Philibert marié (Eugène SCRIBE - Charles-François-Jean-Baptiste MOREAU DE COMMAGNY)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 26 décembre 1821.

 

Personnages

 

M. PHILIBERT, rentier, demeurant au Marais, âgé de quarante à quarante-cinq ans

M. CHOPARD, ancien gouverneur de Philibert, et gouverneur de son neveu

MARTIN, garçon restaurateur

MADAME PHILIBERT, femme de Philibert

AMÉLIE, fille de M. et Madame Philibert

VICTOR, neveu de M. Philibert, âgé de dix-sept à dix-huit ans

MARGUERITE, nourrice de Victor

 

À Paris.

 

Un salon. Deux portes au fond, une porte à droite et une grande croisée à gauche.

 

 

Scène première

 

M. PHILIBERT, en robe de chambre, assis près du feu, et tenant un journal, MADAME PHILIBERT, AMÉLIE, autour d’une table et déjeunant, MARGUERITE

 

PHILIBERT, lisant un journal.

« Il vient de s’établir au Palais-Royal un nouveau restaurant qui surpasse tous les établissements de ce genre. Salons magnifiques, cabinets particuliers. »

MADAME PHILIBERT.

Eh bien ! mon ami, vous ne venez pas déjeuner avec nous ?

PHILIBERT.

Vous savez bien, madame Philibert, que je suis au régime. Le docteur m’a mis ce matin à la dicte et à la camomille pour me refaire l’estomac ; aussi je me réconforte en lisant les journaux ! mon appétit vit de souvenirs.

Lisant.

Cabinets particuliers... Parbleu ! madame Philibert, il faudra que nous allions voir cela un de ces jours.

MADAME PHILIBERT.

Qu’est-ce que vous dites donc, mon ami ?

PHILIBERT.

Vous et ma fille Amélie, mon neveu Victor, M. Chopard, mon ancien maître de pension et son gouverneur actuel ; nous serons en famille. Ce sont, il me semble, de ces petites débauches légitimes que peut se permettre l’homme marié.

AMÉLIE.

Non, mon papa ; vous resterez chez vous, le docteur l’a bien recommandé.

PHILIBERT.

Tiens, ma fille, quand tu prends ton air sévère, c’est étonnant comme tu ressembles à ton oncle Philibert qu’ils appelaient tous l’homme de mérite. Il a eu toute sa vie la permission de me gronder, et je crois que tu as hérité de ses droits et privilèges. Mon pauvre frère, c’était bien le meilleur de la famille !... Et quand je pense au mal que je lui ai donné : d’abord il a été obligé de faire deux fois sa fortune, une pour moi... Ensuite c’est lui qui m’a forcé à me marier.

MADAME PHILIBERT.

Forcé, monsieur !

PHILIBERT.

Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)

J’avais pour vous beaucoup d’amour,
Vous étiez riche, belle et sage,
Et pour me payer de retour,
Vous exigiez le mariage.
Moi, de l’hymen j’eus toujours peur ;
Et, fuyant les fers qu’il nous forge,
On ne m’a conduit au bonheur
Que le pistolet sur la gorge.

Et j’espère maintenant que votre reconnaissance doit au moins égaler la mienne.

MADAME PHILIBERT.

Aussi, avec quel plaisir avons-nous élevé son fils Victor !

PHILIBERT.

Un plaisir ! c’était bien un devoir ; il est ici chez lui, et nous ferons encore plus.

Bas.

N’est-ce pas, madame Philibert ?

MADAME PHILIBERT.

Mon Dieu, monsieur, il n’est pas nécessaire de parler de cela devant Amélie ; si Victor se conduit bien, s’il est bon sujet...

MARGUERITE.

Il le sera, madame, il le sera.

Air du vaudeville du Petit Courrier.

Pour sa raison il est cité.

MADAME PHILIBERT.

Mais sans parler de sa jeunesse,
Son père a perdu sa richesse...

PHILIBERT, vivement.

Par un excès de probité.
Mais mon frère, en cessant de vivre.
À son fils, tu dois le penser,
A laissé son exemple à suivre
Et ma fortune à dépenser.

MARGUERITE.

C’est bien vrai, car non-seulement vous avez fait honneur à tous les engagements du père, mais vous avez encore pris chez vous le fils et la vieille gouvernante.

PHILIBERT.

Il est vrai que j’ai retranché pendant quelque temps mon tilbury et ma petite jument gris pommelé. Je vins m’établir au Marais, où je pris des goûts sédentaires et le parapluie à canne : premier retour vers la sagesse, c’est encore à mon frère que je vous dois ! Le joug conjugal-a fait le reste.

À Marguerite, pendant que madame Philibert et Amélie rangent la table où est le déjeuner.

Me vois-tu rentrant tous les soirs à dix heures, ne sortant plus qu’avec ma femme, et baissant les yeux quand je passais rue Vivienne ou au passage des Panoramas ! Les premiers jours c’était terrible, parce qu’on me suivait aux Tuileries et que j’entendais dire autour de moi à de jolies petites femmes : « Eh ! mon Dieu ! c’est M. Philibert ! Avec qui donc est-il là ? est-ce une nouvelle passion ? – Eh non, il est avec sa femme, vous voyez bien qu’il ne a nous salue plus. » Et quand madame Philibert m’eut donné une héritière, quand j’ai eu ma fille Amélie, c’était bien pis ; il fallait à chaque instant lui donner des leçons et surtout des exemples de sagesse ; cette enfant ne saura jamais tout ce qu’elle m’a coûté. Mais enfin on est père et on se sacrifie ! C’est comme mon neveu Victor que nous avons élevé, M. Chopard et moi, je peux bien dire qu’il n’y a pas de jeunes gens de son âge plus sages et plus raisonnables ! n’est-ce pas, ma femme ?

MADAME PHILIBERT.

Ah ! sans doute. Mais où est-il donc ce matin, ce bon sujet ?

MARGUERITE, vivement.

Ah ! madame, il est à l’école de droit ; il est si assidu au travail, il aime tant l’étude !

PHILIBERT.

Mais voici justement noire gouverneur, ce bon M. Chopard.

 

 

Scène II

 

PHILIBERT, MADAME PHILIBERT, AMÉLIE, MARGUERITE, CHOPARD

 

PHILIBERT.

Eh bien ! comment cela va-t-il, ce matin ?

CHOPARD.

Ah ! pas si bien qu’autrefois, parce que, dans ce temps-là... in illo tempore, comme dit le poète :

Air : Le luth galant qui chanta les amours.

Tout, grâce au ciel, suivait un autre cours ;
Nous valions mieux ; mais, hélas ! de nos jours,
Mon ami, tout va mal.

PHILIBERT.

