Panthée (François TRISTAN L’HERMITE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Jeu de Paume du Marais, en 1637.

 

Personnages

 

CYRUS, Roi de Perse

CHRISANTHE, Général de son Armée

HIDASPE, Général de son Armée

PANTHÉE, Reine de la Suzienne

ARASPE, Favori de Cyrus

CHARIS, Fille d’honneur de Panthée

ROXANE, Fille d’honneur de Panthée

ARTABASE, Colonel de Cavalerie en l’Armée de Cyrus

MITRANE, Ami d’Araspe

ABRADATE, mari de Panthée

DES SOLDATS

 

La Scène est en Lydie.

 

 

À TRÈS HAUT ET TRÈS PUISSANT PRINCE HENRY DE LORRAINE,

ARCHEVÊQUE ET DUC DE REIMS, PREMIER PAIR DE FRANCE, etc.

 

MONSEIGNEUR,

 

Je ne saurais retenir mon zèle, et m’empêcher de produire un acte public de la passion dont je vous honore : Encore que l’ouvrage que j’ose vous présenter, ne soit pas digne de votre grandeur, et qu’une Pièce de si petit prix vous face autant paraître mon impuissance, que ma très humble affection. Au moins, MONSEIGNEUR, puisque le grand Cyrus se trouve aucunement dépeint en cette Tragédie, on peut dire qu’il y a quelque chose de précieux en mon offrande, et qui vous appartient justement. C’est pour le moins une peinture mal faite d’un Monarque bien fait, que j’offre à l’un des plus accomplis Princes de la Terre. Si vous me faites l’honneur de la regarder, vous y verrez beaucoup d’excellentes parties qui vous rendent digne de l’estime de tout le monde, et beaucoup de trais de cette grandeur de courage et de cette force d’esprit qui vous font admirer de toute la France. Mais ce grand Miroir est trop défectueux, et n’a pas assez d’entendue pour vous représenter tout entier. Encore que Xénophon nous ait voulu donner en ce Roi de Perse, l’image d’un Prince sans défaut, et qu’il y ait employé beaucoup de soin ; Il se trouve en vous un effet plus excellent que son idée ; et qui fait avouer à tous que son Art est bien surpassé par un effet de la Nature.

Véritablement, MONSEIGNEUR, vous êtes semblable à Cyrus pour beaucoup de Vertus éclatantes : mais je ne saurais me figurer qu’il peut être pareil à vous, soit pour la beauté de la taille, la bonne mine, la connaissance, l’agréable facilité de parler, et l’adresse en tous exercices. Chacun sait que la merveilleuse science de gagner les cœurs, est comme une qualité naturelle en tous ceux de vôtre Maison ; de même que la PIÉTÉ, la VALEUR et la MAGNIFICENCE leur sont des vertus inséparables. Mais peut-on dire qu’il y ait un Prince qui la possède en un plus haut point que vous ? et peut-on nier que votre grâce n’ait d’invisibles chaînes dont personne ne se peut défaire ? De moi, MONSEIGNEUR, dès le temps que j’eus l’honneur de me présenter devant vous, je demeurai tout ébloui d’une si grande lumière ; je me trouvai charmé de tant de rares qualités : Et ne souhaitai plus de la force et de la santé qu’afin de pouvoir rendre à la Postérité quelque glorieux témoignage de votre Vie. Je suis bien assuré qu’elle sera pleine de merveilles, si peu que la Fortune veille favoriser votre vertu. Les voiles d’un de vos Ancêtres, MONSEIGNEUR, portèrent autrefois la terreur dans toutes les Mers du Levant : on voit trembler toute l’Asie au bruit de ses armes, il arbora la Croix sur la Palme, dans la Palestine ; Et s’étant fait un marchepied des successeurs de Mahomet, s’éleva glorieusement à la Royauté. Mais n’était que vous êtes dans une condition dont la tranquillité ne s’accorde guère avec le tumulte des armes, et dont la sainteté ne se dispense pas d’épandre du sang ; Qui doute que si le Roi vous donnait de l’emploi pour faire la guerre aux infidèles, vous ne pussiez exécuter d’aussi grandes entreprises que vos Aïeux ? Qui doute que vous ne portassiez heureusement ses armes sur le Bosphore, que vous n’apprissiez à ses Peuples à leur dommage que vous êtes sorti du sang de GODEFROY ? et qu’une grande partie de la Noblesse Française ne s’enrichît sous votre conduite, de la dépouille des Barbares ? Quand vous retourneriez un jour avec une flotte victorieuse de beaucoup de Nations infidèles, ces progrès, MONSEIGNEUR, apporteraient du contentement à tout le monde, et ne donneraient de l’étonnement à personne, ce ne seraient que des succès qu’on aurait attendus de vous ; comme ce ne serait que l’accomplissement d’une partie des souhaits que fait pour votre prospérité,

 

MONSEIGNEUR,

 

Votre très humble, très obéissant, et très affectionné serviteur,

 

TRISTAN L’HERMITE.

 

 

AVERTISSEMENT À QUI LIT

 

À peine peut-on s’imaginer qu’il y ait assez de matière en l’aventure de PANTHÉE pour faire deux Actes entiers : c’est un champ fort étroit et fort stérile, que je ne pouvais cultiver qu’ingratement. Aussi n’eut été quelque secrète raison, j’eusse pris un plus favorable Sujet pour donner une Sœur à MARIANE. Véritablement il faut avouer que nonobstant les avantages que la jeunesse peut donner, l’Ainée a plus de beauté que la Cadette, et qu’il s’en faut quelque chose que cette dernière production de mon Esprit ne mérite autant d’applaudissements que la première. Aussi pour le confesser ingénument, avec ce que la différence du sujet, met de la différence dans le travail, l’un de ces Poèmes fut élaboré dans un assez tranquille loisir : et l’autre n’a reçu ses finissements que dans les intervalles d’une maladie. Tellement qu’on ne trouvera pas étrange que l’ouvrage d’un homme languissant ait moins de vigueur, que celui d’un homme qui se porte bien. Au reste, j’ai cru toutefois que cette Tragédie ne manquerait pas d’agrément ; et que cette Maîtresse aurait des Amants aussi bien que l’autre. Mais elle n’était pas née sous une assez bonne constellation pour répondre à mon Espérance : Elle s’est sentie du funeste coup dont le Théâtre du Marais saigne encore ; et pris part en la disgrâce d’un Personnage dont elle attendait un merveilleux ornement. Il est aisé de deviner que c’est de l’accident du célèbre Mondory, qu’elle a reçu du préjudice. Sans mentir, on peut dire que ce n’est pas un homme vulgaire : Et sans offenser beaucoup d’excellents Comédiens qui sont maintenant en réputation, je puis lui donner de grandes louanges. Cet Illustre Acteur ne tient point sa gloire du hasard, ou de l’aveuglement des hommes ; C’est par de merveilleuses qualités qu’il a forcé toute la France de rendre justice à son mérite ; Et qu’il aurait obtenu de l’Antiquité des Couronnes et des Statues. Jamais homme ne parut avec plus d’honneur sur la Scène ; il s’y fait voir tout plain de la grandeur des passions qu’il représente. Et comme il en est préoccupé lui-même, il imprime fortement dans les esprits, tous les sentiments qu’il exprime. Les changements de son visage semblent venir des mouvements de son cœur : et les justes muances de sa parole, et la bienséance de ses actions, forment un concert admirable qui ravît tous ses spectateurs. C’est de ce miraculeux Imitateur, que j’attendais le coloris de cette Peinture : Et c’est celui qui lui devait donner tout ensemble de la grâce et de la vigueur. Sans cette espèce d’apoplexie dont il n’est pas encore guéri parfaitement, il aurait fait valoir ARASPE aussi bien qu’Hérode, et donné de favorables impressions de cet Ouvrage avant qu’il parût sur le papier. Aussi je te dirai, Lecteur, que j’ai presque perdu depuis son mal, la disposition d’esprit que j’avais pour écrire en ce genre Dramatique. Et que n’était que Monseigneur le Cardinal se délasse par fois en l’honnête divertissement de la Comédie, et que son Éminence me fait l’honneur de me gratifier de ses bienfaits, j’appliquerais peu de mon loisir sur les ouvrages de Théâtre. C’est un labeur pénible, dont le succès est incertain. Et quand même on serait assuré d’en obtenir des applaudissements et des louanges, ce serait beaucoup se travailler pour ne rien acquérir que du bruit et de la fumée.

 

 

AU LECTEUR CRITIQUE

 

Lecteur, si la Fortune avait soin de ma vie,

Au lieu qu’elle est toujours contraire aux beaux esprits ;

Il m’importerait peu si les dents de l’Envie

Osaient insolemment déchirer mes écrits.

 

Pourtant, à ton abord un doux espoir me flatte,

J’ai fort peu de savoir, avec un mal de rate ;

Et par là j’ai besoin d’ouïr tes sentiments.

 

Car selon ton mérite, ou ton insuffisance,

Ou je profiterai de tes enseignements,

Ou du moins je rirai de ton impertinence.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CYRUS, CHRISANTE, HYDASPE

 

CYRUS.

Chrisante, ils sont défaits, et c’est notre destin

De revenir chargés d’honneur et de butin,

Après avoir dompté cette injuste Puissance

Qui veut insolemment opprimer l’innocence.

Les Dieux que ce désordre avait mis en courroux,

Ont montré clairement qu’ils combattent pour nous,

Et font leur propre fait des armes légitimes,

Qu’on nous voit employer au châtiment des crimes.

 

Les Perses en effet ont paru plus qu’humains,

Lorsqu’avec ces grands cris ils sont venus aux mains

Partout les ennemis troublés de cette audace

Ont pris chacun de nous pour le Dieu de la Thrace.

Ils se sont ébranlés en nous voyant marcher,

Et des traits infinis qu’ils ont peu décocher

Comme ils se renversaient les uns dessus les autres ;

Ce n’est que par hasard qu’ils ont blessé des nôtres.

Que leur Cavalerie a plié lâchement

Nous voyant avancés dans leur retranchement :

Dans la confusion que l’épouvante apporte,

Les soldats et les chefs se sont troublés de sorte,

Qu’ils se sont séparés dès lors également

Et de l’obéissance et du commandement.

S’ils se fussent battus avec plus de courage,

Ils en eussent reçu moins de désavantage :

Car dans cette déroute on peut bien faire état

Qu’il en est mort vingt fois plus que dans le combat.

Deux Rois à notre abord combattants en personne

Ont servi par malheur de victime à Bellonne :

Et cet autre Tyran qui me pensait braver

S’est vu honteusement réduit à se sauver.

CHRISANTHE.

Sire, cette journée est vraiment mémorable,

Et ce dernier succès se peut dire admirable.

Mais aussi l’on peut dire avecque vérité,

Qu’on en doit tout l’honneur à votre Majesté ;

Elle a fait le devoir, et pris toute la peine,

Et d’un brave Soldat et d’un grand Capitaine :

Elle a couru par tout où le danger était,

Et forcé tous les pas que l’on nous disputait.

CYRUS.

Que le vieux Astiage en recevra de joie !

Il mourra de plaisir s’il faut qu’il me revoie.

Mais pour lui témoigner par avant ce bonheur

Combien nos combattants ce sont acquis d’honneur ;

Les Lettres que j’écris, s’en vont accompagnées

De Tiares froissés et d’Enseignes gagnées,

Afin que de ma part en superbe appareil

On en dresse un Trophée au Temple du Soleil,

Et que la Perse voie avec qu’elle furie

Nous avons attaqué les Tyrans d’Assyrie.

Mais nous n’avons rien fait de battre l’ennemi,

Si cet embrasement n’est éteint qu’à demi.

Jusqu’ici notre peine est une peine ingrate,

Si portants la terreur jusqu’aux bords de l’Euphrate,

Nous n’allons écheler ces murs audacieux

Que l’orgueil de Nembrot éleva jusqu’aux Cieux.

CHRISANTHE.

Sire, dans le bonheur, je tiens que la prudence

Doit mêler sagement la crainte à l’espérance,

Respecter la Fortune et ne s’engager pas

Sans quelque défiance à suivre ses appas.

Cette aveugle Déesse est toujours infidèle,

On est souvent trompé quand on s’assure en elle ;

Elle a l’esprit léger et le gout dépravé,

Et laisse choir souvent ce qu’elle a relevé.

 

Que votre Majesté dans ses desseins regarde

Au salut important du Corps qu’elle hasarde.

C’est la fleur de l’Asie : et si par un malheur

La force et le grand nombre accablaient la valeur,

On verrait aussitôt la Perse et la Médie

Languir d’une fâcheuse et longue maladie ;

Et des fers outrageux nous viendraient métriser,

Que sans quelque miracle on ne pourrait briser.

CYRUS.

Je sers trop bien les Dieux pour craindre ces disgrâces

J’imite leurs bontés, je marche sur leurs traces :

C’est leur secret conseil qui me fait mettre aux champs,

Pour conserver les bons et perdre les méchants.

