Paillasse (Adolphe D’ENNERY - Marc FOURNIER)

Drame en cinq actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 9 novembre 1850.

 

Personnages

 

PAILLASSE, dit BELPHÉGOR

LE DUC DE MONTBAZON

LE CHEVALIER DE ROLLAC

LE GRAND BAILLI DE COURGEMONT

LE VICOMTE HERCULE

LE COMTE DE CASTEL-BLANGY

LE VIDAME D’ARPIGNOL

LE COMMANDEUR DE PUFFIÉRES

BEAUMESNIL

DUPERRON

GRELU

JEAN JOSON

GRAIN-D’AMOUR

UN MÉDECIN

UN GARÇON D’AUBERGE

MADELEINE

HENRI, dit JACQUINET

JEANNE

NINI FLORA

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS

CATHERINE

FANNY

ANASTASIE

PAYSANS

PAYSANNES

SOLDATS

GENDARMES

MUSICIENS

INVITÉS

MASQUES

CHASSEURS, etc.

 

 

ACTE I

 

Une place de village ; à gauche, l’hôtellerie ; à droite, un mur et des taillis ainsi que des arbres à fruit.

 

 

Scène première

 

GRELU, JEAN JOSON, PAYSANS, PAYSANNES

 

Les paysans et paysannes ont des fleurs à leurs chapeaux.

GRELU, monté sur une chaise, devant son auberge.

Paysans et paysannes du hameau de Courgemont, commune de Landreci, arrondissement de Marbeuf... la loi vous autorise à vous divertir aujourd’hui 5 juin 1814, qui est la fête de Saint-Boniface, notre patron ; conséquemment, je vous invite à ne pas vous ménager sur la boisson, attendu que c’est moi, votre adjoint, qui la débite.

LES PAYSANS.

Vive monsieur l’adjoint !

GRELU.

Vous m’attendrissez, mes enfants. J’ai à vous communiquer une ordonnance de monsieur le sous-préfet, en date du 2 juin 1814. – Cette ordonnance porte « qu’on prendra un air joyeux, très joyeux, et qu’on s’en ira, musique en tête, sur un air également des plus joyeux, à la rencontre de monsieur le grand bailli de Courgemont, qui rentre en France après de longues années passées hors du royaume, et qui a bien voulu se détourner de sa route afin de visiter ses bien-aimés vassaux et vavassaux. »

JOSON.

Va, va, sot, et triple sot !

GRELU.

Joson, je vous interdis la parole !

JOSON.

Je ne dis rien !

GRELU.

Si, que vous dites !...

JOSON.

Mais, non, je vous dis...

GRELU, lisant.

« Ses vavassaux, afin qu’ils aient le bonheur de contempler un instant leur seigneur légitime et de lui rendre les hommages qui lui sont dus. »

JOSON.

C’est entendu ! monsieur Grelu.

UN PAYSAN.

Le plus souvent ! Je vas biner mon champ en attendant l’heure de la fête.

UN AUTRE.

Moi, je vas sarcler mes épinards.

UN AUTRE.

Moi, je vas rentrer mes vaches.

JOSON.

Moi, je vas manger du veau.

GRELU.

Mais écoutez-moi donc...

JOSON.

Nous reviendrons au son de cloche pour la fête.

TOUS.

Oui, oui, pour la fête !

JOSON.

Ohé ! venez donc !... Qui est-ce qui arrive là ? sont-ils drôles ! ah ! mon Dieu, sont-ils drôles !

JOSON.

C’est monsieur le grand bailli et sa suite... Allons ! allons à leur rencontre !...

Tous les paysans se sauvent.

Eh bien ! ils me plantent là !...

Aux garçons.

Vite, vous autres, allez au-devant des voyageurs... Ma foi, tant pis, je retourne à mes fourneaux...

Tous sortent.

 

 

Scène II

 

DE BLANGY, DE COURGEMONT, LE VIDAME, MADEMOISELLE DE VERMANDOIS, HERCULE DE MONTBAZON

 

DE COURGEMONT.

Par ici, par ici, belle dame... j’ai aperçu tous mes bons paysans qui se précipitaient à notre rencontre.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Mais je ne les vois plus, vos bons paysans !

DE BLANGY.

Ils ont bien plutôt l’air de vous fuir, ce me semble...

