Persée et Démétrius (Thomas CORNEILLE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en décembre 1662.

 

Personnages

 

PHILIPPE, Roi de Macédoine

PERSÉE, Fils de Philippe

DÉMÉTRIUS, Fils de Philippe

ÉRIXÈNE, Princesse de Thrace

PHÉNICE, Confidente d’Érixène

DIDAS, Favori de Philippe

ANTIGONUS, Confident de Philippe

ONOMASTE, Confident de Persée

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

PERSÉE, DIDAS, ONOMASTE

 

PERSÉE.

En vain jusques ici résolu de me taire,

Je me suis déguisé les attentats d’un Frère.

En vain, quoique ma mort fût l’objet de ses vœux,

Du sang qui nous unit j’ai respecté les nœuds,

Sa haine chaque jour en devient plus ardente,

Plus je la dissimule, et plus elle s’augmente,

Et ne me plaindre pas de tout ce que je vois

C’est redoubler l’aigreur qui l’arme contre moi.

Démétrius jaloux du Trône de mon Père

Ne peut voir sans fureur que l’âge m’y préfère,

Et le titre d’Aîné qui m’acquiert ses États,

Est un crime trop grand pour ne m’en punir pas.

Dès hier, dans ce Spectacle où l’on voit chaque année

Du parti du Vainqueur l’adresse couronnée,

Si le mien n’eût cédé, son transport violent

D’un combat de plaisir en eût fait un sanglant.

Dans le Festin qu’ensuite en triomphe il ordonne,

M’y croyant attirer, il veut qu’on m’empoisonne,

Et sûr par mes refus qu’on m’a de tout instruit,

Enfin à force ouverte il vient chez moi de nuit.

DIDAS.

Seigneur, je connais trop avec quelle contrainte

Vous laissez contre un Frère échapper votre plainte,

Et lorsqu’en mon secours vous cherchez quelque appui,

Je ne refuse point de parler contre lui.

Mon zèle serait faux s’il craignait de paraître

Pour celui que les Dieux me destinent pour Maître,

Et toujours prêt pour vous à signaler ma foi,

Puisque vous l’ordonnez, j’irai trouver le Roi ;

Mais dans les mouvements et de haine et de rage

Où l’ardeur de régner pousse un jeune courage,

Quoique Démétrius vous force à redouter,

Examinez la suite avant que d’éclater.

Il n’est plus de milieu s’il faut qu’on se déclare ;

Chacun n’écoutera qu’une fureur barbare,

Et le sang qui vous joint ne servant qu’à l’aigrir,

Si vous ne le perdez il vous faudra périr.

De ces inimitiés la rage trop avide

Vole sans s’étonner au plus noir parricide,

Et pour en assouvir la brûlante fureur,

Les plus sanglants effets n’ont point assez d’horreur.

PERSÉE.

Je le sais, cher Didas, et voudrais encor feindre

Si ses emportements ne m’offraient tout à craindre.

Tant que sa jalousie a respecté mes jours,

J’ai traité de mépris ses insolents discours.

J’ai vu sans m’émouvoir qu’il ait avec audace

Publié que par lui le Sénat nous fit grâce,

Et qu’à la Macédoine à son choix malgré moi

Rome peut-être un jour saura donner un Roi.

Mais enfin aujourd’hui qu’une fureur ouverte

Le fait obstinément s’attacher à ma perte,

Pour en rompre le cours, c’est le moins que je puis

Que d’avertir le Roi du péril où je suis ;

Et de peur que l’ennui dont mon âme est atteinte

Ne me force à mêler trop d’aigreur à ma plainte,

Respectant des devoirs où je le vois manquer,

J’emprunte votre bouche afin de l’expliquer.

Votre propre intérêt à parler vous convie ;

Le rang que vous tenez hasarde votre vie,

Et le Prince ne peut achever ses desseins

Qu’il ne punisse en vous l’Ennemi des Romains.

Vos généreux conseils à sortir d’esclavage

Pour ces chers Favoris lui donnent de l’ombrage,

Et sans doute il vous hait d’oser trop soutenir

Un Trône que sans eux il ne peut obtenir.

DIDAS.

Contre leur fier orgueil tant qu’on me voudra croire,

De ce Trône, Seigneur, je soutiendrai la gloire,

Et ne les verrai point s’établir à leur choix

Arbitres souverains des différents des Rois.

Il est temps après tout qu’une éclatante guerre

Nous fasse enfin braver ces Tyrans de la terre,

Et que nous acceptions d’un esprit moins soumis

L’avantage honteux qui nous rend leurs amis.

PERSÉE.

Ce glorieux projet charme tout mon courage,

Mais le Prince pour nous leur sert toujours d’otage,

Et leur intelligence est trop à redouter

Pour nous croire en pouvoir de rien exécuter.

DIDAS.

Si j’en sais bien juger, Seigneur, le Roi n’aspire

Qu’à secouer le joug d’un si fâcheux empire,

Et se lasse de voir les droits abandonnés

Qu’usurpe le Sénat sur les fronts couronnés.

Ces ordres absolus dont la fierté le chasse.

De ce qu’il a conquis aux Côtes de la Thrace,

Semblent l’aigrir assez pour ne balancer pas

À repousser un jour de pareils attentats.

C’est à quoi je le porte, et si par mon adresse

J’apprends jusqu’où le Prince engage sa tendresse,

Si ses vrais sentiments pour lui me sont connus,

L’obstacle que je crains ne m’arrêtera plus.

J’en vais tenter l’épreuve, et vous en rendrai compte.

PERSÉE.

Vous voyez mon malheur connaissant notre honte.

Parlez, et de vos soins à l’État importants

Mon cœur croira tenir le Trône que j’attends.

 

 

Scène II

 

PERSÉE, ONOMASTE

 

PERSÉE.

Ainsi pour prévenir l’ambition d’un Frère,

Le secours de Didas nous était nécessaire,

Le Roi l’écoutant seul, on n’eût pu rien sans lui.        

ONOMASTE.

Je n’ose encor pour vous m’en promettre l’appui ;

Il semble à s’expliquer, Seigneur, qu’il ait eu peine.

PERSÉE.

Mais il est ennemi de la Grandeur Romaine,

Et son faste insolent lui blesse trop les yeux.

ONOMASTE.

Il faut pourtant songer à vous l’acquérir mieux.

Quoiqu’il vous ait promis, toute sa Politique

À sa seule grandeur sans relâche s’applique,

Et prêt des deux Partis à se joindre au plus fort,

Il attend que quelque autre en décide le sort.

Avec l’appui du peuple à ses vœux favorable,

Démétrius, Seigneur, lui paraît redoutable,

Et sans doute il craindra d’attirer son courroux

S’il ne voit que le Roi se déclare pour vous.

Cherchez donc à l’aigrir par tout ce que la plainte

Peut jeter dans son âme et d’horreur et de crainte,

D’un parricide affreux montrez-lui le projet,

Que sa tête et la vôtre en sont l’indigne objet,

Et songez que le droit d’un Trône héréditaire

Ne vous demeure sûr qu’en perdant votre Frère.

L’occasion est belle, et l’audace des siens

À vos ressentiments en offre les moyens.

Tout ce qui se fit hier prouve sa violence,

Et ce qui doit surtout servir votre vengeance,

Vous savez que de Rome on attend aujourd’hui

Ceux qu’envoya le Roi pour s’informer de lui.

Sous couleur d’Ambassade et d’affaires publiques,

Ils allaient épier des secrètes pratiques,

Et fût-il innocent, ils noirciront sa foi,

De tout ce qui la peut rendre suspect au Roi.

C’est là ce qu’en partant vous leur fîtes promettre,

Et si par le secours de quelque fausse lettre,

Il faut pour le convaincre étendre le forfait,

Le seing de Quintius se verra contrefait.

PERSÉE.

Ne balançons donc plus une juste entreprise,

Où m’engage le Trône, où l’amour m’autorise.

Perdons ce Frère ingrat dont l’insolent pouvoir

Fait pour l’un et pour l’autre obstacle à mon espoir.

La Princesse de Thrace en vain m’est destinée,

En vain le Roi m’en veut assurer l’hyménée,

De mes tristes soupirs l’hommage dédaigné

Enorgueillit un cœur que le Prince a gagné ;

Ses soins qu’à préférer on voit qu’elle s’apprête,

Dérobent à mes vœux cette illustre conquête,

Et par ce fier Rival sans cesse traversé,

Je frémis de sa perte, et m’y trouve forcé.

ONOMASTE.

Ce refus n’est-il pas une marque assurée

Qu’avec lui la Princesse a la vôtre jurée ?

La Thrace dès longtemps unie à nos États

La doit laisser Sujette à ne vous choisir pas,

Et dans l’ambition dont on la voit capable,

Croiriez-vous à ses yeux Démétrius aimable,

Si l’appui des Romains n’avait su l’assurer

Qu’au Trône malgré vous il a droit d’aspirer ?

En serait-il aimé s’il ne la faisait pas Reine ?

PERSÉE.

Non, Onomaste, non, et c’est ce qui me gêne

Que de son cœur en vain je tâche à l’éloigner,

Si sa mort ne me laisse assuré de régner.

ONOMASTE.

Quoi, Seigneur, en effet vous cherchez à lui plaire ?

PERSÉE.

D’abord je n’eus dessein que de nuire à ce Frère.

Ayant su son amour, par un décret fatal,

Sans me sentir amant je me fis son Rival ;

Mais las ! je n’appris pas longtemps à la connaître

Qu’en secret je devins ce que je feignais d’être.

Son mérite à mes yeux vivement exposé

Me fit naître un vrai mal d’un tourment supposé,

Et mon cœur qu’aux soupirs forçait un peu d’étude

Ne s’en fit que trop tôt une douce habitude.

ONOMASTE.

Seigneur, s’il est ainsi, j’imagine un dessein

Dont le succès pour vous ne peut être incertain,

Vous assurez vos droits, ou gagnez la Princesse.

Contre Démétrius faisons agir l’adresse,

Tant que le Roi craignant ses secrets attentats

Le force d’épouser la Fille de Didas.

Pour s’assurer de lui le prétexte est plausible,

Didas garde pour Rome une haine invincible,

Et contre les projets dont s’alarme le Roi,

Le Prince étant son gendre, il répond de sa foi.

PERSÉE.

Mais sa brigue par là se rendrait plus puissante ?

ONOMASTE.

Seigneur, à cet hymen vous croyez qu’il consente,

Lui qui pour la Princesse ardemment enflammé

Prétend n’aimer qu’autant qu’il se connaît aimé,

Non, non, je n’en mets point le refus en balance,

Il saura de Didas rejeter l’alliance,

Et d’un pareil mépris Didas trop indigné

Contre lui par nos soins sera bientôt gagné.

Jugez pour s’en venger ce qu’il doit entreprendre.

PERSÉE.

Mais si par Politique il s’en veut faire Gendre,

Didas que flatteront les orgueilleux desseins

Se peut mettre avec lui du parti des Romains ?

ONOMASTE.

Alors si jusque-là son courage s’abaisse,

Son infidélité vous acquiert la Princesse,

Qui dans les vifs transports de son juste courroux

Ne peut mieux le punir qu’en se donnant à vous.

Quant au Trône, Seigneur, quoique Didas pût faire,

Le Ciel qui vous y place en exclut votre Frère,

Et pour vous maintenir dans ce rang glorieux,

Nous saurons, s’il le faut, prêter secours aux Dieux.

PERSÉE.

J’aurais tort de combattre un avis si fidèle,

Et m’abandonne entier à l’ardeur de ton zèle.

La Princesse paraît, adieu, retire-toi,

Tu peux sur ce dessein sonder l’esprit du Roi.

 

 

Scène III

 

PERSÉE, ÉRIXÈNE, PHÉNICE

 

PERSÉE.

Et bien, Madame, enfin un orgueil inflexible

Vous rendra-t-il toujours à mes maux insensible,

Et d’un feu si constant l’infatigable ardeur

N’aura-t-elle aucun droit de toucher votre cœur ?

ÉRIXÈNE.

Si le Ciel laisse en nous cette ardeur volontaire,

On doit n’aimer, Seigneur, qu’autant qu’elle peut plaire,

Et s’il contraint nos cœurs, ne m’accusez de rien ;

Comme il force le vôtre, il peut forcer le mien.

PERSÉE.

Ah, n’autorisez point ce mépris de ma flamme

Par ce que prend le Ciel d’empire sur une âme.

Je sais bien que l’Amour à vaincre intéressé,

Quand il occupe un cœur, n’en peut être chassé,

Mais bien loin que d’en haut l’ordre nous violente,

Il ne le surprend point que ce cœur n’y consente.

C’est par son seul aveu qu’on se laisse enflammer

Et l’on est toujours libre à commencer d’aimer.

ÉRIXÈNE.

S’il en est ainsi, Seigneur, que vous le voulez croire,

De cette liberté ne m’ôtez pas la gloire,

Et souffrez qu’à mon choix on me voie ordonner

Du seul bien que les Dieux semblent m’abandonner.

La Thrace où je naquis par vos armes conquise

Rend ma triste fortune à cet État soumise,

Et dans un sort si dur, ce m’est quelque douceur

Que je puisse du moins disposer de mon cœur.

PERSÉE.

Disposez-en, madame, et refusez de croire,

Que mon hymen sur vous pût jeter quelque gloire ;

Ne voyez point qu’un Trône offert par cet accord

Vous aurait fait raison des outrages du Sort.

Ce Frère dont l’audace à votre amour aspire

Vaut bien...

ÉRIXÈNE.

J’entends, Seigneur, ce que vous voulez dire,

De sa flamme à mon cœur les seuls charmes sont doux ;

Mais si vous le croyez, que me demandez-vous ?

PERSÉE.

Non, non, Madame, non, et malgré ma faiblesse

Je sais trop bien juger d’une illustre Princesse,

Pour croire que l’orgueil qui la doit animer

Borne son plus doux charme à la gloire d’aimer.

Un cœur qui pour le Trône a mérité de naître,

Quand il prend de l’amour, s’en rend toujours le maître.

De ses vastes désirs l’insatiable ardeur

L’asservit en esclave au soin de sa grandeur,

Sa flamme s’accommode aux desseins qu’il achève,

Il ne la laisse agir qu’autant qu’elle l’élève,

Et ne cède aux transports qui forment de doux nœuds

Que quand l’ambition a rempli tous ses vœux.

C’est ainsi qu’à l’Amour votre cœur s’abandonne,

Son orgueil en secret accepte la Couronne,

De sa possession il se fait une loi,

Mais il l’attend plutôt d’un Frère que de moi.

Vous voyez trop d’ardeur suivre son entreprise

Pour douter d’un projet où Rome l’autorise,

Et s’il y faut mon sang, c’est aux esprits mal faits

À craindre pour régner le remords des forfaits.

ÉRIXÈNE.

Certes, je dois beaucoup à cette haute estime

Qui dans Démétrius me fait presser un crime,

Et ne me rend sensible aux offres de sa foi

Qu’afin qu’un parricide en puisse faire un Roi.

Sans respecter en moi la Grandeur Souveraine,

Jugez, Prince, jugez au gré de votre haine ;

Pour venger cet affront, quoique je veuille oser,

Tout l’éclat de la mienne est trop à mépriser.

PERSÉE.

Qu’elle éclate, Madame ; aussi bien, quoiqu’elle ose,

Qui souffre vos mépris peut souffrir toute chose.

Je ne vous dirai plus qu’un amour si parfait

N’avait point mérité l’outrage qu’on lui fait.

