Paris (Paul MEURICE)

Drame en cinq actes, prologue et épilogue.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 21 juillet 1855.

 

Personnages

 

Prologue et Épilogue – 1855

 

JACQUES BONHOMME

LOUIS ROMÉE

LE COMTE ARMINE

MÉDERIC DE NOIRMONT

MARGOULY

LINOT

JULES TRIGAUD

UN DOMINO

L’ÂME DE PARIS

DAME DE LA FRANCE

JAVA

FLAMMETTE

MADAME MARGOULY

 

Acte I – Gaule

 

MERLIN

JACQUE

FULVIUS MARCIUS

JULIUS MARCIUS

HÉRIMAN

MÉBOWÉE

THORN

SANDREGHESIL

HYLAS

JULES-CÉSAR

ATTILA

THALIESIN

ALAN

VENOX

CAPITO

RAGNACHER

CHARARIC

EUGÉNIUS

FRIDOLIN

VELLÉDA

GENEVIÈVE

IMPÉRIA

GALLINA

 

Acte II – Moyen Âge

 

ABAILARD

JACQUE

ALIÉNOR

ROBERT BLONDEL

GONTRAN

THIBAULT D’ARMAGNAC

FULBERT

GAYOFFE

PÉCHINET

ENGOULEVENT

SERNARD

LAHIRE

D’AULON

HÉLOÏSE

L’ANGE DE LA FRANCE

JEANNE D’ARC

MÉLUSINE

GISQUETTE

HÉLYOTTE

 

Acte III – Renaissance

 

JACQUES BONHOMME

JEAN GOUJON

OLIVIER D’HERMINGE

HENRI DE BÉARN

RENÉ

RAMUS

GOUDIMEL

LE TASSE

JEANNE D’ALBRET

CATHERINE DE MÉDICIS

LA STATUE DE LA FRANCE

 

Acte IV – Louis XIV

 

MOLIÈRE

PHILIPPE ROMÉE

LOUIS XIV

DE LA ROQUETTE

POQUELIN

LAUZUN

DANGEAU

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

LAFORÊT

 

Acte V – Révolution

 

VOLTAIRE

JACQUES BONHOMME

PAUL ROMÉE

PIERRE ARMINE

LE GÉNÉRAL BONAPARTE

PATOUILLET

SCÉVOLA

SAINTE-AMARANTHE

MONBONNET

FLAFLA

JEAN CALAS

TURGOT

FRANKLIN

SIRVEN

UN OFFICIER MUNICIPAL

UN INVALIDE

TALLEYRAND

MADAME ROLAND

CHARLOTTE CORDAY

THÉROIGNE DE MÉRICOURT

BABET

GRENADE

UNE VEUVE

 

 

PROLOGUE

 

1855.

 

Le foyer de l’Opéra, pendant le bal de la mi-carême.

 

 

Scène première

 

DOMINOS, allant et venant. Entre, avec effarement, MARGOULY, en Domino, sous lequel point un pantalon de garde national

 

MARGOULY, à lui-même, avec exaspération.

Le bal de l’Opéra ? Non, le bal de l’enfer !

En voix de fausset, à un Domino.

Je te connais, beau masque.

LE DOMINO.

Connais-toi toi-même ! dit le sage.

MARGOULY.

Ce n’est pas ça ! Cent trente-quatre !

Même jeu, à un autre Domino.

Hé ! là ! je te connais, petite !

LE DOMINO, découvrant un visage à longues moustaches.

Est-ce d’Ève ou d’Adam, monsieur ?

MAUGOULY, reculant.

Oh ! c’est encore moins ça ! Cent trente-cinq !

Il sort.

 

 

Scène II

 

LE COMTE ARMINE, MÉDÉRIC DE NOIRMONT, JAVA et TRIGAUD, les observant

 

DE NOIRMONT, cravate blanche, gourmé, solennel.

Monsieur le comte, monsieur Bonhomme doit lui-même entrer ici ce soir un moment, et vous confirmera ses favorables dispositions. Souvenez-vous que votre mariage avec la fille aînée du célèbre et richissime manufacturier est le seul moyen de relever votre fortune et votre maison.

ARMINE.

Oui ! mais malgré tout, vous l’avouerai-je, mon cher monsieur de Noirmont ? je ne me sentirai calme et libre que lorsque j’aurai le cœur net au sujet de cette Java.

TRIGAUD, bas, à Java.

Java ! vous entendez ?

JAVA.

Mais taisez-vous donc !

DE NOIRMONT, à Armine.

Encore ! Je n’ai certes point connu cette... personne ; mon caractère m’a toujours, Dieu merci ! gardé de ce monde interlope. Mais il est notoire qu’après avoir achevé votre ruine, mademoiselle Java, puisque c’est son glorieux nom de guerre, s’est enfuie, depuis un mois, avec un nouvel amant.

ARMINE, vivement.

Ah ! si jamais je les rencontre !

DE NOIRMONT.

Quelqu’un les a vus ici, il n’y a qu’un instant.

ARMINE.

Que je les reconnaisse donc ! et je le châtierai, lui, pour la frapper, elle !

TRIGAUD, effrayé, bas à Java.

Ah ça, dites donc, Java, je suis bien capable de vous épouser, mais...

JAVA, bas à Trigaud.

Mais non pas de me protéger, je sais cela, cher monsieur Jules Trigaud. Aussi est-ce un plus sérieux adversaire que je prétends opposer au comte Armine. Oh ! ma haine prendra les devants sur la sienne ! Ce peintre, ce Louis Romée, vous l’avez aperçu tout à l’heure, me disiez-vous. Venez me le montrer.

Ils sortent.

DE NOIRMONT, à Armine.

Ah ! monsieur le comte, cette folle passion vous fera violer tous les principes, bases du lien social. Une juste honorabilité ne s’attache qu’à ceux qui...

LINOT, entrant en courant, et heurtant de Noirmont.

Pardon ! Le petit salon au bout du foyer ?...

DE NOIRMONT.

Hé ! jeune homme ! observez vos mouvements ! Vous m’avez donné du coude dans le dos !

LINOT.

Mais non ! C’est vous qui m’avez donné du dos dans le coude !

De Noirmont s’éloigne avec Armine en haussant les épaules.

En voilà un Prudhomme de la haute !

À un Domino bleu qui entre.

S’il vous plaît, le salon du foyer ?

 

 

Scène III

 

LINOT, FLAMMETTE

 

FLAMMETTE.

Eh ! c’est le petit Linot ! Sous ce plumage ?

LINOT.

Ce ramage ? C’est vous, mademoiselle Flammette ?

FLAMMETTE.

Toi, au bal de l’Opéra !

LINOT.

Par la chaufferette de maman ! c’est pour la première fois ! – Eh bien ! c’est vaste, mais fade ! Figurez-vous, cette après-midi, monsieur... un monsieur que vous connaissez, me dit : – Ferais-tu quelque chose, Linot, pour aller, cette nuit de mi-carême, au bal de l’Opéra ? – Monsieur, je ferais simplement tout. – Linot, voilà vingt francs pour ton entrée et la location d’un domino...

FLAMMETTE, continuant.

Trouve-toi à deux heures dans le petit salon du foyer.

LINOT.

Tiens ! Vous avez donc entendu ?

FLAMMETTE.

Non, mais monsieur Margouly m’a dit absolument la même chose qu’à toi.

LINOT.

Ah ! bah ! Eh bien ! je comprends la prévenance de ce propriétaire pour vous, Flammette. Mais ses petits soins pour moi m’étonnent...

 

 

Scène IV

 

LINOT, FLAMMETTE, MARGOULY

 

MARGOULY, à Linot.

Je te connais.

LINOT.

Je le sais bien, monsieur Margouly.

MARGOULY.

Ah ! c’est toi, Linot ! C’est donc mademoiselle Flammette ?

Incohérent.

Ah ! mes bons chers enfants ! Ma femme !... J’étais de garde aujourd’hui... Vous savez ce que je suis : sergent de ma compagnie. On m’écrit qu’elle sera cette nuit ici, – ma femme. – Alors, je l’ai plantée là, – ma compagnie. – Voici l’affreux billet : « Veux-tu voir ton Aglaé au bras de celui qu’elle aime ? Va cette nuit au bal de l’Opéra. » Moi qui ai toujours refusé de l’y conduire ! l’ingrate ! J’en ferai une maladie et vingt-quatre heures d’hôtel des haricots ! J’ai beau crier à tous les dominos inconnus : Je te connais ! – je n’ai pas encore distingué sa voix perfide et chérie. Je marque d’une petite croix les dominos faits. Mais ma craie s’use, ma tête se fend, les oreilles me cornent. Ouf !

LINOT.

Pauvre monsieur Margouly ! Mais, à quoi diable pouvons-nous vous être bons ?

MARGOULY.

Linot, tu es le fils de ma concierge, tu as tiré le cordon à l’infidèle, tu connais sa voix. Mademoiselle Flammette, vous êtes ma locataire et sa couturière, vous lui avez pris mesure, vous connaissez sa taille. Aidez-moi, mes amis. À nous trois, nous pourrons... Ah ! attendez-moi là un peu !

Courant après un domino.

Hé ! joli masque !...

LINOT, regardant Flammette.

Ah ça ! mademoiselle Flammette, je ne suis pas chien de chasse, moi !

FLAMMETTE.

Eh bien ! et moi donc ! je serais plutôt gibier ! – C’est égal, Linot ! entrons censément dans son idée.

LINOT.

Comment ! le tromper !

FLAMMETTE.

Dame ! si c’est fait ? Écoute...

Elle lui parle bas.

 

 

Scène V

 

LINOT, FLAMMETTE, JAVA, TRIGAUD

 

TRIGAUD, à Java.

Où diable se cache ce Louis Romée ?

FLAMMETTE, le regardant.

Eh ! mais, je ne me trompe pas, c’est mon ancien Trigaud, ceci. – Et la dame, Linot, est-ce qu’on ne dirait pas ?...

LINOT.

Il faut voir.

S’approchant.

Eh ! madame...

TRIGAUD.

Fiche-nous la paix, gamin !

LINOT.

Gamin ! oui, monsieur. Et, puisque vous avez surpris mon incognito, soyez un peu respectueux, mon cher !

TRIGAUD.

Monsieur est chez lui ?

LINOT.

De l’Étoile au Trône, l’enfant de la maison, oui, monsieur.

FLAMMETTE, tournant autour de Java.

Madame Margouly, est-ce vous ?...

JAVA.

Quelle est cette espèce ?

FLAMMETTE.

Cette espèce ? C’est tout simplement une grisette, madame. Vous croyiez peut-être que la race en était perdue. Mais, quand il n’y en a plus, il y en a toujours. Ah ! c’est un animal très drôle ! Ça vit, ça aime, ça donne gratis ce que d’autres vendent si cher. Vous ne connaissez pas ça du tout, madame. Ça a quelque chose du pinson, la gaieté ; quelque chose de la cigale, la pauvreté ; quelque chose de la chèvre, l’amour des pommes vertes, et quelque chose de la chatte, les griffes, pour vous servir, madame ! – Viens, Linot.

TRIGAUD, riant sous cape.

Elle est très gaie, cette petite !

JAVA.

Cela vous amuse, vous !

TRIGAUD, embarrassé.

Hum ! hum ! Ah ! tenez, Java, là, ce jeune homme, c’est Louis Romée.

JAVA.

Bien ! quand je lui parlerai, quittez-moi.

TRIGAUD.

Très bien !

À part.

Quelle chance !

Guignant Flammette.

Ne perdons pas de vue mon joli bon bec !

 

 

Scène VI

 

LINOT, FLAMMETTE, JAVA, TRIGAUD, DE NOIRMONT, avec un nez et MADAME MARGOULY, MARGOULY, puis LOUIS ROMÉE

 

Tous entrent de différents côtés.

DE NOIRMONT, à madame Margouly.

Chère Aglaé, même dans cet endroit un peu frivole, croyez à mon amour éternel...

MADAME MARGOULY.

Si vous me trompiez, Médéric, vous seriez bien coupable ; car je vous sacrifie le meilleur des hommes.

FLAMMETTE, reconnaissant la voix.

Ah ! pour le coup ! c’est vous, madame Margouly ! Gare ! gare ! votre mari !

DE NOIRMONT.

Diable ! je suis compromis !

MADAME MARGOULY.

Dieu ! je suis perdue !

FLAMMETTE.

Mais non, puisque vous êtes retrouvée !

LINOT, à demi-voix.

Attention à la manœuvre !

Haut, à Margouly qui vient d’entrer.

Eh bien, monsieur Margouly ?

MARGOULY.

Rien ! je compte deux cent soixante-dix-sept, et vous ?

LINOT.

Rien, item. Prenez le bras de Flammette, monsieur ; à vous deux vous serez plus heureux peut-être. Par file à gauche, gauche !

Louis Romée étant entré par la droite, en ce moment les personnages sont ainsi placés, de droite à gauche : Louis Romée, Java, Trigaud, Flammette, Margouly, madame Margouly, de Noirmont, Linot.

JAVA, prenant le bras de Romée.

Monsieur Louis Romée, peut-on vous dire deux mots ?

ROMÉE.

Quatre, ma belle.

Ils s’éloignent.

TRIGAUD, à Flammette.

Ô la dernière grisette ! accepte un perdreau et mon cœur...

FLAMMETTE.

Truffé ?

Ils s’éloignent.

MARGOULY, à qui madame Margouly donne le bras.

Allons ! venez Flammette, je n’en aurai pas le démenti !

Ils s’éloignent.

LINOT, à de Noirmont gravement.

Je profite, monsieur, de cette occasion solennelle, pour vous offrir mes humbles excuses au sujet de ce coup de coude...

DE NOIRMONT.

Comment ! vous me reconnaissez ! ce nez ne me change donc pas ?

LINOT.

Un peu, – en mieux, – mais très peu.

DE NOIRMONT.

Drôle !

Il sort indigné.

LINOT.

Assez drôle, merci ! – Mousse, Tartuffe ! Nous, consommons.

UN DOMINO, à Linot.

Monsieur, payez-vous un sucre de pomme ?

LINOT, après avoir tourné autour du Domino.

Rien des bureaux !

Il s’éloigne avec dignité.

LE DOMINO.

Ah ! pané

 

 

Scène VII

 

LOUIS ROMÉE, JAVA

 

ROMÉE, en riant, à Java.

La main sur la conscience, es-tu belle ?

JAVA.

Je ne suis pas belle, je suis pire. Mais ce n’est pas sur mon compte que je veux t’intriguer, c’est sur le tien. Tu t’appelles Louis Romée. Tu es un peintre de talent. Tu aimes d’une passion aussi discrète que désintéressée la plus jeune fille du fameux inventeur Jacques Bonhomme.

ROMÉE, étonné.

Ah ! – il paraît que quelqu’un de mes amis intimes aura sur pris et révélé le secret de mon amour !

JAVA.

Ce n’est rien, cela ! J’ai aussi le secret de ta haine.

ROMÉE, tressaillant.

De ma haine ! Je ne hais personne !

JAVA.

Alors quelqu’un te hait, quelqu’un que tu n’as pourtant jamais vu ; car vous vous évitez soigneusement l’un l’autre.

ROMÉE.

Oh ! pardon, madame ! ceci n’est plus de la plaisanterie ! De qui parlez-vous ?

JAVA.

Du comte Armine.

ROMÉE, avec stupeur.

Du comte Armine !

JAVA.

Est-ce que je me trompe, dites ? Est-ce qu’il n’y a pas entre vous, entre vos familles, une sorte de vendetta implacable ? L’origine s’en est perdue dans la nuit des temps : on sait seulement que la dette terrible a été, de son côté, le meurtre d’un homme, et, du vôtre, le déshonneur d’une femme. Mais les générations, en se succédant, ont eu soin de raviver les causes de représailles. En dernier lieu, c’était en 1797, sous le Directoire, votre aïeul, président d’un conseil de guerre, déportait à Sinnamari l’aïeul royaliste du comte.

ROMÉE.

Le comte se cachait sous un faux nom, quand il fut condamné. Mon grand-père, jusqu’à sa dernière heure, n’a cessé de l’affirmer.

JAVA.

Qu’est-ce qui prouve sa parole au comte Armine ?

ROMÉE.

Le comte Armine en doute ?

JAVA.

Il en doute et le dit ; car quel autre que lui aurait pu me le dire ?

ROMÉE, avec colère.

C’est vrai ! – Ah ! j’avais tâché jusqu’ici d’oublier et d’éviter cet homme. Je ne connais pas même son visage...

JAVA.

Je vous le désignerai, moi !

ROMÉE.

...Bien ! et si maintenant je le rencontre sur ma route...

JAVA.

Vous le rencontrerez ici tout à l’heure.

ROMÉE, furieux.

Oh ! alors je me souviendrai qu’en 93, son grand-père, plus tard déporté par le mien, avait en tout cas mérité cette revanche, en dénonçant et en vendant mon aïeul, qui n’échappa que par miracle à l’échafaud.

UN DOMINO, mi-partie bleu et rouge (couleurs de la ville de Paris),  lui mettant la main sur l’épaule.

L’accusation que vous portez là, monsieur, n’a jamais été prouvée.

ROMÉE.

Qui me souffle cette pensée de faiblesse ?

LE DOMINO.

La voix de ta conscience, peut-être. Et elle ajoute : – Fils d’un temps de lumière et de douceur, répudie cet héritage de haine aveugle. Songe plutôt au talisman de paix et d’amitié qui est là, sur ton cœur.

ROMÉE, éperdu.

Comment ! cela aussi est connu ?

LE DOMINO.

Ah ! cher monsieur, on parle de la province, mais c’est Paris qui sait tout !

Le Domino se perd dans la foule.

ROMÉE.

Madame !... Où est-elle ?

JAVA.

Vous me quittez ?

ROMÉE.

Non, car il faut que vous me disiez quelle est cette femme. Elle était d’accord avec vous pour m’égarer et me mystifier.

JAVA.

Sur ma vie ! cette femme m’est inconnue, et je ne l’ai seulement pas comprise.

ROMÉE.

C’est vrai ! son accent était sympathique et doux, et le vôtre est amer et douloureux.

JAVA.

Si bien que, touché de son avis prudent, vous allez, de ce pas, vous jeter dans les bras du comte ?

ROMÉE.

Non, mais je m’assurerai par moi-même de ce qu’il dit et veut de moi. Vous avez promis de me le montrer ?

JAVA.

Je viendrai vous demander votre bras, et je vous mettrai en face de lui... Mais voici monsieur Jacques Bonhomme, je ne veux pas vous compromettre dans l’esprit du père de votre bien-aimée. Je vous retrouverai ici.

Elle s’éloigne rapidement.

ROMÉE.

Est-ce que je rêve ?

 

 

Scène VIII

 

LOUIS ROMÉE, JACQUES BONHOMME

 

BONHOMME.

Bonsoir, mon cher Louis. Hé ! je vous trouve l’air tout étrange. Qu’avez-vous donc ?

ROMÉE.

Pardon, monsieur ! une sorte d’hallucination !... Est-ce la foule, la musique, l’éclat des lumières ? il a passé devant mon esprit un éblouissement, comme Hoffmann le Berlinois n’en a pas imaginé de plus bizarre. Si je vous disais qu’à cette place, à l’instant, deux dominos viennent, en passant, de me pétrifier avec deux secrets que je n’avais confiés à personne au monde, pas même à vous, mon meilleur ami ?...

BONHOMME.

O artiste ! Moi, je me défie un peu, je l’avoue, du merveilleux en habit noir. M’est avis qu’en l’an de prose 1855, il faut, même à l’Opéra, faire son deuil des Mille et une Nuits.

ROMÉE, souriant.

Il était une fois un jeune homme d’humble origine, auquel un génie fit don d’une lampe merveilleuse...

BONHOMME.

Eh bien ! c’est le conte d’Aladin, cela !

ROMÉE.

Non pas, monsieur, c’est votre histoire. Seulement, le génie qui vous est apparu n’était pas hors de vous, il était en vous ; votre lampe merveilleuse a nom : le travail, ô chercheur ! ô trouveur ! Aujourd’hui, vous occupez dix mille bras ; votre signature vaut des millions, et, quand vous doutez des prodiges, vous seriez bien ingrat, si vous n’étiez bien modeste.

BONHOMME, riant.

Ô l’affreux flatteur !... mais je vous pardonne, en faveur de votre motif, – que je connais, et que je suis capable de ne pas désapprouver.

ROMÉE.

Que dites-vous là, monsieur ?... Ah ! vous voulez donc me griser tout à fait ?

BONHOMME.

Non pas, sarpejeu ! j’aime mieux vous quitter bien vite. Allez un peu dans la salle vous retremper dans la réalité des pierrettes et des débardeurs. Moi, je reste au foyer, où j’ai un mot à dire à quelqu’un.

Le conduisant bras dessus bras dessous vers la porte de sortie.

À bientôt, ami ! et soyez certain qu’on n’a ramassé de vos secrets que ce que vous en avez laissé tomber.

Romée sort.

 

 

Scène IX

 

BONHOMME, LE DOMINO BLEU ET ROUGE

 

LE DOMINO.

Ne vous donnez pas la peine d’aller trouver le comte Armine, monsieur Jacques Bonhomme, votre futur gendre vient ici.

BONHOMME, surpris.

Mon futur gendre !

LE DOMINO.

Ne destinez-vous pas votre fille aînée au comte Armine et votre seconde fille à monsieur Louis Romée ? Ah ! vous n’avez peut-être arrêté cela dans votre esprit que cette après-midi ou ce soir ? Mais, on le disait tantôt à la Bourse, et, comme les femmes n’y vont pas, je l’ai appris tout de suite.

Elle disparaît.

BONHOMME, seul.

Madame !... ah ! pour le coup, voilà qui est singulier ! Et si Romée était resté là... Bah ! ce ne peut-être qu’une conjecture ; mais elle est hardie et frappe étrangement juste ! En vérité-Dieu ! voici le comte !

 

 

Scène X

 

JACQUES BONHOMME, LE COMTE ARMINE

 

ARMINE.

Je n’ai pas voulu partir, monsieur, sans vous serrer la main et vous remercier encore.

BONHOMME.

Ma fille vous accepte, et vous me promettez de la faire heureuse : de quoi donc me remerciez-vous ?

ARMINE.

Eh ! quand ce ne serait que de redorer mon pauvre blason vermoulu !

BONHOMME.

Ah ! si vous me parlez de mon argent, je vais vous parler de vos aïeux ! Nous nous estimons, j’espère, pour nous-mêmes. Ma fortune, je l’ai méritée par un rude et constant labeur. Votre généalogie, vous l’avez, passez-moi le mot, légitimée par votre dévouement à la science. Vos belles études historiques sur les origines nationales ont ajouté des siècles à votre noblesse.

ARMINE.

Vous ne vous doutez pas à quel point vous dites vrai, monsieur. Il y a dans notre maison une tradition assez curieuse : la famille, à son origine, aurait été violemment divisée en deux par on ne sait quel malheur. Un seul signe nous reste pour chercher et reconnaître à travers la vie nos frères perdus : c’est un fragment de collier d’or que, de génération en génération, le père, en mourant, transmet à son héritier le plus proche, et dont le semblable doit exister aux mains de ces parents inconnus. Nous n’avons pas encore retrouvé cette moitie de nous-mêmes. Mais, l’autre jour, en examinant attentivement le chaînon héréditaire, j’y ai distingué des caractères celtiques, et j’ai déchiffré une inscription qui nous ferait à peu près contemporains de Jules César.

BONHOMME.

Que signifie donc cette inscription ?’

ARMINE.

Oh ! j’ai eu beaucoup de peine à la reconstruire, et je ne l’ai encore montrée à personne ; car je ne suis pas tout à fait certain du sens. Paris, qui a des professeurs de japonais et de tartare-mandchoux, ne se donne pas la peine de savoir la vieille langue de nos pères. Voici pourtant, je crois, ce que veulent dire ces vers...

LE DOMINO ROUGE ET BLEU.

Voici ce que ces vers veulent dire :

« Quand tu retrouveras les chaînons pareils,
« Reconnais ta mère morte sous le sol prison,
«  Ou embrasse ton frère vivant sous le ciel libre. »

Il passe.

ARMINE, stupéfait.

Oui, c’est bien là le sens rectifié et complet ! Quelle est cette femme ?

BONHOMME.

Oh ! venez, retrouvons-la. Je la reconnaîtrai. Venez !

Ils sortent.

 

 

Scène XI

 

TRIGAUD, FLAMMETTE, puis LINOT, puis MONSIEUR et MADAME MARGOULY

 

TRIGAUD.

Oui, tu m’as pris, petite ! et si tu veux partager avec moi quelque soixante mille livres de revenu...

FLAMMETTE.

Hypothéquées sur les mines d’or du soleil, pas vrai ?

TRIGAUD.

Méfiante !... Mon titre de vicomte avec un écusson sans tache...

FLAMMETTE.

Oui, tu portes de gueule sur peu d’argent.

TRIGAUD.

Mauvaise !... Mes six chevaux, ma loge aux Bouffes et mon dîner à quatre services...

FLAMMETTE, se démasquant.

Trigaud ! m’en as-tu fait manger, de la salade !

TRIGAUD.

Flammette ! c’était mon ex-Flammette !

FLAMMETTE.

Eh ! oui, Flammette ! qui en a assez depuis une heure de te faire poser ! Flammette, qui n’aime plus que la danse pour la danse et indépendamment des hommes ! Flammette ! qui jette aux orties le domino pour son vrai costume de pierrette.

Jetant son domino à Linot qui entre.

Le galop final nous appelle, Linot, y es-tu ?...

LINOT, grave.

Vous oubliez, Flammette, qu’il nous reste un devoir à remplir...

FLAMMETTE.

Ah ! oui, les Margouly.

MARGOULY, entrant.

Sacristi de sacristi ! plus je suis furieux, Flammette, plus vous êtes muette ; pourquoi ?

FLAMMETTE, s’avançant au devant de lui.

Hé ! bonjour, monsieur Margouly ! – que vous me semblez beau ! que vous êtes joli !

MARGOULY.

Une autre Flammette ! Mais quel est donc le boulet que je traîne là, moi ?

MADAME MARGOULY, se démasquant.

Ingrat !

MARGOULY.

Ma femme ! comment ! c’est toi, malheureuse ?

MADAME MARGOULY.

Margouly ! qu’est-ce que je t’ai fait ?

MARGOULY.

C’est précisément ce que j’allais vous demander, madame !

MADAME MARGOULY, se penchant à son oreille.

« Veux-tu voir ton Aglaé au bras de celui qu’elle aime ?... Vas cette nuit... »

MARGOULY.

Le billet !

MADAME MARGOULY.

Et je suis au bras de celui...

MARGOULY.

Ah ! j’y suis... Ma femme ! Quelle joie !... Mes bons enfants ! Je vous paye à souper à tous quatre, moi compris.

FLAMMETTE.

Accepté, après le galop !

Bas a Madame Margouly.

Voyez-vous, madame Margouly, c’est les bonnets qu’on jette par-dessus les moulins, autant en emporte le vent ! Mais les chapeaux, c’est plus lourd ! J’ai rattrape le vôtre aux ailes, ne vous y fiez plus ! – Au galop !...

Ils sortent.

TRIGAUD, seul et morne.

Je suis comme feu Titus, j’ai perdu ma nuitée.

Il s’éloigne avec mélancolie.

 

 

Scène XII

 

LE DOMINO rouge et bleu, BONHOMME, ARMINE, ROMÉE, puis JAVA

 

LE DOMINO.

Mon vrai nom ? Mon nom authentique et certain ? Eh bien ! c’est... Mystère.

ROMÉE.

Tu te moques largement de nous ! On ne peut donc pas sa voir qui tu es ?

LE DOMINO.

Bah ! je ne le sais pas toujours moi-même ; cela dépend de l’heure qu’il est, du temps qu’il fait, des yeux qui me voient. Dans l’heureux temps où vous étiez malheureux, monsieur Bonhomme, n’avez vous pas rencontré quelque part, à la sortie de Saint-Thomas-d’Aquin, par exemple, une femme, qui vous est apparue duchesse à sa démarche, jeune beauté de vieux portrait, mise cachant sous son harmonieuse simplicité mille louis de dentelles et de pierreries ? Un valet a prestement abaissé le marchepied d’un coupé, et votre vision s’est évanouie. Mais de ses yeux, étoiles mortelles, un vague regard, non ! un rayon tombé sur vous allait pour bien des jours illuminer votre vie studieuse, et votre petite chambre et toute cette grande cité !

ARMINE.

Est-ce que vous seriez duchesse, madame ?

LE DOMINO.

Vous braveriez ce charme-là, vous, comte ! Mais dans un bal, à un concert, à une de ces premières représentations dont on dit : « Tout Paris y était ! » – ne vous est-il pas arrivé d’écouter, d’admirer pendant des heures quelque jolie duchesse de l’intelligence, une patricienne de n’importe quel art, ayant reçu le double don : le talent et la grâce ? Elle causait ; son esprit avait du cœur, son cœur avait de l’esprit ; sa parole de fée semblait transformer et dominer cette foule, le monde et la vie ; mais c’était peut-être vous qui étiez ébloui et subjugué !

ROMÉE.

Ah ! je vous soupçonnais bien une artiste !

LE DOMINO.

Artiste vous-même, dites donc ! – Pour vos mirages à vous, on ne les compte pas. Vous êtes de ces terribles myopes qui voient tout et quelque chose avec. – Quand vous allez dans Paris, forêt d’hommes, à la chasse aux idées, il vous suffit, pour que la rue, le quai, le boulevard ait un sourire et prenne une âme, il vous suffit de rencontrer une belle fille du peuple, ou quelque Cérès de la halle, ou une mère de dix-sept ans promenant avec gravité son baby de deux mois, ou l’avenante marchande reconduisant sa pratique : « Au plaisir de vous revoir, monsieur !... »

BONHOMME.

Eh ! quoi ! une bourgeoise !

LE DOMINO.

Mais non, rien à cette heure qu’un domino qui parle le jargon du lieu et qui vous fait damner pour vous faire rêver : c’est ma manière ! Je suis comme l’éperon qui pique pour aiguillonner, et je me vante de posséder tous les défauts qui suscitent les vertus chez les autres : dédaigneuse pour qu’on se redresse, ingrate pour qu’on se dévoue, coquette pour qu’on se passionne. – C’est un charme si puissant, l’obstacle ! L’inconstance de la Béjart, messieurs, a été la moitié du génie de Molière, et si Aristide fut si juste, c’était bien un petit peu, allez ! pour ennuyer Athènes.

ROMÉE.

Tu aimes le paradoxe.

LE DOMINO.

À m’en faire mal. Vous le voyez, je n’ai rien de caché pour vous, et maintenant que vous avez ma pantoufle de verre, laissez-moi, comme Cendrillon, m’enfuir avant qu’il soit jour.

L’HUISSIER, au fond.

Messieurs, on va fermer.

ARMINE.

Oh ! tu ne nous quitteras pas ainsi !

ROMÉE.

Pas avant de nous avoir dit au moins quand nous te connaîtrons.

LE DOMINO, sérieux.

Eh ! bien, – ce sera quand vous vous connaîtrez l’un l’autre.

ROMÉE, regardant Armine.

Il est vrai que je n’ai pas l’honneur...

ARMINE.

Ni moi, je...

BONHOMME.

N’est-ce que cela ? les présentations seront vite faites.

À Romée.

Mon cher ami, – le comte Armine !

ROMÉE, se récriant.

Le comte Armine !

JAVA, qui vient d’entrer, d’une voix haute, à Romée.

Votre bras, monsieur Louis Romée ?

ARMINE.

Louis Romée l’amant de Java !

BONHOMME.

Vous donnez-vous la main, messieurs ?

ROMÉE.

Certes !

Les deux jeunes gens marchent lentement l’un à l’autre, puis la main dans la main, les yeux sur les yeux.

C’est l’épée que vous choisissez, monsieur, n’est-ce pas ? Votre heure ?

ARMINE.

Dix heures du matin, si vous voulez. Le lieu ?

ROSÉE.

Sera-ce la Porte Maillot ?

BONHOMME.

Mais qu’est-ce qu’ils disent donc ?

LE DOMINO.