Aucun de nous n’ignore
Qu’on le disait jadis, comme on le dit encore.

CHOPARD.

On le dira toujours.

Cela va sans dire, et c’est même pour cela, Philibert, que je voudrais te parler en particulier.

MADAME PHILIBERT.

Savez-vous où est Victor, monsieur Chopard ?

CHOPARD.

Mais, madame...

Prenant une prise de tabac.

Hum !

AMÉLIE.

Est-ce que vous ne seriez pas content de mon cousin ?

CHOPARD.

Il me serait impossible, mademoiselle, de dire le moindre mot sur son compte.

MARGUERITE, vivement.

Vous l’entendez, madame ?

MADAME PHILIBERT.

En ce cas, monsieur, nous vous laissons. Ma fille va prendre sa leçon de piano, et moi m’occuper des soins de la maison.

Elle sort.

AMÉLIE, à Chopard.

Adieu, monsieur Chopard, que vous êtes bon ! que vous êtes aimable ! Quand vous voudrez, je vous jouerai cette sonate de Clémenti que vous aimez tant.

CHOPARD.

Ah ! c’est qu’on n’en l’ait plus comme cela.

Air : Quand on sait aimer et plaire. (Le Devin du village.)

Ô musique enchanteresse,
Que ton charme est entraînant !
On chantait dans ma jeunesse,

À Philibert.

Nous déchantons maintenant.

La politique ennemie
N’amenait point de discords ;
C’est pour la bonne harmonie
Que nous nous battions alors.
J’ai reçu, j’en fais trophée,
Dans un lyrique abandon,
Deux coups de poing pour Orphée
Et deux soufflets pour Didon.
C’était le temps des merveilles :
À l’Opéra, bien souvent,
On se coupait les oreilles ;
On les écorche à présent.

Ô musique enchanteresse, etc.

Amélie sort.

 

 

Scène III

 

PHILIBERT, CHOPARD, MARGUERITE, qui à l’air d’épousseter des meubles, et qui écoute toujours

 

PHILIBERT.

Eh bien ! mon cher maître, nous voilà seuls, que voulez-vous me dire ? Est-il question de mon neveu ?

CHOPARD.

Le ciel m’en préserve ! parce que dans le cours de ma carrière scolastique ou professorale j’ai toujours observé qu’en faisant des rapports, on se mettait mal avec les élèves et les parents, et qu’on perdait souvent de bonnes places. Tu te rappelles, Philibert, que in illo tempore je ne disais jamais rien à ton père.

PHILIBERT.

Oui : moi j’ai été assez mal élevé ; mais Victor...

CHOPARD.

Je te répète que je n’ai absolument rien à en dire, par la raison que je ne le vois jamais, ce qui s’accorde parfaitement avec ma manière de voir. Ce matin, par exemple...

MARGUERITE, s’avançant.

Monsieur sait bien qu’il est à l’école de droit.

CHOPARD.

Il fallait donc qu’il eût envie d’y arriver de bien bonne heure, car il est parti dès hier au soir.

PHILIBERT.

Hier au soir !

CHOPARD.

Et je me rappelle très bien que, in illo tempore, les cours de droit ne commençaient qu’à dix heures du matin ; il est vrai qu’à présent tout est bouleversé...

Air : Dans la paix et l’innocence.

On a d’autres habitudes,
Car nous faisions de mon temps
Jusqu’à vingt ans nos études,
Et l’amour à vingt-cinq ans.
Nos fils ont, sans qu’ils grandissent
Tant de dispositions,
Que bien souvent ils finissent
À l’âge où nous commencions.

PHILIBERT.

Victor ne serait pas rentré ! Se déranger à ce point, à dix-huit ans !

MARGUERITE.

Qu’est-ce que cela prouve, monsieur ? il y en a qui s’y sont pris de meilleure heure.

PHILIBERT.

Oui, oui, je sais ce que tu veux dire ; mais moi c’est différent, j’avais des dispositions, tandis que Victor...

MARGUERITE.

Air du Ménage de garçon.

N’écoutez pour lui qu’ votr’ tendresse :
Pouvez-vous croir’ que cet enfant
Oublie à ce point la sagesse,
Lorsque son père en avait tant ?

PHILIBERT.

C’est ce que l’on dit trop souvent.
Aux aïeux que toujours il cite
Chacun ici veut tout devoir,
Et, quand son père eut du mérite,
Se croit dispensé d’en avoir.

MARGUERITE.

Comment, monsieur ! vous voilà fâché, vous voilà en colère.

PHILIBERT.

Moi ! moi en colore ! tu ne nie connais pas ; quand j’apprends quelque espièglerie de jeunesse, quelque tour de mauvais sujet, je ne me fâche jamais que par réflexion, parce que mon premier mouvement est toujours d’approuver, c’est plus fort que moi.

À Chopard.

Vous vous rappelez l’histoire de cet honnête artisan qui, rencontrant un homme ivre, disait, en le regardant d’un œil indulgent : Voilà pourtant comme je serai dimanche ! Eh bien ! le raisonnement que cet homme-là faisait pour l’avenir, je le fais pour le passé. Quand un jeune homme a perdu au jeu, quand il s’est battu pour sa maîtresse, quand il est poursuivi par ses créanciers, chacun l’accable d’épigrammes, de reproches, de sermons ; moi je le soutiens, je le console et lui tends la main : voilà comme j’étais dimanche ! Aussi, tu entends bien que ce n’est pas pour moi que je suis effrayé, c’est pour ma femme, qui ne voit qu’avec peine mes idées de mariage, et qui serait trop forte si elle avait de pareilles armes contre Victor. Tout serait fini ; et s’il n’épousait pas ma fille, je crois que j’en mourrais de chagrin. Mon cher Chopard, voilà, je crois, ce qu’il y a de mieux à faire : je vais m’habiller et nous irons ensemble à sa recherche, sans en parler à personne.

MARGUERITE.

Ah ! mon bon maître !

PHILIBERT.

Oui ; mais où le trouver ? Dans ma jeunesse nous avions Bagatelle et l’Allée des Veuves.

CHOPARD.

Ce ne doit plus être cela... Dis donc, Philibert, si nous allions au Moulin de Javelle, ou au Port à l’Anglais ? C’était fort à la mode de mon temps, je veux dire in illo tempore.

PHILIBERT.

Il n’y a qu’un moyen, nous irons partout.

CHOPARD.

Vite les chevaux !

PHILIBERT.

Non, ma femme saurait que je suis sorti. Marguerite, un cabriolet de place.

MARGUERITE.

Oui, monsieur,

Elle sort.

PHILIBERT.

Je passe un habit, et nous partons. Je nie fais presque une fête de notre expédition.

Air : Adieu, je vous fuis, bois charmant. (Sophie.)