Du moins en l’étouffant assuré de vous plaire,

Je veux, s’il n’y consent, le forcer à se taire,

Et que votre fierté n’ait plus à s’indigner

De l’offre d’un hymen qui vous ferait régner.

J’en vais presser le Roi, mais dans ce sacrifice

Je vois ce qu’à mon rang vous faites d’injustice,

Et si pour vous encor le respect me retient,

Je suis sensible, et sais d’où l’injure me vient.

Adieu, Madame.

 

 

Scène IV

 

ÉRIXÈNE, PHÉNICE

 

ÉRIXÈNE.

Ah Ciel ! où me vois-je réduite.

PHÉNICE.

De ce jaloux transport il faut craindre la suite.

Persée est violent, et dans son désespoir

Le sang pour l’arrêter aura peu de pouvoir.

De ses vœux rebutés l’impatient outrage

Contre Démétrius animera sa rage,

Et vos dédains pour lui hautement confirmés

La vont rendre funeste à ce que vous aimez.

ÉRIXÈNE.

Quel conseil prendre, dans ce désordre extrême ?

PHÉNICE.

Vous devez accepter l’offre d’un Diadème.

Si pour Démétrius c’est montrer peu d’amour,

La constance n’est pas une vertu de Cour,

Et le cœur le plus ferme aisément se pardonne

Une infidélité qui vaut une Couronne.

ÉRIXÈNE.

Ah, si pour moi ton zèle a quelque droit d’agir,

Ne me conseille rien qui m’oblige à rougir.

Contre Démétrius sollicitant ma flamme,

Les défauts de Persée ont-ils frappé ton âme,

Et pourrais-tu souffrir qu’au mépris de ma foi

L’orgueil qui l’accompagne eût des charmes pour moi ?

PHÉNICE.

Si dans un rang si haut l’orgueil est condamnable,

Démétrius, Madame, en est-il incapable,

Et quand vous estimez les devoirs qu’il vous rend,

Savez-vous quelle part l’ambition y prend ?

On dit qu’il veut régner, et dans cette pensée,

S’il ne peut arracher la Couronne à Persée,

C’est un espoir en lui facile à pénétrer

Que les droits de la Thrace où vous pouvez rentrer.

ÉRIXÈNE.

Ces bruits d’ambition dont on ternit sa gloire

Découvrent dans Persée une âme basse et noire ;

C’est par là qu’il prétend le punir aujourd’hui

D’avoir osé montrer plus de vertu que lui.

Sa haine dangereuse autant qu’elle est couverte

Fait naître ces soupçons pour avancer sa perte,

On m’a de tout instruite, et si jusques ici

Démétrius n’a pas...

PHÉNICE.

Madame, le voici.

 

 

Scène V

 

ÉRIXÈNE, DÉMÉTRIUS, PHÉNICE

 

ÉRIXÈNE.

Ah, Prince, il n’est plus temps d’opposer à l’orage

L’illustre fermeté d’un généreux courage,

Dans le pressant péril qu’il force à redouter

Ce n’est qu’en lui cédant qu’on le peut éviter.

Persée au désespoir de cette préférence

Qu’emportent vos vertus sur l’heur de sa naissance,

Blessé de leur éclat, s’en forme contre vous

Tout ce qui peut aigrir l’esprit le plus jaloux.

Le Peuple ici vous aime, et Rome vous estime.

Si c’est gloire pour vous ce n’est pas moins un crime,

Et ce crime est de ceux dont par la trahison

Un lâche ambitieux se peut faire raison.

DÉMÉTRIUS.

Madame, je sais trop jusqu’où la jalousie

Porte l’indigne ardeur dont son âme est saisie,

Et que pour me noircir il répand en tous lieux

Ce que la calomnie a de plus odieux ;

Mais qui d’un noir dessein se connaît incapable,

Dans un autre jamais ne le trouve croyable,

Et si mon Frère...

ÉRIXÈNE.

En vain vous voulez vous flatter,

Sa haine avecque moi vient encor d’éclater.

De ses vœux mal reçus l’injurieuse audace

En a poussé l’aigreur jusques à la menace,

Et pour porter le coup prêt à lever le bras,

J’ai découvert qu’il cherche à corrompre Didas.

Tous ceux en qui le Roi semble avoir confiance

Sont déjà contre vous de son intelligence,

Didas seul l’embarrasse et s’il peut le gagner,

Le sang n’aura plus rien qu’on lui voie épargner.

DÉMÉTRIUS.

Didas auprès du Roi plus que tous est à craindre,

Mais, madame, à trembler voulez-vous me contraindre ?

Évitai-je par là le péril que je cours ?

ÉRIXÈNE.

Du moins l’éloignement vous offre du secours.

Fuyez, Prince, fuyez, la foudre est toute prête,

À son indigne éclat dérobez votre tête.

Rome où presque en naissant vous fûtes élevé,

Par elle avec plaisir vous verra conservé ;

L’asile est sûr pour vous.

DÉMÉTRIUS.

Quel outrage à ma flamme !

Moi fuir ! moi vous quitter !

ÉRIXÈNE.

Il le faut.

DÉMÉTRIUS.

Ah, Madame,

Ai-je rien à prévoir dont les funestes coups

Approchent de l’horreur de m’éloigner de vous ?

Si vous l’avez pu croire, est-ce ainsi que l’on aime ?

ÉRIXÈNE.

En vous le conseillant j’agis contre moi-même,

Mais quoique votre vue ait de quoi me charmer,

Qui se cherche en aimant n’est pas digne d’aimer.

DÉMÉTRIUS.

Hélas, Madame, hélas ! quand le sort nous accable,

Est-ce aimer comme il faut qu’être si raisonnable ?

Pour moi, dans le revers dont je suis combattu,

Je ne me pique point d’avoir tant de vertu.

Vous voir est le seul bien qui peut flatter ma flamme,

Avant que j’y renonce on m’arrachera l’âme,

Et quoiqu’on entreprenne, il me sera plus doux

De mourir à vos yeux que vivre loin de vous.

ÉRIXÈNE.

Ne vous aveuglez point quand le mal est extrême.

DÉMÉTRIUS.

Mais, Madame, songez que mon Frère vous aime,

Et que dans la douleur de se voir dédaigner,

Pour agir sans obstacle, il tâche à m’éloigner.

Quoique de ses transports votre crainte soupçonne,

Ils sont pour votre cœur plus que pour la Couronne,

Et cherchent, en mettant ses menaces au jour,

À chasser un Rival qui nuit à son amour.

ÉRIXÈNE.

Si cet amour vous gêne, il me blesse, il m’irrite,

Mais lorsqu’en sa faveur le Roi me sollicite,

Mon cœur au plein mépris ne s’ose abandonner,

Tant que votre péril a de quoi m’étonner.

Fuyez donc, et par là dissipant la tempête

Laissez libre l’éclat où ma haine s’apprête.

Il verra de quel air j’en soutiendrai le cours,

Quand je n’aurai plus rien à craindre pour vos jours.

DÉMÉTRIUS.

Qu’à l’envie contre moi la Terre au Ciel s’unisse,

Il me peut être aisé d’en braver l’injustice.

M’aimez-vous ?

ÉRIXÈNE.

Quand mon cœur se voudrait démentir,

Ce soupir échappé n’y pourrait consentir.

Mais encor une fois, Prince...

DÉMÉTRIUS.

Mon heur suprême

C’est de voir, c’est d’ouïr que ma Princesse m’aime,

Et comme pour ma flamme il n’est point d’autre bien,

Après ce doux aveu, je n’écoute plus rien.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

PHILIPPE, ANTIGONUS

 

PHILIPPE.

Non, non, Antigonus, la grandeur de l’injure

N’étouffe point en moi la voix de la Nature,

Et mon cœur t’expliquant ce qui le fait souffrir,

Cherche à se soulager, et non pas à s’aigrir.

Quoique dans ses projets Démétrius espère,

Je garde encor pour lui les sentiments de Père,

Et toute la fureur de son ambition

N’excite qu’en secret mon indignation.

Je le vois, sur l’appui que le Sénat lui donne,

Contre moi, contre un Frère, usurper la Couronne.

Et mes lâches Sujets à l’hommage contraints

Accepter pour leur Roi l’Esclave des Romains.

Dans les emportements qu’il ne peut plus contraindre

Je connais que Persée a raison de se plaindre,

Mais de peur d’un désordre à tous les deux fatal,

Sans prendre aucun parti je veux paraître égal.

Par là j’empêcherai que fort de ma colère

Persée injustement n’ose accuser son Frère,

Et ma bonté peut-être aura quelque pouvoir

Pour rendre un fils rebelle aux lois de son devoir.

Quoiqu’assez rarement un ambitieux cède,

Il faut avant la force essayer ce remède,

Et voir si la douceur ne saurait obtenir

Le remords d’un forfait que je crains de punir.

ANTIGONUS.

Seigneur, on ne peut trop louer cette prudence

Qui tient entre deux fils la Nature en balance ;

Mais gardez qu’en secret la pente où je vous vois

Contre Démétrius ne séduise un grand Roi.

Peut-il trouver en vous un Juge favorable

Si déjà sans l’ouïr vous le croyez coupable ?

Je sais que vos soupçons condamnent justement

Ce que pour les Romains il a d’attachement ;

Mais c’est pousser trop loin la fierté qui le guide

Que de la faire aller jusques au parricide.

Il est aimé du Peuple, et peut-être en ces lieux

Qui s’en peut faire aimer fait bien des envieux.

PHILIPPE.

Quoi ? tu ne veux pas voir qu’une ardeur criminelle

L’engage de ce Peuple à corrompre le zèle,

Et lui fait publier que rompant mes desseins

Lui seul l’a garanti des armes des Romains ?

Sur ce bruit qu’à semer son orgueil se hasarde

Pour son Libérateur je vois qu’on le regarde,

On le suit, on l’honore, et depuis son retour

À mes yeux à l’envi chacun lui fait sa cour ;

Mais à ce charme en vain ils aiment à se rendre          

La guerre leur fait peur, et je veux l’entreprendre.

C’est trop, c’est trop rougir du joug impérieux

Qu’impose aux Souverains un Peuple ambitieux.

Il est temps de résoudre, et de parler en Maître,

Un Roi qui peut céder n’est point digne de l’être,

Et prêt à souffrir tout des plus fiers Ennemis,

Le Trône a plus d’éclat renversé que soumis.

ANTIGONUS.

Ces sentiments sont grands, mais si comme l’on pense

Démétrius à Rome a de l’intelligence,

Doutez-vous que par lui le Sénat averti...         

PHILIPPE.

Nous forcerons l’Ingrat à prendre enfin parti.

Il faut sur un hymen à l’État nécessaire

Qu’il renonce aux Romains, ou s’arme contre un Père,

Et si par son refus il s’y montre attaché,

Nous n’aurons plus du moins un Ennemi caché.

 

 

Scène II

 

PHILIPPE, ANTIGONUS, ONOMASTE

 

PHILIPPE.

Les Princes viennent-ils ?

ONOMASTE.

Ils ne font plus qu’attendre,

Seigneur, dans l’antichambre ils sont venus se rendre,

Où pour vous avertir je viens de les quitter.

PHILIPPE.

Qu’ils entrent, Onomaste, il les faut écouter.

Demeure Antigonus ; je veux qu’en ta présence

Deux Frères ennemis obtiennent audience ;

Déjà de l’un des deux m’expliquant le souci

Sur ce qui se fit hier Didas... Mais les voici.

 

 

Scène III

 

PHILIPPE, PERSÉE, DÉMÉTRIUS, ANTIGONUS, ONOMASTE

 

PERSÉE.

Seigneur, si je pouvais sans m’en rendre complice...

PHILIPPE.

Prenez place tous deux, je vous ferai justice.

Voici le jour fatal où le Ciel contre nous

Semble avoir réservé son plus âpre courroux.

La plainte ouverte enfin succédant au murmure

À la pleine révolte enhardit la nature,

J’en vois les droits partout honteusement trahis,

Il m’en faut être Juge, et c’est entre mes fils.

Père trop malheureux qui, quoique je me cache,

D’un crime dans mon sang ne saurais fuir la tache !

Un Frère accuse l’autre, et le crime est douteux,

Mais l’effet m’en doit être également honteux.

Qu’il soit faux, qu’il soit vrai, la haine qui les guide

En fait pour moi toujours un lâche parricide.

Ou l’un d’eux aujourd’hui cherche à l’exécuter,

Ou l’autre le commet en l’osant inventer,

Et ma gloire ne peut qu’elle ne soit ternie,

Ou par son attentat, ou par sa calomnie.

Voilà ce que j’ai craint de ces dissensions

Dont l’aigreur soutenait toutes vos actions ;

Mais comme il en est peu que le temps n’adoucisse,

J’ai cru qu’au sang enfin vous rendriez justice,

Et qu’après les avis que je vous ai donnés,

Vous n’oublieriez jamais ce que vous êtes nés.

Combien de fois, hélas ! vous ai-je fait comprendre

Quels biens de la concorde on a sujet d’attendre ?

C’est par là que deux Rois avecque tant d’éclat

De Sparte si longtemps ont gouverné l’État,

Que d’un zèle pareil la conduite admirable

À ses plus fiers Voisins l’a rendu redoutable,

Et que ce même État n’a pu se maintenir

Dès que l’ambition a su les désunir.

Combien ai-je tâché de prévenir vos haines

Par l’exemple fameux et d’Attale et d’Euménès,

Que la concorde seule, où tous deux je les vois,

A faits aussi puissants qu’Antiochus, ou moi !

Honteux du nom de Rois qu’à peine ils voulaient prendre,

Ils ont droit aujourd’hui d’oser tout entreprendre,

Et s’il faut mêler Rome aux autres Nations,

Voyez les Quintius, voyez les Scipions.

Dans l’éclat immortel qui suivra leur mémoire

De leur noble union voyez briller la gloire ;

Au lieu que des forfaits la plus pressante horreur

Toujours de la discorde a suivi la fureur.

Ni le crime des uns, ni la vertu des autres

Sur les grands sentiments n’ont pu régler les vôtres.

D’une coupable ardeur l’indigne emportement

Vous fait de votre rage aimer l’aveuglement.

Vous voulez que je vive, et souffrez que je règne

Tant que vous n’ayez plus d’obstacle qu’elle craigne,

Et que par l’attentat l’un de l’autre défait

Puisse en m’ôtant le jour jouir de son forfait.

Il n’est droit si sacré que votre orgueil révère,

Vous haïssez les noms et de Père, et de Frère,

Et du sang à l’envi brisant les plus doux nœuds,

Le Trône est le Dieu seul qui mérite vos vœux.

Sus donc, immolez-lui de si chères victimes,

Et me faites trembler par l’horreur de vos crimes.

Attendant que le fer en règle les effets

Faites en ma présence un combat de forfaits.

Dites tout ce que peut, pour trahir la Nature,

Ou résoudre la rage, ou forger l’imposture,

J’écoute ; et je crains bien pour reproche éternel

De n’avoir à juger que du moins criminel.

PERSÉE.

Seigneur, j’ai dû sans doute abandonner ma tête

À l’éclat imprévu d’une affreuse tempête,

Puisque les attentats dont encor je frémis

Ne sauraient être crus s’ils n’ont été commis.

Ce n’est pas sans raison qu’un Peuple téméraire

Ne veut pour votre fils connaître que mon Frère.

Si chez vous comme lui j’en obtenais le rang,

Vous trembleriez d’ouïr qu’on veut verser mon sang,

Et ne voudriez pas qu’un reproche semblable

Confondit l’Innocent avecque le Coupable.