Eh ! que le bois de Boulogne est maintenant plus fréquenté que le boulevard ! Mais Paris, messieurs, Paris a ses déserts aussi sauvages vraiment que les forêts de l’Amérique. Et, tenez, sur l’éminence de Chaillot, à deux pas de la nouvelle usine que fait construire monsieur Bonhomme, je vous offre là de véritables landes.

ROMÉE.

Soit ! nous aurons à faire moins de chemin.

L’HUISSIER.

Messieurs, on ferme.

ARMINE, au Domino.

Toi, l’inconnue, tu vois qu’à présent monsieur et moi nous nous connaissons.

LE DOMINO.

Moins que jamais, insensés !

Leur posant les mains sur le front.

Mais allez !... Vous vous connaîtrez mieux, peut-être, à la couleur de votre sang !

Tous sortent, moins le Domino.

Le théâtre change. Le mur du fond s’ouvre sur une vue immense de Paris la nuit.

L’INCONNUE, rejetant son capuchon en arrière, apparaît belle, pâle et fière.

Toujours la haine ! encor du sang !

Faisant un pas vers la ville noyée dans l’ombre.

Tu dors, Paris ;

Moi, Dieu me fit ton âme, et je rêve. Tu ris

Dans ton sommeil léger ; moi, je souffre et je pleure :

Mes fils vont de nouveau s’égorger tout à l’heure !

Ah ! leur aveugle duel dans la nuit et l’effroi,

Quand donc finira-t-il ? Paris, ton âme et toi,

Quand vous comprendrez-vous malgré l’ombre muette ?

Quand satisferas-tu ta pensée inquiète ?

Quand vas-tu mettre à fin, avec ou sans le sort,

La grande mission marquée à ton effort,

Que tu portes en toi, qui te contient en elle :

L’auguste avènement de la paix fraternelle ?

Comment t’aider ? Comment éclairer leur danger

À ceux qui vont se perdre en croyant se venger ?

Que faire, – enfants, cité, – pour votre délivrance ?...

Âme de la Patrie, à moi, sœur ! à moi, France !

Parfois tu m’appelas, je t’invoque à mon tour,

Et par ton surnom Grâce, et par ton nom Amour !

On voit lentement émerger des ténèbres et s’avancer à portée le Fronton de Panthéon, puis s’en détacher la figure du milieu, LA FRANCE.

L’ÂME DE LA FRANCE.

Âme du grand Paris ! À ton cri de tristesse

Me voici, sous la forme où je suis ton hôtesse !

Avec mon peuple blanc de marbre revêtu,

De laurier couronné, me voici ! Que veux-tu ?

L’ÂME DE PARIS.

Je voudrais t’emprunter, sœur, ta sublime histoire

Où Dieu s’inscrit partout en traits inattendus ;

Où Gaulois, Francs, Romains, ont mêlé dans ta gloire

Trois éclats de foudre tordus ;

 

Où ton gai dévouement affrontant la souffrance,

Le droit te fait soldat, tu fais le droit vainqueur ;

Où, même aux jours brumeux, le rayon Espérance

Rit dans ton ciel et dans ton cœur.

 

Car c’est là ta façon, France, vierge et guerrière,

D’aborder le péril avec un air content ;

Car ta victoire chante en t’ouvrant la barrière

Et sauve le monde en chantant !

L’ÂME DE LA FRANCE.

Mais cette histoire est tienne, ô Paris ! Tu t’y mêles

Comme aux flots le courant, aux flammes la clarté ;

Notre tâche est commune, et nous sommes jumelles

Dans la famille Humanité !

 

C’est toi surtout, l’amante et la mère sacrée,

Qu’enflamme l’idéal, qu’enivre le combat ;

Et l’artère bat fort à ta tempe enfiévrée,

Grand artiste et vaillant soldat !

 

Aussi, ton âme emplit la cité magnétique

Où tout peuple est chez lui, soit héros, soit martyr ;

Où, – merveilleux effet de divine acoustique ! –

Le monde entier vient retentir !

L’ÂME DE PARIS.

Eh bien ! si j’ai servi ta pensée, en échange

Aide aujourd’hui mon cœur. Ton âme, à toi, bel ange,

Pure haleine de Dieu, n’est faite que de ciel.

Elle eut beau revêtir l’être matériel

Et des migrations multiplier la lutte,

Ses ailes lui restant, elle n’eut qu’une chute...

Et quel martyre encor l’en releva ! – Mais moi,

Moi, fille de la terre et rivée à sa loi,

Moi qui fus mère enfin, – mes tendresses humaines

Jusque dans l’infini traînent toujours leurs chaînes,

Et, depuis deux mille ans, les duels et les défis

Ont déchiré mon cœur, je veux dire mes fils. –

Sœur, puisque le sommeil sur eux nous donne prise,

Essayons, – le veux-tu ? – d’éclairer leur méprise,

Et, par la vision du vieux monde éclipsé,

De les ressusciter frères dans le passé.

L’ÂME DE LA FRANCE.

Oui, sous leurs yeux fermés réveillant leur mémoire,

Envoyons-leur, ma sœur, le songe de l’histoire.

Grand songe aussi pour nous ! Comme avant de mourir,

Nous allons donc lutter, nous allons donc souffrir !

C’est bien ! Souffrir, vraiment, a ses étranges charmes !

Dans l’immuable azur j’ai souvent soif de larmes ;

Et, par l’âpre chemin et du sang et des pleurs,

J’aimerai retourner à mes chères douleurs !

L’ÂME DE PARIS.

Bien, sœur ! évoquons donc vingt siècles d’épopée,

Batailles de l’esprit, poèmes de l’épée,

Grands, petits, tout un peuple avec tous ses aïeux !

L’ÂME DE LA FRANCE.

Sous la pierre des morts, sois témoin, sol pieux,

Poussière de héros !

L’ÂME DE PARIS.

Sois témoin sous tes voiles,

Éternel firmament tout frissonnant d’étoiles !

 

 

ACTE I

 

GAULE.

 

 

Première Partie

 

AN 50 AVANT J.-C.

 

L’intérieur d’un tumulus.

 

 

Scène première

 

VELLÉDA, THORN, THALIESIN, ALAN, DIFEDEL, HÉRIMAN

 

HÉRIMAN, accourant.

Druides vénérés, les Romains ! les Romains ! Ils viennent de sortir de leur camp devant Lutèce, à trois mille pas de votre colline. Ils se glissent, dans la nuit, le long de la rive droite de la Seine. Tous les ponts coupés, – impossible, par l’orage, d’avertir l’armée gauloise sur la rive gauche ! Priez ! priez pour nos frères !

À Velléda.

Ma mère, priez pour moi, je vais combattre !

VELLÉDA, le retenant d’un geste, puis se ravisant.

Eh bien ! oui, va !

Elle l’embrasse, Hériman sort, à part.

Il ne saura pas, du moins, ce qui va se passer ici !

THALIESIN.

Hésus ! en sommes-nous à la dernière heure de la Gaule ?

ALAN.

Non ! non ! Si cela était, le prophétique vieillard qui dort, ou plutôt qui rêve dans ce tumulus, le barde Merlin, le grand Diwinour, sortirait de son sommeil surhumain et viendrait nous secourir.

THALIESIN.

Oui, mais nous, que pouvons-nous ? attendre ! Et, en attendant, signe funeste ! qui avons-nous à juger en ce moment même sur une accusation dont la preuve entraînerait la mort ? La petite-fille de Merlin.

VELLÉDA.

Votre servante vous écoute, mes pères !

THALIESIN.

Velléda ! tu es de la famille ancienne et sacrée de la Gaule. Merlin, porte-voix de Dieu, est ton aïeul. Jusqu’à ce jour, prêtresse inspirée, tu nous apparaissais à tous comme la figure vivante et charmante de la cité. Jeune, ta beauté fut le rêve des plus vaillants et des plus grands parmi les nôtres. L’élu de ton cœur fut un étranger, un hôte de race germanique, un voyageur d’au delà du Rhin. Ton choix suffit pour conférer aussitôt à ton époux l’adoption gauloise, et, plus tard, à votre fils, le rang de libre cavalier. Pure et sainte comme l’azur du ciel, voilà ce que tu étais pour nous ! Mais aujourd’hui, Velléda, une tante ancienne semble sortir de ta vie, une voix s’élève contre toi et t’accuse...

VELLÉDA.

Qui m’accuse ? C’est le frère de mon mari mort ! Thorn, c’est toi !

THORN.

Oui, c’est moi, je le dis hautement.

VELLÉDA.

Mais dis-tu pourquoi tu m’accuses ?

À demi-voix, avec mépris.

C’est parce que tu n’as pas pu toi-même me rendre coupable. Le dis-tu ?

THORN.

Donne tes preuves.

VELLÉDA.

Oh ! tranquillise-toi, hypocrite ! Je ne t’arracherai pas ton déguisement de vertu. Garde-le dans cette vie ; la Divinité te condamnera à le garder dans tes existences futures ! Je te méprise et je te plains. Accuse-moi.

THORN.

Druides, l’an dernier, Hériman, mon frère et son époux, partit pour la terre des Arvernes, disant qu’il allait combattre les romains. Il n’en voulait réellement combattre qu’un seul, le consul de la légion la Fulminante, appelé Marcius Rutilus. Hériman le chercha dans la mêlée, le provoqua et le tua. Après quoi, mon frère fut fait prisonnier et mis à mort par les Romains. – Maintenant, voici le secret de sa résolution terrible : – Un hasard tardif, mais certain, lui avait appris qu’il y a vingt ans, ce Rutilus, venu comme un ami à Lutèce, et admis sous son toit comme un hôte, avait trouvé bon, tout en observant la Gaule, de séduire la Gauloise. – Oseras-tu me démentir, Velléda ?

VELLÉDA.

Fussé-je coupable, quelle loi humaine ou divine peut m’enjoindre de me dénoncer moi-même ?

THALIESIN.

Aucune, à coup sûr, Velléda ! aucune !

Entre Jacque.

 

 

Scène II

 

VELLÉDA, THORN, THALIESIN, ALAN, DIFEDEL, JACQUE, puis HÉRIMAN

 

JACQUE.

Malheur ! malheur !

VELLÉDA.

Mon frère !

THALIESIN.

Qu’y a-t-il ?

JACQUE.

Notre poignée d’hommes n’a pu empêcher les Romains de passer la Seine à gué. Us vont certainement surprendre notre armée sur l’autre rive.

Entre Hériman.

VELLÉDA.

Mon fils !

HÉRIMAN.

Druides, nos pêcheurs implorent votre présence là-haut, sous les chênes. Ils vous supplient d’offrir un sacrifice humain. Il faut, disent-ils, que quelque grand crime soit resté impuni parmi nous !

VELLÉDA, à elle-même.

Ah ! maintenant, c’est la patrie qui, par la voix de mon fils, semble me poser la question terrible.

THORN.

Il faut que quelque grand crime soit resté impuni parmi nous !

THALIESIN.

Velléda, tu as le privilège d’évoquer ton aïeul Merlin dans la grotte séculaire. Interroge le divin songeur.

VELLÉDA.

Emmène mon fils.

THALIESIN.

Et nous, mes frères, allons prier !...

Tous sortent, moins Velléda et Jacque.

 

 

Scène III

 

VELLÉDA, JACQUE

 

JACQUE.

Ma sœur ! ma sœur ! tu ne vas pas te perdre toi-même, j’espère !

VELLÉDA.

Ah ! frère ! les astres m’en sont témoins ! ce que je redoute, ce n’est pas la mort, c’est la honte ! Aussi, Merlin, j’ai hâte et j’ai peur de consulter ton sublime oracle ! Est-ce que vraiment je mets en danger la Gaule ? Est-ce que vraiment mon fils devra rougir de sa mère ? Ah ! quelle angoisse ! Ah ! du moins, et avant tout, préservons ce qui doit me survivre, me continuer, me racheter peut-être !

JACQUE.

Puis-je te servir, ma sœur ?

VELLÉDA.

Oui, certes, tu le peux ! Écoute, frère, si tu m’aimes, – et je sais que tu m’aimes ! – il faut que tu partes cette nuit, à l’instant. À travers obstacles et périls, il faut que tu ailles à Rome !

JACQUE.

À Rome !

VELLEDA.

N’est-ce pas à Rome que vit l’autre moitié de mon cœur !

JACQUE.

Le fils de Rutilus !

VELLÉDA.

Mon fils ! mon second fils, frère !... Hélas ! tu connais son existence, toi pour qui je n’ai rien de caché, et tu es seul à la connaître.

JACQUE.

Ma pauvre sœur ! en es-tu bien sûre ?

VELLÉDA.

Si j’en suis sûre ! Mais autrement, j’aurais donc renoncé pour rien a voir et à embrasser ce fils de mon amour et de ma faute ! Si j’en suis sûre ! Tout a été prévu, te dis-je ! Rutilus avait reconnu son enfant ; lui mort, Jules César, son parent, l’a adopté. Mais tout ce que Fulvius Marcius sait de sa mère, c’est qu’elle est Gauloise, qu’elle l’aime et qu’elle se révélera un jour à lui par un signe convenu. Hélas ! voilà vingt ans qu’il m’attend, et peut-être m’attendra-t-il toujours. Mais qu’il connaisse du moins son frère ! La fatalité veut que mes deux enfants appartiennent à deux races aujourd’hui ennemies. Ah ! quand ils se rencontreront, que non-seulement ils s’épargnent, mais qu’ils s’aiment ! Que non-seulement ils détournent leurs épées, mais qu’ils ouvrent leurs bras ! Tu comprends, frère ? dans cette crise de ma destinée, c’est là mon premier vœu ! c’est là mon premier cri ! Tu comprends ?

JACQUE.

Commande, ma sœur ! que faut-il que je fasse ?

VELLÉDA.

Écoute et regarde. Je brise mon collier de druidesse en trois chaînons : le premier chaînon doit être réuni sous la terre natale à mes cendres ; le deuxième chaînon est pour Hériman, mon fils aîné ; je te confie le troisième. Et maintenant, à genoux, frère et jure de ne pas t’arrêter, de ne pas te reposer que tu n’aies trouvé mon fils Marcius, que tu ne lui aies remis cette relique, – c’est le gage qu’il attend, – et que tu ne lui aies fait, lire l’inscription gravée sur ces anneaux, et qui porte :

« Quand tu retrouveras les chaînons pareils,
 « Reconnais ta mère morte sous le sol prison,
« Ou embrasse ton frère vivant sous le ciel libre. »

JACQUE.

Je jure de consacrer à ce devoir ma vie, et la vie de mes fils, si je meurs, jusqu’à ce que les deux frères, aujourd’hui divisés, soient réunis, eux et leur postérité. Je le jure.

VELLÉDA.

Merci ! embrasse-moi. Et maintenant, pars ! pars tout de suite ! Ah ! Hériman ! adieu ! adieu !

La voix d’HÉRIMAN au dehors.

Ma mère !

JACQUE, avec un sanglot.

Adieu, ma sœur !

Il lui baise la main et sort.

 

 

Scène IV

 

VELLÉDA, HÉRIMAN

 

HÉRIMAN.

Ma mère ! entends-tu cette clameur affreuse ? les Romains égorgent les nôtres !

VELLÉDA.

Ah ! c’est lui encore, c’est toujours lui qui m’accable et qui me presse !

HÉRIMAN, avec étonnement.

Mère, sans doute ! n’es-tu pas druidesse ? n’est-ce pas à toi de conjurer la colère des dieux ?

VELLÉDA, avec épouvante.

Tais-toi !

Se remettant.

Et cependant, tu as raison, Hériman. Dans ce danger suprême, mon devoir veut que j’éveille et que j’interroge la grande voix de notre ancêtre. Tu vas me laisser seule avec lui, mon enfant. Mais auparavant, écoute, écoute bien. Prends ce chaînon de collier, c’est un signe de reconnaissance. Hériman, celui qui te présentera le chaînon semblable sera ton frère. Quoi qu’il arrive, fais-moi serment de l’aimer et de le servir comme ton frère.

HÉRIMAN, surpris.

Un frère ! à moi ?

VELLÉDA.

Ah ! mon fils ! crois à ma parole sans m’interroger ! cède à ma prière sans me comprendre ! Quand tu étais tout petit, mon fils, tu te débattais parfois pour ne pas dormir ; car l’enfant a un effroi instinctif de la demi-mort des yeux fermés. Alors, moi, je te berçais, pour t’endormir, de ma voix la plus douce. Aujourd’hui, c’est peut-être ton tour, vois-tu, de m’enchanter le dernier sommeil avec ce serment que je te demande.

HÉRIMAN, effrayé.

Le dernier sommeil ?

VELLÉDA.

Ce serment ? ce serment ?

HÉRIMAN, étendant la main.

Eh bien ! reçois-le, ma mère ! Mais dis-moi...

VELLÉDA.

Rien pour l’heure, rien avant que Merlin m’ait parlé.

Hériman s’incline et sort.

 

 

Scène V

 

VELLÉDA, puis MERLIN

 

VELLÉDA, seule.

Merlin ! père et prophète, je t’appelle ! –Je t’appelle, songeur qui sais et qui vois, enchanteur à qui parle l’âme des choses ! Ton aïeule la Gaule et ta petite-fille Velléda sont en péril ; je t’appelle.

MERLIN, paraissant.

Me voici, mon enfant ! – Et avec moi, du fond de mon immense rêverie, je t’apporte les consolations de toute cette douce nature de notre Gaule, les encouragements de nos monts, de nos bois, de nos fleuves, et les mots d’amitié de toutes nos étoiles. Parle. Je comprends ce que crie l’aigle au soleil et ce que tonne la tempête à Dieu ; mais je comprends aussi ce que murmure tout bas au cœur de la femme la douleur ou l’amour, la pudeur ou le remords.

VELLÉDA.

Père ! la cité et moi, pour nous sauver, que faut-il que je fasse ?

MERLIN.

Ne me le demande pas, mon enfant, tu le sais !

VELLÉDA.

Il faut que je meure !

MERLIN, l’embrassant.

Ô ma fille ! et vraiment ma fille !

VELLÉDA.

Oui ! Mais mourir condamnée, coupable, flétrie ! c’est là mon épouvante !

MERLIN.

Non ! meurs libre, dévouée, purifiée ; – et que ce soit ta consolation ! Toi-même, Velléda, tu n’as plus le droit de faire de ta mort le châtiment d’un crime, quand elle peut être le salut d’un peuple ! Les Romains sont triomphants ? ton sacrifice les terrifie ! Les Gaulois sont écrasés ? ton sacrifice les relève ! C’est la patrie qui a besoin de ta vie, et c’est à la patrie que tu la donnes ; car la cause qui prospère, ma fille, est celle pour laquelle on souffre ; la cause qui vit est celle pour laquelle on meurt.

VELLÉDA.

Oh ! alors, je vais mourir avec joie, mon père !

MERLIN.

Pas même mourir ! tu vas revivre ! Dans nos sublimes croyances, la mort n’est rien, la mort n’est pas. D’existence en existence et de monde en monde, l’âme éternelle passe le temps infini à parcourir l’espace immense. Tu prêtes à la cité ta vie périssable ; la cité te donnera sa vie immortelle. Tu seras l’âme de la ville, je serai le souffle de l’esprit. Nous pourrons, dans nos terrestres rencontres, ne pas nous reconnaître toujours. Tes fils pourront s’égarer et se diviser dans les ombres et dans les luttes de la vie. N’importe ! meurs tranquille, Velléda ! répands-toi joyeusement, parfum ! âme, ouvre victorieusement tes ailes ! la lumière, la paix et Dieu sont l’immanquable rendez-vous !

 

 

Scène VI

 

VELLÉDA, MERLIN, HÉRIMAN, THALIESIN, ALAN, DIFEDEL, THORN

 

THALIESIN.

Velléda !

Tous aperçoivent Merlin et s’inclinent.

Ah ! Merlin !

MERLIN.

Parlez !

THALIESIN.

Toute notre armée est détruite ; Jules César et son escorte envahissent cette colline ; la Gaule n’existe plus !

VELLÉDA.

Je vais vous prouver que la Gaule existe, en mourant pour elle.

TOUS.

Velléda !

HÉRIMAN.

Ma mère !

VELLÉDA.

Suivez-moi là-haut, tous. Au seuil de la forêt sacrée, je veux, me frappant moi-même de ma faucille de druidesse, m’offrir en victime expiatoire pour la patrie,

Bas, à Thorn.

Thorn ! tu voulais tuer mon honneur, tu ne tueras que mon remords ; ta lâcheté n’aura pas sa vengeance.

THORN.

Qui sait ?

HÉRIMAN.

Ma mère !

VELLÉDA.

Mon fils, je sais le moyen pour moi et pour toi de ne pas chanceler : prête à mon bras ton épaule et marchons.

THALIESIN.

Eh quoi ! César triomphant la verra donc mourir ?

MERLIN.

Non ! c’est nous qui verrons César triomphant reculer !

Le théâtre change et représente les hauteurs du Chaillot actuel. À gauche, lisière de la forêt sacrée ; Dolmens et Menhirs. Au fond, à perte de vue, le cours de la Seine et l’île de Lutèce. Soleil levant.

 

 

Scène VII

 

VELLÉDA, debout sur une pierre druidique, HÉRIMAN, à genoux, le visage dans ses mains, MERLIN, THALIESIN, ALAN, DIFEDEL, THORN, PRÊTRES et PEUPLE

 

UN PÊCHEUR.

César ! voilà César ! Il a mis pied à terre, et il monte avec son escorte.

VELLÉDA, un bouquet de verveine dans la main gauche, sa faucille d’or dans la main droite.

Que le tout-puissant Hésus écarte de nos toits la menace de ce grand et fatal ennemi ! Que la victoire revienne à nos armes ! Ou, si la Gaule ne peut chasser l’étranger, qu’elle finisse par vaincre ses vainqueurs et par conquérir ses conquérants ! que mon âme exhalée en ce lieu protège la contrée ! que ma vie sacrifiée sauve la patrie !... À bientôt, tous.

En élevant au ciel le bouquet de verveine de la main gauche, elle se frappe de la droite avec sa faucille et tombe.

MERLIN.

À bientôt, Velléda !

HÉRIMAN.

Ma mère !

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, FULVIUS MARCIUS, puis JULES CÉSAR et son ESCORTE

 

MARCIUS.

Au nom de César !... – Un sacrifice humain ! Jupiter détourne le présage ! – Au nom de César, moi, Fulvius Marcius, son lieutenant et son parent, je vous fais tous prisonniers !

THORN, frappé de surprise et de joie.

Fulvius Marcius !

À voix basse, à Hériman.

Hériman, veux-tu savoir le secret de la mort de la mère ? Elle a été forcée d’effacer avec son sang la tache faite à son honneur par un Romain nommé Marcius Rutilus. Le lâche qui l’a perdue est mort. Mais, tiens !...

Lui désignant Marcius.

voilà le fils qu’il a laissé.

HÉRIMAN.

Oh ! malheur à lui !

THORN, bas, à Marcius.

Marcius, ton père a été tué l’an dernier par un Gaulois appelé Hériman. Veux-tu connaître le fils de cet Hériman ? C’est ce jeune homme que le sort de la guerre met en ton pouvoir.

MARCIUS.

Ah ! merci... Mon père ! je pourrai donc te venger !

VENOX.

César ! place à César !

Entre César avec son escorte. César aperçoit le corps de Velléda et s’incline ; puis, se retournant, il contemple, pensif, la vallée.

CAPITO, à César absorbé dans sa contemplation.

Pourquoi t’arrêtes-tu, grand imperator ? la bourgade qu’on aperçoit là-bas dans cette île ne vaut pas un de tes regards. On la nomme, je crois, Lutèce. Elle n’est habitée que par de pauvres pêcheurs.

VENOX.

Tu importunes César ! Il admire le site, qui est superbe.

MAMURRA.

Non, le général étudie cette position stratégique, qui est excellente.

MARCIUS.

Hé ! laissez donc tous César à sa pensée. Il est pontife aussi bien que soldat, maître des augures en même temps que chef des légions ; les horizons pour lui ont une âme et un langage, et qui sait ce qu’au soleil levant cette vallée dit à son génie ?

CÉSAR, sortant de sa rêverie.

Ô soleil ! puisses-tu ne jamais rien voir de plus grand que Rome !

MERLIN, se dressant devant lui.

Rome ! ta ville, ô conquérant ! un jour viendra où, devant ce village, elle ne sera qu’une ombre. Tu ris du vieillard, jeune homme ? Tu t’imagines que tu vois des vaincus autour d’un cadavre ? Illusion des yeux humains ! Cette défaite sera la victoire, et cette mort d’une femme, c’est la vie d’une cité nouvelle !

 

 

Deuxième Partie

 

452.

 

Un coin de la place du Commerce dans la cité. Au fond, devanture d’une maison basse, en bois, à portiques soutenus par de lourds piliers ; étalages divers de toutes sortes de marchandises : tonneaux de vins, étoffes, jambons, vases de prix. À gauche, ruelle qui monte à l’église ; à droite, ruelle qui descend au château.

 

 

Scène première

 

CHARARIC, RAGNACHER, SANDREGHESIL, GALLINA, puis JACQUE

 

SANDREGHESIL, à Ragnacher.

Vous êtes des Francs de Mérowée ?

RAGNACHER.

De Mérowée le Chevelu, un fier homme ! un brave qui ne sait pas lire, je vous en réponds ! un chef qui vous conviendrait mille fois mieux, à vous autres Parisiens, que ces Romains maudits !

SANDREGHESIL.

Ne parlons pas politique ! Déballez-moi votre marchandise au grand jour : ma boutique est trop obscure ! Je laisse les vendeurs dehors, il n’y a que les acheteurs que je mets dedans.

À Gallina.

Toi, approche, petite ! Tu dis donc... Ah ! je suis un marchand bien chanceux ! un bourgeois véritablement fortuné !... Tu dis donc que j’ai perdu mon pauvre cousin ?

GALLINA.

La semaine dernière.

SANDREGHESIL.

Et qu’il me laisse tout son bien ; le cher homme !

GALLINA.

Seize arpents, deux vaches, un âne et une esclave, qui est moi.

SANDREGHESIL.

Seize arpents ! J’en possédais déjà douze, cela m’en fait vingt-huit. Te voilà, ô Sandreghesil, non-seulement le plus riche négociant, mais aussi le plus huppé propriétaire de la Cité ! Bienheureux héritage !... Esclave ! tu es de ma maison.

GALLINA.

Où est la huche au pain ?

SANDREGHESIL, lui tournant le dos.

Il n’y a plus ni pain ni huche.

RAGNACHER.

Je crois bien ! Depuis cinq cents ans que César a conquis la Gaule et que votre Paris appartient aux Romains, vous êtes habitués à manquer régulièrement de blé deux ans sur trois. Respectez l’usage !

Entre Jacque.

JACQUE.

J’ai faim !

SANDREGHESIL.

Allons, bon ! cet idiot qui nous est tombé sur les bras depuis deux jours, qui pleure on ne sait pourquoi, qui vient on ne sait d’où, et qui cherche on ne sait qui !

GALLINA, s’approchant de Jacque avec commisération.

Le pauvre homme !

SANDREGHESIL, à Ragnacher.

Oui, voilà un assez beau vase. De quel pillage provient-il ?

RAGNACHER.

Du dernier saccagement de Cambrai.

SANDREGHESIL.

Fort bien ! J’en donne dix sols d’or.

RAGNACHER.

Il m’en faut douze. J’ai à payer deux amendes, une de quatre sols et une de huit ; celle de huit pour avoir volé un bœuf, et celle de quatre pour avoir tué un Gaulois. C’est cher, hein, un Gaulois !

SANDREGHESIL.

Oui, mais le blé est encore plus cher, et l’argent est rare comme la vertu. Dix sols, à prendre ou à laisser.

CHARARIC.

Nous avons encore là un petit lot de butin.

SANDREGHESIL.

Faites-le voir...

À Gallina.

Comment t’appelles-tu, la grassouillette ?

GALLINA.

Oh ! comme vous voudrez ! J’ai eu déjà quatorze noms, parce que j’ai eu quatorze maîtres. C’est étonnant ! tous mes maîtres se ruinent ou trépassent. Je ne resterai pas longtemps chez vous, allez !

SANDREGHESIL.

Hum ! Au contraire moi, je garde mes esclaves, et très vieux. Voyons, ton nom primitif ?

GALLINA.

Ultrogothe.

SANDREGHESIL, effrayé.

Non, un autre. Comment t’appelait mon cousin ?

GALLINA.

Gallina !

SANDREGHESIL.

Gallina ! poulette ! poulette ! Gallina ! hé ! hé ! je te laisse ce petit nom-la, mon enfant.

GALLINA.

Où est la huche ?

SANDREGHESIL.

Silence !

Examinant l’étoffe qu’ont déployée Ragnacher et Chararic.

Ah çà, mais je connais cette étoffe là. Oui, oui ! C’est la pièce que j’ai vendue dix-huit sols, ne voilà pas trois mois, à Severus de Nanterre, au père de Geneviève, la sainte, comme l’appelle le peuple.

Gallina entre dans la boutique.

RAGNACHER.

Eh bien ? Severus est mort ; Geneviève a vendu, ces jours-ci, tout ce qu’elle possède ; c’est un colporteur gaulois qui a acheté l’étoffe, et c’est ce Gaulois-là que j’ai tué. Voilà la source.

SANDREGHESIL.

Elle est limpide ! – Ça vaut cinq sols.

CHARARIC

Vous disiez dix-huit !

SANDREGHESIL.

À vendre, mais pas à acheter.

RAGNACHER.

Voyons, vous donnerez par-dessus le marché six bouteilles de votre meilleur vin.

SANDREGHESIL, à part.

J’en ai là de malade.

Haut.

Va pour les six bouteilles, mais j’y perdrai.

RAGNACHE.

Et moi donc ! Mon homme tué, mon amende payée, mon bœuf mangé et mon vin bu, il me restera pour moi trois sols ! Pauvre industrie !

Gallina rentre mangeant à même un gros morceau de pain. Elle en donne la moitié à Jacque, qui dévore. Au même instant, Mérowée paraît au fond.

CHARARIC, bas à Ragnacher.

Mérowée !

RAGNACHER, de même.

Je suis à lui.

SANDREGHESIL, payant Ragnacher.

Voilà vos écus ; envoyez chercher vos bouteilles.

Apercevant Gallina et Jacque mangeant.

Oh ! qu’est-ce que je vois là ?

Ragnacher et Chararic vont rejoindre Mérowée au fond.

GALLINA.

J’ai trouvé la huche !

SANDREGHESIL.

Malheureuse ! Tu fais de ces libéralités royales, toi, quand il n’y a pas trois livres de pain dans tout Paris ?

GALLINA.

Oh ! je ne sais rien avoir à moi.

SANDREGHESIL.

Veux-tu bien rentrer au logis, effrontée.

Il fait rentrer Gallina. Arrachant à Jacques son pain.

Et toi, vil besacier, rends-moi mon bien tout de suite. As-tu de l’argent pour le payer ?

JACQUE.

Non, je n’ai que de l’or.

SANDREGHESIL.

De l’or ! Mon ami, tu as de l’or ! montre un peu ?...

JACQUE.

Non ! Vous n’êtes pas de la famille Julia.

SANDREGHESIL.

Julia ?

JACQUE.

Julia, – de Rome, – dont descendait Jules César et qui remonte au roi Marcius.

SANDREGHESIL, à lui-même.

Niais ! j’oublie à qui je parle. – C’est égal, Sandreghesil, tu as fait une bonne matinée. Tu as gagné trois cents pour cent sur ces mangeurs de sauterelles, et tu t’es augmente de seize arpents dans la considération de tes concitoyens.

Il rentre chez lui.

 

 

Scène II

 

JACQUE, MÉROWÉE, RAGNACHER, CHARARIC

 

RAGNACHER, continuant l’entretien avec Mérowée.

...Bref, les gens de Paris meurent de faim et sont tout prêts à se soulever contre le gouverneur romain. Ton ennemi Julius Marcius est mûr, Mérowée.

CHARARIC.

Et tu n’as qu’à dire l’heure de ta moisson.

MÉROWÉE.

