Parlez au portier (Adolphe D’ENNERY - Aristide LETORZEC)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 2 mars 1845.

 

Personnages

 

CHALAMET

ISIDORE

BALIVEAU

BRÉSILLON

CAROLINE

EUDOXIE

TOINETTE

 

La scène se passe à Paris.

 

Le théâtre représente une cour. Au fond, la porte cochère. À droite, 3e plan, le bas de l’escalier. À gauche, 1er plan, la loge du portier avec croisée et un carreau mobile faisant face au public, et une porte latérale.

 

 

Scène première

 

CAROLINE, puis EUDOXIE

 

CAROLINE, entrant par le fond.

Numéro 4. C’est bien ici... quel dommage que ce monsieur Isidore soit déménagé !... Pourvu, du moins, qu’il soit chez lui !

Elle frappe au carreau du portier.

CHALAMET, passant la tête par le carreau qu’il a ouvert.

Qui demandez-vous ?

CAROLINE.

Monsieur Isidore, s’il vous plaît ?

CHALAMET.

Il est sorti.

Il rentre sa tête et referme son carreau.

CAROLINE.

Sorti ! j’en étais sûre !

EUDOXIE, descendant l’escalier.

Voilà une beure que je sonne... il faut qu’il ne soit pas chez lui.

Elle va frapper au carreau.

CAROLINE.

Une dame !

CHALAMET, passant la tête.

Qui demandez-vous ?

EUDOXIE.

Monsieur Isidore ?

CHALAMET, avec colère.

Il est sorti.

Il rentre et ferme.

CAROLINE.

Eh ! mais, je ne me trompe pas, j’ai déjà eu le plaisir de rencontrer madame chez monsieur Isidore ?...

EUDOXIE.

À son ancien domicile de la rue aux Ours... En effet, je me souviens...

Saluant.

Madame...

CAROLINE, de même.

Madame...

EUDOXIE.

Concevez-vous qu’il soit sorti, à l’heure habituelle de ses séances ?...

CAROLINE.

Il n’est installé que depuis hier dans cette maison, et peut-être n’attend-il pas encore de visites.

EUDOXIE.

Ah ! quel homme que ce monsieur Isidore !... il m’a dit tout de suite que j’étais bonne, sensible, fidèle...

CAROLINE.

Que deviendrions-nous si nous ne l’avions pas pour nous guider dans les circonstances difficiles de la vie ?

 

 

Scène II

 

EUDOXIE, ISIDORE, CAROLINE

 

ISIDORE, entrant par le fond.

Que vois-je ! deux de mes clientes... mes plus fidèles habituées de la rue aux Ours !... Pardon, mille pardons de vous avoir fait attendre ; mais, n’ayant point encore fini d’orner mes appartements... je ne pouvais recevoir que dans deux jours.

EUDOXIE.

C’est possible ; mais, puisque nous sommes venues...

ISIDORE.

Je suis aux ordres de ces dames... veuillez passer devant ; un mot seulement au portier et je vous suis.

ENSEMBLE.

Air de Strauss.

L’avenir
Va s’entr’ouvrir.
Doux présage,
Sois { mon gage !
         { leur
Le destin
Me    } parle enfin !
Leur }
Plus de chagrin,
Grâce au devin !

Les deux Dames montent l’escalier. Isidore frappe au carreau.

CHALAMET, avec colère.

Qui demandez-vous ?... Il est sorti.

Il referme le carreau.

ISIDORE.

Comment ! il est sorti...

Il frappe de nouveau.

Mais c’est moi ! monsieur Isidore...

CHALAMET, reparaissant.

Monsieur Isidore ?... il est sorti, vous dis-je !

Il referme le carreau.

ISIDORE.

Mais monsieur Isidore ! c’est moi !

CHALAMET, reparaissant.

Vous !... Ah ! ma foi, oui, c’est vous... alors, qui demandez-vous ? I

SIDORE.

Mais je ne demande personne... je viens seulement vous réitérer que je ne reçois pas d’ici deux jours.

CHALAMET.

Bon, bon !... soyez tranquille !... Il est sorti... j’y suis fait, je ne dis que ça depuis votre emménagement.

ISIDORE.

C’est bien, je suis content de vous.

Il monte l’escalier.

CHALAMET.

Merci !

 

 

Scène III

 

CHALAMET, puis TOINETTE

 

CHALAMET, sortant de sa loge.

Je me soucie bien de la satisfaction, par exemple !... Ils sont charmants les locataires... ils traitent les portiers comme des domestiques ! Ceux de celle maison surtout sont bien aimables ! Ils rentrent tous, le soir, à onze heures trois quarts, de pour des dix sous d’amende !... et l’hiver, ils brûlent du charbon de terre pour économiser la bûche du portier... Enrichissez-vous donc avec des pratiques pareilles !... Heureusement que j’ai imaginé un moyen de faire fortune !... un moyen ingénieux et neuf...

Sortant un paquet de lettres de sa poche.

Voilà le moyen !... je viens de le tirer à cinquante exemplaires.

TOINETTE, entrant par le fond, un panier de blanchisseuse sous le bras, qu’elle dépose au fond, tout près de Chalamet.

Ah ! je vous y prends donc !

CHALAMET.

Ciel ! Toinette !

TOINETTE.

Oui, Toinette, votre blanchisseuse et votre future, Toinette, qui a la faiblesse de vous aimer, vous, qui n’êtes pas beau...

CHALAMET.

C’est vrai. 

TOINETTE.

Qui n’êtes pas jeune...

CHALAMET.

C’est vrai.

TOINETTE.

Et qui me faites des cachoteries... Mais, enfin, je veux savoir le mystère de cette grosse correspondance.

CHALAMET.

Le mystère ? mais, chère amie, il n’y a pas de mystère.

TOINETTE.

Alors, montrez-moi ces lettres...

CHALAMET.

Impossible ! il n’y a pas de mystère, mais c’est un secret.

TOINETTE.

Ainsi, vous refusez de me dire pourquoi vous écrivez des lettres du matin au soir ?

CHALAMET.

Voyons, Toinette, quand je me livrerais à la culture des lettres, où se rait le mal, je vous le demande ?

TOINETTE.

Un portier... un tailleur en vieux !... ça n’est pas naturel. Je parie que c’est pour des femmes.

CHALAMET.

Pour des femmes ! tout ça pour des femmes... Mais je serais un sardanapale ! un pacha à trois... parasols !