LE VIDAME.

De vous fuir... c’est ce que j’allais dire.

HERCULE, remontant.

En effet... je crois...

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS, le rappelant.

Ici, Hercule !

HERCULE, revenant.

Oui, grand’tante !...

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Si c’est là l’accueil que vous font vos vassaux...

DE COURGEMONT.

Nous avons vu cependant des préparatifs de fête, des fleurs, des guirlandes... Ces bonnes gens, pris d’abord au dépourvu, nous préparent sans doute une surprise, des rafraîchissements offerts par les plus jolies filles de l’endroit et les plus vertueuses, hé ! hé ! mon bailliage en était tout émaillé de jolies filles très vertueuses.

HERCULE.

Oh ! il y a de jolies filles ?...

Il remonte.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Ici, Hercule !

HERCULE, revenant.

Oui, grand’tante !

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Mauvais sujet ! souvenez-vous que vos vingt et un ans ne s’accompliront que dans un mois, et que jusque-là je réponds à monsieur le duc de Montbazon de votre conduite.

HERCULE.

Oui, grand’tante !

DE BLANGY.

Eh bien ! messieurs, nous voilà rentrés dans ce beau pays de France ! Je suis curieux de savoir ce qu’en a fait monsieur de Bonaparte.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Messieurs... est-ce que nous restons longtemps ici ?

DE COURGEMONT.

Du tout, nous allons à mon château.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

C’est qu’il fait une chaleur mortelle... Je me meurs de soif.

DE COURGEMONT.

Que ne parliez-vous, mademoiselle ? Holà ! quelqu’un !

 

 

Scène III

 

DE BLANGY, DE COURGEMONT, LE VIDAME, MADEMOISELLE DE VERMANDOIS, HERCULE DE MONTBAZON, GRELU, puis JOSON

 

GRELU, revenant en hôtelier.

Voilà ! voilà !...

Ôtant son bonnet.

Ces messieurs m’ont fait l’honneur de m’appeler ?

DE COURGEMONT.

À la bonne heure ! Vite, mon garçon, un verre d’eau sucrée pour mademoiselle.

GRELU, sortant.

À la minute, monseigneur !

DE COURGEMONT.

Vous voyez, voilà comme sont mes vassaux !... Eh ! mais, je suis ici sur mes terres... et je puis vous offrir un fruit...

Il va pour en cueillir.

Justement j’en ai là de superbes...

Il tire une branche qui pend au-dessus d’un mur.

JOSON, paraissant au haut du mur.

Dites-donc, lâchez-vous ça ?...

DE COURGEMONT.

Comment, drôle, tu oserais...

JOSON.

C’est à moi ce verger-là, c’est à moi ce fruit-là, et le premier qui y touche, tant pis pour lui !... je gaule ferme !

TOUS.

L’insolent !

LE VIDAME, tranquillement et prenant une prise.

Insolent, c’est le mot.

HERCULE, allant à lui.

Vil manant !

JOSON, le menaçant de sa fourche.

De quoi ?

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Hercule, ici, Hercule !

HERCULE.

Eh ! grand’tante !...

DE BLANGY.

Allons, allons, je les trouve fort amusants... vos vassaux, mon cher ; je crois, décidément, que nous aurons du mal à déraciner en France ce qu’y a planté monsieur de Bonaparte.

DE COURGEMONT.

Bah ! ce paysan est un drôle... mais heureusement voilà l’eau sucrée de ce brave homme.

GRELU, rentrant.

Voilà, voilà, madame !

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Mademoiselle, s’il vous plaît...

Elle prend le verre et le boit.

GRELU.

Oui, mademoiselle.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS, rendant le verre.

C’est bien, allez... Merci, mon brave homme !

GRELU.

Oh ! il n’y a pas de quoi ! c’est dix sous, voilà tout.

DE COURGEMONT.

Comment ! dix sous !...

TOUS.

Dix sous !

DE COURGEMONT.

Comment ! je paierais sur mes terres ?

GRELU.

Vos terres !

DE COURGEMONT.

Sans doute, et vous allez me conduire à mon château.

GRELU.

Pardon, c’est sans doute alors à monsieur le grand-bailli que j’ai l’honneur...

DE COURGEMONT.

C’est moi-même...

GRELU.