Merci, mes loups ! Vous savez aussi vous faire renards au besoin ! J’ai agi de mon côté ; j’ai gagné, avec quelques cailloux luisants, une certaine Impéria, maîtresse du gouverneur. Nous n’aurons pas même besoin de pousser la masure pour qu’elle croule et de tuer l’homme pour qu’il meure.

Regardant vers la ruelle de droite.

Tenez, le voilà justement, ce favori de ma haine, qui descend la rue avec son cortège accoutumé. Cédons-lui la place, compagnons ; ce ne sera pas pour longtemps.

Avec une jovialité farouche.

Dites donc ! décidément elle me plaît, cette ville de Paris ! J’en ai envie, je veux l’avoir, et nous l’aurons ! Venez.

JACQUE, l’arrêtant au passage.

Vous ne seriez pas de la famille Julia, dont descendait César ?

MÉROWÉE, le prenant à la gorge.

Malheureux ! est-ce que tu oses m’outrager ?

JACQUE.

Moi !...

MÉROWÉE.

La race exécrée dont tu parles, depuis des siècles elle opprime la mienne. Elle en a fait disparaître dans un gouffre inconnu toute une moitié ! Le savais-tu ?

JACQUE.

Elle existe alors ?

RAGNACHER.

Mérowée ! cet homme est un fou !

MÉROWÉE, regardant Jacque.

C’est vrai ! cette face stupide ! ce rire insensé ! j’étais fou moi-même.

JACQUE.

Elle existe ! oh ! où est-elle ?

MÉROWÉE.

Où elle est aujourd’hui ? je n’en sais rien. Où elle sera demain ? dans le néant ? Va l’y rejoindre !

Il sort avec Chararic et Ragnacher.

JACQUE.

Si je trouve de quoi manger, j’irai.

 

 

Scène III

 

JACQUE, JULIUS MARCIUS, IMPÉRIA, portée en litière, HYLAS, ESCLAVES

 

JULIUS.

Rentrez sans moi au palais des Thermes, ma belle Impéria. Je m’arrête ici avec mon ancien pédagogue et cher parasite Hylas.

IMPÉRIA.

Quelle affaire retient loin de moi mon Julius ?

HYLAS.

Une emplette sérieuse, s’il vous plaît : nous voulons acheter en bloc la taverne que voilà avec tous ses vins d’Italie et de Grèce.

Envoyant un baiser aux barriques.

Hou ! délices de mon âme !

IMPÉRIA.

Que veut-il dire, cher Julius ?

JULIUS.

Laissez-moi, Impéria, vous ménager le plaisir d’une surprise ; car, par mon aïeule Vénus ! vous-même, vous serez surprise.

IMPÉRIA, d’un ton singulier.

Vous croyez ?

JULIUS.

Oui, j’espère avoir trouvé à cette farce ennuyeuse et confuse de la vie une péripétie finale assez éclatante. Vous y aurez votre rôle, ma bacchante. On ne pouvait réellement pas se faire, n’est-il pas vrai, à l’invasion, à la cohue, au déluge de tous ces barbares qui parlent de la gorge...

HYLAS.

Et qui boivent de la bière.

JULIUS.

Il fallait à tout prix sortir de ce chaos, et en sortir entier, élégant et fier. Je suis ruiné ; ma famille est éteinte ou a disparu...

MYLAS.

Il vous reste pourtant un fils, Julius !

JULIUS, sans l’écouter.

Tout s’en va : Rome, les poètes et les Dieux, – l’amour compris.

IMPÉRIA.

L’amour compris ! Dites donc plutôt, ingrat, que vous aimez une autre femme. Et qui, encore ? une chrétienne ! cette Geneviève !

JULIUS.

Moi, aimer cette froide statue ! Moi ! mais je la fuis, je la crains, je la hais !

IMPÉRIA, riant.

Oui, je sais ! amour purement idéal et céleste ! Aussi, je n’en suis pas jalouse, allez ! mais vous me permettrez d’en lire. Ah ! ah ! ah ! Revenez-moi vite, cher Julius ! on tâchera de vous en Consoler.

Elle fait signe aux porteurs de la litière, et sort en riant bruyamment. Trois esclaves restent au fond.

 

 

Scène IV

 

JULIUS, JACQUE, HYLAS, puis SANDREGHESIL et GALLINA

 

JULIUS.

C’est triste, l’écho du rire !

HYLAS.

Rire est cependant, après boire, ce que nous avons de mieux.

JULIUS.

Alors, fais-moi rire, Hylas.

HYLAS.

Par moi-même, impossible ! je n’ai rien pris depuis une grande heure. Mais attendez.

Appelant.

Holà ! Sandreghesil !

SANDREGHESIL, sortant.

Hé ! c’est la voix du joyeux Hylas ! Je ne me trompe pas ! notre gracieux gouverneur Julius Marcius !

JACQUE, au fond, dressant l’oreille.

Julius Marcius !

SANDREGHESIL.

Salut, seigneur !

HYLAS.

Salut, propriétaire de vingt-huit arpents !

SANDREGHESIL.

Comment ! vous savez déjà ?...

HYLAS.

Le fisc sait tout. Salut donc, propriétaire ! et j’ajoute : Salut, curiale !

SANDREGHESIL.

Curiale ! Ah ! c’est juste ! je n’avais pas pensé à cela ; je suis curiale !

JULIUS.

Tout propriétaire de vingt-cinq arpents a le droit de l’être.

HYLAS.

Et n’a pas le droit de refuser.

SANDREGHESIL.

Je suis curiale !

JULIUS.

Un splendide honneur !

SANDREGHESIL, épanoui.

N’est-ce pas ?

HYLAS.

Mais une rude charge !

SANDREGHESIL, contrarié.

Ah ! oui, en effet !

JULIUS.

Vous voilà exempté à jamais de la torture, du carcan et du fouet, réservés au menu peuple...

SANDREGHESIL, joyeux.

Ah ! ah !

HYLAS.

Et vous répondez sur vos biens de la perception totale des impôts.

SANDREGHESIL, triste.

Oh ! oh !

JULIUS.

Vous savez que les curiales sont la pépinière des clarissimes, et vous voilà en passe d’être comte un jour !

SANDREGHESIL.

Ah ! ah !

HYLAS.

En attendant, vous êtes tenu de pourvoir de vos deniers aux besoins de la ville, en cas d’insuffisance des revenus, – et la disette est à Paris.

SANDREGHESIL.

Oh ! oh !

JULIUS.

Enfin, privilège admirable ! si vos fonctions vous réduisent à la misère, vous êtes nourri aux frais du municipe.

SANDREGHESIL.

Ah !

HYLAS.

En deux mots, de richard vous passez d’emblée mendiant.

SANDREGHESIL.

Oh ! – Mendiant ! oui, mais curiale ! – Oui, curiale, mais mendiant ! Je ne sais pas au juste si je dois être satisfait ou si je dois être inquiet.

JULIUS.

Bah ! soyez satisfait... provisoirement !

HYLAS.

Et allez voir un peu ce que vous avez en tout de tonneaux de vin dans vos celliers. Il s’agit d’un marché colossal.

SANDREGHESIL.

En vérité !

Appelant.

Gallina !

GALLINA, entrant.

Maître !

SANDREGHESIL.

Appelle-moi : seigneur curiale, mon enfant, et allume un flambeau pour aller aux caves.

GALLINA.

Oui, seigneur curiale.

HYLAS, guignant Gallina.

Ô la jolie mine fleurie !

GALLINA, reluquant Hylas.

En voilà un de belle prestance, au moins !

 

 

Scène V

 

JACQUE, JULIUS, HYLAS

 

JACQUE, s’approchant de Julius.

Est-ce que vous êtes de la famille Julia qui remonte au roi Marcius ?...

JULIUS, avec dégoût.

D’où sort ce spectre de la faim ? Hylas ! Hylas ! tu sais combien j’ai horreur des guenilles !

HYLAS, repoussant Jacque.

Haut le pied, vagabond ! Peux-tu te montrer si défait et si hâve !

JACQUE.

Excusez ! Je n’ai pas mangé depuis avant-hier. Par pitié ! un peu de pain ! et dites-moi si ce seigneur n’est pas de la famille Julia ?

HYLAS.

Eh ! sans doute, il en est. Après ?

JACQUE.

Il en est ! Oh ! mon père ! Oh ! quel bonheur ! Mon pauvre père mourant ! Nous avons tant cherché, depuis des cent et cent ans ! Il est de la famille Julia !... Pardon ! la joie, et aussi la faiblesse !...

HYLAS.

Oui, on connaît vos défaillances ! Tu n’auras pas une obole !

JACQUE.

Julius Marcius ! à vos pères, à vous, on a dû annoncer un signe de ralliement pour reconnaître vos frères ?...

JULIUS.

C’est vrai.

HYLAS, frappant et renversant Jacque.

Arrière, chien !

JACQUE.

Je ne demande pas, je donne.

Tirant de sa poitrine le collier d’or et le tendant à Julius.

Tenez, prenez !

Il retombe évanoui.

JULIUS.

Ce collier ! Oh ! le malheureux !

Aux esclaves restés au fond.

Oh ! secourez-le ! Ce collier !...

HYLAS, stupéfait.

Un collier d’or ! et il mourait de faim ! Voilà, par Mercure ! un singulier porte-haillons !

 

 

Scène VI

 

JULIUS, HYLAS, SANDREGHESIL, GALLINA, puis EUGÉNIUS, FRIDOLIN, MÉROWÉE, CHARARIC, RAGNACHER, PEUPLE DE PARIS et FRANCS

 

SANDREGHESIL.

J’ai compté vingt-cinq tonneaux, tous des premiers crûs.

HYLAS.

Environ dix mille bouteilles ! c’est le compte.

Bruit au dehors.

Mais, qu’est-ce que ce tumulte ?

SANDREGHESIL, regardant au dehors.

Les bourgeois mêlés à des Francs ! on dirait une mutinerie !

Entre un flot de peuple, armé de bâtons. Mérowée et ses Francs, tout en se tenant à l’écart, attisent la sédition.

VOIX dans le peuple.

Le gouverneur ! le voilà ! le voilà !

FRIDOLIN, à Julius impassible.

Julius Marcius ! vous représentez l’empereur Valentinien. Le blé nous manque, trouvez-nous-en !

LA FOULE.

Du blé ! du blé !

HYLAS.

Du blé ! est-ce que cela regarde le clarissime ? Adressez-vous à vos curiales !

EUGÉNIUS.

Il n’y en a plus de solvable.

HYLAS, montrant Sandreghesil.

Eh ! si fait ! en voilà un !

TOUS.

Sandreghesil !

HYLAS.

Insolent ! Si vous vouliez bien dire : Seigneur curiale.

SANDREGHESIL, claquant des dents.

Oui, si vous vouliez bien dire : Seigneur curiale, insolent !

FRIDOLIN.

Seigneur curiale, nous manquons de pain.

SANDREGHESIL.

Ah ! mes enfants ! à qui le dites-vous !

Montrant Gallina.

Cette bouche qui rit là, tenez, m’a tout à l’heure englouti ma dernière miche, à moi-même, à moi, curiale.

EUGÉNIUS.

N’importe ! Il y a du blé à Troyes et à Sens. Il faut vite en faire venir à vos frais, seigneur curiale.

SANDREGHESIL.

Hein ! plaît-il ? Je n’ai saisi que les deux derniers mois.

HYLAS.

Seigneur curiale, parlons sérieusement. Qu’est-ce que vous pouvez avoir chez vous d’argent comptant ?

SANDREGHESIL.

Hein ! quelque trois ou quatre cents solidi.

HYLAS.

Pour l’appétit de Paris, ce n’est pas une miette ! Je me vois donc obligé, seigneur curiale, de mettre en vente sur-le-champ, vu l’urgence, votre cave, vos marchandises et vos esclaves.

GALLINA.

Ses esclaves ! Là ! qu’est-ce que je disais ?

HYLAS.

Sois tranquille, tu seras convenablement adjugée, ma gracieuse !

SANDREGHESIL.

En vente, mes propriétés ! Eh bien ! et le propriétaire ? Décidément, je suis inquiet !

HYLAS.

Inquiet ! de quoi ? puisqu’on prélève avant tout votre nourriture sur votre fortune ? Vous serez le premier des pauvres, un illustre indigent, un magnifique misérable ! c’est très doux cela ! Voyons, à combien estimez-vous tout ce que vous possédez ?

SANDREGHESIL.

À quelque chose comme cinq mille solidi. Mais...

HYLAS.

Cinq mille solidi, soit ! Eh bien ! à ce prix, il y a un acheteur en bloc, le clarissime Julius Marcius en personne. S’il ne paye pas comptant, son palais des Thermes fournit, certes, une garantie suffisante !

FRIDOLIN.

Est-ce que c’est une garantie contre la faim ?

EUGÉNIUS.

Nous réclamons la vente au détail et au comptant !

TOUS.

La vente au détail ! argent pour marchandise !

HYLAS.

Mais écoutez donc !...

JULIUS, sortant de sa rêverie, à lui-même.

Je rêvais. Où chercher après des siècles ces frères perdus ? D’ailleurs, je puis léguer cette tâche à mon fils.

TOUS.

La vente au détail !

JULIUS.

Allons ! barbares ! on vous a dit d’écouter ! Savez-vous à quoi je prétends employer ces vins et ces marchandises ? Je vous invite tous, j’invite Paris tout entier, sous dix jours, dans mon palais des Thermes, à la fête de Bacchus. Nous célébrerons le triomphe et nous représenterons la mort du rédempteur de la joie. C’est moi qui figurerai Bacchus. Parmi les chants et les danses et les cris d’Evohé, je vous mènerai la dernière orgie du vieux monde, et puis, je vous laisserai à vos dieux nouveaux. Enfin, je fais ce que je peux ! je n’ai pas de quoi vous nourrir, mais j’offre de vous enivrer.

FRIDOLIN.

Oui, et d’ici là, nous aurons le temps de mourir de faim !

EUGÉNIUS.

On accepte votre fête, mais si vous la payez d’avance, et comptant !

JULIUS.

Voyons ! n’y a-t-il personne assez riche ici pour me prêter sur mon palais de quoi payer cette bicoque.

MÉROWÉE, s’avançant.

Si fait ! moi.

JULIUS.

Qui, toi ?

MÉROWÉE.

Mérowée, chef des Francs Saliens.

JULIUS.

Je connais ce nom.

MÉROWÉE.

Si tu le connais ! Voilà cinq cents ans que tes ancêtres sont les bourreaux des miens ! Mais, c’est mon tour ! et je veux redemander toutes leurs larmes à tes yeux, tout leur sang à tes veines !

JULIUS.

Alors, pourquoi me prêtes-tu ton argent ?

MÉROWÉE.

Parce que tu nous promets de jouer la mort de Bacchus et de représenter Bacchus.

JULIUS.

Ah ! tu m’as donc compris ? Soit ! Tu me hais ; moi, je ne te hais pas, je te dédaigne. Je laisse tomber ma vie. Ramasse.

MÉROWÉE.

Prends garde ! je suis même capable de prendre !

JULIUS, haussant les épaules, à la foule.

Vous avez votre argent, vous autres. Êtes-vous contents ?

FRIDOLIN.

Pas encore ! l’argent ne nourrit pas !... Du blé !

TOUS.

Du blé !... ou mort au Romain !

JULIUS.

Mérowée ! retiens donc tes corbeaux !

MÉROWÉE.

Oh ! je ne ferai pas cette injure à l’aigle !

LA FOULE.

Mort au Romain !

JULIUS.

Cinquante contre quatre ! Ah ! qui nous défendra ?

FRIDOLIN.

Qui nous donnera du blé ?

GENEVIÈVE, paraissait sur les marches de gauche.

Moi !

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, GENEVIÈVE

 

TOUS.

Geneviève !

JULIUS.

Geneviève ! n’approchez pas !

MÉROWÉE.

Ne descendez pas dans cette mêlée !

GENEVIÈVE.

Moi ! je descendrais tranquille dans la fosse aux lions !

JULIUS, à Hylas.

Ah ! vois comme elle dompte ces bêtes fauves, la charmeresse !

GENEVIÈVE.

Parisiens, – Romains ou barbares, païens ou chrétiens, – vous tous pauvres affamés, mes frères ! – j’ai vu votre cruelle détresse ; les passereaux mouraient dans les airs, et les petits enfants au sein des nourrices ; j’ai vendu alors tout mon patrimoine ; et je suis allée vous acheter du blé à Troyes. En ce moment, les bateaux chargés de vivres touchent la grève ; on se partage le pain avec des cris de joie, et c’est plaisir de voir le contentement des mères et l’étonnement des petits oiseaux.

JULIUS, à part.

Oh ! comment la vaincre ou seulement la troubler ?

TOUS.

Vive Geneviève !

GENEVIÈVE.

Ne remerciez que Dieu, le Dieu des souffrants. Criez-lui : merci ! et, en même temps, criez lui : grâce ! car un danger mille fois plus terrible que la famine est sur vos têtes.

FRIDOLIN.

Miséricorde ! quoi donc encore ?

GENEVIÈVE.

N’entendez-vous pas, du côté du levant, la terre qui tremble ? Un océan humain déborde, une armée de cinq cent mille hommes inonde la Gaule. Parisiens ! Attila, roi des Huns, sera dans huit jours à vos portes.

TOUS, avec effroi.

Attila !

JULIUS, d’une voix éclatante.

Ô Rome ! les sauvages nous vengent donc des Barbares ! Hylas ! tu vas sur-le-champ partir pour le camp d’Attila, et tu diras de ma part au fils des sorcières : « Julius Marcius t’invite aux bacchanales qu’il célèbre dans dix jours en son palais des Thermes. » Geneviève, Mérowée, peuple, vous serez tous les bienvenus – avec Attila.

Il sort avec sa suite.

TOUS, avec menace.

À mort !

GENEVIÈVE.

Arrêtez ! On ne frappe pas un aveugle, on le plaint. Parisiens ! je vous parle au nom du Dieu vivant, et je vous dis : Soyez tranquilles ! Courez à la grève et rassasiez-vous. Entrez au baptistère, et priez. Attila viendra aux portes de Paris, mais Attila n’entrera pas dans Paris. Allez !

Tous s’inclinent et sortent.

 

 

Scène VIII

 

GENEVIÈVE, MÉROWÉE

 

GENEVIÈVE.

Roi Mérowée, un mot. De ces Gaules morcelées et déchirées, je sais que vous et vos fils devez faire un jour une patrie. Il convient donc que nous allions ensemble à cette fête, à la rencontre d’Attila, fléau de Dieu.

MÉROWÉE.

Savez-vous, pauvre enfant, ce que vous dites ? Nous-mêmes, nous, les envahisseurs devant qui tout tremble, – devant Attila nous tremblons ! Où sont vos armées ? où sont vos troupes ? Contre la foudre, que voulez-vous faire ?

GENEVIÈVE.

Je lui parlerai.

Changement à vue. La salle des festins au palais des Thermes. Jour naissant, flambeaux pâlissants, aspect de la fin d’une orgie. Danse de bacchantes.

 

 

Scène IX

 

JULIUS MARCIUS, en Bacchus, HYLAS, en Sylène, IMPÉRIA et GALLINA, en Bacchantes, étendues sur des lits et buvant, puis ATTILA, puis GENEVIÈVE et MÉROWÉE, CONVIVES, ESCLAVES

 

IMPÉRIA, élevant sa coupe pendant les danses.

Par sauts, par bonds, sous les portiques,
Cheveux épars, sein dénoué,
Menez les danses frénétiques !
Bacchus ! Evohé !

Tout chancelle ! Versez, ménades,
L’ivresse à ces marbres vaincus,
Le vertige à ces colonnades !
Evohé ! Bacchus !

Tourbillon de l’immense ronde,
Emporte en ton vol effréné
Le palais, la ville et le monde !
Bacchus ! Evohé !

Tumulte et cris. Bacchants et Bacchantes accourent en désordre se réfugier autour de Julius.

ATTILA, paraissant, suivi d’une dizaine de Huns.

Holà ! – Est-ce qu’on ne m’attendait plus ? Je suis un des conviés de la fête. Mon nom est Attila.

JULIUS.

Salut, Attila, mon hôte ! Prends cette coupe que tu garderas comme don du festin. Je prends celle-ci, qui est empoisonnée. Buvons, si tu veux bien, ensemble : À la ruine de l’univers !

ATTILA, buvant.

À la ruine de l’univers ! – J’accepte ta coupe et je m’en contente. Mais à ma bande géante il faut des joyaux moins petits. Permets qu’elle emporte, comme souvenir, dans ses chariots, ton palais et ses trésors, Paris et ses habitants ?

JULIUS.

Je te le permets, Attila.

GENEVIÈVE, entrant, appuyée sur Mérowée.

Et moi je te le défends !

ATTILA, ricanant.

Ah ! de la part de qui ?

GENEVIÈVE.

De la part de Dieu ! Écoute, Attila ; j’ai dés choses à te dire. – Dans ton village de bois peint, aux rives du Danube, une nuit que tu dormais sous ta tente, tu vis en songe un guerrier à l’armure blanche qui te parla ainsi : –Voici l’ordre. Lève-toi, marche vers l’Occident, brûle les villes, extermine les peuples, disperse au vent les cendres des tombes ! – mais épargne les berceaux !

ATTILA, stupéfait.

Ce songe ! mais je ne l’ai confié à âme qui vive ! Qui donc es-tu, toi qui le connais ? Parle, ordonne. Dis-moi, si tu le sais, où mène mon chemin.

GENEVIÈVE.

Je n’ai à te donner qu’un avis et qu’un ordre : Détourne-toi de Paris ! Paris n’est pas marqué sur ta route ! Paris n’est pas une ville, c’est un berceau !

ATTILA, s’inclinant.

Il suffit. Attila t’obéit ; le roi des Huns recule. Tu es une Valkyrie, n’est-ce pas ?

JULIUS, se traînant jusqu’à Geneviève.

Non ! tu es une déesse ! Le consul romain, qui va mourir, te salue.

MÉROWÉE, à genoux.

Le chef des Francs croit en toi et implore ta protection, car tu es un archange ?...

GENEVIÈVE.

Je suis une gardeuse de brebis.

 

 

ACTE II

 

MOYEN ÂGE.

 

 

Première Partie

 

Un carrefour du Paris de 1118. À gauche, maison à porche en retour, élevé de trois ou quatre marches. À droite, petite maison avec volet fermé. Fin de la nuit.

 

 

Scène première

 

MÉLUSINE, debout auprès du porche, ALIÉNOR, couché sur les marches

 

MÉLUSINE.

L’aube blanchit les toits. Il faudra bien qu’Abailard sorte avant le jour de chez cette femme ! – Allons ! dépêchons, amour ! la haine attend.

ALIÉNOR, à lui-même.

La haine, toujours !

MÉLUSINE.

Patience, Aliénor ! nous voici au terme.

ALIÉNOR.

Oh ! vous m’avez dit de veiller avec vous, j’ai veillé. Je ne m’occupe que de cela : vous obéir. Vous savez bien que je n’ai qu’une raison d’agir, une raison de penser, une raison d’être : votre volonté.

MÉLUSINE.

Oui, et nos gens du Poitou t’appellent « l’âme damnée de Mélusine. » Le vulgaire croit que je suis possédée du démon et que tu es possédé de moi. Est-ce qua tu le crois, toi aussi ?

ALIÉNOR, tranquillement.

Je le crois.

MÉLUSINE.

Et ma créature ne s’est pas seulement demandé à quelle œuvre mystérieuse je la réserve !

ALIÉNOR.

À quoi bon ? Cela vous regarde.

MÉLUSINE.

Ah ! du bruit, enfin !... Écoute !

 

 

Scène II

 

MÉLUSINE, ALIÉNOR, ABAILARD, HÉLOÏSE, sortant de la maison en s’arrêtant sous le porche

 

ABAILARD.

Oui, c’est bien le jour. Maudit soit le jour ! – Il faut te quitter, ma femme, mon ange, ma vie, mon âme, mon ciel, – mon Héloïse !

HÉLOÏSE.

Oh ! pour moi, tu es là toujours, Abailard ! Bonheur ou souvenir, ton amour éclaire sans cesse mon existence comme le soleil le monde, – présent par ses rayons, absent par son reflet.

ABAILARD.

Doux silence, tu l’entends ! Tu la vois, doux crépuscule ! – Cependant, Héloïse, je ne m’habitue pas à m’échapper de ta chambre dans les ténèbres comme un voleur, – quand nous sommes amants devant Dieu, époux devant les hommes.

HÉLOÏSE.

Notre mariage a été secret et doit rester secret. Tu me l’as promis, mon Abailard !

Ils descendent de quelques pas sur la place.

ABAILARD.

Ainsi, à cause d’une loi absurde, – parce que les règlements des écoles de Paris ne veulent pas qu’un clerc marié puisse enseigner, – je dois éternellement cacher comme une honte et comme un crime ton amour, qui est ma parure et mon orgueil.

HÉLOÏSE.

Mon Abailard, tu me l’as juré ! – Ah ! vous n’êtes pas seulement l’amant adoré ; vous êtes aussi le maître illustre. La flamme où je me réchauffe illumine toute la science. Songe, Abailard, à tes ennemis, et au plus acharné de tous, hélas !

ABAILARD.

À ton oncle, le recteur des écoles ! – Oui, il est envieux comme un sot, et sot comme un méchant. Crois-tu donc qu’Abailard ait peur de ces nains ?

HÉLOÏSE.

Oh ! non, certes ! Mais, justement, fourniras-tu à leur nullité un si facile triomphe ? Quoi, tu aurais confondu leurs erreurs, affranchi de leurs liens la pensée humaine, et cette grande victoire, – la victoire de la vérité même, – échouerait sur ce simple mot : « Le grand homme est marié ! » et ce serait fini ! Tu ne compterais plus ! tu ne parlerais plus ! tu ne régnerais plus !

ABAILARD.

Mais tu m’aimerais !

HÉLOÏSE.

Est-ce que je ne t’aime pas, dis ?

ARAILARD.

Chère femme ! si pourtant ce mystère compromet ton honneur ?

HÉLOÏSE.

Et si à mon honneur, moi, je préfère ta gloire ?

ABAILARD.

Ah ! ma gloire, c’est que tu m’aimes. Et si ma mémoire reste parmi les hommes, qui sait ? ce ne sera peut-être pas par la science, qui est périssable, mais par l’amour, qui est éternel.

HÉLOÏSE.

Cher aimé ! vois, le soleil monte à l’horizon. C’est aujourd’hui fête pour tes écoliers, et ils vont, de bonne heure, répandre par la ville leurs cris et leurs chants. Il faut partir ! il faut partir !

ABAILARD.

Il faut t’obéir, ô mon élève ! ô ma reine !

Il la reconduit jusqu’au porche.

MÉLUSINE.

Aliénor, tu retiendras tout ce que tu viens d’entendre ?

ALIÉNOR.

Oui.

MÉLUSINE.

Et tu en rendras témoignage quand et comment je voudrai ?

ALIÉNOR.

Oui.

MÉLUSINE.

Bien ! Je n’ai plus besoin de toi ici ; va.

Aliénor s’incline en silence et sort.

HÉLOÏSE, à Abailard, sur le seuil de la porte.

Adieu ! Dis-moi encore une fois que tu es heureux et que tu m’aimes, et pars.

ABAILARD.

Je t’aime et je suis heureux !

Elle lui envoie un baiser et rentre. Abailard descend pensif les degrés.

 

 

Scène III

 

ABAILARD, MÉLUSINE

 

MÉLUSINE, se dressant, les bras croisés, devant Abailard.

Abailard !

ABAILARD, avec épouvante.

Mélusine !

MÉLUSINE.

Abailard ! je t’ai quelquefois dit : Je t’aime ! Pourquoi ne m’as-tu jamais dit : Je suis heureux ?

ABAILARD.

Mélusine de Lusignan !

MÉLUSINE.

Du moins, tu me reconnais. Après dix-huit ans ! Merci !

ABAILARD.

Oh ! pourquoi avez-vous quitté votre manoir de Bréchéliant ? que venez-vous faire à Paris, madame ?

MÉLUSINE.

Le roi Louis VI et la reine Éléonore partent dans un mois pour la croisade prêchée par le moine Bernard. Le comte de Poitiers les accompagne, et j’accompagne mon mari.

ABAILARD.

C’est le tombeau du Sauveur qui vous attire, vous ?

MÉLUSINE.

Oui, et un peu, à vrai dire, le renom du nécroman arabe Edrisi, dernier dépositaire des secrets magiques de l’école de Cordoue.

ABAILARD, respirant.

À la bonne heure !... Enfin, je suis tout à fait étranger à votre venue à Paris ?

MÉLULINE.

Ingrat ! n’es-tu pas célèbre, toi, aussi ? Et quelle a été ma première question : – Pourquoi, Abailard, mon amour ne te rendait-il pas heureux, alors que tu n’avais que vingt ans, et que j’étais aussi ton élève ?

ABAILARD.

Allons ! vous avez surpris mon secret. N’importe ! j’en finirai en deux mots. Je puis être sincère avec vous, je me sens fort contre vous.

MÉLUSINE.

En vérité ?

ABAILARD.

Oui, Mélusine, cette fièvre de connaître et d’aimer qui fut ma vie, c’est toi, j’en conviens, qui en as allumé en moi les premières flammes. Mais il n’y a pas qu’un amour, et il n’y a pas qu’une science. Les semailles divines sont pareilles, les sillons humains sont divers. Ici éclot la fleur, là germe le poison. Une âme forte et pure cherche clans l’étude et l’amour le beau, le vrai, le grand, la lumière, la vie, et n’étant que bonté, elle ne peut donner que bonheur. Mais ton âme, à toi, perverse et sombre, demandait avant tout à l’inconnu la puissance du mal ; elle évoquait Satan, elle provoquait Dieu ; de la passion même elle se faisait un moyen d’oppression et de torture. Et je souffrais près d’elle et par elle ! Et, un jour, las de souffrir, je me suis enfui.

MÉLUSINE.

En emportant notre fils.

ABAILARD.

Tu avais osé dire : Cet enfant, du moins, sera tout entier à moi, et j’en pourrai faire tout ce que je voudrai, dans cette vie – et dans l’autre.

MÉLUSINE.

Eh bien ! quoi ? Je l’aimais de mon amour à moi ! N’était-ce pas mon fils ?

ABAILARD.

C’était aussi le mien ! J’ai voulu le sauver de toi.

MÉLUSINE.

Et il est mort !

ABAILARD.

Oui, disparu, perdu ! Ah ! comme je l’ai pleuré ! Ce que vous appeliez notre amour était décidément maudit ! Mais, enfin, ce dernier lien rompu entre nous, nous n’avons plus rien de commun, madame. Le bruit delà ville s’éveille. Voici ma dernière parole : Laissez-moi dans ma route, et passez votre chemin. Adieu.

MÉLUSINE.

Non, Abailard, tu retrouveras Mélusine !

ABAILARD.

Je brave vos philtres, magicienne ! Je suis aimé.

Mélusine s’avance lentement vers la maison de Fulbert.

Où allez-vous, Mélusine ?

MÉLUSINE.

Passe ton chemin et laisse-moi dans ma route, Abailard ! – J’entre chez Fulbert, le recteur des écoles, le tuteur d’Héloïse.

Elle entre dans la maison.

ABAILARD.

Ah ! cette femme !

Rires et chansons en dehors.

Allons ! la fête maintenant, la fête des fous ! La joie ! les rires ! Mon Dieu ! pourquoi cette femme ?... Oh ! je veillerai sur Héloïse !

Il sort par la droite.

 

 

Scène IV

 

GONTRAN, PÉCHINET, ENGOULEVENT, JACQUE, GISQUETTE, MAROTTE, en costume de Mère-Folle, portée sur un pavois tout festonné et lambrequiné de clochettes, autour d’elle la bande joyeuse DES ÉCOLIERS, déguisements de docteurs et d’ânes, au milieu, un âne véritable affublé d’une robe et d’un bonnet de docteur, plus tard, GAYOFFE

 

PÉCHINET, chantant.

Vivent les fous et les ânes !
En ce monde décevant,
Toi, science, tu nous damnes !
Qu’es-tu, sagesse ? du vent !

LE CHŒUR.

Vivent les fous et les ânes !
Hi-han !