Ayant à craindre tout, si sans rien découvrir

Vous voulez que je meure, et bien, il faut mourir,

J’y consens, et je croirai mon sort digne d’envie

Si ma mort avancée assure votre vie,

Et si l’indigne ardeur de ses transports jaloux

Peut s’étendre en mon sang sans aller jusqu’à vous ;

Mais si dans ce péril la plainte m’est permise,

Voyez-le contre moi s’armer avec surprise,

Et l’éclat de sa haine osant tout aujourd’hui,

Souffrez pour l’arrêter que je m’adresse à lui.

Qu’espérez-vous, mon Frère, et sur quelles maximes

Courez-vous en aveugle au plus affreux des crimes ?

Dans l’orgueil de compter tant de Rois pour aïeux,

L’avidité du Trône entraîne tous vos vœux,

Comme eux il faut régner, et cette noble envie

Pour remplir tout leur sort veut se voir assouvie ;

Mais si ce que je suis tient le vôtre borné

Prenez-vous-en aux Dieux qui m’ont fait votre aîné.

L’usage ici reçu, le jugement d’un Père

Pour régner après lui veulent qu’on me préfère,

Et votre bras armé pour répandre mon sang

Vous peut seul donner droit de monter à son rang.

Le Ciel dont l’équité sur nos desseins préside

N’a pu souffrir encor un si noir parricide.

Hier dans ce faux combat que j’osai hasarder

Pour éviter ma perte il m’apprit à céder.

C’est lui qui s’opposant à l’espoir qui vous reste

Me fit fuir un festin qui m’eût été funeste,

Et le crime partout noircissant votre foi,

J’aurais dû cette nuit vous recevoir chez moi ?

Seigneur, sans mes refus nés d’une juste crainte,

Vous pleureriez ma mort où vous oyez ma plainte,

Et ce qu’entre deux fils vous avez à juger,

Ne vous aurait laissé que ma perte à venger.

Détestez maintenant l’ardeur insatiable

Où la soif de régner plonge une âme coupable,

Mais en la détestant daignez vous souvenir

Que vous avez à plaindre aussi bien qu’à punir.

Que celui dont la rage aspire à perdre un Frère

Sente à jamais des Dieux l’implacable colère,

Mais qu’au moins l’opprimé, pour s’en mettre à couvert,

Dans l’appui de son Roi trouve un asile ouvert.

Contre la trahison c’est le seul que j’espère,

Je n’ai pour m’en sauver que les Dieux et mon Père,

S’il me faut fuir ici de secrets attentats,

Je n’ai point de Romains qui me tendent les bras.

Leur haine de ma mort se fait un heur suprême

Parce que je soutiens l’honneur du Diadème,

Et ne leur laisse voir aucuns moyens offerts

De mettre, moi vivant, la Macédoine aux fers.

La plainte cependant, le murmure, l’outrage,

Sont le prix d’affranchir vos Sujets d’esclavage.

Vous l’avez vu, Seigneur, dans ces lâches Soldats

Qui hier même à vos yeux cherchèrent mon trépas.

Que dirai-je des Grands dont la molle faiblesse

À flatter les Romains à l’envi s’intéresse,

Et qui sur un espoir et vil et hasardeux

N’adorent que celui qui peut tout auprès d’eux ?

Ce n’est pas à moi seul qu’il voit qu’on le préfère,

Il l’emporte en secret sur son Roi, sur son Père.

C’est lui qui dans l’orage où vous étiez compris

Des foudres du Sénat sauva vos cheveux gris.

Si vos Peuples sans guerre ont la douceur de vivre,

Des armes des Romains c’est lui qui les délivre,

Et tandis qu’en vous seul je fonde mon appui,

Vos Peuples, les Romains tout enfin est pour lui.

À quoi présumez-vous que Quintius aspire

Par tout ce qu’il se plaît sans cesse à vous écrire,

Quand pour entretenir l’amitié du Sénat

Il vous fait envoyer les Premiers de l’État ?

Démétrius a part à cette Politique,

Ses conseils sont sa règle en tout ce qu’il pratique,

Et dans ces Envoyés qu’ils ont l’art de gagner,

Ils cherchent du secours pour le faire régner.

Ceux qu’un pur intérêt, ceux qu’un vrai zèle y mène

N’en reviennent jamais qu’avec l’âme Romaine,

Le seul Démétrius est maître de leur foi,

Et déjà, vous régnant, ils l’appellent leur Roi.

Si l’indignation m’arrache quelque plainte,

De l’ardeur de régner j’ai soudain l’âme atteinte,

Chacun veut que ce crime ait pour moi des appas,

Et vous-même, Seigneur, ne m’en exemptez pas.

Mais à quoi cette ardeur et basse et criminelle,

Puisqu’au Trône après vous ma naissance m’appelle ?

Vouloir pour y monter confondre tous les droits,

Renverser la Nature, anéantir les Lois,

Se faire une vertu d’un Frère qu’on opprime ;

C’est là, Seigneur, c’est là ce qui s’appelle crime,

Et j’atteste les Dieux, si j’en prends quelque effroi,

Que je le crains pour vous beaucoup plus que pour moi.

Négligez ce péril où ma vie est réduite,

Détournez-en les yeux, mais voyez-en la suite,

Et songez, qu’où du sang on a brisé les nœuds,

Qui fait un parricide en peut commettre deux.

DÉMÉTRIUS.

Si je parais surpris, Seigneur, j’ai pour excuse

Et le genre du crime, et celui qui m’accuse.

Pour m’ôter tous moyens de vaincre mon malheur,

Il veut auprès de vous corrompre ma douleur,

Et de ses feints soupirs l’injurieuse amorce

Tâche en la prévenant d’en détruire la force.

Sur vous d’un faux péril il fait tomber l’effroi,

Pour faire agir par vous sa rage contre moi.

Quoique fort du secours de ma seule innocence,

Pour moi du Monde entier il arme la puissance.

Et d’asiles partout il aime à se priver,

Pour empêcher qu’en vous je n’en puisse trouver.

Dieux, qu’il prend pour témoins des motifs de sa crainte,

Aidez ceux qu’il abuse à pénétrer leur feinte,

Et puisqu’à m’en purger je me trouve réduit,

Éclairez ce grand crime où j’ai choisi la nuit.

Il l’expose à vos yeux l’âme encor toute émue,

Comme s’il ne formait qu’une plainte imprévue,

Et que ces noirs complots dont il souille ma foi

Ne fussent pas des traits préparés contre moi.

Prince, si dès longtemps formant brigues sur brigues,

Je fais contre l’État de criminelles ligues,

Il fallait m’accuser de cette trahison

Avant qu’elle employât le fer et le poison.

Déjà pour m’en punir j’étais assez coupable

Sans que de cette nuit on y joignît la fable,

Mais pour mieux voir quel fruit j’en pourrais espérer,

Vous voulez tout confondre, il faut tout séparer.

Le grand titre d’aîné, le jugement d’un Père,

Le droit des Nations, tout veut qu’on vous préfère,

Et pour en démentir l’aveugle choix du Sort,

Ma lâche ambition a juré votre mort.

Pourquoi donc m’imputer la coupable espérance

Dont l’appui des Romains flatte mon arrogance ?

Si jusqu’à faire un Roi vous portez leur crédit,

Qu’est-il besoin de crime où leur secours suffit ?

Est-ce afin que le Trône ait plus de quoi me plaire,

Si j’en vois les degrés teints du sang de mon Frère ?

Est-ce afin qu’auprès d’eux ce noir crime commis

M’ôte ce peu d’estime où la vertu m’a mis ?

Quintius qu’on me voit prendre partout pour guide,

M’aura-t-il conseillé cet affreux parricide,

Lui qui chérit son Frère, et laisse à nos Neveux

De l’union parfaite un exemple fameux ?

Pour m’élever au Trône où mon orgueil aspire,

Vous voulez qu’à l’envi tout le monde conspire,

Et comme sans appui, pour unique recours,

Vous me faites du crime emprunter le secours.

Voyons-le tel qu’il est, où qu’on le fait paraître,

Ce crime qu’entre nous un Père doit connaître.

On divise l’Armée, et d’une égale ardeur

Nous disputant le prix qu’on destine au Vainqueur.

Tous deux Chefs de parti nous cherchons la victoire,

Et quand sur vous enfin j’en emporte la gloire,

Ma haine, dites-vous, si l’on ne m’eût cédé,

Par un combat sanglant en aurait décidé.

Quelle plainte, grands Dieux, et qu’elle a de faiblesse !

Vous fûtes le témoin de ce combat d’adresse,

Seigneur, et vous savez ce qu’on me vit tenter,

Qui marque la fureur qu’il ose m’imputer ;

Mais la sienne, qu’anime une haine implacable,

Ne veut rien épargner pour me rendre coupable.

Dans la fête qu’ensuite on me voit ordonner

Je l’invite au festin, c’est pour l’empoisonner.

Sans nommer les témoins d’une trame si noire,

J’en suis trop convaincu parce qu’il la veut croire.

Le fer enfin succède, on me fait tout oser.

Prince, m’accuser trop, ce n’est pas m’accuser.

Pour rendre contre moi vos plaintes légitimes,

Un seul jour me pouvait amasser moins de crimes

Je vais chez vous de nuit, et l’on doit soupçonner

Que j’y vais seulement pour vous assassiner ?

Puisque de ce forfait vous avez des indices,

J’étais accompagné, je livre mes Complices,

Qu’ils viennent, et par eux faites connaître à tous

L’ordre d’un attentat qu’ils apprendront de vous.

Mais que sert contre moi d’inventer cette fable ?

De tant de crimes faux passons au véritable.

Que ne me dites-vous, puisqu’il faut l’exprimer,

Pourquoi, Démétrius, t’es-tu fait estimer ?

Pourquoi de ta vertu la Macédoine éprise

Me voit-elle à regret une Couronne acquise,

Et quand de ma conduite on la voit s’indigner,

Pourquoi lui parais-tu plus digne de régner ?

Quelques déguisements qui cachent sa pensée,

C’est là, Seigneur, c’est là ce qui blesse Persée,

Et l’on s’empresserait bien moins à me trahir,

Si par mes lâchetés je me faisais haïr ;

Mais comme avec le sang la vertu m’intéresse

À lui céder un Trône acquis au droit d’Aînesse,

Ce même sang m’apprend à me montrer jaloux

De mériter l’honneur d’être sorti de vous.

Quant aux Romains, Seigneur, dont il veut prendre ombrage.

M’a-t-on vu demander à leur servir d’Otage,

Et si vers le Sénat vous m’avez député,

Ai-je de cet emploi brigué la dignité ?

Dans l’un et l’autre temps ma foi toujours sincère

N’a choisi pour objet que la gloire d’un Père,

Et par vos ordres seuls ayant pris droit d’agir,

Ni pour vous ni pour moi je n’ai point à rougir.

Tant qu’avec eux la paix nous défendra les armes

Leur alliance offerte aura pour nous des charmes,

Mais si vous en rompez le nœud mal affermi

Ils trouveront en moi leur plus fier Ennemi.

De leur protection il n’est rien que j’attende ;

Qu’ils ne me nuisent point, c’est ce que je demande,

Et qu’un Frère trop prompt à soupçonner ma foi

Ne prenne point chez eux des armes contre moi.

Si vous me condamniez, quelle que fût l’offense,

Ce serait à lui seul à prendre ma défense,

Et c’est lui que je vois sur de faux attentats

Vouloir vous arracher l’arrêt de mon trépas.

Appelé sans savoir que j’eusse à me défendre,

Je n’ai pour y songer que le temps de l’entendre,

Tandis qu’à me noircir, et qu’à me déchirer

Sa haine industrieuse a su se préparer.

Hélas ! dans ce malheur où serait mon refuge,

Si tout autre que vous devait être mon Juge ?

Contre un Frère cruel qui veut trancher mes jours,

C’est un Fils qui d’un Père implore le secours.

Dans l’excès où sa rage a pu déjà paraître,

Que n’en craindrai-je point quand il sera mon Maître,

Et que sert qu’aujourd’hui l’on m’ose secourir,

Si par lui tôt ou tard j’ai toujours à périr ?

PERSÉE.

Seigneur, si ce qu’il craint...

PHILIPPE.

Bornez-là votre plainte,

L’aigreur qui la soutient autorise sa crainte,

Et trop de pente à prendre un esprit soupçonneux

Éblouit votre haine, et vous trompe tous deux.

J’ai compris les raisons et de l’un et de l’autre,

Sans prendre son parti, ni m’attacher au vôtre,

Et comme entre deux Fils j’aime à me partager,

C’est sur l’avenir seul que je prétends juger.

Vivez, et s’il se peut, qu’une amitié sincère

Du sang qui vous unit marque le caractère,

Et par ses plus doux nœuds épargne à mon courroux

La douleur de chercher un coupable entre vous.

La Nature l’ordonne, et je vous le demande.

DÉMÉTRIUS.

Vous plaire est le seul bien, Seigneur, où je prétende,

Et de cette union le charme m’est si doux

Que j’aurais fait pour moi ce que j’ai fait pour vous.

PHILIPPE.

L’assurance m’en plaît, mais pour l’avoir entière,

Contre vous à l’envie ôtons toute matière.

Étouffons un soupçon qui dans tous vos desseins

Vous fait d’intelligence avecque les Romains.

De ces Tyrans des Rois la fière Politique

Fait révolter Didas contre leur République,

Épousez-en la Fille, et pour vous et pour moi

Faites leur Ennemi garant de votre Foi.

DÉMÉTRIUS.

Je vous l’ai déjà dit, Seigneur, lorsque la paix rompue...

PHILIPPE.

Faut-il vous l’ordonner de puissance absolue ?

Ne me résistez point ; au Prince, au Peuple, à tous,

Cet hymen seul a droit de répondre de vous.

Votre gloire sans lui par le crime est flétrie,

Je vous vois lâchement trahir votre Patrie,

Et par le sang d’un Frère acheter des Romains

Les fers injurieux où vous tendez les mains.

PERSÉE.

Daignez moins exiger de la foi qu’il vous jure.

Pour lui de cet hymen la contrainte est trop dure,

Seigneur, et vous devez par des ordres plus doux

Essayer le respect qu’il veut avoir pour vous.

DÉMÉTRIUS.

J’aurais peut-être lieu d’admirer par quel zèle

Qui veut me voir périr craint de me voir rebelle ;

Mais pour mes intérêts cessez de vous trahir,

Un Père a commandé, je ne sais qu’obéir.

PHILIPPE.

Puissé-je ainsi revoir le calme en ma Famille.

 

 

Scène IV

 

PHILIPPE, PERSÉE, DÉMÉTRIUS, DIDAS, ANTIGONUS, ONOMASTE

 

PHILIPPE.

Didas, rends grâce au Prince, il épouse ta Fille,

Et cet honneur sur toi justement répandu

Assure à tes travaux le prix qu’il leur est dû.

DIDAS.

Seigneur...

PHILIPPE.

S’il est plus grand que tu n’osais le croire,

Rends-lui ce que de toi demande tant de gloire,

Je te laisse avec lui. Vous, Prince, suivez-moi.

 

 

Scène V

 

DÉMÉTRIUS, DIDAS

 

DIDAS.

Seigneur, sans trop d’orgueil puis-je croire le Roi,

Et se peut-il qu’un Prince et grand et magnanime

Pour le sang d’un Sujet conçoive tant d’estime,

Que d’un choix où jamais il n’aurait prétendu...