TOINETTE.

Pas de phrases, monsieur ; je veux tout savoir... ou sinon plus de mariage... et la dot que me donne mon oncle vous passera devant le nez !

CHALAMET.

Devant le nez !... pas de bêtises, Toinette ; ne faites pas faire à la dot cette promenade ridicule.

TOINETTE.

Alors, monsieur, parlez.

CHALAMET.

Je parle !... Toinette, ces lettres ne sont pas des messages d’amour ; elles sont toutes pour des hommes ; voyez plutôt les adresses.

TOINETTE, lisant.

À monsieur, monsieur Cossu... à monsieur, monsieur Cottu... à monsieur, monsieur Coq...

CHALAMET.

Arrêtez ! ne lisez pas ce nom là !... future femme Chalamet, vous devez l’ignorer toujours !

TOINETTE.

Voyons, maintenant, ce qu’il y a dans ces lettres.

Elle lit.

« Monsieur, une personne qui vous est chère vous trompe indignement ! Elle se rend très souvent et en secret rue des Trois-Bornes, n°  4... Le portier de cette maison est au fait de l’intrigue ; si vous désirez des renseignements, parlez au portier ; en s’y prenant adroitement, on peut le faire jaser... »

Parlant.

Qu’est-ce que ça veut dire ? une dénonciation ; mais qu’est-ce qu’elle vous a fait cette pauvre madame chose ?

CHALAMET.

Je ne la connais pas... j’ignore même si ce brave monsieur chose est désobligé à l’endroit de sa femme.

TOINETTE.

Ah ça, et toutes les autres lettres ?

CHALAMET.

Même style, même écriture, même orthographe !

TOINETTE.

Et dans quel but les écrivez-vous ?

CHALAMET.

Le but, vous allez l’apprendre.

Il remonte.

Quand j’étais petit... quand je venais de naître dans la rue Bourg-l’Abbé, mon père, hélas ! était ailleurs...

TOINETTE.

Tailleur en vieux... comme vous.

CHALAMET.

Toinette, je ne refuse pas d’égayer parfois l’existence par des mots badins ; mais, dans ce moment, cette pensée est loin de la mienne. Mon père était ailleurs, c’est à-dire, je ne sais où... réduit à s’exiler, comme un ancien philosophe de sa profession, il était allé poser des fonds de culottes dans les cours étrangères...

TOINETTE.

Le pauvre homme !

CHALAMET.

Sa profession devint la mienne ; j’ai longtemps végété dans les parements et dans les revers... dans les revers surtout... jusqu’au jour où, dévoré d’ambition, rêvant les cordons et les places, j’obtins cette place et ce cordon.

TOINETTE.

Je sais tout ça. Après ?

CHALAMET.

C’était déjà beaucoup, ce n’était pas assez je rêvais encore la fortune.

TOINETTE.

La fortune !

CHALAMET.

Pour l’acquérir vite, me disais-je, il faudrait une industrie qui s’adressât aux classes les plus nombreuses de la société... quelque chose de très répandu, quel que chose de général, d’universel !... et l’idée me vint d’exploiter les désagréments du ménage.

TOINETTE.

Les désagréments du ménage !

CHALAMET.

C’est ce que j’ai trouvé de plus universel, de plus inévitable.

Air.

  On préserve de l’incendie,
  On préserve aussi des voleurs,
  Et de Franklin la science hardie
  Sut du tonnerre écarter les malheurs...
  Pauvres époux, le ciel, dans sa colère,
  D’une autre fondre, hélas ! vous menaça,
  Et pour sauver de cette foudre-là
  Il n’est pas de paratonnerre !

Et c’est justement ce que j’exploite... J’ai pour clients tous les maris de Paris ; pour fonds de commerce une plume, de l’encre et l’almanach des 25 000 adresses... et voici ma manière de procéder : j’envoie ma circulaire à tous les époux... très bien... le premier jour, ils se disent, tranquillement : Ouh ! ouh ! ouh ! je suis sûr de ma femme... ma femme est folle de moi !... Le lendemain, la lettre leur trotte dans la tête... leur femme les adore, mais ils songent qu’elle pourrait bien en adorer un autre avec... Alors ça galope, ça galope, et c’est ordinairement le troisième jour qu’ils arrivent... Ils viennent parler au portier ; mais comme il est discret, on lui glisse cinq francs pour lui délier la langue.

TOINETTE.

Mais c’est affreux !

CHALAMET.

C’est très philanthropique ; car, une fois les rapports établis, je calme les soupçons jaloux, pour le présent et pour l’avenir... je prouve que l’épouse fidèle ne vient jamais dans la maison. Le mari transporté me donne cinq autres livres... il a payé en entrant, il répare en sortant !... et j’en ai comme ça vingt-cinq mille à passer en revue... et vingt-cinq mille, à dix francs par tête, ça fait deux cent cinquante mille francs. Voilà ma profession, voilà mon état, voilà mon industrie.

TOINETTE.

C’est égal, c’est une drôle d’idée que vous avez eue là ! Et tous les maris viennent ?

CHALAMET.

Tous, sans la moindre exception... je procède par ordre alphabétique... l’A n’a pas mal donné, le B est en pleine exploitation, et je vais, demain, attaquer le C.

TOINETTE.

Mais, j’y pense, et les célibataires, à quoi les reconnaissez-vous ?

CHALAMET.

Les célibataires viennent comme les autres.

TOINETTE.

Pourquoi faire ?... ils n’ont pas de femme à surveiller.

CHALAMET.

Les célibataires... oh ! innocente !... relisez le passage qui a rapport aux traits.

TOINETTE, lisant.

« Une personne qui vous est chère vous trompe indignement... »

CHALAMET.

Une personne qui vous est chère, ma chère... ça s’adapte à tout le monde... chacun a une personne qui lui est chère ; il y en a même qui sont très embarrassés, ils ne savent pas, s’ils ont à s’informer de leur femme ou... d’une autre ! Ceux-là je les fais payer double... et voilà comme, dans quelque temps, j’espère ne plus être portier.

TOINETTE.

Et nous pourrons avouer notre amour à mon oncle Brésillon ?

CHALAMET.

Mais il est donc bien terrible cet oncle Brésillon, que vous n’avez jamais voulu lui dire...

TOINETTE.

Ô Dieu ! s’il savait que j’aime un portier, il me tuerait !

CHALAMET.