Je vous ferai observer alors, feu monsieur le grand bailli...

DE COURGEMONT.

Comment, feu ?

GRELU.

Non, monsieur l’ex-grand bailli, je vous ferai observer que vous n’avez plus de terres ici...

DE COURGEMONT.

Comment !... plus de terres ! et mes fermes, et mon château ?

GRELU.

Les fermes appartiennent à monsieur le sous-préfet, et le château a été détruit...

DE COURGEMONT.

Mes fermes au sous-préfet ! mon château détruit !

GRELU.

Il n’en reste plus que le pigeonnier.

DE COURGEMONT.

Un pigeonnier... j’ai pour tout domaine un pigeonnier...

JOSON, qui est resté sur le mur.

Un pigeonnier qui est à moi, eh ! là-bas !

DE COURGEMONT.

À toi !...

JOSON.

Je y élève mes lapins.

DE COURGEMONT.

Mais c’est inouï.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

La France n’est plus reconnaissable aujourd’hui.

DE BLANGY, riant.

C’est renversant !

LE VIDAME, avec calme, prenant une prise.

Renversant, c’est mon opinion.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Mais qu’allons-nous faire ?

DE BLANGY.

Je crois que le plus prudent serait d’entrer à l’hôtel.

GRELU.

Il y en a un excellent... vous y trouverez un repas tout prêt...

HERCULE.

Un repas...

Il va vers l’hôtel.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Ici, Hercule !...

Hercule revient.

Où est l’hôtelier ?

GRELU.

C’est moi !

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Faites-nous préparer des chambres.

GRELU.

Des chambres ! c’est que je n’en ai que trois.

DE BLANGY.

Eh bien ! nous nous en contenterons.

GRELU.

Mais c’est qu’elles sont prises.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Prises toutes les trois ?

GRELU.

Par une dame arrivée ce matin.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Alors je veux me mettre en route à l’instant.

DE COURGEMONT.

Et moi qui ai laissé partir les chevaux qui nous ont amenés. Y a-t-il un relai ici, un maître de poste ?

GRELU.

Le maître de poste, c’est moi !

DE COURGEMONT.

Encore vous !

JOSON, sur le mur.

Et je suis le postillon, monsieur.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Eh bien ! faites atteler.

GRELU.

Je ne peux pas.

DE BLANGY.

Comment ! vous ne pouvez pas ?

JOSON.

On ne peut pas, quoi !

DE BLANGY.

Est-ce que vous n’avez plus de chevaux ?

GRELU.

J’en ai encore quatre.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Eh bien ?

GRELU.

Mais ils sont retenus par la dame de ce matin.

TOUS.

Encore !...

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Que cette dame en prenne deux et qu’elle me laisse les autres : vous partagerez.

GRELU.

Impossible, on me les a payés.

JOSON.

Avec le postillon.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

On vous y obligera... on s’adressera à l’autorité ; il y a bien une autorité ici.

GRELU.

Il y a un maire, mademoiselle.

TOUS.

Un maire !

GRELU.

Un maire qui est absent, mais il y a son adjoint.

DE COURGEMONT.

Comment dites-vous ?

GRELU.

Adjoint !

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Et où est-il cet adjoint ? nous nous nommerons à lui et il vous forcera bien...

GRELU.

L’adjoint, c’est moi.

TOUS.

Lui !

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Encore lui !

JOSON, sur son mur.

Et je suis le garde champêtre, c’est moi qui empoigne les voleux d’fruits.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Que faire ? que devenir ?

GRELU.

J’ai bien le salon commun à vous offrir...

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Le salon commun... fi donc !

GRELU.

À moins que cette dame ne veuille vous céder... Tenez, justement la voici, arrangez-vous avec elle... Ah ! tant pis, je retourne à mes fourneaux...

Il rentre chez lui.

JOSON.

Et moi je vas achever mon picotin...

Il disparaît.

 

 

Scène IV

 

DE BLANGY, DE COURGEMONT, LE VIDAME, MADEMOISELLE DE VERMANDOIS, HERCULE DE MONTBAZON, FLORA

 

FLORA.

N’est-ce pas de moi que l’on parlait ?

DE BLANGY.

La charmante personne !

HERCULE, allant à elle.

La charmante pers...

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Ici, Hercule.

HERCULE, rentrant.