Ces lieux que j’aimais tant jadis,
Je puis les revoir sans scandale ;
Et nous ferons, vieux étourdis,
Une promenade morale.
Partout il faut que nous allions ;
Fit je trouve assez gai moi-même
De voir deux générations
Courir après une troisième.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

CHOPARD, VICTOR

 

VICTOR entre sur la ritournelle de l’air précédent ; il est tout en désordre, et tient à la main une queue de billard, qu’il pose contre un meuble en entrant.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! c’est là ma dernière ressource.

Il va prendre une petite bourse dans le tiroir du meuble qui est auprès de la porte à droite des spectateurs.

CHOPARD.

Comment ! vous voilà, mon élève ? Nous allions partir pour vous chercher.

VICTOR.

Ce n’était pas la peine, je n’étais pas bien loin.

CHOPARD.

Qu’importe, monsieur ? on dit toujours où l’on va,

À part.

quille à ne pas y aller.

Haut.

Mais au moins les principes sont à couvert, et les professeurs responsables sont ù l’abri.

VICTOR.

Et mon oncle ? et ma cousine ?

CHOPARD.

Votre oncle s’est déjà mis en colère, et moi je commençais ; pour votre cousine, elle ne se doute pas encore...

VICTOR.

Ah ! que je suis heureux ! personne ne m’a vu. Ne dis pas que je suis rentré.

CHOPARD.

Il faut au moins que je prévienne votre oncle...

VICTOR.

Je te répète que ce n’est pas la peine : tu lui diras que j’ai été hier soir à ma conférence de droit, qui s’est prolongée très tard ; j’étais en veine, c’est-à-dire j’étais en train de travailler, et alors... enfin tu arrangeras cela comme l’autre fois. La seule chose qu’il faut que tu lui demandes, c’est de l’argent.

CHOPARD.

Voilà qui est unique. Je ne suis ici que pour demander de l’argent ; j’ai l’air d’un budget. Eh bien ! vous en avez là.

VICTOR.

Oui, c’est le reste de mon mois, mais il m’en faut davantage ; vois-tu, c’est pour une souscription en faveur d’un camarade qui a perdu.

Air : Traitant l’amour sans pitié. (Voltaire chez Ninon.)

À mon oncle ne dis rien.

À part.

Je cours prendre ma revanche ;
Je fais la rouge et la blanche...

À Chopard.

Près de lui sois mon soutien.
Dieu ! ces bons parents que j’aime...

À part.

Si je peux les faire au même !...

CHOPARD.

D’où vient donc ce trouble extrême ?

VICTOR, à part.

Dix-huit points et deux doublés !

À Chopard.

Parle de mon mariage...

À part.

Rien qu’un seul carambolage,
Et tous mes vœux sont comblés !

Il sort en courant.

 

 

Scène V

 

CHOPARD, seul

 

Eh bien ! il s’en va... Une souscription ! il n’y a plus d’enfants !

Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.

Tristes effets de la philosophie !
Quand nous n’étions que de francs étourdis,
Ils font déjà de la philanthropie ;
Rien n’est enfin comme chez nous jadis :
Nous savions mieux calculer nos dépenses ;
Mais dès qu’ils ont quitté leurs pensions,
Nos jeunes gens font cent extravagances,
Et presque autant de bonnes actions.

 

 

Scène VI

 

CHOPARD, PHILIBERT, habillé, MARGUERITE

 

PHILIBERT.

Eh bien, me voilà prêt ; partons-nous ?

MARGUERITE.

La voiture est là.

CHOPARD.

C’est inutile ; tu peux te tranquilliser.

PHILIBERT et MARGUERITE.

Vous avez de ses nouvelles ?

CHOPARD.

N’étais-je pas là, avec l’œil de la vigilance ?

PHILIBERT.

Je le sais bien ; mais c’est que je crois que vous n’y voyez plus de cet œil-là.

CHOPARD.

Ah ! tu crois ! je viens cependant d’apercevoir le fugitif, de lui parler.

PHILIBERT.

Comment, il serait de retour !

CHOPARD.

Et la preuve, c’est qu’il est reparti.

PHILIBERT.

Et où est-il allé ?

CHOPARD.

Où est-il allé ?... où est-il allé ? je ne le lui ai pas demandé ; mais le motif est excellent.

MARGUERITE.

Quand je le disais !

CHOPARD.

Il a passé la nuit à sa conférence de droit.

PHILIBERT.

Vraiment ? ce pauvre garçon ! nous qui le soupçonnions...

CHOPARD.

Ah ! c’est que les parents sont quelquefois injustes.

 

 

Scène VII

 

CHOPARD, PHILIBERT, MARGUERITE, MADAME PHILIBERT

 

MADAME PHILIBERT.

Mon ami, il y a en bas quelqu’un qui demande M. Philibert.

PHILIBERT.

Eh ! arrivez donc, madame, venez entendre l’éloge de votre neveu, et acquérir la preuve de sa bonne conduite.

MADAME PHILIBERT.

C’est tout ce que je demande.

PHILIBERT.

Où croyez-vous qu’il soit maintenant ?

MADAME PHILIBERT.

Vous ne le savez peut-être pas plus que moi. Mais on fait un bruit sur le boulevard...

CHOPARD.

Il y aura quelque querelle au café voisin ?

PHILIBERT, gaiement.

Une querelle !

Il ouvre la croisée.

Ah ! mon Dieu ! oui, sur le balcon du billard, en face, deux ou trois jeunes gens qui se disputent entre eux.

MADAME PHILIBERT.

De petits mauvais sujets.

PHILIBERT, à part.

Qu’ai-je vu ? Victor !

Il referme la fenêtre.

MADAME PHILIBERT, s’approchant de son mari.

Eh bien ! que faites-vous donc ?

PHILIBERT.

Rien, cette fenêtre me faisait mal. Vous savez que je ne suis pas bien portant, et le grand air...

À part.

Comment faire à présent ? si elle se doute de la moindre chose, voilà le mariage à jamais rompu. Je cours lui parler d’importance.

MADAME PHILIBERT.

Eh bien ! où allez-vous donc ? avez-vous déjà oublié que vous ne devez plus sortir ?

PHILIBERT.

Non, sans doute ; mais c’est quelqu’un à qui je veux parler, quelqu’un qui doit attendre.

MADAME PHILIBERT.

Précisément, le voici ; c’est ce que je vous disais.

PHILIBERT.

Quelle est cette figure ?

 

 

Scène VIII

 

CHOPARD, PHILIBERT, MARGUERITE, MADAME PHILIBERT, MARTIN

 

MARTIN.

Est-ce à M. Philibert que j’ai l’avantage de parler ?

PHILIBERT.

Oui, monsieur.

MARTIN.