PÉCHINET.

Vivent les fous et les ânes !
Gloire, en dépit des profanes,
Au fou, seul sage vivant !
Gloire à l’âne seul savant !

LE CHŒUR.

Vivent les fous et les ânes !
Hi-han !

MAROTTE.

Fous et folles ! ânes, ânons et ânesses ! nous, Marotte, trois-centième du nom, nous ouvrons la solennelle séance des examens de sottise et réceptions d’ânerie.

GONTRAN.

Comment, diable ! mes amis, à la porte même de messire Fulbert, notre amplissime recteur et mon tuteur redouté !

ENGOULEVENT.

On n’avait pas osé te le dire, Gontran. Mais il a été décrété qu’on lui jouerait ce spectacle et ce tour.

GONTRAN, riant.

Bien ! Mais alors, mes bons garçons, vous comprenez ? Je n’ai rien su, je n’ai rien vu ! Je rentre auprès de ma sœur Héloïse. Je ne peux pas être acteur de la comédie, je vais être spectateur...

Il entre dans la maison.

ENGOULEVENT.

De ton tuteur... Ah ! qu’il va être beau dans sa colère le Jupiter tonnant du syllogisme !

MAROTTE.

Silence ! la cérémonie commence ! Mais d’abord, vous tous qui avez à présenter quelque requête, parlez.

ENGOULEVENT.

Mère-Folle, il est d’usage immémorial que la glorieuse Fête de l’Âne ne se passe pas sans ripaille et récréation des mandibules. Or, les aliments, ou les sommes pour nous en procurer, manquent de la plus piteuse façon.

LES ÉCOLIERS.

C’est vrai ! c’est vrai !

PÉCHINET.

Il nous manque bien autre chose, mère-folle ! Voilà l’âne gris que, selon la coutume, nous allons recevoir docteur, mais où est l’âne blanc, l’âne humain qui doit répondre aux questions à sa place ?

MAROTTE.

Personne n’a plus rien à dire ?

GISQUETTE.

Si fait ! moi, Gisquette, bourgeoise. Je réclame mon mari joseph Gayoffe, drapier de messires de l’école de Saint-Victor, de messire Fulbert, de messire de Champeaux, des ennemis de maître Abailard, enfin. Tant il y a qu’hier Gayoffe est venu soit disant apporter par ici une pièce de bougran et qu’il n’a pas reparu, et qu’on prétend que les écoliers de messire Abailard l’ont enlevé. Ce n’est pas tant pour le ravoir ! Qu’on me le garde, mais qu’on me le dise !

Rires dans la foule.

MAROTTE.

Est-ce tout ?

JACQUE.

Hé ! que non pas ! hé ! tant pis ! Puisqu’on se déboutonne, je parlerai aussi, moi, Jacque, le valet de ce dit Gayoffe,

Saluant malicieusement Gisquette.

et de ladite Gisquette. Je parlerai, Marotte, car tu es par trop affriolante, si bellement accoutrée, sur ton pavois comme une petite reine ! Et c’est plus fort que ma honte !

Clignant le l’œil à Gisquette.

Et il ne faut pas m’en vouloir, bourgeoise ! Mais je te demande ta main, Marotte, et, s’il y a quelques écus dedans, je les prendrai avec ! Et voilà !

MAROTTE.

Bien dit, mon gros Jacques ! Par ainsi, toi, tu veux Marotte pour femme et une dot pour Marotte, et tu n’es pas le plus sot. Toi, Gisquette, tu veux ton mari perdu. Toi, Péchinet, tu veux un figurant de l’âne. Et toi, Engoulevent, un fournisseur de vivres. Eh bien ! voyez le pouvoir de la mère-folle ! Elle va vous donner tout à tous d’un seul coup. Ouvrez ce volet qui est celui de ma logette, et regardez !

Jacque a ouvert le volet de la maison de droite. On aperçoit, à travers les barreaux, Gavotte, marchant avec agitation comme un loup en cage.

TOUS.

Gayoffe !

GISQUETTE.

Mon mari !

PÉCHINET, du ton d’un montreur d’ours.

Oui, messires et damoiselles, maître Joseph Gayoffe, à peine âgé de soixante ans, ayant encore quelques dents !...

GAYOFFE.

Ah ! scélérate de Marotte ! Mes bons seigneurs écoliers ! ouvrez-moi ! J’étouffe dans cette boite !

GISQUETTE.

Mais comment t’y trouves-tu, époux indigne ?

LES ÉCOLIERS.

Oui, comment ? comment ?

JACQUE.

Pour lors, maître Gayoffe faisait la cour à Marotte. Pour lors, Marotte faisait la nique a maître Gayoffe. Et hier le merle a voulu surprendre au nid la colombe, et la colombe s’est envolée, et, cric-crac, le merle est en cage. Et voilà !

ENGOULEVENT.

Ah ! charmante Gisquette, cela crie vengeance !

GISQUETTE, soupirant.

Oui, mais pas si haut, bel Engoulevent !

PÉCHINET.

Vu le flagrant délit, l’amende ordinaire de 50 sols parisis est immédiatement due par Gayoffe.

GAYOFFE.

Eh bien !... je m’exécute... mais qu’on me délivre.

On fait sortir Gayoffe.

MAROTTE.

De plus, pour la cérémonie de la réception, Gayoffe va faire l’âne.

GAYOFFE, indigné.

Qui ? moi, tourner en dérision la majesté scolastique et le grand Fulbert, en face de son logis ! J’aime mieux la mort.

PÉCHINET.

Non pas la mort.

GAYOFFE.

Si ! la mort !

PÉCHINET.

Non ! pas la mort ! mais une autre forte amende de...

GAYOFFE.

Je vais faire l’âne ! je vais faire l’âne.

Il est hissé à l’envers sur l’âne.

ENGOULEVENT.

Je représente l’amplissime Champeaux.

PÉCHINET.

Et moi le Savantissime Fulbert.

Hermine et Fulbert paraissent au balcon.

MÉLUSINE.

Messire Fulbert ! vous entendez ! vous voyez !

FULBERT, furieux.

Oh ! vous allez voir et entendre à votre tour, madame.

Ils se retirent.

PÉCHINET.

Attention, jeune élève ! D’abord, êtes-vous nihiliste ou cornificien ?

GAYOFFE.

Corni... quoi ?

MAROTTE.

Cornificien ! c’est-à-dire faiseur d’arguments cornus. Es-tu, oui ou non, cornu ?

GAYOFFE.

Je suis bien mal à mon aise sur cet âne, mes bons jeunes gens du bon Dieu !

ENGOULEVENT.

Cinq sols pour n’avoir pas su dire s’il était cornu !

GISQUETTE.

Dix sols !

Applaudissements.

ENGOULEVENT.

Passons à la logique. La grande question de l’âne de Buridan ! Si on place un âne entre deux boisseaux d’avoine exactement pareils, que fera-t-il ? à laquelle des deux pitances donnera-t-il, logiquement, le premier coup de langue ?

GAYOFFE.

Quelle est l’opinion de messire Fulbert ?

ENGOULEVENT.

Le grand Fulbert affirme qu’entre deux mobiles égaux, l’âne, immobile, mourra de faim.

GAYOFFE.

Je l’affirme également.

ENGOULEVENT.

Faisons l’expérience in animà vili, sur Jacque, Confiez-moi votre bourse, Gayoffe.

Mouvement d’alarme de Gayoffe.

Oh ! reposez-vous sur la logique ! Jacque, voici à ta droite six écus.

PÉCHINET.

Et six écus à ta gauche. Il ne peut pas y toucher, Gayoffe ! soyez tranquille ! Qu’est-ce que tu vas taire, Jacque ?

JACQUE, après une longue hésitation de convoitise.

Ho, ho !

Il étend en même temps les deux mains, et enfourne en même temps dans ses deux poches les deux piles. Rires et vivats.

GAYOFFE.

Il touche !... il touche !

MAROTTE.

L’inepte réponse de Gayoffe mérite le premier degré de maîtrise. Je proclame le sire âne bachelier.

LES ÉCOLIERS, chantant.

Hic stupidus asinus
Dignus est bachelierus.

Hé ! beau sire âne, chantez !
Vous aurez du foin assez,
Et de l’avoine à plein nez !
Hi-han ! hi-han ! hi-han !

PÉCHINET.

Seconde question : – Gayoffe, quand le porcher – conduit le porc au marché, – qui bat le porc ? le fouet ou le porcher ?

GAYOFFE.

Quel est le sentiment de messire Fulbert ?

PECHINET, assénant à Gayoffe un coup de fouet.

Il garantit que c’est le fouet qui bat.

GAYOFFE, arrachant le fouet à Péchinet.

Ah ! oui, c’est le fouet ! Gredin de fouet !

PÉCHINET.

Très bien ! Gayoffe, faites l’épreuve sur Jacque.

Gayoffe allonge un coup de fouet à Jacque. Jacque saute à la gorge de Gayoffe.

GAYOFFE.

À l’aide ! il m’étrangle, la brute !

JACQUE.

Ah ! bourrique ! tu me battras, toi !

GAYOFFE.

Ce n’est pas moi, c’est le fouet !

JACQUE.

Non, c’est toi !

ENGOULEVENT.

Si c’est toi, Gayoffe, tu es bien un âne !

MAROTTE.

Et sur ce, nous acclamons le sire âne licencié !

REPRISE DU CHŒUR.

Stupidior asinus
Dignus est licenciatus,

Hé ! beau sire âne, etc., etc.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, GONTRAN, HÉLOÏSE, puis MÉLUSINE, FULBERT, ALIÉNOR, MASSIERS DES ÉCOLES, etc.

 

QUELQUES ÉCOLIERS, au fond.

Alarme ! alerte !

ENGOULEVENT, effrayé.

Qu’ya-t-il ?

GONTRAN, sortant de la maison.

Les sergents, les massiers, toute la collégiale de Saint-Victor, Fulbert en tête !

HÉLOÏSE.

Amis ! c’est à votre maître qu’on en veut !

TOUS.

Abailard ! vive Abailard ! à bas Fulbert !

Entrent Fulbert, Mélusine, Aliénor, Suivants.

FULBERT.

Point de violence ! Nous venons ici sans colère et sans haine. On veut seulement vous relire le texte de la loi excellente et vénérée que reconnaissent toutes les facultés et nations des Écoles de Paris.

HÉLOÏSE, à part.

Ah ! j’ai peur de deviner !

FULBERT.

Tenez, lisez, Gontran.

GONTRAN, lisant.

« Tout clerc qui aura contracté mariage, soit public, soit secret, sera exclu des écoles, et ne pourra plus enseigner ni par livres ni par leçons. »

FULBERT.

Vous tous, écoliers de Sainte-Geneviève, nous vous délions, nous Fulbert, recteur, envers Abailard, votre maître. Abailard est marié.

LES ÉCOLIERS.

Mensonge ! calomnie !

GONTRAN.

Marié ! à qui ?

FULBERT.

Marié à votre sœur, Gontran ! marié à ma pupille Héloïse.

HÉLOÏSE.

Je le nie.

FULBERT.

Héloïse ! on a vu, cette nuit, Abailard entrer par cette porte, et c’est vous qui la lui aviez ouverte. On l’en a vu sortir à l’aube, et c’est vous qui le reconduisiez.

MÉLUSINE, s’avançant.

Nierez-vous cela aussi ?

HÉLOÏSE, la regardant.

Non, je ne le nie pas !

GONTRAN.

Mon Dieu !

FULBERT.

En conséquence de cette union, jusqu’ici secrète, aujourd’hui connue, nous déclarons...

HÉLOÏSE, l’interrompant.

Quoi ? Que vous chassez Abailard ! que vous étouffez cette voix souveraine ! que vous éteignez ce flambeau divin ! Que dit la loi ? elle dit : Mariage ! mariage, entendez-vous ?

FULBERT.

Eh bien ?

HÉLOÏSE.

Eh bien ! ceux qui prétendent que je suis la femme d’Abailard en ont menti !

GONTRAN.

Ma sœur !

HÉLOÏSE.

Abailard n’est pas mon mari !

GONTRAN.

Ah !

HÉLOÏSE.

Il est mon amant !

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, ABAILARD

 

ABAILARD.

Oh ! mais, moi, je n’accepte pas ce sublime dévouement, mon Héloïse.

TOUS.

Le maître !

ABAILARD.

Oui, le maître qui-va confondre ses lâches ennemis, soyez tranquilles ! Et, d’abord, voyons ! qui nous accuse ? où est le témoin qu’on nous oppose ? c’est vous, n’est-ce pas, Mélusine de Lusignan ?

ALIÉNOR, s’avançant.

Non, messire, c’est moi !

ABAILARD, le regardant et reculant frappe.

Vous ! vous !... Oh ! qui êtes-vous donc ?

ALIÉNOR.

Le page de madame Mélusine.

ABAILARD.

Le page de Mélusine !

TOUS.

Eh bien ! parlez, maître ! parlez !... écrasez l’imposteur !

ABAILARD.

Lui ! lui !... non !... Retirez-vous tous, retirez-vous, je n’ai rien à dire !

Tous se retirent lentement, consternes.

MÉLUSINE.

Oh ! je saurai ce que cela signifie !

HÉLOÏSE.

J’allais vous le demander, madame.

ABAILARD, bas, à Aliénor.

À l’instant même, chez moi. Il faut que je vous parle !

GONTRAN, bas, à Aliénor.

Dans une heure, sur la grève de Notre-Dame. Il faut que je vous tue !

Le théâtre change et représente le logis d’Abailard.

 

 

Scène VII

 

ABAILARD, ALIÉNOR

 

ABAILARD, ouvrant.

Ah ! c’est vous !... merci d’être venu ! merci !

ALIÉNOR.

Il s’agissait d’une offense que j’aurais faite à une femme...

ABAILARD.

Oui, et il faut que vous m’aidiez à la réparer cette offense ! Mais, pour cela, je dois d’abord vous retrouver vous-même sous cette ombre et sous cette glace dont vous marchez enveloppé ! Vous êtes le page de Mélusine ? ne pense-t-elle pas, ne vous a-t-elle jamais dit que vous pouviez être autre chose ?

ALIÉNOR, étonné.

Non.

ABAILARD.

Regardez-moi, ne connaissez-vous rien de mes traits ?

ALIÉNOR, avec effort.

Il me semble, en effet, vous avoir déjà vu quelque part. Mais où cela ?

Retombant.

Ah ! Mélusine a tout effacé clans ma mémoire, comme elle a tout envahi dans ma destinée.

ABAILARD.

Elle vous a recueilli, adopté ? Vous étiez orphelin ?

ALIÉNOR.

J’avais été élevé par des parents éloignés.

ABAILARD.

Dans le Poitou ? dans le petit village ?...

ALIÉNOR, cherchant malgré lui.

Des Aubiers... je crois ?

ABAILARD, avec joie.

Ah ! recueillez vos souvenirs, mon enfant, comme un affamé les dernières miettes qui peuvent soutenir sa vie ! – Ne vous rappelez-vous pas qu’une fois par an, un homme, un inconnu, venait, vous embrassait, se rassasiait pendant tout un jour de votre vue, et puis, repartait, bien triste et bien seul ?

ALIÉNOR.

Cela doit être...

Le regardant.

Est-ce que vous n’étiez pas cet homme ?

ABAILARD.

Ô mon Dieu ! mon Dieu ! éclairez-nous !... Vous aviez environ douze ans quand Mélusine vous a enlevé ?

ALIÉNOR.

Mélusine ne m’a pas enlevé ; elle m’a fasciné ! Je jouais sur la lisière d’une forêt, au bord d’un étang. Le long de l’autre rive, passait comme un tourbillon une chasse au galop, qui est venue s’abattre auprès de moi. Mélusine la menait, farouche, ardente, superbe. À sa vue, quelque chose de plus fort que moi a crié en moi.

ABAILARD.

Ah ! quelque chose de plus fort que vous ?...

ALIÉNOR.

Je lui ai dit : Voulez-vous que j’aille avec vous ? Elle a ri de son rire singulier, et elle a répondu : Oui, je te prends ! – De puis ce jour-là, je ne me regarde plus comme un être humain. Elle est à l’esprit du mal, et moi je suis à elle.

ABAILARD.

Nous verrons ! nous verrons ! – Et elle ne vous a pas interrogé sur votre origine ? Mais non ! depuis cinq ans déjà, pour lui dérober plus sûrement son fils, je lui avais t’ait annoncer sa mort. Et quand, à mon tour, je le croyais noyé dans le lac ou brisé sur les roches !... Ô les ténèbres humaines !

ALIÉNOR.

Que voulez-vous dire ?

ABAILARD, comme à lui-même.

Mais son visage, mon cœur, tant d’indices... Non, tout cela ne ment pas !

Avec ravissement.

C’est lui ! lui ! lui !

ALIÉNOR, reculant.

Eh ! que suis-je ? Je ne vous comprends pas, moi.

ABAILARD.

Ah ! c’est vrai ! c’est vous maintenant qu’il faut convaincre ! C’est à vous qu’il faut persuader...

ALIÉNOR.

Quoi ? quoi donc ?

ABAILARD.

Oh ! d’abord, mon enfant, que vous n’êtes pas en dehors de la vie, que vous n’êtes pas en dehors de Dieu : personne n’est en dehors de Dieu ! – Prenez ce que je vous dis en bien, je vous en supplie ! Ah ! je sais comme on sort meurtri des mains qui vous tiennent !

Vivement.

Et je ne veux pas vous dire du mal de Mélusine, pourtant ! – Mais, mon Dieu ! comment vous prendre, cher cœur malade ? Comment vous toucher, pauvre âme endolorie ? Je suis semblable à un père qui, dans la nuit, aurait entre ses bras son fils blessé, et qui n’oserait même pas l’effleurer de ses mains tremblantes, de peur, sans le savoir, de lui faire du mal :

ALIÉNOR, touché, répétant pensif.

Vous êtes semblable à un père ?...

ABAILARD.

Ah ! Rien que ce nom de père vous émeut ! Vous voyez que vous n’êtes pas si étranger à tout sentiment humain ! vous voyez bien ! – Votre père ! vous avez souvent regretté de ne pas l’avoir connu, j’en suis sûr ?

ALIÉNOR.

Oui, un père à vos côtés, cela doit bien éclairer la vie !

ABAILARD.

Qu’est-ce que je vous disais ? Le cœur bat, la vie se ranime ! – Et si, maintenant encore, vous le retrouviez votre père ?

ALIÉNOR.

Ah ! je pourrais espérer ! je pourrais vivre !

ABAILARD.

Une larme ! Il est sauvé ! Tu es sauvé ! – Et si ton père venait à toi et te disait... Non ! les mots ne savent rien dire ! – Mais s’il t’embrassait seulement !

Le prenant dans ses bras, et couvrant son front de baisers.

Les baisers, voilà qui parle, voilà qui se fait comprendre, voilà qui se fait croire, ô mon fils, les baisers d’un père !

ALIÉNOR.

Mon Dieu ! vous seriez mon père, vous !

ABAILARD.

Comment ! Il en doute encore ?

ALIÉNOR.

Oh ! pardonnez, pardonnez ! Mais... je connais votre amour pour Héloïse.

ABAILARD.

Oui, je le proclame, ce grand, ce pur amour ! Et je compte bien que tu vas la défendre et la justifier avec moi ?

ALIÉNOR.

Oh ! assurément, si... Ah ! ayez pitié de moi, si vous êtes mon père ! Ce cruel mal du doute dont je souffre ne se guérit pas en une minute. Je ne vous demande qu’une preuve ? la moindre preuve !

ABAILARD.

Mon Dieu ! Mais puisque tous les souvenirs du passé sont, dis-tu, anéantis en toi ?

ALIÉNOR, le regardant attentivement.

Non, pas tous ! J’en ai gardé un.

ABAILARD, frappé d’un souvenir.

Ah ! je sais !... Ah ! merci, mon Dieu ! – Un collier ?...

ALIÉNOR.

C’est cela !

ABAILARD.

Un collier d’or, gravé de caractères étranges ?

ALIÉNOR.

C’est cela ! c’est cela !

ABAILARD.

Je t’avais fait jurer de ne pas t’en dessaisir ! Tu l’as toujours ?

ALIÉNOR.

Non pas sur moi, mais dans un coffre fermé, à notre logis, à deux pas d’ici.

ABAILARD.

Eh bien, si je te montre la copie exacte de l’inscription ? si tu peux confronter l’empreinte à la gravure ? si je t’en explique le sens ?

ALIÉNOR, avec un cri de joie.

Ah ! attendez-moi ! dans dix minutes je reviens avec ce collier. Je reviens !

ABAILARD, ouvrant une porte dans le mur.

Par cette porte ! tu iras plus vite. Elle donne sur la grève de Notre-Dame !

ALIÉNOR, s’arrêtant.

Sur la grève de Notre-Dame ! – Tenez ! en attendant mon retour, embrassez-moi toujours, embrassez-moi !

Ils s’embrassent.

À tout à l’heure.

Aliénor s’élance au dehors.

 

 

Scène VIII

 

ABAILARD, puis HÉLOÏSE et MÉLUSINE

 

ABAILARD, seul.

Quoi ! mon Dieu ! je retrouverais mon fils ! Je déclarerais à la face de tous mon amour pour ma sublime Héloïse ! Je renouerais ma vie au passé et à l’avenir ! N’est-ce pas trop de bonheurs à la fois, mon Dieu ? Quant à la lutte pour la pensée, ce n’est pas seulement le devoir, c’est encore la joie ! – Ah ! Héloïse ! – Dieu ! et Mélusine !

Elles entrent toutes deux.

HELOÏSE.

J’ai rencontré madame à votre porte : j’ai voulu entrer avec elle.

ABAILARD, lui donnant la main.

Et vous avez bien fait, Héloïse !

MÉLUSINE, cherchant des yeux.

Aliénor ? – N’est-il pas ici, messire ?

ABAILARD.

Vous le verrez dans un instant, Mélusine. Mais, puisque nous voici tous trois en présence, je vais, s’il vous plaît, vous parler une minute... Oh ! sans embarras et sans réticence ! – La vérité ne cherche pas ses mots, la loyauté ne balbutie pas. –

À Mélusine.

Voici Héloïse qui est ma femme, qui a mon amour, qui portera mon nom dans cette vie, qui ne fera qu’une âme avec moi dans l’autre !...

À Héloïse.

Mélusine de Lusignan, – une douleur, une erreur de mon passé, – météore avant le jour, amour faux qui ne peut rien sur l’amour véritable, que l’attester et le prouver pour le cœur.

HÉLOÏSE.

Merci, Abailard !

MÉLUSINE.

Ah ! vous triomphez, madame !

HÉLOÏSE.

Je vous plains ! S’il disait de moi ce qu’il vient de dire de vous, je mourrais !

ABAILARD.

Ô la force divine ! l’amour !

MÉLUSINE.

Mais je suis la force fatale, moi : la vengeance. Héloïse, vous êtes de celles qui meurent ? soit ! Mais prenez-y garde ! je suis de celles qui tuent.

ABAILARD, pressant avec effroi Héloïse sur sa poitrine.

Ma bien-aimée !

HÉLOÏSE, souriant.

Est-ce que vous vous imaginez que j’ai peur de mourir, madame ? de mourir pour lui ? Frappez ! je vous bénirai, je crois, à mon dernier soupir. Vous donneriez à cette passion immense que je sens en moi la consécration suprême. On se figure qu’on tue l’amour ? on l’immortalise !

MÉLUSINE, écrasée.

Ah ! c’est la vérité !

ABAILARD.

Grande âme ! prête à donner la vie après la réputation ! Que puis-je, moi, auprès d’un dévouement pareil ?

MÉLUSINE.

Ils sont heureux ! Je suis vaincue.

HÉLOÏSE.

Et ne vous irritez pas de l’être, madame ! Vous n’avez pas de pouvoir contre nous ; vous n’avez pas de droit sur nous. – Pauvre femme qui n’aimez pas ! l’archange au lumineux glaive vous défend l’entrée de notre Paradis.

 

 

Scène IX

 

ABAILARD, HÉLOÏSE, MÉLUSINE, GONTRAN, puis ALIÉNOR, DEUX ÉCOLIERS

 

GONTRAN, une épée à la main, tout hors de lui.

Maître ! maître !... J’avais provoqué celui qui avait accusé ma sœur. Je croyais que c’était mon devoir, c’était un crime ! – Héloïse, il portait le chaînon pareil au mien ! Il a demandé à voir Abailard : on l’apporte expirant.

Entrent deux écoliers soutenant Aliénor blessé.

MÉLUSINE, courant à Aliénor.

Aliénor !

ALIÉNOR, d’une voix défaillante.

Abailard !

Il tire de son sein le collier, le tend à Abailard et retombe.

MÉLUSINE, frappée d’un soupçon.

Oh ! Abailard ! Pourquoi vous tend-il ce collier ? Pourquoi avez-vous reculé tout à l’heure devant lui ?

GONTRAN, la main sur le cœur d’Aliénor.

Mort !

ABAILARD, étouffant un sanglot.

Mon Aliénor !

HÉLOÏSE, avec interrogation.

Abailard ?...

ABAILARD, à voix basse, la tête sur l’épaule d’Héloïse.

Oui, Héloïse. – Mon fils !

MÉLUSINE, qui s’était penchée sur Aliénor, se soulevant à demi.

Il le pleure ! – Ah ! par exemple ! si je pouvais penser que c’est là notre fils, c’est pour le coup que j’aurais droit sur vous deux !...

ABAILARD, fièrement.

Mélusine !

MÉLUSINE, se dressant tout à fait, terrible.

C’est pour le coup que la mère se vengerait sur la femme par qui est mort son enfant !

Elle fait un pas vers Héloïse.

ABAILARD, effrayé, se jetant au-devant d’Héloïse.

Mon Héloïse !

Se maîtrisant par un effort suprême, puis immobile.

Vous savez bien, Mélusine, que notre fils est mort enfant. Quant à ce jeune homme... inconnu,

À part.

oh ! pardon, mon Aliénor !

Haut.

C’est par vous, en vérité, qu’il a été tué, Mélusine ! C’est donc à vous et à Gontran, – de lui rendre les derniers devoirs, – avec les dernières prières, – les derniers adieux, – les derniers baisers !

Gontran et les deux écoliers emportent le corps d’Aliénor.

MÉLUSINE, qui n’a cessé de tenir ses yeux rivés aux yeux d’Abailard.

Je me trompais !

Elle sort.

 

 

Scène X

 

ABAILARD, HÉLOÏSE

 

HÉLOÏSE.

Pauvre ami ! tu déchirais ton cœur pour préserver ma vie !

ABAILARD.

Du moins, tu n’as plus rien à redouter de cette horrible femme ! Je ne suis plus qu’à toi, Héloïse ! Mais tu me laisseras le pleurer, n’est-ce pas ?

HÉLOÏSE.

Ah ! je ne sais quoi me dit que je dois le pleurer avec toi !

Le théâtre change et représente la Grand’Salle du Palais.

 

 

Scène XI

 

FOULE DE PEUPLE et D’HOMMES D’ARMES, à droite, LOUIS VI et LA REINE ÉLÉONORE sur un trône, plus bas, BERNARD en robe de moine, tout autour, LES CHEVALIERS des maisons de France, ABAILARD, debout, au milieu de la salle, entouré de SES ÉCOLIERS

 

BERNARD.

Maître Pierre Abailard ! d’après vos propres témoignages, sur l’avis du concile, et en présence de monseigneur le roi, Louis le sixième, nous Bernard, moine, nous vous déclarons indigne de tenir, à Paris, école publique ou privée.

ABAILARD.

Bernard ! toute la France en armes se lève, tournée vers Jérusalem. Je vois ici la noblesse, impatiente du départ, attendant que notre seigneur le roi lui confie l’oriflamme pour aller conquérir un tombeau. Qu’elle parte. Dieu le veut ! Mais ma pensée vivante ne s’arrêtera pas non plus, avant d’avoir conquis l’avenir. Qu’elle marche. Dieu le veut aussi, Bernard ! Dieu le veut !

BERNARD.

En attendant, nous voilà délivrés du moins de ton audacieux génie, et tes écoliers sont à nous !

UN ÉCOLIER, à Abailard.

Quoi ! faut-il renoncer, maître, à votre parole inspirée ?

ABAILARD.

Aux terres du comte de Champagne, je connais sur l’Ardusson un lieu désert. C’est là que je vais, mes amis. Je m’y bâtirai de roseaux une cabane. Je nommerai cet ermitage le Paraclet, le Consolateur. Et là, chaque jour, je commenterai Dieu, en face de son texte, la nature.

LES ÉCOLIERS.

Tous ! nous irons tous avec toi !

BERNARD, indigné.

Comment ?...

ABAILARD.

C’est leur droit, Bernard ! Vous pouvez bien me chasser, mais vous ne pouvez pas les retenir. Je vous fais de Paris une solitude, et je vais faire de ma solitude Paris.

LES ÉCOLIERS.

Vive Abailard !

Abailard sort triomphant, suivi de tous ses Écoliers.

BERNARD.

Laissez dire ce fier rebelle ! Vous, enfants de la patrie chrétienne, jurez de combattre et de mourir pour la gloire du nom chrétien !

LES CHEVALIERS.

Nous le jurons !

BERNARD.

Dieu le veut !

TOUS.

Dieu le veut !

Défilé de Chevaliers devant le Roi.

 

 

Deuxième Partie

 

1430-1437.

 

La tente de Jeanne d’Arc devant Paris.

 

 

Scène première

 

D’AULON, LAHIRE, JACQUE, HÉLYOTTE et autres gens, HOMMES et FEMMES, se pressant à l’entrée de la tente

 

D’AULON.

Jeanne d’Arc fait sa visite accoutumée aux blessés. Elle va venir, mes bonnes femmes. Tenez-vous un peu à l’écart. Elle va venir.

HÉLYOTTE.

Messire d’Aulon, c’est moi, Hélyotte, qui ai mon pauvre enfant si malade...

D’AULON.

Eh bien ! vous conterez votre peine à Jeanne.

JACQUE, à demi-voix.

Elle fait donc des cures, Jeanne, à présent ?

D’AULON.

Ah ! c’est vous, brave homme, qui êtes de Vaucouleurs, du pays de la Pucelle ? Son parent peut-être ?

JACQUE.

Oui dà, son parent un petit, sans mentir.

D’AULON.

Elle sera très contente de vous voir. Attendez-la ici.

JACQUE.

Je suis donc dans son logement de guerre ?

D’AULON.

Oui, vous êtes dans sa tente, et vous parlez à Jean d’Aulon, son écuyer.

Se tournant vers Lahire.

C’est comme je vous le dis, capitaine Lahire, le roi Charles VII, ou plutôt le trahisseur la Trémouille, refuse de nous envoyer des renforts et nous ordonne de lever le siège de Paris.

LAHIRE.

Laisser notre bonne capitale au lord Talbot ! Ah ! par le corps Dieu !...

D’AULON.

Hum ! hum !

LAHIRE, se reprenant.

Par mon martin bâton ! veux-je dire. La Pucelle me permet ce jurement-là, d’Aulon. Et n’allez pas lui rapporter qu’il m’en est échappé un autre. Elle m’appellerait païen à toute bouche.

JACQUE.

Jeanne fait aussi des conversions !

LA HIRE.

Ah ! si la Pucelle le veut, elle va renverser toutes les murailles et tourelles de Paris du bout de son petit doigt !

JACQUE.

C’est donc véritable que Jeanne fait des victoires ?

D’AULON.

Eh quoi ! n’en savez vous rien, l’ami ?

JACQUE.

Dame ! il se conte tant de contes !... Excusez, j’en suis resté, moi, à ce que j’ai vu, à nos champs confondus, à nos maisons pillées, à nos fuites dans l’île, à l’incendie rouge au loin dans la plaine, tous malheurs qui ne sont pas vieux de six mois. Oui, il y a tout justement six mois que Jeanne, pour cette grande pitié qu’elle disait être au royaume de France, a voulu partir à la guerre, bon gré mal gré !

LAHIRE.

Et depuis, n’avez-vous rien appris ?

JACQUE.