La Fortune en son cours suit leur sainte ordonnance.

Et selon leurs décrets règle son inconstance.

Cette Divinité qui marche sur les flots,

N’est que l’occasion prise bien à propos

Lorsqu’avec hardiesse on fait une entreprise,

Et que pour quelque bien le Ciel la favorise.

Il est bien malaisé qu’on ne soit pas heureux

Quand on fait des desseins justes et généreux :

Car lorsqu’à nos souhaits le Ciel n’est pas propice,

Cet obstacle ne vient que de notre injustice.

De moi, je ne suis point un insolent vainqueur,

Je redonne les biens pour acquérir le cœur ;

Et fais voir clairement que je ne fais la guerre

Que pour mieux établir la paix dessus la Terre :

Je ne m’attaque point à qui vit justement ;

Et quand je peux punir je pardonne aisément.

Je ne veux de témoin que le Roi d’Arménie :

Si j’impose des lois avecque tyrannie,

J’ai triomphé deux fois de ce Prince indompté,

L’une par ma valeur, l’autre par ma bonté :

Mes bienfaits l’ont étreint d’une chaine éternelle.

Changeant la vieille haine en amitié nouvelle.

Et je fais à Panthée un si doux traitement,

Qu’Abradate en aura quelque ressentiment :

Pour peu que sa Vertu réponde à sa naissance,

Il m’en témoignera de la reconnaissance ;

En quelqu’autre rencontre il s’en ressentira,

Et chez les étrangers ce trait me servira.

HIDASPE.

Quand on vous amena cette belle captive,

Elle était sans mentir aussi morte que vive :

En son visage pâle on n’apercevait pas

Ce qu’il a maintenant de grâces et d’appas :

Mais dans cet accident sa peur l’avait trompée,

Et par votre bonté sa crainte est dissipée.

Ô Dieux ! qu’elle s’en loue.

CYRUS.

Hidaspe, c’est ainsi

Que nous devons traiter : Mais que veut celui-ci ?

UN GARDE.

C’est la Reine étrangère.

CYRUS.

Allons au devant d’elle ;

Il parle à l’oreille de Chrisante.

Araspe en m’en parlant me la dépeint si belle,

Que je croirais faillir et beaucoup hasarder

Si dans cet entretien j’osais la regarder :

Je crains que le plaisir qu’on trouve en sa présence.

Ne fasse négliger les choses d’importance.

 

 

Scène II

 

PANTHÉE, LE GARDE, CYRUS

 

PANTHÉE.

Que fait votre Empereur, ne peut-on pas le voir ?

LE GARDE.

Madame, le voici qui vient vous recevoir.

CYRUS.

Ne vous affligez pas belle et chaste Panthée,

C’est en femme de Roi que vous serez traitée,

Et le terme absolu de votre liberté

Dépendra désormais de votre volonté ;

Sitôt que d’Abradate on aura des nouvelles,

Je vous ferai guider par des troupes ridelles,

Dont l’assuré convoi ne vous quittera pas

Qu’il ne vous ait du camp remise entre ses bras.

Cyrus ayant su vaincre emportera la gloire

D’avoir su noblement user de la victoire ;

En vous rendant l’honneur et la civilité

Que veulent votre sexe et votre qualité.

PANTHÉE.

Délices de l’Asie et l’honneur des Monarques,

En qui l’on voit des Dieux tant d’immortelles marques :

Prince qu’on peut nommer le plus grand des humains,

Je bénis ma disgrâce étant entre vos mains

Et ce trait de malheur si doucement s’efface,

Que je pense faillir en l’appelant disgrâce :

Selon que vos bontés me le font éprouver,

C’est le plus grand bonheur qui me peut arriver.

L’accident est bien doux qui me fait reconnaître

Celui que mon Seigneur doit choisir pour son maître ;

Et de qui le mérite est si grand, qu’aujourd’hui

Tout l’Univers encor doit relever de lui.

CYRUS.

Madame, avec excès votre bonté me flatte.

PANTHÉE.

Seigneur, votre bonté s’est acquise Abradate ;

J’ai dépêché des miens pour lui faire savoir

Qu’elles sont vos vertus, et quel est son devoir.

S’il n’a changé d’esprit j’ose bien me promettre

Qu’il viendra vous trouver ayant reçu ma lettre,

Et qu’il vous servira s’il est autant heureux

Qu’il a toujours été fidele et généreux.

CYRUS.

Madame, je n’ai point mérité cette grâce.

Mais pourrait-il quitter le party qu’il embrasse,

Et laisser des voisins pour suivre un Étranger ?

Sa réputation y courrait du danger ;

Je donne à vos propos une entière créance :

Mais ces grandes faveurs passent mon espérance.

PANTHÉE.

Si le Roi d’Assyrie était encor vivant,

Ce discours pourrait être un propos décevant :

De lui, son alliance était fort souhaitable,

Ce Prince était dévot, généreux, équitable,

Tenait exactement ce qu’il avait promis,

Et méritait par là d’avoir beaucoup d’Amis.

Mais ce nouveau Tyran, lâche et cruel ensemble

Encor qu’il soit son fils, n’a rien qui lui ressemble,

Il est impie, injuste, insolent et trompeur,

Il ne se fait servir qu’en donnant de la peur ;

Son âme dans le crime est toujours occupée,

Ce n’est que de la boue en du sang détrempée.

On ne peut l’assister sans quelque lâcheté,

Et l’on peut le quitter par générosité.

Seigneur, tout à loisir vous pourrez vous instruire

Des soins malicieux qu’il a pris pour me nuire.

CYRUS.

Pour vous nuire, Madame, et de quelle façon ?

PANTHÉE.

Mettant de mon amour Abradate en soupçon :

N’ayant peu m’acquérir par douceur ni par force,

Il s’en voulut venger en causant ce divorce.

CYRUS.

Cet acte, sans mentir, fait horreur et pitié,

Un moindre coup peut rompre une grande amitié :

J’ai su d’un Gouverneur d’une de ces Provinces,

Qu’on le pourrait compter entre les mauvais Princes.

PANTHÉE.

Je me doute à peu près quel est ce Gouverneur,

CYRUS.

C’est un père affligé !

PANTHÉE.

Je le connais, Seigneur,

Il n’avait qu’un seul fils dont il plaint la disgrâce ;

Ce Monarque brutal le menant à la chasse,

Le traversa d’un dard, par un jaloux ennui

De le voir plus dispos et plus adroit que lui.

CYRUS.

C’est celui-là, Madame, et je ne pouvais croire

Qu’un Prince eut peu commettre une action si noire ;

Un Roi doit s’appliquer à de meilleurs objets,

Gouverner son esprit ainsi que ses sujets ;

Et mêlant la justice a des bontés extrêmes,

En commandant autrui, se commander soi-même.

 

Je me trouve possible aussi grand terrien

Que le Roi de Lydie et que l’Assyrien :

Mais dans une grandeur assez considérable,

Je ne fais vanité que d’être raisonnable ;

De révérer les Dieux, d’aimer mes alliés,

De pardonner à ceux qui se sont oubliés,

Et donner à mon peuple un assez beau modèle

Pour se rendre dévot, vaillant, sage et fidèle.

 

Je connais la vertu du Roi votre mari ;

Et l’estimant beaucoup, je serais bien marri

Si nous devions un jour devenir frères d’armes,

Que vous eussiez jamais de matières de larmes ;

Je vous assurerais de ne pas négliger

Les soins de vous servir et de vous protéger.

Mais croyez-vous en fin causer cette alliance ?

PANTHÉE.

J’en attends la nouvelle avec impatience :

Les Cieux de cet effet, par mes vœux sont pressés.

Et de si justes vœux sont possible exaucés.

Panthée se lève.

Mais dans les grands emplois d’une valeur si rare,

Seigneur, de votre temps vous devez être avare.

Aussi je ne dois pas en discours ennuyeux

Faire en vain consumer des moments précieux.

CYRUS.

Madame, vos vertus, comme votre naissance,

Vous donnent où je suis une entière puissance :

Commandez à mes gens tout ce qu’il vous plaira,

Ici comme dans Suze on vous obéira.

Araspe, fais toujours avec un soin extrême

Qu’on respecte Madame à l’égal de moi-même.

ARASPE.

Sire, on ne saurait voir ce miracle des Cieux

Sans lui rendre aussi tôt l’honneur qu’on doit aux Dieux.

 

 

Scène III

 

CYRUS, CHRISANTE, HIDASPE

 

CYRUS.

Il en peut bien parler avec beaucoup d’estime,

Cette grande louange est vraiment légitime.

Nous ne fîmes jamais un plus riche butin

S’il faut que son mari suive notre destin ;

Nous y rencontrerions l’utile et l’honorable ;

Et ce serait pour faire un progrès admirable.

Mais je ne puis penser qu’étant homme de cœur,

Il quitte le vaincu pour suivre le vainqueur :

En cette occasion, ce serait la pensée,

D’une âme fort légère, ou fort intéressée,

Quelque raison qu’on ait, on est dans le mépris

Lorsque l’on abandonne un party qu’on a pris.

HIDASPE.

Sire, quand le dépit s’empare de notre âme,

Nous mettons en oubli la louange et le blâme ;

Et sans aucun égard de honte ou de danger,

Tous nos raisonnements tendent à nous venger.

Abradate offensé par cet indigne Prince,

Qui d’un joug tyrannique opprime sa Province,

Croit peut-être aujourd’hui s’en pouvoir séparer

Sans courre de hasard de se déshonorer.

CYRUS.

Hidaspe, il se peut faire, et des Dieux bons et sages

Nous pouvons espérer de plus grands avantages.

Mais allons voir le camp de l’un à l’autre bout,

Visiter les cartiers, et donner ordre à tout.

 

 

Scène IV

 

PANTHÉE, ARASPE, CHARIS, ROXANE

 

PANTHÉE.

Pour voir le plus grand Roi que le Ciel ait fait naître,

Il faut porter les yeux sur le Roi notre maître ;

De tous ceux que l’on tient pour images des Dieux,

C’est le vivant portrait qui ressemble le mieux.

ARASPE.

Et pour voir une Reine en vertus sans pareille,

Qu’on peut avec raison nommer une merveille :

Pour l’excellent esprit et la rare beauté

Il faut porter les yeux sur votre Majesté.

PANTHÉE.

Cette comparaison assez mal assortie,

Blessant la vérité choque ma modestie :

Cyrus est un miracle en rares qualités

Qu’on ne doit comparer qu’à des Divinités.

ARASPE.

Madame, dans ce rang vous pourriez prendre place.

PANTHÉE.

Vous voulez me flattant adoucir ma disgrâce,

C’est en continuant vos soins accoutumés,

Avec beaucoup d’esprit montrer que vous m’aimez.

ARASPE.

On ne peut rien aimer qui soit plus adorable.

PANTHÉE.

De cette affection je vous suis redevable ;

Cyrus n’eut peu me faire un traitement si doux,

En me donnant en garde à tout autre qu’à vous.

Mais toujours vos respects, vos soins, et votre adresse,

En déguisant mes maux consolent ma tristesse ;

Aucun autre des siens n’aurait eu la bonté

De me laisser si libre en ma captivité.

ARASPE.

Hé ! Madame, cessez.

PANTHÉE.

Si j’en ai la puissance,

Vous ne vous plaindrez pas de ma reconnaissance,

Vous pourrez employer Abradate.

ARASPE.

Ô grands Dieux

Que ce nom m’est fatal, et qu’il m’est odieux !

PANTHÉE.

Quel accident soudain change votre visage ?

C’est de quelque rechute un assuré présage ;

Après avoir été malade extrêmement,

Vous ne deviez jamais sortir si promptement.

ARASPE.

La mort s’en va bien tôt punir mon imprudence !

PANTHÉE.

Charis, qu’on le secoure, il tombe en défaillance :

Je ne puis voir son mal sans en avoir pitié.

ARASPE.

Ô trait, pour mon malheur, trop doux de la moitié !

ROXANE.

Le cœur vous fait-il mal ?

ARASPE.

Roxane, c’est ma peine :

CHARIS.

Je demeure avec lui, suivez un peu la Reine,

Et renvoyez quelqu’un pour en avoir du soin.

ARASPE.

N’en prenez pas la peine, il n’en est plus besoin :

Où pourrait-on trouver deux compagnes ridelles,

Qui fussent plus que vous, ni courtoises, ni belles ?

Les Grâces dans le Ciel sont un moindre ornement,

Et vous ne leur cédez qu’en nombre seulement.

Aussi le Sort vous mit auprès d’une maîtresse,

Qu’on ne peut estimer moindre qu’une Déesse ;

Que ses yeux ont d’éclat, que son visage est doux :

Ô Dieux ! qu’elle a d’appas !

CHARIS.