Portier... je ne le suis que momentanément ; c’est pour l’exploitation de mon idée que j’ai pris cette place, qui était vacante,

TOINETTE.

À propos... avez-vous écrit, en attendant, à ma tante, pour la mettre dans nos intérêts ?

CHALAMET.

Oui, oui, et une lettre assez jolie, je m’en vante... voilà le brouillon.

Il tire un papier de sa poche.

Écoutez-moi ça.

Lisant.

« Monsieur, une personne qui vous est chère... » Non, non, je fais erreur... voilà, voilà le vrai...

Sortant un autre papier et lisant.

« Madame, vous êtes sensible et bonne, et vous aurez pitié de mon amour... d’un amour que je dois cacher à votre époux... car, je sais qu’il s’en irriterait... je ne puis me présenter encore au domicile de cet homme violent ; mais, s’il vous était possible... »

TOINETTE.

Voilà quelqu’un !

CHALAMET.

Un monsieur, ça doit être une pratique... Il lit une lettre, c’est une pratique... Allez porter votre linge, Toinette... J’entre dans mon cabinet.

ENSEMBLE.

Air des Aragonais.

Ah ! c’est admirable !
Un métier semblable
Est très profitable...
Quel bonheur !
Mais quelle folie !
Quittons } la partie ;
Quittez   }
Il faut { qu’elle en rie
          { que j’en
De bon cœur.

Elle va prendre son panier et sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

CHALAMET, BALIVEAU

 

BALIVEAU, pleurant.

Le portier, s’il vous plaît ?

CHALAMET.

C’est moi, monsieur... Qu’a-t-il pour votre service ?

BALIVEAU, pleurant.

Hélas !... monsieur !... je suis bien malheureux !

CHALAMET, à part.

En voilà un qui ne prend pas la chose gaiement...

Haut.

En quoi puis-je vous être utile ?

BALIVEAU, pleurant.

Monsieur, êtes-vous marié ?

CHALAMET.

Pas encore... Monsieur l’est, à ce que je vois ?

BALIVEAU.

Je suis le modèle des époux...

CHALAMET.

Et vous venez...

BALIVEAU.

Hélas ! je viens acquérir une horrible conviction... Monsieur, vous allez me donner le coup de la mort !...

CHALAMET.

Le coup de la mort. Permettez, je ne donnerais pas ce coup-là à un lapin.

BALIVEAU.

Oh ! je suis bien informé... vous êtes au fait de l’intrigue, et en s’y prenant adroitement...

Il met sa main à sa poche.

CHALAMET.

Il sait ma lettre... à la lettre !

BALIVEAU, tirant son mouchoir.

Vous parlerez, n’est-ce pas ?

CHALAMET, désappointé.

Ah ! ah !... c’est comme ça qu’il s’y prend adroitement !...

Haut.

Je ne sais rien, absolument rien, monsieur... j’ignore de quoi il s’agit. 

BALIVEAU, pleurant.

Mais de ma femme... qui trahit ses serments et sa foi ! 

CHALAMET.

Elle a trahi ses serments et sa foi ?... 

BALIVEAU.

Ce matin, elle m’a dit qu’elle allait au bain.

CHALAMET.

Ce prétexte oriental est assez généralement employé.

BALIVEAU.

Pour lui donner toute confiance, je l’ai laissée sortir ; mais à peine était-elle dehors, qu’au lieu de me rendre à mon bureau de la préfecture...

CHALAMET.

Ah ! vous êtes...

BALIVEAU.

Je suis le modèle des employés... et, au lieu d’aller à mon bureau, je me suis jeté dans un cabriolet ; j’ai couru toutes les maisons de bains... j’en ai fait quarante-huit, monsieur !

CHALAMET.

Et vous avez trouvé...

BALIVEAU.

Personne ; tous les établissements étaient vides... pas une femme ne s’est baignée aujourd’hui.

CHALAMET.

Comment ! pas une dans les quarante-huit établissements ?... Quand je pense qu’il y a peut-être en ce moment à Paris trois cent mille maris qui se disent tranquillement : Ma femme est au bain...

BALIVEAU.

Oui, monsieur, elles disent toutes qu’elles y vont... Mensonge !... elles n’y vont pas, elles n’y vont jamais !... On n’a pas coulé un seul bain aujourd’hui dans tout Paris... Vous concevez que j’ai tout compris ; je suis trompé, trahi, déshonoré !... Ah ! monsieur, monsieur... je ne suis pas content !

Il pleure.

CHALAMET.

Vous êtes difficile...

À part.

Comment ! il pleure encore !... Mais, c’est un saule pleureur... c’est une borne-fontaine que cet homme !...

Air : Ces postillons.

Quoi ! de ses yeux je vois jaillir des larmes !
Je l’avouerai, de lui j’aimerais mieux
Bien plus d’argent et beaucoup moins d’alarmes.
Où ce monsieur va-t-il chercher, grands dieux !
Le fleuve, hélas ! qui coule de ses yeux ?
Pour surmonter ma chance malheureuse,
J’ croyais creuser, par un heureux moyen,
Une min’ d’or, mais, hélas ! je ne creuse
Qu’un puits artésien !
(bis.)

Il faut absolument le tarir...

Haut.

Voyons, monsieur, vous m’intéressez... je voudrais vous être utile ; mais, je ne puis divulguer ainsi les secrets de la maison.

BALIVEAU.

Expliquez-vous, monsieur ; votre fortune en dépend !

CHALAMET.

Ma fortune !

BALIVEAU.

Oui, voilà cinq francs pour vos renseignements...

CHALAMET, à part.

Allons donc ! ça a été long à venir.

BALIVEAU.

Vous connaissez ma femme, n’est-ce pas ?... châle rouge, yeux noirs,

Peau blanche, robe violette et cheveux châtains...

CHALAMET.

Ce signalement est exact ?

BALIVEAU.

Très exact... Vient-elle souvent ici ?...

CHALAMET.

Elle n’y vient jamais.

BALIVEAU.

Jamais ?

CHALAMET.

Jamais, je vous le jure. Et pour qui voulez-vous qu’elle vienne ?... Nous n’avons dans la maison que deux hommes...

BALIVEAU.

Deux hommes ; mais c’est bien assez !

CHALAMET.

Oui, mais le premier voyage depuis un an, et l’autre est mort depuis six semaines...

BALIVEAU.

Se peut-il ?... Vous ne me trompez pas ?...

CHALAMET.