Oh ! des histoires de veillée. Jeanne, qui ne sait ni a ni b, ne se serait pas étonnée d’admonester à Chinon le roi notre sire ! Jeanne se serait servie de l’épée comme de sa quenouille ! Jeanne aurait chassé l’ennemi d’Orléans, et, par un chemin de victoires, aurait mené sacrer le roi à Reims ! Est-ce que tout ça c’est possible ?

LAHIRE.

Ma foi, non. Et pourtant c’est vrai...

JACQUE.

C’est vrai ? Ah ! vous ne vous moquez point ?

CRIS au dehors.

Noël ! noël !

D’AULON.

Tenez, la voilà qui rentre tout acclamée de cris de Noël.

JACQUE.

Oh ! ne lui dites pas d’abord que je suis là. Je veux la voir sans qu’elle me voie, pour avoir le temps de faire un peu mon entendement à toutes ces nouveautés-là.

Il se tient à l’écart.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, JEANNE D’ARC, puis THIBAULT D’ARMAGNAC et ROBERT BLONDEL

 

CRIS au dehors.

Noël ! noël !

JEANNE, entrant.

Merci, mes braves gens ! merci de votre bonne amitié ! Que Dieu vous garde ! – C’est vous, Hélyotte ! ayez confiance, votre cher petit guérira. – Qu’est-ce que c’est ? Des chapelets et des patenôtres a loucher ? Touchez-les vous-mêmes, bonnes femmes, ils en vaudront tout autant : ce n’est pas le chapelet qui vaut, C’est la prière. – Bonjour, Lahire !

Elle donne la main à Lahire.

JACQUE.

Est-ce bien là Jeanne ?

Entrent Thibault d’Armagnac et Robert Blondel.

THIBAULT.

Jeanne, voici votre prisonnier Robert Blondel qui vous apporte sa rançon.

Robert présente une bourse à Jeanne.

LAHIRE, bas à d’Aulon.

Ah ! le Bourguignon ! Je n’aime pas cette figure pâle.

JEANNE, remettant l’argent à d’Aulon.

C’était chose convenue, messire. D’Aulon, vous savez, cet argent de délivrance ne doit servir qu’à la délivrance. Rachetez tous ceux des nôtres que vous pourrez, mon ami. – Vous voilà libre, sire Robert. Pardonnez à mon gentil compagnon Thibault de vous avoir blessé.

THIBAULT.

Je l’ai blessé, Jeanne, mais vous l’avez guéri !

ROBERT, à lui-même.

Oui, guéri au bras et frappé au cœur !

THIBAULT.

De plus, vous ne savez pas, Jeanne ? Nous avons découvert, lui et moi, que nous étions, sans le savoir, alliés et parents. Aussi, je sermonne depuis huit jours Robert pour qu’il ne rentre plus dans Paris parmi ceux qui nous combattent. Je dis qu’il doit rester au camp avec vous, avec moi. Nous n’étions que deux frères d’armes, ma vaillante Jeanne. Eh bien ! nous serions trois.

JEANNE.

Et vous auriez du dévouement de reste, mon généreux et loyal Thibault ! Sire Robert, vous êtes, je crois, un des secrétaires du duc de Bourgogne ; sachez qu’avant peu votre maître, rendu à son devoir, fera la paix avec le roi. Vous pouvez avancer cette grande réconciliation, le voulez-vous ?

THIBAULT.

Dites-lui donc plutôt : Je le veux ! Jeanne. Quand vous commandez, on obéit à Dieu !

LAHIRE, bas à d’Aulon.

Jeanne ferait mieux de laisser aller ce Bourguignon, je n’en augure rien qui vaille.

JEANNE, riant.

Ah ! vous avez beau maugréer, Lahire, mon vieux rabroueur ! Un ennemi de moins, un ami de plus, cela mérite mieux que deux paroles. Sire Robert, puis-je vraiment sur vous quelque chose ? restez avec nous, je vous en prie.

ROBERT.

Vous m’en priez ! vous m’en priez, vous ! Je reste.

JACQUE, à part.

Il reste ! Ma Aile aurait tout ce pouvoir ! Pourvu qu’elle me reconnaisse !

JEANNE.

Vous voyez, Lahire, le tout est d’avoir confiance. Ainsi vous vous désespérez, mon ami, parce qu’on nous refuse des renforts ? eh bien ! je vous annonce que le baron de Montmorency est en route vers nous avec deux cents hommes d’armes, et qu’il arrivera sans faute aujourd’hui.

LAHIRE.

Dieu puissant ! par quelle révélation l’avez-vous deviné ?

JEANNE.

Nous sommes au jour qu’il a dit, et j’ai foi dans sa parole ; voilà toute ma sorcellerie !

LAHIRE.

Alors, par... mon martin ! donnons l’assaut à Paris dès son arrivée. Comme à Orléans, à Patay et à Reims, vous allez nous dire : Hardi ! entrons parmi les Anglais ! Et nous y entrerons.

JEANNE.

Oh ! je ne sais plus ! je ne sais plus ! J’attendais pour aujourd’hui je ne sais quel avertissement, – du ciel ou de la terre. Et rien ne vient ! personne ne vient !

Elle aperçoit Jacque.

Ah ! pardon ! mon Dieu ! quelqu’un est Venu !

Se jetant au cou de Jacque.

Mon père !

JACQUE, radieux.

Elle m’a reconnu ! c’est donc bien elle ! Ah ! ma Jeannette !

JEANNE.

Et ma mère ? et ma sœur ? et mes frères ?

JACQUE.

Ils vont tous bien, puisque me voilà !

JEANNE.

Et ma chère petite amie Mengette ? – Ah ! mes bons compagnons, vous comprenez ma joie ! C’est tout mon cher autrefois que je revois avec mon père.

LAHIRE, attendri malgré lui.

Bédieu ! faites comme si nous n’étions pas là, Jeanne.

ROBERT, à lui-même.

Ah ! elle est donc bien réellement une fille de cette terre.

JEANNE.

Père, et mes oiseaux, qui me venaient manger dans la main ? Et les cloches de Notre-Dame de Beaumont qui me tintaient jusque dans l’âme ? Et mes pauvres ? Et tout ce qui appartient au bon Dieu, enfin, et que j’ai laissé là-bas ? Je n’ai été suivie partout que de mes fidèles étoiles.

JACQUE.

Mais tout le reste t’attend, tout le reste te demande, Jeanne.

JEANNE, avec un cri de joie.

Ah ! Est-ce que vous venez me chercher, mon père ? Est-ce que vous voulez m’emmener ?

JACQUE.

Si je le veux !

JEANNE.

Oh ! je vous ai désobéi pour partir ; mais, pour revenir, comme je vous obéirais !

THIBAUT.

Comment ! vous nous abandonneriez, Jeanne ?

LAHIRE.

Il ferait beau voir ! Nous la retiendrions de vive force.

JEANNE.

Non, mes amis, car je crois, en vérité vraie, que j’ai accompli ce pourquoi j’étais née. Orléans est délivré, et j’ai fait sacrer notre gentil dauphin lieutenant du roi des cieux, – qui est roi de France.

LAHIRE.

Mais tout ce qu’il reste à faire ?

JEANNE.

Vous l’achèveriez maintenant sans moi. Permettez-moi de me retirer avec mon père, et de laisser les armes, et de m’en aller servir mes parents en gardant leurs bestiaux, aux côtés de ma sœur et de mes frères.

JACQUE.

Oui, donnez-lui cette permission, mes bons seigneurs. Enfin, est-il absolument nécessaire que l’enfant de mes entrailles meure pour le salut de ce royaume, et n’y a-t-il pas moyen que le roi Charles vienne à bonne fin, sans me prendre la fille que nous aimons ? Oh ! certainement on dira : Ce que n’a pas su faire la noblesse de France, c’est la fille à Jacque le laboureur qui l’a fait ! Et ce sera glorieux pour Jacque et le menu peuple. Mais ma femme Isabeau, et moi, qui nous faisons vieux, un brin de sourire de cette enfant-là, voyez-vous, nous réjoui rait plus que toutes les fanfares et renommées. Je vous parle comme je peux, mes seigneurs, et du fond de mon pauvre cœur bien navré.

LAHIRE.

Oh ! quand nous consentirions à son départ, le roi s’y opposerait.

JACQUE.

Le roi ! quel roi ?

LAHIRE, furieux.

Comment ! quel roi ?

JEANNE.

Lahire ! Il a raison, cet homme pieux et juste ! N’y a-t-il pas le roi des rois ? C’est lui mon droiturier et souverain Seigneur ! lui de qui je viens et à qui je retourne ! lui dont je dois, en tout, prendre l’ordre et suivre la volonté. Mon père, mes amis, laissez-moi un moment seule avec lui, je vous en supplie.

LAHIRE.

À la bonne heure ! mais...

JEANNE.

Mais, quoi qu’il commande, nous lui obéirons, vous et moi, Lahire ! Allez !...

Tous sortent, moins Robert Blondel, qui reste un peu en arrière.

 

 

Scène III

 

JEANNE D’ARC, ROBERT BLONDEL, puis THIBAULT

 

JEANNE.

Allez, sire Robert... Je suis heureuse d’avoir gagné à la France un cœur si dévoué.

ROBERT.

Non pas à la France, à vous, Jeanne. Comprenez-moi ! c’est vous seule que je veux servir en elle.

JEANNE, ingénument.

Mais non, je ne vous comprends pas ! Qu’est-ce que je suis, moi, en dehors de la France ? C’est pour la France que j accepte et que j’emploierai votre amitié.

ROBERT.

Mon amitié ! ah ! c’est bien plus que de l’amitié que je ressens pour vous, Jeanne !

JEANNE.

Comment ?...

Entre Thibault, qui reste au fond.

ROBERT.

Ayez pitié de moi, Jeanne ! c’est de l’amour !

JEANNE.

Malheureux ! taisez-vous ! Ah ! comme vous m’attristez ! ah ! mauvais ! vous faites pleurer dans les cieux la reine des anges !

ROBERT.

Les cieux et la terre, je les brave ! Je vous aime.

THIBAULT, lui saisissant la bras.

Je vous hais ! – Faux ami ! vous aviez surpris mon cœur, je vous en chasse. Français impie, vous blasphémez cet ange charmant et nouveau : l’ange de la patrie ! Tenez, partez ; voilà votre sauf-conduit ! Vous étiez toujours de nos ennemis. Retournez parmi nos ennemis !

ROBERT.

Jeanne, vous voulez que j’en appelle à la force, soit ! Je me souviendrai de ton nom, Thibault d’Armagnac !

THIBAULT.

On ne vous craint pas, fils cruel, qui osez dans votre sœur outrager votre mère !

Sort Robert. Thibault le suit.

 

 

Scène IV

 

JEANNE, seule, puis L’ANGE DE PARIS

 

JEANNE.

Sang de France ! sang de France que je ne puis voir verser que les cheveux ne me lèvent, dois-tu donc couler pour moi ?

Tombant à genoux.

Seigneur, mon maître et mon père, est-ce là le signe que ma tâche est terminée ? À Domrémy, quand j’étais sur le haut mont du Bois des Chênes, assise au pied de l’Arbre des Fées, j’apercevais à la fois, derrière moi, mon village, et, devant moi, la route à perte de vue. Il me semble que me voici de même, au sommet de ma vie, entre les jours passés que votre grâce, ô mon Dieu ! a faits si purs, et les jours à venir qui m’apparaissent bien troublés. Puis-je retourner sur mes pas ? ou dois-je poursuivre mon chemin ? – Ô mes chères conseillères ! mes sœurs du ciel ! mes Voix bien aimées ! vous qui m’avez dit jusqu’à présent tout ce que j’avais à faire ! ne m’abandonnez pas, aidez-moi ! Parlez ! parlez ! Tout s’obscurcit en moi et au tour de moi... Orléans, tu as vu ma victoire ! Reims, tu as vu mon triomphe ! Paris, dois-je te prendre ou fuir ? Paris, Paris, que me gardes-tu ?

L’ombre s’est tout à coup répandue autour de Jeanne, et de cette obscurité subite jaillit une figure lumineuse, vêtue de blanc, couronnée de tours.

L’ANGE DE PARIS.

On ne prend pas Paris ! on attend qu’il se rende !
– Et pourtant, suis ta route, il t’en faut parcourir
La plus rude moitié, mais non pas la moins grande.
Tu triomphas. Reste à mourir !

Tu reconquis au roi son royaume de France
Par la victoire heureuse et les succès hardis.
Conquiers-toi maintenant, ma sœur, par la souffrance,
Le royaume du paradis !

Marche, par le chemin sanglant et solitaire,
Marche à cet autre sacre, à ton sacre éternel !
Marche sans peur ! Les fleurs vous couronnent sur terre
Et les épines dans le ciel !

L’apparition s’évanouit.

JEANNE, seule.

Souffrir ! mourir ! je suis bien jeune et bien faible, n’importe ! votre servante est prête, ô mon Dieu !

 

 

Scène V

 

JEANNE, LAHIRE, D’AULON, JACQUE

 

LAHIRE.

Jeanne ! vous aviez raison. Montmorency vient d’arriver. Tous les nôtres ont le pied à l’étrier. Notre troupe est rangée à quarante pas du bastion de la porte Saint-Honoré. Nous vous attendons, Jeanne !

JACQUE.

Jeannette, moi aussi je l’attends !

JEANNE, sans oser le regarder.

D’Aulon, armez-moi...

Tandis que d’Aulon lui ceint l’épée.

Cher père ! Dieu ne veut pas me donner congé. Il faut que vous vous en retourniez seul, cher père. Embrassez pour moi tous ceux qui m’aiment. Vous tous qui m’aimez, priez pour moi ! Adieu.

JACQUE, sanglotant.

Adieu, Jeanne !

JEANNE.

D’Aulon, mon étendard ? J’aime mon épée, mais j’aime mon étendard quarante fois mieux. Et maintenant, amis, pour la France et pour le roi, en avant !

Tous sortent.

Le théâtre change et représente les murs de Paris à la Porte Saint-Honoré. Mêlée. Combats corps à corps.

 

 

Scène VI

 

JEANNE, THIBAULT, ROBERT, LAHIRE, D’AULON, SOLDATS ANGLAIS et FRANÇAIS

 

JEANNE, entrant.

À moi, Lahire ! Vous savez ? là, où je suis sont toujours les plus beaux coups d’épée.

Elle renverse un archer anglais.

Sauve-toi ! Jeanne ne tue pas !

THIBAULT, criant.

Robert Blondel, à nous deux !

Ils se battent.

ROBERT.

À toi, Thibault !

Il lui porte un coup terrible. On entend un cri. Jeanne se précipite entre les deux combattants et reçoit le coup. Thibault, Lahire et d’Aulon la relèvent.

THIBAULT.

Jeanne blessée ! blessée par toi ! sois maudit !

ROBERT.

Blessée pour toi ! haine à mort !

Il s’éloigne menaçant.

LAHIRE.

Trêve ! trêve ! sauvons Jeanne. Nous prendrons Paris un autre jour !

On place Jeanne sur un brancard.

JEANNE.

« On ne prend pas Paris ! On attend qu’il se rende ! »

Faites lever le siège, Lahire !– Et cependant, le roi Charles VII entrera avant peu dans Paris en triomphe.

LAHIRE.

Oui, et, comme votre blessure n’est rien, Jeanne, vous assisterez à ce triomphe du haut du balcon royal.

JEANNE, les yeux au ciel.

Non ! de plus haut, Lahire, de plus haut !

On emporte Jeanne.

Le théâtre change et représente la place du Parvis Notre-Dame. Étendards, banderoles et festons. Toutes les maisons tendues de tapisseries. Foule immense encombrant les abords. À gauche, un trône à dais fleurdelisé.

 

 

Scène VII

 

UN HÉRAULT, puis, CHARLES VII, JACQUE, HOMMES D’ARMES, PEUPLE, etc.

 

UN HÉRAULT à cheval.

Bonnes gens de Paris ! Notre sire le roi Charles VII est à Notre-Dame, remerciant Dieu de sa rentrée dans sa fidèle capitale. Il va venir assister sur cette place à la figuration de ses épousailles avec la Ville de Paris. Noël au roi et vive France !

Le Hérault va répéter plus loin sa proclamation.

LE PEUPLE.

Noël ! Noël !

Le défilé du cortège royal. Paraît le Roi à cheval.

JACQUE, s’élançant vers le Roi.

Sire ! grâce et justice ! Voilà tantôt six ans que ma bien-aimée fille Jeanne d’Arc a été brûlée à Rouen par les Anglais comme hérétique et sorcière. Sire, ordonnez que sa pauvre mémoire soit au moins réhabilitée. Faites quelque chose pour l’enfant qui vous a rendu votre royaume, sire !

LE ROI.

Je te fais noble !

Il descend de cheval et monte sur le trône.

Ballet.

Les cités de France, représentées par des femmes blasonnées aux armes des villes, exécutent divers pas et contenances. Un roi de théâtre donne la main à la Ville de Paris et lui passe au doigt son anneau.

 

 

ACTE III

 

RENAISSANCE - 1572.

 

L’atelier de Jean Goujon.

 

 

Scène première

 

RENÉ, entrant avec précaution par un panneau caché dans la boiserie, puis CATHERINE DE MÉDICIS et OLIVIER D’HERMINGE

 

RENÉ (accent italien très prononcé), regardant autour de lui.

Personne ! j’en étais sûr.

Revenant au panneau.

La reine Jeanne d’Albret n’y est pas encore.

CATHERINE, entrant.

Alors la reine Catherine de Médicis peut entrer.

Mouvement de René.

Oh ! j’aime à voir tout par moi-même ! Venez un peu, monsieur d’Herminge, pousser une reconnaissance sur le territoire de votre ennemi...

OLIVIER.

De l’ennemi de Votre Majesté. C’est là pour Jean Goujon le grand malheur et le vrai péril.

CATHERINE.

Mais, René, il n’est donc pas chez lui, le statuaire parpaillot ?

RENÉ.

Il y a une heure, deux de ses frères en art et en religion, Ramus le savant et Goudimel le musicien, lui ont amené ce poète italien venu en France avec monsieur le cardinal d’Este, et qui s’appelle, je crois, il Tasso. Jean Goujon est là, dans la cour, en train de leur montrer ses sculptures.

CATHERINE.

À merveille ! – Tu ne m’as pas trompée, René. Grâce à cette communication ignorée de ton célèbre voisin, ton laboratoire entend et voit tout dans son atelier. Tu n’es pas seulement, René, un parfumeur habile et un physicien... dévoué ; tu es encore un observateur de premier ordre.

Elle va et vient furetant.

RENÉ.

L’humble apprenti et le docile instrument de Votre Majesté... D’ailleurs, je garde aussi, moi, à ce Jean Goujon une dent assez venimeuse.

OLIVIER.

Ah ! serait-il en retard de ses loyers ?

RENÉ.

Il me paye, mais il me méprise. Il fait fi de mes talents, l’imbécile !

OLIVIER.

L’imprudent !

RENÉ, avec satisfaction.

Oui, vous avez traversé ma petite pharmacie. Cet élixir, dont la reine vient de prendre une fiole, je n’aurais qu’à en laisser tomber une seule goutte sur les gants ou sur la collerette de ce dédaigneux locataire...

CATHERINE, se retournant.

Per Dio santo !

RENÉ.

Oïmé ! je respecte trop Votre Majesté pour oser empiéter sur ses privilèges !

CATHERINE.

René !... je conçois que cela t’amuse, poveretto, de jouer avec la vie et la mort des illustres et des puissants. Mais si jamais tu t’y risquais sans ma permission et pour ton compte !...

RENÉ.

Capisco, capisco.

CATHERINE.

Guette. – Comte d’Herminge, je me résume : il y a entre vous et Jean Goujon, m’a-t-on dit, une haine...

RENÉ.

Héréditaire.

CATHERINE.

Bien ! Sur le premier prétexte, vous allez donc tout à l’heure chercher querelle à Jean Goujon, le forcer à se battre et nous débarrasser, – loyalement, si vous voulez, – de ce tailleur de marbre.

OLIVIER.

C’est dit, c’est fait, madame.

CATHERINE.

Ah ! vous êtes un bon catholique, vous, et le sujet fidèle du roi Charles IX, mon fils ! Vous détestez ces luthériens rebelles. Je les tenais, monsieur d’Herminge, je les tenais tous !

OLIVIER.

Eh bien ?

CATHERINE.

Eh bien ! j’ignore quel hasard ou quelle perfidie a livré, ce matin même, à Jeanne d’Albret mon secret, un secret terrible d’où dépend notre salut à tous. Par bonheur, on a aussi ses moyens ! Et, à nous deux, comte, nous étoufferons ici même ce secret incendiaire.

OLIVIER.

Pardon ! madame, il ne sera pas anéanti avec Jean Goujon, si la reine de Navarre...

CATHERINE.

Ah ! je garde pour moi l’autre duel, de reine à reine, de femme à femme. Jeanne est brave, mais je suis adroite. Et puis, elle est déjà un peu souffrante, la pauvre Béarnaise, depuis un mois que nous l’avons fait venir à Paris pour les noces de son fils... Bref, quand je vous dis que le secret mourra ici tout entier !

RENÉ.

Madame ! Jean Goujon rentre avec ses visiteurs.

CATHERINE.

Comte, dans une demi-heure, revenez ici par cette porte ouverte. Moi je veille à cette issue cachée. Allez, mon soldat.

À René.

Suis-moi, mon chimiste.

Olivier sort par la porte du fond ; Catherine et René sortent par le panneau secret, qui se referme sur eux.

 

 

Scène II

 

JEAN GOUJON, RAMUS, GOUDIMEL, LE TASSE

 

LE TASSE.

Maître Jean Goujon, votre statue de la France sera sublime et tout à fait digne de vos belles sculptures du Louvre et de la fontaine des Innocents.

JEAN GOUJON.

Qu’elle ne soit pas absolument indigne de vos rêves, poète !

LE TASSE.

Moi, les chers fantômes de chevalerie et d’amour de ma Jérusalem délivrée, je les évoque du passé et de la mort ; qui vous donne à vous les secrets de la vie et de l’avenir ?

JEAN GOUJON.

Je m’inspire des deux amis que voilà : Ramus, qui a renouvelé la philosophie ; Goudimel, qui a trouvé la mélodie.

GOUDIMEL.

Oh ! c’est encore l’Italie qui est, en art, la lumière de la France. Toute ma gloire sera d’avoir indiqué la route à votre Palestrina.

RAMUS.

Et toute la mienne, d’avoir suivi les traces de votre Colomb et de votre Savonarole.

LE TASSE, avec une forte d’effroi.

Des hommes hardis ! trop hardis ! Ah ! vous trois qui comptez parmi les plus grands esprits de ce temps, pourquoi faut-il que vous soyez aussi des hérétiques !

RAMUS, gravement.

Qui sait ? Peut-être pour devenir des martyrs !

LE TASSE.

Je vous en prie ! ne parlons que de ce qui nous rapproche, de Platon ou d’Homère ! Le doute pour moi serait la folie !

 

 

Scène III

 

JEAN GOUJON, RAMUS, GOUDIMEL, LE TASSE, HENRI DE BÉARN

 

HENRI.

Qui parle de folie ici ? j’arrive à propos ! Ce ne saurait être pourtant le vénérable Ramus, ni vous non plus, Goudimel !

JEAN GOUJON.

Monseigneur, c’est le gentil poète italien le Tasse. Mon hôte, saluez le prince Henri de Navarre, mon maître.

HENRI.

C’est moi qui salue le Virgile chrétien. Mais, ne m’appelle pas ton maître, Jean Goujon, appelle-moi ton frère. Il l’est, en réalité, monsieur ; il est mon frère de sang blanc, comme on dit dans le Béarn ; il est mon frère de lait.

LE TASSE.

La mère de Jean Goujon a été la nourrice de Votre Altesse ?

HENRI.

Non pas ! La mère de mon altesse a été la nourrice de Jean Goujon. – Cela vous étonne ? Mon grand-père, à ma naissance, m’avait fait avaler un grand coup de vin de Jurançon, et il paraît que ce vin me faisait trouver le lait un peu fade ; si bien que je ne tétais pas comme il faut, et que ma vaillante mère était malade de force surabondante. Un jour, elle apprit qu’une pauvre femme, qui traversait nos montagnes, venait de mourir, laissant un petit enfant à la mamelle. La reine envoya chercher le marmot, l’embrassa, lui dit : « C’est Dieu, pauvre petit, qui t’en voie à moi pour que nous nous sauvions l’un par l’autre. » Et elle se fit bravement sa nourrice, et l’enfant du peuple et le fils du prince burent comme deux jumeaux la vie au même sein royal, et voilà comment il y a entre Jean Goujon et moi la plus douce des fraternités, la fraternité du berceau.

JEAN GOUJON.

Mon cher sire, vous avez toujours tout partagé, tout donné.

HENRI.

Qu’est-ce que j’ai donné ? Mon amitié à toi, ma bonne humeur à ceux qui soutirent, à mon pays ma vie ? Ce tout là ne vaut pas grand’chose ! Mais, je ne suis qu’un pauvre cadet de Gascogne, et je troquerais parfois volontiers ma royauté montagnarde contre un plat de lentilles, comme feu Esaü.

GOUDIMEL.

Ésaü ne fut-il pas bien imprévoyant, monseigneur ?

HENRI.

Bah ! il avait l’appétit généreux ! C’était un fort chasseur ! Jacob n’était qu’un Juif !

RAMUS.

Votre Altesse ne doit pas oublier que tout un grand parti fonde en elle son espérance.

HENRI.

Maître Ramus, laissons faire Dieu. La reine Catherine, ma future belle-mère, prétend lui forcer la main ; mais Jeanne d’Albret, ma mère, m’a appris à respecter ses desseins. On me dit de prendre garde à toutes sortes d’embûches, je n’en vais pas moins mon chemin... à la grâce. M’est avis qu’il faut d’abord rire à la fortune pour qu’elle vous rie, et aimer les gens pour qu’ils vous aiment. Cela m’est aisé, et, en attendant du retour, je me tiens content du seul plaisir d’aimer ce bon peuple de France, et surtout ces braves Parisiens...

JEAN GOUJON.

Et encore mieux ces jolies Parisiennes !

HENRI.

Oh ! le félon ! Je t’apportais deux bonnes nouvelles, mais, pour te punir, je ne te les dirai pas.

GOUDIMEL.

Si fait, monseigneur ! et nous allons prendre congé de Votre Altesse, pour lui laisser le loisir d’être clémente.

HENRI.

Salut, messieurs ! Je n’aurai pas perdu cette après-midi, où j’ai rencontré à la fois trois muses : Poésie, Philosophie et Musique.

Sortent Ramus, Goudimel et le Tasse.

 

 

Scène IV

 

JEAN GOUJON, HENRI

 

HENRI.

Ami, ma mère me rejoindra ici dès qu’il fera nuit : voilà ma première nouvelle.

JEAN GOUJON.

Ma souveraine adorée chez moi ! qu’est-ce qui me vaut un tel honneur, un tel bonheur ?

HENRI.

Pour cela, je l’ignore. La reine se défie, – elle a bien raison ! – de mon humeur légère et de ma parole éventée, et il paraît qu’il s’agit de choses sérieuses et mystérieuses. Tu es prié d’écarter toute visite.

JEAN GOUJON.

Ce sera fait.

HENRI.

Quant à mon autre nouvelle, – tu ne te plaindras plus d’être seul au monde ! – ma mère, en devisant hier avec le sieur de Bourdeille, a par hasard appris de lui qu’un jeune gentilhomme de la cour tient de ses aïeux un collier d’or et une légende en tout semblables à la légende et au collier que t’a transmis ta mère.

JEAN GOUJON.

Est-ce possible ? Et le nom de ce gentilhomme ?

HENRI.

Le comte Olivier d’Herminge.

JEAN GOUJON.

Un d’Herminge ! Mais il est d’une branche des Armagnac ; et, parmi les papiers trouvés dans mon berceau, le testament de mon père me signale une longue et cruelle inimitié entre cette famille et la mienne.

HENRI.

Preuve, par le contraire, d’anciens liens rompus que vous renouerez.

JEAN GOUJON.

Ah ! monseigneur, que j’ai besoin de vous croire ! que j’ai besoin d’une amitié de ma taille et de mon âge ! Mais comment m’assurer que monsieur d’Herminge possède cette chaîne ? comment le préparer a me reconnaître ? comment me rapprocher de lui ?

 

 

Scène V

 

JEAN GOUJON, HENRI, OLIVIER

 

OLIVIER, du seuil.

Maître Jean Goujon, le statuaire ?

HENRI, surpris.

Ami, monsieur s’appelle Olivier d’Herminge.

JEAN GOUJON.

Ô Providence !

OLIVIER.

Le prince de Béarn ici !

HENRI.

Ce n’est pas la première fois, monsieur, qu’on me voit chez Jean Goujon, mon ami.

OLIVIER, à part.

Après tout, sa présence n’empêche rien ; au contraire.

JEAN GOUJON, à part, regardant Olivier.

Voilà donc l’homme que je dois chérir !

OLIVIER, à part, regardant Jean Goujon.

C’est donc là celui que je dois frapper !

JEAN GOUJON, avec empressement.

Quelle bonne fortune vous amène chez moi, monsieur le comte ?

OLIVIER, avec impertinence.

Une bonne fortune, en effet, maître ! Il y a chez le baigneur Zoppi une jolie fille, appelée Stéphanette, qui vous sert parfois de modèle. Je viens simplement vous avertir que cela me déplaît.

HENRI.

Eh ! mais, comte, je vous croyais amoureux de la belle Diane de Gondi.

JEAN GOUJON, souriant.

N’importe ! – Stéphanette, monsieur le comte, n’existera plus désormais pour moi.

OLIVIER, étonné.

Ah ! – Autre chose. Vous avez pris, me dit-on, le parti obstiné de ne travailler que pour les édifices publics ou pour vos coreligionnaires. J’aurais cependant, moi, catholique fervent, à vous commander une Vénus pour le vestibule de mon hôtel.

JEAN GOUJON.

Disposez toujours à votre gré, monsieur, de mon temps et de mon art.

OLIVIER, de plus en plus surpris.

Ah ! – À la bonne heure ! – Fixez votre prix vous-même.

JEAN GOUJON.

La joie de vous servir, rien de plus.

OLIVIER.

Raillez-vous ? Fixez votre prix, vous dis-je !

JEAN GOUJON.

Eh bien ! si vous aviez en votre possession quelque bijou curieux, quelque joyau ancien ?...

OLIVIER.

Mais non ; c’est en argent que je prétends vous payer, monsieur. Tenez, il y a dans cette bourse deux cents écus d’or. La somme vous suffit-elle ?

HENRI, bas à Jeun Goujon, en riant.

Ce seigneur est mal commode à l’amitié !

JEAN GOUJON.

Laissez-moi faire. – Monsieur le comte, mes élèves ont laissé leurs dés sur cette table ; vous plaît-il jouer aux dés ma Vénus ?

OLIVIER, après un instant de réflexion.

Soit ! – La statue contre la bourse.

Jetant les dés.

Sept.

JEAN GOUJON, jetant les dés.

Dix.

OLIVIER.

Je double. Cet anneau pour gage. – Quatre.

JEAN GOUJON.

Six.

OLIVIER.

Ce poignard représente huit cents écus d’or. Six.

Regardant les dés de Jean Goujon.

Ah ! je perds encore ! Votre statue me ruinera monsieur !

Cherchant sur lui.

Je n’ai plus de gage.

Prenant le collier d’or dans sa poitrine et le posant sur la table.

Ah ! ce collier.

JEAN GOUJON, regardant le collier avec émotion.

Ce collier ! Reprenez votre anneau et votre poignard. Ce collier seul vaudra les quarante mille livres.

OLIVIER.

Une fortune presque !

Jetant les dés.

Onze.

HENRI, regardant les dés qu’a jetés Jean Goujon.

Douze.

OLIVIER, furieux, renversant les cornets.

Assez ! – Savez-vous, maître, que vous avez un bonheur insolent ?

HENRI, irrité.

Mais pas plus insolent que votre malheur, comte !

JEAN GOUJON.

Pardon, prince ! ceci ne regarde que le comte et moi.

HENRI.

Oublies-tu, ami, que tout duel entre vous est impossible ?

JEAN GOUJON, d’un ton expressif.