Elle en a trop pour vous :

Un vermillon se mêle à votre couleur blême,

Vous pourriez bien l’aimer.

ARASPE.

Il est vrai que je l’aime

Celui qui la peut voir sans avoir de l’amour,

Est indigne de voir la lumière du jour,

Sous un visage d’homme il porte un cœur de marbre,

Et n’a pas plus de sens qu’un rocher ou qu’un arbre.

CHARIS.

En fin vous l’aimez donc, il faut le confesser ?

ARASPE.

Oui, mais c’est d’un amour qui ne peut l’offenser :

C’est d’une saincte ardeur, bien qu’elle soit extrême,

Qui ne sera jamais nuisible qu’à moi-même.

CHARIS.

J’ai regret de vous voir dans cette passion ;

Assurez-vous par là de ma discrétion.

ARASPE.

S’il faut que la Nature en l’air d’un beau visage,

De la grandeur de l’âme exprime un témoignage,

Qu’on puisse du dedans juger par le dehors,

Et qu’un Esprit bien fait n’habite qu’un beau corps.

Charis est une noble et divine personne,

Elle a des sentiments dignes d’une Couronne ;

Et ce que la Fortune a de prospérités

Ne saurait égaler ses rares qualités.

 

Je crois que pour tout l’or des Princes de Lydie,

Vous ne commettriez pas la moindre perfidie :

Que c’est sans intérêt lorsque vous obligez,

Et que votre faveur est pour les affligés.

C’est à vous seule aussi que je fais confidence,

Et de mon infortune, et de mon imprudence.

CHARIS.

Araspe pour avoir plus de contentement.

Ne vous obstinez pas d’aimer si hautement,

Il faut régler son vol : car lorsque l’on s’égare

On a le plus souvent la fortune d’Icare,

On ne peut sans péril approcher d’un Soleil.

ARASPE.

Hélas ! je ne saurais suivre votre conseil,

Un destin tout-puissant, une invincible Étoile

Aux yeux de ma Raison attache un sombre voile.

Je sais bien que je sers une ingrate Beauté,

Et qu’aimant sans espoir j’ai des feux sans clarté.

Ah ! le cœur me soulève en pensant à ses charmes ;

Permettez que je donne un cours libre à mes larmes,

Et connaissant le mal qui cause mon trépas,

En plaignant mon malheur ne le divulguez pas.

CHARIS.

N’en ayez point de peur, je plains votre aventure,

Et veux avecques vous cacher votre blessure.

ARASPE.

Suivez vos sentiments.

CHARIS.

Ils sont trop généreux,

Pour me faire attacher au sort d’un malheureux.

Mais à qui vous estime, il serait désirable

Que ce mal si cruel ne fut pas incurable.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ARASPE

 

Hôtes du silence et de l’ombre,

Où l’air est si frais et si sombre :

Arbres qui connaissez l’état de ma langueur,

Soyez les confidents des peines que j’endure,

Et souffrez que je grave en votre écorce dure

Le beau nom que l’Amour a gravé dans mon cœur.

 

Amour, ce Conseiller perfide,

Ce jeune aveugle qui me guide,

A causé tous les maux qui me font soupirer ;

Il a porté mon Âme à suivre ses caprices,

Et l’a conduite en fin parmi des précipices,

D’où jamais ma raison ne peut la retirer.

 

Il ma fait observer les charmes

D’une Reine fondante en larmes.

Et qui pourrait du Ciel tous les Décrets changer.

Ô qu’elle est redoutable encore qu’elle pleure !

Qui peut voir ses beaux yeux sans mourir tout à l’heure,

Peut voir des Basilics sans crainte et sans danger.

 

Ses yeux, ces lumières fatales,

Sont des Planètes sans égales,

Qui peuvent à leur gré disposer de mon sort.

Mais, ô simplicité qui n’a point de seconde !

En nommant ses beaux yeux les plus beaux du monde,

Je loue innocemment les Auteurs de ma mort.

 

Hélas ! je suis si misérable

En l’état triste et déplorable

Où d’abord m’a réduit l’éclat de ses beaux yeux ;

Et tant d’ennuis secrets me font toujours la guerre,

Que le temps qui me reste à vivre sur la Terre

Ne me saurait suffire à me plaindre des Cieux.

 

Depuis la fatale journée

Que l’Amour et la Destinée

Offrirent à ma vue un chef-d’œuvre si beau,

J’ai toujours soupiré d’un mal inconsolable ;

Et n’ai peu concevoir de penser raisonnable

Qui ne m’ait conseillé de courir au Tombeau.

 

Ô qu’elle est ingrate et cruelle,

À l’heure que j’eus pitié d’elle,

Voyant ses bras captifs sous de honteux liens,

J’allais tarir ses pleurs ; elle me mit en flamme ;

Je rassurai son cœur, elle troubla mon âme,

Et me donna des fers quand je rompis les siens.

 

Mes soins, ni ma persévérance,

Ne me donnent point d’espérance

Que jamais sa pitié récompense ma foi :

Mais quel bien manquerait au bonheur de ma vie

Et quels Rois glorieux me pourraient faire envie,

Si ce divin Objet avait pitié de moi ?

 

Ô frivoles discours, paroles insensées,

Abradate est l’objet de toutes ses pensées :

C’est lui que la Fortune avec trop de rigueur

À placé dans son lit, et gravé dans son cœur :

C’est son éloignement qui la rend triste et blême

C’est lui qui la possède en son absence même :

Et c’est la seule amour que son cœur concevra ;

Au moins autant de temps qu’Abradate vivra.

 

Ennemi de mon bien, obstacle de ma joie,

Que le Sort enrichit d’une si belle proie,

Où te retire-tu ? je veux t’aller chercher,

Et l’épée à la main te la faire lâcher :

Je ne puis encourir de honte ni de blâme,

Si j’arrache le cœur a qui vole mon âme ;

Aura-t-il sans péril mis ma vie en danger ?

Et faut-il que je meure ainsi sans me venger ?

Mais ô dérèglement du mal qui me tourmente !

Panthée est à la fois sa femme et son Amante,

Et pensant par sa mort adoucir mon ennui,

J’attenterais sur elle entreprenant sur lui ;

Je me perdrais moi-même, et j’irais par les armes

Confondre en ce malheur mon sang avec ses larmes.

Si l’Hymen seulement s’opposait à mon bien,

Il me serait aisé de rompre son lien ;

Mais l’invincible Amour qui joint leurs cœurs ensemble,

Ne permettra jamais que rien les désassemble.

Dieux ! je la vois venir avec tous mes plaisirs,

Cet objet dans mon cœur redouble mes désirs,

Amour, divin Auteur de mes impatiences,

Toi qui passes pour Maître en toutes les sciences,

Inspire moi de grâce, et me fais inventer

Un secret pour lui plaire et pour me contenter,

Il tire des Tablettes.

Voici de quoi produire un subtil artifice,

Amour, il vient de toi, fais donc qu’il réussisse.

 

 

Scène II

 

PANTHÉE, CHARIS

 

PANTHÉE.

Charis, console-moi dans mes secrets tourments

Et ne me cèle point quels sont tes sentiments ;

Pense-tu qu’aujourd’hui mon Abradate arrive

Et s’il séjourne plus, pense-tu que je vive ?

CHARIS.

Madame, il ne saurait retarder plus d’un jour.

PANTHÉE.

Tu dis un jour Charis ? c’est trop pour mon amour.

Tu sais qu’avec excès le Ciel me persécute

Quand j’en suis séparée une seule minute,

Et tu me dis un jour ? Ah ! tu ne pense pas

De combien cette absence avance mon trépas,

Et qu’infailliblement il faudra que je meure.

Si pour me consoler il ne vient dans une heure.

Ô Dieux ! si tu savais ce que c’est que d’aimer,

Quand d’un feu légitime on se sent enflammer,

Et que la raison suit l’instinct de la Nature ;

Tu connaîtrais bien mieux la peine que j’endure.

Tu saurais si le Sort afflige au dernier point

Lorsqu’on aime un objet, et qu’on ne le voit point ;

Et blâmerais bien fort les dures tyrannies

Qui séparent les corps de deux Âmes unies.

CHARIS.

Madame, si mes vœux pouvaient être exaucés,

J’épargnerais beaucoup des pleurs que vous versez,

Exempte des ennuis que le Ciel vous envoie,

Vous n’en rependriez plus si ce n’était de joie.

Mais votre Majesté devrait moins s’affliger

Ayant avec tant d’heur surmonté le danger :

Elle offense les Dieux avec ses défiances,

Et nuit à sa santé par ses impatiences.

La tristesse et la peur troublent les matelots

Quand les vents mutinés font soulever les flots,

Et que malgré leur art, les vagues orgueilleuses

Font prendre à leurs vaisseaux des routes périlleuses

Mais si tôt que Neptune émue du mauvais temps,

Remet en leur devoir ses sujets inconstants,

Dès lors des navigants qui craignaient le naufrage,

La frayeur se dissipe aussi tôt que l’orage.

Vous seule hors du péril craignez le mauvais sort.

PANTHÉE.

Charis, le plus souvent on fait naufrage au port :

Et l’aveugle fortune avecque trop d’empire,

Préside sur l’état du bonheur où j’aspire.

Puis j’appréhende fort les maux que me prédit

Un songe dont l’effroi rend mon sens interdit.

 

Le Soleil poursuivant la nuit aux voiles sombres,

À coups de traits dorés avait chassé les ombres ;

Et les petits oiseaux que réveille l’amour

Célébraient en chantant la naissance du jour

Lorsque ce songe affreux dont l’horreur m’épouvante

Ma fait voir d’Abradate une image vivante.

 

De ses vaines couleurs il me la si bien peint,

Que j’ai cru voir sa taille et ses yeux et son teint,

Le vrai ton de sa voix a frappé mon oreille,

Son visage était gai, sa bouche était vermeille,

Du bien de me revoir il rendait grâces aux Dieux,

Et son contentement se lisait dans ses yeux.

Mais comme je goûtais cette douceur extrême,

Je l’ai vu tout à coup triste, sanglant, et blême,

Le harnois éclatant qu’il avait endossé

De mille étranges coups me semblait tout percé ;

D’une voix languissante, et d’une bouche morte,

Cette ombre de mon bien m’a parlé de la sorte.

 

« Cesse de te flatter d’un espoir décevant ;

« Mes jours sont achevés, je ne suis plus vivant,

« Et ton âme occupée à tant de sacrifices,

« Ne peut pour mon salut rendre les Dieux propices.

« Mars qui dans les combats enviait ma valeur,

« M’offrit par jalousie en victime au malheur.

« Mais puisque je suis mort avec assez de gloire,

« Fais que toujours au moins je vive en ta mémoire.

 

Lors le cœur tout transi j’ai couru l’embrasser,

Mais d’un baiser si froid il m’est venu glacer,

Que par un grand effort j’ai rompu tous ces charmes,

M’éveillant en sursaut les yeux couverts de larmes.

 

C’est ce qui m’inquiète, et qui me vient troubler,

Qui cause mes soupirs, et qui me fais trembler :

Mais Charis, que dis-tu de ce funeste songe ?

CHARIS.

Je dis que ce n’est rien qu’un déplaisant mensonge.

Madame, votre esprit s’entretient tout le jour

Des malheurs que peut craindre une fidèle amour

Lorsqu’aimant un objet avecque violence,

On souffre pour long-temps les rigueurs de l’absence.

C’est la malignité de ces impressions

Qui vous a fait avoir ces noires visions :

Mais ne vous troublez point de ces tristes mensonges

Et pour n’avoir la nuit que d’agréables songes,

Bannissant la tristesse, ordonnez à vos sens

De vous entretenir d’objets divertissants :

S’en est le vrai secret.

PANTHÉE.

Charis, je te veux croire :

Mais quoi, toujours ce songe occupe ma mémoire.

CHARIS.

Vous plaît-il de tourner vers ces arbres couverts

Qui gardent la fraîcheur sous leurs feuillages vers ?

PANTHÉE.

Allons.

CHARIS.

Je vois par terre un homme qui repose.

PANTHÉE.

Il ne repose point, il écrit quelque chose.

CHARIS.

Madame, c’est Araspe, ou mon œil me déçoit.

PANTHÉE.

Passons derrière lui : mais il nous aperçoit.

 

 

Scène III

 

PANTHÉE, ARASPE, CHARIS

 

PANTHÉE.

Qu’est-ce qu’écrit Araspe en cette solitude ?

ARASPE.

Madame, c’est un lieu dont je fais mon étude ;

J’y viens de composer en faveur d’un Amant

De qui la passion me touche tendrement.

PANTHÉE.

C’est un Amant possible absent de sa Maîtresse ?

ARASPE.

C’est un homme accablé de l’ennui qui le presse

Il adore un objet aussi beau que le jour,

Et n’a jamais osé lui dire son amour.

PANTHÉE.

Sans doute ce respect le rendra plus aimable.

ARASPE.