Vous tromper !... mais j’aimerais mieux vous rendre l’argent que j’ai reçu !... Un pareil soupçon !... Ah ! monsieur, gardez, gardez ce que vous vouliez me donner encore... ma conscience me reprocherait de le recevoir.

BALIVEAU.

Non, prenez, monsieur.

Il lui donne cinq francs.

Prenez, je vous en conjure... car vous m’avez rendu ma sérénité.

CHALAMET.

Je disais aussi, vous avez l’air plus serein que tout à l’heure.

BALIVEAU.

Ah ! mon Dieu ! j’y pense, j’ai oublié les bains Saint-Sauveur... Elle doit être aux bains Saint-Sauveur : je cours aux bains Saint-Sauveur !...

CHALAMET.

Allez, allez, monsieur, et surtout à l’avenir ne croyez plus aux lettres anonymes, ne soupçonnez jamais madame votre épouse.

BALIVEAU.

Jamais !... ah ! non, jamais... pauvre chatte, si elle savait... Ah ! ça lui donnerait le coup de la mort !...

Fausse sortie.

CHALAMET.

À propos... monsieur... monsieur...

BALIVEAU, revenant.

Plaît-il ?

CHALAMET.

Votre nom, s’il vous plaît ?

BALIVEAU.

Baliveau... Émile Baliveau.

ENSEMBLE.

Air.

Plus d’ennuis,
De soucis,
Plus d’alarmes !
Noirs soupçons, fuyez loin de { mon cœur
                                                  { son
Un seul mot vient de sécher { mes larmes,
                                                { ses
Et déjà je renais    } au bonheur.
Le voilà qui renaît }

Baliveau sort.  

 

 

Scène V

 

CHALAMET, puis BRÉSILLON

 

CHALAMET, allant prendre dans sa loge l’almanach des 25 000 adresses et revenant en scène.

Voyons, voyons, Baliveau...

Il cherche dans l’almanach.

Baldaquin... Baliton... Baliton... Dieu ! que de Balitons !... Ah ! Baliveau...

Prenant un crayon et écrivant.

Baliveau p, ce qui veut dire payé. En voilà un qui s’en va heureux et consolé... Madame Baliveau peut être bien tranquille ; à l’avenir, son mari aura confiance.

Apercevant Brésillon qui cherche le numéro de la maison.

Quelqu’un... encore une pratique, sans doute ; n’ayons pas l’air de l’attendre !...

Il va s’asseoir dans sa loge. Brésillon entre.

BRÉSILLON, furieux.

C’est bien ici !... la fureur n’exaspère !... Relisons... je veux m’exaspérer tout à fait !

Il sort une lettre de sa poche.

CHALAMET, regardant par le carreau de la fenêtre.

Bon !... il repasse ma circulaire... Lis, lis, mon bonhomme... « Monsieur, une personne qui vous est chère vous trompe indignement... »

BRÉSILLON, lisant, bas.

« Madame, vous êtes sensible et bonne, et vous aurez pitié de mon amour !... »

Haut.

Continuons.

CHALAMET.

Oui, continue, va...

BRÉSILLON.

« Je ne puis encore me présenter an domicile de cet homme violent... mais, s’il vous était possible de m’apporter un peu d’espoir... »

CHALAMET.

Il y met le temps... mais va donc !... « Elle se rend très souvent et en secret... »

BRÉSILLON.

« Je me nomme Antonin Chalamet... »

CHALAMET.

« Rue des Trois-Bornes, numéro 4. »

BRÉSILLON, haut.

« Rue des Trois-Bornes, numéro 4. »

CHALAMET, à part.

Allons donc...

Paraissant à sa porte. Haut.

Qui demandez-vous, s’il vous plaît ?

BRÉSILLON, brusquement.

Ici, portier, ici !

CHALAMET, étonné.

Plaît-il ?...

BRÉSILLON.

Approche, et parle !

CHALAMET, à part.

Ah ! mais, je le trouve plaisant !

BRÉSILLON.

Parle, te dis-je, ou je t’extermine !

CHALAMET, effrayé.

Hein !... je... je... parle...

À part.

J’aimais mieux l’autre ! le saule pleureur.

BRÉSILLON, lui donnant cinq francs.

Parle, mais pour moi seul.

CHALAMET.

À voix basse... Soit, causons.

BRÉSILLON.

Elle me trompe, elle me trahit ?...

CHALAMET.

Qui ça ?

BRÉSILLON.

Elle m’a quitté ce matin sous prétexte d’aller au bain.

CHALAMET, à part.

Elle aussi !

Haut.

Vous ne sauriez croire, monsieur, comme le bain donne aujourd’hui.

BRÉSILLON.

Mais je n’ai pas été sa dupe, et je lis exterminerai tous les deux... À quel étage demeure son complice ?

CHALAMET.

Son complice ? connais pas !

BRÉSILLON.

Mais je le connais moi...

Il reprend sa lettre.

Son complice se nomme...

CHALAMET, à part.

Il cherche le nom dans ma circulaire...

BRÉSILLON.

Ah ! il se nomme...

 

 

Scène VI

 

BALIVEAU, CHALAMET, BRÉSILLON

 

BALIVEAU.

Elle n’y était pas... 

BRÉSILLON, à part.

Elle n’y était pas ?

BALIVEAU.

Il n’y avait que deux hommes dans l’établissement... j’ai demandé leur nom, ce n’était pas elle, et, de plus, on n’a pas vu une seule femme ce matin !

BRÉSILLON, à part.

Une femme !

Haut.

Vous cherchez une femme, monsieur ? 

BALIVEAU.

Oui, monsieur ; elle avait dit à son époux qu’elle se rendait au bain... 

BRÉSILLON, à part.

Comme la mienne !

BALIVEAU.

Mais elle n’y a pas paru...

BRÉSILION, à part.

Comme la mienne ! 

BALIVEAU.

Elle ignore, la malheureuse, que son mari soupçonne une intrigue...

BRÉSILLON.

Mais c’est tout à fait ça !

CHALAMET.

Bon ! il croit que c’est la sienne !

BRÉSILLON.

Plus de doute ! 

BALIVEAU.

Elle ne sait pas qu’il est à sa recherche !

BRÉSILLON.

Et qu’il se vengera, monsieur... il se vengera, entendez-vous ?...

BALIVEAU.

Plaît-il ?

CHALAMET.

Il confond !... vous confondez, mon brave homme !

BRÉSILLON.