Oubliez-vous, monseigneur, que je me puis prouver aussi bon gentilhomme que lui ?

OLIVIER.

Hé ! je ne demande de preuves qu’à votre épée.

JEAN GOUJON.

Ah ! monsieur !

 

 

Scène VI

 

JEAN GOUJON, HENRI, OLIVIER, JEANNE D’ALBRET, JACQUES BONHOMME

 

JEANNE D’ALBRET.

On se querelle !

OLIVIER.

La reine de Navarre !

JEANNE D’ALBRET.

Jean Goujon, je vous avais fait prier d’être seul.

OLIVIER, s’inclinant.

Je me retire devant Votre Majesté.

À Goujon.

Nous avons, monsieur, contracté vis-à-vis l’un de l’autre une dette importante. Je reviendrai bientôt réclamer la vôtre, en acquittant la mienne.

JEAN GOUJON.

Soyez aussi tranquille que je le suis, monsieur, ayant ce collier pour gage.

Olivier salue et sort.

 

 

Scène VII

 

JEAN GOUJON, HENRI, JEANNE D’ALBRET, JACQUES BONHOMME

 

JEANNE D’ALBRET.

Qu’est-ce donc ?

JEAN GOUJON.

Une affaire qui ne peut avoir qu’une issue heureuse. Ne pensons qu’à ce qui amène Votre Majesté.

JEANNE D’ALBRET, embrassant passionnément Henri.

Ah ! mon bien-aimé ! il s’agit de ton existence, de l’existence de tous les nôtres. Mais vous pouvez, n’est-ce pas, Jean, voir à toute heure l’amiral, sans éveiller de soupçons ? Vous aurez à le prévenir tout de suite. Reste, mon Henri.

Montrant Jacques.

Cet honnête homme-là aussi peut rester. C’est lui, mes amis, qui aura épargné à la France le plus affreux désastre.

JACQUES.

Oh ! Votre Majesté me fait tout confus.

JEANNE D’ALBRET.

Parlez. Dites-leur comment vous avez su... Parlez.

JACQUES.

Mon Dieu ! moi, je suis un simple artisan de serrurerie. Ce matin, mon maître m’avait conduit au Louvre pour réparer le jeu d’un panneau mobile. Je repassais tranquillement mon cisoir, on s est mis à causer bas dans la chambre d’à côté. C’était la reine-mère avec un seigneur, qu’elle appelait Gondi. Ils parlaient en italien. Mais il se trouve que j’ai retenu l’italien, de mon père, qui avait fait, comme vivandier, toutes les campagnes du roi François. J’entendais donc, sans le vouloir ; et puis après, j’aurais voulu ne pas entendre. Je ne compte pas plus, c’est certain, que la muraille où je travaillais. Mais enfin, je ne pouvais pas empêcher mon intelligence de comprendre, et mon corps de frémir, et l’âme qui est dedans de se révolter. Je ne me mêle pas de vos disputes de religion, moi ; je n’en ai pas les facultés ; mais je suis chrétien, je suis homme, et, quand il s’agissait de laisser mourir tant d’hommes, j’ai eu peur, j’ai perdu la tête, je me suis sauvé, j’ai rencontré dans la galerie madame la reine de Navarre que voilà, et je lui ai avoué ce que j’avais entendu. Je prie tout le monde de m’excuser.

JEAN GOUJON.

Et qu’aviez-vous entendu ?

JEANNE D’ALBRET.

Cela, c’est à moi de vous le dire...

 

 

Scène VIII

 

JEAN GOUJON, HENRI, JEANNE D’ALBRET, JACQUES BONHOMME, CATHERINE, RENÉ, paraissant à la porte cachée

 

CATHERINE, d’une voix haute.

Vous ne le direz cependant pas, ma sœur !

JEANNE D’ALBRET.

Catherine !

CATHERINE.

Oui, Catherine, qui veille, qui vous a suivie, épiée, si vous aimez mieux, et qui vient devancer vos accusations et les détruire. Jeanne, il faut que vous m’écoutiez, que vous m’écoutiez seule ! Il le faut !

JEANNE D’ALBRET.

J’admire votre audace ! mais elle ne me fera pas reculer ! Qu’on nous laisse.

CATHERINE, désignant Jacques Bonhomme.

Et, en attendant, cet homme se taira ?

JACQUES.

Oh ! j’ai déjà assez parlé comme çà !

CATHERINE.

Ne le quitte pas, René !

HENRI, à Jeanne.

Ma mère ! n’êtes-vous pas bien affaiblie ?

JEANNE D’ALBRET.

Embrasse-moi ! me voilà forte !

Sortent Henri, Jean Goujon, Jacques Bonhomme et René.

 

 

Scène IX

 

CATHERINE DE MÉDICIS, JEANNE D’ALBRET

 

JEANNE D’ALBRET.

Voyons un peu si vous allez pâlir ? Ce matin, vous parliez à monsieur de Gondi, et vous disiez : « Le projet de mariage de Henri de Béarn avec ma fille Marguerite ? Amorce pour attirer à Paris Coligny, Condé, tous les chefs des huguenots ! Les voici à cette heure tombés au piège. Dans huit jours, les noces. Dans douze, la nuit du dimanche de la Saint-Barthélemy, le massacre. »

CATHERINE.

Est-ce que j’ai pâli ?

IEANNE D’ALBRET.

Ainsi, vous niez ?

CATHERINE.

Tout ! Où sont vos preuves ? Ce témoin ! ce malheureux ! Un agent de l’Espagne ! Fi ! ma sœur ! Sur la parole d’un inconnu, soupçonner une parente d’un crime ! Accepter des mains de l’étranger la torche de la guerre civile !... Mais je ne veux pas vous gronder ! je vous sais souffrante. Vous avez un peu de fièvre et de délire. Réfléchissez, revenez à la raison, et oublions, vous et moi, ce mauvais rêve.

JEANNE D’ALBRET.

Eh ! madame, plus vous niez, plus je crois, et plus vous vous cachez, plus je frémis ! Car ce sont justement là vos armes, les mensonges ! c’est là votre force, la ruse ! c’est là votre bouclier, la nuit ! Mais moi, mon cœur m’éclaire et Dieu me guide. Je suis sûre de ce que je dis, je sais ce que je dois faire.

CATHERINE.

Et que devez-vous faire ?

JEANNE D’ALBRET.

Oh ! d’abord, je contremande ces odieuses noces dont les livrées seraient vermeilles. Et puis, Coligny et les nôtres, avertis par mes soins dès ce soir, sortent de Paris dès demain.

CATHERINE.

Mais c’est insensé ! mais c’est impossible ! Que vous a fait mon fils pour le diffamer ?

JEANNE D’ALBRET.

Que vous a fait le mien pour le tuer ?

CATHERINE.

Alors, c’est la guerre ! Pesez la chose à deux fois, ma mie, avant de nous la déclarer ! Songez-y ! la Navarre contre la France, la huguenoterie contre la catholicité, cette main de femme contre de tels colosses !...

JEANNE D’ALBRET.

Non pas ! dites : la probité contre l’astuce ! dites : le courage contre la perfidie ! Eh bien ! oui, dans ces termes-là, le jour accepte le défi des ténèbres ! l’honneur accepte le défi de la trahison ! Et je vous attends, et je vous brave ! Vous avez pour vous ma faiblesse, mais j’ai pour moi ma loyauté. Ceci est la main d’une femme ? soit ! mais, tenez, ceci est le gant d’un homme !

Elle jette son gant aux pieds de Catherine.

CATHERINE, à part, tirant à demi une fiole de sa poitrine.

Ah ! elle le veut !

Haut, doucereuse, regardant le gant.

Ce gant ! – ma sœur, en sommes-nous là, saints anges ! – Ce gant que vous me jetez, je le ramasse, mais pour le rendre à genoux. Jeanne, reprenez-le, écoutez-moi, apaisez-vous !

JEANNE D’ALBRET, se détournant.

Non ! non ! non ! tout est rompu !

CATHERINE, à part, versant du poison dans le gant.

Tu le reprendras ! –

Haut, suppliant et rampant.

Voyons, Jeanne, c’est donc la vérité implacable qu’il vous faut ? Eh bien ! triomphez de ma honte, oui, – j’en conviens, j’en frissonne ! – l’abominable pensée du crime avait un instant traversé mon esprit...

JEANNE D’ALBRET.

Elle avoue !

CATHERINE.

Oui, mais, – vous pouvez me croire à présent, – votre fière indignation m’a rendue à moi-même. Pourtant, prenez vos précautions, quittez Paris, prévenez vos amis, déshonorez-moi, c’est juste ! Seulement, pardonnez-moi. La paix ! Reprenez ce gant ! Jeanne, comprenez-moi, vous êtes mère, je voulais sauver mes fils.

JEANNE D’ALBRET.

Vos fils ? L’aîné règne ; les deux autres sont pleins de jeunesse et de force. Qui donc les menace ?

CATHERINE, baissant la voix.

Qui ? les astres ! Tous les horoscopes, Jeanne, annoncent que mes trois fils mourront sans postérité, et que le vôtre succédera au dernier des Valois assassiné. Qu’est-ce que vous voulez ? cette menace de l’inconnu m’avait rendue folle, folle furieuse !

JEANNE D’ALBRET, ébranlée.

Ah ! si vous me trompez encore !...

CATHERINE.

Non ! regardez-moi, je me repens, je m’accuse, je me livre ! Grâce, oubli, concorde ! Reprenez ce gant fatal ! reprenez-le !

JEANNE D’ALBRET, reprenant son gant des mains de Catherine.

Eh bien ! soit ! – Et, vous, reprenez votre fatal secret...

CATHERINE.

Ah ! merci.

JEANNE D’ALBRET.

Si vous me trompez encore, ce sera désormais affaire entre la Providence et vous.

Remettant son gant.

Je ne suis pas superstitieuse, moi ; mais je suis religieuse. Vous parlez d’horoscope ? Le mien porte que ce Paris où j’ai grandi et que j’aime sera mortel à ma cause et à ma vie...

CATHERINE, couvant des yeux Jeanne, tandis qu’elle remet son gant.

En vérité ?

JEANNE D’ALBRET.

Je n’en obéis pas moins à ma conscience, vous voyez. Parce que je compte pour rien la défaite ou même la mort, parce que la justice et la vérité sont au bout de tout, parce que les éclipses mentent toujours, les soleils jamais.

Elle a remis tout à fait son gant.

CATHERINE, changeant de ton.

Sans doute, sans doute. Ainsi, Jeanne, ma terrible confidence s’éteint entre nous ?

JEANNE D’ALBRET.

Oui, mais votre horrible projet !... Oh ! c’est singulier ! quel froid me pénètre !... votre horrible projet tombe sans suite possible.

CATHERINE.

En ce qui dépend de moi, je vous le jure !

JEANNE D’ALBRET, s’affaiblissant et tombant sur un fauteuil.

Comment ? je ne vous comprends pas !... Mais pourquoi donc suis-je ainsi glacée ?... Je n’ai pas compris. Vous disiez ?...

CATHERINE, se redressant à mesure.

Je dis que je vous réponds de moi, mais enfin de moi seule. Je dis qu’on ne peut pas toujours arrêter la flèche une fois lancée. Je dis que le roi et monsieur de Guise ont plus de raisons que moi d’en finir avec vos huguenots.

JEANNE D’ALBRET, chancelante.

Ah ! malheureuse !

CATHERINE.

Eh bien ! qu’avez-vous ?

JEANNE D’ALBRET, se débattant contre la mort.

Ah ! ce gant ! – ah ! le cœur ! – à moi !

CATHERINE.

C’est donc votre tour de trembler et de défaillir, ma mie !

Jeanne tombe évanouie.

 

 

Scène X

 

CATHERINE DE MÉDICIS, JEANNE D’ALBRET, HENRI, JEAN GOUJON, accourant

 

HENRI.

Ma mère ! – Oh ! que signifie cela, madame ?

CATHERINE.

Je ne sais. La reine s’était un peu animée ; une crise de son mal sans doute ?

HENRI.

Du secours ! au Louvre !

JEAN GOUJON, courant à la porte.

La litière !

HENRI.

Ramenons-la vite au Louvre !

JEAN GOUJON.

Attendez ! la reine va parler.

Jeanne rouvre les yeux, étend la main vers Catherine, fait des efforts effrayants pour parler ; mais sa voix expire en sons inarticulés. Elle retombe. Henri et Jean Goujon l’emportent.

CATHERINE, triomphante.

Elle ne parlera plus !

Elle sort par le panneau secret.

 

 

Scène XI

 

JACQUES BONHOMME, RENÉ, SERGENTS D’ARMES

 

JACQUES BONHOMME, sortant de la porte à gauche.

Mais je parlerai, moi ! Dans une heure, monsieur de Coligny saura tout.

RENÉ, l’arrêtant au passage.

Tu crois ?

Quatre sergents d’armes entrés par la porte du fond saisissent Jacques Bonhomme le bâillonnent.

JACQUES, se débattant.

Ah !

RENÉ, aux sergents.

Profitez de la nuit pour rapporter jusqu’à son logis ce pauvre homme, et, comme il a des chagrins, vous le pendrez... je veux dire, il se pendra aux barreaux de sa croisée. Pourquoi aussi, cher manant, t’a vises-tu de te mêler des affaires des rois ?

Le théâtre change et représente la Grève devant le Louvre, pendant la nuit de la Saint-Barthélémy. Le cours de la Seine éclairé par la lune. Les fenêtres du Louvre toutes resplendissantes de lumière. La cloche d’argent sonne encore au loin quelques faibles tintements ; à ce bruit près, silence absolu.

 

 

Scène XII

 

DEUX HOMMES sont étendus à terre, entre JEAN GOUJON, éperdu, puis CATHERINE DE MÉDICIS, OLIVIER D’HERMINGE, RENÉ, SEIGNEURS

 

JEAN GOUJON.

Oh ! ce massacre ! cette nuit d’horreur ! et à présent ce silence ! Oh ! tout cela, est-ce que c’est bien réel ?

Un des deux hommes étendus se soulève : c’est Goudimel.

GOUDIMEL.

Jean Goujon !

JEAN GOUJON.

Goudimel ! blessé !

GOUDIMEL.

Mourant ! Et là, regarde...

Lui désignant l’autre corps.

Notre maître, notre ami !

JEAN GOUJON.

Pierre Ramus ! mort !

GOUDIMEL.

Fuis ! fuis ! Que viens-tu faire au Louvre ?

JEAN GOUJON.

Je viens m’y faire tuer aux pieds de ma statue de la France !

GOUDIMEL.

Adieu !

Il expire.

JEAN GOUJON.

Mort aussi ! Goudimel ! Ramus ! Ah ! ils ont décapité la patrie !

Catherine de Médicis paraît avec Olivier d’Herminge, René et quelques seigneurs au balcon du Louvre.

Catherine ! Ah ! qu’ils me tuent donc à mon tour ! Vive Luther !

CATHERINE.

D’où vient cette voix insolente ?

JEAN GOUJON.

Vive Navarre !

OLIVIER.

Eh ! mais, n’est-ce pas Jean Goujon ?

CATHERINE.

Tue, René ! tue !

RENÉ.

À toi, parpaillot !

Il tire un coup d’arquebuse. Jean Goujon est atteint et tombe.

JEAN GOUJON.

Olivier d’Herminge ! Viens reprendre ton collier, Caïn !

OLIVIER.

Que dit-il ? – Ah ! ce dernier meurtre, pourquoi me fait-il frissonner ?

Il rentre dans le Louvre.

CATHERINE, aux seigneurs.

Qu’est-ce que c’est ? On dirait que vous frissonnez tous comme lui ! Rentrez, messieurs, puisque vous avez peur comme des enfants dans l’obscurité.

Tous se retirent en silence, excepté Catherine.

Les faibles cœurs ! Tout est fini ! la nuit est calme, le fleuve tranquille... à sa surface ! Moi-même je ne vois rien de ce qu’il charrie, rien !

Tout à coup, des eaux du fleuve sortent, s’élèvent et s’accumulent de longues files de fantômes menaçants, montrant leurs plaies sanglantes ou étendant la main vers Catherine. Elle pousse un cri terrible.

Ah ! à moi ! ah ! je ne peux pas m’en aller ! je ne peux pas ! Allons donc, Catherine ! romps ce charme !

Avec un rire strident.

Oh ! je ne t’aurais jamais crue capable d’avoir peur de ton crime !

Elle finit par s’arracher d’un effort violent au balcon et rentre dans le Louvre. Les spectres disparaissent.

JEAN GOUJON, se soulevant à demi.

Ô ma chère statue ! je ne pourrai pas même me traîner jusqu’à toi !

La statue de la France apparaît à quelques pas, venant lentement à lui.

Douce vision ! c’est elle qui vient à moi, c’est elle ! Ô ma France ! je te rêvais si belle ! Mais tous les nôtres massacrés, mon pauvre cher Henri avec eux sans doute, – c’est à désespérer de toi, France !

LA STATUE DE LA FRANCE.

Vivant, tu blasphèmes ! mourant, regarde !

Du doigt elle lui montre se détachant sur le fond noir du ciel, la vision lumineuse de l’Entrée de Henri IV à Paris. Le choral de Luther se fait entendre.

JEAN GOUJON.

Henri rentrant vainqueur et couronné à Paris !... Je crois en Dieu le Père tout puissant !

Il meurt.

 

 

ACTE IV

 

LOUIS XIV.

 

Au Palais-Royal.

 

 

Scène première

 

LAUZUN, DANGEAU, COURTISANS, entrant et causant

 

DANGEAU.

Messieurs, la montre du marquis de Dangeau ne se permettrait pas d’être en retard sur Sa Majesté !... Dans cinq minutes, le roi sera au Palais-Royal de retour de Versailles.

LAUZUN.

Et nous saurons quoique chose de ce ballet du Triomphe d’Apollon, que Sa Majesté donne demain à la cour dans l’Orangerie des Tuileries,

DANGEAU.

Grave affaire pour vous, Lauzun !

LAUZUN, pensif.

Oui ; car si je suis de ce divertissement...

DANGEAU.

C’est que Louis XIV veut bien devenir votre cousin ; c’est qu’il consent à votre mariage avec Mademoiselle, qui a demandé avant-hier votre main.

LAUZUN.

Ne connaît-on rien du moins des personnages ?

DANGEAU.

Il y a naturellement Apollon, que représentera naturellement le Roi ; il y a un certain Icare... un original de l’antiquité, n’est-ce pas ?

LAUZUN, inquiet.

Oui, qui voulut s’élever dans les airs, et dont le soleil fit fondre les ailes. Ah ! il y a Icare ?

DANGEAU.

Et puis les Muses, et puis les Grâces. Autre grande question : Madame de Montespan sera-t-elle une des Grâces ?

Entre Molière.

LAUZUN.

Ah ! tenez, marquis, voilà Molière qui peut vous le dire.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, MOLIÈRE, puis LA ROQUETTE

 

MOLIÈRE.

Oh ! excusez-moi, messieurs, je dois garder le secret de la comédie.

LAUZUN.

Eh bien ! voyons, Molière, ne nous dites pas si madame de Montespan est du ballet, dites-nous seulement si mademoiselle de la Vallière n’en est pas.

MOLIÈRE.

Et pourquoi mademoiselle de la Vallière n’en serait-elle pas, monsieur le duc ?

LAUZUN.

Parce que le couchant ne se rencontre guère avec le levant, j’imagine !

MOLIÈRE.

Oh ! est-ce donc vrai ce qu’on dit ? est-ce possible ? Mademoiselle de la Vallière n’est pas seulement belle et charmante, elle est si bonne, si désintéressée ! Secourable même à ses ennemis ! Tout humble et toute modeste ! Une petite violette qui se cache sous l’herbe, ayant honte d’être maîtresse et duchesse ! Elle aime le roi, et non la royauté, elle ! Tandis que madame de Montespan, altière et froide...

DANGEAU.

Oh ! vous en parlez hardiment, monsieur !

LAUZUN.

Bah ! s’il sait que mademoiselle de la Vallière est du divertissement ?

MOLIÈRE, à part.

Ô les courtisans de la fortune ! Je n’aperçois toujours pas Romée ! Ah ! et voici ce La Roquette !

LA ROQUETTE, entrant, à part.

Ce Molière !

Haut.

Messieurs, les carrosses de Sa Majesté. Passons-nous dans la galerie ?

DANGEAU.

Certes !

LAUZUN, riant.

Eh ! quoi ! monsieur de La Roquette ? venez-vous pour le Triomphe d’Apollon, vous aussi ?

LA ROQUETTE.

M’en préserve le ciel ! Le roi m’a mandé, sans doute, au sujet de quelques aumônes...

Ils sortent, moins Molière.

 

 

Scène III

 

MOLIÈRE, puis PHILIPPE ROMÉE

 

MOLIÈRE.

Ah ! enfin, Romée ! Eh bien ?...

PHILIPPE.

Eh bien ! la triste nouvelle n’était que trop vraie ! Le comte Armine est mort en Allemagne, il y a deux mois, et l’on ignore ce que sa famille est devenue.

MOLIÈRE, douloureusement.

Ah ! mon pauvre camarade du collège de Clermont !

PHILIPPE.

Du moins, il est mort vous aimant, tandis qu’il m’a détesté, moi, comme son dénonciateur ! Mais nous avons à démasquer le lâche imposteur qui nous a perdus. Monsieur Molière, dans une demi-heure, je rapporte ici ces preuves. Courage ! pour consolation vous avez aussi la gloire !

Il sort.

MOLIÈRE, secouant la tête.

La gloire !

POQUELIN, au dehors.

Par ici !

MOLIÈRE.

Eh ! on dirait la voix de mon père !

 

 

Scène IV

 

MOLIÈRE, POQUELIN, SOCIANDE, TROIS ou QUATRE OUVRIERS TAPISSIERS, portant une échelle et des marteaux

 

SOCIANDE.

...Non, ce n’est pas par ici qu’elles sont les tentures du divertissement, c’est au Garde-Meuble.

POQUELIN, se retournant.

Vous êtes donc le patron, monsieur Sociande ? Vous êtes donc tapissier valet de chambre de Sa Majesté ? Vous vous appelez donc Poquelin ?

Avec autorité.

Monsieur Sociande, les tentures du divertissement ne sont pas par ici. Elles sont au Garde-Meuble. Allez les prendre.

Sort Sociande avec les Ouvriers.

MOLIÈRE, à son père, qui va pour passer outre.

Mon père !

POQUELIN, l’apercevant, surpris.

Tiens ! Jean-Baptiste !

Se reprenant.

Je ne vous connais pas !

MOLIÈRE.

Mon cher père ! ferez-vous toujours tort à mon respect et à ma tendresse ?

POQUELIN.

Belle tendresse ! beau respect ! quand, malgré mes ordres, vous vous entêtez à rester bateleur et auteur !

MOLIÈRE.

Que voulez-vous, mon père ? on a sa destinée.

POQUELIN.

Quand, au lieu de me succéder, comme c’était ton devoir et ta gloire, dans ma belle profession de tapissier et dans mon noble office de valet de chambre, tu montes sur des tréteaux ! tu quêtes des applaudissements ! tu déshonores ta famille !

MOLIÈRE.

Oh ! mon père, j’ai changé de nom !

POQUELIN.

Je l’espère bien ! et ton oncle le consul t’a rayé net de l’arbre généalogique des Poquelin. Mais à quoi sert cela ?

Avec indignation.

On ne parle que de toi par la ville ! tu es dans toutes les bouches ! À tout instant, je rougis de honte dans ma boutique en entendant mes pratiques se dire : – Avez-vous vu Molière ? Ah ! la bonne comédie que les Précieuses ! Cet homme-là ferait rire des pierres ! – Car, voilà où tu en es ! Ceux-là mêmes dont tu pourrais galonner les tentures et rembourrer les fauteuils, tu les fais rire !

MOLIÈRE.

Et cela vous attriste, mon père !

POQUELIN.

Je n’ai pas de temps à perdre en discours, moi, et voici mon dernier mot. – Mon fils ! tant que vous n’aurez pas jeté aux orties votre souquenille d’histrion, je vous défends de m’appeler votre père ! Sur ce, je vous prie de me laisser âmes occupations... sérieuses.

Il sort.

MOLIÈRE, seul.

Qui donc me parlait de gloire, tout à l’heure ? Oh ! rien ne vaut, excepté d’être aimé !

 

 

Scène V

 

MOLIÈRE, LAFORÊT

 

LAFORÊT.

Ah ! notre maître ! vous voilà !

MOLIÈRE, étonné.

Laforêt ! Toi, ici !

LAFORÊT.

Oui, moi ! Tant pis ! Je me suis faufilée par la petite porte de communication de la Comédie, vous savez ? Oh ! pour vous trouver, je crois que j’aurais escaladé le paradis !

Lui tendant une lettre.

Tenez, monsieur Molière !

MOLIÈRE, avec joie.

Une lettre ? de ma femme ! Ah ! ma bonne Laforêt, ma brave fille, merci !

Rompant le cachet.

Ah ! l’enfant prodigue rentrerait au bercail !

Il lit et change de visage.

LAFORÊT, inquiète.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?

MOLIÈRE, chancelant.

Rien ! Il paraît, Laforêt, que ma femme a laissé à la maison quelques nippes auxquelles elle tient. Tu verras à les lui apprêter.

LAFORÊT.

Allons ! mon cher maître, du courage !

Le tambour bat aux champs au dehors.

MOLIÈRE, se redressant.

Le roi !

LAFORÊT.

Ah ! mon Dieu ! le laisser dans cet état-là ! Et il n’y a seulement pas un duc et pair capable de lui donner un verre d’eau ! Venez, rentrez avec moi, monsieur !

MOLIÈRE.

Impossible ! Il faut que je parle au roi ! le devoir le veut ! Va ! Va !

Il pousse Laforêt dehors. Passant la main sur son front.

Mais, mon Dieu ! que voilà une rude matinée !

 

 

Scène VI

 

MOLIÈRE, LE ROI, DANGEAU, LAUZUN, SUITE

 

LE ROI.

Salut, messieurs ! Je viens tâcher de vous apporter un peu de joie, comme repos de la gloire. Demain, fête et ballet royal aux Tuileries.

DANGEAU, rayonnant, à Lauzun.

Le Roi est tout rayonnant !

MOLIÈRE, à lui-même.

Comme un nouvel amour. Pauvre La Vallière !

LE ROI.

Ah ! monsieur de Lauzun ! vous êtes du divertissement.

LAUZUN, radieux, à part.

Marié !

LE ROI, sèchement.

Vous y représentez Icare.

LAUZUN, piteusement.

Veuf !

LE ROI.

À ce soir, messieurs. – Restez, Molière, pour prendre mes dernières instructions. Ne vous éloignez pas non plus, monsieur de la Roquette.

Tous les courtisans s’inclinent et sortent.

LA ROQUETTE.

Sire !

À part.

Que veut dire cela ?

DANGEAU.

Il paraît que, décidément, monsieur de la Roquette est casuiste aussi pour l’Olympe !

Il sort.

 

 

Scène VII

 

MOLIÈRE, LE ROI, LA ROQUETTE, puis PHILIPPE ROMÉE

 

LE ROI.

Vous nous avez adressé, Molière, une singulière requête. Vous nous avez demandé de vous entendre en présence de monsieur de la Roquette, un zélé serviteur à qui nous devons d’avoir pu déjouer les coupables menées de Fouquet. Voici monsieur de la Roquette, et je vous écoute. Que désirez-vous ?

MOLIÈRE.

Sire, encore et toujours ce que je sollicite en vain depuis trois ans de Votre Majesté : l’autorisation de représenter mon Tartuffe, qui n’attend plus que son dénouement.

LE ROI.

Cette autorisation, je vous l’ai déjà refusée, je suis dans la nécessité de vous la refuser encore... Mais quel intérêt aviez-vous à rendre monsieur de la Roquette témoin de ce nouveau refus ?

MOLIÈRE.

Sire, un des bruits répandus, c’est que monsieur de la Roquette a servi de modèle à Tartuffe et ne veut pas qu’on le joue. J’espérais que monsieur de la Roquette lui-même, supérieur aux rumeurs vulgaires, les démentirait en plaidant avec moi ma cause...

LA ROQUETTE.

Hélas ! s’il ne s’agissait que de ma personne indigne, je me jetterais en effet, sire, aux pieds de Votre Majesté, et je la supplierais de ne pas m’épargner cette expiation de mes fautes. Mais des intérêts plus sacrés sont en question, et je suis forcé de m’incliner devant la sagesse royale, quand elle condamne les odieux mensonges d’une œuvre impie.

MOLIÈRE, à part.

Le pauvre homme !

Haut.

Vous parlez de mensonges, monsieur ? me soupçonnez-vous donc d’avoir voulu réellement travestir et calomnier votre personne dans mon œuvre ?

LA ROQUETTE.

Certes, monsieur, j’en ai le soupçon... que dis-je, le soupçon, la certitude ! – Ne vous en prenez qu’à vous-même si mon zèle pour la vérité m’entraîne. Oui, sire, voilà trois ans que cet homme me poursuit et m’épie ! trois ans qu’il scrute mes actes, mes démarches, mes pensées ! trois ans qu’il s’acharne à ma vie avec toute la perversité de la haine !

MOLIÈRE.

Allons donc, monsieur ! quel sujet de haine puis-je avoir contre vous ?

LA ROQUETTE.

Quel sujet ? Ah ! vous me poussez à bout ? je parle ! J’ai autrefois surpris le secret d’une action coupable dont vous étiez le complice, sinon le principal auteur, et c’est ce que vous ne m’avez point pardonné.

MOLIÈRE.

Je vous somme, monsieur, de déclarer quelle est cette action coupable.

LA ROQUETTE.

Oui, vous vous croyez fort parce que les preuves matérielles me manquent !

MOLIÈRE.

Oh ! avez-vous des probabilités seulement ? Ne pourrai-je pas toujours, au premier mot, vous démentir et vous confondre ?

LA ROQUETTE.

Non ! vous ne le sauriez faire ! Je n’ai pas de preuves pour, mais vous n’auriez pas de preuves contre !

MOLIÈRE.

En ce cas-là, tenez, je m’avouerais convaincu tant je suis assuré que l’honnête homme n’a qu’à frapper du pied pour faire sortir de terre son innocence. Osez donc m’accuser, monsieur, et que le roi nous juge !

LA ROQUETTE.

Les rois ont en effet leurs lumières spéciales, et puisque vous tentez Dieu...

MOLIÈRE, fièrement.

Je le tente.

LA ROQUETTE.

Eh bien ! que Votre Majesté daigne écouter ceci ! – Le comte Armine, condamné pour insulte et calomnie envers la personne sacrée de la reine-mère, n’avait fait qu’éditer son horrible libelle ; il était incapable de récrire... et c’est vous, monsieur, qui l’aviez écrit !

MOLIÈRE.

Moi !

LA ROQUETTE.

Vous ! Où sont vos preuves du contraire ? Où sont vos témoins ? Le comte Armine s’est évadé de la Bastille ; je dis que c’est vous qui l’avez fait évader. Le comte Armine a disparu depuis cinq ans ; je dis que c’est vous qui l’avez fait disparaître. Allons ! disculpez-vous par un fait ! justifiez-vous par un mot ! Allons ! frappez du pied la terre, honnête homme !

MOLIÈRE.

Oh ! mais c’est d’un crime de lèse-majesté que vous m’accusez là, monsieur ! Vous savez quel châtiment vous appelleriez sur moi ?

LA ROQUETTE.

Oui, la prison perpétuelle, et la peine me semble douce ! Et, puisque nous sommes par devant le grand justicier, que justice soit faite !

LE ROI.

Que justice soit faite !

Appelant.

Holà !...

Entrent Philippe Romée et deux Gardes.

LA ROQUETTE, triomphant.

Ah ! Il me paraît que Tartuffe attendra son dénouement longtemps, monsieur Molière.

LE ROI, désignant la Roquette.

Assurez-vous de cet homme.

LA ROQUETTE.

De qui ? de moi, sire ! de moi !... Oh ! quel est donc mon crime ?

LE ROI.

Molière, puisque vous avez commencé de nous donner cette scène douloureusement comique, terminez-la, je vous prie.

MOLIÈRE.