DÉMÉTRIUS.

Obéissant au Roi, j’ai fait ce que j’ai dû ;

Mais je crois qu’imitant cet effort pour un autre,

Si j’ai fait mon devoir, vous songerez au vôtre,

Et n’en croirez pas tant des vœux trop élevés,

Qu’on vous voie oublier ce que vous me devez.

DIDAS.

Le respect qui pour vous accompagne mon zèle

Ne marquera jamais une âme plus fidèle,

Et je sais trop, Seigneur, ce que vous doit ma foi...

DÉMÉTRIUS.

Puisque vous le savez, allez trouver le Roi,

Et m’épargnant l’éclat où je sais qu’on aspire,

Sauvez-moi de l’hymen qu’on lui fait me prescrire.

Je vois d’où m’en vient l’ordre, et qu’un Frère jaloux

Prétend par mes refus accroître son courroux.

Sachant que j’aime ailleurs, par cette loi cruelle

Il a cru me contraindre à me montrer rebelle,

Mais j’ai lieu d’espérer que de sa haine instruit

Vous ne souffrirez pas qu’il en cueille le fruit.

Rompez donc un Accord dont l’amour qui m’engage

Par estime pour vous ne veut pas voir l’outrage,

Et respectant les traits dont mon cœur est blessé,

Chargez-vous d’un refus où je serais forcé.

DIDAS.

Quelque honneur où le Roi m’autorise à prétendre,

Vous pouvez arrêtez l’espoir qu’il m’en fait prendre ;

Mais vouloir qu’affectant un refus criminel

Moi-même...

DÉMÉTRIUS.

Je vous plains d’un effort si cruel,

Mais il faut empêcher que l’on ne vous soupçonne

D’avoir eu quelque part à l’ordre qu’on me donne,

Et si vous m’en croyez, vous obtiendrez du Roi

Qu’il me laisse à mon choix disposer de ma foi.

DIDAS.

Le Roi sait ce qu’il fait, et s’il cherche ma gloire,

Croyez, Seigneur...

DÉMÉTRIUS.

Laissons ce que j’ai lieu de croire,

S’il vous fait malgré vous prendre un espoir trop haut,

Détournez-en l’effet, je croirai ce qu’il faut.

DIDAS.

Seigneur, vous pourriez mieux...

DÉMÉTRIUS.

Oui, je pourrais lui dire

Que s’il songe au néant dont sa faveur vous tire,

Il saura qu’à sa gloire il est injurieux

D’unir un sang trop bas au plus pur sang des Dieux ;

Qu’un Roi, quoique jaloux d’élever ce qu’il aime,

Doit à sa dignité beaucoup plus qu’à soi-même,

Et qu’il faut préférer dans le moindre projet

La majesté du Trône à l’orgueil d’un Sujet.

Pour lui faire éviter la honte qu’il se cache,

Ou par vous ou par moi c’est ce qu’il faut qu’il sache,

Mais l’aigreur de l’avis ne regardant que vous,

Vous saurez le donner en des termes plus doux,

Et pour vos intérêts ma patience extrême

Veut bien pour l’expliquer s’en remettre à vous-même

Si c’est vous dire trop, accusez-en des vœux

Dont l’audace me force à plus que je ne veux.

DIDAS.

Dans le peu que je suis, du moins...

DÉMÉTRIUS.

Brisons, de grâce

Malgré mes Envieux je sais ce qui se passe,

Et qu’après cette plainte où le sang m’a trahi,

L’on devait m’arrêter si je n’eusse obéi.

C’était pour m’y contraindre une méchante voie

Si je n’eusse à mon Frère envié cette joie ;

Mais si votre insolence à me persécuter

Sur ce honteux hymen me force d’éclater,

Malgré tout ce que peut l’injuste appui d’un Père,

Peut-être aurez-vous lieu de craindre ma colère.

C’est à vous d’y penser.

DIDAS.

Vous serez satisfait,

Seigneur, et cet hymen n’aura jamais d’effet.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ÉRIXÈNE, PHÉNICE

 

ÉRIXÈNE.

Oui, je le sais, Phénice, en de pareils outrages

Le moindre emportement sied mal aux grands courages,

Et j’ai lieu de rougir d’avoir peine à calmer

L’impatient courroux qui cherche à m’animer ?

Mais plus je vois son crime, et moins de ma faiblesse

Malgré tout mon orgueil je puis être maîtresse.

Dieux ! peut-il être vrai que l’infidélité

De tant de vœux offerts souille la pureté ?

Incapable jamais de trahir ce que j’aime

Je dédaigne pour lui l’éclat du Diadème,

Et sur un lâche espoir dont il goûte l’appas,

Il m’ose préférer la Fille de Didas ?

Tu l’avais bien jugé ; quoiqu’il en ait pu dire,

Après ce Trône seul le parjure soupire,

Et croit en voir pour lui les droits moins incertains,

Gendre d’un Favori qu’il acquiert aux Romains.

Qu’il règne, que par eux sa puissance affermie,

D’un si honteux hymen répare l’infamie,

Quelque éclat qu’elle assure à ses vœux insensés,

Par sa gloire flétrie il s’en punit assez.

PHÉNICE.

Son infidélité ne vous peut trop surprendre,

Mais d’abord sans aigreur vous avez pu l’apprendre,

Votre esprit semble calme, et plus de fermeté...

ÉRIXÈNE.

Te le dirai-je, hélas ! d’abord j’en ai douté.

D’abord pour cet ingrat ma flamme intéressée

A vu dans Onomaste un Agent de Persée

Mais quand Antigonus par mon ordre amené

M’a confirmé l’avis qu’on m’en avait donné,

Que lui-même excusant sa lâche obéissance,

De cet hymen pour lui m’a montré l’importance,

Tout ce qu’a de pressant la plus jalouse ardeur

Aux plus âpres transports a livré tout mon cœur.

Mille serments trahis par l’espoir qui l’anime

Pour aigrir ma colère ont redoublé son crime,

Et leur image offerte à mon ressentiment

Des plus noires couleurs m’a peint son changement.

S’il en eût craint l’affront, c’est par son seul silence

Qu’il aurait fait juger de son obéissance,

Et sa flamme aussitôt venant s’en plaindre à moi,

Eût démenti la honte où l’eût forcé le Roi ;

Mais pour gagner Didas, sa lâche politique

Veut que sa trahison aux yeux de tous s’explique,

Et qu’un indigne aveu lui fasse mériter

L’appui dont pour le Trône il se laisse flatter.

Tandis qu’à soupirer ma fierté se ravale,

Il est, il est, Phénice, auprès de ma Rivale,

Et rit du vain courroux qu’il voudra présumer

Que son crime en mon cœur ait eu lieu d’allumer.

PHÉNICE.

Montrer si peu de force à braver cet outrage,

C’est lui donner, Madame, un peu trop d’avantage,

Et ces ressentiments...

ÉRIXÈNE.

Daignes-en mieux juger.

Avec toi ma douleur aime à se soulager,

Mais ailleurs, les transports qu’irrite son offense ;

N’armeront contre lui que mon indifférence,

Et du moins mon orgueil n’en pouvant triompher,

Sous l’éclat du mépris saura les étouffer.

PHÉNICE.

Vous promettez beaucoup, mais comme, quoiqu’on fasse,

Il n’est rien qu’un remords dans un grand cœur n’efface

Si de Démétrius...

ÉRIXÈNE.

Ah, pour fléchir le mien

Ne crois pas que jamais le remords puisse rien.

Plus l’Amant nous fut cher, plus son ingratitude

Rend le coup qui nous blesse et surprenant et rude,

Et sa peine attirant nos plus ardents souhaits,

Si l’amour n’en meurt point, il n’en guérit jamais.

Je te dirai bien plus ; quand par une faiblesse

Dont le sang qui m’anime exempte une Princesse,

Tout mon cœur contre moi lâchement révolté

En faveur d’un ingrat trahirait ma fierté,

Quand en le punissant du mépris de ma flamme

Je me verrais forcée à l’adorer dans l’âme,

À quelque dur malheur que me livrât le sien,

Je mourrais mille fois plutôt qu’il en sût rien,

Et mes derniers soupirs par ma fausse victoire

D’un triomphe effectif lui voleraient la gloire.

Qu’il se repente ou non, il m’a manqué de foi,

Et je me souviendrai de ce que je me dois.

Pour plaire à mon courroux, en remplir l’arrogance,

Il faut que mon amour tremble sous ma vengeance,

Qu’aux dépens d’un repos qui lui sembla si doux...

PHÉNICE.

Le Roi peut vous entendre, il s’avance vers nous.

 

 

Scène II

 

PHILIPPE, ÉRIXÈNE, PHÉNICE, SUITE DU ROI

 

PHILIPPE.

Madame, enfin du Ciel la bonté Souveraine

De deux Frères jaloux semble étouffer la haine,

Et j’ai lieu d’espérer qu’un plus heureux destin

À leurs divisions va mettre quelque fin.

Contre Démétrius sur de vaines maximes

Le défiant Persée a trop cru de faux crimes,

Et le seul dont j’ai vu la fuite à redouter,

C’est l’appui qu’aux Romains on lui faisait prêter ;

Mais l’hymen où contre eux un vrai zèle l’engage,

De sa fidélité me doit être un sûr gage,

Et de cette union les favorables nœuds

Par la foi de Didas m’assurent tous ses vœux.

Ainsi loin qu’il me reste à craindre un Fils rebelle...

ÉRIXÈNE.

Seigneur, j’ai déjà su cette grande nouvelle,

Et c’est avec plaisir qu’après tant de souhaits,

Où le trouble a régné, je vois régner la paix.

PHILIPPE.

Pour n’en revoir jamais la douceur en balance,

Achevez aujourd’hui ce que le Ciel commence,

Et daignant de Persée autoriser l’espoir,

Du Sceptre qui l’attend partagez le pouvoir.

Rome par cet hymen, à quoiqu’elle s’apprête,

Perdra l’injuste droit de régler ma conquête,

Et se verra forcée après tant de débats,

De voir la Thrace entière unie à mes États.

ÉRIXÈNE.

Quoique du sort jaloux l’injuste violence

En ait soumis l’Empire à votre obéissance,

Rendant ce que je dois à l’éclat de son sang,

J’ai cru pouvoir garder tout l’orgueil de mon rang

C’est sur ce noble orgueil que tant de fois pressée,

D’accepter et le cœur et la main de Persée,

D’un œil indifférent j’ai semblé toujours voir

La gloire qui par là s’offrait à mon espoir.

Jalouse de l’éclat du Trône où je suis née,

Je voulais y rentrer avant cet hyménée,

Et qu’on ne pût penser que le don de ma foi

Eût moins suivi mon choix que les ordres d’un Roi.

Si de tels sentiments sont d’une âme trop vaine,

Peut-être sont-ils beaux dans celle d’une Reine,

Et leur fierté n’a rien qu’on me vit démentir

Si vos dissensions m’y laissaient consentir ;

Mais enfin dans le trouble où Rome vous expose

J’en hais trop les effets pour en nourrir la cause,

Et vouloir que par moi, sur des droits incertains,

Les ordres du Sénat traversent vos desseins.

C’est de là que j’ai vu par des motifs contraires

La discorde à vos yeux ouverte entre deux Frères,

Et mon cœur, quand leur haine est prête à s’apaiser,

Pour seconder vos soins n’a rien à refuser.

PHILIPPE.

Que Persée est heureux, et qu’après tant d’alarmes

Un aveu si propice aura pour lui de charmes !

Mais comme un prompt succès dans de si grands desseins

Met un plus sûr obstacle aux malheurs que je crains,

Pour voir plutôt le calme éloigner la tempête,

Quoique vos ordres seuls...

ÉRIXÈNE.

Ma main est toute prête,

Seigneur, et dès demain il ne tiendra qu’à vous

Qu’un hymen glorieux n’en fasse mon Époux,

Je vois vos intérêts, et de quelle importance

De Didas contre Rome est pour vous l’alliance,

Et si par politique, ou par légèreté,

Démétrius osait en rompre le Traité,

Après ce que de moi Persée a voulu croire

Je veux être en état qu’on respecte ma gloire,

Et que ce changement ne se puisse imputer

À l’espoir dont ma main aurait pu le flatter.

PHILIPPE.

Ô d’un charmant espoir agréable surprise !

 

 

Scène III

 

PHILIPPE, ÉRIXÈNE, DIDAS, PHÉNICE, SUITE

 

PHILIPPE.

Enfin, Didas, enfin le ciel me favorise,

Et nous verrons demain éclater le grand jour

Qui contre la discorde intéresse l’amour.

C’est peu qu’au plus haut rang ta Fille soit placée,

La Princesse consent à l’hymen de Persée,

Et dans l’heureux succès dont je me sens charmer,

Mon cœur ne conçoit plus de souhaits à former.

DIDAS.

Pour rompre les malheurs dont le péril vous presse

Il est beau que Persée épouse la Princesse,

L’État à cet hymen se doit intéresser,

Mais pour Démétrius, il n’y faut point penser.

Loin d’accepter la gloire où pour moi l’on s’apprête,

Je viens, Seigneur, vous apporter ma tête.

Dans le peu que je suis c’est le moins que je dois

À l’insolent refus des bontés de mon Roi.

PHILIPPE.

De quel trouble nouveau reçois-je la menace ?

De ce Fils téméraire explique-moi l’audace.

Se voudrait-il dédire, et dégager sa foi

Par le refus forcé qu’il exige de toi ?

DIDAS.

Non, Seigneur, et c’est là ce qui me rend coupable.

Le Prince à vos désirs s’est montré favorable,

Et sur ce grand hymen dont vous m’aviez flatté,

Je l’ai vu de mes vœux enhardir la fierté,

Mais son sang dont par là la splendeur se ravale

Ne souffre point du mien l’union inégale,

Et quoique votre aveu semble l’autoriser,

Je me rends criminel si j’ose en abuser.

C’est ce qu’avec respect, pour vous le faire entendre,

J’ai cru devoir tâcher de lui faire comprendre,

Mais malgré tous mes soins, mon zèle et mon respect

N’ont eu rien que soudain il n’ait trouvé suspect,

Et sur un vain soupçon dont son âme est blessée

Me croyant contre lui du parti de Persée,

Plus d’accord, plus d’hymen ; loin d’en souffrir les nœuds

Ma perte désormais est l’objet de ses vœux.

Quoique tente, Seigneur, son aveugle colère,

J’aurai tout mérité si j’ai su vous déplaire,

Et si mon sang au vôtre indigne de s’unir

Est un crime qu’en moi vous trouviez à punir.

PHILIPPE.

Quoi, c’est peu que l’appui de toute ma puissance

Pour suppléer l’éclat qui manque à ta naissance,

Et ma faveur pour toi n’offre rien dont l’effort

Suffise à réparer l’injustice du Sort ?

DIDAS.

Trop, Seigneur, mais enfin si j’ose vous le dire,

La gloire des grandeurs n’est pas celle où j’aspire,

Et mes désirs jamais ne prendront pour objet

Que l’honneur éclatant de vivre bon Sujet.

PHILIPPE.

Dans ce nouveau degré de gloire et de puissance,

De l’ardeur de ton zèle ai-je moins d’assurance,

Et ta foi...

DIDAS.

Je serai toujours ferme, soumis ;

Mais je crains l’apparence, et j’ai des Ennemis.

PHILIPPE.

Que peut-on contre toi, si, quoiqu’on puisse faire,

Toujours sur tes avis...

DIDAS.