Laissez-moi ! laissez-moi !... je veux l’exterminer !...

BALIVEAU.

Serait-ce mon rival ?... Vous êtes mon rival, monsieur ?

BRÉSILLON.

Oui, je suis ton rival !

CHALAMET, entre eux, les retenant.

Mais non ! mais non ! Écoutez-moi donc !...

BALIVEAU, le repoussant.

Ôtez-vous, ôtez vous de là, monsieur !

BRÉSILLON, même jeu.

Arrière ! misérable portier !

Ils se prennent au collet.

CHALAMET.

Ah ! allez au diable, à la fin !... Comment ! quand je veux vous prouver qu’il y a erreur...

Baliveau et Brésillon se lâchent.

Et qu’au lieu de deux rivaux, vous n’êtes que deux... confrères, voilà comme on me bouscule !...

Indiquant Baliveau.

Monsieur cherche sa femme, la femme Baliveau, comme vous cherchez la vôtre... la femme... je ne sais qui !

BRÉSILLON.

Se peut-il ?

CHALAMET.

Il se peut.

BALIVEAU.

Serait-il, Dieu, possible ?

CHALAMET.

Il est, Dieu, possible... et de plus, os deux femmes sont pures de toute intrigue !

BRÉSILLON.

Comment ?

CHALAMET.

Jamais elles n’ont eu la pensée de vous trahir !...

BALIVEAU.

Mais la lettre que j’ai reçue est très claire !...

BRÉSILLON.

Celle-ci est très explicite !...

CHALAMET.

Plaisanterie de quelque mauvais farceur... et la preuve, c’est que je vous répète, je vous jure que jamais elles n’ont mis le pied, ni rien, dans cette maison.

BRÉSILLON.

Jamais ?...

BALIVEAU.

Ma Caroline ne serait pas coupable !...

BRÉSILLON.

Mon Eudoxie serait innocente !...

CAROLINE, en dehors.

Adieu, monsieur !

BALIVEAU.

Grand Dieu !...

CAROLINE, de même.

Adieu !

BALIVEAU.

C’est la voix de ma femme !

EUDOXIE, en dehors.

Ne vous dérangez pas, monsieur !

BRÉSILLON.

Mille tonnerres ! c’est l’accent de la mienne !... Ah ! la fureur m’exaspère !

Caroline descend l’escalier et passe vivement au fond.

BALIVEAU.

Je sens que je m’en vais !

Il tombe dans les bras de Brésillon.

CHALAMET.

J’ai bien envie de faire comme lui !

BRÉSILLON, à Baliveau.

Eh bien... monsieur !... monsieur !...

Eudoxie descend l’escalier et passe vivement au fond.

Qu’ai-je vu !... Eudoxie !... Eudoxie !...

CHALAMET.

Ah bah !... Eudoxie aussi !

BRÉSILLON, à Baliveau.

Mais soutenez-vous donc, monsieur !... Il faut que je la poursuive !... on ne se trouve pas mal en public !...

Il le pose brusquement contre la loge du portier.

Je cours !...

On entend rouler une voiture.

Trop tard !... Il est trop tard !... mais je me vengerai d’elle et de lui, car ; je le connais, le misérable !... Je sais son nom... et je reviendrai bientôt...

BALIVEAU.

Ah ! je vais répandre bien des larmes !

BRÉSILLON.

Je sens le besoin de répandre du sang.

Ensemble.

BALIVEAU et BRÉSILLON.

Air de la Savonnette.

Puis-je en croire mes yeux ?
Mais c’est affreux !
En quoi ! mon épouse en ces lieux !
Dans mon transport,
Je vais, d’abord,
{ Je vais frapper la perfide de mort !
{ Je vais verser des larmes sur mon sort !

CHALAMET.

Puis-je en croire mes yeux !
Mais, c’est affreux.
Quoi ! leurs épouses en ces lieux ?
Dans leur transport
Ils vont, d’abord,
Ils vont me préparer un triste sort !

Baliveau et Brésillon sortent.

 

 

Scène VII

 

CHALAMET, puis ISIDORE

 

CHALAMET.

C’étaient leurs femmes !... voilà un coup du sort !... J’amène, grâce à ma circulaire, ces deux époux dans la maison où leurs moitiés ont justement des intrigues !... Mais pour qui diable viennent elles donc ici ? Je le saurai... mais, en attendant, ça marche, ça marche joliment !... ma petite industrie fructifie... Elle me met dans de beaux draps !... me voilà mêlé à des discussions de correctionnelle et de cour d’assises... Rien que ça à la lettre B... je n’aurai jamais le courage d’aller jusqu’au Z.

ISIDORE, entrant par le petit escalier.

Ces deux dames sont parties ?

CHALAMET.

Qui demandez-vous ?... Ah ! pardon, je ne vous remettais pas...

ISIDORE.

Je viens vous recommander de ne laisser monter chez moi que les deux dames qui en sortent.

CHALAMET.

C’est chez vous qu’elles étaient ?...

ISIDORE.

Oui, certainement, c’est chez moi.

CHALAMET.

Ah ça, permettez... ce ne sont pas là des visites ordinaires ; ces dames sont venues en secret ?...

ISIDORE.

Oh ! dans le plus grand secret.

CHALAMET.

Et elles sont reparties furtivement ?...

ISIDORE.

Il le fallait bien !

CHALAMET.

Et c’est chez vous qu’elles étaient toutes les deux ?

ISIDORE.

Eh ! sans doute !

CHALAMET.

Et vous ne rougissez pas, monsieur, de ce que vous faites ?

ISIDORE.

De ce que je fais... non, parbleu !... Mais, finissons !... je vous prie, d’ici à quelque temps, de congédier toutes les autres dames qui se présenteront.

CHALAMET.

Toutes les autres ?... Est-ce que monsieur a l’habitude d’en recevoir un grand nombre ?

ISIDORE.

Mais, oui... le plus possible.

CHALAMET, à part, le regardant.

Le plus possible... saprelotte !

ISIDORE.

Eh bien, pourquoi me regardez vous comme ça ?

CHALAMET.

Pourquoi ?... mais je me plais à croire qu’on en admire souvent qui sont moins curieux que vous !

ISIDORE.

Ah ça, êtes-vous fou !...

CHALAMET.

Non ; allez... allez votre train... vous pouvez tout dire, je ne m’étonne plus de rien, maintenant...

À part.

Le plus possible !... sapristi !... c’est très cocasse !