Sire, nous avons aussi, nous autres, quelque répugnance à toucher à certains masques. Cependant, je veux obéir à votre Majesté.

À la Roquette.

Vos crimes, monsieur ? car il y en a plusieurs ! – Deux hommes étaient nés pour s’aimer et se servir, vous vous êtes jeté entre eux. Vous avez imputé à l’un, au comte Armine, un libelle dont vous étiez vous-même l’auteur, et vous avez fait envoyer ce gentilhomme à la Bastille, d’où il n’a réussi à fuir que pour aller mourir à l’étranger. Mais sa prison et sa mort, vous les aviez encore empoisonnées d’avance en accusant auprès de lui Philippe Romée, l’autre ami dont je parle, d’avoir été son dénonciateur.

LA ROQUETTE.

Cela est faux ! Philippe Romée était mon ami et non celui du comte Armine.

MOLIÈRE.

Oui, parce que vous aviez fait soustraire au comte Armine un gage, un collier qui devait le faire reconnaître de Philippe Romée.

LA ROQUETTE.

Autre mensonge ! produisez vos preuves.

PHILIPPE ROMÉE, s’avançant.

Je les apporte, moi, monsieur.

LA ROQUETTE.

Philippe Romée !

PHILIPPE.

Vous avez dénoncé au roi le surintendant Fouquet, votre complice, dans la persuasion où vous étiez qu’il avait anéanti ces pièces accablantes. Fouquet se venge et vous livre.

Il remet au Roi une liasse de papiers.

LA ROQUETTE.

Ah !

LE ROI, se levant.

Quant à votre sentence, monsieur, vous l’avez prononcée vous-même.

À Romée.

Vous êtes magistrat, le reste vous regarde.

MOLIÈRE.

Je crois, monsieur de la Roquette, que Tartuffe a son dénouement !

Sort la Roquette, emmené par Philippe Romée et les deux Gardes.

 

 

Scène VIII

 

MOLIÈRE, LE ROI

 

LE ROI.

« Voilà, sur ma parole, un abominable homme ! »

MOLIÈRE, fléchissant le genou.

Et maintenant, sire, m’accorderez-vous la permission de représenter Tartuffe ?

LE ROI, contrarié.

Plus tard ! nous nous occuperons de cela, Molière ! Pour l’heure, voyons à distribuer ce ballet.

MOLIÈRE.

Sire ! Votre Majesté me permettra d’insister. Elle vient de se montrer juste, ce qui est le devoir ; j’ose la supplier de se montrer forte, ce qui est la grandeur. Elle sait quelle puissante cabale fait obstacle à ma comédie, et elle voudra prouver aux hypocrites que leurs ténèbres ne sauraient prévaloir sur sa lumière.

LE ROI.

Le ballet ! le ballet ! – Hé ! Molière ! je vous ai abandonné ma cour et ma noblesse, et cela ne vous suffit pas ?

MOLIÈRE.

Oui, Votre Majesté m’a livré, c’est vrai, les débris de la Fronde, me commandant d’achever par le ridicule ce qu’elle avait terrassé par la victoire. Mais, si je me suis dévoué de mon mieux pour sa cause, qu’elle me laisse faire quelque chose aussi pour la cause de la vérité.

LE ROI.

Eh bien ! encore une fois, nous reviendrons là-dessus Molière. Mais ce ballet ? Il s’agit encore ici de notre service.

MOLIÈRE.

Dieu sait que je n’y ai jamais épargné mon zèle et ma peine, sire ! me regardant comme rien, entreprenant en quelques heures ce qui eût souvent exigé des mois, et mettant toujours le plaisir de Votre Majesté avant le soin de ma réputation. Je me disais : Qu’importe ces œuvres perdues ! si je puis achever ma grande œuvre humaine, celle qui représentera le mieux l’esprit de cette terre de loyauté, la France ; si je puis donner au monde une pierre de touche sincère pour l’or de l’honneur et de la vertu ; si je puis distinguer et séparer à jamais ceux qui pratiquent la piété de ceux qui l’exploitent, ceux qui la possèdent dans leur cœur comme un trésor de ceux qui l’étaient sur leur visage comme un masque ! Ah ! là sera dans la postérité mon titre et ma gloire ! car les Précieuses passeront, les Marquis passeront ; mais, hélas ! il y aura toujours des Tartuffes !

LE ROI.

Monsieur Molière ! si nous vous employons contre nos ennemis, ce n’est pas une raison pour que nous acceptions les vôtres. Est-ce que vous vous marchanderiez, par hasard ? Voilà tantôt quatre mois que vous ne figurez nulle part de votre personne. Et, quand votre troupe est appelée à jouer devant nous, c’est un autre auteur qui fournit le divertissement. Demain encore, le ballet est de monsieur de Visé. Tâchez, je vous prie, que votre talent se tienne toujours à nos ordres.

MOLIÈRE.

Hé ! sire, il n’est pas toujours aux miens ! En admettant que j’aie reçu des ailes, si Votre Majesté leur interdit l’espace, puis-je ne pas sentir leurs chaînes ? Quand ma pensée est libre, elle court, vole et se réjouit pour vous plaire ! Mais quand elle se sent tristement captive...

LE ROI.

Gardez votre pensée ; – mais, en attendant la postérité, vos œuvres et vos services ne sont qu’à moi.

MOLIÈRE, à part.

Toujours ce moi ! cet impitoyable moi !

Haut.

Sire, je garde mon chagrin, et j’attends les commandements de Votre Majesté comme directeur de sa troupe. Voici la distribution des rôles du ballet pour mes comédiens.

LE ROI, y jetant un coup d’œil.

J’approuve. Vous avez reçu mes désignations quant aux personnages qui sont de la cour ?

MOLIÈRE.

Sire, les voici ; mais que Votre Majesté m’excuse ; n’est-ce point par erreur qu’on a porté là le nom de mademoiselle de la Vallière à côté d’un autre nom ?...

LE ROI.

Il n’y a point d’erreur ! Allez, et faites que mes désirs soient remplis.

Molière s’incline et va pour sortir. Mademoiselle de la Vallière paraît sur la porte qui mène à ses appartements, au moment où Molière est à la porte du fond.

Ah ! revenez aussitôt pour remettre à mademoiselle de la Vallière les vers qui la regardent, et apportez-nous à nous-même ceux de la Grâce Aglaé chez madame de Montespan.

Sort Molière.

 

 

Scène IX

 

LE ROI, MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE

 

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Sire !

LE ROI.

Ah ! je ne vous voyais pas, madame la duchesse.

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Sire ! où alliez-vous, mon Dieu ! de ce côté ?

LE ROI.

Des questions !

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Non ! non ! l’accusé qui attend son arrêt ne questionne pas le juge ? – Sire, dites-moi seulement si je ne dois plus vivre ! dites-moi si vous ne pouvez plus m’aimer !

LE ROI.

Je n’aime pas du moins vos larmes.

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Oui, c’est vrai, un visage en pleurs n’est pas fait pour plaire. Eh bien ! tenez, ces larmes, je les essuie. Voulez-vous que je rie ? je vais rire. Mais à présent répondez-moi, regardez-moi docile et tremblante à vos pieds !

LE ROI, l’empêchant de s’agenouiller.

À la bonne heure ! je vous retrouve, et je vous aime ainsi.

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Oh ! je ne demandais que ce seul mot ! me voilà heureuse ! – Voyez-vous, mon cher seigneur, ma sérénité et ma joie n’émanent pas de moi, mais se reflètent de vous. Mon cœur ne bat plus là, mais là. Ménagez-le, parce qu’il est faible et tendre. L’amour a deux sortes de souffrances. Il y en a une qui est douce : celle là, je la savourais au temps où je commençais à vous aimer, – sans espérance d’abord dans mon ombre secrète, – et puis avec des palpitations de crainte quand vous m’avez remarquée, quand vous m’avez parlé, quand je vous regardais chevaucher si beau et si fier à côté de mon carrosse, – et enfin, avec remords, quand mon âme a volé vers vous tout entière. Ces douleurs-là qui viennent de l’amour, qui appuient dessus et le font mieux sentir, on les accepte ; je les ai cherchées ! Mais celles qui viennent de l’être aimé, de sa dureté, de sa froideur...

LE ROI.

Non, non, chère duchesse, je n’ai pas voulu vous blesser, je n’ai pas pu manquer envers vous de soins et de seigneurie, moi, un gentilhomme ! un homme qui vous aime !

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Vous m’aimez ! vous m’aimez ! oublions tout le reste. Oh ! moi, ce n’est pas le roi, c’est Louis que j’aime !

LE ROI.

Louis ne serait pourtant pas jaloux du roi, madame.

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE, avec une grâce mutine.

Oh bien ! prenez-en votre parti. Votre grandeur, sire, et le bruit et l’éclat qui l’environnent, ne sont pour moi que souci, et ce qui m’a ravie en vous, c’est vous-même ! Mon roi, oui ; le roi, non. Tout le monde dit : Sa Majesté ? comme je suis plus fière de dire : mon amour ! Il me semble que j’ai dérogé quand vous m’avez appelée duchesse ! Et, au-dessus de tous les titres, j’aime dans votre bouche, Louis, mon nom de Louise, mon doux nom de baptême qui m’a faite votre fiancée dès le ciel.

LE ROI.

Oui, oui, ce sont là de purs sentiments qui ont leur charme dans l’adolescence. Cependant, madame, les Flandres savent que me voici un homme ! et les amours de roman ne sont plus de saison quand on a mis le pied dans l’histoire. À vrai dire, nous ne nous appelons pas Louis, mais Louis XIV ! – un nom qui contient dix siècles, de même que notre vie anime vingt-cinq millions d’hommes. Il est donc difficile de séparer notre personne de notre puissance. Nous ne tenons plus beaucoup à être aimé comme pourrait l’être quelque jeune hobereau de campagne, et l’on nous a fait comprendre que l’amour même pouvait s’habituer envers nous à une égalité moins familière.

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Qui vous a fait comprendre cela ? qui ? madame de Montespan !... Ah ! sire, ce que vous avez dit peut être juste ; mais, – excusez-moi, – je souffre !

LE ROI.

Laissons donc ce sujet, madame la duchesse ; – Molière va vous apporter tout à l’heure votre partie dans le divertissement de demain. Vous y représentez une des Grâces.

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Pardon, sire ! qui fera les deux autres ?

LE ROI.

Madame de Soissons et madame de Montespan.

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE, atteinte au cœur.

Ah ! – Si Votre Majesté veut bien m’y autoriser, je désire ne pas paraître à ce ballet.

LE ROI.

Mais je désire que vous y paraissiez, moi.

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Sire, cela est au-dessus de mes forces !

LE ROI.

Mais, – je le veux !

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Sire !... vous êtes le maître, vous êtes mon maître. Ma vie et mon âme sont à vous sans réserve. Vous pouvez me ployer et me briser sous vos pieds, mon dernier souffle vous enverra une pensée de bénédiction et de tendresse. Je vous ai sacrifié mon honneur de ce monde, et même je ne sais quoi d’immaculé et de divin qui me venait, il me semble, de l’autre. Enfin, aujourd’hui, quand vous exigez que, contre toute dignité, je consacre et je pare le triomphe de ma rivale, eh bien ! s’il le faut, sire, je me soumets encore, – mais...

LE ROI.

Mais ?...

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Mais, – par grâce ! par pitié ! je vous en prie à mains jointes, – laissez-moi plutôt me retirer de la cour, me cacher quelque part, loin, bien loin du monde, et emporter du moins avec moi dans mon obscurité le souvenir intact de mon cher amour.

LE ROI.

Impossible, madame ! m’avez-vous si mal compris tout à l’heure ? On ne quitte pas le roi !

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Pas un mouvement ! pas un regard ! Rien ne vous touche, – pas même mon obéissance ! Vous ne m’accordez rien, – pas même l’exil ! Eh bien ! je ne me plaindrai pas, c’est vous que je plains...

Mouvement ironique du Roi.

On ! mon pauvre cher seigneur, quand mon âme vous dit adieu, elle peut bien se demander qui vous aimera comme elle. Hélas ! elle vous laisse seul avec vos vingt-cinq millions de sujets ! L’amour, sire, est une couronne aussi, et c’est aussi Dieu qui la donne. Vous me quittez, vous frémi riez de vous amoindrir sur cette terre ; mais ne perdez-vous pas quelque chose du ciel ?

Rentre Molière.

 

 

Scène X

 

LE ROI, MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE, MOLIÈRE

 

LE ROI, avec un mouvement de dépit.

Madame !...

Apercevant Molière.

Ah ! monsieur Molière ! Remettez à madame ce qui est convenu entre nous. Je vous attends là où je vous ai dit.

Il salue profondément mademoiselle de la Vallière, et sort par la porte qui mène chez madame de Montespan. Mademoiselle de la Vallière étouffe un cri et cache sa tête dans ses mains.

 

 

Scène XI

 

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE, MOLIÈRE

 

MOLIÈRE.

Madame, ce sont les vers pour le divertissement de demain.

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Donnez, monsieur, je vous remercie.

Elle prend les vers sans se détourner et laisse échapper un sanglot.

MOLIÈRE, avec un élan de sympathie.

Vous souffrez, madame la duchesse !

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE, se retournant, avec dignité.

Monsieur Molière !

MOLIÈRE.

Oh ! moi vous offenser ! j’aimerais mieux mourir ! Comment vous dire ?...

Avec effusion.

Ah ! écoutez. – Toute petite, je l’avais aimée ! – je vous parle de ma femme, madame ! de celle qui porte mon nom et qui tient ma vie ! – je l’avais élevée dans l’honneur et dans la liberté ; j’avais formé son âme avec ce que la paternité a de plus doux, avec ce que l’amour a de plus pur. Je m’étais plu à la parer de tous les talents et de toutes les grâces ; enfin, je m’étais efforcé de la faire en tout mon égale et ma compagne. Et maintenant... elle préfère à mon repos, à mon honneur, la vanité, la coquetterie, je ne sais quoi, un joyau qui reluit, un nom qui résonne. Ah ! je suis bien malheureux, allez, madame ! Et vous voyez bien qu’il n’y a pas ici de comédien et de duchesse ! Il y a une souffrance qui parle à une souffrance, il y a une pauvre femme qu’on n’aime plus qui écoute un pauvre homme qu’on n’aime pas !

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE, ne retenant plus ses larmes.

Ah ! c’est vrai ! Ah ! que je souffre, monsieur Molière ! Le roi est là, chez cette marquise ! Il le fait exprès ! Il m’a méprisée ! Il m’a tuée !

MOLIÈRE.

Je connais cela ! Moi aussi, je lui étais bien profondément dévoué, et il m’a traité !... Que voulez-vous ? nous l’adorions, il s’adore ! Oh ! je sais tout ce que vous valez. C’est lui qui s’appauvrit et se ruine ! Il lui reste perles et diamants, mais il n’aura plus de ces larmes !

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Ah ! vous êtes bon ! Mais dites-moi ! conseillez-moi ! Qu’est-ce que je vais donc devenir ? Qu’est-ce qu’il faut donc que je fasse ?

MOLIÈRE.

Oh ! avant tout, madame, dérobez-vous à ce supplice ! Quittez, quittez la cour !

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Mon Dieu ! si je le pouvais ! Si je pouvais lui épargner de me torturer ! Mais non ! il ne le veut pas ! Il exige que je sois là !

MOLIÈRE.

Est-il possible ?

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Et il me poursuivrait, il me reprendrait partout. Il est le roi absolu, le maître absolu.

MOLIÈRE.

Non, madame, il y a toujours une puissance au-dessus de la sienne ; il y a toujours un sommet où son bras ne peut vous atteindre.

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Quelle puissance ? Quel sommet ?

MOLIÈRE.

Dieu ! Le pied de la croix !

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE, avec un cri de joie.

Le couvent ! Ah ! vous avez raison ! Ah ! merci ! Je sais bien que ce ne sera pas de ma chute une expiation suffisante ; mais, enfin, je pourrai prier en paix, prier pour lui.

UN NÉCESSAIRE, entrant.

Le Roi demande monsieur Molière.

Il sort.

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Oh ! allez vite ! qu’il ne se doute de rien ! Et merci, merci encore ! Vous sauvez de moi le peu qui restait à sauver ! Ah ! pauvre grand cœur, si je pouvais donc aussi pour vous quelque chose ?

MOLIÈRE.

Non ! non ! Vous, femme, vous pouvez aller avec Dieu ; moi, homme, je dois rester avec les hommes. Nos souffrances égales n’ont pas des devoirs égaux. Allez ! soyez celle qui prie ; je suis, moi, celui qui console. Le comédien Molière joue ce soir Sganarelle, madame ! Allez pleurer, moi, je vais rire !

 

 

Scène XII

 

L’orangerie des Tuileries, disposée pour une fête, grande salle de verdure, au fond, une arcade fermée, SEIGNEURS et DAMES de la cour, allant et venant, DANGEAU, etc.

 

UN NÉCESSAIRE.

Messieurs, prenez place : le dernier intermède va commencer.

DANGEAU.

Grand Dieu ! et madame la duchesse de la Vallière n’est pas là encore ! Le roi le sait-il ? Allez donc ? – courez, voyez ! Oh ! c’est un scandale inouï ! – Que va-t-il arriver ? La fin du monde !

Toute la cour a pris place.

Ballet.

ICARE (LAUZUN), à la Nuit.

Ô Nuit ! contre Apollon soyons d’intelligence !
Tu peux seconder ma vengeance.
L’Aurore est dans tes mains, pleurant et souriant.
Il faut que tes Heures moroses,
Pour l’empêcher d’ouvrir à son dieu flamboyant
Les portes du doux Orient,
Retiennent ses pieds blancs, enchaînent ses doigts roses...

La Nuit indique par gestes à Icare qu’elle va le contenter. Elle appelle ses douze Heures qui amènent l’Aurore encore endormie. Et, quand l’Aurore veut se lever et marcher, tous les esprits de l’Ombre lui barrent le chemin en cadence. Mais bientôt les Heures du Jour accourent à l’aide de la prisonnière, la délivrent, et chassent les Heures nocturnes. L’arcade fermée s’ouvre. Le Roi, vêtu en Soleil, le cordon bleu par-dessus son habit de rayons, paraît, se détachant sur un fond de Gloire, au milieu des Grâces et des Muses. La Nuit, ses Heures et Icare tombent à genoux devant Apollon.

LAUZUN-ICARE, tout agenouillé.

Monsieur Dangeau ! il n’y a que deux Grâces...

DANGEAU.

Je le sais bien !

Appelant.

Madame la duchesse de la Vallière !

VINGT VOIX, appelant.

Madame la duchesse de la Vallière !

Entre Mademoiselle de la Vallière en robe de carmélite.

MADEMOISELLE DE LA VALLIÈRE.

Il n’y a plus de duchesse de la Vallière, il y a sœur Louise de la Miséricorde !

 

 

ACTE V

 

RÉVOLUTION.

 

 

Première Partie

 

1778.

 

Le péristyle de la Comédie.

 

 

Scène première

 

FOULE en attente, emplissant la rue, BABET LA BOUQUETIÈRE, JACQUES BONHOMME, PATOUILLET, TURGOT, FRANKLIN, CALAS, SIRVEN, MADAME DUPUIS (MADEMOISELLE CORNEILLE), etc.

 

Un peu avant la sortie du spectacle.

SIRVEN, sortant du théâtre.

La représentation est finie ; on vient de baisser le rideau. Voltaire va descendre.

VOIX DANS LA FOULE.

Il Va descendre ! – Il va descendre !

Frémissement dans la masse.

JACQUES, entrant par la gauche, complètement ivre.

Heu ! qu’est-ce que c’est que tout cet embarras-là ? Place ! ohé ! place ! où je vous écrase, tas de monde !

BABET.

Jacques ! Comment ! c’est toi !...

JACQUES.

Aïe ! ma sœur.

BABET.

Dans quel état ! Toi, mon aîné ! Fi ! tu n’es pas honteux ?

JACQUES.

Je ne suis honteux qu’à jeun, la Babet ! et les injures des femmes, je ne compte pas ça !

BABET.

Veux-tu bien décamper d’ici, bête brute !

JACQUES.

Et pouvoir !

Chancelant.

Décidément, le globe est trop faible pour me porter. Ah ! voilà une colonne ! soutiens-moi, toi ! Je me dresse sur piédestal ! je m’érige en estatue !

VOIX DANS LA FOULE, à Jean Calas qui sort du théâtre.

Eh bien, vient-il ?

JEAN CALAS.

Pas encore. On couronne son buste sur le théâtre.

VOIX DANS LA FOULE.

Laissez donc un passage libre au moins !

PATOUILLET, à un groupe de femmes qui l’entoure.

Hélas ! mes bons chers amis ! ce vieux Voltaire que vous attendez pour le saluer, pour l’acclamer, pour le porter en triomphe !... savez-vous seulement ce que c’est que ce vieux Voltaire ?

BABET, tout en arrangeant ses fleurs.

Tiens ! c’est notre grand homme, notre grand philosophe, le plus grand des enfants de Paris, quoi !

PATOUILLET.

Lui ?... C’est le diable !

Rires et haussement d’épaules.

Oui, Oui, Satan en chair et en os, aussi vrai que Patouillet est mon nom !

BABET, affectant la crédulité.

Le diable ! Oh ! contez-nous donc ça, mon cher monsieur Patouillet ! depuis ma nourrice, ça m’amuse tant d’avoir peur !

PATOUILLET.

Vous êtes une brave et honnête villageoise, n’est-ce pas, mon enfant ? Eh ! bien, ne restez pas là ! Ce démon, en vertu d’un bail de 99 ans d’existence, obtenu on ne sait comment, aura droit, – c’est à faire frémir ! – aura droit et pouvoir, l’éternité durant, sur les âmes de tous les malheureux qui, dans cet intervalle, l’auront entendu, regardé, ou seulement entrevu ; de sorte que...

BABET, l’interrompant par un éclat de rire.

Ah ! ah ! ah !

PATOUILLET.

Qu’est-ce que c’est ? vous m’avez trompé ! vous n’êtes pas de la campagne !

BABET, riant.

Si fait bien ! je suis de mon village, mais du grand. Payse à Voltaire, monsieur Patouillet ! payse a Voltaire !

Tous rient.

PATOUILLET.

Oui, – vous avez beau rire tous ! – où sont les écrits, où sont les actions, où sont les amis de votre Voltaire qui ne soient pas diaboliques ?

TURGOT, s’approchant au bras de Franklin.

Ses amis, monsieur, on pourrait dire ses courtisans ? – ce sont tous les souverains de l’Europe, souverains par la couronne ou par la pensée : – Poniatowski. Gustave III, Catherine de Russie, Frédéric le Grand qui lui écrivait : Au roi Voltaire ; enfin, tenez,

Montrant Franklin.

celui-ci, l’un des libérateurs de l’Amérique, l’envoyé du nouveau monde à l’ancien, l’imprimeur Benjamin Franklin !...

DANS LA FOULE.

Franklin ! c’est Franklin !

FRANKLIN, désignant Turgot.

Je nommerai donc celui-ci encore, le grand ministre, le grand honnête homme, Turgot, qui a proposé l’abolition des privilèges...

DANS LA FOULE.

Ah ! Turgot ! Monsieur Turgot !

TURGOT, reprenant.

Quant aux belles et grandes œuvres de Voltaire, elles signifient la raison, la tolérance, l’humanité. Quant à ses actes, c’est d’Etallonde sauvé, c’est Lally réhabilité, ce sont les Calas...

JEAN CALAS.

Je suis l’aîné des Calas ; je vous en prie, monsieur, laissez-moi dire : – Mes amis ! des folies de jeune homme avaient égaré un de mes frères jusqu’au suicide. Des fanatiques osèrent accuser mon père d’avoir tué son fils parce qu’il avait voulu abjurer la religion réformée. Le noble et pur vieillard, condamné à la torture et à la roue, mourut en attestant Dieu de son innocence. Tout son bien fut confisqué, toute sa famille vouée à l’infamie. Mais un homme alors, avec la seule autorité du génie, se dressa contre le jugement inique, et pendant trois ans n’eut point de cesse qu’il n’eût fait casser le monstrueux arrêt, réhabiliter la mémoire de Calas, et restituer aux siens honneur et fortune. Cet homme, c’est Voltaire !

SIRVEN.

Je m’appelle Sirven. Comme Calas, accusé d’un crime et poursuivi par les mêmes haines, j’allais subir le même sort. Un homme m’a défendu, justifié, sauvé. Cet homme, c’est Voltaire.

MADAME DUPUIS (Mademoiselle Corneille), s’avançant au bras de son mari.

Je suis la petite nièce du grand Corneille. À l’heure qu’il est, je serais morte de misère et de honte, si un homme ne m’eût recueillie, dotée, mariée. Cet homme, c’est Voltaire.

LA FOULE.

Vive Voltaire ! – Il vient ! – Le voilà ! le voilà ! – Des flambeaux, que tout le monde puisse le voir !

JACQUES, dégrisé.

Oh ! tout ça, c’est grand tout de même !

Voltaire paraît soutenu, porté par tous les bras.

LA FOULE.

Vive Voltaire !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, VOLTAIRE, pâle, chancelant, les yeux étincelants de joie

 

On se jette à ses pieds, ou baise ses vêtements, on lui présente des couronnes et des fleurs qu’il écarte.

VOLTAIRE.

Mes amis ! c’est trop ! c’est trop ! vous allez me faire mourir de joie !

BABET, lui présentant un bouquet.

Monsieur Voltaire ! Babet la bouquetière, et son bouquet. Les lauriers y sont pour votre gloire, les myrtes pour notre amitié, et les pensées mélangées d’immortelles pour dire qu’elles sont à vous. Mon compliment parle mal, mais il sent bon. Arrangez-le avec votre esprit, vu que mon cœur ne sait pas l’orthographe.

VOLTAIRE, souriant et prenant les fleurs.

Vos fleurs sont plus éloquentes que Démosthène ! Merci, mon enfant !

PARISIENS, se pressant autour de Voltaire.

Laissez ! – À mon tour de le soutenir ! – Appuyez-vous là, Monsieur Voltaire ! – Oh ! votre main, un petit instant ?

VOLTAIRE, les remerciant, les reconnaissant.

Mes amis ! – Sirven ! – Ah ! ma Cornélie ! – Monsieur Jean Calas ! Ah ! je prononce votre nom avec joie maintenant ; mais, à cause de vous, pendant trois ans, il ne m’est pas échappé un sourire que je ne me le sois reproché comme un crime.

En marchant, il arrive devant Turgot.

TURGOT.

Ce sont toutes vos belles actions, Voltaire, qui vous entourent et qui vous couronnent.

VOLTAIRE.

Monsieur Turgot ! Ah ! laissez-moi serrer cette main qui a signé le salut du peuple. – Eh ! que vois-je encore ? Benjamin Franklin !

FRANKLIN, lui présentant un enfant de douze ans.

Benjamin Franklin qui demande, pour son petit-fils, la bénédiction de Voltaire.

VOLTAIRE.

Une bénédiction qui convienne au petit-fils de Franklin ? Approche, enfant.

Lui imposant les mains.

Dieu et la liberté !

Voltaire et Franklin s’embrassent aux applaudissements du peuple. Voltaire, arrivé devant Jacques, qui le contemple à genoux, étend la main pour s’appuyer sur lui ; Jacques s’écarte et recule.

JACQUES, douloureusement.

Ah ! ne me touchez pas !

VOLTAIRE, étonné.

Comment ! Est-ce que vous me haïssez, mon ami ?

JACQUES.

Oh non !... mais... je ne suis pas digne ! Vous êtes plus qu’un homme, vous ! et moi, je suis moins qu’un homme, un ivrogne, une bête brute : on me l’a bien dit tout à l’heure.

VOLTAIRE, le regardant et souriant.

Ah ! ah ! Écoute : tout moribond que tu me vois, je suis un peu médecin, je connais ton ma !, et voici mon ordonnance : Travaille le jour, lis le soir, dévoue-toi à toute heure : tu guériras !

Il lui touche le front et passe.

LA FOULE, l’accompagnant.

Vive Voltaire !

Les clameurs s’éloignent, les lumières s’éteignent, la rue redevient déserte et noire.

 

 

Scène III

 

JACQUES, seul, puis UN PETIT ENFANT

 

JACQUES, à lui-même.

Oh ! sa main m’a mis là comme une flamme. Mais travailler ? je n’ai pas d’état. Lire ? je ne sais pas. Me dévouer ? À qui ? Et puis, pour ça, faut être riche !

En marchant, il heurte du pied un petit Enfant étendu à terre.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a là ? un petit enfant ! tout froid ! Est-ce qu’il est mort ? non, il rouvre les yeux. Petit ! mon petit ! Qu’est-ce qu’il a au cou ? un chaînon, et une lettre après. C’est à voir. Ah ! il parle.

L’ENFANT.

J’ai faim !

JACQUES.

Il a faim ! Ah ! pauvre chérubin ! Ah ! voilà de quoi travailler, de quoi me dévouer ! et c’est toi, petit, qui m’apprendras à lire ! Merci, Voltaire !

Il sort, emportant l’Enfant dans ses bras.

 

 

Deuxième Partie

 

31 JUILLET 1792.

 

La place de la Bastille. Au fond, les débris de la Bastille. Une vaste tente en occupe une partie. On y lit ces écriteaux : BAL DE LA BASTILLE ; et, plus loin : ICI ON DANSE. Sur le devant, estrade des enrôlements, exhaussée de quelques degrés, ornée de banderoles tricolores et de larges couronnes de chêne. Un officier municipal et quatre notables siègent autour d’une table jetée sur des caisses de tambour. À droite, à gauche, les drapeaux gardés par les hommes du bataillon du faubourg. Musique au centre. Le canon retentit au loin par intervalles.

 

 

Scène première

 

THÉROIGNE DE MÉRICOURT, PATOUILLET, sous le nom de SCÉVOLA, sale, débraillé, cynique, MUNICIPAUX, VOLONTAIRES, SECTIONNAIRES, GARDE NATIONALE, PEUPLE, etc.

 

L’OFFICIER MUNICIPAL, sur l’estrade, debout.

Volontaires de la France ! l’ennemi est à nos portes. La patrie en danger vous appelle aux frontières.

TOUS, avec élan.

Nous irons ! nous irons !

L’OFFICIER MUNICIPAL.

Aujourd’hui, 31 juillet 1792, dans une heure, va partir le bataillon du faubourg.

TOUS.

Vive la nation !

L’OFFICIER MUNICIPAL.

Nous ouvrons la dernière liste des enrôlements et des offrandes. Inscrivez-vous.

CITOYENS, se précipitant vers l’estrade.

Moi ! moi ! – J’y étais avant vous ! – Non ! c’est moi !...

SCÉVOLA.

De l’ordre ! et l’un après l’autre. – Pour que je puisse au moins dévisager les suspects.

UN JEUNE HOMME.

Ah ! toi, Scévola, ne sois pas trop chien envers l’enthousiasme, si tu veux être chef de section à la place de notre brave Jacques Bonhomme !

SCÉVOLA, tressaillant.

Jacques Bonhomme !

LE JEUNE HOMME.

Je m’offre à la nation et dix écus avec. Épluche-les, va ! l’argent est bon et le bras item.

UNE PETITE FILLE.

Voilà une pièce de quinze sols, mes économies.

Applaudissements dans le peuple.

UNE FEMME, en noir, au bras d’un jeune homme.

Je suis une pauvre veuve, je n’ai que mon fils, et je vous le donne.

Les enrôlements continuent.

THÉROIGNE, à genoux, à demi-voix, à un Citoyen.

Ô grand cœur de ce peuple ! Oh ! quel magnanime élan ! – Citoyen, c’est là ce qui m’a transformée ! c’est là ce qui m’enivre ! c’est là ce qui me tue ! – Je sens que moi, – fille perdue, créature avilie, – je n’ai pas le droit d’admirer cela ! mais aussi, vous voyez que je n’admire qu’à genoux.

LE CITOYEN.

Allons ! voyons ! calmez-vous, tête exaltée !

THÉROIGNE.