Madame, ce respect la rendu misérable,

Et c’est sur ce subiet que j’ai fait un discours,

Dont les raisonnements viennent à son secours,

Représentants l’ardeur de ses flammes secrètes.

PANTHÉE.

Je vous l’ai vu tantôt écrire en ces Tablettes ;

Je ne veux pas pourtant demander à les voir.

ARASPE.

Madame, commandez, vous avez tout pouvoir :

Mais ici j’ai tracé d’un mauvais caractère

Et fort confusément, cet amoureux mystère.

Il est vrai que par cœur j’ai peu le retenir.

PANTHÉE.

Vous auriez trop de peine à vous en souvenir.

ARASPE.

Madame, nullement : mais puisque l’Éloquence

A beaucoup d’ornements qui sont de conséquence,

Afin que ce discours face mieux son effet,

Je le vais réciter, ainsi que je l’ai fait.

Vous savez que pour rendre un discours agréable,

Avec le ton de voix le geste est désirable.

Mais je serai contraint le récitant trop bas.

PANTHÉE.

Nullement, parlez haut, Charis n’écoute pas.

ARASPE.

Je ne cèlerai plus l’extrême violence

Qui paraît en mes yeux, et parle en mon silence,

Que le cours de mes pleurs vous a peu figurer,

Et dont mes longs soupirs vous doivent assurer,

Madame, je vous aime ; ô Cieux ! le teint vous change

À la confession de cette erreur étrange,

Et l’insolent aveu d’un crime sans pareil,

Pour ma confusion fait rougir un Soleil.

Mais l’ombre de ma mort fut-elle en ce nuage

Qui trouble l’air serein de votre beau visage,

Et l’éclair que vos yeux me viennent d’envoyer

Ne fut-il allumé que pour me foudroyer.

 

Je ne puis me dédire en ce péril extrême,

Je ne le puis celer, Madame, je vous aime,

Et j’aime mieux mourir adorant vos appas,

Que me rendre immortel ne les adorant pas.

 

Je sais que votre race aux Astres élevée

Voit sa gloire fameuse en cent marbres gravée,

Et que peu de Héros nous sont représentés

Qu’on puisse comparer à ceux dont vous sortez :

Ainsi mon vol hautain attend un sort funeste,

Je suis comme Ixion dans le Palais céleste ;

N’étant rien qu’un mortel, j’ose porter les yeux

Dessus une Beauté qui vient du sang des Dieux.

Mais si de la clémence autant que du visage

Vous ressemblez aux Dieux dont vous êtes l’image,

Quelque soudain dépit qui vous vienne embraser,

Mon malheur trouvera de quoi vous apaiser.

Vous plaindrez un effet dont vous êtes la cause,

Et direz qu’en faisant ce que le Ciel impose

Par la nécessité d’un arrêt tout-puissant,

On peut commettre un crime et rester innocent.

Hélas ! quand je vous vois, ô bonheur trop fragile !

Je vivais tout à moi, j’avais l’esprit tranquille,

Et ne me proposais en cet état heureux

Ni rien de malaisé, ni rien de dangereux ;

La raison dans mon âme étendait sa puissance,

Et trouvait en mes sens beaucoup d’obéissance.

Mais vos rares beautés ne mirent qu’un moment

À troubler la douceur de mon gouvernement ;

Elles vinrent changer tout mon bonheur en rage.

Mes plaisirs en tourments, ma bonace en orage,

Et d’un des plus contents qui parussent au jour,

Firent par un prodige un martyr de l’Amour.

 

Je ne me rendis pas sans quelque résistance,

Mon jugements s’émeut et se mit en défense,

Opposant à ce mal qui fut désespéré,

Tout ce que sait l’esprit le plus considéré.

 

Mais comme dans l’enclos d’une ville surprise

Où l’ennemi prend place où la flamme est éprise,

Les tristes habitants que l’horreur vient troubler,

En cette extrémité ne peuvent s’assembler,

L’alarme vient trop tard, en vain l’on s’évertue,

Le vainqueur est partout qui ravage et qui tue ;

Et du peuple effrayé le plus pressant souci,

Est de sauver sa vie en lui criant merci.

Ainsi quand votre image entra dans ma pensée,

Qui par tant de beaux traits fut aussi tôt forcée,

La solide froideur du plus sage discours

Ne lui sut apporter qu’un débile secours.

Arbres vous le savez, témoignez à Madame

De combien de raisons je combattis ma flamme ;

Et comme sa beauté troubla mes sentiments,

Et triompha toujours de mes raisonnements.

Des pleurs que j’ai versez rendez-lui témoignage,

Dites-lui de quels cris j’ai percé ce bocage :

Et comme m’obstinant contre mes propres vœux,

J’en ai battu ma tête et tiré mes cheveux.

Dites-lui de quel soin j’ai cherché du remède

Aux violents assauts du mal qui me possède ;

Réclamant ciel et terre en cette adversité,

Et comme tout cela ne m’a point profité.

 

Après ce long récit, ô belle et sage Reine,

Si ma fidèle amour mérite votre haine,

Je tiens tous mes devoirs pour une trahison,

Et ma mort sur le champ vous en fera raison.

Mais s’il faut que mon zèle excuse mon audace.

Et qu’en votre pitié je trouve quelque place ;

Je vous rendrai service avec tant de respect

Que jamais mon amour n’aura rien de suspect :

Ô divine Beauté ! pourvu que je vous voie

Je ne demande point de plus parfaite joie ;

Je ne veux qu’observer vos célestes appas,

Je ne veux que baiser les marques de vos pas.

PANTHÉE, se levant.

J’écoutais ce discours comme une raillerie,

Mais s’il s’adresse à moi cessez-le je vous prie :

À moi ? parler d’amour ? vous vous êtes mépris,

Moi ? vous perdez le sens, reprenez vos esprits ;

Je serais le sujet de vos flammes secrètes ?

Savez-vous qui je suis, songez-vous qui vous êtes :

Quoi ? vous ne respectez dans cette passion

Ni mes chastes amours, ni ma condition ?

ARASPE.

Je sais que pour atteindre au bonheur où j’aspire,

Il faut tenir au moins les rênes d’un Empire :

Mais le défaut d’un sceptre est un empêchement,

Que ma fidèle amour pourrait vaincre aisément.

Cyrus comme il lui plaît élève les personnes,

Il dispense à son gré les fers et les couronnes.

Et de tant de faveur il daigne m’honorer

Que d’un Maître si grand je puis tout espérer.

PANTHÉE.

Comment ? un téméraire aura donc eu l’audace

De me parler ainsi sans périr sur la place ?

Ah ! ce trait insolent m’offense au dernier point,

Et je crois que Cyrus ne l’approuvera point :

Il a tant de vertu qu’il m’en fera justice,

Il faut que de ce pas Charis l’en avertisse,

Charis.

CHARIS.

Que vous plaît-il Madame ?

PANTHÉE.

Suivez-moi.

ARASPE, seul.

Voilà donc tout le prix que remporte ma foi ?

J’ai donc de tant de pleurs fait hommage à tes charmes

Pour n’en recueillir rien que des sujets de larmes.

Barbare, me traiter avec tant de rigueur ?

Je t’ai donc offensée en te donnant mon cœur :

C’est par là que ta haine à ma perte s’attache,

Pour le recevoir mieux tu veux qu’on me l’arrache.

Puisqu’il ne te plaît pas de l’avoir autrement,

Je le veux bien ainsi pour ton contentement.

Va rends moi criminel, contente ton envie,

Fais qu’on m’ôte à la fois, et l’honneur et la vie.

Intéresse Cyrus en ton inimitié,

Et me rends par ta plainte indigne de pitié.

Dis-lui que mes forfaits n’ont jamais eu d’exemples.

Que ma main sacrilège a saccagé des Temples ;

Et que dans mille excès mes actes odieux,

Ont ému contre moi les hommes et les Dieux.

De quelque étrange fait dont ta bouche m’accuse

Je n’y chercherai point de raison ni d’excuse ;

Et me privant du jour, la colère du Roi

Me fera mille fois plus de faveur que toi :

Quand la mort m’aura mis hors de ta servitude

J’en serai redevable à ton ingratitude.

Je t’ai donc offensée en vouant à tes yeux

Ce vif et clair rayon que j’ai reçu des Cieux ?

En te faisant un don de cette Âme immortelle

Qui fut pour t’adorer à soi-même infidèle.

Qui laissant son bonheur pour chérir ta prison,

Se rendit indocile aux lois de la raison :

Et qui déterminé à cette erreur extrême

Vit encor plus en toi que non pas en moi-même ?

Ce trait digne de haine et de ressentiment,

A mérité sans doute un cruel châtiment :

Cet affront est sanglant, cette atteinte est sensible,

Ne la pardonne point, elle est irrémissible.

Vous devant qui son crime est si lâche et si noir,

Témoins de son orgueil et de mon désespoir,

Dieux ! si votre équité ne manque de puissance ;

Punissez sur le champ cette méconnaissance ;

À des cœurs moins ingrats vous avez fait sentir

D’un indigne mépris un juste repentir ;

Vous les avez cachés sous l’écorce des arbres,

Vous en avez formé des rochers et des marbres ;

Montrez votre justice à venger mon trépas,

Ne lui pardonnez point : mais ne l’affligez pas,

Ou si vous l’affligez, ne faites donc répandre

Des pleurs à ses beaux yeux que sur ma triste cendre :

S’il faut que ma disgrâce émeuve vos bontés,

Agissez seulement contre ses cruautés ;

Ne la transformez point en une autre nature,

Qu’elle change d’humeur, et non pas de figure.

Mais, ô divers transports de mes pensers errants !

Ô désordre confus de desseins différents !

Je déteste son nom, je la hais, je l’abhorre,

Je la fui, je la crains, et si je l’aime encore.

Je sens mon feu s’éteindre, et puis se rallumer,

Je ne la puis haïr, je ne la puis aimer,

Je sais qu’elle est ingrate, et je la trouve belle,

Qu’elle est mon ennemie, et si je suis pour elle,

Il faut pour satisfaire à la rigueur du sort

Guérir de tant de maux par une seule mort.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

PANTHÉE, CHARIS

 

PANTHÉE.

Haris, cet insolent me parler de la sorte ?

CHARIS.

Madame il est perdu.

PANTHÉE.

Qu’il meure, il ne m’importe.

Il n’a pas redouté que sa faveur cessât,

Ni qu’il fut maltraité, pourvu qu’il m’offensât.

N’a-t-il pas entrepris l’insolent et le traître,

D’aggraver mes malheurs en dépit de son maître ?

Quel supplice si grand pourrait être inventé

Qui n’eut trop de douceur pour sa témérité ?

CHARIS.

Est-il pour un Amant un plus cruel martyre

Que de n’obtenir pas les choses qu’il désire ?

Et puisqu’il est ainsi que l’on pardonne aux fous,

Araspe est insensé, de qui vous plaignez-vous ?

Un homme à qui les maux sont de chères délices,

Qui trouve à soupirer ses plus doux exercices.

Et s’obstine toujours contre sa guérison,

Madame, à votre avis, a-t-il de la raison ?

Et n’exercez-vous pas une rigueur extrême,

Si vous voulez qu’il meure à cause qu’il vous aime ?

Certes ce procéder si vous y pensiez bien,

Vous semblerait étrange autant comme le sien ;

Et vous ferait quitter ce désir de vengeance,

Pour traiter son erreur avec plus d’indulgence.

S’il n’eut pris de l’amour pour votre Majesté

Eût-il peu soupirer pour quelque autre Beauté ?

Voyez votre Miroir pour juger de son crime,

Il fournira pour lui d’excuse légitime ;

Et vous découvrira par mille appas divers,

Qu’il pourrait pour complice avoir tout l’univers.

« Une Beauté parfaite est une tyrannie

« Dont ne peut s’affranchir le plus ferme Génie ;

« Elle embrase les Dieux, tout cède à son pouvoir,

« Et pour ne l’aimer pas il ne faut pas la voir.

C’est le malheur d’Araspe, en voilà l’origine,

On le fit gardien d’une Beauté divine :

Et son cœur qui soudain se sentit enflammer

N’eut rien d’assez puissant pour s’empêcher d’aimer.

Vous direz que pressé d’une ardeur sans mesure

Il a trop entrepris découvrant sa blessure.

Ayant perdu le sens, il a fait l’insensé ;

En cela votre honneur est-il intéressé ?

PANTHÉE.

En aucune façon, pourvu qu’on le punisse.

CHARIS.

On ne peut le punir qu’à votre préjudice :

Faut-il que le bruit coure en la bouche de tous

Que vous ayant aimée un homme est mort pour vous ?

Madame, vous savez que par la Renommée

La femme la plus chaste est par fois diffamée :

Ce Fantôme indiscret, ce Monstre inquiété,

Qui confond le mensonge avec la vérité ;

En divulguant un bruit qu’aura semé l’envie,

Tachera bien souvent une innocente vie.