Haut.

À propos, vous ne redoutez pas les époux, monsieur ?

ISIDORE.

Les époux !... Oh ! oh !... je sais qu’en général ces messieurs aiment peu...

CHALAMET.

Non, ils n’en sont pas fous...

À part.

Je le trouve de plus en plus adorable, ce monsieur...

Haut.

Mais il y en avait deux ici, tout à l’heure, deux solides qui guettaient leurs moitiés.

ISIDORE.

Diable ! les maris de ces deux dames ?... c’est égal, j’irai les voir.

CHALAMET, à part.

Il ira les...

Haut.

Vous irez les voir ?

ISIDORE.

Oui... je me charge de les apaiser... je leur ferai entendre raison.

CHALAMET.

C’est renversant !... Et vous croyez qu’ils la goûteront, la raison ?

ISIDORE.

Mais, très bien !... j’ai l’habitude de ces sortes de choses.

CHALAMET, à part.

Il faut qu’il possède une recette pour dompter les maris... c’est un Van-Amburg !

ISIDORE.

Seulement, je voudrais éviter le scandale... car, je vous l’avouerai, je n’ai pas encore mon brevet.

CHALAMET, à part.

Un brevet pour apprivoiser les maris...

Haut.

Ah ! par exemple ! c’est trop fort !

ISIDORE.

Comment ?

CHALAMET.

On n’autorisera jamais...

ISIDORE.

Si fait !... cela s’est accordé quelquefois.

CHALAMET.

Ah bah !

ISIDORE.

Sous une dénomination supposée, bien entendu.

CHALAMET.

Parbleu ! je crois bien !... on ne va pas vous mettre : Monsieur Isidore... Je le crois, parbleu, bien !

ISIDORE.

Non, non. C’est quelquefois un brevet de librairie... comme l’avait accordé à feu notre illustre maître, de la rue de Tournon, Sa Majesté l’empereur.

CHALAMET.

L’empereur donnait de ces brevets-là ?... lui !... Ô Bonaparte... Bonaparte !

ISIDORE.

Et je cours dans les bureaux en solliciter un semblable... Au revoir. 

Il sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

CHALAMET, TOINETTE, puis EUDOXIE

 

CHALAMET.

Je suis abasourdi !... je suis anéanti ! il n’y a plus de Chalamet !

TOINETTE, entrant par le fond.

Me voilà ! vous allez être bien content... j’amène ma tante avec moi.

CHALAMET.

La tante Brésillon !... ah ! tant mieux ! cette respectable dame va faire diversion aux idées qui me bouleversent. Où est-elle cette vénérable tante ? 

TOINETTE.

Elle paye son cocher... oh ! elle connaît la maison... elle y est déjà venue.

CHALAMET.

Elle y est déjà venue ?

TOINETTE.

Oui, mais pas pour vous, elle ne savait pas encore que vous habitiez ici... et... tenez, la voilà. Eudoxie entre.

CHALAMET.

Madame...

La regardant.

Je... j’ai... ah ! Dieu du ciel !

EUDOXIE.

Qu’est-ce donc !

CHALAMET.

Ah ! ciel de Dieu !

TOINETTE.

Mais, qu’avez-vous ?

CHALAMET.

Ce que j’ai ?... permettez, madame... sans indiscrétion, c’est vous qui étiez ici ce matin ?

EUDOXIE.

En effet...

CHALAMET.

Au troisième étage ?...

EUDOXIE.

Vous m’avez vue ?

CHALAMET.

Et je ne suis pas le seul, madame ; vous auriez pu vous cacher davantage, madame...

TOINETTE.

De quel ton vous lui dites cela !... est-elle donc si coupable ?...

CHALAMET.

Comment ! vous savez...

TOINETTE.

Mais, oui... ma tante m’a tout confié... n’est-ce pas bien naturel ?... c’est une faiblesse qui l’a conduite ici.

CHALAMET.

Une faiblesse !... permettez... je demande à récapituler !...

À lui-même.

Ma future qui trouve ça naturel, la tante qui a des faiblesses, et le sieur Isidore qui sollicite un brevet... Est-ce que j’ai dormi cent sept ans ?... est-ce que le siècle a marché sans moi ?

EUDOXIE.

Mais, monsieur, cela se voit tous les jours, et personne ne s’en étonne.

CHALAMET.

Personne !... alors, décidément le siècle a marché, et à pas de géants encore !

EUDOXIE.

Mais quand vous serez marié, monsieur, votre femme, comme les autres...

CHALAMET.

Ma femme ! jamais de la vie !... n’est-il pas vrai, Toinette, que jamais de ma vie, ni de la vôtre...

TOINETTE.

Comment ! est-ce que cela vous fâcherait ?

CHALAMET.

Si cela me fâcherait !

TOINETTE.

J’avoue, mon ami, que je trou vais ma tante si peu coupable, que je voulais vous demander...

CHALAMET.

Me demander quoi ?

TOINETTE.

La permission de consulter une fois monsieur Isidore.

CHALAMET.

Elle aussi !... Ah ça, mais ce gaillard-là leur jette donc un sort ?... c’est un véritable sorcier que cet homme !

EUDOXIE.

Mais certainement, monsieur.

TOINETTE.

Voyons, mon petit Chalamet...

CHALAMET.

Toinette, je vous défends de franchir une seule marche de cet escalier !

TOINETTE.

Vous me défendez...

CHALAMET.

Mais, malheureuse ! c’est un abime qui vous attend, au troisième étage !

TOINETTE.

Vous êtes fou !... et comme vous n’avez aucun droit sur moi, comme je ne suis pas votre femme... j’y monterai ! j’y monterai ! j’y monterai !

CHALAMET.

Ah ! ventrebleu ! j’aime mieux ça !... voilà donc où nous ont conduits messieurs les philosophes et les deux révolutions !... On ne se cache plus, on ne rougit plus ! on avoue tout !... Montez, madame, montez, mademoiselle ; suivez, suivez le monde !...

EUDOXIE.

Mais enfin !...

CHALAMET.

Ne vous gênez pas !... comment donc !... moi, je vas m’asseoir devant la porte, je veux voir passer mon siècle ; la société doit être curieuse à observer !

TOINETTE.

Monsieur Chalamet !...

EUDOXIE.

Viens, mon enfant ; tu vois bien qu’il perd tout à fait la tête !

TOINETTE.

Adieu, monsieur ; je ne vous le pardonnerai jamais !

