Prologue du Curieux impertinent (DESTOUCHES)

Prologue en vers.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 17 novembre 1710.

 

Personnages

 

ARISTE

ARAMINTE

BÉLISE

LE CHEVALIER

 

La scène est à Paris.

 

 

SEPTIÈME LETTRE À MADAME LA COMTESSE DE C**

 

Je viens, Madame, de passer deux mois dans la belle maison de campagne de M. le marquis de P**, où j’ai trouvé une des plus aimables et des plus brillantes compagnies qu’on puisse assembler à vingt lieues de Paris. La fête du bon seigneur chez qui nous étions, devait arriver dans trois semaines, et nous voulions la célébrer par quelque agréable divertissement. On imagina de jouer une comédie : on choisit LE CURIEUX IMPERTINENT ; on me chargea du rôle de l’Olive ; on me pria d’y ajouter un prologue qui eût rapport au patron de la case, et aux spectateurs que nous devions avoir, entre les quels devait se trouver un grave et célèbre magistrat, qui certainement ne fréquente point les spectacles. Je me prêtai de bonne grâce à tout ce qui me fut proposé. Nous fîmes dresser un théâtre : nous apprîmes et répétâmes la pièce à l’insu du Marquis et de madame sa femme, qui est un des plus beaux esprits que je connaisse, quoique sa rare piété la force à cacher modestement tous les précieux dons qu’elle pourrait faire briller ; et enfin nous jouâmes, avec quelque succès, le Curieux impertinent, précédé du prologue que je vais insérer ici, et qui fut exécuté par le commandeur de W..., par le chevalier de B..., par madame la comtesse de T..., et par la jeune marquise de N... Je substitue à leurs véritables noms, ceux d’Ariste, d’Araminte et de Bélise, et je ne nomme point le Chevalier.

 

 

Scène première

 

ARISTE, seul

 

Pour divertir notre hôte et célébrer sa fête,

Cent sortes de projets me passent par la tête ;

Mais je ne puis me contenter.

Une abondance de pensées,

L’une par l’autre traversées,

M’empêche de rien arrêter.

Bien souvent trop d’esprit nous gâte,

Et fait grand tort au jugement.

D’ailleurs, ceci devient l’ouvrage d’un moment ;

Et, quand on travaille à la hâte,

On travaille imparfaitement.

Attendez. Il me vient cependant une idée

Qui me flatte, m’enchante, et réussira bien ;

Car mon plan est si beau !... Non, cela ne vaut rien.

Mon imaginative, un peu trop obsédée

Par le désir de réussir,

De plus en plus va s’obscurcir,

Si par quelque ami sage elle n’est pas guidée...

Moi, chercher du secours ! Je ne sors point d’ici

Que je n’aie inventé...

 

 

Scène II

 

ARISTE[1], ARAMINTE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER, à Araminte.

Madame, le voici.

ARAMINTE.

À la fin nous trouvons monsieur le solitaire ;

Depuis une heure au moins on le cherche partout.

ARISTE, à part, sans les voir.

Je crois que m’y voilà.

ARAMINTE, au Chevalier.

Que dit-il ?

ARISTE.

Paix. J’espère

De mon projet venir à bout.

LE CHEVALIER, à Araminte.

Il s’entretient tout seul.

À Ariste.

Quelle importante affaire

Vous occupe si fort ?

ARAMINTE.

Il ne répondra pas.

Voyez comme il s’agite et chemine à grands pas.

Ô le beau ténébreux !

À Ariste.

Peut-on, sans vous déplaire,

Vous arrêter un peu ? Vous devez être las.

ARISTE.

Faites-moi le plaisir...

ARAMINTE.

Quel plaisir ?

ARISTE.

De vous taire.

ARAMINTE.

La prière est gentille ; elle me touche fort.

ARISTE.

Ah ! de grâce, pardon. Je sens bien que j’ai tort

D’inviter une dame à garder le silence ;

Et c’est exiger d’elle un trop pénible effort.