Je n’ai pas l’honneur de vous connaître ; mais cette carte vous expliquera le motif de ma visite.

PHILIBERT, prenant la carte et lisant.

M. Philibert, boulevard de l’Arsenal. C’est mon nom et mon adresse.

MARTIN.

C’est celle que vous avez laissée avant-hier, à la barrière de l’Étoile, chez M. Raoul, traiteur.

PHILIBERT.

Comment ?

MARTIN.

Ce jour où vous n’aviez pas d’argent.

MADAME PHILIBERT.

Qu’est-ce que cela signifie ?

MARTIN.

À ce que m’a dit M. Raoul, car je ne suis entré que d’hier chez lui ; c’est en qualité de nouveau venu que l’on me fait faire les courses, et j’ose dire que celle-ci est bonne.

PHILIBERT, à part.

Ah ! mon Dieu ! je crois que je devine, est-ce que Victor ?...

Haut.

Oui, Raoul, traiteur à la barrière de l’Étoile.

À sa femme.

Imagine-toi qu’avant-hier j’avais été jusque-là en me promenant, et que j’étais parti sans prendre ma bourse.

MADAME PHILIBERT.

Mais avant-hier vous êtes sorti pour dîner en ville.

PHILIBERT.

Oui, je te l’avais dit ; mais la vérité est que je n’étais pas fâché d’aller faire un petit dîner hors barrière, pour gagner de l’appétit.

CHOPARD.

Tu ne m’avais pas dit cela !

PHILIBERT.

D’ailleurs, à cet endroit-là c’est bien meilleur marché que dans Paris.

À Martin.

Vous avez là votre carte ?

MARTIN.

Oui, monsieur, deux cent vint-cinq francs, sans compter le garçon.

MADAME PHILIBERT.

Deux cent vingt-cinq francs !

PHILIBERT.

Il se trompe, il veut dire vingt-cinq francs ; n’est-ce pas, mon cher ?

MARTIN, comprenant.

Oui, oui, monsieur.

À part.

Ah ! mon Dieu, c’est la bourgeoise !

PHILIBERT.

Et encore vingt-cinq francs !... tu sens bien qu’il y a à rabattre.

MADAME PHILIBERT.

Aussi je m’en charge ;

À Martin.

donnez-moi ce mémoire.

PHILIBERT, l’empêchant de le prendre.

Cela me regarde.

MADAME PHILIBERT.

Comment ! monsieur, vous ne voulez pas ?...

PHILIBERT.

Non, madame ; il n’y a donc pas moyen de vous faire des surprises ! Enfin si j’ai trouvé là des huîtres excellentes, et si j’ai voulu aujourd’hui à dîner vous faire cadeau d’une cloyère...

MADAME PHILIBERT.

Comment ! c’est pour cela ?

CHOPARD.

Au fait, vous ne pouvez vous y opposer.

PHILIBERT.

Sans doute. L’amour conjugal ne vit que de ces petites attentions-là ; ainsi, mon cher Chopard, emmenez ma femme.

À Marguerite.

Marguerite, laissez-nous.

MARGUERITE, à part.

Il y a quelque chose là-dessous.

CHOPARD.

Oui, cher ami, et j’irai après faire un tour de boulevard pour gagner aussi de l’appétit.

PHILIBERT.

À merveille, et vous me direz si les huîtres d’autrefois valaient celles d’aujourd’hui.

CHOPARD.

En fait d’huîtres, le passé ne vaut jamais le présent : c’est la seule chose qui n’ait pas dégénéré.

Il présente la main à madame Philibert, et ils sortent ensemble ; Marguerite les suit.

 

 

Scène IX

 

PHILIBERT, MARTIN

 

PHILIBERT.

Ah çà ! maintenant à nous deux, monsieur. Nous disons deux cent vingt-cinq francs, cela fait à peu près par tête.

MARTIN.

Cinquante à cinquante-cinq francs.

PHILIBERT.

C’est bien.

À part.

Ils étaient quatre.

Haut.

Et vous n’avez rien oublié ?

MARTIN.

Non, monsieur. Le premier article est pour la porcelaine et la petite glace. C’est à cause de la dispute ; parce que sans cela, du moins ù ce qu’on m’a dit, car je n’y étais pas... Et puis cette jeune dame avait un air si effrayé...

Air de Marianne (Dalayrac.)

Le prix est juste, sur mon âme :
Même on n’a pas mis dans l’ total
La fleur d’orange pour la dame
Qui prétendait se trouver mal.

PHILIBERT.

Vous avez vu...

MARTIN.

Non, mais j’ai su
C’ qu’il en était
Par l’ garçon qui servait.
Ne craignez rien,
Vous pensez bien
Qu’ nous d’vons savoir
Ne rien dire et tout voir.
Nous comprenons au moindre signe,
Not’ devoir est d’être discrets ;
Et monsieur vient d’voir que j’ savais
Observer la consigne.

PHILIBERT.

J’entends, et nous pouvons maintenant régler le mémoire. Nous disons deux cent-vingt-cinq francs. D’abord les vingt-cinq francs, c’est le dix pour cent du garçon.

MARTIN.

Comment ! monsieur connaît ?...

PHILIBERT.

Oui, je connais l’usage... Plus cinquante francs de scandale causé par la petite dispute, cinquante francs de silence et de discrétion, dont vous parliez tout à l’heure : total cent vingt-cinq francs à rabattre.

MARTIN.

Comment, monsieur, que signifie ?...

PHILIBERT.

Que je suis l’oncle de M. Philibert ; que je veux bien payer les mémoires de mon neveu, mais ne payer que les objets qui ont été fournis, attendu que je n’ai pas peur du scandale, et que je n’ai pas plus besoin de votre silence que de vos services.

MARTIN.

Quoi ! monsieur, il serait possible ! j’ai pu me trompera ce point-là ; m’adresser à l’oncle de M. Philibert !

PHILIBERT.

Allez, allez, mon garçon, rassurez-vous ; ce n’est pas la première méprise à laquelle ce nom-là ait donné lieu. Nous disons cent francs pour le petit mémoire.

Ouvrant sa bourse. À part.

Mon pauvre frère ! en a-t-il payé comme cela pour moi... excepté que lui, il aurait donné tout de suite les deux cent vingt-cinq francs... Ce que c’est que de s’y connaître ! on gagne cent pour cent à avoir été mauvais sujet.

Haut.

Tenez, tenez, retournez chez vous, mon garçon.

Air : Voulant par ses œuvres complètes. (Voltaire chez Ninon.)

Si vous entendez les affaires,
Ne faites plus, traiteurs prudents,
Crédit aux enfants dont les pères
Se sont instruits à leurs dépens.
Que ces principes soient les vôtres ;
C’est un bon conseil.