Oui, grand’tante.

FLORA, riant à part.

Ils ont de bonnes figures.

DE BLANGY.

Pardon, madame, c’est en effet de vous que parlaient ces gentilshommes et mademoiselle de Vermandois...

FLORA, à part.

J’y suis... des émigrés qui reviennent...

Faisant une révérence.

Mademoiselle...

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS, la lui rendant.

Madame...

FLORA.

Puis-je savoir ce qu’on disait de moi ?

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Mais... que vous vous êtes emparée, madame, de toutes les chambres de l’hôtel et de tous les chevaux de la poste.

FLORA.

C’est vrai, ça m’emb... nuie les voisins, et puis j’aime à rouler vite.

DE COURGEMONT.

Madame rentre sans doute ?

FLORA.

Oui, je rentre à l’instant, j’étais sortie depuis une heure.

DE BLANGY.

Pardon, ce n’est pas là ce que veut dire mon noble ami.

FLORA.

Ah !

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Nous désirons savoir si madame, profitant de la chute du petit usurpateur...

FLORA.

Vous dites...

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Du petit usurpateur...

FLORA, à part.

Ah ! c’est comme ça que tu traites le grand homme... Attends un peu !

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Nous désirions donc savoir si madame rentre en France et si elle est de qualité.

FLORA.

Je crois bien...

À part.

Je suis pleine de qualités.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Madame est comtesse ?

FLORA.

Non, madame.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Duchesse ?

FLORA.

Non, madame.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Princesse ?

FLORA, à part.

Princesse ! on nous appelle souvent princesses, nous autres de l’Opéra...

Haut.

Princesse ? Oui, madame.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS, faisant la révérence.

Madame !...

TOUS, de même.

Madame !...

FLORA, comiquement.

Messieurs...

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Elle est charmante, messieurs !

TOUS.

Adorable !

HERCULE.

Oh ! oui ; ado...

Il va à elle.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Eh bien ! Hercule...

HERCULE, revenant.

Oui, grand’tante...

À part.

Elle m’ennuie, grand’tante.

FLORA, à part.

Il est tout drôle, ce petit bonhomme...

Haut.

Mais je ne vois pas encore à quel propos vous vous entreteniez de moi.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Je voulais vous prier, madame, de me céder deux de vos chevaux, ou bien deux places dans votre chaise.

FLORA.

Deux chevaux !... C’est que je ne peux guère voyager comme une femme de rien... Restent donc les deux places dans ma voiture...

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Pour le vicomte et pour moi...

HERCULE, à part.

Oh ! elle ne m’ennuie plus, grand’tante.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Et de peur qu’il ne vous reste quelque scrupule, comme il est bon de se connaître, je me nomme Athénaïs Rosalba de Vermandois, du chapitre noble de Beaumont-le-Duc.

FLORA.

Eh bien ! l’affaire peut s’arranger.

HERCULE.

Oh ! tant mieux !

TOUS.

Ah !

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Vous consentiriez ?

FLORA.

À vous céder deux places ?... Ma foi, oui... mais de peur qu’il ne vous reste quelques scrupules, comme il est bon de se connaître, je me nomme Nini Flora, dite Camargo, danseuse de l’Académie, ci-devant impériale, de musique.

TOUS.

Une danseuse !...

FLORA, riant.

Ah ! ah ! ah !

DE BLANGY.

Une... une danseuse... Ah ! ah ! ah !...

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Oh !... l’horreur !...

Elle rentre à l’hôtel.

Suivez-moi, Hercule.

HERCULE, restant et s’approchant de Flora.

Comment ! c’est si joli que ça, une danseuse ?

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS, revenant avec colère.

Eh bien !... eh bien ! Hercule...

HERCULE, courant.

Oui, grand’tante...

Il la suit.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Venez, venez, messieurs.

TOUS.

Une danseuse !...

Ils sortent tous excepté de Blangy.

FLORA.

Voilà toute l’armée en déroute.

DE BLANGY.

Parbleu ! mademoiselle, vous leur avez joué un assez joli tour.

FLORA.

Je ne vous fais donc pas peur, à vous, monsieur ?

DE BLANGY.

Moi, mademoiselle ! je n’ai jamais eu peur... pas même d’une jolie femme.

FLORA.