Par pitié, je vous en dispense.

ARAMINTE.

Prenant la chose à la rigueur,

Ce discours peut passer pour une impertinence ;

Mais, par pure bonté de cœur,

Je ne dis pas ce que j’en pense.

ARISTE.

Je vous suis obligé de cette déférence.

Vous poussez la bonté jusqu’au dernier excès.

LE CHEVALIER.

Mais aussi, quel diable d’accès

Fait prendre à votre humeur cette sombre nuance ?

ARISTE.

Un accès de raison et de reconnaissance.

LE CHEVALIER.

En voici bien d’un autre ! Est-ce que la raison

Et la reconnaissance ont un air si sauvage ?

ARISTE.

Vous ne m’entendez pas.

ARAMINTE.

Tout franc, monsieur Caton,

La raison tient pour vous un bizarre langage :

Si vous voulez qu’elle ait notre suffrage,

Faites-lui prendre un autre ton.

LE CHEVALIER.

En effet...

ARISTE.

Ventrebleu ! j’enrage.

ARAMINTE.

Encore ? Il devient furieux.

Eh vite ! ôtons-nous de ses yeux.

ARISTE.

Plaisantez-moi bien l’un et l’autre.

Vous blâmez mon caprice, et je blâme le vôtre ;

Car c’en est un sans doute (et vous en conviendrez)

Que de me condamner avant que de m’entendre.

Je voulais rêver seul : à quoi bon m’en défendre ?

Puisque c’est sur un point que vous approuverez.

ARAMINTE.

Ah ! si l’objet de votre rêverie

Mérite qu’à l’écart vous poussiez des soupirs,

Nous ne troublerons plus vos savoureux plaisirs.

ARISTE.

Mon Dieu ! trêve de raillerie.

À tout ceci l’amour n’a point de part ;

Et je méditais à l’écart

Une simple galanterie.

ARAMINTE.

Fort bien, galanterie ! Enfin, nous saurons tout.

ARISTE.

Oui, si vous voulez bien m’écouter jusqu’au bout.

ARAMINTE.

Est-ce moi que cela regarde,

Ou mon amie ?

ARISTE.

À parler Franchement,

Je me tiens un peu trop en garde

Pour rêver à vous un moment.

ARAMINTE.

Comment !

ARISTE.

Oui, toutes deux vous êtes adorables :

On se perd en pensant à vous ;

Et, s’il faut l’avouer sans vous mettre en courroux,

Je me livre à des soins un peu plus raisonnables.

ARAMINTE.

En vérité, Monsieur, le compliment est doux.

ARISTE.

Dites, si vous voulez, qu’il est très ridicule.

Mais enfin...

ARAMINTE.

Mais enfin, sans plus de préambule

De vos réflexions dites-nous le sujet.

ARISTE.

L’amitié seule en est l’objet.

LE CHEVALIER.

L’amitié ?

ARISTE.

De notre hôte aujourd’hui c’est la fête.

ARAMINTE.

Oui, vous avez raison.

ARISTE.

Dans ce sombre bosquet

Je lui préparais Un bouquet.

ARAMINTE.

Fort bien. Où sont les fleurs ?

ARISTE.

Où ?

ARAMINTE.

Oui.

ARISTE.

Dans notre tête.

À les lui présenter, aidez-moi, s’il vous plaît.

Me le promettez-vous ?

LE CHEVALIER.

Pour moi, me voilà prêt

À suivre votre idée, et j’en donne parole.

ARISTE.

Et vous, Madame ?

ARAMINTE.

Moi ? je ne suis pas si folle

Que de promettre aveuglément.

Que méditez-vous ?

ARISTE.

Franchement,

L’entreprise est un peu hardie.

Nous savons une comédie,

Donnons-en au Marquis le divertissement.

ARAMINTE.

