Pierrot posthume (Théophile GAUTIER - Paul SIRAUDIN)
Arlequinade en un acte et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 4 octobre 1847.
Personnages
ARLEQUIN
PIERROT
LE DOCTEUR
COLOMBINE
Le théâtre représente une rue. Au fond, en face du public, la maison d’Arlequin. À droite, celle du docteur ; à gauche, celle de Colombine.
Scène première
ARLEQUIN, COLOMBINE
ARLEQUIN.
Colombine, un mot !
COLOMBINE.
Non !
ARLEQUIN.
Demeurez.
COLOMBINE.
Point.
ARLEQUIN.
De grâce !
J’ai là certain cadeau qu’il faut que je vous fasse.
COLOMBINE.
Un cadeau ? Je m’arrête. Est-ce une chaîne d’or ?
Une bague ? une montre ? Y suis-je ?
ARLEQUIN.
Pas encor.
COLOMBINE.
Une pièce bien lourde en bonne argenterie ?
Un nœud de diamants ?
ARLEQUIN.
Fi ! ma galanterie
Ne s’en va pas donner dans ces luxes grossiers,
Bon pour les parvenus et pour les financiers !
Je me garderais bien d’humilier les femmes
Par l’insultant excès de ces présents infâmes ;
Car dans tous les pays, chez les plus gens de goût,
On dit qu’en ces régals c’est le choix qui fait tout.
COLOMBINE.
Vous me faites languir, dépêchez, voyons, qu’est-ce ?
ARLEQUIN.
Regardez, s’il vous plaît, cette petite caisse.
COLOMBINE.
Cette caisse ?
ARLEQUIN.
Oui.
COLOMBINE.
Grands dieux ! que vois-je ? une souris !
Certes, le don est rare et d’un merveilleux prix !
ARLEQUIN.
Très rare ; une souris plus blanche qu’une hermine,
Gaie, alerte, l’œil vif comme une Colombine :
La femme est une chatte, et sa griffe nous tient ;
Une souris est donc un présent qui convient.
COLOMBINE.
Un écrin me plaît mieux que trente souricières ;
Je vous en avertis, ce sont là des manières
À ne réussir point près des cœurs délicats,
Et vous vous brouillerez avec messieurs les chats.
ARLEQUIN.
Cette pauvre souris, tournant dans cette boîte,
Représente mon âme allant à gauche, à droite,
S’agitant sans repos dans la captivité
Où depuis si longtemps la tient votre beauté,
C’est mon cœur, prenez-le, Colombine fantasque,
Car je pâlis d’amour sous le noir de mon masque ;
Je maigris, desséché par le feu des désirs,
Et les moulins à vent tournent à mes soupirs.
COLOMBINE.
Arlequin, quoi ! c’est vous qui tenez ce langage ?
À ma pudicité cessez de faire outrage !
Renfoncez vos soupirs, n’ajoutez pas un mot,
Et respectez en moi la femme de Pierrot !
ARLEQUIN.
Mais Pierrot, délaissant les rives de la Seine,
Dont l’habitation lui devenait malsaine,
A fait rencontre, en mer, de pirates d’Alger,
Et vu d’un nœud coulant son destin s’abréger.
Ne pouvant pas payer de rançon aux corsaires,
Il trouva la potence en fuyant les galères.
COLOMBINE.
En ce bas monde, hélas ! nul n’évite son sort !
ARLEQUIN.
Donc je puis vous aimer ; car la femme d’un mort
En tout pays du monde a qualité de veuve.
COLOMBINE.
Du trépas de Pierrot nous n’avons pas la preuve ;
S’il allait reparaître, ainsi qu’un chien perdu !
S’il n’avait pas été suffisamment pendu !
ARLEQUIN.
Bah ! rien n’est plus certain : son extrait mortuaire,
Sur le premier feuillet de tout dictionnaire,
Se voit lisiblement écrit ou parafé,
Au-dessous d’un Pierrot au gibet agrafé.
COLOMBINE.
Ce sont titres fort bons qu’on ne saurait produire,
Quand devant le notaire il me faudra conduire ;
Car je pense, Arlequin, pour l’honneur de vos vœux,
Qu’ils tendent à serrer le plus sacré des nœuds.
Par un certificat, en forme légitime,
Démontrez-moi qu’on peut les accueillir sans crime,
Je vous accorderai très volontiers ma main.
Mais, jusque-là, néant !... je passe mon chemin.
Scène II
ARLEQUIN
Quoi ! vous fuyez, méchante, avec cet air si tendre !
Et la souris, hélas ! vous partez sans la prendre !
Ah ! les femmes !... pourquoi faut-il que nous soyons
Toujours acoquinés après leurs cotillons !
Tout irait mieux, si Dieu ne t’avait fait d’un geste
Sortir du flanc d’Adam, côtelette funeste !
Il met la souricière à terre, près de la maison de Colombine.
Cette preuve, où l’avoir ?... Je ne puis, comme un sot,
Aller chez ces païens m’enquérir de Pierrot...
Des registres civils aux États barbaresques !
L’imagination, certes, est des plus grotesques !
Je souffre, et je voudrais voir mon destin fini,
D’un excès de polenta ou de macaroni.
Mais qui vient ? le docteur...
Scène III
ARLEQUIN, LE DOCTEUR
ARLEQUIN.
Docteur, je suis malade !...
LE DOCTEUR.
Qu’avez-vous ?... Trouvez-vous le vin amer ou fade ?
ARLEQUIN.
Je le trouve excellent !
LE DOCTEUR.
Et le rôti ?
ARLEQUIN.
Fort bon !
LE DOCTEUR.