MARTIN.

Il suffit.
J’ tâch’rai d’en faire mon profit ;

Tendant la main.

J’ vois bien que j’ n’en aurai pas d’autres.

J’ai bien l’honneur de vous saluer.

Il sort. Philibert le reconduit et rentre un instant après.

 

 

Scène X

 

PHILIBERT, VICTOR, entre d’un air rêveur et va se jeter dans un fauteuil

 

VICTOR, sans voir Philibert.

Est-ce jouer de malheur ! il ne me reste rien ; et mon oncle, et Amélie, que diront-ils de moi ?

PHILIBERT, l’observant.

C’est bien cela ; les vêtements en désordre, l’air agité ; voilà comme j’étais quand j’avais tout perdu. Mais comme il est triste, abattu ! Allons, il y a de la ressource ; moi, j’étais aussi gai après qu’avant.

Air du Pot de fleurs.

Point de pitié, soyons sévère !
À mes sermons pour donner plus de poids,
Rappelons-nous ce que mon frère
En pareil cas me disait autrefois.
Ah ! pour moi quel destin prospère !
Enfin, le ciel que je bénis
Me permet donc de rendre au fils
Tout ce que j’ai reçu du père.

VICTOR, de même.

Et cette maudite affaire !... Si je ne devais plus revoir ma cousine ! je veux aller la trouver, tout lui dire, tout lui avouer.

Il se dispose à sortir.

Ciel ! mon oncle.

PHILIBERT.

Eh bien ! monsieur, il y a assez longtemps qu’on ne vous a vu ?

VICTOR.

Mon oncle ! mon professeur a dû vous dire...

PHILIBERT.

Oui, monsieur ; vous pouvez raconter à M. Chopard ce qu’il vous plaira, mais à moi, c’est différent. Vous voudriez en vain me tromper, vous avez affaire à un oncle qui sait ce qui en est ; qu’est-ce que c’est qu’un dîner à la barrière de l’Étoile ?

VICTOR.

Comment ! vous savez...

PHILIBERT.

Oui, monsieur, je sais qu’il al fort cher ; car j’ai payé le mémoire.

VICTOR.

Ah ! mon Dieu ! vous avez payé le mémoire de Raoul ?

PHILIBERT, oubliant sa sévérité.

Comment, Raoul ?... Dis-moi donc, est-ce que c’est celui qui était autrefois dans l’allée des Veuves, qui avait un si joli jardin ?

VICTOR.

Non, mon oncle, c’est son fils.

PHILIBERT.

Oui, un petit ; je le vois encore. Diable ! c’est qu’on y dînait très bien. Mais qui vous a permis, monsieur, d’aller dans cette maison-là ? et avec qui étiez-vous à dîner ?

VICTOR.

Avec deux jeunes gens.

PHILIBERT.

Et la personne qui s’est trouvée mal !

VICTOR.

Vous savez donc aussi que mademoiselle Girard ?...

PHILIBERT.

Qu’est-ce que c’est que mademoiselle Girard ?

VICTOR.

Vous savez bien, ce beau magasin de modes, rue Vivienne...

PHILIBERT.

Comment ! ce serait une parente de mademoiselle Girard, cette fameuse modiste ?

VICTOR.

Oui, mon oncle ; c’est sa nièce.

PHILIBERT.

Mais, c’est que j’ai beaucoup connu la tante : une femme charmante, des manières distinguées, un ton excellent. Mais c’est égal, monsieur, il ne faut pas voir cette société-là, et je vous défends d’aimer mademoiselle Girard.

VICTOR.

Mais je ne l’aime pas, au contraire.

PHILIBERT.

Comment, au contraire !

VICTOR.

Oui, mon oncle, je suis le plus malheureux des hommes... j’aime ma cousine Amélie, je ne pense qu’à elle, je ne suis content que près d’elle ; et cependant... vous ne pourrez jamais comprendre cela.

PHILIBERT.

Si fait, si fait ; je comprends très bien.

VICTOR.

Air du vaudeville de Partie carrée.

Ce n’est pas l’amour qui m’enchaîne ;
Mais cette belle, hélas ! qui le croirait ?
Si je lui faisais de la peine,
A juré qu’elle se tuerait.

PHILIBERT.

Elle a juré ? sois sans inquiétude.

À part.

Dans la famille heureusement,
Je m’en souviens, on n’a pas l’habitude
De tenir un serment.

Vois-tu, mon neveu, il n’y a pas une seule femme de ma connaissance particulière qui n’ait du se tuer ; et, grâce au ciel, je n’ai pas encore reçu un seul billet de faire part... c’est trop juste, il faut que tout le monde vive. Mais pourriez-vous me dire, monsieur, ce que vous faisiez tout à l’heure dans ce billard ?

VICTOR.

Dans ce billard ?

PHILIBERT.

Je vous ai vu ; avec qui étiez-vous là à jouer ?

VICTOR.

Mon oncle, c’était avec M. Dubloqué.

PHILIBERT.

Comment, Dubloqué ; un grand, avec de gros favoris... un élève de Spolar ?

VICTOR.

Oui, mon oncle.

PHILIBERT.

De mon temps, cela commençait ; je lui rendais dix points.

À part.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que je dis donc là ?

Haut.

Je trouve fort mauvais, monsieur, que vous fréquentiez de pareilles gens.

VICTOR.

Mon oncle, c’est qu’il m’a proposé de me céder des points afin de m’apprendre.

PHILIBERT.

Vous apprendre ! lui qui est tout au plus de troisième force.

VICTOR.

Il faut alors que je sois de la quatrième, car il m’a gagne tout mon argent.

PHILIBERT.

Il l’a gagné ! un homme qui ne sait seulement pas faire un carambolage de longueur...

VICTOR.

Si vous croyez que c’est facile !

PHILIBERT, s’échauffant.

La chose la plus simple, le coup le plus certain ; tu prends la bille de trois quarts, et en serrant le coup...

S’interrompant.

D’ailleurs, monsieur, il ne s’agit pas de cela, vous ne devez pas jouer au billard, et je vous défends d’y mettre les pieds. Allez trouver votre tante et votre cousine, et laissez-moi.

VICTOR fait un mouvement pour sortir, hésite un instant, et revient virement près de Philibert.

Ah ! mon oncle ! tout cela n’est rien encore.

PHILIBERT.

Comment ! morbleu !

À part.

Ah çà... mais c’est un gaillard que mon neveu ; il paraît qu’il a une vocation décidée.

VICTOR.

Je voulais vous le cacher ; mais c’est plus fort que moi, et j’aime mieux tout vous dire. Tantôt, au billard, on m’a nommé, et alors un grand monsieur que je connais à peine s’est mis à faire des plaisanteries sur vous.

PHILIBERT.