Elles montent l’escalier.

CHALAMET.

Elle ne me le pardonnera pas... elle monte ! elle y va !... et elle ne me le pardonnera pas !... ah ! c’est le comble des combles !... Mais personne ne viendra donc écraser mon misérable rival... notre rival à tous !... oh ! époux, mes futurs confrères !...

 

 

Scène IX

 

BRÉSILLON, CHALAMET

 

BRÉSILLON, furieux.

Elle n’est pas rentrée !

CHALAMET.

Le rageur !... l’oncle à ma future !... ah ! bravo !... je vais le lâcher sur l’Isidore !... Eh bien... monsieur ?...

BRÉSILLON.

Je n’ai pas encore mis la main sur la malheureuse ; mais je veux me venger de son complice.

CHALAMET.

Ah ! à la bonne heure... et pas de faiblesse... ne mollissons pas, monsieur... c’est un grand scélérat !

BRÉSILLON.

Soyez tranquille, je le tuerai, ou il ne mourra que de ma main, morbleu !

CHALAMET.

Bravo !... corbleu !... vengez vous... ferme !... sacrebleu !... jurons un peu pour vous monter...

À part.

Je me plais à le rendre féroce.

BRÉSILLON, furieux.

Ah ! Chalamet !... Chalamet !...

CHALAMET, froidement.

Plaît-il ?

BRÉSILLON.

Quoi ?

CHALAMET.

Vous m’avez appelé ?

BRÉSILLON.

Mais non, je dis : Ah ! Chalamet, Chalamet !...

CHALAMET.

Eh bien ! ah ! Chalamet, Chalamet... Vous m’appelez, et je vous dis : Plaît-il ?

BRÉSILLON.

Vous !... vous vous nommez Chalamet ?...

CHALAMET.

Je me nomme Chalamet.

BRÉSILLON.

Chalamet, Antonin ?

CHALAMET.

Antonin Chalamet.

BRÉSILLON.

Mille tonnerres !

CHALAMET.

Qu’est-ce qu’il a ?... Nous voulons rejurer... ça m’est égal, rejurons...mille tonnerres !

BRÉSILLON.

Une arme, une épée, des poignards !... avez-vous une épée, monsieur ?

CHALAMET.

Je n’ai que des ciseaux... pourquoi faire ?

BRÉSILLON.

Pour vous exterminer, monsieur !

CHALAMET, reculant.

Pour m’exter... minute !... et sous quel prétexte ?

BRÉSILLON, avançant.

Parce que tu es un brigand !

CHALAMET, reculant.

Un brigand !

BRÉSILLON, avançant.

Parce que tu es un scélérat !

CHALAMET, reculant, en tournant.

Un scélér... ah ! monsieur...monsieur !

BRÉSILLON.

Parce qu’enfin c’est toi, c’est toi qui as écrit la lettre !

CHALAMET.

La lettre ?... Ah ça, quelle lettre ?

BRÉSILLON.

La lettre qui m’amène ici, la lettre qui me dévoile mon malheur, et le crime de mon indigne épouse !

CHALAMET, à part.

ah bah !... il aurait reçu ma circulaire !

BRÉSILLON.

Et il faut que je te tue !

CHALAMET.

Mais non ! un instant !...

BRÉSILLON.

Oseras-tu nier ton écriture, infâme !

CHALAMET.

Je ne nie pas mon écriture... et même, je vais tout vous dire : c’est une entreprise, une affaire de commerce, une haute spéculation !

BRÉSILLON.

Une spéculation !... mais j’admire mon sang-froid... je ne l’ai pas encore pulvérisé !

CHALAMET.

Non !... et je vous en applaudis.

BRÉSILLON.

Finissons ! Tu vas me suivre, misérable !

CHALAMET.

Où ça ?

BRÉSILLON.

N’importe où !... et nous y resterons jusqu’à ce que mort s’ensuive !

CHALAMET.

Je n’ai pas le temps !

BRÉSILLON.

Tu as donc peur ?... lâche ?

CHALAMET.

Mais oui, j’ai peur.

BRÉSILLON.

Et il m’excitait à la vengeance, le fourbe !

CHALAMET.

Je vous excitais à la vengeance... mais contre le coupable... contre le complice de la Brésillon.

BRÉSILLON.

Mais son complice, c’est toi !

CHALAMET.

Moi !

BRÉSILLON.

Toi !

CHALAMET.

Moi !... allons donc !... j’ai dévoilé le crime, mais celui qui le commet...

BRÉSILLON.

Celui qui le commet ?

CHALAMET.

Eh ! parbleu ! le voilà !

 

 

Scène X

 

BRÉSILLON, CHALAMET, ISIDORE

 

BRÉSILLON.

Lui !... monsieur Isidore.

CHALAMET, à part.

Il le connaît !...

ISIDORE.

Eh ! c’est ce cher monsieur Brésillon !

CHALAMET, à part.

Comment ! ces deux ennemis se saluent !...

Brésillon et Isidore se donnent la main.

Leurs phalanges se confondent !...

BRÉSILLON, agité.

Bonjour, bonjour, mon cher monsieur.

CHALAMET, à part.

Son cher monsieur !...

ISIDORE.

Je vous trouve bien agité...

BRÉSILLON.

Et on le serait à moins !... une trame, un complot épouvantable contre mon honneur...

ISIDORE.

Ah bah !

CHALAMET, à part.

Il lui coute ça et l’autre s’en étonne !...

BRÉSILLON.

Mais j’ai tout découvert... la malheureuse Eudoxie me trahit, et pour ce misérable portier... pour ceci, pour ça !

ISIDORE.

En vérité ?

CHALAMET.

Pour moi !... mais jamais ! au triple grand jamais !

BRÉSILLON.

Il a osé lui écrire d’amour, et elle est venue au rendez-vous.

CHALAMET.

À elle !... d’amour !

BRÉSILLON, furieux, allant à lui.

Oui, toi !

CHALAMET.

Je saisis le motif de votre colère, vous avez lu cette lettre, vous avez cru que c’était pur votre femme, et comme justement elle venait en catimini chez monsieur...

ISIDORE, lui faisant signe.

Chut ! chut, donc !

CHALAMET.

En catimini, chez monsieur, je le réitère ; vous m’avez soupçonné, moi, le futur de votre nièce !... car, enfin, cette lettre n’était écrite que pour demander sa main !

BRÉSILLON.