Que vous dirait le cœur en face d’un jambon ?
ARLEQUIN.
Il me dirait, je crois, d’en couper une tranche.
LE DOCTEUR.
Montrez-moi votre langue... Elle est rouge et non blanche.
Tout ce diagnostic démontre que le mal,
À ne pas en douter, est purement moral.
ARLEQUIN.
Votre sagacité pénètre au fond des choses
Et va donner du nez droit dans le pot aux roses :
Oui, mon mal est moral, immoral bien plutôt ;
Car je suis amoureux de madame Pierrot !
LE DOCTEUR.
De cette affection je connais le remède ;
Tarissez ce flacon, qu’à prix d’or je vous cède ;
Pour elle votre amour se trouvera guéri
Comme si vous fussiez devenu son mari.
ARLEQUIN.
Je n’en crois pas un mot ; cette liqueur vermeille
Qui rit dans le cristal à travers la bouteille,
Qu’est-ce ?
LE DOCTEUR.
C’est l’élixir de longue vie.
ARLEQUIN.
Eh bien !
Puisque je veux mourir, cela ne me vaut rien.
LE DOCTEUR.
Bon ! tuez-vous d’abord, et dites qu’on infiltre,
Vous, mort, entre vos dents, trois gouttes de mon philtre ;
Plus dispos que jamais vous ressusciterez ;
En revenant au jour quel effet vous ferez !
Par ce trépas galant Colombine attendrie
Vous tend sa blanche main, avec vous se marie,
Et vous avez bientôt, heureux et triomphants,
Comme aux contes de fée, une masse d’enfants !
ARLEQUIN.
Grand merci ! Si la drogue allait être éventée ?...
Mais, docteur, dites-moi, par qui fut inventée
Cette rare liqueur, dont les philtres si forts
Conservent les vivants, rendent la vie aux morts.
LE DOCTEUR.
Chez nous, de père en fils, on en sait la recette ;
Et depuis cinq cents ans nous la tenons secrète.
ARLEQUIN.
Vos grands parents alors ont dû vivre bien vieux ?
Sans doute vous avez encor tous vos aïeux ?
LE DOCTEUR.
Nous ne pourrions jamais hériter, de la sorte !
Et, comme de la vie il faut que chacun sorte,
Pour n’être pas contraints de nous assommer tous,
C’est chose convenue et réglée entre nous :
Aux vieillards, à cent ans, l’élixir se retranche,
Et, comme des fruits murs, ils tombent de la branche.
ARLEQUIN.
C’est très joli...
LE DOCTEUR.
Prenez mon flacon...
ARLEQUIN.
Non vraiment !
Je préfère mourir en véritable amant,
Et je cours me tuer, au seuil de Colombine,
D’un coup de coutelas ou bien de carabine.
LE DOCTEUR.
Et moi, je vais ailleurs chercher quelque nigaud
Qui veuille pour ma fiole échanger son magot.
Le Docteur rentre chez lui, Arlequin sort par la gauche. À ce moment, Pierrot paraît au fond du théâtre.
Scène IV
PIERROT
Mouillez-vous, ô mes yeux ! et toi, lèvre attendrie,
Baise, sur le pavé, le sol de la patrie !
Aspirez, mes poumons, l’air du natal ruisseau !
Bonjour, Paris !... Salut, rue où fut mon berceau !...
Le cabaret encor rit et jase à son angle :
À ce cher souvenir l’émotion m’étrangle ;
Mon nez qui se dilate aspire avec douceur
Les parfums que répand l’étal du rôtisseur ;
Rien n’est changé... Voici la maison de ma femme,
Pauvre femme !... J’ai dû faire un vide en son âme !
Il le fallait ; j’ai fui... Je ne sais pas pourquoi
La justice s’était prise d’un goût pour moi ;
Elle s’inquiétait de mes chants à la lune,
De mes moyens de vivre et de chercher fortune ;
Pour lui faire sentir son indiscrétion,
Je rompis, un beau jour, la conversation ;
Et j’allai, n’aimant pas qu’en route on m’accompagne,
Errer incognito sur les côtes d’Espagne,
Où je fis connaissance avec d’honnêtes gens,
Très peu questionneurs et très intelligents.
Nous menions, sur la mer, une charmante vie,
Quand notre barque fut aperçue et suivie
Par un corsaire turc plus fin voilier que nous.
Mes braves compagnons se firent hacher tous !
Comme il faisait très chaud, moi, de crainte du hâle,
J’étais allé chercher de l’ombre à fond de cale ;
Mais bientôt, de mon coin brutalement extrait,
Je sentis à mon col un nœud qui le serrait.
Ma pose horizontale en perpendiculaire
Se changea. J’aperçus, dans l’onde bleue et claire,
Un reflet s’agiter et s’allonger en i,
Je fis un entrechat, et couac... tout fut fini !
Quel moment !... Mais le ciel dans sa miséricorde,
Voulut que l’on coupât un peu trop tôt la corde :
Je tombai dans la mer, et, des vagues poussé,
Par des pêcheurs je fus, près du bord, ramassé.
C’est jouer de bonheur ! Pourtant cette aventure
Me donne, dans le monde, une étrange posture ;
Et c’est une apostrophe à rester confondu,
Si quelqu’un me disait : Voyez Pierrot pendu !
Scène V
PIERROT, ARLEQUIN
ARLEQUIN, qui est entré sur le dernier vers de Pierrot.
Hein !... que dites-vous ?...
PIERROT.
Quoi ?...
ARLEQUIN.
Vous parliez, ce me semble,
De Pierrot ?
PIERROT.
J’en parlais...
ARLEQUIN, à part.
