon père, de nous sous traire à des compliments qui ne me semblent convenir ni à celui qui les fait, ni à celles qui les reçoivent.

Elle sort avec Térésina.

 

 

Scène V

 

DOMENICO, MORELLI

 

DOMENICO.

Toujours rude et sévère au pauvre monde ! Elle a tort ; un peu d’indulgence rend la vie plus douce. Qu’arrive-t-il à ces gens inflexibles ? lorsqu’on les rencontre au milieu de son chemin, on fait comme les marins à la vue de ces grands caps qui semblent devoir arrêter toute navigation : on ne va pas les heurter de front et se briser contre leurs aspérités ; on louvoie, et l’on arrive à son but... eh ! eh !

MORELLI.

Vous accompagnez votre maître ?

DOMENICO.

Mon maître ! vous voulez dire mon élève ?

MORELLI.

Le comte d’Albano.

DOMENICO.

Oui, oui... je comprends bien... le titre n’y fait rien ; je me glorifie également de l’un et de l’autre. Jadis comme précepteur, je lui ai inculque cette bénigne morale que je vous prêchais à l’instant ; maintenant, comme intendant, je la lui fais mettre en pratique. Autrefois, j’étais aveugle pour ses erreurs de conduite ; aujourd’hui il ferme les yeux sur mes erreurs de calcul... Eh ! eh ! Au reste, comme vous disiez, je suis venu à Castel-Novo-di-Monti avec le comte.

MORELLI, faisant un mouvement d’effroi.

Ah !

DOMENICO.

Mais je vous trouve bien soucieux ; que se passe-t-il donc ici ?

MORELLI.

L’arrivée subite de votre maître...

DOMENICO.

Eh bien ?

MORELLI.

Elle nous inquiète.

DOMENICO.

Pourquoi ?

MORELLI.

Vous savez...

DOMENICO.

Ah ! oui... le tendre intérêt qu’il portait à l’aimable Térésina. 

MORELLI.

Dites les coupables desseins qu’il formait contre son honneur.

DOMENICO.

Tout cela est étranger à son voyage.

MORELLI.

Si j’en étais bien sûr.

DOMENICO, d’un air hypocrite.

Vous pouvez vous fier à moi.

MORELLI, incertain.

Vous le dites...

DOMENICO.

Quel intérêt ai-je à vous tromper ? vous me connaissez : je ne fais de mal à personne... pour rien, et je ferai volontiers du bien à tout le monde... pour de l’argent.

MORELLI.

Comptez sur toute ma reconnaissance, si vous voulez être sincère.

DOMENICO.

Je le suis, vous dis-je : les événements politiques occupent seuls le comte... dans ce moment.

MORELLI.

Ah ! que j’aie encore un jour devant moi !

DOMENICO.

Un jour ! c’est bien peu.

MORELLI.

Il suffira pour la soustraire aux entreprises du comte.

DOMENICO.

Comment donc ?...

MORELLI.

Elle sera mariée à Agosto ; nous serons alors deux pour la défendre... nous verrons si l’on osera l’arracher à son père, à son époux...

DOMENICO.

Non, sans doute, on n’osera pas... mais vos craintes sont mal fondées... d’ailleurs, un jour est sitôt passé ! et, bien employé, il peut changer la face des choses... voici le comte. 

 

 

Scène VI

 

MORELLI, DOMENICO, ALBANO, DEUX VALETS

 

MORELLI.

Pardonnez, monseigneur, si je n’ai pas été au devant de votre excellence, je me rendais à mon devoir...

LE COMTE.

Point d’excuses, mon cher Morelli ; nous ne sommes pas ici pour de vaines cérémonies... mais pour des affaires importantes.

DOMENICO, bas à Morelli.

Vous l’entendez !

LE COMTE.

Les circonstances graves où nous nous trouvons, exigent énergie et promptitude.

MORELLI.

Eh quoi, seigneur, ce que l’on disait des Allemands... ?

LE COMTE.

N’est que trop vrai ; des actes d’agression, aussi injustes qu’inconcevables, ont eu lieu et nécessitent des mesures vigoureuses... réunissez les habitants de ce village, amenez les ici, pour que je leur fasse connaître les ordres du gouvernement... je vous attends.

MORELLI.

L’inquiétude ne leur a pas permis de se livrer au repos... le son du cor les rassemblent promptement.

DOMENICO, à Morelli tandis qu’il sort.

Je vous le disais bien, il est tout aux intérêts de son pays... vous n’avez rien à craindre.

Morelli sort.

 

 

Scène VII

 

DOMENICO, LE COMTE

 

Pendant cette scène on entend le son du cor de Morelli, et le bruit des paysans qui se rassemblent.

LE COMTE, gaiment.

À merveille ! mon air solennel produit son effet, toutes les précautions sont prises ; la gentille Térésina ne peut nous échapper !

DOMENICO.

Morelli soupçonne vos projets.

LE COMTE.

Qu’importe ! je lui donnerai tant d’occupation, qu’il n’aura pas le temps d’y songer !

DOMENICO.

Il faut convenir que vous êtes servi à souhait par les circonstances : jamais calamité publique, n’est arrivée plus à point, dans l’intérêt particulier !

LE COMTE.

Comment ?

DOMENICO.

Encore un jour, et votre belle était la femme de votre secrétaire.

LE COMTE, étourdiment.

Diable ! vraiment ! en ce cas vivent les Autrichiens.

DOMENICO.

Silence, donc ! vous n’y pensez pas : dans la maison du plus ardent patriote !

LE COMTE.

L’espoir d’un bonheur si prochain me fait oublier la prudence.

DOMENICO.

Cachez également, croyez moi, votre amitié pour les Allemands, et votre passion pour la petite ; je ne sais que l’amour de sa patrie qui puisse balancer dans le cœur de Morelli, sa tendresse pour sa fille... que deviendriez vous, s’il connaissait ce que vous méditez contre l’une et l’autre ?...

LE COMTE.

Ah ! ah ! ah ! le brave homme !

DOMENICO, l’interrompant.

De grâce, un peu plus de circonspection ! on approche !... si l’on avait le moindre soupçon, nous serions perdus...

LE COMTE.

Tu crois que ces misérables paysans oseraient attenter à leur seigneur...

DOMENICO.

J’en suis persuadé : et comme nous ne serions que deux contre tout un village, la quantité l’emporterait sur la qualité... eh ! eh !

Le bruit augmente, les paysans entrent en foule.

 

 

Scène VIII

 

DOMENICO, LE COMTE, MORELLI, BIANCA, TÉRÉSINA, JACOPO, PAYSANS, PAYSANNES

 

LE COMTE, regardant Térésina.

J’apporte ici les chagrins et les larmes, quand il serait si doux pour moi, d’y faire naître la joie et le bonheur... Je ne voudrais pas effrayer vos filles, Morelli.

MORELLI.

Seigneur, mes filles savent ce que nous devons tous à notre patrie, elles supporteront toujours courageusement les sacrifices que son salut nous imposera.

LE COMTE, aux Paysans.

Le gouvernement insurrectionnel de Modène, pour arrêter les progrès de l’ennemi, a décidé que tous les défilés de ces montagnes seraient occupés par les populations des villages, formées en guérillas.

MORELLI, aux Paysans.

Allons, enfants, reprenons le sabre et la carabine, et recommençons notre ancien métier.

JACOPO et LES PAYSANS.

Guerre ! guerre !

LE COMTE.

Vous, Morelli, qui, a si juste titre, avez acquis l’estime des habitants de ces montagnes, je vous nomme chef de leurs guérillas.

JACOPO et LES PAYSANS.

Vive Morelli.

MORELLI.

Je tâcherai de répondre dignement à votre confiance, et à celle de ces braves gens.

LE COMTE.

Vous allez, cette nuit même, réunir les habitants de Castel-Novo-di-Monti, d’Auletta et de Fivizzarro qui sont tous placés sous votre commandement, et dans le plus court délai, vous irez vous joindre à ceux du col d’Aquila ; vous vous transporterez avec eux aux sources de la Secchia : c’est le point central de ces défilés...

Morelli fait un mouvement d’étonnement.

je n’ai pas voulu confier à d’autres, un poste aussi important... mettez vous donc en mesure de l’occuper. Abandonner nos foyers, nos femmes, nos enfants ?...

BIANCA et TÉRÉSINA.

Ô ciel ! nous quitter !

MORELLI.

Qui les défendra ?

LE COMTE.

Est-ce vous, Morelli, dont on vante le patriotisme et le courage, qui donnerez aujourd’hui l’exemple de la résistance aux ordres du gouvernement !

MORELLI.

Pourquoi nous éloigner ?

LE COMTE.

Oubliez vous qu’un soldat ne discute pas le commandement qu’il reçoit...

MORELLI.

C’est ici que nous voulons combattre.

LE COMTE.

Ce n’est pas ici qu’est le danger. C’est en arrêtant d’abord l’ennemi que vous mettrez à l’abri de tout péril, ce que vous avez de plus cher...

MORELLI, le regardant.

Je ne puis me résoudre à laisser mes filles.

LE COMTE, l’amenant sur l’avant-scène.

Je lis votre pensée, et toute injurieuse qu’elle me soit, j’y répondrai...

MORELLI.

Seigneur...

LE COMTE.

Moi, je sais sacrifier mes affections à mon devoir ; bannissez toute crainte, ce soir je se rai retourné à Modène, où mes fonctions exigent ma présence...

MORELLI.

Pardon, seigneur, vous excuserez un père.

LE COMTE.

Sans doute, sans doute.

DOMENICO, à part.

Fort bien, mon élève !...

MORELLI, aux paysans.

Vous l’avez entendu, amis, nos frères d’Aquila nous appellent pour les aider à repousser l’ennemi... allons prendre nos armes, porter nos vœux à Santa Maria d’ella Rocca, adieu à nos familles, et en marche !

TOUS.

Partons !

TÉRÉSINA.

Déjà !

LE COMTE.

Je rendrai compte de l’excellent esprit qui vous anime ! Morelli, n’oubliez pas que de la conservation de votre poste, dépend peut être le salut de la patrie.

MORELLI.

Je le garderai, seigneur, ou j’y périrai.

Tout le monde se met en marche.

 

 

ACTE II

 

Gorge des Apennins. Un chemin serpentant dans la montagne ; sur la partie la plus élevée, un Ermitage ; vers le fond, le chemin s’éloigne en s’enfonçant ; à droite, quelques débris de rochers détachés ; à gauche, vers le fond, un ravin très profond, dans lequel coule un torrent. Lever du soleil.

 

 

Scène première

 

MORELLI, TÉRÉSINA, BIANCA, JACOPO, HOMMES et FEMMES

 

Les habitants du village de Castel Novo, reviennent du pèlerinage à l’ermitage, les hommes font leurs adieux, se forment en troupe et se préparent à partir : par le chemin qui s’enfonce dans la montagne ; les femmes par celui qui monte à droite ; au moment où ils se mettent en marche, la cloche de l’Ermitage se fait entendre, tous s’arrêtent, se mettent à genoux, et entonnent un chant religieux.

LES FEMMES.

Prière.

Bonne et sainte Madone,
Qui jamais n’abandonne
Le faible en ses douleurs ;
Prends pitié de nos larmes,
Viens calmer nos alarmes ;
Ramone-les vainqueurs.

LES HOMMES.

Partons, l’honneur l’ordonne,
Notre sainte patronne
Calmera vos douleurs ;
Femmes, séchez vos larmes,
Dieu bénira pos armes.
Nous reviendrons vainqueurs.

Après la prière, ils se relèvent et continuent leur marche ; pendant la fin de ce mouvement, Morelli, Bianca, Jacopo, Térésina sont descendus sur l’avant-scène.

 

 

Scène II

 

MORELLI, BIANCA, TÉRÉSINA, JACOPO

 

TÉRÉSINA, se jetant dans les bras de Morelli.

Mon père !

BIANCA.

Puisse, la vierge que nous venons de prier, vous rendre bientôt à vos enfants.