Je m’y résoudrais aisément

S’il n’avait pas chez lui si bonne compagnie.

De si fins spectateurs pourraient m’intimider.

ARISTE.

Bon, bon ! à la campagne on peut tout hasarder.

Nous n’aurons point ici ce terrible parterre

Qui commande en maître aux acteurs,

Et qui se fait honneur d’être toujours en guerre

Avec tous nos pauvres auteurs :

Son fracas insolent souvent nous épouvante.

Ici la chose est différente,

Et nos meilleurs amis seront nos spectateurs.

ARAMINTE.

Eh bien ! si ma compagne entre dans votre idée,

Je vous permets de vous vanter

Que vous m’avez persuadée :

Mais de son agrément j’ai tout lieu de douter.

LE CHEVALIER.

Moi, j’en augure bien. La voici qui s’avance :

Voyons si les effets suivront mon espérance.

 

 

Scène III

 

ARISTE, ARAMINTE, BÉLISE, LE CHEVALIER

 

BÉLISE.

Comment donc ! tous trois à l’écart ?

Quel complot faites-vous ? Il faut m’en faire part.

ARISTE.

Nous méditons une entreprise.

BÉLISE.

Est-elle périlleuse ?

ARAMINTE.

Au dernier point.

BÉLISE.

Tant mieux.

Plus le péril est grand, plus il est glorieux :

Je veux le partager avec vous. Je méprise

Ces cœurs timides, chancelants,

Qu’on voit, au moindre obstacle, effrayés et tremblants.

Point de réflexions. L’occasion est belle ;

Marchons, courons, volons où l’honneur nous appelle.

ARAMINTE.

Admirez ce courage, il ne durera pas.

Si vous saviez, madame l’héroïne,

À quoi ce Monsieur vous destine...

BÉLISE.

Me voilà prête à tout. Je vole sur ses pas.

LE CHEVALIER.

Vous serez un peu moins hardie,

Quand vous saurez combien on va vous exposer.

BÉLISE.

Vous ne m’effrayez point.

ARAMINTE.

On veut vous proposer

De jouer une comédie.

BÉLISE.

Entre nous ? à huis clos ? j’y consens de bon cœur.

LE CHEVALIER.

Non, non, devant la compagnie.

BÉLISE, s’appuyant sur Araminte.

Soutenez-moi, je meurs de peur.

De cette entreprise éclatante

La seule idée est effrayante.

À tout autre danger on me verrait courir :

Mais jouer en public ! ah ! c’est pour en mourir ;

Et je suis bien votre servante.

ARISTE.

Eh ! voilà donc cette héroïque ardeur

Dont vous faisiez le pompeux étalage ?

BÉLISE.

Le grand monde me fait frayeur ;

Mais, à huis clos, j’ai du courage.

LE CHEVALIER.

Ce grand monde qu’ici vous semblez redouter,

Ce sont vos amis et les nôtres.

BÉLISE.

Amis plus éclairés mille fois que mille autres.

P... est obligeant, courtois et gracieux,

Mais je redoute sa censure.

LE CHEVALIER.

Sa politesse me rassure :

Sa vertueuse épouse est, au même degré,

Obligeante, honnête, polie.

BÉLISE.

Mais, n’est-ce pas une folie

Que d’oser nous flatter qu’elle nous saura gré

De lui donner la comédie ?

Son austère vertu, son esprit délicat,

Lui forme un goût redoutable ;

Et nous lui préparons un assez mauvais plat.

LE CHEVALIER.

La vertu la plus pure est humaine et traitable ;

Et quoique son esprit soit sublime, admirable,

Il sait tempérer son éclat

Pour se rendre plus sociable :

Nous l’éprouverons tous, ou je ne suis qu’un fat.

BÉLISE.

Cette réflexion m’encourage et m’anime.

Mais ne craignez-vous point ce grave magistrat

Pour qui nous avons tous une profonde estime ?

ARISTE.