D’émotion, je tremble !...
Haut.
Vous le connaissez donc ?...
PIERROT, à part.
C’est d’un bête inouï ;
Il me demande à moi si je me connais ?
Haut.
Oui !...
Intimement, monsieur.
ARLEQUIN.
Bien ; vous savez sans doute
Qu’il voyagea beaucoup et se fit pendre en route ?
PIERROT.
Il fut pendu, c’est vrai !...
ARLEQUIN.
Cela me charme fort !
PIERROT.
Monsieur...
ARLEQUIN.
S’il fut pendu, j’en conclus qu’il est mort.
PIERROT.
Vous croyez ?...
ARLEQUIN.
Quel bonheur !... Il faut que j’exécute.
Pour son De profundis, ma plus belle culbute !
PIERROT, à part.
Ce qu’il dit m’a troublé.
Haut.
Monsieur, modérez-vous !
ARLEQUIN.
Laissez-moi me livrer aux transports les plus fous !...
Pierrot est mort !... vivat !...
PIERROT, à part.
Quel air de certitude !
En mon esprit je sens naître une inquiétude ;
J’ai le droit d’être mort, si je n’en use pas ;
Plusieurs sont enterrés pour de moindres trépas.
ARLEQUIN.
Du décès de Pierrot vous rendrez témoignage.
PIERROT.
Mais...
ARLEQUIN.
Répondez...
PIERROT.
Pardon, cette démarche engage ;
J’ai besoin d’y songer, et je ne voudrais point
Sur ce grave sujet faire erreur d’un seul point.
ARLEQUIN.
Si vous l’avez vu pendre, il ne faut d’autre preuve.
Ah ! prenez en pitié les ennuis de sa veuve !
PIERROT.
Vous me fendez le cœur ! J’espère qu’il est mort...
Et, s’il ne l’était pas, certes il aurait bien tort ;
Mais je veux consulter un homme de science
Pour savoir...
ARLEQUIN.
Le docteur est plein d’expérience ;
Il demeure ici près... là...
Il désigne la maison de droite.
PIERROT.
J’y vais de ce pas.
ARLEQUIN.
Puis-je compter sur vous ?
PIERROT.
Oh ! oui..., n’y comptez pas !
Il entre chez le docteur.
Scène VI
ARLEQUIN
Ciel ! que je suis heureux ! Courons vers Colombine...
Ne courons pas. Pensons. Avoir joyeuse mine,
Moi, son futur époux, au lieu d’un air marri,
En venant lui conter la mort de son mari,
Ce serait lui donner un exemple funeste ;
Un trépas conjugal est chose grave. Peste !
Elle pourrait en prendre à mon intention
Trop de facilité de consolation.
Donc, revêtant l’aspect congruant à la chose,
Pleurons Pierrot défunt par l’œil et par la pose.
Il sort par le fond.
Scène VII
PIERROT, sortant de la maison du docteur
Je suis mort !... Arlequin disait la vérité.
La pendaison n’est pas bonne pour la santé ;
Je m’explique à présent pourquoi j’ai le teint blême.
Pauvre Pierrot, allons, conduis ton deuil toi-même.
Mets un crêpe à ton bras, arrose-toi de pleurs,
Prononce le discours, et jette-toi des fleurs ;
Orne ton monument d’un ci-gît autographe,
Et, poète posthume, écris ton épitaphe.
Qu’y mettrai-je ?... voyons... « Ici dort étendu... »
Non... ce mot fait venir la rime de pendu...
Couché vaut mieux... « Pierrot... il ne fît rien qui vaille
Et vécut sans remords en parfaite canaille ! »
C’est plus original que bon fils, bon époux,
Bon père, et cætera, comme les morts sont tous.
Fais ta nécrologie et l’envoie aux gazettes,
Ces choses sont toujours par soi-même mieux faites.
Quel ami je m’enlève, et quel bon compagnon
Content de mon bonheur, triste de mon guignon !
Comme je me regrette, et comme je me manque !
La douleur me pâlit, la tristesse m’efflanque,
En songeant qu’allongé dans le fond d’un trou noir,
Je ne jouirai plus du bonheur de me voir.
Quel coup ! moi qui m’étais si dévoué, si tendre,
Si plein d’attentions, si prompt à me comprendre !
Aussi, reconnaissant de mes bontés pour moi,
Je me ferai le chien de mon propre convoi ;
Et j’irai, me couchant sur ma tombe déserte,
Mourir une autre fois du chagrin de ma perte.
Scène VIII
PIERROT, LE DOCTEUR
LE DOCTEUR.
Vous êtes encor là ?
PIERROT.
Mais, à ce qu’il paraît.
LE DOCTEUR.
Vous sembliez tantôt prendre un vif intérêt
À l’ami pour lequel vous consultiez...
PIERROT.
Sans doute :
Avec ses dents j’ai fuit sauter plus d’une croûte,
Et le vin que je bois passe à travers son cou ;
Comme vous l’avez dit, il me touche beaucoup.
LE DOCTEUR.
C’était vous, cet ami !
PIERROT.
Je n’en eus jamais d’autre.
LE DOCTEUR.
Pauvre monsieur Pierrot, quel malheur est le vôtre !
Je vous plains ; être mort de la sorte, c’est dur.
PIERROT.
De mon trépas, docteur, vous êtes donc bien sûr ?
LE DOCTEUR, à part.
Est-il bête !
Haut.
J’en ai la triste certitude.
J’ai de semblables cas fait une longue étude,
Et les pendus jamais n’ont bien longtemps vécu.
Mais, pour que vous soyez pleinement convaincu,
Je vais vous disséquer...
PIERROT.