MORELLI, les presse sur son cœur en silence, puis s’arrache de leurs bras.

Nous nous sommes acquittés de nos devoirs envers notre sainte patronne, allons maintenant où nous appelle l’honneur... Adieu, mes enfants.

TÉRÉSINA.

Vous nous quittez...

MORELLI.

Il le faut.

TÉRÉSINA.

Sans protecteur, que deviendrons-nous ?

JACOPO, à Moretti.

Ah ! si je n’étais pas un pauvre chevrier, je vous remplacerais là-bas, vous resteriez avec elles, et, par Saint-Jacques, si je n’ai pas votre prudence, j’ai du courage et de l’adresse.

MORELLI.

Paix !... nos compagnons sont déjà loin et je devrais être à leur tête.

À ses filles.

Adieu !...

Il s’éloigne et revient.

pour le moment, nous n’avons rien à craindre, le comte est occupé de devoirs importants ; d’ailleurs, il est retourné à Modène. Bianca, je recommande à vos soins, à votre raison ferme et courageuse cette faible enfant ; c’est la première fois qu’elle est éloignée de son père... c’est le premier chagrin qu’elle éprouve, adoucissez, pour elle, la douleur de cette séparation... je la confie à votre tendresse de sœur... c’est la dernière joie de ma vie... si je ne devais plus la revoir...

BIANCA et TÉRÉSINA, l’embrassant.

Mon père !

MORELLI.

Je vous afflige... cependant il se pourrait, et elle, jeune, sans expérience, isolée au milieu du monde, environnée de pièges et de dangers, que deviendra-t-elle ! alors, Bianca, vous lui resterez seule sur la terre... oh ! je vous en conjure, promettez moi de ne la pas quitter, de veiller à son repos, à son bonheur.

BIANCA.

Je vous le promets, mon père ; je serai son guide, son appui ; je serai... ce qu’elle a perdu, la mère la plus tendre.

MORELLI.

Cette assurance me rend le courage... et me donne la force de vous quitter... Adieu ! Adieu !...

Il s’éloigne précipitamment.

JACOPO, qui a regarde avec attendrissement le père et les deux filles, s’essuie les yeux et s’approche vivement de Bianca.

Signora, soyez tranquille : ce n’est qu’au travers de mon corps que les balles arriveront à lui.

BIANCA.

Brave homme !

JACOPO.

Je puis mourir, moi !... personne ne m’aime.

Il sort.

 

 

Scène III

 

TÉRÉSINA, BIANCA

 

Térésina est tombée sur un fragment de rocher et pleure à sanglots.

BIANCA, la regardant.

Pauvre jeune fille ! tu n’es pas encore entrée dans la vie, le premier revers te décourage !... tu ne sais pas souffrir, attends, attends, tu apprendras.

Elle s’assied auprès de Térésina.

TÉRÉSINA.

Ah ! nous le reverrons, n’est-ce pas ma sœur ?...

BIANCA.

Qui peut prévoir les chances d’une guerre d’embuscades et de surprises...

TÉRÉSINA.

Tu me fais trembler ! dieu et les saints nous préservent de malheur !... ils ne seront pas assez cruels...

BIANCA.

Le ciel soumet souvent à des épreuves terribles, Térésina ; mais quelle que soit sa rigueur, il ne faut pas douter de sa justice.

TÉRÉSINA, pleurant.

Le perdre pour toujours ! idée affreuse !...

BIANCA.

Si telle est la volonté d’en haut, nous n’avons que la résignation et la prière à lui opposer.

TÉRÉSINA.

Oh ! prions donc avec ferveur !

Elles se jettent à genoux et prient avec recueillement.

 

 

Scène IV

 

TÉRÉSINA, BIANCA, LE COMTE, DOMENICO

 

LE COMTE, au fond.

Tout le monde est éloigné, le moment est favorable.

DOMENICO, de même, montrant les jeunes filles.

Les voici !

LE COMTE.

 Vois donc, elles prient ! qu’elle est jolie dans cette pieuse attitude.

DOMENICO.

Véritable Madone de Raphaël ou de Michel-Ange.

LE COMTE.

Quelle touchante expression dans tous ses traits ! que d’amour et de piété ! ah ! si elle pouvait jamais prier ainsi pour moi !

DOMENICO.

Si, là haut, l’on n’est pas plus insensible qu’ici bas aux prières d’une jolie bouche, vous seriez sûr de n’être pas damné... eh ! eh ! mais nous ne venons pas pour admirer de loin ces deux anges... c’est de près qu’il s’agit de les voir.

Les jeunes filles ont fini leur prière, elles se relèvent et s’assoient sur les rocher en silence.

Vous savez que vous êtes à la ville, ainsi ne vous montrez pas... votre présence serait justement suspecte.

LE COMTE, s’éloignant.

Oui, oui, je le sais.

DOMENICO.

Vous paraîtrez avec vos laquais, aussitôt que je vous ferai le signal.

LE COMTE.

Je donnerais mille scudi pour qu’elle fût en ma puissance !

DOMENICO.

Tenez-les prêts, dans peu de temps j’irai vous présenter une lettre de change... eh ! eh !

Le comte se retire.

 

 

Scène V

 

BIANCA, TÉRÉSINA, DOMENICO, au fond

 

TÉRÉSINA.

Allons, ma sœur, retournons à la ferme.

DOMENICO, à part.

Bon ! dans quelque défilé...

BIANCA.

Oui.

TÉRÉSINA.

Toutes les femmes du village sont déjà en marche... hâtons-nous, pour les rejoindre.

BIANCA, voulant se lever.

Allons...

Elle chancelle.

TÉRÉSINA.

Qu’as-tu ?...

BIANCA, se rasseyant.

Je ne sais...

TÉRÉSINA.

Tu es pâle... tu souffres ?...

BIANCA, à part.

La chaleur, l’émotion... mais je saurai dompter cette souffrance passagère.

TÉRÉSINA.

Non, non, repose toi... le soleil n’est pas encore élevé, et nous ne sommes pas très éloignées du village.

DOMENICO.

Diable ! vont-elles rester là ?...

BIANCA.

Peut-être un peu d’eau fraîche calmerait mes sens : si je pouvais aller jusqu’à ce torrent.

TÉRÉSINA.

Reste, reste ma sœur ; je vais y puiser avec mon chapeau de paille...

BIANCA.

Non, Térésina, je ne veux pas... si ton pied glissait...

TÉRÉSINA, allant au torrent.

Sois sans crainte.

DOMENICO, à part.

Excellente idée... voilà qui vaudra mieux.

Térésina est sur le bord du torrent, elle cherche à puiser de l’eau ; Domenico s’approche d’elle doucement.

TÉRÉSINA, effrayée.

Ah !

BIANCA.

Mon dieu !

TÉRÉSINA et BIANCA.

Domenico !

DOMENICO, à Térésina.

Dieu vous garde mon enfant ! je viens de l’Ermitage, et je remercie le ciel, qui m’a fait trouver à point pour vous être utile... vous vouliez puiser de l’eau, je pense.

TÉRÉSINA.

Oui, pour ma sœur, qui est indisposée.

DOMENICO.

Donnez, donnez moi ce chapeau, je vais vous en éviter la peine.

Domenico va puiser de l’eau dans le chapeau de Térésina ; pendant ce temps, les deux sœurs se regardent avec inquiétude.

TÉRÉSINA, prenant le chapeau.

Grand merci !

DOMENICO.

Tenez, quelques gouttes de ce cordial achèveront de la remettre.

Il tire une fiole de sa poche et verse quelques gouttes d’une liqueur dans l’eau.

donnez-le lui, maintenant.

TÉRÉSINA.

Tiens, ma sœur.

Elle présente le chapeau à Bianca, qui boit ; Domenico s’avance et suit des yeux tous leurs mouvements.

DOMENICO, à part.

À merveille !

Il sourit, Bianca le voit et cesse de boire.

TÉRÉSINA.

Tu ne bois plus ? donne-moi le reste.

BIANCA, vivement.

Non, non ; ne bois pas, cette eau est glacée.

Elle la répand.

TÉRÉSINA, avec regret.

Ah !

BIANCA, regardant Domenico.

Elle est peut-être mortelle.

TÉRÉSINA.

J’avais bien soif pourtant.

BIANCA.

Partons maintenant

Elle remet en ordre ses vêtements, Térésina essuie et met son chapeau ; bientôt on voit Bianca lutter contre l’effet du breuvage.

DOMENICO, lentement et suivant les progrès du somnifère.

Voulez-vous une permettre de vous servir d’escorte... dans ce temps de rumeur on est exposé à faire de fâcheuses rencontres...

BIANCA.

Oui, souvent il vaudrait mieux être seule... que de se trouver... mais, partons...

Sa parole, d’abord lente et entrecoupée, s’arrête, et elle tombe sur le rocher, vaincue par le sommeil.

TÉRÉSINA.

Eh bien... ma sœur.

DOMENICO, avec joie.

Elle dort !

TÉRÉSINA.

Ô mon dieu ! ce sommeil n’est pas naturel, il m’effraye.

DOMENICO.

Il sera salutaire.

TÉRÉSINA.

Comme elle est agitée !

DOMENICO.

Retournez avec moi à la ferme, nous en verrons la chercher.

TÉRÉSINA, effrayée.

Je ne veux pas la quitter.

DOMENICO.

Cependant il le faudra bien.

TÉRÉSINA.

Que voulez vous dire ?

Domenico remonte le théâtre et agite son mouchoir.

 

 

Scène VI

 

TÉRÉSINA, DOMENICO, LE COMTE, BIANCA endormie, DEUX VALETS

 

LE COMTE.

Eh bien ?...

DOMENICO.

Nous pouvons agir.

TÉRÉSINA.

Monsieur le comte ! je suis perdue.

Elle se réfugie près de sa sœur.

DOMENICO, montrant Bianca.

La surveillante ne nous gênera pas.

TÉRÉSINA.

Le scélérat l’a tuée.

LE COMTE.

Malheureux ! qu’as-tu fait ?

DOMENICO.

Oh ! rien... une dose d’opium... j’en porte toujours... quand on a vécu comme moi, par fois, la nuit on éprouve ce qu’ils appellent des remords... eh ! eh ! eh ! avec cela on les chasse, on commande au sommeil et l’on engourdit à la fois l’âme et le corps. Mais hâtons-nous, elle en a pris si peu, que cet accès ne saurait être long.

LE COMTE.

Chère Térésina, vous allez nous suivre.

TÉRÉSINA.

Ne l’espérez pas, seigneur comte.

LE COMTE.

Vous le voyez, toute résistance serait inutile.

TÉRÉSINA, secouant Bianca avec désespoir.

Ma sœur ! Bianca !, ma sœur !... elle ne réponds pas !

LE COMTE.

Je vous en conjure, ne me forcez pas à recourir à la violence.

TÉRÉSINA.

Quoi ! vous oseriez, après avoir éloigné mon père... ô honte !...

LE COMTE.

Je t’aime, je t’adore... tu dois m’appartenir.

TÉRÉSINA.

Jamais, jamais.

DOMENICO.

Que de discours !

Aux valets.

Emportez-la.

TÉRÉSINA.

Ah ! seigneur comte, grâce,

Elle se jette à genoux, les valets la prennent.

à l’aide ! au secours ! Bianca ! ma sœur.

DOMENICO.

Silence, jeune fille !

TÉRÉSINA.

Ma sœur, ah ! elle ne s’éveille pas !

LE COMTE.

Ses cris vont attirer du monde.

DOMENICO.

Ce mouchoir sur la bouche.

On lui couvre la bouche d’un mouchoir.

LE COMTE.

Et maintenant les mules nous attendent, vite à Modène.

DOMENICO, montrant Bianca.

Et celle-ci, vous la laissez ?

Le comte s’éloigne avec les valets qui emporte Térésina.

 

 

Scène VII

 

DOMENICO, BIANCA, endormie, mais très agitée

 

DOMENICO.

Ces grands seigneurs ne songent qu’à eux !