Souffrez-moi de me taire,

Seigneur, et ne voyez que ma témérité

Quand je refuse un bien que j’ai peu mérité.

PHILIPPE.

Non, non, explique-toi.

DIDAS.

Que puis-je vous apprendre

Que ce qu’un bruit commun vous a pu faire entendre ?

Seigneur, jusques ici, pour ne vous aigrir pas,

J’ai de Démétrius caché les attentats.

Par mes soins redoublés veillant sur sa conduite

Je me suis contenté d’en prévenir la suite,

Et s’il souffre l’hymen que lui prescrit son Roi,

C’est qu’il cherche une voie à s’assurer de moi ;

Car enfin ce n’est pas sans raison qu’on soupçonne

Que son ambition en veut à la Couronne,

Ses brigues dont par moi l’effet s’est vu détruit,

De l’orgueil de ses vœux ne m’ont que trop instruit.

Le Sénat avec lui toujours d’intelligence

Par un appui secret en soutient l’arrogance,

Et pour voir jusqu’ici Rome donner la loi,

Quintius a juré de le couronner Roi.

Peut-être que déjà malgré ma vigilance

Le péril de l’orage est plus près qu’on ne pense,

Et que ceux où je mets notre plus ferme appui,

Gagnés par son adresse, oseront tout pour lui.

Si devenu mon Gendre il attente, il s’oublie,

Qu’est-ce que l’imposture aussitôt ne publie,

Et qui ne croira point que d’un si noir forfait,

Pour voir régner mon sang, j’aurai pressé l’effet ?

Non, non, pour ce refus s’il faut donner ma tête,

J’y consens, ordonnez, la voilà toute prête.

J’aurai la joie au moins de voir par là ma foi

Jusqu’au dernier soupir vous répondre de moi.

PHILIPPE.

Dieux, quand votre courroux contre moi se déploie,

N’a-t-il pour me punir que cette seule voie,

Et si Rome en secret me fait des Ennemis,

Le verrai-je toujours à craindre dans un Fils ?

Didas, ton trop de zèle a trahi ta prudence,

Il fallait de ce Fils gagner la confiance,

Et tirer de l’hymen que j’avais arrêté

Le droit de voir son crime avec plus de clarté.

Si sa lâche fureur par toi n’eût pu s’éteindre,

Du moins j’aurais connu ce qu’il m’eût fallu craindre,

Au lieu que mes soupçons, qu’en vain j’ai cru bannir,

Ayant à craindre tout, n’ont rien à prévenir.

Mais pardonnez, madame, à l’ennui qui me presse,

J’abuse des bontés d’une illustre Princesse,

Et ce n’est pas ici qu’il faut voir quel secours

Peut forcer le péril qui menace mes jours.

ÉRIXÈNE.

La part que m’y fait prendre une auguste alliance...

 

 

Scène IV

 

PHILIPPE, ÉRIXÈNE, DIDAS, ONOMASTE, PHÉNICE, SUITE

 

ONOMASTE.

Seigneur, vos Envoyés demandent audience,

Ils arrivent de Rome.

PHILIPPE.

Allons les écouter,

Nous pourrons savoir d’eux ce qu’il faut redouter.

Cependant trouvez bon qu’un heureux hyménée

M’assurant dès demain...

ÉRIXÈNE.

Ma parole est donnée,

Seigneur, et s’il vous peut rendre le sort plus doux,

Disposez de ma main, j’attends l’ordre de vous.

 

 

Scène V

 

ÉRIXÈNE, PHÉNICE

 

ÉRIXÈNE.

Je triomphe, Phénice, et ma vengeance est sûre,

D’un infidèle amant je puis braver l’injure,

Sans jouir de son crime il me verra régner.

PHÉNICE.

Le Ciel pour le punir ne veut rien épargner ;

Mais enfin je voudrais qu’à dédaigner sa flamme

La seule ambition eût pu forcer votre âme,

Et que ce grand hymen qui rend Persée heureux

Par l’ardeur d’être Reine attirât tous vos vœux.

ÉRIXÈNE.

Quoi, si pour cet hymen je me fais violence

Est-ce un bien si commun qu’une pleine vengeance,

Que quoiqu’à mon amour elle doive coûter,

Tu penses que jamais il pût trop l’acheter ?

Non, non, quelques malheurs dont ce projet m’accable,

Il suffit que je vois Démétrius coupable.

Ce seul objet m’arrête, et dans son peu de foi

Tout ce qui le punit a des charmes pour moi.

Si pour une vengeance où la gloire autorise,

On court même à des maux qu’aucun art ne déguise,

Juge de la douceur quand on fait présumer

Que ce qui nous l’assure a de quoi nous charmer.

Démétrius par là verra croître sa peine,

J’oserai m’applaudir de vain titre de Reine,

Et porterai si haut l’éclat de ce revers

Qu’il ne pourra savoir qu’à regret je le perds.

PHÉNICE.

Cette douceur pour vous doit avoir bien des charmes,

Mais si j’ose expliquer mes secrètes alarmes,

Cet hymen qui du Roi vous soumets les États,

Me semble un peu bien prompt pour ne vous gêner pas.

Vous haïssez Persée, et comme de la haine

Vers un penchant plus doux le temps seul nous ramène,

C’est hasarder beaucoup, de ne prendre qu’un jour

Pour vous accoutumer à souffrir son amour.

ÉRIXÈNE.

Moi, par l’indigne crainte où ton zèle te jette,

Consentir à laisser ma vengeance imparfaite !

Ce cœur dont tu veux voir le repos affermi

Était d’intelligence avec mon Ennemi.

Par de fausses clartés dont je fus éblouie,

Pour me le faire aimer c’est lui qui m’a trahie,

Et sous un choix funeste accablant mon amour,

Je veux pour m’en venger le trahir à mon tour.

Il faut qu’il soit puni d’avoir su mal connaître

Qu’aimant Démétrius il brûlait pour un traître,

Que d’un dehors trompeur l’injurieux éclat...

PHÉNICE.

Ce grand triomphe est beau, mais craignez le combat,

Démétrius paraît.

 

 

Scène VI

 

ÉRIXÈNE, DÉMÉTRIUS, PHÉNICE

 

DÉMÉTRIUS.

Que m’apprend-on, Madame ?

On vous fait de Persée autoriser la flamme,

Et si je puis sans crime en croire un bruit confus,

Dès demain son bonheur doit vaincre vos refus.

ÉRIXÈNE.

J’admire que ce bruit ait de quoi vous surprendre

Dans le peu d’intérêt que vous y devez prendre.

Du Gendre de Didas les desseins mal cachés...

DÉMÉTRIUS.

Ah, Madame, est-ce vous qui me le reprochez,

Et le déguisement dont j’ai puni ce Traître,

Peut-il abuser ceux qui me doivent connaître ?

Réduit à m’en servir contre un destin jaloux,

Ce qui l’est pour le Roi ne peut l’être pour vous.

Cependant quand ma foi croit être en assurance,

Didas... Ce nom fatal fait trembler ma constance,

Mon cœur s’en épouvante, et son espoir flottant

N’ose l’abandonner à tout ce qu’il entend.

ÉRIXÈNE.

J’ignore ce qu’il craint, mais je puis vous apprendre

Qu’il cherche à se flatter dans ce qu’il doit entendre,

S’il doute que le mien ne ressente pour vous

Ce que l’indifférence eut jamais de plus doux.

Dans cet heureux état qui me rend à moi-même,

Persée avec son cœur m’offre le Diadème,

Et nul exemple encor n’a paru m’enseigner

À n’être point sensible à l’ardeur de régner.

DÉMÉTRIUS.

Cachez mieux à mon cœur le mal qu’il appréhende.

J’entends peut-être plus qu’on ne veut qu’il entende,

Et vous vois malgré moi dans ce funeste jour

Mendier un prétexte à trahir mon amour.

Si quelque dur éclat marquait votre colère,

Je croirais que ma feinte aurait pu vous déplaire,

Et qu’une injuste erreur vous aurait fait penser

Que jusques à Didas je voudrais m’abaisser ;

Mais l’air indifférent dont ma perte est conclue

Marque une âme à l’oubli dès longtemps résolue,

Et je vois en secret la vôtre s’applaudir

D’avoir trouvé par où s’y pouvoir enhardir.

Des grandes passions c’est le cours ordinaire,

Que le cœur qui les change en prend une contraire,

Et quand ses vœux trahis exigent ce retour,

S’il ne sent point de haine, il n’eut jamais d’amour.

Ne rejetez donc point sur ma fausse inconstance

Celle où l’ambition pousse votre vengeance.

Quelque crime qu’en moi vous ayez présumé,

Je serais innocent si vous m’aviez aimé.

ÉRIXÈNE.

Ces grandes passions qu’en suit une contraire,

N’entrent point dans une âme au-dessus du vulgaire,

Qui maîtresse des vœux qu’il lui plaît de former,

De la seule vertu prend les ordres d’aimer.

Du tumulte des sens l’impérieuse amorce

Pour troubler sa raison n’a point assez de force,

Et toujours à ses lois jalouse d’obéir,

Ce qui la fait aimer, ne la fait point haïr.

Tant que vos vœux ont eu ce précieux suffrage,

Je ne cèle point, j’en ai chéri l’hommage ;

L’inconstance sur eux commence de régner

Je ne m’en souviens plus que pour les dédaigner,

Et je me sens une âme et trop haute et trop vaine

Pour croire que l’outrage ait mérité ma haine.

DÉMÉTRIUS.

Quel outrage, grands Dieux ! et quand contre Didas...

ÉRIXÈNE.

Je le tiens si léger qu’il ne m’ébranle pas.

Puis-je à vos feux naissants rendre plus de justice ?

Vous aimerez ailleurs sans que je vous haïsse,

Et donnant votre cœur, ne serez point gêné

D’en voir au moindre ennui le mien abandonné.

DÉMÉTRIUS.

Non, non, si j’ai failli, ma timide espérance

Préfère votre haine à votre indifférence,

Et la foudre, et l’orage auront moins de rigueur,

Que le calme odieux qui règne en votre cœur.

Mais quel crime ai-je fait quand j’ai craint pour vous plaire

Le piège dangereux que me tendait un Frère ?

Mandé sur un hymen par Didas concerné,

Si je résiste au Roi, je dois être arrêté,

Et...

ÉRIXÈNE.

C’est l’avoir servi plus qu’on ne saurait croire

Que de cette injustice avoir sauvé sa gloire,

Et consenti plutôt à souiller votre foi

Que de lui voir rien faire indigne d’un grand Roi.

DÉMÉTRIUS.

Si son ordre d’abord ne m’a point vu rebelle,

Blâmez un malheureux plutôt qu’un infidèle.

Contre cet ordre, hélas ! bien loin d’y déférer,

Partout de mes Amis je viens de m’assurer.

C’est pour gagner ce temps que d’un Roi, que d’un Père

J’ai par un faux aveu suspendu la colère,

J’en voyais l’éclat prêt, et feignant d’obéir...

ÉRIXÈNE.

Ah, qui sait bien aimer ne feint point de trahir.

L’horreur que dans son âme imprime l’inconstance

Lui fait du plus noir crime en traiter l’apparence,

Et l’amant qui s’en peut déguiser le forfait,

Cherche à se voir contraint de trahir en effet.

DÉMÉTRIUS.

Quelque dur que me soit un reproche semblable,

Puisque vous m’accuser, je veux être coupable ;

Mais si mon innocence a pour vous quelque appas,

Pour me justifier faites parler Didas.

Qu’il dise de quel air ma juste impatience

De ses vœux arrogants a traité l’insolence,

Et de quels ordres exprès il a reçus de moi

Contre le fier espoir dont le flatte le Roi.

ÉRIXÈNE.

Ces ordres, ces mépris doivent peu me surprendre

Quand sa fidélité vous dédaigne pour Gendre,

Et que vous n’avez pu me croire un cœur si bas

Que j’estimasse encor le rebut de Didas.

Pour cacher son refus avez-vous pu moins faire ?

DÉMÉTRIUS.

Quoi, Didas...

ÉRIXÈNE.

Malgré vous Didas n’a pu se taire.

Mais quoique son rapport mérite aller de soi,

Je veux sur ce refus qu’il ait trompé le Roi.

Si le vôtre a puni l’audace qui l’entraîne,

Du remords des ingrats vous avez craint la gêne,

Et la honte attachée à des vœux inconstants

Ne vous a pu souffrir de me trahir longtemps ;

Mais quand du plus beau feu l’on s’est montré capable,

Qui trahit un moment reste toujours coupable,

Et ce moment qu’il donne à l’infidélité

Par le plus vif remords n’est jamais racheté.

DÉMÉTRIUS.

Continuez, Madame, et sur cette maxime

De votre ambition faites-moi la victime,

Quoique vous m’imputiez, l’éclat d’un Trône offert

Fait seul auprès de vous le crime qui me perd.

C’est lui qui pour prétexte offre à votre vengeance

L’irréparable affront d’un moment d’inconstance,

Et tâche, en noircissant et mon zèle et ma foi,

D’autoriser en vous ce qu’il punit en moi.

Je ne demande plus par quel charme séduite

Avec tant de chaleur vous m’ordonniez la fuite.

Prête à m’ôter la vie en m’ôtant votre cœur,

Mes reproches pour vous avaient trop de rigueur.

Ce dur éloignement que pressait votre crainte

D’un amant outragé vous épargnait la plainte ;

Mais n’en redoutez point le vif ressentiment,

Abandonné, trahi, je suis toujours Amant.

Toujours ma passion aussi noble que pure

À tout ce qui vous plaît sait m’offrir sans murmure,

Et quand ma triste mort a de quoi vous flatter,

L’ordre est de ma Princesse, il faut le respecter.

ÉRIXÈNE.

Si sur un Trône offert votre lâche inconstance

Se veut croire permis d’en rejeter l’offense,

À la favoriser je prends tant d’intérêt

Que je lui veux laisser une erreur qui lui plaît.

Adieu.

DÉMÉTRIUS.

Quoi, me quittez ! eh de grâce, Madame,

Daignez ouïr... hélas ! rien ne touche son âme,

Et l’affreuse disgrâce où le Ciel me fait choir,

Pour en finir l’horreur, n’a que mon désespoir.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ÉRIXÈNE, DÉMÉTRIUS, PHÉNICE

 

ÉRIXÈNE.

Quoi, jusqu’à m’arrêter étendre votre audace ?

DÉMÉTRIUS.

Madame, accordez-moi cette dernière grâce,

Et si sur le rapport qu’un imposteur a fait

Votre ressentiment juge de mon forfait,

Songez qu’à pénétrer l’offense est si facile...

ÉRIXÈNE.

C’est faire à l’adoucir un effort inutile ;

Je vous l’ai déjà dit, je la néglige au point

D’en voir toute l’injure, et ne m’en plaindre point.

La honte de mes vœux par ce calme effacée

Les abandonne entiers à l’hymen de Persée,

Et sa foi que pour vous ils osaient dédaigner,

M’assure dès demain la gloire de régner.

DÉMÉTRIUS.

Enfin elle vous charme, et dans le coup funeste

Qui me doit arracher le seul bien qui me reste,

Ce bien devient si faible à flatter mon amour

Qu’il ne lui permet plus que l’espoir d’un seul jour.

Demain il m’est ôté, demain votre injustice

M’abandonne à l’horreur du plus affreux supplice,

Et vous vous répondez d’assez de dureté

Pour jouir sans remords de cette cruauté ?

Ah, Madame, est-ce ainsi que vous faites connaître

Que la raison éteint le feu qu’elle fit naître,

Et ce cœur contre moi de vengeance animé,

Me perd-il sans regret si vous m’avez aimé ?