Par là, de mille objets remplis de chasteté

L’honneur se rend suspect à la Postérité.

« Les plus sages du temps jamais ne se hasardent

« À donner de l’éclat aux bruits qui les regardent ;

« Aimants mieux étouffer leurs mécontentements,

« Que d’en faire à leur dam des éclaircissements.

« Que peut dire Abradate arrivant dans l’armée

« S’il sait qu’Araspe meurt pour vous avoir aimée ?

Je connais son humeur et que pour votre bien

Il est avantageux qu’il n’en apprenne rien.

PANTHÉE.

Araspe en sera quitte en changeant de demeure.

CHARIS.

Madame nullement, je crains fort qu’il ne meure,

Sans doute il vous ferait plus de pitié qu’à moi

Si vous saviez l’état où j’ai laissé le Roi :

Car votre Âme où l’on voit des bontés adorables

Compatît aisément au sort des misérables.

Cyrus ne fut jamais si troublé qu’aujourd’hui ;

Malgré cette vertu que l’on admire en lui,

Quand j’ai de votre part fait ce triste message,

L’excès de la colère a troublé son visage :

Il n’a peu s’empêcher de jurer hautement

Qu’Araspe en recevrait le juste châtiment.

Madame, employez-vous à détourner la foudre

Qui pour vous contenter le va réduire en poudre.

Tout le camp en aurait de sensibles douleurs ;

Ne lui fournissez point ces matières de pleurs.

C’est assez que ce coup ait menacé sa tête ;

Ayant ému les flots apaisés la tempête.

« Vous avez fait la femme en voulant vous venger,

« Faites la Déité le sauvant du danger.

PANTHÉE.

Mais s’il est impuni j’aurai sujet de craindre

Que de son mal encor d’autres se viennent plaindre.

CHARIS.

Madame, croyez-moi, cela n’adviendra pas.

PANTHÉE.

Roxane accourt vers nous, qui peut hâter ses pas.

Me vient-elle avertir de rien qui me contente ?

 

 

Scène II

 

ROXANE, PANTHÉE

 

ROXANE.

Madame, un Suzien qu’on mène en votre Tente

Dit qu’il est envoyé par le Roi votre époux,

Et qu’il a de sa part quelques lettres pour vous.

PANTHÉE.

Allons voir le Courier qu’Abradate m’envoie ;

Charis à ce rapport je nage dans la joie.

 

 

Scène III

 

MITRANE, ARASPE

 

MITRANE.

Araspe, sauvez-vous, étant bien averti

Qu’on est prêt de vous faire un fort mauvais parti.

ARASPE.

Moi ? que je me déguise et que je me retire

Pour emporter ailleurs ma honte et mon martyre ?

Je brave le malheur qui me peut arriver,

Et ne sais que la mort qui me puisse sauver :

C’est la Divinité que j’appelle à mon aide,

C’est mon plus sûr Asile et mon dernier remède ;

Quelque étrange appareil qu’on face pour ma mort

Je puis bien dépiter les menaces du sort.

Penses-tu que mon âme en soit épouvantée

Après avoir souffert les mépris de Panthée ?

Je n’ai plus rien à craindre après cette rigueur,

Et je vais accepter ma perte de bon cœur.

Allons trouver Cyrus pour voir si mon audace

Attendra sans frémir le coup de ma disgrâce,

Tu sauras s’il est vrai qu’à l’objet du danger

L’assiette de mon cœur soit sujette à changer.

MITRANE.

Nous l’avons assez vu dans le péril des armes,

Ô Dieux !

ARASPE.

Mon cher Mitrane, essuie un peu tes larmes,

Puisque ton amitié monte jusqu’à ce point,

Sers moi, je t’en conjure, et ne me pleure point.

Si l’Astre qui préside au point de la naissance

Te donna pour Araspe un peu de bienveillance,

Et si dans nos combats j’ai fait quelque action

Qui fortif1e en toi cette inclination,

Je veux bien de ta foi des preuves plus certaines,

Le deuil est inutile à soulager mes peines :

Si mon triste destin te fait quelque pitié,

Fai moi connaître mieux ta fidèle amitié,

Je m’en vais éprouver cette grande colère,

Viens être de ma fin le témoin oculaire,

Et quand ta piété m’aura fermé les yeux,

Va trouver de ma part ce Chef-d’œuvre des cieux,

Cette Princesse altière, et cette ingrate Reine,

Qui rejette mes vœux avecque tant de haine,

Cette Beauté superbe a qui ma passion

Apporta tant d’horreur et tant d’aversion.

Conte-lui de ma mort l’agréable nouvelle,

Dis-lui qu’en expirant j’ai toujours parlé d’elle,

Et que rendant l’esprit comme elle a désiré,

Contre tant de rigueur je n’ai point murmuré.

Dis-lui qu’on n’a point vu qu’en expiant mon crime

J’offrisse à son Autel une indigne Victime,

Et que voyant venir le coup de mon trépas,

Je n’ai rien témoigné de faible ni de bas.

Dépeins-lui ma constance, et la mets en son lustre ;

Jure lui que mon âme, était une âme illustre,

Et que dès le moment que j’entrai sous sa loi,

J’eus l’esprit, le courage, et la grandeur d’un Roi.

Elle n’est point de marbre, et tu verras possible

Que ce triste récit la trouvera sensible :

Peut-être en son visage un mouvement secret

Fera voir de mon sort tant soit peu de regret.

Mitrane, s’il est vrai que ma perte la touche,

Qu’il en puisse coûter un hélas à sa bouche,

Un soupir à son cœur, une larme à ses yeux ;

Dès lors cette faveur me rend égal aux Dieux,

Et mon ombre la bas, de ces douceurs ravie,

N’aura point désormais de regret à la vie.

MITRANE.

Vous me faites mourir de tenir ces discours,

N’avancez point ainsi, le terme de vos jours :

Artabaze entre avec des soldats.

Mais cet homme sévère et de mauvais présage

Semble avoir votre Arrêt écrit sur son visage.

Vous deviez vous résoudre à partir promptement.

ARASPE.

La chose est résolue, avançons seulement :

C’est ce que je désire.

MITRANE.

Et ce que j’appréhende.

 

 

Scène IV

 

ARTABAZE, ARASPE, MITRANE

 

ARTABAZE.

Je viens vous avertir que Cyrus vous demande.

ARASPE.

Il faut l’aller trouver : savez-vous point pourquoi ?

ARTABAZE.

Je ne pénètre pas dans les secrets du Roi :

L’ordre qu’il ma donné veut qu’avec diligence

Je vous mène vers lui sans autre connaissance.

MITRANE.

Ô rencontre funeste ! Ô Ministre maudit !

ARASPE.

Viens Mitrane, et fais bien tout ce que je tai dit.

 

 

Scène V

 

CYRUS, CHRISANTE

 

CYRUS.

En vain par tant de soins et par tant de travaux

J’ai fait entrer l’envie au cœur de mes Rivaux :

Et la Fortune en vain conduisant la victoire

Ma toujours assisté dans l’amour de la gloire,

Puisqu’un jeune insolent a la témérité

De faire ce mépris de mon autorité.

Ma réputation se tache par ce crime,

On en voit tout à coup décroître mon estime,

Et de quelque façon qu’Araspe soit puni,

L’éclat de ma grandeur en demeure terni.

Comment ? sans respecter les ordres que je donne,

Fâcher une Beauté qui porte une couronne,

Dont même le mari se rend mon allié ?

Je l’avais fait trop grand, il s’est trop oublié.

CHRISANTE.

Sire, en toutes les Cours l’imprudence est commune

À tous les jeunes gens qu’élève la Fortune ;

L’homme faible et léger sans un secours divin

S’enivre de faveur comme l’on fait de vin,

Il trouve en s’élevant que ses sens le trahissent,

Que la tête lui tourne, et ses yeux s’éblouissent ;

Et comme sans mesure il veut toujours monter,

Son étourdissement le fait précipiter.

Mais Araspe abusant d’une bonté si rare,

A fait à cette Reine un acte de barbare.

Qui n’étant retenu d’aucun mors vertueux,

Donne à ses appétits un cours impétueux.

CYRUS.

Ah ! je l’ai trop aimé ce jeune téméraire,

Qui sans doute est party de peur de ma colère ;

Des plaintes de Panthée il aura su le bruit :

Mais voici l’insolent qu’Artabaze conduit,

Dites-lui qu’il s’avance.

 

 

Scène VI

 

CYRUS, ARASPE, ARTABAZE

 

CYRUS. Il lui parle en particulier.

Ingrate créature,

Indigne de ta race et de ma nourriture,

Je te faisais garder une femme de Roi,

Tu lui devais porter même respect qu’à moi.

Dis-moi donc insolent, qui t’a donné l’audace

D’oser l’importuner sans craindre ma disgrâce ?

ARASPE.

Un ami du désordre, un infracteur de lois,

Qui trouble également les Bergers et les Rois ;

Amour, ce doux Tyran de tout ce qui respire,

Et qui ne connaît rien de grand que son Empire.

Vous m’avez fait garder une rare Beauté,

Près de qui l’on ne peut garder sa liberté ;

Je n’ai peu refuser mon cœur à cette belle,

Et si j’en avais mille ils seraient tous pour elle.

Les puissances du Ciel et celles des Enfers

Ne me sauraient jamais tirer hors de ses fers,

Je veux jusqu’à la mort l’adorer en mon âme,

Et dans ma cendre encore en conserver la flamme.

Si le crime est si grand d’aimer en lieu si beau,

Je serai criminel jusques dans le tombeau :

Charmé de tant d’appas je ne suis pas capable

De vivre un seul moment sans en être coupable,

Ne pardonnez donc point à ma témérité,

Je suis atteint d’un crime, et j’ai bien mérité

Puisque j’ai pu déplaire à cette belle Reine,

Que votre affection se convertisse en haine.

Commandez sur le champ, qu’on termine mon sort,

Il ne m’importe pas de quel genre de mort ;

En l’état où je suis, les feux, les précipices,

Le fer et le poison, me seront des délices,

Je les tiens à faveur, et promets hautement

D’en goûter l’amertume avec ravissement.

CYRUS.

Il a perdu le sens, voyez qu’elle manie,

Comme l’Amour le traite avecque tyrannie ;

L’état où je le vois me donne du regret :

Mais il faut le traiter en malade indiscret,

Puisqu’il nous a fait voir par un trait si sensible,

Qu’à d’importants sujets sa folie est nuisible.

Comme un morceau de fer qu’attire également

Cyrus se lève.

La secrète vertu de deux pierres d’aimant ;

Par un contraire effort parmi l’air se balance,

Tiré de deux cotés de même violence :

Ainsi sur ce sujet, mon esprit agité

Vague entre la douceur et la sévérité.

Dans ses divers pensers, se suspend en soi-même,

Et ne se peut résoudre en cette peine extrême.

Mon cœur se sent piquer d’honneur et d’amitié,

L’un émeut mon courroux, l’autre me fait pitié ;

Souffrir que dans ma Cour on prenne la licence

De fâcher une Reine avec tant d’insolence,

C’est passer pour barbare à la postérité,

C’est manquer de sagesse et manquer de bonté.

Perdre aussi ce que j’aime, et dont dès mon bas âge

J’ai toujours reconnu l’esprit et le courage ;

Un serviteur ardant, un homme plein de foi,

Qui semble n’être né que pour mourir pour moi.

Abandonner Araspe, Ah ! c’est une personne

Que je puis balancer avec une couronne :

J’ai beau délibérer en cette occasion,

Je ne puis rien penser qu’à ma confusion.

Mais voici cet objet qui n’a rien de vulgaire,

Excepté le défaut de ne pardonner guère :

Son courroux me vient-il encor solliciter ?

 

 

Scène VII

 

PANTHÉE, CYRUS

 

PANTHÉE.

Seigneur, d’un pas hâté je viens vous visiter,

C’est pour vous faire part de ma secrète joie,

Vous montrant ce papier, que Monseigneur m’envoie ;

Voyez s’il vous honore, et croyez désormais

Que je sais bien tenir tout ce que je promets.

Mais ce qui rend encor ces nouvelles meilleures,

C’est que nous le verrons au plus tard dans deux heures.

Il vient accompagné de deux mille chevaux

Pour être plus utile à vos nobles travaux.

CYRUS.

Mon âme est de merveille également saisie,

Et de sa diligence et de sa courtoisie.

PANTHÉE.

Sans doute c’est un Prince et de cœur et d’esprit,

Mais de grâce Seigneur lisez ce qu’il m’écrit.

Lettre d’Abradate à Panthée.

Ce Roi, qui respectant le destin de la guerre,
Par ce bon traitement adoucit ton malheur :
Doit bien tôt conquérir tout le rond de la terre
Puisque tant de clémence est jointe à sa valeur.