La main de ma nièce !

CHALAMET.

De votre pièce Toinette... que j’aimais avant que monsieur ne la subjuguât comme les autres !

BRÉSILLON.

Et ma femme allait chez monsieur Isidore ?

ISIDORE.

Eh bien, oui, oui, monsieur, c’est chez moi qu’elle venait en secret.

CHALAMET, à part.

Il ose le lui avouer.

BRÉSILLON.

Ah ! monsieur ! je devrais me fâcher bien fort !

CHALAMET, à part.

Mais je le crois bien !

ISIDORE.

À quoi bon ?... voyons, mon cher monsieur, soyez plus indulgent... Est-ce donc un si grand crime ?

BRÉSILLON.

Je ne dis pas, je ne dis pas... certes, je ne suis pas un mari ridicule !...

CHALAMET, à part.

Mais c’est qu’il le calme, mais c’est qu’il le dompte, par ma foi !

Il remonte et passe à droite.

ISIDORE.

Les visites que me font ces dames ne nuisent pas à la paix du ménage.

BRÉSILLON.

Je le sais, je le sais bien.

CHALAMET, à part.

Mais il le dompte tout à fait.

Bas, à Isidore.

C’est fort, c’est très fort, c’est très fort !... Monsieur, je vous fais mon compliment.

BRÉSILLON.

Le plus grand tort de mon épouse, c’est de ne m’avoir pas demandé la permission.

CHALAMET, à part.

Il paraît qu’il l’aurait donnée...

Haut.

Vous l’auriez donnée, monsieur ?

BRÉSILLON.

Mais, certainement ; il faut bien passer quelque chose à sa femme...

CHALAMET, à part.

Allons, allons, voilà les énigmes qui recommencent.

 

 

Scène XI

 

BRÉSILLON, ISIDORE, BALIVEAU, CAROLINE, CHALAMET

 

BALIVEAU, entrant per le fond avec Caroline.

Ah ! le voilà !

CHALAMET, à part.

Tiens ! le saule pleureur, à présent !

BALIVEAU, gaiement.

Messieurs, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

CHALAMET, à part.

Il ne pleure pas...

Haut.

Vous êtes donc consolé ?

BALIVEAU.

Mais oui, mais oui, je sais que c’est chez M. Isidore que mon épouse se rendait en secret...

CHALAMET.

Et ça vous tranquillise ?...

BALIVEAU.

Parfaitement... j’ai l’habitude de passer à ma femme cette petite fantaisie.

CHALAMET.

Très bien !

CAROLINE.

Mais vous m’aviez soupçonnée, vilain jaloux !

BRÉSILLON.

Juste comme je soupçonnais mon épouse.

BALIVEAU.

Oublions tout cela... Du moment qu’il s’agit de monsieur, c’est bien différent !... À propos, mon ami. Eh ! eh ! mon cher ami, je vous apporte une bonne nouvelle... j’ai trouvé à mon bureau le brevet que vous sollicitiez... le voilà.

CHALAMET, à part.

Le brevet !

ISIDORE.

Mon brevet !... Ah ! je puis donc exercer tranquillement !

CHALAMET, à part.

Oh ! l’autorité ! l’autorité !

ISIDORE.

Maintenant, ma fortune est faite !

CAROLINE.

Ça me rappelle que nous avons un compte à régler, mon ami. Payez donc monsieur.

BALIVEAU.

Voilà, voilà !

Il tire de l’argent de sa poche.

CHALAMET, à part.

On le paye !... Ah ! ah ! ah ! j’en rirai longtemps !

BALIVEAU.

Combien est-ce ?

ISIDORE.

Douze francs.

BALIVEAU.

Douze francs... ça n’est pas trop cher... Ma femme est au mois.

CHALAMET, à part.

Abonnée !

 

 

Scène XII

 

BRÉSILLON, EUDOXIE, TOINETTE, ISIDORE, BALIVEAU, CAROLINE, CHALAMET

 

EUDOXIE, descendant l’escalier avec Toinette, à Isidore qui a été au devant d’elle.

Ah ! vous êtes là, monsieur Isidore !... nous

vous attendions, ma nièce et moi...

Apercevant Brésillon.

Mon mari...

TOINETTE.

Mon oncle...

EUDOXIE.

Ah ! je devine !... vous êtes venu pour m’épier ?...

CHALAMET, à part.

C’est un pédicure.

BRÉSILLON.

Moi, chère amie, je...

À part.

Ne lui disons pas mos indignes soupçons !

Haut.

Je venais m’informer du futur de votre nièce...

EUDOXIE.

Et vous consentez à la doter ?

BRÉSILLON.

J’y consens.

CHALAMET.

Permettez, permettez... il y a une difficulté...

TOINETTE.

Comment, monsieur, est-ce que vous n’en voulez encore ?... Voyons, soyez gentil, et je vous promets de renoncer à cette folie... D’ailleurs, je sais ce que je voulais savoir ! comme monsieur ne revenait pas, nous sommes entrées dans son cabinet de consultations, et ma tante m’a fait les cartes elle-même.

CHALAMET.

Hein !... plaît-il ? les cartes !...

Allant à Isidore.

Vous faites les caries, monsieur ? vous dites la bonne aventure, monsieur ?

ISIDORE.

Mais certainement !

CHALAMET.

Ah ! sapristi !... chère amie, pardon ! mille pardons ! un million de pardons !...

EUDOXIE, à Chalamet.

Ah ça, qu’avez vous donc supposé ?

CHALAMET.

Moi !... j’étais fou !... Toinette, je vous épouse et je renonce à mon industrie ; la vertu des femmes, c’est comme les armes à feu, il ne faut pas jouer avec ces choses là !...

Au public.

Mais, parmi ces messieurs, peut-être se trouve-t-il des A et des B à qui j’ai écrit de venir parler au portier ; je leur dois au moins des excuses.

Air de Partie et revanche.

Si, par malheur, messieurs, ma circulaire
Est dans les mains de quelques-uns de vous,
Épargnez-moi, ce soir, votre colère,
Vous le voyez, cessez d’être jaloux,
Ce n’est qu’un jeu, n’ayez pas de courroux. 
Heureux époux, que puis-je craindre ?
Voudrez-vous donc pour si peu mon trépas ?
Un jobard seul aurait droit de se plaindre,
Et parmi vous, messieurs, je n’en vois pas,
Non, sur l’honneur, je n’en aperçois pas !

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