ÉRIXÈNE.

Quand j’affranchis ce cœur de sa lâche tendresse,

Que ne puis-je avec vous douter de ma faiblesse,

Ou du moins étouffer l’odieux souvenir

D’un amour que ma gloire aimait à soutenir !

Je ne rougirais point d’avoir été trop prompte

À céder au penchant qui m’en cachait la honte,

Et de n’avoir pu fuir l’indigne trahison

Que mes sens subornés faisaient à ma raison.

Ce reproche est le seul qui me tienne alarmée,

Si ma flamme s’éteint, elle fut allumée,

Et pour voir tout mon cœur de regret consumé,

C’est assez de songer qu’il ait jamais aimé.

DÉMÉTRIUS.

Et bien, éteignez-la, cette innocente flamme,

Dont l’ardeur si longtemps sembla charmer votre âme,

De toute sa tendresse étouffez les appas,

Perdez-moi sans regret, mais ne vous perdez pas,

Et reculant l’hymen dont la gloire avancée

Des rigueurs de mon sort fait triompher Persée,

Cessez de lui promettre en un moment si doux,

Ce qui peut-être encor ne sera pas à vous.

Si le cœur pour aimer se fait une habitude

De ce qu’en son estime il sent d’inquiétude,

Quelque suite de temps qu’il faille à la former,

Il en faut beaucoup moins que pour cesser d’aimer,

On a beau sur ce cœur user de tyrannie,

Sa flamme tout d’un coup ne peut être bannie,

Et l’effort violent qu’on fait pour l’amortir

Laisse durer le mal qu’on croit ne plus sentir.

De cette guérison le temps seul est le maître,

Et si vos sens aigris vous le font mal connaître

Croyez-en un amant dont les tristes avis,

Tout ingrat qu’on le croit, peuvent être suivis.

Consentez à vous voir entre les bras d’un autre,

Mais faites son bonheur sans renoncer au vôtre,

Et lui donnant ce cœur dont je m’étais flatté,

Soyez sûre du moins de me l’avoir ôté.

Rendez-vous toute à vous avant qu’il vous obtienne.

ÉRIXÈNE.

Ce qui touche votre âme étonne peu la mienne,

Les Dieux en prendront soin.

DÉMÉTRIUS.

Par tout ce que pour vous

L’empire de mon cœur eut jamais de plus doux,

Par ce profond respect, par ce parfait hommage...

ÉRIXÈNE.

Prince, c’est perdre temps qu’en parler davantage.

Si quelque espoir encor s’obstine à vous flatter,

Voici Persée, oyez s’il vous en doit rester.

 

 

Scène II

 

ÉRIXÈNE, PERSÉE, DÉMÉTRIUS, PHÉNICE

 

ÉRIXÈNE.

Seigneur, quoiqu’il soit vrai qu’une secrète flamme

Ait pour Démétrius sollicité mon âme,

Je vous estime trop pour oser présumer

Que sa vue ait ici de quoi vous alarmer.

La parole des Grands est toujours un sûr gage,

Et s’il faut devant lui que la mienne s’engage,

J’autorise vos vœux à l’assurer pour moi

Que demain je suis prête à vous donner ma foi.

 

 

Scène III

 

PERSÉE, DÉMÉTRIUS

 

DÉMÉTRIUS.

Ah, ne l’accepter point cette foi qui m’est due,

Elle est encor à moi, je ne l’ai point rendue,

Et quoiqu’un fier courroux lui fasse imaginer,

Elle vous promet plus qu’elle ne peut donner.

Seigneur, elle se trompe, et vous trompe après elle.

PERSÉE.

Je n’attendais pas moins qu’un avis si fidèle,

Mais sa sincérité vous donne trop de jour

À finir une erreur qui plaît à mon amour.

Si sa foi, ce haut prix où le vôtre s’oppose,

Est tellement à vous qu’en vain elle en dispose,

Comme c’est le seul bien où je veuille aspirer,

Du moins jusqu’à demain laissez-moi l’espérer.

Le terme est assez court, et sûr, quoique je tente,

De voir mes vœux trompés confondre mon attente.

Par pitié jusque-là vous pouvez me souffrir

La douceur d’un espoir qu’ils aiment à nourrir.

DÉMÉTRIUS.

Bravez un malheureux, et pour aigrir ma rage

Faites que la Princesse ait part à cet outrage ;

Mais enfin cet hymen qui fait votre bonheur,

En vous donnant sa foi, vous donne-t-il son cœur ?

Ce cœur, le prix du mien, ce cœur dont j’ai pour gage

Tout ce qui d’un beau feu peut rendre témoignage,

Hélas, ce même cœur, quoiqu’ose son courroux,

Par tant de droits à moi, pourra-t-il être à vous ?

PERSÉE.

De tels soins touchent peu les têtes couronnées,

Le seul bien des États règle leurs hyménées,

Et sans voir quelle part l’amour y peut avoir,

Il suffit qu’un grand cœur sait toujours son devoir.

Ainsi j’envierai peu le bien que je vous laisse

Quand ce devoir pour moi pressera la Princesse.

Content de cet appui, sans en être alarmé,

Je verrai qu’en secret vous vous croyez aimé,

Et tandis que demain, au défaut de sa flamme,

Sa foi m’assurera l’empire de son âme,

J’abandonne sans peine à vos désirs jaloux

La douceur de penser que son cœur est à vous.

DÉMÉTRIUS.

Et bien dédaignez-en la charmante conquête,

Mais quand un coup affreux menace notre tête,

Si la pitié partout a des droits assurés,

Prenez-en d’un Amant que vous désespérez,

D’un Amant qui se perd dans l’ennui qui le presse.

Seigneur, au nom des Dieux laissez-moi ma Princesse,

De quelque aimable Objet cherchez ailleurs la foi,

Il en est tant pour vous, il n’en est plus pour moi.

Dans le fatal revers dont je vois la menace,

Jugez jusqu’où s’étend l’horreur de ma disgrâce,

Puisque pour tout refuge en de si rudes coups

Elle peut me réduire à n’espérer qu’en vous,

En vous de qui la haine à ma perte animée

Du plus âpre courroux tient votre âme enflammée,

Du plus âpre courroux tient tout prêt de combler

Le mortel désespoir qui me doit accabler.

Je le sais, je le vois, mon cœur en sent l’outrage,

Il s’en émeut de honte, il en frémit de rage,

Et toutefois ce cœur qui ne saurait céder,

Sûr de n’obtenir rien, s’obstine à demander.

PERSÉE.

Pendant votre triomphe on a vu ma constance

Faire un si long assai d’aimer sans espérance,

Qu’il vous sera moins dur de voir qu’à votre tour

Une vertu si rare exerce votre amour ;

Mais pour le dérober au charme qui l’abuse,

S’il ne faut qu’obtenir l’aveu qu’on vous refuse,

J’emploierai vers Didas...

DÉMÉTRIUS.

Ah, c’est trop m’outrager,

Je vois ce que sur lui le Ciel m’offre à venger.

Ce Ministre insolent animant votre rage

Par sa lâche imposture en achève l’ouvrage.

C’est lui dont l’artifice à mon amour fatal

Va du bien qu’on me vole enrichir mon Rival,

Mais je jure les Dieux qu’avant ce coup funeste

Mon bras...

PERSÉE.

Voici le Roi, vous lui direz le reste.

 

 

Scène IV

 

PHILIPPE, PERSÉE, DÉMÉTRIUS, DIDAS

 

PHILIPPE.

Quoi, toujours quereller ! Quelle nouvelle aigreur

De vos divisions réveille la fureur ?

Est-ce là cette paix ?

PERSÉE.

Seigneur, je me retire.

Contre Démétrius je n’ai rien à vous dire,

Et suspect, si ma plainte implore votre appui,

Il ne m’est plus permis de rien craindre de lui.

Je vous dois ce respect, et saurai vous le rendre.

 

 

Scène V

 

PHILIPPE, DÉMÉTRIUS, DIDAS

 

DÉMÉTRIUS.

Non, non, je n’ai parlé que pour me faire entendre,

Et quoique son faux zèle aime à vous déguiser,

S’il ne m’accuse pas, je me veux accuser.

Abîmé dans la rage où son bonheur me jette

Je n’ai plus d’intérêt à la tenir secrète,

Il est temps qu’elle éclate, et que mon désespoir

Me venge aux yeux de tous de mon lâche devoir.

C’est lui qui m’a perdu, lui qui m’a su contraindre

D’affecter par respect la bassesse de feindre.

Auprès de ma Princesse on s’en sert contre moi,

On me vole son cœur, on me vole sa foi ;

Du Traître que je vois l’outrageante imposture

De mes propres refus tourne sur moi l’injure ;

Mais ses vœux, de ma perte ont beau s’être applaudis,

Je l’ai dit à Persée, et je vous le redis.

Ou le public aveu de sa coupable adresse

Justifiant ma foi me rendra ma Princesse,

Ou de mes tristes jours par lui précipités,

Son sang, son lâche sang...

PHILIPPE.

Insolent, arrêtez.

L’abus où pour un Fils aime à tomber un Père

Dérobe en vain le vôtre à ma juste colère,

Si plus ma patience en suspend les effets,

Plus je vous autorise à de nouveaux forfaits.

Leur charme vous emporte, et jusqu’à la menace

Vous laissez à mes yeux échapper votre audace ;

Mais puisque ni devoir ni respect écoute...

DÉMÉTRIUS.

Pour l’écouter encor il m’en a trop coûté.

J’ai craint votre colère, et me forçais à feindre,

Mais qui vit sans espoir n’a plus rien de la craindre ;

Après avoir perdu ce qui fut tout mon bien,

Périsse l’Univers, je ne craindrai plus rien.

Ma Princesse rendait ma gloire sans seconde,

Son cœur me tenait lieu de l’empire du monde,

Et sa seule conquête offrait à mes désirs

De quoi remplir l’orgueil de mes plus fiers soupirs.

Cependant sur ma vaine et fausse obéissance

Didas de ce refus établit l’insolence ;

Il feint qu’il me dédaigne, et de sa trahison

Je pourrais balancer à me faire raison ?

Il saura l’imposteur...

PHILIPPE.

Ah, c’est trop me contraindre,

Vous l’oser menacer, je vous le ferai craindre.

À moi, Gardes.

DIDAS.

Seigneur, où vous emportez-vous ?

Tout mon sang ne vaut pas l’éclat de ce courroux.

Le Prince est votre Fils, et ce vif caractère

Qu’en secret la Nature imprime au cœur d’un Père...

PHILIPPE.

Ah, de quelques forts traits qu’il soit au mien tracé,

Par sa coupable audace il est trop effacé,

Je ne vois plus de Fils où la noirceur du crime...

DÉMÉTRIUS.

Oui, le mien contre moi vous rend tout légitime,

J’arrache votre gloire à l’indigne projet

D’unir un sang auguste au sang le plus abject.

De ce mélange impur la honte repoussée

L’affranchit de l’affront où vous l’auriez forcée,

Et rompre un lâche hymen qui la devait ternir,

C’est faire un attentat qu’on ne peut trop punir.

Si pourtant pour sauver l’honneur du Diadème,

Je puis vous conseiller ici contre moi-même,

Malgré votre courroux j’oserai vous porter

À perdre le dessein de me faire arrêter.

Peut-être que le Peuple indigné qu’on m’opprime

Voudra s’autoriser à juger de mon crime,

Et de peur qu’avec vous il n’en fût pas d’accord,

Il vaut mieux qu’en secret vous résolviez ma mort.

Mais si vous achevez un hymen qui me tue,

Faites qu’elle soit prompte aussi bien qu’imprévue ;

Autrement de nouveau j’en jure tous les Dieux,

Ma rage immolera ce perfide à vos yeux,

Et saura par sa perte, à moins qu’on me prévienne,

Lui ravir la douceur de jouir de la mienne.

Voilà de mon amour ce que veut l’intérêt,

Prononcez là-dessus, j’attendrai votre arrêt.

 

 

Scène VI

 

PHILIPPE, DIDAS

 

PHILIPPE.

Oui, je prononcerai malgré tout le murmure

Qu’en mon âme étonnée excite la Nature,

Et puisque l’on m’y force, il doit m’être permis

De renoncer aux noms de Père et de Fils.

Dieux, a-t-on vu jamais pousser si loin l’audace ?

De ma seule clémence il peut espérer grâce,

Et son coupable orgueil, bien loin de s’abaisser,

Porte encor sa fureur jusques à menacer.

DIDAS.

Seigneur, puisque ma mort est tout ce qu’il souhaite

Je ne mérite pas que l’on s’en inquiète,

Et j’en vois naître en vous des transports superflus

Pourvu que vous n’ayez rien à craindre de plus.

PHILIPPE.

Rien à craindre de plus ? et sans que je m’étonne

Il se sacrifiera l’appui de ma Couronne ?

Mais je veux qu’en ta mort l’État ne perde rien,

Oubliant ton péril, oublierai-je le mien ?

Ce que Rome a de part dans ces noires pratiques

Dont par nos envoyés j’ai découvert les ligues,

Ce que sur ses projets Quintius lui répond...

DIDAS.

À dire vrai, Seigneur, tout cela me confond ;

Mais comme Quintius, appuyant son audace,

N’abandonne à ses vœux que le Trône de la Thrace,

La peur de lui déplaire, et d’aigrir le Sénat,

De son ambition pourra borner l’éclat.

PHILIPPE.

Il faut donc voir toujours que ce Sénat me brave,

Qu’au milieu de ma Cour il me traite en esclave,

Et que son fier orgueil dont j’ai trop pris la loi

Me souffre par pitié le vain titre de Roi ?

C’est un joug dont la guerre a droit de me défendre,

J’y porte tous mes vœux, mais puis-je l’entreprendre,

Tant que ce lâche Fils séduit par les Romains,

Pour les en mieux instruire, épiera mes desseins ?

Non, non, puisqu’à me craindre on ne peut le réduire,

Il faut le mettre enfin hors d’état de me nuire,

Il faut que l’arrêtant...

DIDAS.

Seigneur, le pourrez-vous

Sans voir soudain pour lui le Peuple contre nous ?

Par ce qu’il vient de dire il en a l’assurance,

Et comme il vous faudra forcer son insolence,

Gardez qu’en l’essayant vous ne hasardiez tout,

Si vous l’entreprenez sans en venir à bout.

Qui combat sa fureur l’irrite s’il lui cède.

PHILIPPE.

Dieux, mon mal est tel qu’il n’ait plus de remède ?

DIDAS.

Il en reste un, Seigneur, mais si dur, si fatal,

Qu’il vous serait encor plus affreux que le mal ;

Moi-même j’en frémis quand je me le propose.

PHILIPPE.

Ah, pour vivre sans Maître il n’est rien que je n’ose.

C’est trop voir les Romains pousser les Rois à bout,

Fais-m’en braver l’empire, et je consens à tout.

DIDAS.

Ce noble et juste orgueil n’offre qu’un choix à faire,

Pour être Roi, Seigneur, il faut n’être plus Père.

La saine Politique a pour seul fondement

L’inébranlable ardeur de régner sûrement,

Et qui craint dans un mal une suite funeste,

Purge le mauvais sang qui corrompait le reste.

Un Fils à la Nature a beau servir d’objet,

Sitôt qu’il est coupable, il n’est plus que Sujet,

Et quand contre l’État Démétrius conspire,

Sa mort seule... mais quoi ? votre cœur en soupire !