Tu m’en as peint l’image avecque tant de charmes
Que déjà sa vertu m’ôte la liberté ;
Je voulais m’opposer à l’effort de ses armes,
Mais il faut que je cède aux traits de sa bonté,

Comme c’est ton désir, crois que c’est mon envie
De tenir désormais Cyrus pour mon Seigneur :
Car puisqu’on doit aimer l’honneur plus que sa vie
Il faut donner sa vie à qui l’on doit l’honneur.

CYRUS.

Madame, les honneurs dont il me va chargeant

Font voir en ce papier qu’il est fort obligeant,

Par ses grands compliments il ma voulu confondre,

À ces civilités je ne saurais répondre :

Mais si pour le servir je suis assez puissant,

Il ne me tiendra pas pour un méconnaissant :

Assurez l’en, de grâce, et tirez par avance

Quelque fidèle effet, de mon obéissance.

PANTHÉE.

Digne libérateur de tous les oppressés,

Que la voix des mortels ne peut louer assez :

Puisque je vous acquiert ce serviteur fidèle,

J’ose vous demander une grâce nouvelle.

CYRUS.

C’est Madame ?

PANTHÉE.

D’ôter de votre souvenir

L’imprudence d’Araspe, et ne le point punir.

Sa faute est excusable, il faut que je le die,

Après une cruelle et longue maladie

Sa raison la quitté, son sens s’est affaibli,

Vous mettrez s’il vous plaît cette faute en oubli :

Je vous en veux prier.

CYRUS.

Commandez-moi, Madame,

Encor que son erreur soit si digne de blâme

Et de punition, puisqu’il vous plaît ainsi,

Si vous lui pardonnez, je lui pardonne aussi :

Mais c’est faire paraître une clémence extrême.

PANTHÉE.

C’est imiter, Seigneur, et les Dieux et vous même,

Qui voulûtes changer ma disgrâce en bonheur,

Lorsque je pouvais perdre, et la vie et l’honneur.

Panthée sort.

 

 

Scène VIII

 

CYRUS, ARASPE

 

CYRUS.

Araspe, cette belle a demandé ta vie :

Et j’ai facilement contenté son envie :

Que dis tu de Cyrus et de cette Beauté ?

ARASPE.

Je dis que vous avez tous deux trop de bonté !

CYRUS.

Et bien, dis moi, l’amour est-elle volontaire ?

Ne te donnais-je pas un avis salutaire

Quand je te détournais de la voir si souvent ?

ARASPE.

Je suis par ce malheur devenu plus savant ?

CYRUS.

Au reste, je te fais une expresse défense

De lui dire jamais un seul mot qui l’offense.

ARASPE.

Hé, Sire, à l’offenser je n’ai jamais pensé ;

Les Cieux me sont témoins que je suis l’offensé.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ABRADATE, PANTHÉE

 

ABRADATE.

Oui, oui, l’Assyrien tend à nous opprimer,

Et Cyrus paraît tel que nous devons l’aimer :

Éloignant donc l’orgueil fuyons l’ingratitude,

Et pour nous affranchir entrons en servitude.

Cyrus mérite bien de m’imposer sa loi,

Vous ayant conservée il a trop fait pour moi.

Et désormais le bien qui reste en ma puissance,

Est d’un trop petit prix pour ma reconnaissance :

Après cette faveur ne pouvant faire mieux,

Je puis trahir pour lui les hommes et les Dieux ;

Ce bien fait est si grand, que si je le puis croire,

Je dois aveuglement m’immoler à sa gloire :

Mais est-il si parfait qu’il est représenté ?

Cette rare peinture est un portrait flatté.

Si peu qu’un jeune Prince est ou vaillant, ou sage,

La Renommée en dit mille fois davantage ;

Puis il faut qu’en parlant de son libérateur,

Le plus sévère esprit devienne un peu flatteur.

Il faut que d’un bienfait une âme se ressente,

Ou qu’elle soit fort lâche et fort méconnaissante ;

Sans doute votre esprit, qui n’a point de défaut,

Le lotie avec excès, en le mettant si haut.

PANTHÉE.

Cyrus m’a fait faveur, mais je lui rends justice,

Quand j’atteste qu’il est inaccessible au vice,

Et qu’on peut l’élever entre les immortels,

Si les grandes vertus méritent des Autels :

Qu’en grandeur de courage il est inimitable,

Qu’il se montre clément, qu’il paraît équitable,

Et qu’à sa continence on ne peut reprocher

Qu’il soit quelque Beauté qui le puisse toucher.

ABRADATE.

Je crois que par un soin de la chaste Minerve,

Contre les traits d’Amour son âme se conserve.

Mais avec tout cela, voudriez vous bien jurer

Qu’il eut pu jusques ici vous voir sans soupirer ?

PANTHÉE.

Quoi, ne savez vous pas qu’il ne ma jamais vue ?

ABRADATE.

De mémoire en ce lieu vous semblez dépourvue.

C’est bien me découvrir ce qu’on m’avait celé :

Tellement que Cyrus ne vous a point parlé ?

PANTHÉE.

Il ma parlé trois fois : mais ce Prince est si sage

Qu’il n’a jamais porté les yeux sur mon visage.

ABRADATE.

Ô Réplique subtile et produite à propos !

PANTHÉE.

Quel étrange penser trouble votre repos ?

De quoi palissez vous, qu’elle atteinte vous blesse ?

Avez-vous un esprit capable de faiblesse :

Avez-vous de ma foi conçu quelque soupçon ?

Doutez-vous de Panthée ?

ABRADATE.

En aucune façon.

Mais je crains les malheurs qui sont inévitables

À ceux que le Destin veut rendre misérables.

PANTHÉE.

Douter de ma constance et de ma chasteté ?

ABRADATE.

Nullement, mon esprit n’en a jamais douté :

Mais bien...

PANTHÉE.

Quoi ?

ABRADATE.

Qu’une injuste et cruelle puissance

N’ait usé contre vous de quelque violence :

Si vous me le celiez de peur de m’affliger,

Ce serait de nouveau lâchement m’outrager.

S’il a fait à Panthée une si grande injure,

À ce premier abord devant les Dieux je jure

Que pour lui témoigner combien j’y prends de part,

Je le vais saluer de vingt coups de poignard.

Ma main de cet affront justement animée,

Saura trouver son cœur, au cœur de son Armée :

Ma mort suivra de près cette témérité,

Mais le perfide aura ce qu’il a mérité.

PANTHÉE.

Dans l’appréhension d’un mal imaginaire

Vous avez un transport qui n’est point ordinaire.

ABRADATE.

C’est contre ces assauts que j’ai peu de vertu,

Et par là qu’aisément je puis être abattu.

Ah ! la crainte que j’ai d’un si sensible outrage

Me trouble tout le sens de douleur et de rage.

PANTHÉE.

Ô ridicule peur !

ABRADATE.

Ridicule, et pourquoi ?

PANTHÉE.

Pour ce qu’elle est indigne et de vous et de moi ;

Et qu’enfin votre esprit paraît trop susceptible

De l’appréhension d’une chose impossible.

ABRADATE.

Les Dieux par ce malheur ne pouvaient me punir ?

PANTHÉE.

Non, jamais ce malheur ne pouvait avenir.

ABRADATE.

Je connais votre foi, je sais votre constance :

Mais malgré vos clameurs et votre résistance,

Ce Prince autorisé d’un pouvoir absolu,

À peu faire en son camp tout ce qu’il a voulu ;

Qui pourrait détourner la furieuse envie

De celui qui sur nous a pouvoir de la vie ?

PANTHÉE.

Qui pourrait détourner le généreux effort

De celle à qui la honte est pire que la mort ?

Si dans un tel péril je me fusse trouvée

En une extrémité ce poignard m’eut sauvée,

Et me garantissant d’un si lâche attentat,

Eût maintenu ma gloire en son premier état.

Voilà le confident qui durant votre absence

Avec fidélité gardait mon innocence :

Voilà le Protecteur de ma pudicité,

Qui m’aurait secourue en cette adversité.

Je m’en étais saisie afin de me défendre

Des violents efforts qui me pouvaient surprendre

Ce fer en un besoin se cachant dans mon cœur

Eût trompé les désirs d’un insolent vainqueur.

Mais le sage Cyrus est un Prince héroïque

Qui n’eut jamais pour moi de penser impudique,

Ou dès le même instant qu’il en fut échauffé,

Il fut par la raison dans son Âme étouffé.

Vous reste-t-il encor quelque fâcheux ombrage ?

ABRADATE.

Cet éclaircissement dissipe ce nuage :

Mais mon esprit confus va devenir jaloux

Des rares qualités de Cyrus, et de vous.

Ô grandeur de vertu, qui n’eut jamais d’exemple !

Ô générosité digne vraiment d’un Temple !

Dieux, qui dans ce Monarque, et dans cette Beauté

Mites tant de sagesse, et tant de chasteté ;

Faites que par le monde en tous lieux soit portée

La gloire de Cyrus, et celle de Panthée,

Et faites que bien tôt mes bonnes actions

Méritent leur estime, et leurs affections.

 

Et vous, pardonnez-moi, beaux yeux remplis de charmes.

Je suis assez puni d’avoir causé vos larmes,

J’ai tort d’avoir tremblé, d’une vaine terreur :

Mais l’excès de l’amour a causé cette erreur,

Et le soudain pardon jamais ne se refuse

Aux transports violents qui portent cette excuse.

« Comme les bruits confus accompagnent le jour,

« Toujours la jalousie accompagne l’Amour ;

« Partout où va ce Dieu, va ce Fantôme sombre

« Qui le suit de si près qu’on le prend pour son ombre.

 

« Aussi lorsqu’on se voit possesseur d’un grand bien

« C’est l’estimer bien peu que de ne craindre rien.

« Et surtout la beauté semble avoir quelque amorce,

« Pour se faire ravir par adresse ou par force.

Cependant j’ai failli, mais pardonnez le moi :

PANTHÉE.

Je ne saurais punir mon Seigneur et mon Roi,

Mais il a des pensers qui ne doivent point naître

En un esprit si fort, et qui m’a peu connaître.

ABRADATE.

Mais, me pardonnez-vous ?

PANTHÉE.

Oui, je vous le promets,

Pourvu que ces soupçons ne reviennent jamais.

ABRADATE.

Allons voir ce grand Roi, dont l’agréable Empire

Ne s’étendra jamais si loin que je désire.

 

 

Scène II

 

CYRUS, CHRISANTE, HIDASPE

 

CYRUS.

Qu’on le fasse punir l’indiscret espion,

Qui sème dans mon camp son appréhension :

Et qu’on charge de fers, ou qu’on laisse au bagage,

Ceux de qui son rapport a glacé le courage.

Il a pris l’épouvante et la voudrait donner

À ceux que les périls ne peuvent étonner,

Qu’au milieu des combats on n’a jamais vu blêmes,

Et qui parmi les coups font les périls eux-mêmes.

Mais je ne puis penser qu’une vaine vapeur

Étonne des soldats incapables de peur,

Des cœurs ambitieux d’acquérir de la gloire,

Et que vient de flatter le gain d’une victoire.

Ceux où l’on voit briller de si grandes vertus

Ne tournent point le dos à ceux qu’ils ont battus.

En est-il parmi vous que j’estime si braves

Qui portassent envie au malheur des Esclaves ?

Aimants mieux soupirer sous le joug d’un vainqueur

Que l’épée à la main mourir en gens de cœur ?

Celui que la frayeur jusqu’à ce point possède

Selon mon ingénient, n’est ni Perse ni Mède :

Qu’il passe vers Crésus, il lui sera permis ;

Je le crains plus ici qu’entre les ennemis.

Mais ils sont cependant moins forts que nous ne sommes,

Ils ont plus d’attirail, et nous avons plus d’hommes ;

Quand ils s’assembleraient encor des millions,

Ce ne sont que des Cerfs qu’affrontent des Lyons :

Ces lâches Lydiens nourris dans l’abondance

Parmi les jeux, l’amour, les festins et la dance,

Se sont trop amollis en leur oisiveté,

Pour subsister long-temps dans l’incommodité :

Mes soldats mieux instruits au métier de la Guerre

Étant accoutumés à dormir sur la terre,

À s’exercer beaucoup, et manger sobrement,

Se peuvent assurer de les vaincre aisément.

Pour se charger bien tôt d’honneur et de richesse,

On n’a rien qu’à me suivre au milieu de la presse ;

Je serai satisfait si l’on fait comme moi,

On lâchera le pied quand je prendrai l’effroi.

HIDASPE.

Sire, au premier rapport du soldat qui proteste

Que le camp de Crésus est si fort et si leste,

Et qu’il l’a vu vers nous marcher si promptement ;

Nous nous sommes émus mais sans étonnement :

Car entre vos soldats on n’entend que des plaintes

D’un désir de combattre et non d’aucunes craintes.