Ses lumières et son esprit

Le portent au-dessus des préjugés vulgaires.

L’auteur de notre pièce, en tout ce qu’il écrit,

Évite des auteurs les écarts ordinaires ;

Il a pour objet principal

De prêcher la vertu, de décrier le vice ;

Ou son innocente malice

Nous égaie aux dépens de quelque original ;

Et les oreilles les plus pures

Ne peuvent s’offenser de ses chastes peintures.

En divertissant il instruit :

Il peint grands et petits, mais jamais il ne nomme ;

Et tout son effort se réduit

À faire rire l’honnête homme.

Notre grand magistrat a le goût fin et sûr,

C’est ce qui me ferait redouter sa présence ;

Mais il sait distinguer la coupable licence

D’un plaisir délicat et pur.

BÉLISE.

Je le sais comme vous. Mettons donc notre gloire

À l’amuser innocemment.

Mais, quand je paraîtrai, je crains terriblement

Qu’un excès de frayeur ne m’ôte la mémoire.

LE CHEVALIER.

Bon ! vous tremblerez un moment,

Et puis vous serez aguerrie

Au point de réciter tout naturellement.

BÉLISE.

Je suis de mes frayeurs presque à demi guérie,

Quoiqu’il me reste encore un petit tremblement.

ARISTE.

Cette pudeur vous donne une grâce infinie.

BÉLISE.

Je m’en passerais bien. Mais à la compagnie

Il faut un petit compliment ;

Ce sera votre lot, songez-y promptement.

ARISTE.

Pour la troupe il faut donc que je me sacrifie ?

C’est être téméraire, à vous dire le vrai :

Mais mon zèle me justifie.

Laissez-moi seul ici, j’y veux faire l’essai

D’une vive et courte harangue.

 

 

Scène IV

 

ARISTE, seul

 

Supposons l’auditoire, et dénouons ma langue.

Mesdames et Messieurs... Ma foi, le harangueur

Ne sait pas trop bien que vous dire.

Ah ! l’esprit me revient. Bon. Nous aurons l’honneur,

Dans un petit moment, ou de vous faire rire,

Ou de vous ennuyer ; et si, par grand malheur,

L’ardeur de critiquer vous agite et vous presse,

Épargnez les acteurs, et tombez sur la pièce ;

Le sujet en est rare, et même surprenant.

D’un Curieux impertinent,

Qui veut éprouver sa future,

Nous représenterons la fâcheuse aventure :

Car il en est la dupe ; et je crois qu’en effet

Vous direz tous que c’est bien fait.

Or, ce Curieux, c’est moi-même,

En qualité d’acteur, s’entend : car, quant à moi,

J’estime toujours ce que j’aime ;

On m’aime également, ou du moins je le crois ;

Et cette confiance est le bonheur suprême.

Du reste nous voulons employer tous nos soins

À mériter le bonheur de vous plaire :

Je sais que ce n’est pas une petite affaire ;

Mais, qui fait de son mieux, peut espérer au moins

Que son zèle peut satisfaire.

Jusqu’au revoir, Messieurs. Bientôt notre orateur

Va remplir à vos yeux un autre personnage :

Et vous, pour lui donner un peu plus de courage,

Ne voyez que l’ami quand vous verrez l’acteur.

 

 

Ce compliment fut très bien reçu, et mit tout l’auditoire en train de rire. Un certain jaloux, dont tout le inonde se moque, y parut si déconcerté, qu’il feignit de se trouver mal, pour avoir un prétexte de sortir, ne pouvant plus tenir aux éclats de rire que faisait sa femme ; car il a souvent sondé sa vertu par de périlleuses épreuves, dont on dit qu’elle est sortie glorieusement, quoique certains épilogueurs m’aient assuré qu’il avait enfin trouvé ce qu’il méritait.

Recevez, Madame, les nouvelles assurances de mon respect.


[1] Ariste rêve à l’écart sans les apercevoir.

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