Poinsinet et Molière (Barthélémy IMBERT)

Dialogue.

Imprimé en 1770.

 

Personnages

 

POINSINET

MOLIÈRE

 

 

ÉPÎTRE À MONSIEUR PIRON

 

Utoi, qui rimes si gaiement,

Qui, peu jaloux de nos suffrages,

Oses conserver des vieux âges

Et les vertus et l’enjouement ;

Toi qui ris scandaleusement,

Dans ce beau siècle, où chacun pensé,

Où l’on s’amuse gravement,

Où l’on s’ennuie avec décence !

Lis ces vers, aimable Piron ;

Ton suffrage que je révère

Est pour moi, faible nourrisson,

Une couronne littéraire,

Une médaille d’Apollon.

Mordu de la Métromanie,

Je m’égare au sacré vallon ;

Par toi, c’est en vain que Thalie

Veut opérer ma guérison ;

J’ai vu Damis, et sa folie

N’a pu me  rendre ma raison.

Que dis-je ? En plaignant son naufrage,

Ton Drame lui-même encourage

À tenter le même hasard ;

Comment ne pas aimer un Art,

Qui fit naître un si bel ouvrage ?

Ta Muse a triomphé du temps ;

Son couchant est une autre aurore ;

Grave, ou folâtre, elle est encore

Ce qu’elle était dans son printemps,

Ah ! Comme elle, vainqueur des âges,

Toujours chéri, toujours heureux,

Sois parmi nous et nos neveux,

Immortel comme tes ouvrages.

Personnage de la Métromanie.

 

 

De toutes les méthodes pour éclaircir une question, celle du Dialogue est, sans contredit, la plus commode et la plus agréable au Lecteur. L’alternative des objections et des réponses présente les objets sous toutes leurs faces, éclaire de tous côtés la route qui mène à la conviction, et ne laisse, pour ainsi dire, aucun nuage entre le Lecteur et la vérité. Nous nous sauvons par-là de la sécheresse et de l’ennuyeuse monotonie des dissertations. Nous semblons plutôt converser, que nous instruire avec l’Auteur, et raisonner, plutôt que lire. Nous adoptons les sentiments de l’un des interlocuteurs, nous combattons son adversaire, et nous triomphons de sa défaite.

Sans prétendre m’ériger en Réformateur, j’ai cru pouvoir exposer mes sentiments sur la Comédie. Le genre que j’attaque ici est protégé par des Auteurs justement célèbres, et c’est encore un malheur de plus. Leurs succès, trop bien mérités, ne font qu’accélérer la perte de la Comédie. Je vois avec douleur les talents, pour ainsi dire, conjurés contre le goût, et je suis fâché de me voir tristement endoctriné par un auteur, qui aurait pu me corriger, en me faisant rire.

 

 

POINSINET.

Quoi ! vous feriez cet illustre Molière,

Ce fameux excommunié,

Qui divertit l’Europe entière,

Que Louis honora d’une tendre amitié,

Et qui, privé de la lumière,

Obtint à peine par pitié

Un petit coin d’un cimetière ?

MOLIÈRE.

Pourquoi s’en étonner ? j’avais prévu mon sort.

L’arrêt lancé contre Thalie,

Ce préjugé, qui révolte d’abord,

N’est qu’une vaine barbarie ;

Je le bravai pendant ma vie,

J’en ris encore après ma mort.

Eh ! qu’importe en quels lieux, comment, sous quel auspice.

Le corps que j’ai quitté gisse après mon départ ?

Les vers pour nous auraient-ils plus d’égard,

Dans les caveaux de Saint-Sulpice,

Que dans l’enceinte de Clamart ?

POINSINET.

Non ; mais un peu de symphonie,

Bruyant De profundis, pompeuse draperie,

Chanteurs, Pleureurs, marchants à petit pas,

Riche cercueil, brillante sonnerie,

Ce luxe aux morts ne messied pas.