Regardant Bianca.

je n’ai jamais pu la contempler aussi bien, ses regards effrayaient les miens... qu’elle est bien ! ces cheveux noirs, ce front blanc, cette émotion qui l’a gite... ces lèvres entr’ouvertes !

Il se baisse vers elle, puis se relève tout-à-coup.

elle se réveille, elle m’a regardé !... je n’oserai jamais.

Il s’éloigne précipitamment.

 

 

Scène VIII

 

BIANCA, seule

 

Elle s’éveille à demi.

Térésina !... Térésina !... tu m’appelles... oui, j’entends tes cris...

Cherchant à dompter le sommeil.

mais le sommeil... il m’accable,

Elle se relève.

si je pouvais le vaincre ! quel nuage devant mes yeux !... je ne vois rien... ma sœur, qu’était-ce donc ?... quel silence !... ma sœur, ma sœur, où es-tu ? Térésina... mon dieu ! Térésina ! serait-elle partie ? sans moi, oh ! non... ma sœur ! ma sœur réponds moi, je t’en conjure.

Elle va vers le chemin montant.

 

 

Scène IX

 

BIANCA, PAYSANNES arrivant de plusieurs cotés

 

UNE FEMME.

Eh ! mon dieu, qu’est-ce donc ?... c’est vous, signora Bianca.

BIANCA, court vers les femmes et les examine d’un air égaré.

Ce n’est pas elle !... ce n’est pas elle ! pas elle encore ! ma sœur, ma sœur, l’avez vous vue ?

UNE AUTRE FEMME.

Hélas non, bonne signora... nous avons entendu des cris dans la montagne, nous sommes revenues sur nos pas.

BLANCA.

Des cris ! oui, je les ai entendus aussi pendant ce sommeil de plomb... c’étaient les siens... qu’est-elle devenue ?... mais je me rappelle... Domenico était là...

Jetant un cri.

ah !... ils l’ont enlevée.

Elle tombe accablée.

LES FEMMES.

Enlevée !

BIANCA.

Je comprends à présent mon sommeil... malheureuse ! que répondras-tu à ton père quand il viendra te demander l’enfant qu’il t’avait confié ?... tu l’as laissé sans défense, livré au déshonneur...

Elle pleure.

mais ce ne sont pas des pleurs qu’il faut maintenant, c’est du courage... j’en aurai !...

Réfléchissant.

son père seul peut la sauver... j’irai moi-même, affrontant sa colère, lui faire connaître et ma faute et son malheur... ou le trouver ?

UNE FEMME.

C’est à la source de la Secchia, qu’il commande.

BIANCA.

J’y vais.

UNE AUTRE.

Les chemins sont peu frayés.

BIANCA.

Je les ai parcourus dans mon enfance.

LA PREMIÈRE FEMME.

C’est bien loin.

BIANCA.

Le désespoir donne des forces.

LA DEUXIÈME FEMME.

C’est un voyage périlleux !

BIANCA, s’élançant sur les rochers.

Le ciel veillera sur moi.

TOUTES LES FEMMES.

Ainsi-soit-il.

Elles s’agenouillent, on voit Bianca s’éloigner.

 

 

ACTE III

 

Poste de Guérillas dans les montagnes. Site sauvage ; un torrent ; un pont de troncs d’arbres renversés ; rochers dominant un ravin profond. Nuit : clair de lune. Pics neigeux dans le fond.

 

 

Scène première

 

JACOPO, sur le devant de la scène, charge sa carabine, MORELLI, debout sur le pont, observe le fond du ravin

 

Des paysans armés sont groupés de tous côtés sur les rochers, et se penchent sur le ravin.

MORELLI.

Rien ne paraît encore.

JACOPO.

Et rien ne paraîtra.

MORELLI.

Il faut pourtant qu’ils passent par ici.

JACOPO.

Ou par ailleurs.

MORELLI.

À moins de gravir comme les chèvres...

JACOPO, d’un air de doute.

Ah ! ah !

MORELLI, descendant.

Qu’est-ce que tu veux dire ?

JACOPO.

Capitaine, on se moque de nous.

MORELLI.

Comment ?

JACOPO.

Tenez : on ne me fera jamais croire, quand il y a une grande route de Milan à Plaisance, et de Plaisance à Parme, et Parme à Modène, que le voisin trouve plus commode de prendre par les gorges des Apennins, et qu’il choisisse justement les plus périlleuses ; vous connaissez cette route ?

MORELLI.

Si je la connais... j’y ai tué assez d’Autrichiens et de Russes, à la bataille de la Trebia, près de Plaisance, sous Macdonald ; nous combattions alors dans les rangs des Français, avec les Polonais, cette belle légion de Dombrowski... les braves gens...comme ils se battent !... comme ils meurent ! Alors, Italiens, Français, Polonais, nous étions tous libres, tous frères, un cri poussé par l’un de nous, retentissait dans toute l’Europe... un signe nous faisait accourir... nous nous donnions la main !... à présent.

JACOPO.

À présent... c’est bien changé... mais en fin, c’est sur cette route là, qu’il fallait nous envoyer.

MORELLI.

Tu n’as donc pas compris ? les duchés de Parme et de Plaisance sont en pleine insurrection, les marches d’Ancône et de Fermo, la Toscane, les états du Pape sont prêts à se soulever... les grandes routes sont donc impraticables, tandis que par les gorges des Apennins et le lit de la Secchia, on arrive à couvert jusqu’à Modène.

JACOPO.

Oui, s’il ne s’agissait que de suivre le cours de l’eau, comme une truite, en faisant le plongeon du haut de ce pont, on arriverait droit à Modène, mais les Allemands ne sont pas plus des poissons qu’ils ne sont des chèvres ; et il faut qu’ils marchent là, dans ce petit sentier, au-dessus de ces précipices, sous les rochers du mont Arduo, où nous sommes, et rien qu’avec cette pierre là, voyez-vous ; je dérangerais un plan de campagne, moi qui ne suis pas un général...

UN SOLDAT, se dressant.

Alerte !

Mouvement général.

MORELLI.

Qu’est-ce ?

Il s’approche des rochers, se penche sur le ravin, et crie.

Qui vive ?

UNE VOIX, au fond du ravin.

Santa Maria d’ella Rocca.

MORELLI.

Des camarades ! bon. Jacopo, va reconnaître.

Jacopo suivi de quatre hommes, descend dans le ravin.

 

 

Scène II

 

MORELLI, PAYSANS

 

MORELLI.

Que cette nuit est longue ! et quel ennemi tarde à paraître. Si les craintes de Jacopo étaient fondées ! si pendant que je garde ces défilés, les Autrichiens attaquaient mon village ! si mes filles tombaient en leur pouvoir ! si ce gouverneur m’avait trompé ! cruels soupçons ! à qui se fier, dans ce temps de trahisons et d’infamies ! peut-être ce courtisan est il vendu à l’ennemi ! peut-être, quand je veille sur ces rochers pour sauver mon pays, là bas, sur les rochers de Pontroémli, le signal de la défection livre aux Allemands l’entrée de notre territoire ! je ne sais pour quoi de tristes pressentiments me poursuivent. Je n’aurais pas dû partir, laisser ma Térésina seule, seule avec sa sœur, quand cet homme était encore dans nos montagnes ; cet homme, il est jeune riche, habitué à l’immoralité des cours... il ne croit à rien, il méprise la foi de ses pères... s’il trahit son pays, il peut aussi trahir l’honneur, la vertu... il doit rire de l’innocence, comme il rit de la piété, du patriotisme... heureusement, Domenico est près de lui... Domenico ! ah ! lui-même, suis-je bien sûr... je ne suis sûr de rien, que de mon courage, que de ma haine pour toute tyrannie... haine aux Allemands, qui veulent nous asservir, haine au courtisan, s’il veut nous vendre ; vengeance, s’il osait insulter ma fille...oh, les Allemands ! les Allemands ! qu’ils viennent donc ! je brûle de combattre : cette pensée absorbe toutes les autres : quand j’aurai tué quelques ennemis, je serai tranquille, je pourrai me souvenir que je suis père.

 

 

Scène III

 

MORELLI, PAYSANS, JACOPO, de nouveaux PAYSANS

 

JACOPO.

Voici les gens du Col d’Aquila : ils ont vu l’ennemi : j’avais tort, nous allons être attaqués tout à l’heure.

MORELLI.

San Salvator ! quel bonheur !... soyez, les, biens venus, mes amis ; je suis Morelli, vous, me connaissez, suivez-moi, je vais vous distribuer des postes ; je n’avais pas assez de monde pour garnir toutes ces pointes de rochers, mais maintenant je réponds du passage ; vous jurez de m’obéis.

TOUS.

Vive Morelli !

MORELLI.

Et moi, je jure de mourir à mon poste, plutôt que de le laisser prendre.

Il gravit la montagne avec les paysans, et les autres se dispersent sur les rochers.

 

 

Scène IV

 

JACOPO, seul

 

Ah ! nous allons donc nous battre ! j’avais bien peur, moi, d’être venu ici seulement pour passer la nuit à la belle étoile ; la nuit ! c’est dommage qu’il fasse nuit : il faudra tirer au hasard : on aime à voir ceux qu’on abat, surtout quand on veut se distinguer ; dans l’ombre, il n’y a pas de héros. Je voudrais bien pourtant entendre dire : savez-vous qui a tué le plus d’Allemands ? c’est ce gaillard-là, tenez – Jacopo ? – Oui, Jacopo le pâtre, cette bête brute, comme ils disent tous, eh bien, cette bête brute, elle a une âme, qui ne pense guère, mais qui pense juste, ça vaut mieux ; elle a un cœur qui aime autre chose encore que ses chèvres : oui, un cœur... il y a là quelque chose, je ne sais pas quoi, quelque chose qui brûle, quand j’entends le mot patrie ! quand je vois cette femme... cette femme ? silence, Jacopo, tu n’es qu’un chevrier, et elle... après ? il n’y a que des rochers qui m’entendent : il me semble que je puis nommer Bianca...

Plus bas.

Bianca ! ô mon dieu ! c’est la première fois que je prononce ce mot ! Bianca !... eh bien, n’ayons pas peur : elle n’est pas là ; c’est que je crois la voir, avec sa démarche lente, son teint pâle, ses gestes mesurés, ses regards levés au ciel... oh ! je l’ai toujours devant les yeux, quand je dors, quand je veille : il faut qu’elle m’ait jeté un sort... là... encore... il me semble qu’elle a passé derrière ces châtaigniers... non... mais je ne me trompe pas... sur le pont maintenant... un rayon de la lune tombe sur elle !...

 

 

Scène V

 

JACOPO, BIANCA

 

Bianca a descendu parmi les rochers : elle s’arrête un moment sur le pont, et semble regarder avec inquiétude, de tous côtés, tout-à-coup elle aperçoit Jacopo.

BIANCA.

Ami !

JACOPO.

Elle parle... j’ai entendu sa voix ! quel sortilège ! mon bon ange, veillez sur moi !

Il s’agenouille.

BIANCA, à part.

Il ne réponds pas, pourtant il a l’air d’un montagnard.

Elle descend et s’approche. Haut.

Ami ou ennemi ?

JACOPO.

Sainte apparition, aie pitié de moi !

BIANCA.

Es-tu de Castel Novo, ou du Val de Vara ?

JACOPO.

Je suis le pauvre Jacopo, qui se prosterne et t’adore.

BIANCA.

Jacopo !... relève toi, je suis heureuse de te rencontrer.

JACOPO.

Et moi aussi je suis heureux de te voir, heureux... oh ! je ne puis dire à quel point ! laisse-moi à genoux, mais reste là, reste, ne disparais pas, je promets de ne pas te regarder, que j’aie seulement le bonheur d’en tendre ta voix.

BIANCA.

Tu es fou, chevrier ; lève toi, te dis-je, et réponds moi, le temps presse, les heures s’enfuient, quand le jour viendra...

JACOPO.