Non, non !
LE DOCTEUR.
Afin qu’on voie
La pléthore du cœur, l’engorgement du foie,
La dislocation des muscles cervicaux,
Et la congestion des lobes cérébraux.
PIERROT.
Je veux bien être mort ; mais pas d’anatomie !
LE DOCTEUR.
Comment expliquez-vous cette face blêmie ?
Ce nez cadavérique et cet œil sépulcral ?
Vous êtes un vrai spectre !
PIERROT.
Ah ! je me sens plus mal.
LE DOCTEUR.
La strangulation pousse à l’apoplexie,
Et de l’apoplexie à la catalepsie
Il n’est qu’un pas.
PIERROT.
Cessez ce discours inhumain.
LE DOCTEUR.
De la catalepsie à la mort, le chemin
Est plus court. Ce chemin, vous l’avez fait, jeune homme.
PIERROT.
Grands dieux ! soutenez-moi, je tombe.
LE DOCTEUR.
Autre symptôme !
Les morts sentent mauvais... Vous ne sentez pas bon.
PIERROT sent son bras.
C’est vrai, je m’empoisonne.
LE DOCTEUR, à part.
On n’est pas plus oison !
PIERROT.
À cet affreux état savez-vous un remède ?
LE DOCTEUR.
Peut-être ; la nature opère, quand on l’aide,
Des miracles...
PIERROT.
Eh bien, qu’elle en fasse un pour moi !
LE DOCTEUR.
Les miracles sont chers et veulent de la foi.
PIERROT.
J’ai la foi.
LE DOCTEUR.
Mais l’argent ?
PIERROT.
À travers mes désastres,
Dans ma ceinture en cuir j’ai sauvé quelques piastres.
LE DOCTEUR.
Montrez.
PIERROT.
Voilà.
LE DOCTEUR.
C’est peu... Donner mon élixir,
Que ne pourraient payer les trésors d’un vizir,
Mon élixir divin, pour une ou deux poignées
De monnaie exotique et de piastres rognées,
C’est un marché de dupe...
PIERROT.
Hélas ! J’ai bien encor,
Dans mon bouton, cousue, une pistole d’or.
LE DOCTEUR.
Bon ! gracieusement déposez la pistole
D’une main, et de l’autre empoignez cette fiole.
C’est la vie en bouteille ; et, quand vous la boirez,
Fussiez-vous plein de vers, vous ressusciterez.
Il sort.
Scène IX
PIERROT
Il débouche la bouteille et flaire.
Pouah ! l’immortalité n’a pas l’odeur suave :
J’aimerais mieux du vin d’Alicante ou de Grave.
Mais que vois-je ? ma femme en petit casaquin,
Qui sautille pendue au bras de l’Arlequin !
Cachons-nous...
Scène X
PIERROT, à l’écart, ARLEQUIN, COLOMBINE
ARLEQUIN.
Mon infante, enfin vous êtes veuve !
COLOMBINE.
Un deuil ! moi qui voulais mettre ma robe neuve
En satin bleu de ciel à paillettes d’argent !
Que je suis malheureuse !
Elle pleure.
Hi ! hi !
PIERROT, à part.
C’est affligeant.
ARLEQUIN.
Mais cependant ce deuil vous fait libre, madame.
COLOMBINE.
C’est vrai. D’ailleurs le noir sied aux blondes...
PIERROT, à part.
Quelle âme !
Quel cœur !
COLOMBINE.
Et vous avez la preuve de sa mort ?
ARLEQUIN.
Je l’ai.
COLOMBINE.
Pauvre Pierrot ! hi ! hi ! Je l’aimais fort !
PIERROT, à part.
Tais-toi, tu m’attendris.
COLOMBINE.
Il avait la peau blanche,
La taille fine...
PIERROT, à part.
Bien.
COLOMBINE.
L’humeur joyeuse et franche,
L’œil pétillant.
PIERROT, à part.
Très bien... Qui jamais aurait cru,
Moi mort, que mes beautés eussent ainsi paru ?
ARLEQUIN.
La douleur vous égare : il était maigre, blême,
Gai comme un fossoyeur qui s’enterre lui-même ;
Et, quant à cet œil vif qui vous semble si beau,
Dans sa face de plâtre on eût dit un pruneau !
PIERROT, à part.
Drôle !
COLOMBINE.
Au fait, il avait le regard noir et louche,
Et certain tic nerveux dans le coin de la bouche...
PIERROT, à part.
Tu quoque, Brute !
ARLEQUIN.
L’âme était digne du corps !
Il ne valait pas mieux au dedans qu’au dehors :
C’était un paresseux.
COLOMBINE.
Un gourmand.
ARLEQUIN.
Un ivrogne.
COLOMBINE.
Un poltron.
ARLEQUIN.
Un voleur.
COLOMBINE.
Un hâbleur sans vergogne.
ARLEQUIN.
Un fort piètre sujet.
COLOMBINE.
Pitoyable.
PIERROT, à part.
Parbleu !
J’ai bien fait de mourir, puisque je vaux si peu !
ARLEQUIN.
Mais laissons de côté cette triste mémoire.
Dites-moi, m’aimez-vous, malgré ma face noire ?
COLOMBINE.
Cela me changera, mon défunt était blanc ;
Foin d’un nouvel époux à l’ancien ressemblant !
PIERROT, à part.
Coquine !
ARLEQUIN.
Je puis donc, sans qu’elle me repousse
À mes lèvres porter ta main fluette et douce ?
COLOMBINE.
Portez.
PIERROT, à part.
Hai !
ARLEQUIN.
Sans frayeur tu verras mon museau
Mettre un baiser d’ébène aux roses de ta peau ?...