Sur moi ?

VICTOR.

Il a osé dire qu’autrefois on vous appelait toujours Philibert le mau...

PHILIBERT, vivement.

Oui, pour me distinguer de ton père.

VICTOR.

Je l’ai prié de se taire ; il a continué eu me persiflant ; alors cela a été plus fort que moi, je n’ai pas pu contenir mon indignation...

PHILIBERT.

Eh bien ?

VICTOR.

Aujourd’hui, à trois heures, nous devons nous battre.

PHILIBERT.

Plaît-il ? Il sied bien à un blanc-bec de dix-sept ans...

VICTOR.

Air du vaudeville de La Petite Gouvernante.

Il ne s’agit pas de mon âge,
Et c’est à tort que vous vous étonnez :
Car les exemples de courage
Sont les premiers que vous m’ayez donnés.
L’honneur chez nous n’a point d’enfance,
Et le Français que l’on ose outrager,
Dès qu’il peut comprendre l’offense,
Est assez grand pour s’en venger.

PHILIBERT, à part, le regardant avec tendresse.

Dieu ! si mon frère était là !

Se reprenant brusquement.

C’est bon, nous verrons cela.

Prenant son chapeau.

J’ai quelques courses à faire ; à mon retour nous parlerons de ce que vous venez de me confier ; dites-moi seulement le nom de votre adversaire.

VICTOR.

Non, mon oncle, vous n’arrangerez pas cette affaire-là ; les autres, à la bonne heure, mais celle-ci, il n’y a pas moyen.

PHILIBERT.

Qu’est-ce que c’est que ces manières-là ? vous ne vous battrez pas.

VICTOR.

Je me battrai.

PHILIBERT.

Vous ne vous battrez pas !

VICTOR.

Je me battrai, ou si vous m’en empêchez, si vous me déshonorez à jamais, je suis capable de tout ; je me tuerai plutôt.

PHILIBERT, le regardant avec une colère mêlée de plaisir. À part.

C’est bien cela, me voilà !

Haut.

Voyez-vous quelle tête !

Avec douceur.

Eh bien ! tu te battras ! mais, avant tout, je veux que tu m’obéisses, et jusqu’à ce que j’aille vous retrouver, je vous ordonne de rentrer dans votre chambre.

VICTOR.

J’y vais, mon oncle ; mais vous me promettez...

PHILIBERT.

Va-t’en, va-t’en ; obéis-moi.

Victor entre dans l’appartement à gauche.

 

 

Scène XI

 

PHILIBERT

 

Il donne un tour de clef à la porte, et retire la clef qu’il pose sur la table.

Je n’ai pas envie de l’embrasser... et cela aurait fini par là !... avec ce gaillard-là, il n’y a pas moyen de raisonner. Heureusement le voilà sous clef, et on peut maintenant prendre un parti. Dieu ! que les parents sont malheureux d’avoir des enfants mauvais sujets, surtout quand ils ont du cœur ! ce pauvre Victor ! aller se compromettre pour moi, se fâcher, parce qu’on me traite de... enfin une chose qui est généralement reconnue, et sur laquelle on ne s’est jamais avisé de disputer. Je crois que le meilleur parti à prendre est d’attendre son adversaire ; voyant qu’on ne va pas le trouver, il viendra, et on saura à quoi s’en tenir. Mais ce que je ne pardonne pas, c’est de se permettre de jouer quand on n’y entend rien ; car enfin...

Apercevant la queue de billard que Victor a laissée dans un coin.

Hein ! qu’est-ce que je vois là ! c’est à lui, il l’a oubliée.

Il prend la queue et l’examine avec attention.

Parbleu ! je crois bien qu’il doit perdre ; elle n’est seulement pas droite, et c’est avec cela qu’il se hasarde !... ô jeunesse imprudente !

Regardant le bout.

Et comme c’est taillé ! pas même les premières notions ! je crois que j’ai encore là une lime...

Il prend dans le tiroir de la petite table une lime, et se met à façonner la queue.

 

 

Scène XII

 

PHILIBERT, MARGUERITE

 

MARGUERITE, accourant.

Not’ maître ! not’ maître !

S’arrêtant.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que vous faites donc là ?

PHILIBERT, continuant.

Tu le vois Eh bien ! qu’est-ce ? qu’y a-t-il ?

MARGUERITE.

Une lettre.

Elle sort.

PHILIBERT.

C’est bon.

Lisant tout bas l’adresse.

À M. Victor Philibert.

Il décachette la lettre et la lit.

C’est égal, en vertu de mon autorité d’oncle et de tuteur... « Monsieur, nous ne nous sommes point entendus sur le lieu du rendez-vous. » C’est le cartel. « Je vous attends ici près... »

Il achève le reste tout bas.

« Signé, Saint-Charles. » Comment, Saint-Charles ! celui qui a eu trois duels la semaine dernière. Victor avait raison : avec un pareil homme, il n’y a pas moyen d’arranger une affaire .

Continuant de tailler la queue.

Allons, allons, il n’y a pas grand mal.

À Marguerite qui revient.

Eh bien ! qu’est-ce encore ?

MARGUERITE, d’un air triste.

Je ne sais pas ce que cela veut dire, mais il y a en bas deux personnes qui demandent M. Philibert.

PHILIBERT.

C’est moi.

MARGUERITE.

Un M. Dubloqué, et mademoiselle Girard.

PHILIBERT.

Précisément : c’est pour moi.

MARGUERITE.

Mais cela n’est pas possible : car l’un dit que c’est pour une revanche au billard, et l’autre demande à vous parler en particulier.

PHILIBERT.

À merveille ; je te répète que c’est pour moi.

MARGUERITE.

Comment ! est-ce que cela va vous reprendre ?

PHILIBERT.

N’aie pas peur, ma bonne Marguerite.

Air du vaudeville des Amazones.

Sous les drapeaux d’un dieu volage,
De la Folie ancien enfant gâté,
Tu dois bien penser qu’à mon âge
On n’est plus en activité.
Mais, quoiqu’on ait gagné les invalides.
On peut encor cueillir quelques lauriers :
Les vétérans deviennent intrépides
Quand il s’agit du salut des foyers.

MARGUERITE.

Mais songez donc, monsieur !... Si madame le savait...

PHILIBERT.

Du silence, de la discrétion ; ne dis pas même à ma femme et à ma fille que je suis sorti.

MARGUERITE.

Je me tairai, monsieur, je me tairai.

PHILIBERT.

Parce que, dans une affaire aussi importante... Ah ! mon Dieu ! j’allais oublier ; commande pour dîner une cloyère d’huîtres.

MARGUERITE.

Comment ! monsieur ?

PHILIBERT.