Je vous l’avais bien dit, le remède est affreux.

PHILIPPE.

Souffre cette faiblesse en un Roi malheureux.

D’abord pour braver Rome, un mouvement sévère

M’a fait voir comme à toi cette mort nécessaire,

Mais de tant de rigueur tous mes sens indignés

Étouffant malgré moi...

DIDAS.

Servez donc, et craignez.

Pour conserver un Fils il faut souffrir un Maître.

PHILIPPE.

Tombe plutôt ce Trône où le Ciel m’a fait naître.

Ce n’est plus ton péril que j’aime à repousser,

C’est l’affront d’obéir que je veux effacer.

Que me viens-tu donc dire, indiscrète Nature ?

Pour un indigne Fils fais cesser ton murmure.

Pourquoi m’offrir des droits qu’il ne respecte pas ?

C’en est fait, j’ai ordonné l’arrêt de son trépas,

Je me rends, il mourra, sa perte est résolue.

DIDAS.

Tout autre dès longtemps l’aurait déjà conclue,

Mais comme votre cœur est moins dur que le sien,

Avant qu’en donner l’ordre, examinez-vous bien.

Qui peut craindre un remords s’apprête un sort bien rude,

Et quelque dure aux Rois que soit la servitude,

C’est à vous à juger s’il peut être permis

D’en préférer la honte à la perte d’un Fils.

PHILIPPE.

Non, non, il faut régner, et que l’Ingrat périsse.

Je dois au nom de Roi ce triste sacrifice,

La Nature y consent, songeons à le hâter ;

Mais nous avons toujours le Peuple à redouter.

DIDAS.

Pour forcer sa prison, s’il peut tout entreprendre,

Quand il saura sa mort vous le verrez se rendre ;

Étouffer un éclat qui serait sans soutien.

Où l’on manque de Chef la révolte n’est rien.

Mais si de sa fureur vous craignez les menaces,

Il ne faut qu’en secret nous assurer des Places,

Tenir nos Amis prêts, les répandre en tous lieux.

Que pourront entreprendre alors les Factieux ?

Étonnés par sa chute oseront-ils paraître ?

PHILIPPE.

De ce Peuple insolent va donc te rendre maître,

Et t’étant assuré de la Ville et du Fort,

Viens résoudre avec moi l’ordre de cette mort.

Le poison, surprenant ce Fils trop téméraire,

Avecque moins d’éclat saura nous en défaire,

Mais le temps presse, va.

DIDAS.

C’est vouloir être Roi,

Seigneur, mais...

PHILIPPE.

Va, te dis-je, et ne crains rien de moi.

 

 

Scène VII

 

PHILIPPE

 

Enfin, Sénat superbe, il faut te satisfaire.

C’est peu pour ta fierté qu’un hommage ordinaire,

Et mon cœur pour remplir tes vœux ambitieux

Consent à te traiter comme il traite les Dieux.

Il tient de tes autels le culte légitime,

Mon Fils fut ton Esclave, il en fait ta Victime,

Et ce noir sacrifice à ton orgueil offert

Va faire voir à tous de quel zèle il te sert.

Mais où va contre lui la fureur qui me guide ?

Est-ce en le commettant qu’on venge un parricide ?

Et si les droits du sang ne peuvent l’ébranler,

Parce qu’il les trahit, dois-je les violer ?

Ah, Roi né pour servir, tu frémis, tu t’étonnes !

Veux-tu rougir toujours des fers que tu te donnes ?

Et pour un peu de sang qu’il t’en pourra coûter,

As-tu le cœur si bas qu’il tremble à les quitter ?

Non, non, c’est trop gémir, bravons la tyrannie.

 

 

Scène VIII

 

PHILIPPE, ANTIGONUS

 

ANTIGONUS.

Seigneur, l’ordre est donné pour la cérémonie.

Le grand Prêtre demain en superbe appareil...

PHILIPPE, sans écouter Antigonus.

Ce serait perdre temps qu’assembler mon Conseil,

Qu’il y consente ou non, la guerre est résolue.

ANTIGONUS.

Seigneur.

PHILIPPE.

J’ai trop souffert sa puissance absolue,

Il est temps qu’elle cède, et que ce fier Sénat

Perde l’injuste espoir que lui donne un Ingrat.

Par mes secrets trahis son orgueil de redouble,

Mais...

ANTIGONUS.

Il n’achève point, Seigneur, d’où naît ce trouble ?

Vous semblez inquiet, et vos sens interdits...

PHILIPPE.

Peuvent-ils l’être moins ? j’ai condamné mon Fils,

Et l’arrêt de sa mort...

ANTIGONUS.

Seigneur, est-il croyable ?

PHILIPPE.

Ah, ne l’excuse point, il n’est que trop coupable,

Et tant de noirs complots dont j’aimais à douter,

Ne sont plus des soupçons qu’on puisse rejeter.

Dans Rome où tout conspire à nourrir son audace,

Va de nos Envoyés savoir ce qui se passe,

Et s’il t’en faut encor un témoin plus certain,

Écoute Quintius, et reconnais sa main.

Rome à vous voir régner se trouve intéressée

Pour le Trône de Thrace espérez son appui ;

Mais elle hait le crime encor plus que Persée,

Et vous n’en devez rien attendre contre lui.

Quintius.

Doute encor des forfaits de ce Traître.

Déments jusqu’à tes yeux qui te les font connaître,

N’en crois point Quintius.

ANTIGONUS.

J’y vois tant de fureur

Que le plus dur supplice en punit mal l’horreur ;

Mais si le nom de Fils n’a rien qu’il considère

Pouvez-vous oublier que vous êtes son Père,

Et la Nature...

PHILIPPE.

Hélas ! tout coupable qu’il est,

C’est moi bien plus que lui que perdra son arrêt.

Déjà la triste mort à mille morts m’expose,

Je souffre de l’effet, je souffre de la cause,

Je vois par ses forfaits ma gloire se ternir,

Leur peine me fait peur, mais il les faut punir.

ANTIGONUS.

Il est juste, Seigneur, et dans un si grand crime

Pour en rompre l’effet sa mort est légitime ;

Mais pour le prévenir ; n’est-il rien de plus doux ?

PHILIPPE.

Le faisant arrêter tout sera contre nous.

Prétendre par l’exil punir son arrogance,

Au plus funeste éclat c’est porter la vengeance.

Quelque ordre qu’il en ait, voudra-t-il obéir ?

ANTIGONUS.

Oui, si vous consentez que j’ose vous trahir.

L’instruisant du péril, où sa vie est réduite

Je puis par un billet le forcer à la fuite,

Et me feignant suspect si j’ose lui parler,

Lui montrer le poison tout prêt à l’immoler.

Attendra-t-il l’éclat, menacé de la foudre ?

PHILIPPE.

Dans le trouble où je suis je ne sais que résoudre,

Partout sous même horreur tremblent mes vœux confus.

Ne dis rien à Didas, et ne me quitte plus.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ÉRIXÈNE, PHÉNICE

 

PHÉNICE.

Quoi, sans qu’à la pitié vous ayez pu vous rendre,

Vous avez de nouveau refusé de l’entendre,

Et je vois tout à coup chanceler ce courroux...

ÉRIXÈNE.

Souffre un peu de relâche à mon esprit jaloux ;

De mes feux mal éteints ma raison peu maîtresse

Eût peut-être à ses yeux exposé ma faiblesse.

Ses plaintes, ses soupirs auraient pu m’émouvoir,

Et pour fuir ce péril, j’ai dû ne le plus voir ;

Mais si de ce dehors la trompeuse apparence

Du courroux qui m’anime étale l’arrogance,

La fierté qui me livre à ses transports ardents,

Me peut-elle affranchir des troubles du dedans ?

Comme pour un grand cœur il n’est rien de si rude

Qu’un beau feu lâchement payé d’ingratitude,

D’abord sans voir l’abîme où nous portons nos pas,

Tout ce qui nous en venge est pour nous plein d’appas ;

Mais cette vive ardeur dont nous goûtons l’amorce,

Au point d’exécuter perd beaucoup de sa force,

L’Amour parle, et le cœur malgré tout son dépit

Se sent toujours forcé d’écouter ce qu’il dit ;

Non qu’à mes yeux du Prince il dérobe le crime,

Je vois de son orgueil quelle fut la maxime,

Et qu’en vain de sa foi j’oserais me flatter,

Si Didas pour sa Fille eût voulu l’accepter,

Ma gloire à l’en punir est trop intéressée,

Il le faut, je le dois ; mais j’épouse Persée,

Et quelque trahison dont il se soit noirci,

C’est m’en venger sur moi que le punir ainsi.

PHÉNICE.

J’ai prévu ce remords, mais de quoiqu’il vous flatte,

Prête d’aller au Temple est-il temps qu’il éclate ?

Dans ce Temple déjà pour tout le monde ouvert,

Le grand Prêtre...

ÉRIXÈNE.

Ah, c’est là que ma raison se perd.

Si je ne touchais pas à l’heure infortunée

Où se doit achever ce funeste hyménée,

J’en croirais de nouveau l’impatient courroux

Qui porta ma vengeance à choisir un Époux.

Pour punir mon Ingrat du choix qu’il me préfère,

De nouveau je voudrais me promettre à son Frère,

Par cet affreux hymen combler son désespoir,

Au moins, Phénice, au moins je croirais le vouloir.

Mais quand le coup approche, et qu’il faut sans remise

Donner aux yeux de tous la foi que j’ai promise,

Dans l’horreur qui s’oppose à ce don de ma foi,

Je ne répondrais pas de l’obtenir de moi.

Si ton zèle jamais parut pour ta Princesse,

Sauve-la du péril de montrer sa faiblesse,

Prends pitié de sa gloire, et sans trop m’engager,

Tire-moi de l’abîme où j’ai su me plonger.

Cherche Démétrius ; si ma rigueur le pique,

Fais si bien qu’avec toi son désespoir s’explique.

S’il menace, il suffit pour ne rien achever

Tant qu’on ait prévenu ce qui peut arriver,

Quelque retardement paraîtra nécessaire ;

Et j’aurai tout gagné pourvu que l’on diffère.

PHÉNICE.

Mais, Madame, songez...

ÉRIXÈNE.

Je vois Antigonus,

Va, tu me donnerais des avis superflus.

 

 

Scène II

 

ÉRIXÈNE, ANTIGONUS

 

ÉRIXÈNE.

Que venez-vous m’apprendre ?

ANTIGONUS.

Une étrange nouvelle.

Les Dieux de l’innocence embrassent la querelle.

Déjà par un sanglant et déplorable arrêt,

Contre Démétrius le poison était prêt...

ÉRIXÈNE.

Quoi, de tant de rigueur le Roi serait capable ?

ANTIGONUS.

J’ai détourné ce coup, quoiqu’il le crût coupable,

Et d’un si triste sort je l’ai fait consentir

Que par un faux billet je pourrais l’avertir,

C’est ce que j’ai su faire, et par ce stratagème

Le Roi forçait le Prince à se bannir soi-même,

Et chercher dans la fuite un secours assuré

Contre le poison qu’il se croit préparé.

ÉRIXÈNE.

Ah, ne présumez pas que cet avis suffise.

Le Prince craindra peu cette lâche entreprise,

Et sans songe à fuir...

ANTIGONUS.

Le Ciel vient d’y pourvoir,

Apprenez ce qu’enfin il nous a fait savoir.

Ayant vu que le Roi dans toute sa colère

Pour ce Fils malheureux se montrait encor Père,

J’ai su si bien agir que je l’ai disposé

À revoir les Témoins qui l’avaient accusé.

Amenez en secret, et pressez de répondre,

Leur surprise a suffi d’abord à les confondre,

Et sur quelque scrupule heureusement offert,

Menacés de la gêne, ils ont tout découvert,

Que Persée en partant avait su les instruire

De ce qu’à leur retour ils diraient pour lui nuire ;

Que Quintius en vain le chargeait d’un forfait,

Que la Lettre était fausse, et son seing contrefait,

Et qu’avec les Romains ces bruits d’intelligence

Du Prince injustement accablaient l’innocence.

ÉRIXÈNE.

Dieux ! et que dit Persée !

ANTIGONUS.

Il n’a rien encor su,

Mais enfin son espoir se va trouver déçu,

Puisque le Roi m’envoie avertir le grand Prêtre

Qu’en vain pour votre hymen...

ÉRIXÈNE.

Moi, l’Épouse d’un Traître !

Si ma main pour ses vœux est un espoir si doux...

ANTIGONUS.

Souffrez que je vous quitte, il s’avance vers vous.

 

 

Scène III

 

PERSÉE, ÉRIXÈNE

 

PERSÉE.

Après tant de soupirs, tant de rudes alarmes,

Enfin voici ce jour pour moi si plein de charmes,

Où pour prix de ma flamme obtenant votre foi,

Je vais me voir ensemble heureux Amant et Roi.

Attendant qu’en ces lieux j’obtienne une Couronne,

Il m’est doux que l’Amour par vos mains me la donne.

C’est ce que votre hymen va faire aux yeux de tous,

Pour son auguste pompe on n’attend plus que vous.

Allons, allons, Madame, et de l’heur que j’espère...

ÉRIXÈNE.

Seigneur, l’ordre du Roi m’est ici nécessaire.

C’est par lui que pour vous mon cœur s’est engagé,

Et puisqu’il tarde tant, il peut être changé.

PERSÉE.

Si ce seul changement pour ma flamme est à craindre,

À ce scrupule en vain vous voulez vous contraindre.

Le Roi pour cet hymen s’intéresse à tel point...

ÉRIXÈNE.

Allez l’en consulter, et ne m’en croyez point.

Non qu’enfin affectant un scrupule frivole

Je cherche à m’affranchir de lui tenir parole,

Mais je lui ferais tort si j’avais quelque effroi

Qu’il en pressât l’effet que pour le Fils d’un Roi.

J’ai promis pour un Prince et grand et magnanime,

Jaloux de la vertu, plein d’horreur pour le crime,

Digne de voir par moi ses hommages reçus,

Je ne m’en dédis point, jugez-vous là-dessus.

PERSÉE.

Ah, si d’un pur amour les pressants témoignages

Vous faisaient de mon cœur estimer les hommages,

Vous ne douteriez point si je puis mériter

Que vous vous abaissiez jusqu’à les accepter.

Vous trouveriez en moi ce Prince magnanime,

Jaloux de la vertu, plein d’horreur pour le crime,

Et cesseriez de dire en outrageant ma foi,

Que vous n’avez promis que pour le Fils d’un Roi.

Ne vous déguisez plus, et malgré vos promesses

Laissez, laissez agir vos premières tendresses.

Quand je touche au moment qui me doit rendre heureux,

Démétrius vaut bien un remords généreux.

D’un cœur que l’on rejette, il est beau qu’une Reine

Au refus de Didas daigne flatter la peine,

Que d’un parjure amant l’indigne trahison...

ÉRIXÈNE.

Je n’ai pas oublié que je m’en dois raison,

Mais la plus vive ardeur presse en vain ma vengeance.

Quand on le punit trop on lui rend l’innocence,

Et de Didas sur moi quoiqu’ait pu le rapport,

Tout me devient suspect si tôt qu’on veut sa mort.

PERSÉE.

Sa mort ! Qui vous fait prendre une frayeur si vaine ?

ÉRIXÈNE.

Les crimes dont le charge une implacable haine ;

Non qu’on en puisse trop punir l’indignité,

S’il a su les commettre, il a tout mérité,

Mais puisque vous voulez qu’avec vous je m’explique,

On les croit un effet de votre politique,

Et dans vos Envoyés si votre espoir fut mis,

Ils vous ont mal tenu ce qu’ils vous ont promis.