COLOMBINE.
Je suis brave, essayez...
Pendant le monologue qui suit, Arlequin caresse Colombine.
PIERROT, à part.
Ah ! la chienne ! ah ! l’infâme !
Mais que dis-je ? Moi mort, elle n’est plus ma femme ;
Elle est veuve. J’allais faire un coup maladroit :
D’embrasser Arlequin, certes, elle a bien le droit ;
Comme ils s’aiment ! J’ai là dans ce flacon la vie.
Si je le débouchais ! non, chassons cette envie ;
Un mari n’est trompé que lorsqu’il est vivant.
La scène chauffe fort, je cours risque, en buvant,
De me ressusciter précisément pour être...
Restons mort, c’est plus sûr... sauf plus tard à renaître.
COLOMBINE.
Calmez-vous, Arlequin.
ARLEQUIN.
Non ! encore un baiser !
COLOMBINE.
Point.
ARLEQUIN.
Si fait, rien qu’un seul !
COLOMBINE.
Voulez-vous me laisser ?
ARLEQUIN.
Non.
PIERROT, à part.
Arlequin va bien, je suis content en somme,
Et j’ai pour successeur au moins un galant homme.
COLOMBINE.
Courez chez le notaire afin de le prier
De dresser le contrat et de nous marier ;
Ce sera de vos feux la plus croyable preuve.
Arlequin sort.
Scène XI
COLOMBINE, seule
Comment m’habillerai-je ? En blanc ? Non, je suis veuve.
De le faire pourtant j’aurais presque le droit,
Car Pierrot, mon défunt, fut un mari bien froid.
En rose ? c’est trop vif ; en bleu clair ? c’est trop tendre ;
Lilas réunit tout, c’est lilas qu’il faut prendre.
Elle va pour sortir ; en se retournant, elle rencontre Pierrot.
En croirai-je mes yeux ? Ciel ! Pierrot ! mon époux !
Scène XII
COLOMBINE, PIERROT
PIERROT.
Non je ne le suis plus... J’ai tout vu.
COLOMBINE.
Vieux jaloux !
PIERROT.
Moi, jaloux ?... Insensible aux plaisirs comme aux peines,
Je ne puis plus souffrir des passions humaines.
Je suis mon spectre.
COLOMBINE.
Ah bah !
PIERROT.
J’apparais, je reviens,
Pur esprit dégagé des terrestres liens,
Et tout tranquillement, devant qu’il fasse sombre,
Au soleil de midi je réchauffe mon ombre.
COLOMBINE.
Je t’avais vu, Pierrot, et j’ai voulu, par jeu,
Au moyen d’Arlequin te tourmenter un peu.
PIERROT.
Qui, moi, m’inquiéter de ces billevesées ?
Dans l’autre monde on a de plus graves pensées !
COLOMBINE.
Je t’aime.
PIERROT.
Je suis mort.
COLOMBINE.
Allons donc !
PIERROT.
J’ai vécu.
COLOMBINE.
Embrasse-moi.
PIERROT.
Fi donc ! Faire Arlequin cocu ?
C’est votre époux ! j’irais commettre un adultère,
Et, funèbre galant sorti de dessous terre,
Faire, en flagrant délit de conversation
Criminelle, surprendre une apparition ?
Non, je suis trop moral.
COLOMBINE.
Quelle étrange folie !
Laisse-toi caresser.
Pierrot fait un geste de dénégation.
Ne suis-je plus jolie,
Que ta petite femme, hélas ! ne te plaît plus ?
PIERROT.
Si fait, mais mon état rend tes soins superflus.
COLOMBINE.
En Espagne, sans doute, une brune coquine,
Retient ta fantaisie aux plis de sa basquine,
Ou bien quelque Moresque aux yeux de noir cernés
A suspendu ton cœur à l’anneau de son nez,
Et tu reviens ici, sec, n’ayant plus que l’âme,
Jouer le rôle d’ombre et de mort pour ta femme.
PIERROT.
Je suis sec, mais vit-on jamais squelette gras ?
COLOMBINE.
Sans rancune, cher mort ! mais tu me le paieras !
Elle sort.
Scène XIII
PIERROT, puis ARLEQUIN
PIERROT, seul.
Que je suis satisfait, en ce conflit néfaste,
Légitime Joseph, d’être demeuré chaste !
En laissant mon manteau je me suis en allé.
Honneur à moi !... Pourtant j’étais ému, troublé ;
J’ai senti, pour un mort, un mouvement étrange ;
Mais c’est que la diablesse est faite comme un ange !
Quel sourire câlin ! quel petit air mignon !
Oui, je fus un grand sot de lui répondre : Non !
ARLEQUIN, entrant, à part.
La Colombine vient, en sortant, de me dire
Que c’était son mari, cette face de cire,
Ce Pierrot dépendu qu’on devrait pendre encor !
PIERROT.
Mais j’y songe, j’ai là dans ma poche un trésor.
Ce flacon... l’élixir de longue vie...
ARLEQUIN, à part.
Ah ! diantre !
PIERROT.
Et je vais m’en fourrer deux bons coups dans le ventre
De trois cents ans chacun.
ARLEQUIN, à part.
Tâchons de l’empêcher.
PIERROT.
Cette fiole n’est pas aisée à déboucher.
ARLEQUIN.
Ma ruine dépend de cette réussite !
Hélas ! Arlequin meurt si Pierrot ressuscite !
Trouvons quelque moyen qui ne soit pas commun
Pour l’aborder. Hum ! hum !
PIERROT, se retournant.
J’entends tousser quelqu’un.
ARLEQUIN.