Une cloyère d’huîtres et du vin blanc ; sans cela, tout est perdu ; ou plutôt, je vais le dire moi-même, parce que, vois-tu, Marguerite, quand on est époux et chef de famille, on a des obligations...

En ce moment, ses yeux se perlent sur la pendule.

Une heure dans l’instant... cette affaire... cette revanche ; et mademoiselle Girard... Je cours où le devoir m’appelle.

Il sort précipitamment.

 

 

Scène XIII

 

MARGUERITE, seule, puis VICTOR

 

MARGUERITE.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! not’ maître... là, quelle tête ! le voilà juste comme dans son bon temps, ou plutôt dans son mauvais ; c’est toujours ce que j’ai craint avec lui, des retours de jeunesse.

VICTOR, frappant à la porte en dehors.

Ouvrez, ouvrez moi, ouvrez-moi !

MARGUERITE, allant ouvrir.

On y va ; on y va ; qui donc vous a enfermé ? mon pauvre Victor !... Parlez-moi de celui-là, au moins, c’est le plus sage de la maison.

VICTOR.

Dis-moi, ma bonne, où est mon oncle ?

MARGUERITE.

Où il est ? Dieu le sait, mais à coup sûr je ne vous le dirai pas.

VICTOR.

À moi ?

MARGUERITE.

Non, monsieur.

VICTOR.

Je t’en conjure

MARGUERITE.

Impossible.

VICTOR.

Comment, tu refuses de parler ?

MARGUERITE.

Jamais, monsieur... et je vous répéterai toujours que cela doit vous servir de leçon, que vous devez profiter des bons principes que je vous ai donnés, continuer, comme vous avez fait jusqu’à présent, à être sage, rangé, raisonnable.

VICTOR.

Eh ! au diable les sermons ! parle-moi de mon oncle, dis-moi seulement s’il est ici. Tu ne sais donc pas, ma bonne Marguerite... je peux te confier cela... c’en est fait de moi, si je ne puis sortir, car j’ai ce matin même une partie d’honneur, et un rendez-vous.

MARGUERITE.

Ah ! mon Dieu ! et lui aussi.

VICTOR.

Air : Rendez-moi mon écuelle de bois.

Oui, tour à tour braves et galants,
Suivant de beaux modèles,
Nous savons punir les insolents
Et courtiser les belles.
Que l’on nous donne un rendez-vous,
Pour céder ou pour se défendre,
Ce n’est pas à mon âge, entre nous,
Que l’on se fait attendre.

MARGUERITE.

Ce que c’est que le mauvais exemple ! Et monsieur qui n’est pas là pour sermonner d’importance ce petit réprouvé !

VICTOR.

Comment ! mon oncle est absent ? c’est tout ce que je le demandais, et je vais...

Il va pour sortir.

 

 

Scène XIV

 

MARGUERITE, VICTOR, CHOPARD, paraissant dans le fond

 

CHOPARD.

Et où allez-vous, s’il vous plaît ? j’ai ordre de votre oncle de vous retenir ici.

MARGUERITE.

Vous avez donc de ses nouvelles ?

CHOPARD.

Parbleu ! si j’en ai... et de belles.

Air de la valse des Comédiens.

Vit-on jamais pareille extravagance !
Le voilà donc comme je l’ai connu !
Temps orageux de son adolescence,
Dans son automne êtes-vous revenu ?
Au boulevard, car j’aime la campagne,
J’errais eu sage, et, la canne à la main,
Quand Philibert, qu’un monsieur accompagne,
Entre au billard dans le café voisin.
Je suis leurs pas... une foule immobile
En cercle étroit se pressait autour d’eux ;
Grecs et Troyens, Hector avec Achille
Ont partagé les paris et les dieux.
L’un a pour lui la finesse et la grâce,
Mais Philibert est sûr de tous ses coups :
De sa vigueur, de son heureuse audace
Spolar[1] lui-même aurait été jaloux.

Joueur prudent, jamais il ne se livre,
Son adversaire est partout débusqué
C’est le héros de la partie à suivre,
Ou mieux encor le César du bloqué
Du dernier point un doublé le rend maître.
Cris et bravos précèdent son départ ;
J’ai vu l’instant où, pour le voir paraître,
On le faisait monter sur le billard.

Mais ce n’est rien... ô nouvelle surprise !
Un spectateur par ton oncle est heurté
Cinq à six fois : c’est ce que n’autorise
Ni le billard ni la civilité.
Je vois bientôt s’échauffer la querelle,
J’essaie en vain de calmer les esprits,
De mots en mots l’affaire devient telle,
Qu’il faut se battre... et les voilà partis.

Vit-on jamais pareille extravagance !
Par ma présence il n’est pas retenu ;
Temps orageux de son adolescence,
Ah ! pour le coup vous voilà revenu !

VICTOR.

J’y cours.

MARGUERITE.

Nous y courons tous... C’est lui, le voici.

Au moment où ils vont pour sortir, on aperçoit Philibert donnant la main à sa femme et à sa fille. Victor, Chopard et Marguerite restent stupéfaits.

 

 

Scène XV

 

MARGUERITE, VICTOR, CHOPARD, PHILIBERT, MADAME PHILIBERT, AMÉLIE

 

PHILIBERT.

Oui, ma femme, oui, ma chère Amélie, malgré l’ordonnance du médecin, je viens de faire une promenade qui m’a fait du bien.

VICTOR, courant à lui.

Ah ! mon oncle !

MARGUERITE.

Ah ! mon bon maître !

PHILIBERT.

Eh bien ! qu’y a-t-il donc ?

Les regardant.

Pour une promenade que j’ai faite, n’y a-t-il pas de quoi s’effrayer ?

MADAME PHILIBERT.

Pourquoi ne pas nous prévenir ?

AMÉLIE.

Oui, mon père, je vous aurais donné le bras.

MARGUERITE.

Et dans cette promenade, il n’y a eu rien de...

PHILIBERT.

Un peu de fatigue, et voilà tout.

MARGUERITE et AMÉLIE, approchant un siège.

Mais asseyez-vous donc.

Philibert s’assied. À côté de lui, à gauche, Victor se tient debout, les yeux baissés ; à droite, madame Philibert, Amélie, et les autres personnages.

PHILIBERT.

Comme je vous le disais, cette sortie-là m’a été très utile, et en même temps très agréable, car j’ai rencontré près du Jardin-Turc, où j’étais assis, un de nos voisins qui m’a raconté une histoire fort extraordinaire, arrivée dans le quartier.

MADAME PHILIBERT.

Une histoire ! Racontez-nous cela, mon ami.

PHILIBERT.

Volontiers. Un jeune étourdi, ne comptant pas assez sur la tendresse de son père...

Bas et serrant la main de Victor.

oui, de son père...