Ah ! si seulement on voulait bien me recevoir comme servante d’ambulance ! La renommée infâme de Théroigne de Méricourt est moins répandue dans ces quartiers. Si je pouvais, sous un autre nom, quitter tout à l’heure Paris avec les volontaires de la section ! si on me permettait d’effacer par une mort de dévouement ma vie de honte !

LE CITOYEN.

Vous dites que Jacques Bonhomme a promis de vous aider ?

Attendez Jacques Bonhomme !

UN INVALIDE, avec un jeune homme, sur l’estrade.

Je suis un vieux de Fontenoy, je pars avec mon petit-fils !

Applaudissements.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, MONBONNET, FLAFLA

 

FLAFLA, à Monbonnet.

Écoutez, vous êtes mon patron et mon oncle ; ainsi, répondez à mes questions. Aimez-vous votre patrie ?

MONBONNET.

Oui.

FLAFLA.

Voulez-vous souffrir pour elle ?

MONBONNET, après quelque hésitation.

Oui.

FLAFLA.

Eh bien, renoncez courageusement à mes services comme apprenti sellier et comme neveu, et autorisez-moi à m’enrôler volontaire et à me faire tambour. C’est le rêve de ma vie !

MONBONNET.

Oh ! non ! oh ! non ! Tu as l’habitude de parler et d’agir pour moi, et si tu n’étais pas là, Flafla, je ne saurais plus comment faire.

FLAFLA.

Sapristi ! – Autre chose. – Aimez-vous votre patrie ?

MONBONNET.

Oui.

FLAFLA.

Voulez-vous souffrir pour elle ?

MONBONNET.

Oui.

FLAFLA.

Eh bien, enrôlez-vous avec moi et partons pour la guerre ensemble.

MONBONNET.

Oh ! non ! oh ! non ! j’ai une peur étonnante des coups ! À la première fusillade, je me sauverais, et ça ne sauverait pas la patrie.

FLAFLA.

Sapristi ! mais alors, vous ne voulez pas souffrir pour elle ?

MONBONNET.

Si ! Comprends donc, Flafla ! je possède deux mille livres, j’en apporte mille comme offrande civique. C’est un joli sacrifice, ça ! Je veux bien souffrir dans ma bourse, mais pas dans ma peau.

FLAFLA.

Ni dans la mienne. – Ah ! une idée ! vous avez là votre argent ?

MONBONNET.

Oui.

FLAFLA.

Suivez-moi.

MONBONNET.

Oh ! pour ça, partout.

Ils montent à l’estrade.

FLAFLA, au Municipal.

Inscrivez, s’il vous plaît, cet homme-là, mon oncle, Jean Monbonnet.

MONBONNET, la main à la poche.

C’est ici qu’on paye ?

FLAFLA.

Pas encore. Signez votre nom, là.

Applaudissements dans la foule.

MONBONNET, redescendant, à Flafla.

Pourquoi m’applaudit-on ? je n’ai pas payé.

FLAFLA.

Vous n’avez rien à payer, mon oncle, vous venez de vous enrôler, voilà tout.

MONBONNET, chancelant.

Ah ! mâtin ! ah ! je suis perdu !

FLAFLA.

Eh non ! laissez-moi donc faire.

À l’officier.

Sectionnaire ou municipal, n’importe ! mon oncle vient de s’enrôler ;  mais il est assez âgé et très timide ; moi qui suis jeune, intrépide et alerte, je m’offre pour partir à sa place.

À Monbonnet.

Est-ce ingénieux, ça ?

MONBONNET, fâché et charmé.

Ah ! petit intrigant ! il en est venu à ses fins !

Respirant.

C’est égal, je suis sauvé.

SCÉVOLA, à Flafla.

Quel âge as-tu, petit ?

FLAFLA.

Petit ! j’aurai seize ans dans quatre mois.

SCÉVOLA.

Eh bien, repasse dans quatre mois... on n’est admis qu’à seize ans.

FLAFLA.

Comment ! je ne pars pas !

MONBONNET.

Comment ! je pars !

TOUS DEUX, se regardant avec épouvante.

Oh !

MONBONNET.

Tu as fait un joli coup !

FLAFLA.

Bah ! moyennant vos mille livres, le premier volontaire va vous remplacer.

À un volontaire qui monte à l’estrade.

Acceptez-vous le marché, l’ami ?

LE VOLONTAIRE.

Allons donc, je ne me vends pas, je me donne !

FLAFLA.

Sapristi ! il faut chercher.

MONBONNET.

Tu as fait un joli coup !

VOIX dans la foule.

Ah ! voilà Jacques Bonhomme ! Place à Jacques Bonhomme !

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, JACQUES BONHOMME, PAUL ROMÉE, BABET

 

JACQUES.

Oui, Jacques Bonhomme, et sa sœur Babet et son cher Paul, son enfant, son fils adoptif. Tout ce qu’il a, tout ce qu’il aime.

BABET, grimpant lestement à l’estrade.

À mon tour, les enfants ! Je suis déjà reçue cantinière au 2e bataillon de Paris ; mais, comme enfant du faubourg, je m’inscris à ma section.

À l’Officier municipal.

Écrivez : Babet, ex-bouquetière, aujourd’hui vivandière sous le nom amphibie de Grenade. Et gare à l’ennemi !

TOUS.

Vive Babet !

BABET, faisant la révérence.

Et la nation !

MONBONNET, qui parle bas à Jacques avec vivacité.

Ô mon bon Jacques ! ayez pitié du pauvre poltron, s’il vous plaît !

JACQUES, riant, à l’officier.

Citoyen, mets donc mon nom au lieu et place de ce brave. J’espère que la France ne perdra pas trop au change.

MONBONNET.

Ah ! merci ! merci !

FLAFLA, comme enrage, amenant devant l’estrade un tambour-major gigantesque.

Je n’ai pas l’âge pour être soldat, mais j’ai l’âge pour être tambour ! Pas vrai, major ?

Le tambour-maître fait un signe affirmatif.

Inscrivez-moi comme tambour ! – Ah ! merci, mon bon major !

Du haut des marches de l’estrade, il se jette dans les bras du tambour-major, qui l’emporte comme une bonne son nourrisson. Rires et applaudissements.

JACQUES, à Paul Romée.

Paul, mon enfant, c’est ici qu’il faut se dire adieu. Ah ! depuis que je t’ai recueilli, cher orphelin, c’est la première fois que nous nous séparons.

ROMÉE.

Va, mon bon Jacques ! va te battre pour nous à la frontière. Moi, à Paris, j’acquitterai ta dette de reconnaissance envers ta généreuse protectrice, madame Roland. Déjà bien des périls la menacent, la noble femme, elle et son mari et ses amis.

JACQUES.

C’est égal ! tu me laisses la plus telle part ! Je m’en vas du côté des dangers sérieux, et toi, pauvre ami, tu restes du côté des dangers Sinistres.

Ils se perdent un moment dans la foule.

THÉROIGNE, qui vient d’aborder Babet.

...Oh ! que je vous envie !

BABET.

Ainsi, c’est vous, pauvre femme, qui avez écrit hier à Jacques, mon frère, une lettre ?... Elle m’a fait joliment pleurer, votre lettre !

L’OFFICIER MUNICIPAL.

Citoyens ! les registres vont fermer.

BABET.

Un instant !

À Théroigne.

Venez avec moi.

Montant à l’estrade, en tenant par la main Théroigne.

Citoyens, si c’est un effet de votre bonté, écrivez donc voir aussi mon amie, Jeanne Michaud, que je vous présente. Tout ce qu’elle demande, c’est d’aller aux ambulances, de panser les blessés, de servir les malades. Et je vous réponds d’elle, moi, et qu’elle n’a qu’un désir, c’est de donner sa vie pour ceux qui souffrent. Pas vrai, Jeanne ?

THÉROIGNE.

Oh ! oui, je le jure !

L’OFFICIER MUNICIPAL.

La sœur de Jacques Bonhomme se porte caution pour vous, cela suffit.

THÉROIGNE, avec effusion.

Vous m’acceptez ! vous m’acceptez ! Oh ! merci ! Tenez ! voilà tout ce que je possède, mon or, mes bijoux, tout ! merci !

On applaudit.

Ah ! que je suis heureuse !

SCÉVOLA.

Attendez ! attendez donc ! vous ne vous appelez pas Jeanne Michaud, vous !

THÉROIGNE, atterrée.

Oh ! monsieur ! oh ! citoyen ! par grâce !

SCÉVOLA.

Oui, oui, je vous connais, la belle !

THÉROIGNE.

Oh ! moi aussi, je le connais !

Se traînant à ses pied.

Ayez pitié ! ne me nommez pas ! Je renonce à partir ! je renonce à mourir !

SCÉVOLA.

Savez-vous qui elle est, vous autres qui applaudissiez la patriote ?

THÉROIGNE.

Ah ! vous me déshonorez ! vous me tuez !

SCÉVOLA.

C’est la belle Liégeoise, l’amante à tout le monde ! C’est Théroigne de Méricourt !

Murmures dans la foule.

THÉROIGNE, avec un cri terrible.

Ah !

Elle tombe évanouie.

JACQUES, abattant le poing sur l’épaule de Scévola.

Misérable !... Ah ! tu frappes une femme à terre, toi ! Quand toute une nation est debout et qu’une pauvre âme tombée essaye de se relever avec elle, tu la repousses et tu l’écrases !

À Romée penché sur Théroigne.

Paul, en reviendra-t-elle ?

PAUL ROMÉE.

Oui, oui...

Théroigne de Méricourt se ranime, fait quelques pas en chancelant, mais ses yeux hagards rencontrent eux de Patouillet. Elle recule avec un cri d’horreur.

Elle en reviendra, mon ami, mais elle en reviendra folle !

BABET.

Viens, Jeanne, viens, nous allons partir pour la guerre !

Elle l’emmène, aidée de deux ou trois femmes du peuple.

JACQUES, revenant à Scévola.

À nous deux ! Parce que tu sais prendre tous les visages, tu crois donc qu’on ne te connaît pas, toi aussi ! Je t’épargnais, mais tu nous déshonores ? Bas le masque ! De dévot, tu as eu beau te faire jacobin, Scévola ! tu t’appelais hier Patouillet, tu t’appelleras toujours Tartuffe ! Mais, chez nous autres, on aime la loyauté, la grandeur et la miséricorde, n’est-ce pas compagnons ? et nous ne nous confondons pas avec cette espèce ! Tenez ! c’est cruel parce que c’est lâche ! ça braille parce que ça tremble ! ça fait bien voir des griffes ; mais faux lion ! faux peuple ! où est ta clémence ?

SCÉVOLA.

À moi !

JACQUES, avec dégoût.

Oh ! non, va, je ne te toucherai pas ! mais je te chasse.

Marchant sur Scévola qui recule pas à pas.

Regarde où tu es, malheureux ! Sur la place de l’ex-Bastille. Qu’est-ce que tu viens faire chez nous, intrus ? Veux-tu bien te sauver de notre soleil, hibou ! Et qu’on ne te revoie jamais dehors ! On te défend le pavé ! on t’interdit la rue !

Scévola s’enfuit.

JACQUES, se retournant.

Je demande pardon aux citoyennes ; j’ai peur de m’être mis un peu en colère.

BABET, se jetant à son cou.

Non, non, bravo, Jacques ! À bas les Patouillet !...

CRI UNANIME.

À bas les Patouillet !

JACQUES.

Sur ce, passons à l’Europe ! – À nos rangs !

Roulement de tambours. Les gardes-françaises s’alignent au fond. Les femmes, les mères, les sœurs se mêlent aux volontaires ; les enfants se chargent des sacs. On s’embrasse, mais sans larmes, avec des élans de joie héroïque.

JACQUES, un drapeau à la main.

En route ! à la frontière !...

TOUS.

À la frontière !

Tableau du Départ des Volontaires. Les femmes jettent des fleurs et agitent leurs mouchoirs. Tous entonnent le Chant du Départ.

 

 

Troisième Partie

 

13 JUILLET 1793.

 

Le préau de la prison de l’Abbaye. À droite, porte du greffe. À gauche, porte des cellules.

 

 

Scène première

 

PAUL ROMÉE, en guichetier, SCÉVOLA

 

SCÉVOLA, appelant.

Romée !... Romée !...

ROMÉE, entrant.

Citoyen greffier ?

SCÉVOLA.

N’es-tu pas de surveillance, ce soir ?

ROMÉE.

Oui, citoyen.

SCÉVOLA.

Voici le quart d’heure de promenade des prisonniers. On ouvre leurs cellules. Tu es ici le seul guichetier qui ait su m’inspirer de la confiance. Aie l’œil sur la femme Roland.

ROMÉE, d’un ton indifférent.

Ah ! pourquoi ?

SCÉVOLA.

J’ai la certitude qu’il y a dans la prison un complot tramé pour la faire évader...

ROMÉE.

Bah ! par qui donc ?

SCÉVOLA.

Cela, je l’ignore : mais la moindre lueur m’éclairera tout. Ne laisse rien échapper, entends-tu ?

ROMÉE.

Suffit ; citoyen.

Sort Scévola.

 

 

Scène II

 

PAUL ROMÉE, MADAME ROLAND, CINQ ou SIX PRISONNIÈRES, entrant par la gauche

 

UNE JEUNE PRISONNIÈRE.

Ô le bon air !

MADAME ROLAND.

Oui, cela fait toujours du bien au prisonnier de voir le ciel. C’est aussi une des portes de la délivrance !

Elle va s’asseoir sur un banc et ouvre un livre.

ROMÉE, près d’elle, adossé à la muraille et fumant la pipe.

Madame, ne levez pas la tête de votre livre, mais écoutez-moi. Le chapeau que je vous ai fait passer tantôt complète le costume qui doit servir à votre évasion.

MADAME ROLAND.

Oui, mais ne soyez pas si sûr, ami, que je veuille être sauvée.

PAUL ROMÉE.

Oh ! ne dites pas cela ! Vous pouvez être libre dans dix minutes, à la nuit tombante.

Bruit dans la rue.

Vous entendez ce bruit ? Marat vient d’être tué.

MADAME ROLAND.

Marat tué ! Comment ? par qui ?

PAUL ROMÉE.

Par une jeune fille.

MADAME ROLAND.

Ô soudains et redoutables coups de Providence !

PAUL ROMÉE.

Veillez sur vos mouvements. On amène cette jeune fille à l’Abbaye. Il va s’ensuivre une confusion dont il faut profiter.

MADAME ROLAND.

Ainsi, moi, dévouée à la Révolution, je fuirais comme si je l’avais trahie ! Quand il se passe de telles choses au grand jour, je me déroberais dans l’ombre !...

PAUL ROMÉE.

Par grâce, conservez-vous du moins pour votre fille et pour votre mari. Vous avez les clefs des deux premières grilles. Je vais être de garde au troisième guichet ; c’est moi qui vous l’ouvrirai.

MADAME ROLAND.

Oui, et qu’un hasard me trahisse, je vous aurai perdu, n’est-ce pas ?

PAUL ROMÉE.

Ah ! si je veux vous dévouer mon existence !

MADAME ROLAND.

Et si je veux, moi, dévouer la mienne à notre cause ! Ami, nos soldats se battent sur la frontière, ils triomphent à Valmy, ils triomphent à Jemmapes. Nous pouvons, nous aussi, attester de ce côté la grandeur de notre patrie et la sainteté de notre principe : nous pouvons mourir ! Nos défaites alors valent leurs victoires ; car les martyrs valent les héros. Ami, laissez-moi rendre tranquillement mon témoignage. Nos signatures pour la vérité ne sont bonnes et authentiques par devant l’avenir qu’écrites avec notre sang. Remplissons cette formalité.

PAUL ROMÉE.

Épargnez-vous, ne fût-ce que pour lutter encore ! Réfléchissez...

Nouveau tumulte au dehors. Une cloche retentit dans l’intérieur de la prison.

Non, il ne faut plus réfléchir, il faut résoudre ! – Voici la prisonnière qui arrive.

MADAME ROLAND.

Ah ! cette jeune fille, que je voudrais la voir !

PAUL ROMÉE, élevant la voix, aux détenus.

Allons ! vous avez entendu la cloche ? Rentrez aux cellules.

Les prisonniers rentrent lentement. Bas et vite à madame Roland.

Je vais laisser votre porte ouverte. Changez de costume en hâte. – Au nom de tout ce que vous aimez !...

Sortent madame Roland et Paul Romée.

 

 

Scène III

 

SCÉVOLA, ARMINE, entrant par la droite

 

SCÉVOLA.

Oui, citoyen Allemand, nous avons à l’Abbaye quelqu’un du nom de Romée ; – mais c’est un guichetier.

ARMINE.

Un guichetier ! Alors il y a erreur. Le Romée que je cherche depuis un mois dans Paris, le fils adoptif de Jacques Bonhomme, ne peut pas être un guichetier.

SCÉVOLA, à part.

Le fils de Jacques Bonhomme !

Haut.

Quel est donc ce Jacques Bonhomme ?

ARMINE.

Un brave sergent que j’ai rencontré à l’armée du Rhin. C’est lui qui a fait donner à Paul Romée l’éducation d’un fils de famille.

SCÉVOLA, à part.

Oh ! mais Jacques Bonhomme était la créature dévouée de madame Roland. Quel trait de lumière !

Haut.

Voyez toujours Romée le guichetier, si vous avez un intérêt si grand à découvrir votre homme.

ARMINE.

Un intérêt de cœur. Ma famille, d’origine française, mais exilée depuis Louis XIV en Allemagne, croyait avoir à détester mortellement tous les Romée. Mais, d’après une révélation que m’a faite Jacques Bonhomme, nous aurions à les aimer fraternellement, au contraire.

SCÉVOLA.

Et vous venez à Paris pour éclaircir cette confusion ? c’est au mieux. Eh bien, entrez là. Vous allez voir, dans l’instant, passer ce Romée.

ARMINE.

Que de remerciements !

SCÉVOLA.

Oh ! c’est plutôt moi qui vous en dois, je vous assure.

Sort Armine.

 

 

Scène IV

 

SCÉVOLA, puis PAUL ROMÉE, puis MADAME ROLAND

 

SCÉVOLA, seul, radieux.

Ah ! j’ai toujours eu de la chance dans la haine ! Holà ! Phocion !

Entrent trois Gardiens. Il parle bas à l’un d’eux, qui sort. Appelant de nouveau.

Romée !

Entre Romée.

Romée, tu n’es plus guichetier, tu es prisonnier. L’inconnu qui voulait faire évader madame Roland, c’est toi, fils adoptif de Jacques Bonhomme !

Rentre le Gardien, ramenant madame Roland.

LE GARDIEN.

Oui, citoyen greffier, la cellule de la citoyenne Roland était ouverte.

SCÉVOLA, à Romée.

Tu vois, le délit est flagrant. Pas moyen de nier !

MADAME ROLAND, à voix basse, à Romée.

Ah ! mon pauvre Romée ! Trahi !

PAUL ROMÉE.

Je ne m’afflige que pour vous, madame.

Se maîtrisant.

Un seul mot, Scévola. Par qui ai-je été trahi ?

SCÉVOLA, souriant de son méchant sourire.

Par un ci-devant noble arrivé d’Allemagne, et qui s’appelle Armine.

PAUL ROMÉE.

Armine ! le nom de ce vieil ennemi de famille ! Je devine tout. – Adieu, madame. Ne me plaignez pas si je meurs pour vous.

Il sort, emmené par les Gardiens.

MADAME ROLAND.

Noble cœur, que Dieu te sauve !

Elle va pour rentrer.

SCÉVOLA.

Citoyenne, j’ai reçu tantôt l’ordre de te faire transférer de l’Abbaye à Sainte-Pélagie. Et on a besoin de ta cellule pour celle qui vient de tuer Marat.

Grand bruit au dehors.

Ah ! justement la voici.

La porte de droite s’ouvre, on aperçoit la foule menaçant Charlotte Corday.

 

 

Scène V

 

MADAME ROLAND, CHARLOTTE CORDAY, SCÉVOLA

 

CRIS au dehors.

À mort ! à mort !

GARDES NATIONAUX, contenant la foule.

Arrière, citoyens !

SCÉVOLA, à Charlotte.

Entrez vite ici. – Allons ! citoyens !

Il calme la foule, qui se retire peu à peu.

MADAME ROLAND, rapidement à Charlotte.

Est-ce que vous êtes celle qui vient de tuer Marat ?

CHARLOTTE, la regardant.

Oui.

Tout à coup.

Ah ! vous êtes madame Roland !

MADAME ROLAND.

Où m’avez-vous déjà vue ?

CHARLOTTE.

Nulle part. Mais je vous savais à l’Abbaye, et vos amis, vos actions m’avaient parlé de vous.

Avec admiration.

Vous êtes belle !

MADAME  ROLAND.

Elle est charmante ! – Pourquoi ai-je dans l’esprit que vous n’êtes pas non plus pour moi une étrangère ?...

CHARLOTTE.

Je ne suis pourtant pas de Paris. Je suis de Caen. – Orpheline. – Je m’appelle Charlotte Corday. Ma vie n’a eu et n’aura qu’un jour : celui où nous sommes, où j’ai voulu donner la paix à la France.

MADAME  ROLAND.

Vous savez que vous allez mourir ?

CHARLOTTE.

Je l’espère bien ! Moi aussi, j’aurai la paix. Dans trois ou quatre jours.

MADAME  ROLAND.

Et moi, dans trois ou quatre mois.

CHARLOTTE.

Oh ! mais vous êtes heureuse, vous ! vous serez grande et vous resterez pure. Votre part dans notre terrible histoire ne vous aura coûté de sang – que le vôtre.

SCÉVOLA, la foule dissipée, se rapprochant.

Allons, dépêchons !

À charlotte.

Vous, là.

À madame Roland.

Et vous, à Sainte-Pélagie.

MADAME ROLAND, à Charlotte.

Ah ! embrassez-moi, mon enfant.

CHARLOTTE, l’embrassant.

Ah ! merci ! Ah ! que le bon Dieu est bon, qui vous a fait rencontrer, vous victime, à moi meurtrier, – oui m’a fait consoler, moi qui viens de tuer, par vous qui devez mourir ! – Au revoir, madame !

MADAME  ROLAND.

Au revoir, ma sœur.

 

 

Quatrième Partie

 

1797.

 

Le Jardin du Luxembourg.

 

 

Scène première

 

FOULE DE SOLDATS et DE PARISIENS, à droite, au centre d’un groupe de curieux, GRENADE, vivandière, FLAFLA, tambour, MONBONNET

 

FLAFLA, s’accompagnant sur le tambour.

On nous a vus partir, c’était bien ; nous voilà revenus, c’est mieux ! Après cinq ans qui en valent cinquante, nous vous rapportons d’Italie force vieux drapeaux et un jeune général. Nous allions sauver la France, nous avons, par occasion, délivré l’Europe. – Et ra ! et fla !

MONBONNET.

Comme il pince du tambour !

GRENADE, accompagnée par le tambour de Flafla.

En une seule campagne, nous avons livré soixante-sept combats et gagné dix-huit batailles rangées, dont Lodi, Castiglione, Arcole, Rivoli, – de jolis noms de baptême pour vos rues !

À la petite fille des enrôlements.

Ma petite fille, en as-tu pour tes quinze sols ? – Et ra ! et fla !

FLAFLA.

Nous avons conquis Bruxelles, Mantoue, Milan, Trêves, Cologne, Mayence, – et chacun une paire de souliers. – Et ra ! et fla !

GRENADE (Flafla bat la charge).

Nous avons fait 150 000 prisonniers, et pris 170 drapeaux et 1 200 canons ! – Ra ! fla !

FLAFLA, battant aux champs.

Aujourd’hui fête de la victoire ! Le général Bonaparte présente au Directoire le traité de paix de Campo-Formio ! Et nous, nous l’avons nommé caporal. Et lui, il nous a dit : « Soldats, je suis content de vous ! » Et Grenade, qui est l’éloquence même, lui a répondu au nom de l’armée... Dis ce que tu lui as répondu, Grenade.

GRENADE.

Je lui ai répondu : « Mon général, c’est réciproque ! »

FLAFLA.

Tel est le récit incomplet mais véridique de nos quelques lauriers.

MONBONNET.

Oui, mai » tu n’as pas dit, Flafla, qui est-ce qui s’est particulièrement distingué. C’est moi. Dans la personne de mon remplaçant Jacques Bonhomme. Il est capitaine. J’ai la double épaulette. Et, tenez, le voilà ! suis-je beau !

Il va serrer la main de Jacques.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, JACQUES, ARMINE, SAINTE-AMARANTHE, DEUX AGENTS en bourgeois

 

SAINTE-AMARANTHE, bas aux Agents.

Sur votre tête ! ne perdez pas notre homme de vue.

JACQUES, à Armine.

Non ! cette fois, vous ne m’échapperez pas ! Paul Romée, mon fils, votre frère, m’a donné rendez-vous à cette place, à cette heure : vous allez donc vous connaître, enfin ! Ah ! il a fait son chemin à la guerre encore plus vite et mieux que moi ! Il est colonel ! à vingt-sept ans !

ARMINE.

Jacques, prenez garde ! nous n’avons pas eu de bonheur jusqu’ici dans nos tentatives pour nous rapprocher et nous aider. L’heure de la réconciliation est-elle venue ? Cette France victorieuse a encore en elle bien des camps ennemis. Savez-vous s’ils ne nous divisent pas, Romée et moi ?

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, PAUL ROMÉE, en uniforme de colonel

 

JACQUES.

Tout ce que je sais, c’est que vous êtes celui qui m’a montré le collier, celui qui est le frère de mon fils.

PAUL ROMÉE, s’élançant vers Armine.

Se peut-il ?

SAINTE-AMARANTHE, s’avançant.

Une minute ! Me reconnaissez-vous aussi, Jacques Bonhomme ? Je m’appelle aujourd’hui Sainte-Amaranthe, mais je m’appelais anciennement Scévola, et plus anciennement Patouillet. On change parfois de nom,

À Armine.

n’est-ce pas, monsieur Claudius ?...

PAUL ROMÉE.

Claudine !

SAINTE-AMARANTHE.

Condamné il y a un mois par contumace à la déportation, comme un des chefs du complot de Clichy. – Voici l’arrêt.

PAUL ROMÉE, vivement.

Oh ! mais cet arrêt, nous le ferons casser !

ARMINE.

Il est nul en effet ! Il condamne Claudius, et je m’appelle Pierre Armine.

PAUL ROMÉE, avec fureur.

Pierre Armine ! L’homme qui a livré madame Roland à l’échafaud ! – Ah ! je te retrouve enfin ! – Emparez-vous de cet homme ! Claudius et Pierre Armine ne font qu’un, et ne font qu’un traître !

ARMINE.

Romée ! mon frère !

SAINTE-AMARANTHE.

Lui, votre frère ! Voyez donc qui présidait le conseil de guerre et qui a signé votre sentence.

ARMINE, lisant.

Paul Romée ! – Ah ! que son fils prenne garde au mien !

Sainte-Amaranthe et les Agents emmènent Armine.

JACQUES, désolé.

Plus ennemis que jamais !

Il sort avec Paul Romée. Le tambour bat aux champs. Les soldats courent aux armes.

 

 

Scène IV

 

FLAFLA, GRENADE, MONBONNET

 

FLAFLA, s’ajustant son tambour.

Allons ! à nos rangs, Grenade !

Avec un fort soupir.

Au revoir, mon oncle.

MONBONNET.

Quel soupir ! – Tu dois pourtant être fièrement heureux, Flafla, maintenant que tu es tambour.

FLAFLA.

Moi, heureux ? oh ! non, allez ! Je n’ai pas de chance !

GRENADE.

Comment ! pas de chance ! Tu es des quatre qui sont sortis du pont d’Arcole, et sans une éraflure.

FLAFLA, avec amertume.

Les balles me trouvaient trop petit !

MONBONNET.

Tu as été mis deux fois à l’ordre du jour, et tu as des baguettes d’honneur !

FLAFLA.

Ah ! je rêvais autre chose !...

GRENADE.

Mais, quoi donc ? C’est vrai que tu as un fond de chagrin ! Qu’est-ce que tu voudrais ?

FLAFLA.

Vous ne le direz à personne, Grenade ? Vous ne vous moquerez pas de mon ambition, mon oncle ?

MONBONNET.

Tu as donc encore une ambition, Flafla ?

FLAFLA, avec une mélancolie profonde.

Démesurée ! Je voudrais être... tambour-major !

Grenade éclate de rire. Ils rejoignent leur compagnie.

Le Directoire et les Conseils sortent du Luxembourg. Le général Bonaparte paraît, accompagné de monsieur de Talleyrand, suivi de généraux et lieutenants, parmi lesquels Joubert et Andréossy, portant le drapeau d’Italie, chargé d’inscriptions en lettres d’or.

MONSIEUR DE TALLEYRAND, causant avec Bonaparte.

...Mais, enfin, général, comment avez-vous fait pour ouvrir les yeux à ces vieux diplomates des vieilles monarchies ?

LE GÉNÉRAL BONAPARTE.

Moi ? je leur ai simplement dit : La république française est comme le soleil : aveugle qui ne la voit pas !

Il aborde les membres du Directoire. Acclamations. Tableau.

 

 

ÉPILOGUE

 

1855.

 

Le tombeau de Velléda sous l’éminence de Chaillot.

 

 

Scène première

 

L’ÂME DE PARIS, L’ÂME DE LA FRANCE

 

L’ÂME DE LA FRANCE.

Le rêve est achevé. Nous revenons encor

Au tombeau, d’où ton âme, oiseau, prit son essor. –

Arrêtons-nous au seuil du siècle, sœur de gloire !

À présent, c’est la vie, et ce n’est plus l’histoire.

Et comment aborder dans son travail en feu

Ce temps, grand atelier, – le plus grand qu’ait eu Dieu !

Où tant d’heureux chercheurs et de puissants génies,

Pour ouvriers, – avec les foules infinies, –

Ont la vapeur, le gaz, l’aimant, l’éclair vermeil,

Et s’aident à la fois du peuple et du soleil ?

L’ÂME DE PARIS.

Oui, ce siècle-sommet, double horizon immense

Du monde qui finit, du monde qui commence,

N’a plus, pour s’élever par delà tout niveau,

Qu’à t’imiter, Nature, en ton labeur nouveau.

Est-ce que le progrès et la pensée active

Peuvent être en retard sur la locomotive ?

Que nous veulent la haine et ses divisions,

Quand le fil électrique unit vingt nations ?

Quoi ! deux gouttes d’éther ont tué la souffrance,

Et l’homme la ferait revivre ! – Non, ma France !

Nous conquerrons la paix ! Car, après tant d’efforts,

De douleurs, de combats, de misères, de morts,

Qui de sang-froid verra, pour d’aveugles chimères,

Se battre encor les fils sur les tombes des mères ?

Le tombeau avec les deux femmes disparaît dans les dessous et amène à la surface du sol, au milieu d’un fourré

 

 

Scène II

 

ARMINE et LOUIS ROMÉE, habits bas, les épées engagées, JACQUES BONHOMME et DE NOIRMONT servent de témoins

 

Après quelques passes, les combattants s’arrêtent.

JACQUES.

Mes amis ! on le voit à la façon dont vous vous battez, chacun de vous craint, non pour soi, mais pour son adversaire. Voyons, tendez-vous la main, je vous en prie !

NOIRMONT.

Sans doute ! Peu importe ce que dira Paris !

ARMINE.

Non ! non ! que dirait Paris ?

LOUIS ROMÉE.

Vous avez raison ! Reprenons, monsieur.

Reprise du combat, Romée touche Armine.

Ah ! mon Dieu ! je vous ai touché !

ARMINE.

Vous m’avez touché, en effet, mais non blessé, monsieur. Oh ! ne vous étonnez pas ! Voici ce qui m’a servi de cuirasse.

Il retire de son sein le collier.

LOUIS ROMÉE.

Ah !

Montrant l’autre chainon.

Mon frère !

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.

ARMINE.

Je retrouve « mon frère vivant sous le ciel libre ! »

JACQUES.

Et aussi « votre mère morte sous le sol prison. » Messieurs, voici ce qu’en creusant le sol, mes ouvriers ont trouvé ce matin à cette place où vous êtes !

Il leur montre le troisième chaînon.

ARMINE et LOUIS ROMÉE, tombant à genoux, la main dans la main.

Ma mère !

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