Oui, quand le jour viendra, tu ne pourras plus m’entendre : laisse-moi te dire ce que tout à l’heure je disais à ces rochers : je t’aime, Bianca, je t’aime.

BIANCA.

Dieu ! qu’elle parole ! Jacopo, tu rêves : tu me fais peur. Où est mon père ?

JACOPO.

Ton père, il va tuer des Allemands : moi aussi j’en tuerai : dis, combien veux-tu de têtes ? que me diras-tu demain, quand je te retrouverai à Castel Novo ? seras-tu encore heureuse de me voir ?

BIANCA, lui prenant le bras.

Jacopo, silence ! lève-toi, je l’ordonne, ce que tu vois n’est point une apparition, c’est Bianca, elle-même ; Bianca qui veut parler à son père, lui parler tout de suite, où est-il ?

JACOPO, se levant.

Qu’entends-je ? je ne faisais pas un rêve !... c’est vous, vous, signora, dans la nuit, fond de ces ravins, seule !... dieu ! qu’est-il arrivé ?

BIANCA.

Mon père ; va chercher mon père ; où conduis moi près de lui.

JACOPO.

C’est impossible, il est là haut, sur ces crêtes impraticables... il va descendre, si vous voulez, je cours le chercher, mais au nom du ciel, signora, pardonnez moi : je ne sais ce que j’ai dit tout à l’heure : j’étais dans le délire : ai-je prononcé quelque mot offensant ?

BIANCA.

Non : l’offense ne peut m’atteindre, mais encore une fois, va chercher mon père.

JACOPO.

Le voici.

 

 

Scène VI

 

MORELLI, BIANCA, JACOPO

 

MORELLI, descendant des rochers.

Tout est prêt : le son du cor annoncera l’approche de l’ennemi... que vois-je ? une femme.

BIANCA.

Mon père !

MORELLI.

Bianca !... ô dieu ! que s’est-il passé ? l’ennemi est venu ?...

BIANCA.

Oui, l’ennemi, préparez votre âme à un terrible.

MORELLI.

Térésina est morte ?

BIANCA.

Non.

MORELLI.

Je respire.

BIANCA.

Il vaudrait mieux qu’elle le fût.

MORELLI.

Ils l’ont ravie ?

BIANCA.

Oui.

MORELLI.

Malédiction ! et l’on nous envoie défendre ces passages, pendant que d’un autre côté...

BIANCA.

C’était une perfidie, je n’en doute pas.

MORELLI.

Malheur aux Allemands ! pas de prisonniers ! tous seront égorgés.

BIANCA.

Ce ne sont pas les Allemands !

MORELLI.

Qui donc ? qui ? ton sang-froid m’épouvante.

BIANCA.

Si vous m’écoutiez : mais la fureur vous égare, ce sont des courtisans du duc de Modène, qui ont enlevé ma sœur.

MORELLI.

Des courtisans, ah ! tous les supplices de l’enfer... et toi, toi ! à qui j’avais confié l’enfant de ma vieillesse, l’ange gardien de mes dernières années, ma Térésina ! toi, qui ne parles ici, avec tant de calme, où étais tu donc, que faisais tu ?

BIANCA.

Je dormais...

Morelli fait un geste de fureur.

ne vous emportez pas, une boisson fatale, présentée par Domenico lui-même...

MORELLI.

Que d’horreurs !... je n’ose demander le nom du ravisseur... je le devine, ne le prononce pas ; l’unir au nom de ma fille, c’est déjà un crime. Mais où est-elle ? tout le reste m’est indifférent maintenant, où est-elle ? dis, réponds vite, je tâcherai de me posséder.

BIANCA.

On les a vus suivre le chemin de Modène : nul doute qu’il ne l’ait entrainée dans son palais.

MORELLI.

À Modène, oui, et de Modène à Parme, il n’y a pas loin : il va l’emmener : demain, peut-être, ma fille partira pour Milan, pendant que moi... oh ! la rage me consume... dix lieues, dix mortelles lieues me séparent d’elle, et les allemands sont là ; dans un moment peut-être il va falloir combattre, combattre toute la nuit, les jours suivants, ou bien mon pays est envahi... si seulement ils n’arrivaient que dans vingt-quatre heures... ah ! oui, je suis jeune encore, je suis fort ; je connais tous les sentiers de ces montagnes ; je pars, je franchis en ligne droite, ces sommets, ces précipices, ces torrents, je cours à Modène, je poignarde le ravis sœur, j’emporte ma fille dans mes bras, et dussé-je la déposer sur la route, l’abandonner à la pitié des montagnards, je reviens mourir pour mon pays ; mourir, si ma fille est sauvée, je puis mourir : mais adieu, adieu, je n’ai pas un moment à perdre ; Jacopo, dis à mes compagnons qu’ils m’attendent, que demain, oui, il est à peine minuit, demain, avant le coucher du soleil, je serai de retour ; qu’ils combattent, s’il le faut, sans moi... sans moi... Ô déshonneur ! sans moi !...

On entend un cor lointain.

dieu ! mon dieu !... les Autrichiens !

Les sons du cor se répètent dans les montagnes.

JACOPO, au fond.

Une lueur du côté de Pontremoli... on a allumé des feux... j’ai cru entendre des coups de fusil.

VOIX en dehors.

Aux armes !

Ce cri se répète dans les montagnes.

MORELLI, avec désespoir.

Aux armes !

BIANCA.

Ma sœur est perdue !

JACOPO.

Non, elle ne l’est pas ; capitaine, laissez moi partir, je vous vengerai.

MORELLI.

Toi ?

JACOPO.

Je vous rendrai votre fille.

MORELLI.

Tu ne pourras jamais entrer dans le palais du gouverneur...

JACOPO.

J’y mettrai le feu.

MORELLI.

Insensé ! qui t’assure que ma fille ne périrait pas dans les flammes ? et puis, comment... en plein jour ?... il te faudrait attendre la nuit suivante, et pendant ce temps, si ma fille déshonorée !... oh ! cette pensée est horrible.

Des paysans montent tumultueusement la scène, en criant : aux armes !

BIANCA.

Mon père, il faut sauver Térésina !

JACOPO, du fond.

Je vois briller des baïonnettes : ils sont plus près que je ne l’avais cru.

MORELLI, saisissant sa carabine.

Ô mon pays !... ô ma fille ! je vais faire un crime affreux !... fuir au moment du combat !, monstre, tu l’as voulu ; tu paieras ton forfait, mais tu paieras aussi le mien. Partons !

On tire des coups de fusils : à ce bruit, revient de quelques pas, décharge le sien du haut des rochers sur l’ennemi, et gravit, en courant, la montagne, Bianca, le suit.

 

 

Scène VII

 

JACOPO, GUÉRILLAS, AUTRICHIENS

 

Les Autrichiens s’avancent par le ravin, un premier peloton est repoussé par les Paysans, placés sur toutes les pointes de rochers, un autre détachement fait un feu plus nourri, et parvient jusqu’à la tête da pont, la, combat acharné ; enfin, le passage est forcé, et la colonne allemande se déploie sur la route, malgré les balles des Guérillas.

 

 

ACTE IV

 

Une chambre du Palais du Gouverneur, à Modène. Fenêtre au fond avec store baisse. À droite et à gauche, deux portes avec des portières relevées.

 

 

Scène première

 

TÉRÉSINA, LE COMTE

 

TÉRÉSINA, fuyant devant le comte.

Laissez-moi, seigneur, laissez-moi.

LE COMTE.

Vous fuyez en vain, ma belle amie, vous voilà au bout des appartements. Il faudra capituler.

TÉRÉSINA, montrant une porte.

Encore cette chambre !...

LE COMTE.

C’est la dernière.

TÉRÉSINA.

Elle a une fenêtre, et les fossés sont au bas.

LE COMTE.

Allons donc, c’est une plaisanterie. Vous ne serez pas assez méchante pour prendre ce parti.

TÉRÉSINA.

Si j’étais armée, j’en prendrais un autre.

LE COMTE.

Est-ce que les femmes se tuent, en Italie ?...

TÉRÉSINA.

Elles tuent leur ravisseur.

LE COMTE.

Fi ! le vilain mot ! Je ne vous ai pas enlevée, jeune fille, je vous ai sauvée. Je suis votre protecteur, et nou...

TÉRÉSINA.

Cessez, cessez une ironie cruelle : je suis habituée au langage de la vérité ; je n’en connais pas d’autre.

LE COMTE.

Eh bien, il n’est pas vrai que je vous protège ? Dites-moi, que seriez-vous devenue toute seule dans vos montagnes, quand tous vos pâtres sont allés au combat, quand l’ennemi peut déboucher de toutes parts dans ces défilés ? Où auriez-vous cherché un asile ? à Modène. Vous y êtes ; que demandez-vous de plus ?

TÉRÉSINA.

La liberté.

LE COMTE.

Vous êtes plus que libre ; vous êtes maîtresse dans ces lieux.

TÉRÉSINA.

Dans ces lieux, oui ; mais j’en veux sortir.

LE COMTE.

Dites un mot : vous serez obéie. Dans deux heures, vous êtes à Parme, et Domenico vous conduit à Florence.

TÉRÉSINA.

Vous m’épouvantez : que parlez-vous de Florence ?

LE COMTE.

J’ai dans cette ville une propriété charmante : une villa sur le bord de l’Arno, des bois de citronniers et d’orangers ; ce sont des parfums, une vue, un paysage délicieux ! nous passerons la belle saison dans cette résidence : c’est un climat bien supérieur à celui de votre Modène.

TÉRÉSINA.

Malheureuse que je suis !

LE COMTE.

Pas du tout : ou si, comme vous le dites, c’est un malheur de vivre ici, il n’y aura pas, quand nous serons à Florence, de bonheur égal au vôtre. Dans vos montagnes sauvages, vous n’avez pas d’idée d’une pareille félicité : la haine, la vengeance, voilà vos sentiments ordinaires. Vous mettez du fanatisme dans tout. Je veux vous apprendre ces émotions douces, ces délices enivrantes de l’amour, qui font le charme de la vie. C’est un crime de laisser tant d’attraits se flétrir dans les déserts...

TÉRÉSINA.

Encore une fois, ne m’approchez pas.

LE COMTE.

Ah ! quittez cet air sombre et menaçant : ne me repoussez pas ainsi. Je vous l’ai dit, je n’userai avec vous ni de mes forces, ni de mon pouvoir : je ne désire que vous plaire, je ne sais que vous aimer. 

Il veut la prendre dans ses bras ; Térésina le repousse.

TÉRÉSINA.

Laissez-moi, laissez-moi !... mon père !...

LE COMTE.

Eh bien, chère Térésina, ton père, il est il ne sait pas...

TÉRÉSINA, se débattant.

Laissez-moi !

Elle s’enfuit dans la pièce voisine et pousse la porte.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, seul

 

Oh ! la petite rebelle !... Ne la suivons pas maintenant ; elle serait capable d’une résolution désespérée. J’ai voulu aller trop vite : il faut user les grandes émotions par la durée : avec du temps... oui, du temps, je n’en ai guères. Si le père découvre que sa fille est ici... ces montagnards sont des tigres. Il faut cette nuit même, bon gré, mal gré, qu’elle parte pour Florence.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, DOMENICO, des papiers à la main

 

DOMENICO.

Monseigneur, je vous cherchais.

LE COMTE.

Et moi, j’ai besoin de toi. De quoi veux-tu me parler ?

DOMENICO.

D’affaires sérieuses.

LE COMTE.

Un moment, alors, j’ai la priorité. La petite fait résistance.

DOMENICO.

Ce n’est rien.

LE COMTE.

Sans doute ; mais le père peut arriver.

DOMENICO.

Bah ! il est peut-être mort à présent. Le poste est fort périlleux, comme j’ai eu l’honneur de le faire remarquer à Votre Excellence, en lui conseillant cette expédition.

LE COMTE.

N’importe : il faut tout prévoir. La sœur a vu l’enlèvement.

DOMENICO.