MOLIÈRE.

Ce sont d’orgueilleuses misères,

Dont je fis toujours peu de cas ;

Toutes ces pompes funéraires

Ne règlent point notre rang ici-bas.

Et vous y trouveriez peu d’honneurs et de gloire,

Vous qu’un riche cercueil fans doute renferma,

Si pour titre en ce jour, au Dieu de l’onde noire,

Vous n’apportiez que le mémoire

Du Curé qui vous inhuma.

POINSINET.

Qui ? moi ! sans pompe funéraire,

Un funeste hasard m’a conduit au tombeau.

Pour parvenir en ce noir hémisphère,

J’ai quitté la route ordinaire,

Et je suis arrivé par eau.

Un peu trop tôt pour ce voyage,

Je me suis embarqué sur le Guadalquivir ;

Mais plus d’un immortel Ouvrage

Doit ici-bas me réunir

Aux morts fameux, à qui l’on rend hommage.

MOLIÈRE.

Avez-vous d’Apollon suivi l’auguste Cour ?

POINSINET.

Oui ; mes efforts ont illustré la scène.

MOLIÈRE.

Avez-vous évoqué Thalie, ou Melpomène ?

POINSINET.

L’une et l’autre sœur tour à tour

De mes divers accents fit retentir la Seine.

Que n’avez-vous pu voir votre postérité !

Ah ! si Molière eût pu renaître,

La Morale avec nous l’eût sans doute emporté ;

Plus profond dans son Art. Philosophe peut-être,

Il eût servi l’humanité.

MOLIÈRE.

Philosophe ? il cherchait à l’être ;

Et sur quoi jugez-vous qu’il ne l’a point été ?

POINSINET.

Mais sur ses Œuvres Dramatiques,

Où le ton de moralité

N’offre jamais, en termes énergiques,

Une sublime vérité.

MOLIÈRE.

Eh quoi ? du vrai me serais-je écarté ?

Ai-je pris des routes obliques ?

Ou voudrait-on qu’en des pièces comiques,

J’eusse gravement débité

Des sentences philosophiques ?

POINSINET.

Pourquoi non ? je le vois, votre goût erroné

Vous fuit encore en cette vie.

Sachez donc que le nôtre a perfectionné

L’Art qu’ébaucha votre génie.

MOLIÈRE.

Ébaucher est modeste.

POINSINET.

Il est sans flatterie.

Eh ! quels essais vous firent admirer ?

Dans vos écrits, puisqu’il faut vous le dire,

Que trouve-t-on ? toujours le mot pour rire,

Pas un petit mot pour pleurer.

MOLIÈRE.

Vous m’étonnez ; Paris va voir Thalie...

POINSINET.

Pour le plaisir de répandre des pleurs.

MOLIÈRE.

Ce n’est donc plus le miroir de la vie,

Ce n’est donc plus la naïve copie

Des ridicules et des mœurs.

POINSINET.

Au lieu d’un vain hochet, elle a pris la férule,

Par elle maintenant le vice est combattu ;

Elle jouait le ridicule,

Elle nous prêche la vertu.

Veut-on fléchir un père de famille ?

On s’étend en discours moraux,

Plus de sentences que de mots ;

On se jette à genoux : ah ! mon père... ah ! ma fille !...

On pleure, et nous applaudissons.

Mais vous que l’erreur déifie,

Au lieu de ces graves leçons,

Que donnez-vous ? une vaine saillie.

MOLIÈRE.

Quoi ! c’est là, depuis mon décès,

Le style de la Comédie !

Un sermon dramatique amuse ma patrie !

Qui l’aurait cru, Peuple Français,

Que la morale un jour dût être ta folie !

Je t’avais mal connu ; mais s’il en est ainsi,

Je ne vis plus au Temple de Mémoire,

Mes Ouvrages font morts aussi.

POINSINET.