Nous nous sommes émus, comme il advient parfois

Au Lyon qui découvre un Taureau dans un bois ;

Il s’émeut, il frémît, non de peur, mais de joie

De pouvoir aborder une si bonne proie.

Je suis bien assuré de dix mille soldats

Qui d’un nombre plus grand ne s’étonneront pas,

Encor que nuit et jour ils soient dessus les armes,

Ils ne s’ébranlent point pour ces grandes alarmes ;

Et comme l’on a vu dans les combats passés

C’est toujours par-devant qu’ils se trouvent blessés.

Rien que le seul repos n’affaiblît leur audace,

Ils iront dans la flamme, ils iront dans la glace,

Et jusques aux enfers leur valeur passera

Quand votre Majesté me le commandera.

CHRISANTE.

Tous ceux que je conduits sont de même nature,

Ont même discipline et même nourriture,

On n’a rien qu’à marcher contre les ennemis

Et nous vous tiendrons tous ce qu’il vous a promis.

Quand même étant ligués pour nous réduire en poudre,

Les Dieux sur notre camp devraient lancer la foudre.

ARASPE.

Puisque je dois la vie à votre Majesté,

Je lui rendrai bientôt ce qu’elle m’a prêté :

Ou par un grand succès je lui ferai paraître,

Qu’avec beaucoup d’ardeur, je sers un si grand Maître.

CYRUS.

Mes amis, ces propos, dignes de gens de cœur,

M’assurent aujourd’hui du titre de vainqueur :

Le Prince est bien timide, ou l’espérance est morte,

Quand de si braves Chefs lui parlent de la sorte :

Mon dessein ne saurait avoir qu’un bon succès

Soutenu de vertus qui vont jusqu’à l’excès :

Puis je ne cèle pas que mon espoir se flatte

De ce nouveau renfort que me donne Abradate :

Ses chariots armés feront un grand effet,

Pourvu qu’on suive bien le dessein que j’ai fait,

Je les ferai marcher ; Mais j’aperçois Panthée

Qui de contentement est toute transportée ;

Elle tient par là main son mari qui la suit.

 

 

Scène III

 

PANTHÉE, CYRUS, ABRADATE

 

PANTHÉE.

Seigneur, de vos bienfaits voici le digne fruit,

Voilà cette Rançon que je vous ai promise :

Quand vos heureux succès m’ont ôté la franchise ;

Vous m’avez bien traitée, et pour m’en revancher

Je vous offre un trésor que j’estime bien cher.

CYRUS.

J’estime ce Trésor d’une valeur extrême ;

Et l’acceptant de vous je me donne à lui-même.

ABRADATE.

Seigneur, au dernier point vous m’avez obligé,

Ne vous attachant pas au sort d’un affligé ;

Et daignant, par un trait de clémence admirable,

Respecter la douleur d’un Prince misérable.

Vous auriez peu me perdre, usant de la rigueur

Que peut impunément exercer un vainqueur,

Mais vous avez fait voir qu’en cet âge où nous sommes,

Les Dieux daignent encor se déguiser en hommes,

Et qu’ayant quelque fois la foudre dans les mains,

Ils ont compassion des larmes des humains.

CYRUS.

Cette civilité n’est point une merveille,

Vous l’auriez exercée en rencontre pareille,

Tout ce qu’a de meilleur cette bonne action,

C’est qu’elle est le ciment de notre affection.

Les Amis tels que vous apportent plus de gloire,

Et plus d’utilité qu’une grande victoire.

ABRADATE.

Seigneur, en votre nom j’espère d’en gagner,

Ou du moins en mourant je saurai témoigner

Qu’en un fragile corps est une âme bien née,

Quand je rendrai la vie à qui me l’a donnée.

CYRUS.

M’ayant fait allier d’un Roi si généreux

Les Cieux me donneront des succès plus heureux ;

Mais qu’ils me soient amis, ou qu’ils me soient contraires,

Nous vivrons désormais vous et moi comme frères.

Cependant vous savez que l’ennemi paraît,

Qu’il faut que promptement chacun se tienne prêt,

Et que par le bon ordre augmentant les courages,

Nous allions dans le champ prendre nos avantages ;

Des éminents endroits nous saisir promptement,

Et faire entendre à tous notre commandement.

ABRADATE.

Seigneur, en ce beau jour vous plaira-t-il que j’aille

Combattre avec les miens au front de la bataille ?

Mes chariots de Guerre étant bien attelés

Feront en cet endroit des effets signalés.

C’est là qu’assurément, ainsi que j’ose croire,

Ces machines pourront ébaucher la Victoire ;

Seigneur, vous plairait-il me tant favoriser ?

CYRUS.

Il ne m’est pas permis de vous rien refuser :

Oui, vous commanderez, aujourd’hui, l’avant-garde,

Je le trouve à propos, cet honneur vous regarde,

Je vous dirai tout l’ordre en tenant le Conseil ;

Mais il faut écouter ce Prêtre du Soleil.

 

 

Scène IV

 

CALCAS, CYRUS et PANTHÉE

 

CALCAS.

Sire, les ennemis apprêtent des génisses

Pour s’acquérir les Dieux par de grands sacrifices,

J’en viens donner avis à votre Majesté.

Qui les peut devancer en cette piété,

Et dessus son Armée arrêter la victoire

En faisant honorer la cause de sa gloire :

Fera-t-on maintenant prière aux immortels ?

CYRUS.

Oui, oui, nous vous suivons, préparez les Autels ;

Lorsque devant les Dieux tous bons de leur nature,

Nous avons exercé des rigueurs sans mesure,

Il ne faut pas penser que nous les apaisions

Par des vases fumants et des effusions.

Détectant en leurs cœurs la noirceur de nos vices,

Ils détournent leurs yeux de tous nos sacrifices,

Ont l’encens en horreur et sont plus irrités,

Plus notre hypocrisie invoque leurs bontés.

Les rebelles vassaux qui sans craindre la guerre

Osent braver les Dieux, du Ciel et de la Terre,

Refusant les tributs qui leur sont imposés,

Ne font guères de vœux qui soient autorisés.

PANTHÉE.

Seigneur, vos sentiments, de même que vos gestes

À notre jugement sont des choses célestes.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ARASPE, ORONTE

 

ARASPE.

Selon mes vœux secrets il a perdu la vie,

Ce glorieux objet de ma jalouse envie ;

Cet Amant fortuné, ce prodige en bonheur,

Pour dernier avantage est mort au lit d’honneur.

Ô faveur des destins ! admirable aventure !

La gloire l’a suivi jusqu’à la sépulture.

Comme il s’est vu lassé de mille actes guerriers,

Il a rendu l’esprit accablé de lauriers.

Et lorsqu’il est tombé sanglant sur la poussière

Les mains de la Victoire ont fermé sa paupière.

Que la terre, ô grands Dieux ! soit légère à ses os,

Pourvu que mon bonheur succède à son repos ;

Et qu’après ce grand deuil qu’on fait sur sa disgrâce

Je sois assez heureux pour occuper sa place.

Mais ce n’est rien qu’un bruit : Peux-tu bien m’assurer

Qu’Abradate soit mort ?

ORONTE.

Je vous en puis jurer.

ARASPE.

Tu sais comme le sang qu’on perd en abondance

Fait ordinairement tomber en défaillance ;

Et par cet accident, sur un léger rapport,

Un homme évanoui peut passer pour un mort.

Mais quand le Médecin promptement le visite,

Avec peu de secours on voit qu’il ressuscite.

ORONTE.

Il n’en va pas ainsi d’Abradate.

ARASPE.

Et comment ?

ORONTE.

Pour ce qu’il est tout prêt à mettre au monument.

On a trouvé son corps tout couvert de blessures ;

Ce n’étaient en tous lieux que larges ouvertures,

Qui montrent que la Parque en demandant ses droits,

A coupé de ses jours le fil en vingt endroits.

ARASPE.

Il faut que je t’embrasse et que je te conjure

De me conter au long toute cette aventure :

Car je n’en suis encore informé qu’à demi.

ORONTE.

Comme nous avons vu paraître l’ennemi,

Après avoir reçu les ordres pour combattre

Nous l’avons abordé d’un cœur opiniâtre.

Lui pour nous enfermer, étant assez puissant

Étendait son grand Corps en forme de croissant.

Des Troupes là dessus ont été dispersées

Pour rompre dès l’abord, ces pointes avancées,

Cependant qu’Abradate avec beaucoup d’effet

Donnait dans le milieu de ce cercle imparfait.

Ces chariots armez qui semblent à la foudre

Font couler tout en sang, font voler tout en poudre :

Par eux les bataillons qu’on voit les plus pressés

Sont presque en un instant rompus et renversés.

Ils coupent mille corps avec leurs faux tranchantes,

Ils enflamment les airs de fascines brulantes,

Et tant de traits lancés pleuvant tout à l’entour,

Que sous cette ombre épaisse il fait nuit en plein jour.

Le feu, le fer, les coups, et les cris pitoyables

Forment là de l’Enfer des tableaux effroyables.

L’audace et la valeur qui conduisent la mort,

Font avec Abradate un si puissant effort

Qu’on voit naître de sang des torrents dans la pleine,

Dont les meilleurs chevaux peuvent sortir à peine.

Le Pactole frémit parmi ses flots dorés,

Les voyant tout à coup de pourpre colorés,

Il en gronde à son bord et trouve bien étrange

Qu’on fasse dans son lit cet odieux mélange.

Aussi le grand Achille entrant dans les combats,

Mit avecque le fer moins de Troyens à bas :

Lorsque pour arrêter ces funestes ravages

Le Scamandre en colère inonda ses rivages.

En une heure de temps devant ce jeune Roi

Qui portait en tous lieux le trépas et l’effroi,

Le Cappadocien sans ordre et sans conduite

Prit enfin le party d’une honteuse fuite.

Les Peuples d’Arabie au combat attachés,

De la même terreur furent aussi touchés.

Lorsque celui du Nil de nature aguerrie

Tout-à-coup faisant ferme arrêta sa furie.

Le combat recommence avec tant de chaleur,

Que l’on n’a jamais vu plus d’effets de valeur.

Alors en un moment dans les vastes campagnes

Les grands monceaux de corps élèvent des montagnes.

Et le destin par là fait terminer le cours

Du vaillant Abradate en la fleur de ses jours.

Car ainsi qu’il poursuit la victoire certaine,

Son char vient à verser au milieu de la plaine :

Et son corps par les siens ne peut être recoud

Qu’il n’ai été percé de plus de mille coups :

Car des Égyptiens c’est la brutale envie

De venger mille morts sur une seule vie.

Ainsi ce jeune Prince accablé d’ennemis,

Voit ses illustres jours à la Parque soumis.

Depuis, la généreuse et fidèle Panthée,

À qui cette nouvelle aussitôt fut portée,

L’enleva sur un char avec un si grand deuil,

Qu’on les mettra tous deux dans un même cercueil :

Car elle fait bien voir qu’elle n’a pas d’envie

De survivre longtemps la moitié de sa vie.

ARASPE.

Si vous êtes touchés de l’excès de mes maux,

Dieux, rendez par pitié ce pronostique faux.

Il m’a percé le cœur avec cette parole !

Mais où dit-on qu’elle est ?

ORONTE.

Sur les bords du Pactole.

Où plaignant le malheur de son vaillant Époux,

Elle pleure sans cesse et se meurtrît de coups.

ARASPE.

Ainsi, dans le bonheur que le destin m’envoie,

Toujours quelque accident vient traverser ma joie.

Pourrai-je sans douleur observer ses douleurs ?

Pourrai-je m’empêcher de pleurer de ses pleurs ?

Verrai-je sans mourir cet objet plein de charmes

S’exhaler en soupirs et se résoudre en larmes :

Et que pour regretter l’état où je la veux,

Elle irrite ses mains contre ses beaux cheveux :

Dieux ! depuis que l’Amour me tient à la torture

Il verse dans mon sein l’absinthe toute pure :

Et le cruel qu’il est, ne me saurait donner

L’ombre d’une douceur sans me l’empoisonner :

Mais que veut ce Soldat qui vient si hors d’haleine ?

SOLDAT.

Seigneur, Cyrus est prêt d’aller trouver la Reine,

Il sort du pavillon pour tourner vers le sien.

ARASPE.

Allons nous affliger de notre propre bien.

 

 

Scène II

 

PANTHÉE, CHARIS, ROXANE

 

PANTHÉE.

Quel objet m’apparaît ? Quelle image agréable

Me promet de la joie et me rend misérable ?

Représente ma vie et me voile au trépas ?

Ô charmante merveille ! ô funeste prodige !

C’est tout ce que j’adore, et tout ce qui m’afflige,

C’est mon cher Abradate, et si ce ne l’est pas.

 

Ce n’est rien que son corps, son Âme en est partie,

Les Dieux m’ont enlevé la meilleure partie

De cet aimable tout dont mon bien dépendait.

Arbitres des mortels dont le soin nous regarde,

Est-ce là le dépôt que vous aviez en garde,

Et qu’avec tant de soin l’on vous recommandait ?