Bonjour, seigneur Pierrot !
PIERROT.
Cachons bien la bouteille.
ARLEQUIN, à part.
Le flacon sort son col de sa poche ; à merveille !
Haut.
Et comment menons-nous cette chère santé ?
PIERROT.
Mais, pour un trépassé, pas mal, en vérité.
ARLEQUIN.
Vous avez l’air gaillard.
PIERROT.
Oui. Pourtant, tout à l’heure
J’espère bien jouir d’une santé meilleure.
Avec l’eau du docteur je veux faire un essai ;
Arlequin, vous aimez ma femme ?
ARLEQUIN.
Oh !...
PIERROT.
Je le sais...
Ne vous défendez pas, mon cher... Elle est charmante !...
Arlequin, jurez-moi d’épouser votre amante ;
Si l’élixir n’a pas l’effet que j’en attends,
Mes mânes sur ma tombe erreront plus contents !
ARLEQUIN.
Oui, je l’épouserai.
PIERROT.
Jurez-le sur mes cendres !
Pour elle ayez toujours les égards les plus tendres !
Ne la battez jamais... que quand vous serez gris...
Arlequin, pendant ce discours, tire le flacon de la poche de Pierrot, boit l’élixir et met à la place la souris qui est dans la boîte, au seuil de la maison de Colombine.
ARLEQUIN, à part.
Le tour est fait... et toi, ma petite souris,
Changeant de possesseur comme de souricière,
Au lieu de l’élixir, coule-toi dans ce verre.
PIERROT.
Ne m’abandonne pas à l’instant solennel ;
En buvant je remeurs ou deviens éternel !
Salut, ou bien adieu, ciel à la voûte bleue !
Il boit.
Quel prodige !... le baume avait donc une queue !...
Je la sens frétiller dans ma bouche !...
ARLEQUIN.
Pierrot,
Lorsque vous avalez vous vous dépêchez trop...
Vous venez d’opérer...
PIERROT.
Je frémis d’épouvante !...
ARLEQUIN.
L’ingurgitation d’une souris vivante !...
PIERROT.
Je la sens qui remue... et dans mon estomac,
Ses évolutions font un affreux mic-mac...
Comme dans une cage, elle tourne, elle tourne...
ARLEQUIN.
Quand un endroit lui plaît, longtemps elle y séjourne.
PIERROT.
Croire avaler la vie et boire une souris !
ARLEQUIN.
Sans doute vous avez chicané sur le prix...
Le docteur mécontent d’une somme incomplète,
Veut orner son armoire avec votre squelette.
PIERROT.
Vous êtes consolant !... Oh ! quel saut elle a fait !...
ARLEQUIN, riant.
Ha ! ha ! ha ! l’élixir eût produit moins d’effet !...
PIERROT.
Tu railles, scélérat ! tu ris de mes tortures !
ARLEQUIN.
Hi ! hi ! vit-on jamais plus grotesques postures ?
PIERROT.
Misérable !
ARLEQUIN, ressentant les effets de l’élixir.
Aïe ! aïe ! aïe ! ai-je pris du poison ?
Je me sens travaillé d’une étrange façon...
Je suis comme l’on est les jours de médecine...
Ah ! traîtresse liqueur !... Ah ! boisson assassine !...
PIERROT.
Je la sens, sous ma peau, marcher, trotter, courir,
Comme dans un buffet que je ne puis ouvrir ;
Elle monte et descend, elle ronge, elle gratte...
Ah ! maudite souris ! ah ! bête scélérate !...
Mais vous ne riez plus...
ARLEQUIN.
Si, je ris comme un fou !
PIERROT.
Si je pouvais au corps m’introduire un matou !...
Que ne suis-je un moment chanteur à voix fêlée,
Pour voir cette souris par un chat étranglée !
Le sérieux vous prend, vous, naguère si gai ?
ARLEQUIN.
D’un sot rire bientôt le sage est fatigué...
PIERROT.
Vous avez, à présent, l’air tout mélancolique.
ARLEQUIN.
Ah ! la tranchée affreuse !... ah ! l’atroce colique !...
PIERROT.
Que vous arrive-t-il ?
ARLEQUIN.
Je n’y puis plus tenir !...
Je retourne chez moi...
PIERROT.
Si vite ?
ARLEQUIN.
Pour finir...
PIERROT.
Ne vous en allez pas... Vos départs sont trop brusques...
ARLEQUIN.
Un travail très pressé sur les vases étrusques...
Il sort par le fond.
Scène XIV
PIERROT, seul
Me voilà dans le monde assez mal situé,
Par ces damnés païens ai-je été bien tué ?
Suis-je vivant, ou mort ? c’est ce qui m’embarrasse.
Si je suis mort, un point entre autres me tracasse :
Pourquoi mon estomac a-t-il plus que souvent,
Bien qu’estomac défunt, un appétit vivant,
Et pourquoi mon gosier, qui devrait être sobre,
S’ouvre-t-il si béant au jus que presse octobre ?
En attendant, mangeons ce poulet que j’ai pris,
Et puis buvons un coup pour noyer la souris...
Éprouver les besoins qu’on a quand on existe,
La faim, la soif, l’amour, étant mort, c’est fort triste !
Tout espoir est perdu, je ne puis ressaisir
Au ventre d’Arlequin ce fatal élixir !
Que faire ?... Tuons-nous, mais une fois pour toutes,
C’est le meilleur moyen de sortir de ces doutes.
Voyons. Si je prenais la corde ? non, vraiment,
Le chanvre ne va pas à mon tempérament...
Si je sautais d’un pont ? Non, l’eau froide m’enrhume...