PERSÉE.

Quoi, si ce qu’ils ont dit à ses desseins peut nuire,

Ils parlent par mon ordre, et j’ai su les séduire ?

ÉRIXÈNE.

Vous le saurez du Roi, je parle seulement

De ce qu’un bruit confus m’apprend obscurément ?

Mais sur ce doute enfin je crois devoir attendre

À partager ce Trône où vous pouvez prétendre,

Et j’aime mieux plus tard avoir droit d’y monter,

Que me mettre en péril de le trop acheter.

PERSÉE.

Ah, ce serait trop peu que borner votre haine

À différer l’effet d’un accord qui vous gêne.

Sur l’exemple d’un Traître il vous sera plus doux

De vous montrer pour moi ce qu’on l’a vu pour vous.

Ne considérez point sur ce grand hyménée

Ni mes vœux acceptés, ni votre foi donnée,

S’il osa vous trahir en faveur de Didas,

Vous l’avez trop aimé pour ne l’imiter pas.

J’avais dû le prévoir, et lorsque l’on me quitte,

Mon espoir trop crédule a l’affront qu’il mérite.

Donnez à mon Rival la douceur d’en jouir,

Vous le pouvez aimer, vous pouvez me haïr,

Mais avant que sa foi sur ma flamme confuse

Emporte avec le cœur la main qu’on me refuse,

Pour lui ravir un bien qu’il m’ose disputer,

J’irai jusqu’aux forfaits qu’on me veut imputer.

Puisque l’on me soupçonne il faut par de vrais crimes

Rendre enfin contre moi vos soupçons légitimes.

Si j’attaque des jours que je dois respecter,

C’est votre seul arrêt que j’ose exécuter ;

C’est vous qui malgré moi cherchez à m’y contraindre,

C’est vous...

ÉRIXÈNE.

Voici le Roi, vous pouvez vous en plaindre.

 

 

Scène IV

 

PHILIPPE, PERSÉE, ÉRIXÈNE, SUITE

 

PERSÉE.

Seigneur, apprenez-moi s’il ne m’est plus permis

De me flatter d’un bien que vous m’aviez promis.

Il semble que le sort toujours prêt à me nuire

N’ait voulu m’élever que pour mieux me détruire.

Ma gloire fait ma honte, et contraint de céder,

Plus on m’a vu d’espoir, et moins j’en puis garder.

PHILIPPE.

De cet injuste espoir si l’on m’a vu complice,

Ingrat, le Ciel se plaît à me rendre justice,

Et dès le premier pas sa bonté nous fait voir

Combien la soif du Trône a sur toi de pouvoir.

L’hymen qui te l’assure est un faible avantage,

Tant qu’un Père importun avec toi le partage.

À la perte d’un Fils tu voulais m’engager

Pour en prendre sur moi le droit de le venger.

Le succès a trompé tes damnables maximes,

J’ai sauvé malgré toi ma gloire de tes crimes,

Et si le sang d’un Frère a pour toi tant d’appas,

Il te faut pour l’épandre emprunter d’autres bras.

Ne songez plus, Madame, à couronner un lâche.

Je vois pour vous enfin quelle en serait la tache.

Et garant de l’hymen où j’osais vous porter,

Je vous rends un aveu qu’il n’a pu mériter.

PERSÉE.

De quelque dur revers que le Sort me menace,

Je ne demande point d’où me vient ma disgrâce.

Ce sont les mêmes traits toujours empoisonnés

Qu’en vain jusques ici ma plainte a détournés,

Le mépris dont enfin elle fut hier suivie,

À la rage d’un Frère abandonna ma vie,

Et quand j’en expliquai les secrets attentats,

Ce fut les approuver que ne les punir pas.

Je n’en murmure point, et dois voir sans surprise

Qu’à me persécuter votre aveu l’autorise ;

Mais que je sache au moins quel indigne rapport

D’un hymen souhaité vous fait rompre l’accord.

PHILIPPE.

Fais-moi servir ta haine, et joins à cette injure

Tout ce qui peut au crime endurcir la Nature.

Démens ces Envoyés qui subornés par toi,

Avec tant de fureur noircirent hier sa foi.

Veux-tu que l’imposture aujourd’hui découverte

Fasse voir qu’ils suivaient tes ordres pour sa perte,

Et qu’instruits par ta rage, ils viennent déclarer,

Quels jaloux mouvements te l’avaient fait jurer ?

Veux-tu que Quintius sur un faux caractère...

PERSÉE.

Que l’erreur qui nous flatte aisément nous est chère !

Pour ce Fils contre moi noirci de lâchetés,

Laissez-vous éblouir à de fausses clartés

Cédez à ce penchant dont l’indigne imposture

Toujours en sa faveur suborna la Nature ;

Mais vous en fierez-vous à des âmes sans foi,

Qui d’abord contre lui, sont enfin contre moi ?

C’est par là qu’à ma mort leur trahison aspire.

Ils ne l’ont accusé qu’afin de s’en dédire,

Et rejeter sur moi le plus noir attentat

Qui de votre courroux pût mériter l’éclat.

Je vous le disais hier, plus d’espoir d’innocence.

Vos Peuples sont pour lui, Rome prend sa défense,

Le sang même conspire à le favoriser,

Et pour me voir coupable il n’a qu’à m’accuser.

Mais au moins pour avoir des preuves plus certaines,

Livrez les Imposteurs aux plus cruelles peines.

Dans leurs derniers remords cherchez des vérités...

PHILIPPE.

Va, n’en demande point de plus vives clartés.

Loin de les souhaiter dans un destin si rude

J’aime à laisser ton crime en quelque incertitude,

Et quoique leur rapport me montre à prévenir,

J’en veux douter exprès pour n’oser t’en punir.

Mais comme je vois trop que rien n’est plus capable

D’arracher l’innocent aux fureurs du coupable,

Il faut rompre un péril qui jusqu’ici douteux,

Pourrait se rendre enfin funeste à tous les deux.

Vous le pouvez, Madame, et dissiper la crainte

Dont Persée aujourd’hui fait l’appui de sa plainte.

D’une sourde pratique il prendra peu d’effroi

Si de Démétrius vous daignez faire un Roi.

De quelque ambition qu’il ait l’âme saisie,

Il le verra chez vous régner sans jalousie,

Et cessera de croire un soupçon odieux

Quand il n’aura plus rien qui lui blesse les yeux.

Je vous rends vos États, vous leur devez un Maître,

Et si le triste état où vous me voyez être,

Pour un Fils malheureux...

ÉRIXÈNE.

Seigneur, permettez-moi

De remonter au Trône avant que faire un Roi.

Plus de gloire y suivra l’heureux choix de ma flamme ;

Et si Démétrius...

PERSÉE.

Ah, c’en est trop, Madame,

Quelque pressant respect qui cherche à m’arrêter,

Vous forcez malgré moi ma rage d’éclater.

En vain mon désespoir voudrait encor se taire.

Seigneur, n’épargnez rien pour élever mon Frère,

Donnez-lui votre Sceptre, et le couronnez Roi,

Vous ne lui donnez rien qui soit encor à moi,

Et quelque injuste rang que vous lui fassiez prendre,

Au Trône, vous vivant, je n’ai rien à prétendre.

C’est assez que le Ciel m’y réserve mes droits ;

Mais pour placer ses vœux faites un autre choix.

Pour lui contre ma flamme en vain on s’intéresse,

Il m’a vu recevoir la foi de la Princesse,

Et les ordres cruels qui l’en veulent flatter,

M’arracheront le jour avant que me l’ôter.

ÉRIXÈNE.

Votre orgueil de mon choix s’est pu faire l’arbitre,

Tant qu’on ne m’a laissé de Reine que le titre,

Mais enfin on me rend le pouvoir Souverain,

Et quand il me plaira disposer de ma main...

PHILIPPE.

Disposez-en, Madame, et puisque son audace

Par ses emportements veut hâter sa disgrâce,

Il faut qu’aux yeux de tous ses forfaits étalés

Découvrent mieux quels droits sa rage a violés.

Qu’on amène son Frère, afin qu’en sa présence...

PERSÉE.

Oui, Seigneur, achevez d’assouvir sa vengeance.

Sans rien examiner, puisque ma mort lui plaît,

À son impatience accordez-en l’arrêt.

Aussi bien ce haut prix qu’on destine à sa flamme,

Sans verser tout mon sang...

 

 

Scène V

 

PHILIPPE, PERSÉE, ÉRIXÈNE, PHÉNICE, SUITE

 

PHÉNICE.

Ah, Seigneur ! ah, Madame !

ÉRIXÈNE.

De quel présage, hélas ! est pour moi ce transport !

Parle, Démétrius ?

PHÉNICE.

Plaignez son triste sort,

Démétrius n’est plus.

ÉRIXÈNE.

Il est mort ?

PHILIPPE, à Persée.

Ah, Perfide !

PERSÉE.

Je suis coupable encor de ce noir parricide ?

PHILIPPE.

Sur quel autre que toi d’un soupçon si pressant...

PHÉNICE.

Seigneur, il a parlé, Persée est innocent.

PERSÉE.

Enfin le Ciel s’explique, et lorsque tout m’accable,

Malgré vous sa justice entraîne le coupable.

Au moins si l’on dédaigne et ma main et ma foi,

Je n’ai plus de Rival qui triomphe de moi.

C’est un charme secret dont la douceur me flatte,

Et lorsque par sa mort mon innocence éclate

Je me retire exprès de peur de vous blesser

Par la joie où mon cœur a peine à renoncer.

Je la sens malgré moi qui vient y prendre place,

Et c’est assez, Seigneur, que le respect me chasse.

 

 

Scène VI

 

PHILIPPE, ÉRIXÈNE, PHÉNICE

 

PHILIPPE.

Va, ris des vœux d’un Père interdit et confus.

Phénice, il est donc vrai que mon Fils ne vit plus.

PHÉNICE.

Oui, Seigneur, et du Sort les plus dures menaces

N’ont fait suivre jamais de pareilles disgrâces.

J’étais dans le jardin quand une prompte horreur

Par un objet affreux s’empare de mon cœur.

Du Prince tout sanglant le spectacle funeste

Me fait craindre un forfait que mon âme déteste.

Je m’écrie, et tremblant à le voir aux abois,

À peine ai-je parlé qu’il reconnaît ma voix.

Il soupire, et faisant effort sur sa faiblesse,

J’exécute, a-t-il dit, l’ordre de ma Princesse,

Et la mets en pouvoir de donner une foi

Qui n’aurait pu sans crime être à d’autres qu’à moi.

C’est le moins que je dusse au beau feu qui m’anime

Que rendre par ma mort son hymen légitime.

Je l’aimais chèrement ; mais malgré tant d’amour,

Qui n’en est plus aimé n’est plus digne du jour.

Du moins en la quittant j’ai la douceur de croire

Que si l’Envie encore ose attaquer ma gloire,

Elle repoussera ces bruits injurieux

Qui n’ont fait voir en moi qu’un Prince ambitieux.

Averti du poison qu’un Père me prépare,

J’évitais par la fuite un ordre si barbare,

Et si pour les grandeurs mon cœur eût soupiré,

J’avais chez les Romains un asile assuré ;

Mais j’aurais de mon feu cru trahir la tendresse

Et j’eusse refusé ma vie à ma Princesse.

Comme pour elle seule on m’a vu la chérir,

Quand elle veut ma mort il m’est doux de mourir,

Assure-t-en, Phénice, et que jamais une âme...

Son cœur pousse à ces mots un soupir tout de flamme ;

Ses regards sur les miens s’arrêtent tristement,

Il nomme la Princesse, et meurt en la nommant.

PHILIPPE.

Et bien es-tu content, malheureux Politique ?

Le Ciel selon tes vœux pour ta grandeur s’explique,

Et si Rome aspirait à te faire la loi,

Aux dépens de ton sang enfin te voilà Roi.

Satisfais tout l’orgueil de ce fier caractère,

Tu ne le peux remplir qu’en cessant d’être Père.

Un Fils te reste encor ; ose, achève, et ne crains

Ni la foudre des Dieux, ni celle des Romains.

C’est lui dont les soupçons pressant ta défiance

Ont fait servir ta crainte à sa lâche vengeance.

Le sang contre le sang à la fin t’a séduit,

Et cette mort funeste en est l’indigne fruit.

Fuyez, fuyez, Madame, un Père abominable.

On partage un forfait à souffrir le coupable

Rentrez dans votre Thrace où les Dieux ennemis

Pour régner avec vous ont refusé mon Fils,

Ce Fils que de ma rage ils ont fait la victime,

Ce Fils...

ÉRIXÈNE.

C’est trop, Seigneur, vous charger de mon crime.

L’accablement stupide où mes sens sont forcés

De la main qui le perd vous éclaircit assez.

Je l’aimais, et Didas me donnant lieu de croire

Qu’un choix et bas et lâche avait souillé sa gloire,

Jalouse autant que fière, aux dépens de mon feu,

Je l’ai voulu punir d’un trop honteux aveu.

Sa mort en est l’effet, et quand j’en sens l’atteinte,

N’attendez point qu’ici je m’arrête à la plainte.

Je sais ce qu’on doit faire en de pareils malheurs.

Pour le sang d’un Héros c’est trop peu que des pleurs.

Sa gloire tant de fois indignement blessée

Demande à ma vengeance et Didas et Persée.

La Thrace ne m’est rien ; qu’ils périssent tous deux,

Soit que j’y rentre ou non, j’ai tout ce que je veux.

Si votre âme à leur perte a peine à se résoudre,

Les Dieux à ce défaut me prêteront leur foudre.

J’en vais presser l’éclat, et vous laisse ordonner

Du Sceptre qu’en naissant ils m’avaient su donner.

Elle sort.

PHILIPPE.

Ah, pour une vengeance et si juste et si chère,

C’est peu du sang du Fils, versez celui du Père,

Il est prêt, et déjà le remords...

 

 

Scène VII

 

PHILIPPE, ANTIGONUS, SUITE

 

ANTIGONUS.

Ah, Seigneur,

D’un Peuple mutiné redoutez la fureur.

Il sait la mort du Prince, et tant de violence

Suit la rage où le porte une aveugle vengeance,

Qu’ayant trouvé Didas qui rentrait au Palais,

On l’en a vu sur lui pousser les premiers traits ;

Mais c’est peu que d’abord il l’ait pris pour victime.

De Persée à hauts cris il déteste le crime,

La menace est mêlée à d’insolents discours,

Et s’il s’osait montrer je craindrais pour ses jours.

PHILIPPE.

Qu’il périsse, aussi bien de sa jalouse haine

Il faut que tôt ou tard il ressente la peine.

C’est elle dont l’ardeur, pour régner sûrement,

M’en a fait partager l’indigne aveuglement.

Le Ciel l’a pu souffrir, mais s’il lui rende justice,

Ce qui causa son crime en sera le supplice,

Et ces mêmes Romains qui l’ont tant fait trembler,

Sous le poids de leurs fers le sauront accabler.

La honte du triomphe à son orgueil est due.

Mais à quoi, mes ennuis, arrêtez-vous ma vue ?

Démétrius attend les honneurs du tombeau,

Il a cessé de vivre, et je suis son bourreau.

À ce penser affreux ma constance me laisse.

Prêtez, Antigonus, quelque aide à ma faiblesse,

Et qu’on me mène ailleurs, après un tel malheur,

Sous mes tristes remords expirer de douleur.

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