 

Tant de pleurs répandus et tant de sacrifices,

Pour le faire marcher sous vos divins auspices.

N’ont peu vous obliger d’en prendre du souci ?

N’avez-vous accepté mon encens ni mes larmes,

Que pour l’abandonner dans le péril des armes ;

Et l’avez-vous reçu pour me le rendre ainsi ?

 

Mais l’excès des douleurs rend ma plainte indiscrète ;

Pardonnez-moi, grands Dieux ; celui que je regrette

Reçoit de votre part un traitement bien doux ;

Ce Héros glorieux, dont la vie est si belle,

N’a quitté maintenant sa dépouille mortelle

Que pour avoir l’honneur d’être pareil à vous.

 

Sans doute il est assis là-haut à votre table ;

Il y boit à longs traits d’un Nectar délectable :

Et des biens eternels il est fait héritier :

Mais, souffrez que je sois avec lui transportée,

Car tandis qu’il vivra séparé de Panthée,

Vous n’aurez pas le bien de l’avoir tout entier.

 

Attendant que la mort vienne finir mes plaintes ;

Ô beau corps tout percé de mortelles atteintes :

Reliques d’Abradate, Objet qui m’es si cher :

Pour les derniers honneurs que le devoir m’ordonne,

Reçois ces tièdes pleurs que mon amour te donne

Avecque ces cheveux que je vais m’arracher.

 

 

Scène III

 

CHARIS, PANTHÉE, ROXANE

 

CHARIS.

Que faites-vous, Madame ? Et quel transport extrême

Vous fait cruellement agir contre vous-même ?

PANTHÉE.

Charis, je m’abandonne au cours de mon malheur ;

Je ne suis plus à moi, je suis à la douleur.

Il faut que j’obéisse à ses lois les plus tendres,

Et que je fonde en pleurs dessus ces chères cendres.

ROXANE.

Pour quelque temps, Madame, il les faut arrêter :

Voyez-vous pas Cyrus qui vient vous visiter ?

 

 

Scène IV

 

CYRUS, PANTHÉE

 

CYRUS.

Madame, avec vos pleurs je viens mêler mes larmes

Sur votre cher époux et sur mon frère d’armes.

Qui fut bien le plus noble et le plus vaillant Roi

Qui jamais témoigna son courage et sa foi :

Quelle perte, ô grands Dieux ! quel accident funeste

Nous le ravit si tôt ?

PANTHÉE, découvrant le corps d’Abradate.

Voilà ce qu’il en reste.

CYRUS.

Ah ! Madame !

PANTHÉE.

Ah ! Seigneur ! voyez un peu les coups,

Qu’avec tant de courage il a reçus pour vous :

En ce corps tout sanglant, chaque atteinte mortelle

Montre s’il vous aimait, et s’il vous fut fidèle.

CYRUS.

Ô vaillant Abradate ! ô Prince généreux !

Qui fus avec excès de la gloire amoureux ;

Sans doute tu devais, ô grand homme de guerre !

Posséder ses faveurs plus longtemps sur la terre :

Nous devions mettre ensemble, après ces grands combats,

Les murs de Babylone et ceux de Sardes bas ;

Et sans que jamais rien nous mît en jalousie,

Partager entre nous le reste de l’Asie ;

Toujours tes intérêts auraient été les miens ;

Et j’aurais prodigué mes forces et mes biens

Pour te placer au rang des plus heureux Monarques

Que le Ciel ait soumis à l’Empire des Parques.

Mais par cet accident, les Astres ennemis,

Sans rompre l’amitié, divisent les Amis,

Ton mérite toujours vivra dans ma mémoire,

Et mille monuments élevés à ta gloire

Se couvriront de marbre afin de faire foi

Que j’eus beaucoup d’estime et d’amitié pour toi.

PANTHÉE.

Ah ! vous l’honorez trop par ces bontés insignes ;

Ses services, Seigneur, n’en ont pas été dignes.

Mais sans le coup fatal qui me le vient d’ôter,

Il aurait essayé de les mieux mériter.

CYRUS.

Madame, pleut aux Dieux que selon mon envie

La moitié de mon sang lui pût rendre la vie,

Je ne tarderais guère à le ressusciter,

Vous n’auriez pas le temps de m’en solliciter.

Pour soulager ensemble, et mon deuil, et vos peines,

Je me ferais sur l’heure ouvrir toutes les veines.

Mais le pesant sommeil qui lui ferme les yeux,

Les prive pour jamais de la clarté des Cieux.

Maintenant nos regrets, nos soupirs et nos larmes,

Pour ranimer son corps sont d’inutiles charmes.

Il est vrai qu’à bon droit vous plaignez son trépas,

Ma timide raison ne vous console pas :

En cette occasion je commettrais un crime,

Si je ne trouvais pas votre ennui légitime.

Ne tyrannisez point de si justes douleurs,

Retenant par respect vos soupirs et vos pleurs :

Ce vif ressentiment accroît votre mérite,

Je ne censure pas des choses que j’imite.

Il faudra qu’en ces maux le temps et la raison

Agissent à loisir pour votre guérison.

 

Mais cependant Crésus dans Sardes se renferme,

Sa dernière disgrâce est proche de son terme,

Ses soldats effrayés sont en division,

Et je dois me servir de cette occasion :

Le suivre, l’assiéger, le forcer et le prendre,

Tandis qu’en ce désordre il ne se peut défendre ;

De peur que reprenant des forces et du cœur,

Il réunit en état de vaincre son vainqueur.

« Lorsqu’au métier de Mars les jugements s’égarent

« Les fautes que l’on fait à peine se réparent,

Je me servirais mal de la faveur des Dieux

Si je ne me rendais le maître de ces lieux :

Et manquant en un point de telle conséquence,

Je me ferais blâmer de beaucoup d’imprudence.

 

Je suis par ces raisons pressé de vous quitter :

Mais ce ne sera pas sans vous faire escorter

De dix mille des miens, dont le secours fidèle,

Soit que vous retourniez sur les rives d’Ebelle,

Ou que vous vouliez voir le Palais paternel,

Vous y saura fonder un repos éternel.

Madame, en quelle part prendrez-vous votre route ?

PANTHÉE.

Seigneur, de ce dessein je suis encore en doute !

Il est vrai que devant que vous puissiez partir,

Je crois que je pourrai vous en faire avertir.

CYRUS.

Vous plaît-il un des miens ?

PANTHÉE.

Il n’est point nécessaire.

CYRUS.

Qu’Hidaspe, s’il vous plaît, ait soin de cette affaire ?

PANTHÉE.

Je ne résiste point à vos commandements :

Mais pour me laisser libre en mes ressentiments

Tandis que je donne air au deuil qui me tourmente,

Il se pourra tenir au dedans de ma tante.

CYRUS.

Il est pour vous servir et pour vous honorer.

Cyrus se retire.

HIDASPE.

Madame, en quel endroit me dois-je retirer ?

PANTHÉE.

Allez avec les miens au long de ce rivage,

Afin qu’en liberté je pleure mon veuvage.

Que j’embrasse ce corps où mon cœur se mouvait ;

Que je baise ce sang où mon âme vivait,

Et blâme en liberté, dans de si grands désastres,

La Fortune, la Mort, les Destins, et les Astres :

Quand il en sera temps je vous appellerai,

Et vous saurez alors quel dessein je ferai.

CHARIS.

Madame, avec sujet tout le monde appréhende

Que dans les mouvements d’une douleur si grande,

Et qui combat si fort contre votre raison,

Vous tombiez sans secours dans quelque pâmoison.

PANTHÉE.

Charis, vous savez bien qu’à garder le silence,

La douleur retenue accroît sa violence :

Souffrez que librement elle puisse éclater,

Elle est comme un torrent qu’on voudrait arrêter ;

À son cours violent je veux ouvrir la bonde ;

Faites, pour mon repos, retirer tout le monde ;

Apportez près de moi ces vases seulement,

Et qu’on me laisse seule en mon ressentiment.

ROXANE.

Madame, quel moyen que l’on vous abandonne ?

Que je demeure au moins près de votre personne.

PANTHÉE.

Ah ! que vous m’affligez avecque votre soin,

Durant ce juste deuil vous me verrez de loin.

CHARIS.

Araspe, éloignons-nous, car son humeur austère

Abhorre les témoins en ce triste mystère.

ARASPE.

Allons, belle Charis, et prions bien les Dieux

De calmer son esprit, et d’essuyer ses yeux.

PANTHÉE, seule.

Que leur départ m’est doux en ma belle entreprise !

Et que j’ai de bonheur de me voir en franchise !

Maintenant, ô beau corps, privé de sentiment,

Je te puis de mes pleurs arroser librement ;

Je te puis témoigner sans en être empêchée,

Comment au dernier point ton malheur m’a touchée,

Et comme la rigueur qui t’a privé du jour

Ne saurait amortir l’ardeur de mon amour.

Ton visage changé n’a point changé mon âme,

Tu n’es plus rien que glace et je suis toute en flamme

Mon cœur est tout ouvert des coups qui t’ont blessé

Bien que tu sois parti, je ne t’ai point laissé ;

Mon esprit suit toujours ton ombre qui s’envole,

Et ma bouche mourante à la tienne se colle.

Mais tu verses du sang quand je te viens baiser ;

Parla de ton malheur veux-tu point m’accuser ?

Ah ! cet indice seul donne assez de lumière

Pour montrer clairement que je suis ta meurtrière.

Il est vrai, t’inspirant un funeste dessein

Je pratiquai le fer qui t’a percé le sein,

Il faut le confesser, je suis ton homicide,

J’attentai sur ta vie en te rendant perfide,

Je fus l’occasion de ce funeste effet,

J’assignai sur ton sang ta dette d’un bienfait.

Pour obliger Cyrus qui m’avait asservie,

J’engageai lâchement ton honneur et ta vie :

On te verrait encore assister ton parti

Sans mes inventions qui t’en ont diverti ;

Ce fut à ma prière et par mon industrie,

Que tu te résolus de trahir ta patrie ;

De quitter au besoin tes amis affligés

Et d’oublier tes Dieux qui s’en sont bien vengés.

Maintenant, Cher époux, pour réparer ce crime

Il faut que je commette un meurtre légitime.

Je te veux apaiser par un noble trépas,

Je me veux dérober pour te joindre là-bas ;

Et te dire à jamais avecque repentance,

Que je ne failli point sans beaucoup d’innocence.

J’en atteste les Cieux, et ce coup fera foi

Qu’au moins je n’ai peu vivre un seul jour après toi.

 

 

Scène V

 

ROXANE, CHARIS, ARASPE, HIDASPE et DES SOLDATS

 

ROXANE.

Charis, avançons-nous, j’entends un grand murmure !

Ô cruel accident ! ô funeste aventure !

CHARIS.

Ô de tous nos malheurs, le malheur le plus grand !

Qui le plus nous afflige et le plus nous surprend.

Charis et Roxane s’évanouissent auprès de Panthée.

ARASPE.

Quel accident nouveau les trouble de la sorte ?

Quoi, la Reine est blessée ? ô grands Dieux elle est morte.

Ses yeux n’ont plus d’éclat ; son teint est sans couleur ;

Un eternel glaçon lui ravît la chaleur.

Ô triste événement d’un espoir ridicule !

Ô trop facile Araspe ! ô Cyrus trop crédule !

Devais-je pas prévoir le coup de son trépas ?

Devais-je en ce péril l’abandonner d’un pas ?

Ne savais-je pas bien qu’Amour l’avait unie

Avecque son Époux d’une ardeur infinie ;

Et que depuis sa perte elle séchait d’ennui

D’être encore un moment sans se rejoindre à lui ?

Ô gloire de ton sexe ! ô miroir de ton Âge !

Ô merveilleux esprit ! ô généreux courage !

Ayant perdu l’espoir que tu me viens d’ôter,

En ton ressentiment je te veux imiter :

Car cette même ardeur qui t’empêche de vivre,

Au point de ton départ me contraint de te suivre.

Malgré tous les efforts de ton cruel orgueil

Je te veux adorer au delà du cercueil.

Et donner par ce coup une preuve évidente

Que contre mon amour la mort est impuissante.

HIDASPE.

Dieux ! c’est un accident qu’on ne peut empêcher,

Il s’est précipité du haut de ce rocher,

Après s’être percé d’une mortelle atteinte.

De deux morts à la fois il a fini sa plainte.

Avancez-vous, soldats, cherchez-le promptement,

Et voyez s’il lui reste encor du sentiment :

Courez, il ne faut pas qu’il manque d’assistance ;

Vite, et qu’on le secoure avecque diligence.

Quel désastre ! ô Cyrus, comment l’apprendras-tu

Sans que ce rude coup ébranle ta vertu ?

Vous autres, emportez et le corps de la Reine

Et ses filles d’honneur dans la Tante prochaine.

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