Voilà le mal : si Votre Excellence m’avais voulu croire, elle eut aussi enlevé la sœur.

LE COMTE.

Que faire de cette folle ?

DOMENICO.

Je l’aurais gardée à vue.

LE COMTE.

Vieux sournois !

DOMENICO.

À présent, où est-elle ? je n’ai pu le des couvrir.

LE COMTE.

Il faut prendre un parti... mais quelle imprudence ; la petite peut nous entendre : elle est là.

DOMENICO.

Là ?... je vais baisser la portière.

Il baisse la portière.

LE COMTE.

Bon, nous pouvons parler en liberté. C’est que, vois-tu, je tiens à ne pas m’éloigner d’ici... Tu vas sur-le-champ donner des ordres pour que ma chaise de poste soit prête ce soir : et tu partiras avec elle pour Parme.

DOMENICO.

Vous voulez l’enlever ?

LE COMTE.

Tu l’accompagneras à Florence. J’irai t’y rejoindre.

DOMENICO.

Impossible, monseigneur.

LE COMTE.

Pourquoi ?

DOMENICO.

Lisez ces lettres.

À part.

J’irais conduire, sa proie et j’abandonnerais la mienne ! non pas : je ne m’éloigne d’ici que quand Bianca sera en mon pouvoir.

LE COMTE, après avoir lu.

L’insurrection se propage dans les marches, les états du Pape sont soulevés ; mes projets sont perdus !

DOMENICO.

Oui, mais l’autre lettre, vous ne l’avez pas vue ?

LE COMTE, lisant.

Du général Frimont ?... ah ! ah ! il est à Parme : c’est bien près.

DOMENICO.

Vous hésiteriez maintenant ?

LE COMTE.

Que veux-tu ? il est permis de balancer un moment, quand il s’agit d’introduire les étrangers dans son pays.

DOMENICO.

Votre pays ! allons donc ! tout autant que vous y trouverez de l’argent, des places et des honneurs... Aurez-vous cela avec des patriotes qui veulent un gouvernement constitutionnel et à bon marché ! Non, mon seigneur, il vous faut un souverain absolu qui puisse vider les poches de ses sujets pour remplir celles de ses favoris.

LE COMTE.

Sans doute, mais...

DOMENICO.

Enfin, c’est pour servir les intérêts du duc de Modène que vous avez feint de vous jeter dans le parti révolutionnaire... Après avoir trahi l’un, allez-vous abandonner l’autre ?

LE COMTE.

Tais-toi !...

DOMENICO, à part.

Oui, il fait ce qu’on lui dit, mais il ne veut pas qu’on lui dise ce qu’il fait.

Haut.

Vous le voyez, le général autrichien vous demande un homme dévoué pour le guider dans Modène. Quel autre que moi ?...

LE COMTE.

C’est juste... mais quel parti prendre avec Térésina ?

DOMENICO.

Je lui parlerai.

LE COMTE.

Que lui diras-tu ?

DOMENICO.

Mon éloquence vaut mieux que la votre, monseigneur.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, DOMENICO, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Le capitaine Morelli.

LE COMTE.

Grand Dieu !... que me veut-il ?

LE DOMESTIQUE.

Il vient pour affaires importantes. Il est harassé de fatigue.

DOMENICO.

Si matin ! Il aura marché toute la nuit.

LE DOMESTIQUE.

Faut-il l’introduire ?

LE COMTE.

Oui.

À Domenico.

Saurait-il ?... mais non. Comment aurait-il appris ?... Remettons-nous : c’est de son poste qu’il vient nous parler.

Le domestique sort.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, DOMENICO, MORELLI

 

MORELLI est accablé de fatigue et couvert de poussière.

Général, ma vue vous étonne...

À Domenico.

Et vous aussi.

LE COMTE.

En effet... vous... à cette heure... dans ce désordre...

MORELLI.

Je suis accablé... laissez moi m’asseoir...

Il s’assied et se relève sur-le-champ.

ou plutôt, non, encore du courage, mon corps est épuisé, mais mon sang bouillonne.

LE COMTE.

Remettez-vous un peu... qu’est-il donc arrivé ?

MORELLI.

Regardez-moi en face : savez-vous ce que c’est qu’un montagnard de l’Apennin ?...

LE COMTE.

Un brave, qui reste à son poste jusqu’à la mort.

MORELLI.

J’y retourne à l’instant, dussé-je succomber en route ; mais vous ne m’avez pas compris, ou je me suis mal expliqué ; savez-vous ce que c’est qu’un père ?

LE COMTE.

Capitaine, j’excuse votre emportement, quoique j’en ignore la cause, mais avant de me questionner, vous devriez me répondre : que se passe-t-il aux sources de la Secchia ?

MORELLI.

On se bat, on meurt, pour obéir à des lâches, qui nous vendent ou nous déshonorent.

LE COMTE.

Que voulez-vous dire ?

MORELLI.

Ma fille, où est-elle ?

LE COMTE.

Votre fille ?...

MORELLI, à Domenico.

Où est-elle ?

DOMENICO.

Il a perdu la raison.

MORELLI.

Oui, je l’ai perdue, quand je crus de l’honneur d’un traitre, à la piété d’un hypocrite.

LE COMTE.

Morelli, vous oubliez où vous êtes.

MORELLI.

J’ai bien oublié où je devais rester !... c’est ma fille que je veux, je ne songe plus qu’à ma fille ; il me la faut, à l’instant même, et je retourne au combat.

LE COMTE.

Mais ton poste, malheureux, qu’en as tu fait ? tes compagnons, tu les abandonnes...

MORELLI.

Ma fille !

LE COMTE.

Tu livres ton pays à l’ennemi !

MORELLI.

Ma fille ! encore une fois ! tu feins de ne pas m’entendre : faut-il élever la voix, ouvrir toutes les fenêtres, crier sur tes balcons, dans les rues, ma fille ! ma fille !

LE COMTE.

Tais-toi, insensé ! qu’on ignore ta présence ici. Sais-tu qu’il y va de ton honneur, peut-être de tes jours ? 

MORELLI.

Je brave tout : vois-tu ces deux pistolets à ma ceinture ? l’un pour toi, l’autre pour moi.

LE COMTE.

Eh bien, quand vous m’aurez tué, aussi, votre fille sera-t-elle sauvée ? si on vous l’a ravie...

MORELLI.

C’est vous.

LE COMTE, à Domenico.

Cet homme est dans le délire.

MORELLI.

Quelle audacieuse tranquillité ! croyez-vous que je ne sache pas tous les détails de votre forfait ? Bianca m’a tout dit.

DOMENICO.

Bianca !

MORELLI, à Domenico.

Tu pâlis, scélérat !... et toi, tu osés sourire ! ah ! ce sourire affreux, c’est une convulsion de mort, attends, va, dans un moment tu paieras cher cet outrage. Il est encore une justice parmi les hommes : la ville entière va retentir de mes plaintes, tout ce qui porte un cœur de père, une âme d’Italien va se soulever contre toi ! je cours au tribunal, le podestat ouvrira les portes de ton palais, et ma fille me sera rendue ; mais souviens-toi toujours que tu viens de me faire un affront sanglant, et n’oublie pas, cet insolent sourire.

Il sort furieux.

On entend Térésina frapper à la porte de la chambre où elle est enfermée.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, DOMENICO

 

LE COMTE.

Il va me perdre : c’est l’heure où les rues  sont pleines de monde. S’il ameute la populace...

DOMENICO.

Il fallait le poignarder...

LE COMTE.

J’y songeais, c’est ce qui m’a fait sourire... et cette jeune fille, qui sans doute l’a entendu.

DOMENICO.

Ouvrons, pour nous en assurer.

Il ouvre la chambre.

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, DOMENICO, TÉRÉSINA

 

TÉRÉSINA.

C’est la voix de mon père, que je viens d’entendre. Il était là...

LE COMTE.

Votre père ?

TÉRÉSINA.

Oui : des menaces ont frappé mon oreille. Mon père ! mon père ! il ne peut-être loin.

Elle court à la fenêtre, soulève la jalousie.

LE COMTE.

Térésina !

TÉRÉSINA.

Oui, c’est lui, sur la place, au milieu de la foule.

LE COMTE, se précipitant vers elle.

Retirez-vous.

TÉRÉSINA, à la fenêtre.

Non : au secours !

LE COMTE, la saisissant avec violence.

Malheureuse, retirez-vous.

TÉRÉSINA.

Au secours !...

Le comte et Domenico l’arrachant de la fenêtre.

Lâches ! vous employez la violence... mais c’est en vain : ils m’ont tous vue : je serai vengée.

On entend un bruit sourd au dehors.

Entendez-vous ces clameurs ?

LE COMTE.

Une vile populace ameutée contre moi !

TÉRÉSINA.

Oui ; cette vile populace en a renversé de plus puissants.

DOMENICO.

Mon enfant, ménagez vos paroles, vous ne savez pas à quoi vous vous exposez.

TÉRÉSINA.

Moi ? je n’ai rien à craindre : je suis calme, mais vous ne l’êtes pas, vous ; la frayeur a glacé votre audace et troublé votre raison. Vos yeux inquiets cherchent de tous côtés : c’est vous qui voudriez échapper, ce n’est pas moi : mon père est là, je suis sauvée.

LE COMTE.

Sauvée... sauvée... tu ne l’es pas encore : lui non plus.

TÉRÉSINA.

Tenez, on vient à mon secours : entendez-vous ces pas précipités ?

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE, DOMENICO, TÉRÉSINA, MORELLI, BIANCA, LE PODESTAT, FOULE DE PEUPLE

 

MORELLI.

Ici, seigneur Podestat, elle est ici, à moi, braves patriotes, rendez-moi ma fille... ciel ! la voici !

TÉRÉSINA, se jetant dans ses bras.

Ô mon père !

DOMENICO.

Bianca !

BIANCA.

Oui, Bianca à ton côté, dans ton cœur, la conscience, et sur ta tête le glaive des lois.

LE COMTE, à part.

Je suis perdu !

DOMENICO, au comte, bas.

Pas encore : tenez bon quelques instants, et tout est réparé.

Il s’échappe par une porte latérale.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, excepté DOMENICO

 

MORELLI.

Il s’échappe, le scélérat : c’est lui qui m’a ravi ma fille.

UN HOMME DU PEUPLE.

Poursuivons-le.

La foule fait un mouvement.

LE COMTE.

Arrêtez !... de quel droit ose-t-on violer cette demeure ?

MORELLI.

Du droit dont tu as profané la mienne.

LE COMTE.

Cet homme est furieux : depuis quand les transports d’un insensé ont-ils fait oublier le respect qu’on doit à l’autorité ? monsieur le magistrat, je vous rends responsable de ces mouvements séditieux. La justice... la liberté...

MORELLI.

Il ose invoquer le nom sacré de la liberté ?

LE COMTE.

Je dois la faire respecter.

LE PEUPLE.

Vive la liberté ! mort au ravisseur !

LE COMTE.

Que voulez-vous ? qu’êtes-vous venus chercher ici ?

MORELLI.

Ma fille.

LE COMTE.

Elle est dans tes bras.

LA FOULE.

La vengeance.

LE COMTE.

Eh de quoi voulez vous vous venger !... je n’ai point ravi cette femme... elle est venue me demander un asile.

BIANCA.

Tu mens.

LE COMTE.

Elle était libre de sortir de ce palais.

TÉRÉSINA.

Il ment ! je le jure par tous les saints.

LA FOULE.

Vengeance ! pillage ! mort !

LE COMTE.

Monsieur le podestat, faites votre devoir ; dissipez ces factieux.

MORELLI.

C’est inutile : ma voix suffira pour les contenir. Sois tranquille, gouverneur : ta vie sera respectée ; les patriotes ne punissent pas le crime : non, mes amis, ne poussez pas plus loin votre juste ressentiment, ma fille m’est rendue : je ne veux rien de plus. Ne songeons qu’à la patrie. L’ennemi s’avance vers ces murs : allons combattre. Moi-même j’ai des devoirs sacrés à remplir : mes compagnons m’attendent. Je pars satisfait ; j’ai retrouvé mon enfant. Songez qu’il existe des traitres parmi nous ; que le pays est vendu peut-être. Ne perdons pas à des vengeances particulières le courage qu’il faut opposer à l’ennemi, l’indignation qui doit nous soulever contre de perfides concitoyens.