Un vieux respect : pour votre vieille gloire

Les en a sauvés jusqu’ici ;

Et lorsque votre Muse ose se reproduire,

(Car sur la scène encore on la souffre aujourd’hui)

Le Spectateur, égayé malgré lui,

Est étonné de se voir rire.

Nous laissons folâtrer nos rustiques aïeux ;

Qui dit un Français, dit un Sage.

MOLIÈRE.

Le titre est vraiment glorieux.

Mais n’est-il point de rebelle courage ?...

POINSINET.

Oui, naguère avec vous un auteur égaré

A voulu recrépir votre antique Thalie.

C’est le célèbre auteur de la Métromanie,

Ouvrage, au genre près, digne d’être admiré ;

Il pétille à la fois d’esprit et de génie,

Ah ! par le goût que n’est-il inspiré !

MOLIÈRE.

On juge au feu qui vous anime,

Combien votre génie est différent du sien ;

Votre Apollon, si je m’y connais bien,

N’a jamais commis un tel crime.

POINSINET.

J’en rougis jusqu’au fond du cœur,

Je l’ai commis. J’ai dans le goût antique

Acquis un immortel honneur ;

Mais bientôt abjurant, détestant mon erreur ;

Je léguai la saillie à l’Opéra-Comique.

Sur les débris du vôtre, avec pompe élevé,

Ce Théâtre est l’orgueil, l’idole de la France ;

Ce joli monstre, à nous seuls réservé,

De Thalie et d’Euterpe a reçu la naissance.

Un orgueilleux instinct : peu fait pour obéir,

Donne au génie une âme indépendante ;

On ouvre une carrière, on réforme, on invente,

Et c’est ainsi que naquit Sandomir.

MOLIÈRE.

Sandomir ! seriez-vous cet Auteur Dramatique,

Ce Poinsinet si connu, si vanté ?

Je l’avais pressenti par la naïveté

De votre ardente Rhétorique.

POINSINET.

Oui, lui-même. C’est moi, dont la muse héroïque

De cette illustre nouveauté

Enrichit la scène lyrique,

Et qui, fièrement révolté

Contre la Fable et son droit chimérique,

La chassai de son trône antique,

Pour y placer la vérité.

MOLIÈRE.

Vous, Poinsinet ! j’en ai l’âme ravie,

Vous n’êtes point étranger sur ces bords ;

Même avant de quitter la vie,

Vous étiez fameux chez les morts.

POINSINET.

Quoique souvent ma gloire eût été poursuivie,

Je ne vis, malgré les clameurs,

Que deux sectes dans ma patrie :

Mes envieux, et mes admirateurs.

MOLIÈRE.

Oh ! je le crois. Toujours l’Envie

Poursuit les vrais talents, et vit de leurs succès.

Mais retracez-moi, je vous prie,

Et l’origine et les progrès

De la nouvelle comédie.

POINSINET.

La Parque avait tranché le fil de votre vie,

Alors qu’on vit, chez les Français,

S’élancer la Philosophie.

Elle vient, de l’erreur écarter le poison ;

Et le glaive de l’éloquence,

Et le flambeau de la raison,

Arment ses mains, annoncent sa vengeance.

Des superstitions, qu’adoraient les mortels,

Elle abat l’hydre renaissante,

Et du noir fanatisme embrasant les autels,

Enchaîne sa rage impuissance.

Fière de ses succès, elle veut qu’à la fois

Toutes les nymphes d’Hypocrène

Viennent lui demander des lois ;

Rien ne l’arrête ; elle envahit la scène,

Et subjuguant Thalie et Melpomène,

Les remplit de son âme, et parle par leur voix.

MOLIÈRE.

Qu’au sort j’ai de grâces à rendre,

De m’avoir enlevé si tôt !

Eh ! Que ferais-je encor là-haut ?

Fort sagement il m’en a fait descendre.