Ou si je m’étouffais avec un lit de plume ?
Fi donc ! je suis trop blanc pour singer Othello...
Ainsi, ni le cordon, ni la plume, ni l’eau ;
L’arme à feu souvent rate et veut beaucoup d’adresse ;
Si je m’asphyxiais par une odeur traîtresse ?...
Pouah ! tous ces trépas-là ne sont pas ragoûtants.
Bon, m’y voilà : j’ai lu dans un conte du temps,
L’histoire d’un mari qui chatouilla sa femme,
Et la fit, de la sorte, en riant, rendre l’âme...
Cette mort me convient ; c’est propre, gai, gentil.
Allons, chatouillons-nous ; d’un mouvement subtil,
Que ma main, sur mes flancs en tous sens promenée,
Imite avec ses doigts les pas de l’araignée.
Il se chatouille.
Ouf ! je ferais des sauts comme en font les cabris,
Si je ne m’empêchais... Continuons... je ris...
Scène XV
PIERROT, COLOMBINE
COLOMBINE.
Quel est donc ce nigaud qui se pince pour rire ?
PIERROT.
C’est un mort qui se tue.
COLOMBINE.
Ose encore le redire.
Ou, malgré la maigreur dont tu fais embarras,
Je saurai te trouver assez de chair au bras
Pour te faire mal...
Elle le pince.
PIERROT.
Aïe !
COLOMBINE.
Imbécile, maroufle,
Ta face existe assez pour un coup de pantoufle,
Tiens, bélître !
Elle lui donne un soufflet avec sa mule.
PIERROT.
Ouf !
COLOMBINE.
Ma main, alerte à souffleter,
Ne négligera rien pour te ressusciter.
Ah ! gueux, tu ne veux pas revivre à mes caresses,
Et, mort, à l’étranger tu nourris des maîtresses !
Puisque de mes baisers tu ne fais aucun cas,
Que tu n’es pas sensible aux moyens délicats,
J’abandonne ton cœur, et vais sur ton épaule
Faire dialoguer ton cuir avec ma gaule.
Elle le bat.
Ton dos est-il content de ce petit discours ?
PIERROT.
On m’échine ! on m’assomme ! à la garde ! au secours !
COLOMBINE.
Quel cadavre douillet !
Elle continue de le battre.
PIERROT.
Oh !
COLOMBINE.
Qu’as-tu donc à braire ?
Tu sors du rôle ; un mort ne sent rien...
PIERROT.
Au contraire !
COLOMBINE.
Faut-il continuer plus longtemps sur ce ton ?
PIERROT.
Grâce !
COLOMBINE.
Que répond l’ombre à ces coups de bâton ?
PIERROT.
L’ombre répond qu’elle est un corps qu’on martyrise.
COLOMBINE.
Si ta conviction n’était pas bien assise,
L’on peut...
PIERROT.
Non pas, je vis, je le sens, je le crois.
C’est assez ; je mourrais tout de bon cette fois.
COLOMBINE.
Bon ! tu renonces donc à ce jeu ridicule ?
PIERROT.
Pour jamais. Cependant il me reste un scrupule.
Le docteur m’assurait...
COLOMBINE.
Le docteur est un sot.
PIERROT.
Justement le voici qui vient. Docteur, un mot !
Scène XVI
PIERROT, COLOMBINE, LE DOCTEUR
LE DOCTEUR.
Quatre, mon fils...
PIERROT.
Docteur... vous êtes un vieux drôle !
Je suis vivant...
LE DOCTEUR.
Très bien ! vous avez bu ma fiole ?
PIERROT.
Je n’ai rien bu... sinon une souris.
LE DOCTEUR.
Alors
Vous pouvez vous classer toujours parmi les morts.
Galien, Paracelse, Hippocrate, Avicenne,
Disent également la pendaison malsaine.
Dans leurs œuvres l’on voit que, le larynx occlus,
Le poumon avec l’air ne communique plus ;
L’organe intitule parenchyme splénique
(Car il faut vous parler le langage technique)
Se gonfle et du thorax emplit les cavités ;
D’un sang fuligineux les méats injectés
Rapportent au cerveau que trouble et que vertige ;
Bientôt la synovie aux jointures se fige ;
L’on devient roide et sec comme un pantin de bois,
Livide, et dans l’état enfin où je vous vois.
PIERROT.
Je prétends que je vis.
LE DOCTEUR.
Non.
PIERROT.
Si.
COLOMBINE.
La chose est sûre.
LE DOCTEUR.
Ce n’est que rêverie et qu’illusion pure...
La science est certaine et ne trompe jamais.
Ne vous entêtez pas à vivre, étant mort...
PIERROT.
Mais...
LE DOCTEUR.
Pas de mais.
PIERROT.
Cette tape est-elle de main morte ?
LE DOCTEUR.
Oui.
COLOMBINE, à Pierrot.
Donne-lui plus bas une preuve plus forte.
PIERROT, lui donnant de son pied au derrière.
Cet argument est-il de pied mort ?
LE DOCTEUR.
Non.
PIERROT.
Ces coups,
Pour venir d’un défunt, comment les trouvez-vous ?
LE DOCTEUR.
Fort rudes ; vous frappez à rompre les vertèbres !
PIERROT.
Tenez.
LE DOCTEUR.
J’ai des amis dans les pompes funèbres,
Et si vous m’appliquez des soufflets aussi forts,
Je vous fais empoigner par quatre croque-morts.
PIERROT.
Docteur, pour éviter des gourmades sans nombre,
Convenez que je suis un corps et non une ombre.
LE DOCTEUR.
Vous êtes bien un corps, j’en conviens.