LA FOULE,

Mort aux traitres !

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, DOMENICO, UN OFFICIER, SOLDATS

 

DOMENICO, un papier à la main.

Oui, mort aux traitres, Rangez-vous, place aux gens du gouvernement national.

LE COMTE.

Que vient-il faire ?

LA FOULE, murmurant.

Domenico !...

DOMENICO.

Silence ! obéissance à la loi, respect à la commission nationale, ou la patrie est perdue.

MORELLI.

La patrie.

L’OFFICIER.

Écoutez.

Il lit.

« la commission nationale vient de recevoir les nouvelles suivantes : le poste de la Secchia est forcé... »

MORELLI.

Dieu !

L’OFFICIER, continuant.

« Les Autrichiens marchent sur Modène : les marches et les duchés environnants sont envahis. Les villages de Castel-Novo et d’Aquila sont incendiés... »

TÉRÉSINA.

Ô mon pays !

BIANCA.

Malheureux père !

L’OFFICIER, continuant.

« Cette catastrophe est la suite d’une trahi son. Le commandant Morelli a abandonné son poste au moment du combat et laissé son détachement sans chef et sans ordres, sous le feu de la mousqueterie ennemie !... »

La foule murmure.

MORELLI.

Je suis perdu !

BIANCA.

Mon dieu, ayez pitié de nous !

LE COMTE.

Magistrat, peuple, vous l’entendez, quel est ici le plus coupable ?

MORELLI.

Lâche !...

L’OFFICIER.

Silence ! je n’ai pas fini.

Il continue.

« En conséquence, la commission nationale ordonne que Morelli sera, comme traitre et déserteur, arrêté, livré au conseil de guerre, pour y être jugé suivant les lois militaires. »

TÉRÉSINA.

Quelle horreur... mon père... mes amis, ne le croyez pas... gouverneur, grâce... grâce... mon père... ah ! je me meurs.

Bianca la soutient.

LE COMTE.

Soldats, exécutez l’ordre de la commission.

Les soldats entourent Morelli, le peuple recule, contenu par le podestat.

MORELLI.

Vous voulez mon sabre ; vous l’aurez sanglant.

Il le tire et s’étance sur le comte : on l’arrête.

Laissez-moi ! laissez-moi ! c’est lui qui livre le pays : lui qui m’arrache à mes devoirs ;

On le désarme.

je me débattrai jusqu’à la mort : je n’ai pas besoin d’armes : mes mains, mes mains seules...

On le retient ; il s’agite avec fureur.

je le déchirerai, comme un tigre déchire sa proie... moi, déserteur ! quarante ans de combats... oui, j’ai quitté mon poste... mais que je poignarde ce scélérat, et je jure que dans huit jours, il ne reste plus un ennemi sur le territoire de Modène.

On l’entraîne.

Barbares !... vous m’assassinez !... ma fille !... ma fille !... et vous la laissez en son pouvoir... ma fille... oh ! que je l’embrasse encore... Ils ne m’écoutent pas ! monstres ! ô mon dieu, qui protégera ma fille ?

BIANCA.

Moi... et la justice du peuple ! Seigneur podestat, nous sommes sous votre protection.

On entraîne Morelli dehors, sur un signe impératif du comte ; Bianca est près de sa sœur ; Domenico veut s’en approcher, elle le glace d’un de ses regards. Tableau final.

 

 

ACTE V

 

La place d’Armes de Modène. À droite, l’hôtel du Gouverneur. À gauche ; une église. Au fond, les remparts.

 

 

Scène première 

 

HOMMES, FEMMES, ENFANTS, UN FACTIONNAIRE à la porte de l’hôtel

 

La foule paraît très agitée. Elle est divisée par groupes où l’on cause tantôt à voix basse, tantôt très haut. Les groupes vont et viennent en différents sens.

UN HOMME, dans un groupe devant l’hôtel.

Il est là, devant le conseil de guerre, présidé par Son Excellence le Gouverneur.

On s’avance vers la porte.

LE FACTIONNAIRE.

Arrière !

UN GAMIN.

Tiens ! le factionnaire est-il méchant !

LE FACTIONNAIRE.

Arrière ! que je vous dis.

UN AUTRE GAMIN, monté sur une borne.

Oh ! monsieur le soldat, laissez-moi là, je ne fais pas de mal.

LE FACTIONNAIRE.

Tu ne peux pas rester, va-t’en...

LE GAMIN.

Là ! n’a-t-il pas peur qu’on le mange, son déserteur...

UN ÉLÉGANT.

C’est un déserteur ? Ah bien, il n’y a pas de grâce pour ces gens-là... c’est tout de suite fait : un conseil de guerre et fusillé.

UN OUVRIER.

Ça se trouve bien ; j’ai pas encore vu fusiller, moi !

UN VIEUX BOURGEOIS.

Ah ! c’est plus intéressant que la pendaison ou le garrot... D’abord, ça se fait au commandement ainsi que la petite guerre ou l’exercice, et les soldats sont en grande tenue comme à la parade, et puis...

Il continue en marchant.

UNE VIEILLE FEMME, en rencontrant une autre.

L’ dernier qu’j’ai vu, un grand bel homme des gardes, il avait reçu six balles qu’il n’était pas mort... ils l’ont achevé à bout portant.

L’AUTRE VIEILLE.

J’y étais... c’était là-bas, où il y a du sang sur le mur blanc de la Miséricorde... Ça faisait frémir... si ça pouvait être encore comme ça aujourd’hui ?

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, JACOPO

 

Jacopo paraît dans la foule ; il pousse et bouscule tout le monde pour arriver près de l’hôtel.

UNE FEMME.

Eh ben ! qu’est-ce qu’il a donc, ce brutal là, à pousser le monde. 

UN HOMME.

Il fallait venir plus tôt, si vous vouliez être bien placé.

TOUS.

Derrière ! derrière ! le paysan ! le chevrier !

JACOPO, les poussant.

Il faut que je voie si c’est lui.

Il passe devant.

LE BOURGEOIS.

Il faut !... voyez donc ce ton !

L’OUVRIER.

Si c’est lui, qui ?

JACOPO.

Mon maître, mon bienfaiteur, le fermier Morelli.

UNE FEMME.

Oui, c’est lui, puisqu’il a déserté... livré son poste aux Autrichiens.

JACOPO.

C’est un mensonge !

L’ÉLÉGANT.

Pourquoi le comte d’Albano, le gouverneur, l’aurait-il fait mettre en jugement ?

JACOPO.

C’est le comte d’Albano qui l’accuse ! Ô ! mon Dieu ! ô infamie ! et cela se peut ! et cela se fait !... Grand saint Jacques, donne-moi la force de ne pas blasphémer !... Ils disent que je n’ai pas d’intelligence... non, pour de telles choses... je ne puis les comprendre.

Il s’assied sur une borne.

QUELQUES-UNS.

Il est fou !

JACOPO.

C’est vous qui êtes fous, de croire que Morelli est un traître. Les véritables traîtres, ceux qui vendent le pays, je les connais, moi ; je les démasquerai.

DES GENS DU PEUPLE.

Oui, oui, y en a, des traîtres...

D’AUTRES.

Malheur à eux !

JACOPO.

Il faut que je le voie ce gouverneur... que je parle à ces juges... que je dise tout ce que je sais, tout ce que j’ai vu.

Il s’avance vers l’hôtel. Roulement de tambour dans l’intérieur. Mouvement dans la foule. Cris : ah ! ah ! ah !

Qu’est-ce donc ?

UN HOMME.

Le jugement est prononcé.

Jacopo reste accablé.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, MORELLI, UN OFFICIER, SOLDATS

 

Trois soldats et un caporal sortent d’abord de l’hôtel et viennent se placer pour contenir la foule. Cris et contestations du peuple avec les sentinelles. Vient ensuite un détachement de troupes, puis Morelli ; enfin le peloton qui doit exécuter la sentence.

UNE FEMME, poussant un enfant.

Faites passer c’t enfant, monsieur ; il ne vous gênera pas, c’t innocent.

UN HOMME DU PEUPLE.

Je ne vois pas ! et la justice est faite pour tout le monde.

LA FOULE.

Ah ! le voilà ! le voilà !

JACOPO.

C’est lui !

UNE FEMME.

Il a bonne mine !

UN OUVRIER.

Il n’a pas l’air méchant !

LE BOURGEOIS.

On va lire l’arrêt.

Roulement de tambour. Les troupes prennent les armes.

L’OFFICIER, lisant.

« Au nom du peuple libre de Modène, l’an 1831, le trois mars, arrêt du conseil de guerre qui condamne le nommé Morelli, fermier au village de Castel-Novo-di-Monti, à être fusillé pour crime de désertion et de trahison, étant chargé du commandement d’une guérilla. »

MORELLI.

De trahison ! horreur !

L’OFFICIER, continuant.

« L’arrêt recevra son exécution à deux heures sur les remparts de la ville. »

Roulement. Les troupes prennent l’arme à volonté. L’officier à Morelli.

Vous avez une demi-heure pour vous recueillir et exprimer vos dernières volontés.

MORELLI.

Merci !

La foule se disperse.

JACOPO.

Une demi-heure... et puis la mort !

L’OFFICIER.

Rentrez-vous à la citadelle ou voulez vous rester sur cette esplanade ?

MORELLI.

Si cela m’est permis, je préfère demeurer ici... j’ai si peu de temps à contempler encore le ciel !... je voudrais voir mes filles.

L’OFFICIER.

Elles avaient été éloignées du tribunal, mais je ne pense pas qu’à présent son Excellence le gouverneur s’oppose à ce qu’elles viennent : je vais le consulter.

Il sort. Domenico entre.

 

 

Scène IV

 

MORELLI, DOMENICO, JACOPO, au fond

 

MORELLI.

Le monstre ne voudra-t-il pas aussi me priver de leurs derniers embrassements ?... Ô rage !... mourir et les laisser en son pouvoir ! ma Térésina livrée à ses persécutions.

Il aperçoit Domenico, qui s’est avancé lentement jusqu’auprès de lui.

Ah ! que vois-je ? c’est toi ! toi ici ! qu’y viens-tu faire ?

DOMENICO.

Remplir le devoir d’un ami.

MORELLI.

Un ami !

Il rit amèrement.

Ah ! ah !

DOMENICO.

Au moment du trépas, on oublie les injures, écoutez-moi...

MORELLI.

Que pourras-tu me dire qui ne me rappelle les crimes ?

DOMENICO.

Je veux vous offrir des consolations.

MORELLI.

Et je te dois tous mes malheurs !

DOMENICO.

Détachez votre âme des choses terrestres.

MORELLI.

Quelle ironie dans ta bouche ! Toi, qui fait tout pour tes sens et pour un vil intérêt !... Mais tu rit intérieurement de tes paroles sérieuses, tu me nargues sous ton masque hypocrite.

DOMENICO.

Je viens enfin ramener vos pensées vers Dieu !

MORELLI.

Malheureux ! oses-tu donc y penser toi-même ?... Son nom est sur tes lèvres, l’incrédulité est dans ton cœur.

DOMENICO.

Que dites-vous ? une accusation aussi horrible !...

MORELLI.

Est prouvée par tes actions : si tu croyais en Dieu, ne serais-tu pas meilleur ? ne verrais-tu pas sans cesse devant toi ces supplices éternels vers lesquels tu marches à chaque instant ?...

DOMENICO, effrayé.

Ah !... tout homme est pécheur.

MORELLI.

Oui... mais moi, j’ai l’espérance ! et toi ! rien, rien ! Vois, la mort est là qui m’attend, qui va me saisir plein de jours et d’années... je suis calme pourtant... Et toi, pourrais-tu mourir ? mourir à l’instant sans trembler ?