Là, désormais inutile aux humains,

Mon Apollon briserait sa férule,

Et la verge du ridicule

Resterait oisive en mes mains.

Car si d’un crayon bien fidèle,

Ce grand événement par vous m’est retracé,

Ma patrie a dû prendre une face nouvelle ;

Du pis au mieux, tout sans doute a passé.

Toujours d’heureux vieillards, sous leurs lois paternelles,

Tiennent des fils, sages comme eux ;

Jamais le médecin, d’un mal n’en a fait deux,

Les femmes s’adorent entre elles ;

Les Grands, sans créanciers, sont enfin vertueux,

Le Marchand, toujours scrupuleux,

Les épouses toujours fidèles.

POINSINET.

Pas tout-à-fait encor. Ce jour n’est point venu ;

Mais on l’attend.

MOLIÈRE.

Vous en aurez la gloire,

Ô Poinsinet ! car j’aime à croire

Que ce triomphe vous est dû.

Votre muse longtemps a pleuré sur la scène ?

POINSINET.

Non ; le Destin, jaloux de mes succès,

A trompé mes efforts par une mort soudaine,

Mais je prétends ici poursuivre mes projets.

Oui, c’en est fait ; ma verve se ranime :

Je veux, ressuscitant mes antiques concerts,

D’un drame larmoyant, étonner les Enfers ;

Rire est fort beau, mais pleurer est sublime.

Je laisse dans le deuil le Parnasse Français ;

Mais mon esprit me fuit dans ces Royaumes sombres ;

La France perd beaucoup ; je veux que désormais

Le malheur des vivants tourne au profit des ombres.

Je veux plus ; je veux de votre Art

Vous faire abjurer la chimère,

Vous changer enfin ; Je l’espère,

J’y compte.

MOLIÈRE.

Me changer ! c’est s’y prendre un peu tard :

Les morts ne se corrigent guère.

POINSINET.

Jamais à mes desseins le fort ne fut contraire ;

Je ne promis rien au hasard.

Il eût fallu me voir renverser la statue

Du tendre et doucereux Quinault ;

Elle fut sans peine abattue ;

Et le fade jargon d’Armide et de Renaud...

MOLIÈRE.

Tout beau ! ce fol enthousiasme,

Jeune homme, égare vos esprits ;

De Despréaux l’injurieux sarcasme

Ne peut autoriser vos insolents mépris.

J’ai voulu voir, jusqu’où la suffisance

Pourrait enfin vous emporter ;

Eh ! qu’êtes-vous, pour insulter

Aux Maîtres, qu’adopta la France ?

Vous allez voir ici ces immortels auteurs,

Qu’ose attaquer votre vaine arrogance ;

Tombez à leurs genoux, expiez l’insolence

De vos propos blasphémateurs.

Le siècle de LOUIS vous laissa des modèles.

Que vous ne sauriez surpasser :

Et ne pouvant les effacer,

Vous cherchez des routes nouvelles.

L’insuffisance des talents

Rend la nouveauté nécessaire ;

On court vers elle avec de grands élans,

Et le bon goût reste en arrière.

Le vôtre, avec tous ses appas,

N’est qu’une vaine effervescence ;

Fils de la mode, il n’y survivra pas,

Et, croyez-moi, le jour de sa naissance

Est la veille de son trépas.

POINSINET.

Laissez-là le style emphatique :

Le haut ton vous est étranger ;

Sancho Pansa saura bien me venger

De votre verve satyrique.

MOLIÈRE.

Oui, vous surnagerez sur l’abîme des temps ;

Pradon, Cotin, vivront à jamais dans l’Histoire.

Parmi le Peuple Auteur, deux chemins différents

Mènent au Temple de Mémoire :

Le ridicule et les talents.

La Gloire, compagne fidèle,

Au sentier des talents, nous conduit par la main,

Là, croissent les lauriers ; quant à l’autre chemin,

Vous savez si la route est belle.

PDF