PIERROT.
C’est heureux !
LE DOCTEUR.
Être une ombre serait un destin moins affreux.
PIERROT.
Je sens, je vois, j’entends, je marche, je respire.
LE DOCTEUR.
Oui, c’est le plus fâcheux.
PIERROT.
Et que suis-je ?
LE DOCTEUR.
Un vampire !
COLOMBINE.
Un vampire ! grands dieux !
LE DOCTEUR.
Ce teint mat et blafard,
Cette lèvre sanglante, avec cet œil hagard,
Tout le dit.
COLOMBINE.
S’il allait, pendant que je repose,
M’entrouvrir une veine et sucer mon sang rose ?
LE DOCTEUR.
Sans doute il le fera, car c’est le seul moyen
Que les gens de sa sorte aient pour se porter bien.
PIERROT.
N’est-il aucun remède, aucune médecine ?
LE DOCTEUR.
Mon Dieu, si !... L’on vous plante un pieu dans la poitrine,
L’on vous coupe en quartiers, on brûle vos morceaux,
Puis le vent prend la cendre et la jette aux ruisseaux.
COLOMBINE.
Quelle horreur !... À jamais de vous je me sépare.
PIERROT.
Ce procédé me semble un tant soit peu barbare.
LE DOCTEUR.
J’en connais un plus doux, qu’on pourrait employer :
Certaine potion... mais il la faut payer.
PIERROT.
Avec quoi ?
LE DOCTEUR.
Vos boutons, gros comme des ampoules,
Ont des onces d’Espagne et des ducats pour moules.
PIERROT.
Chut !
LE DOCTEUR.
Un seul me suffit.
PIERROT.
Je vais vous le donner.
COLOMBINE.
Vampire ! je me risque à te déboutonner...
Tu ne me fais plus peur, cher Pierrot de mon âme !
Allons, donne un baiser à ta petite femme...
Je te dorloterai, je te bichonnerai...
S’il te manque un bouton, je te le recoudrai...
Elle lui arrache les boutons de son habit.
PIERROT.
Fort bien ; mais c’est montrer trop de zèle, peut-être,
Que les couper soi-même afin de les remettre.
COLOMBINE.
Laisse-moi, dans mes bras, sur mon cœur te presser !
Tendre vigne, à l’ormeau laisse-moi m’enlacer !
On entend geindre Arlequin.
ARLEQUIN, à la cantonade.
Humph !
LE DOCTEUR.
Qui peut soupirer et geindre de la sorte ?
PIERROT.
Est-ce un veau que l’on sèvre ?...
COLOMBINE.
Un chien mis à la porte ?
PIERROT.
C’est Arlequin.
COLOMBINE.
Qu’a-t-il à pousser ces clameurs ?
LE DOCTEUR.
Pourquoi s’est-il juché tout là-haut ?
ARLEQUIN, à la fenêtre de sa maison qui fait face au public.
Je me meurs !...
Je suis empoisonné !
LE DOCTEUR.
Bon ! je cours à votre aide :
Pour vous réconforter j’ai là certain remède !
ARLEQUIN.
Non, vous m achèveriez.
COLOMBINE.
Dites, qu’avez-vous pris,
Pour souffrir de la sorte et pousser de tels cris ?
ARLEQUIN, de sa fenêtre.
J’ai bu de l’élixir de longue vie !...
PIERROT.
Étrange
Effet ! la longue vie en mort brusque se change !
COLOMBINE.
Malheureux Arlequin !... Qu’avez-vous fait, docteur ?
ARLEQUIN, de sa fenêtre.
Tu m’as trompé ! tu n’es qu’un gueux, qu’un imposteur !
LE DOCTEUR.
Non, mon élixir reste à son titre fidèle,
Car vous allez jouir de la vie éternelle !
ARLEQUIN.
Je vais mieux : d’un regard de son œil attendri.
La belle Colombine aussitôt m’a guéri !...
Je descends...
COLOMBINE, arrachant encore un bouton.
Cher Pierrot !...
PIERROT.
Encore un qu’elle coupe !
ARLEQUIN, entrant en scène.
Ce tableau clocherait si je manquais au groupe.
COLOMBINE.
Vous ne pouvez rester, Pierrot est de retour ;
Tâchez, l’espoir perdu, d’oublier votre amour...
Voyagez, retournez au pays bergamasque.
ARLEQUIN.
Mon cœur se fend ! les pleurs ruissellent sous mon masque.
PIERROT.
Il ne partira pas ! je ne suis pas jaloux,
Ensemble nous vivrons dans l’accord le plus doux.
LE DOCTEUR.
Grand Pierrot !
ARLEQUIN.
Je serai vertueux.
COLOMBINE.
Et moi, sage.
PIERROT.
Un ami très souvent est commode en ménage.
Il me divertira lorsque je m’ennuierai,
Et sera le parrain des enfants que j’aurai.
Au public
Pardonnez à Pierrot d’avoir pris la parole.
D’ordinaire je mime et grimace mon rôle
Et vais silencieux comme un fantôme blanc,
Toujours trompé, toujours battu, toujours tremblant,
À travers l’imbroglio que d’une main hardie
Trace en ses canevas l’ancienne Comédie,
Celle qu’on appelait Comedia dell’ arte,
Et que brodait l’acteur en toute liberté.
C’est la farce éternelle aux mêmes personnages,
L’immortel quatuor, qu’ont aimé tous les âges,
Car toujours sous leur noir, leur plâtre ou leur carmin,
Les masques convenus ont le profil humain,
Et l’Art lui-même peut, quittant les hautes cimes,
Coudre à ces gais pantins le grelot d’or des rimes !