DOMENICO, frémissant.

Il m’épouvante !

MORELLI.

Quoi ! la parole simple et rude d’un pauvre homme, qui n’a que sa conscience et sa foi, te fait frémir !...

DOMENICO, à part.

C’est pourtant vrai !... que ces gens sont heureux de croire !

Haut.

Vous ne voulez pas m’entendre, je me retire, et ne prétends pas être pour vous un sujet de trouble et de scandale.

Il se retire lentement.

MORELLI, tandis qu’il sort.

Va ; va loin de moi, ta vue me dégoûte et tes lèvres n’ont rien à me dire... et pourtant si près de paraître devant Dieu, j’aurais voulu ouvrir mon cœur... Ah ! c’est dans ce moment suprême que l’on éprouve le besoin d’entendre une voix amie.

Il aperçoit le pâtre dans la foule.

Ah ! le pâtre.

Il l’entraîne avec lui sur l’avant-scène

 

 

Scène V

 

MORELLI, JACOPO, LA FOULLE et LES SOLDATS au fond

 

MORELLI.

Brave garçon !

JACOPO.

Oui... c’est moi !

MORELLI.

Tu ne m’as pas abandonné.

JACOPO.

Était-ce possible ?

MORELLI.

Viens, toi ; tu as un sens droit, une âme honnête... tu es bon.

JACOPO.

Je cherche à l’être.

MORELLI.

Tu crois à nos saintes lois.

JACOPO.

Oui, et je les pratique autant que je puis.

MORELLI.

Eh bien, c’est à toi que je veux tout dire ; écoute ma vie et juges-là : homme, j’ai failli sans doute, mais jamais volontaire ment ; j’ai fait tout le bien que j’ai pu.

JACOPO.

À qui le dites-vous ? à moi, orphelin que vous avez élevé !

MORELLI.

J’ai aimé, j’aime encore avec ardeur ma patrie et la liberté !... Peut-être ai-je mis trop de complaisance et d’orgueil dans ma Térésina ; peut-être ai-je eu pour cette faible créature un attachement qui n’est dû qu’au créateur... il m’en punit... J’ai pardonné à mes ennemis, un seul excepté...

JACOPO.

Il est bien coupable !... mais laissez à Dieu le soin de le punir.

MORELLI.

Tout, hors le malheur de ma fille, je puis tout pardonner.

JACOPO.

Il ne faut pas conserver ce poids-là pour le voyage que vous allez entreprendre... la haine est un mauvais bagage, défaites-vous en.

MORELLI.

Ah ! si elle était à l’abri de tout danger, si elle pouvait échapper à ses pièges... oui, j’aurais la force d’arracher de mon cœur tout ressentiment... mais comment ?...

À part.

Ah ! quelle idée...horrible ! atroce ! moi !... n’importe, c’est le seul moyen... le seul ! Jacopo écoute... tu m’aimes, tu m’es dévoué.

JACOPO.

Oui... et vous n’en doutez pas, j’espère... Parlez sans crainte. Que voulez-vous de moi ?...ma vie, mon sang... parlez, ne suis je pas à vous ?

MORELLI.

Approche-toi... ces soldats n’ont pas les yeux sur nous... donne-moi ton couteau.

JACOPO, étonné.

Hein ?... pourquoi ?...

MORELLI.

Donne.

JACOPO.

Non, vous dis-je.

MORELLI.

Je t’en prie.

JACOPO.

C’est une mauvaise pensée.

MORELLI.

Que crois-tu donc ?

JACOPO.

Vous voulez vous tuer.

MORELLI.

Ah !... eh bien !

JACOPO.

C’est mal.

MORELLI.

Jacopo !

JACOPO.

Oui, j’ai appris dans mon enfance que c’était un péché : jusqu’à présent je l’ai cru... sans y réfléchir ; mais en y pensant bien, j’en suis convaincu : non, un homme ne doit pas porter la main sur lui-même : celui qui nous a mis sur la terre a seul le droit de nous en ôter.

MORELLI.

Mais tout à l’heure ils vont me l’arracher, cette existence qui ne leur appartient pas.

JACOPO.

C’est la loi !

MORELLI.

Les hommes l’ont faite.

JACOPO.

Se trompent-ils ? je n’en sais rien ; mais à eux le péché, s’il y en a ; il faut le leur laisser, nous avons assez de nos fautes. Si vous étiez condamné à trainer des jours déshonorés aux galères ou à mourir par une corde infâme... eh bien, peut-être... oui, j’aurais tort, mais je ne pourrais vous refuser... j’en demanderais pardon à Dieu... Mais aujourd’hui qu’est-ce que c’est ? des balles ! Ne vous ai-je pas vu affronter toutes celles d’un bataillon ?

MORELLI.

C’étaient celles des ennemis... mais là, périr de la main de mes compatriotes, passer à leurs yeux pour un criminel !

JACOPO.

Êtes-vous coupable aux yeux de celui qui voit tout ?

MORELLI.

Oh ! non... il sait à qui le crime.

JACOPO.

Eh bien ! allez en paix.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, BIANCA, TÉRÉSINA

 

Elles accourent et se précipitent dans ses bras.

TÉRÉSINA et BIANCA.

Mon père !

MORELLI.

Mes enfants !... moment à la fois doux et cruel !

TÉRÉSINA.

Enfin vous nous êtes rendu ! vous êtes dans nos bras... et libre, sans chaînes, à la face du ciel ! au milieu de vos concitoyens... près de vous Jacopo... vos filles sur votre cœur.

MORELLI.

Que dit-elle ?

BIANCA.

Elle ignore tout... je n’ai pas voulu...

MORELLI.

Bien ! je vous approuve Bianca !

TÉRÉSINA.

Nous avons été bien longtemps sans vous voir... mais nous voilà réunis, nous ne nous quitterons plus.

JACOPO.

Ah ! j’étouffe !

TÉRÉSINA.

C’est à cause de moi qu’ils vous ont fait veux vous entourer pour vous faire oublier ces moments affreux... Nous sommes pauvres maintenant, mais nous ne sommes pas coupables. Nous n’avons rien à nous reprocher, nous pouvons être heureux... Agosto viendra nous rejoindre, Bianca ne nous quittera plus ; Jacopo nous aidera, nous travaillerons tous gaiement, sans autre désir que celui de vous plaire, sans autre besoin que de vous aimer. Nos jours s’écouleront dans le calme, et longtemps encore vous bénirez nos enfants.

Bianca et Jacopo sanglotent. Morelli s’arrache des bras de Térésina.

MORELLI.

Assez... je t’en prie...

TÉRÉSINA.

Qu’avez-vous ? ils pleurent tous... moi aussi je pleure, mais c’est de joie, de bonheur... et eux...

MORELLI.

Elle me fait un mal ! quelle félicité m’attendait encore !... que dis-je, elle est à moi, elle m’appartient... et malgré moi il faut que j’y renonce, sans raison, sans crimes on me l’arrache ! Ah ! ma tête se brise ! ma raison se perd !

TÉRÉSINA.

Qu’est-ce donc ! nous ne partons pas... vous êtes tous immobiles... consternés... et ces soldats...

Roulement de tambour.

Ah !... qu’est-ce donc encore, de grâce... parlez... je veux tout savoir...

MORELLI.

Bianca, emmenez-la... Non... qu’elle reste près de moi... elle est en sûreté, tandis que là-bas, ce comte...

BIANCA.

Mon père, mon père... revenez à vous, donnez-nous l’exemple du courage, ou nous allons aussi succomber.

TÉRÉSINA.

Je crains de vous comprendre... serait-il possible !

JACOPO.

Faites-les retirer. Ce n’est pas là leur place ; moi, c’est différent, j’y serai jusqu’au dernier moment... j’y serai... et pourrai-je jamais m’éloigner... oui... pour vous venger sur nos ennemis. De là-haut priez pour moi et bénissez le pâtre !

Il s’agenouille devant lui. Pendant ce temps les troupes se mettent sous les armes et se rangent, Deux heures sonnent.

MORELLI.

Deux heures !

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, LE COMTE, DOMENICO, L’OFFICIER

 

MORELLI.

Dieu !... le voilà...

L’OFFICIER.

Il faut partir.

TÉRÉSINA.

Ah ! il va périr.

Elle tombe évanouie ; Bianca s’empresse auprès d’elles.

MORELLI.

Ma fille !

On commande le peloton pour l’exécution ; on le fait avancer. On fait ôter les baïonnettes et charger les armes.

LE COMTE, pendant ce mouvement, s’approche de Morelli.

Tu peux mourir tranquille, je n’abandonnerai pas ton enfant.

MORELLI.

Ah ! ce mot me fait frémir !... elle est donc à ta merci ?

LE COMTE.

Tes biens sont détruits ; elle trouvera près de moi un asile.

MORELLI.

Un asile !... ironie infernale !... Tu viens m’offrir le fiel à mon dernier moment... Arrière, Satan, c’est pour me perdre que tu renouvelles mes douleurs et réveille mes passions...

LE COMTE.

Tu n’as plus rien à dire ?

MORELLI.

Tu es impatient d’accomplir l’attentat que tes regards ont déjà commencé... Oui, citoyens, ce sont les charmes de ma fille qui ont fait mon crime...

On murmure dans la foule.

LE COMTE.

Déserteur ! le supplice te réclame.

MORELLI.

Ces charmes, qui ne pouvaient être à toi qu’en me faisant mourir.

L’OFFICIER.

Qu’on l’emmène !

TÉRÉSINA, qui reprenait ses sens, se pendant au cou de son père.

Mon père !

L’OFFICIER.

Séparez-les !

MORELLI.

Ah ! donnez-nous encore un instant ! je vous prie... Ses faibles bras m’étreignent avec force... laissez-moi les détacher doucement.

Le comte fait un mouvement.

Un moment de patience, n’êtes-vous pas sûr d’elle ?

L’OFFICIER.

L’heure est sonnée ! il faut que l’arrêt s’accomplisse.

MORELLI.

Avant de partir, je veux lui laisser quelques conseils, seul bien dont je puisse disposer...

LE COMTE.

J’y consens... Soldats, préparez-vous !

Le comte s’éloigne de quelques pas. Morelli conduit sa fille vers un coin du théâtre. On fait former le peloton pour se mettre en marche. Morelli se trouve près du dernier soldat du peloton.

TÉRÉSINA, voyant ce mouvement.

Déjà ! déjà ! mon père.

MORELLI.

Viens près de moi.

Il l’attire près de lui.

TÉRÉSINA.

Vous ne m’abandonnerez pas... je m’attache à vous... je veux que vous m’emmeniez.

MORELLI, préoccupé.

Non, non, je ne t’abandonne pas.

Il jette un regard vers le comte, qui fait un mouvement d’impatience.

De grâce !... je vous suis.

Il embrasse Térésina.

C’est mon dernier baiser... Si vous êtes homme, un peu de pitié...

À sa fille.

Ma chère enfant, ma Térésina... Toi que j’aime tant... il n’y a plus qu’un moyen de te conserver l’honneur...

Il saisit vivement la baïonnette d’un soldat.

Le voici...

Il l’enfonce dans le cœur de sa fille.

TÉRÉSINA.

Ah !... mon père !

Elle tombe et meurt.

TOUT LE MONDE.

Dieu !

MORELLI, la baïonnette à la main.

Vois, comte d’Albano, par ce sang innocent j’appelle sur toi la vengeance du ciel !

Il laisse tomber la baïonnette et demeure immobile.

LE COMTE.

Misérable... assassin... ta fille !... quel supplice assez horrible... Mais tu n’es plus digne de mourir en soldat !

Mouvement dans les troupes, qui s’éloignent de Morelli. Le podestat paraît, le touche de sa baguette. Des pénitents sortent de l’église et l’entourent.

LE COMTE.

C’est l’échafaud qui te réclame.

JACOPO, à part.

L’échafaud !