Haut.

avait eu l’imprudence de se risquer au jeu.

AMÉLIE.

Au jeu !

PHILIBERT, vivement.

Un moment d’erreur, d’entraînement... ce n’était pas encore une habitude, m ais cela pouvait le devenir. Entouré de fripons, d’intrigants, de femmes trop aimables, il y avait tout à craindre de sa jeunesse, de son inexpérience. Que fait le père pour l’arracher à des dangers qu’il connaissait mieux que personne ? il va trouver ces gens-là, ne craint pas de se commettre avec eux...

MADAME PHILIBERT.

Cela a bien dû lui coûter !

PHILIBERT.

Pas tant que vous le croyez,

Se reprenant.

parce qu’il aimait son fils,

Tenant la main de Victor.

et surtout parce que celui-ci l’aimait trop pour ne pas rougir de la position où il avait mis son père.

À Victor, qui fait un geste.

Oh ! ce n’est rien encore, voici le plus intéressant ; le jeune homme avait un duel...

AMÉLIE et MADAME PHILIBERT, avec effroi.

Il serait possible !

PHILIBERT.

Pour un rien, une niaiserie ; mais il avait affaire à un de ces spadassins qui font métier de chercher querelle à tout le monde, et qui ont la lâcheté de se croire braves parce qu’ils sont adroits.

MARGUERITE, joignant les mains.

Voyez-vous ça !

PHILIBERT.

Impossible d’arranger une pareille affaire ; c’eût été faire du tort au fils, peut-être même lui en susciter vingt autres pareilles ; et c’était ce jour même à trois heures qu’on devait se battre.

MADAME PHILIBERT et AMÉLIE, avec effroi.

Se battre !

PHILIBERT.

Que fait le père ?

VICTOR, à part.

Grand Dieu !

PHILIBERT.

Il va avant l’heure du rendez-vous trouver son homme, dans un lieu public, où il était certain de le rencontrer. Sur le plus léger prétexte, il lui cherche querelle, et prend la place de son fils.

MADAME PHILIBERT, AMÉLIE et MARGUERITE.

Ô ciel !

PHILIBERT.

Rassurez-vous, il est un Dieu pour les pères, comme pour les oncles ; celui-ci a le bonheur de blesser son adversaire au bras droit, et de manière à ce que de sa vie il ne pourra se servir de son épée.

AMÉLIE.

Et ce bon père, que lui est-il arrivé ?

PHILIBERT,
relevant le parement de sa manche qui est du côté de Victor.

Rien... une simple égratignure.

Victor se précipite sur la main de son oncle, et la baise.

PHILIBERT faisant signe à Victor de se contenir, et se tournant vers sa femme pour lui cacher son neveu.

Un instant, ce n’est pas fini.

Air du vaudeville de Vadé à la Grenouillère.

L’esprit joyeux, le cœur content,
Il retourne dans son ménage ;
Il revoit son fils repentant
Qui lui promet d’être plus sage.
Jugez quel bonheur est le sien.
Mais le plus difficile à croire.
Sa fille, son épouse...

MADAME PHILIBERT et AMÉLIE.

Eh bien ?

PHILIBERT.

Ne se doutent vraiment de rien...
Et voilà toute mon histoire.

UN DOMESTIQUE.

Monsieur, le dîner est servi, et les huîtres sont sur la table.

PHILIBERT, à Amélie et à madame Philibert.

Excellente nouvelle ; vous savez, madame Philibert, que c’est pour vous ; en récompense, vous nous permettrez à table de nous occuper de nos projets de mariage ; bientôt vous n’aurez plus, je l’espère, de prévention contre Victor, qui, de son côté, j’en suis sûr, se soumettra à toutes les épreuves que nous voudrons exiger.

VICTOR.

Oui, je ferai tout au monde pour me rendre digne de ma cousine

Donnant la main à Philibert.

et de mon père.

PHILIBERT.

De ton père, tu as raison ; allons, allons, à table !

Madame Philibert et Amélie remontent le théâtre pour sortir ; pendant ce temps, Chopard, Victor et Marguerite redescendent et entourent Philibert.

VICTOR.

Ah ! mon oncle !

MARGUERITE.

Mon bon maître !

CHOPARD.

Mon élève !

MADAME PHILIBERT, dans le fond.

Eh bien, qu’avez-vous donc, et pourquoi ne venez-vous pas ?

PHILIBERT.

Rien, c’est qu’ils sont enchantés du petit dîner de famille que nous allons faire, et surtout de ce que personne

Serrant la main de Victor.

ne manque au rendez-vous.

Vaudeville.

Air du vaudeville de L’Intérieur de l’Étude.

PHILIBERT.

Si nous voulons de la jeunesse
Former l’esprit, gagner le cœur,
Ne donnons point à la sagesse
L’air farouche, le ton grondeur.
Loin de s’armer d’un front sévère,
Moi je pense qu’il faut souvent,
Lorsque l’on veut être bon père
Se rappeler qu’on fut enfant.

VICTOR.

Regardant toujours en arrière.
Maints barbons de mauvaise humeur
Voudraient nous fermer la carrière
Et de la gloire et de l’honneur.
Sous des lauriers héréditaires
Nous marcherons dans tous les temps
Si la gloire élevait nos pères,
Elle berce encor leurs enfants.

MARGUERITE.

Que j’aime cette noble dame
Qui, toujours la plume à la main,
Ou dans un conte ou dans un drame,
Nous rappelle monsieur Berquin !
Ses œuvres ne sont pas légères ;
Par ses pièces et ses romans
Elle avait amusé les pères,
Elle amuse encor les enfants.

CHOPARD.

Tous les hommes ont leurs manies :
Dans tous les temps, nous le savons,
La jeunesse fit des folies,
Et la vieillesse des sermons ;
Entre ces deux partis contraires
J’en prends un plus sage à mon sens :
Moi, je laisse dire les pères,
Et je laisse agir les enfants.

PHILIBERT, au public.

De vos bontés dont on s’honore
Le souvenir est toujours cher,
Et je crois vous entendre encore
Applaudir les Deux Philibert[2].

VICTOR et AMÉLIE.

Nous ne sommes pas légataires
De leur esprit, de leurs talents ;
Mais, messieurs, en faveur des pères,
Ne maltraitez pas les enfants.


[1] Fameux joueur de billard.

[2] Charmante pièce de M. Picard, donnée, avec un très grand succès, au théâtre de l’Odéon. Le rôle de Philibert le mauvais sujet était joué avec un talent très remarquable par M. Clozel. Cet acteur s’étant engagé depuis au théâtre du Gymnase, l’ouvrage qu’on vient de lire fut composé pour ses débuts, et dut sa réussite à la continuation assez exacte du caractère principal, qui appartient tout entier à M. Picard.

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