BIANCA, qui est restée plongée dans l’abattement auprès de sa sœur, se levant tout-à-coup.

L’échafaud ! qu’ai-je entendu ? pour mon père ! non.

Montrant le comte.

C’est pour lui, pour ce traitre ! Peuple de Modène, au nom du Dieu qui m’inspire, vengez-nous, vengez l’honneur de vos familles, outragé dans la nôtre, vengez la patrie !...

LE COMTE.

Emmenez cette femme.

Murmure dans la foule.

BIANCA.

Tu crains qu’on ajoute foi à mes paroles... oui, citoyens, d’accord avec nos ennemis il veut leur livrer votre ville comme il a livré nos villages.

Tumulte et rumeur dans la foule.

LE COMTE.

Silence ! malheureuse !

BIANCA.

Je le jure par l’habit que je porte, par le ciel qui m’entend, par ce corps inanimé, le lâche a voulu déshonorer ma sœur, le perfide a trahi sa patrie ! vengeance ! vengeance ! le terme de mes vœux est expiré, je suis libre, j’appartiens à celui qui vengera, plus pauvre, le plus abject de nos pâtres, voilà ma main, qu’il vienne la prendre.

JACOPO, à part.

Elle est à moi.

Haut.

Vengeance !

TOUT LE PEUPLE, menaçant le comte.

Vengeance !

Le comte rentre à son hôtel, environné de soldats et poursuivi par les cris du peuple.

 

 

ÉPILOGUE

 

Une prison. Au fond une grande porte qui s’ouvre à deux battants. Un banc de pierre à droite.

 

 

Scène première

 

BIANCA, MORELLI

 

Morelli est endormi sur le banc. Bianca, agenouillée près de lui, prie.

BIANCA.

Il dort... si cet accablement où il est plongé est du sommeil... Depuis ce moment terrible, pas un mot n’est sorti de sa bouche...

On entend du bruit au-dehors.

Quelle rumeur dans la ville ! Serait-ce déjà l’heure de son supplice... Ô mon Dieu ! faudrait-il l’éveiller pour entrer au cercueil...

Le bruit augmente.

Mais ces cris, ce tumulte... Le ciel aurait il entendu mes vœux, et le peuple se chargerait-il de punir ce monstre ? L’inquiétude me dévore... Il faut que je sache ce que nous devons craindre ou espérer... Il dort toujours... Ô mon père ! si je pouvais, à ton réveil, t’annoncer ta grâce et ta vengeance !

Elle sort.

 

 

Scène II

 

MORELLI, seul, endormi

 

Ma fille !... Térésina !...

Il s’éveille.

Térésina ! Eh bien ! elle n’est pas auprès de moi : J’allais la bénir ; je levais la main sur elle... pour la bénir ?...Oui, c’était le jour des fiançailles... Mais pourtant j’ai fait un rêve affreux. Une route sans fin, pendant la nuit... des précipices, des montagnes, avec une grande lueur d’incendie derrière, des coups de canon lointains... et tout-à-coup une place d’armes, un grand soleil, des soldats... ma fille entourée de baïonnettes... Des baïonnettes !...

Il regarde autour de lui.

Où suis-je donc ? Ma pauvre tête est bien troublée : mes idées tournent, tournent là, sans liaison : des fêtes, des danses, des combats, tout cela passe continuellement... Une seule pensée reste fixe ; une pensée de meurtre. Est-il fait ? est-il à faire ? Pourquoi, au milieu de ce désordre, des images gracieuses ? Cette jolie enfant, à l’âge de cinq ans, sur mes genoux : c’est ma Térésina, mon ange. Quels beaux cheveux noirs ! Quel sourire enchanteur ! Je sens ses petites mains qui passent sur mon visage.

Il frémit.

Ah ! qu’elles sont glacées ! C’est un froid qui pénètre... Térésina ! Térésina ! Chut ! elle vient : il me semble entendre le bruit léger de ses pas ! Une voix ! Ah ! qu’elle est faible !... c’est presque le silence !

Un grand bruit éclate au-dehors.

Quel tumulte ! C’est ma fille qu’on enlève ! Ma fille ! Bianca, tu ne la défends pas ! Térésina ! c’est moi, moi qui vais te sauver !

Il s’élance vers la porte, qui s’ouvre avec fracas. Morelli recule et reste immobile dans un coin, et regarde stupidement ce qui se passe.

 

 

Scène III

 

MORELLI, JACOPO, LE COMTE, PEUPLE

 

LE PEUPLE.

Vengeance ! Vengeance !

JACOPO, trainant le Comte.

Tiens, traître, voilà ta victime ; reste avec elle.

LE COMTE.

Morelli !

JACOPO.

Oui, que ce soit ta première punition.

LA FOULE.

La mort ! la mort !

JACOPO.

Pas encore ; le supplice serait trop doux ! il faut qu’il voie jusqu’au bout détruire ses projet criminels : il faut qu’on puisse lui dire, avant de le tuer : Modène est sauvée.

Courant à Morelli.

Maître !... regardez ; c’est le comte d’Albano, c’est l’assassin de votre fille ; il allait livrer la ville aux ennemis, lui qui vous accusait d’avoir fui devant eux... Nous vous l’amenons : Jouissez de sa honte ; vous allez être libre ; la commission est assemblée ; votre fille Bianca intercède pour vous. Moi, j’ai encore un traître à punir.

À la foule.

À Domenico, mes amis ! Que pas un de ces misérables n’échappe à notre fureur.

LE COMTE.

Ne me laissez pas seul avec cet homme ; tuez-moi plutôt.

JACOPO.

Tu as peur, lâche ? vois, il est sans armes.

LE COMTE.

Quels regards, il jette sur moi !

JACOPO.

Ô ciel, sa raison semble égarée ; il ne sait pas qui est devant lui.

LE COMTE.

M’enfermer avec un homme en démence, quelle horreur !

JACOPO.

Pauvre père ! quelques heures de plus et il conservait sa fille ! capitaine !...

MORELLI, revenant à lui.

Chut ! il ne faut pas dire mon capitaine, parce qu’on saurait...tiens, chevrier, entends-tu le canon ?... c’est là-bas, derrière moi qu’ils se battent... et moi je vais de ce côté... c’est mal, n’est-ce pas ?... silence ! encore ce canon !... les Allemands ! ô désespoir ! tue-moi, chevrier, tue-moi ! je suis un lâche !...

JACOPO, à Morelli.

Revenez à vous, vous n’êtes pas dans les montagnes, je suis Jacopo, et voici le comte d’Albano, le gouverneur de Modène.

MORELLI.

Et ma fille ?

JACOPO.

C’est à lui qu’il faut la demander.

MORELLI.

À lui ?

JACOPO.

Oui, à lui, c’est d’Albano, que je vous amène.

MORELLI, comme reprenant ses esprits.

D’Albano !

JACOPO.

Oui.

Au comte.

il t’a reconnu, nous sommes satisfaits... capitaine, nous allons revenir, cherchons Domenico.

LE PEUPLE.

Mort aux traitres !

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

MORELLI, LE COMTE

 

LE COMTE.

J’éprouve autant d’effroi à le regarder... que ma vue semble lui inspirer d’horreur... le cadavre et l’assassin, liés ensemble !... inséparables ! si je pouvais me cacher.

Il fait quelques pas pour s’éloigner, Morelli, le regard fixe et la démarche tranquille, s’avance vers lui ; le comte s’arrête.

MORELLI.

Eh bien, je les ai laissés exhaler leur fureur : gouverneur, vous devez être content, je me suis retenu devant ce peuple. Nous voilà seuls à présent : voyons, rendez-moi ma fille.

LE COMTE.

Votre fille !

À part.

ô mon dieu, il a oublié...

MORELLI.

Non, non, je n’ai pas oublié... elle est là, dans la pièce voisine. 

LE COMTE.

Sa raison est entièrement perdue.

MORELLI.

Ouvrez cet appartement : vous voyez, je suis calme : je ne veux pas faire de scandale, je n’irai point chercher le podestat.

LE COMTE.

Malheureux ! ta fille n’est pas ici.

MORELLI.

Tu mens. Y serais tu, toi, si elle était ailleurs ? allons, ne m’irrite pas, le sang commence à bouillonner dans mes veines, songe que nous sommes seuls. Il est temps encore ; rends-moi ma fille, et je te pardonne.

LE COMTE.

Mais je ne puis plus te la rendre.

MORELLI.

Pourquoi ?

LE COMTE.

Ta fille est perdue.

MORELLI.

Misérable ! tu l’as déshonorée !

LE COMTE.

Elle est morte.

MORELLI.

Tu l’as déshonorée !... tout ton sang ne suffirait pas à ma rage.

LE COMTE.

Elle est morte.

MORELLI.

Tu mens, tu mens !... tiens ! la voilà, derrière toi ! ne me la cache pas.

Il le saisit et le jette de côté.

je veux l’embrasser, retire-toi ! eh bien, elle fuit mes caresses ! toujours toi, toi entre moi et ma fille ! tu as beau faire, je lis sa honte dans ses regards : cette pâleur, ces joues flétries, ses yeux qui n’osent se lever sur moi...

LE COMTE.

Morelli, regarde donc, nous sommes seuls, dans une prison, ta fille n’est pas ici.

MORELLI.

Térésina !... eh bien, elle a disparue... non, c’est elle ! dieu ! à tes pieds, sans mouvement ! elle me tend la main ! elle meurt ! qui l’a tuée ! est-ce toi ?... si c’était toi !...

LE COMTE, reculant.

Mais je n’ai pas d’armes, c’est toi qui...

MORELLI.

Prends garde, malheureux, tu vas marcher sur le corps de ma fille.

Il se jette à genoux.

Mon enfant ! ma pauvre enfant.

Il cherche autour de lui...

où est-tu donc ? je viens de te voir là...

Il regarde le comte.

Comment ! dans les bras de ce monstre ! lui t’enlever à mes dernières caresses ! qu’ai-je vu ! il ose te presser sur son cœur ! sa bouche impure appuyée sur ton front ! attends ! lâche ! attends !

LE COMTE, se débattant.

Laisse-moi ! laisse-moi ! au secours.

MORELLI, le saisissant à la gorge.

Tu vas mourir, il faut que tu meures !

Ils luttent ; Morelli le pousse sur le banc de pierre, le comte tombe à la renverse, Morelli se jette sur lui, il l’étrangle derrière le banc, et reste le genou appuyé sur la poitrine de son ennemi.

 

 

Scène V

 

MORELLI, LE COMTE, JACOPO, BIANCA, PEUPLE, SOLDATS

 

LE PEUPLE, entrant en tumulte.

Vive Morelli ! mort aux traîtres.

JACOPO, à Bianca.

Venez, vous êtes satisfaite : Domenico vient d’expirer sous les coups du peuple. Le comte...

BIANCA.

Dieu ! que vois-je !

JACOPO.

Il l’a tué...

LA FOULE, à voix basse, se montrant Morelli et le comte.

Ah !

JACOPO.

Morelli !

BIANCA.

Mon père !

JACOPO.

Il ne nous entend pas, une joie stupide éclaté dans ses yeux. Morelli ! aux armes ! on assiège Modène, entendez-vous le canon ?

Coups de canon ; son des cloches.

LA FOULE.

Aux armes !

BIANCA.

Mon père ; vous êtes libre : vengé, venez bénir vos enfants.

MORELLI.

Mes enfants !...

JACOPO.

Venez sauver la patrie.

MORELLI.

La patrie !

LA FOULE.

Morelli ! Morelli ! combats pour la liberté.

Le son des cloches, le bruit du canon augmentent. Morelli, qui écoute un instant, se lève avec transport.

MORELLI.

La liberté ! aux armes !

Il saisit un mousquet.

c’est Bianca !... c’est Jacopo ! ce sont mes compatriotes, mes amis... mais

Il a l’air de chercher autour de lui.

il me manque...

La foule se divise, on voit passer au fond le convoi de Térésina.

ma fille !

Il tombe la face contre terre.

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