Eh bien ! vous êtes plus spirituel qu’eux... et si vous avez besoin de l’un de mes chevaux...

DE BLANGY.

Mais je voyage à cheval, et j’en accepte un avec plaisir...

FLORA.

Eh bien ! monsieur... je suis enchantée de vous être agréable.

DE BLANGY.

Mille grâces, mademoiselle...

Il lui prend la main et la conduit jusqu’à la porte. On entend un bruit de voiture et des cris de joie.

 

 

Scène V

 

DE BLANGY, GRELU

 

GRELU, sortant.

Qu’est-ce qu’il y a ?

DE BLANGY.

Quel est ce bruit ?

GRELU, qui a remonté.

Eh ! c’est une voiture de baladins qui viennent pour la fête... Je vais les interroger.

DE BLANGY.

Les interroger ?

GRELU.

En ma qualité d’adjoint. C’est que, vous comprenez, dans ce moment, il pénètre par nos frontières des tas d’individus suspects, et qui nous sont recommandés... Tenez, j’en ai la liste : Lacour, Margrat, Lavarennes.

DE BLANGY.

Lavarennes, qui a trahi tour-à-tour et l’armée républicaine et l’armée de Condé... condamné à mort, en 1794, pour avoir volé et assassiné le payeur de l’armée royaliste.

GRELU.

Tout juste !

DE BLANGY.

Celui-là, tâchez de le saisir. C’était, dans le temps, le plus adroit et le plus dangereux coquin...

On entend de nouveaux cris. Tous les paysans entrent en scène.

 

 

Scène VI

 

GRELU, DE BLANGY, PAYSANS, BELPHÉGOR, MADELEINE, HENRI, LA PETITE FILLE, GRAIN D’AMOUR, et TROIS MUSICIENS, vêtus d’habits rouges

 

Belphégor, sa famille et leur suite sont dans une vieille berline découverte qui entre, traînée par un vieux cheval blanc. La voiture s’arrête au milieu du théâtre, Belphégor se lève et salue.

BELPHÉGOR, debout.

Appelez le monde, monsieur Jacquinet...

Henri donne deux ou trois coups de grosse caisse et de cymbales. Les autres jouent de la clarinette. D’autres paysans arrivent en scène.

Messieurs et dames, villageois et villageoises, c’est avec la permission de monsieur le préfet, de monsieur le maire et de monsieur le garde champêtre... Saluez, monsieur Jacquinet !

HENRI, donnant un coup de cymbales et criant d’une voix perçante.

Oui, bourgeois !

BELPHÉGOR.

C’est avec la permission de ces respectables autorités, que nous aurons l’honneur d’exécuter devant vous nos inimitables travaux !... Travaux de grâce, d’élégance et d’adresse ; exercices merveilleux, qui ont fait l’admiration de toutes les cours étrangères,... Saluez, monsieur Jacquinet !

HENRI, même jeu.

Oui, bourgeois !

BELPHÉGOR.

Exercices qui nous ont valu les suffrages de toutes les têtes couronnées... exercices, enfin, pour lesquels nous sommes appelés en ce moment devant l’empereur du Maroc. Mais ayant appris que c’est aujourd’hui la fête de ce village, nous avons négligé le Marocain pour les aimables habitants de la commune de Landreci... Saluez encore, monsieur Jacquinet !

HENRI.

Oui, bourgeois !

BELPHÉGOR.

Nous vous offrirons également des séances de ventriloquie, de nécromancie, de chiromancie, de cartomancie, autrement dit bonne aventure ! Nous annoncerons à toutes les jeunes filles l’année, le mois, la semaine, le jour, l’heure, la minute de leur prochain mariage ; aux jeunes gens le numéro qu’ils obtiendront à la conscription, et nous prédirons à Messieurs les hommes mariés... tout ce qui concerne leur état...

La musique recommence.

Mais, me direz-vous, qui donc es-tu, toi, qui te présentes ici avec tant d’orgueil ?... Qui je suis ? je suis Paillasse ! Paillasse de grand-père en petit-fils... mon aïeul se nommait Belphégor Ier, il avalait canifs, couteaux, ciseaux et rasoirs ! mon père absorbait épées, sabres et baïonnettes ! moi, Belphégor III, j’ingurgite des carabines et des tromblons...

Élevant Henri en l’air.

Et Jacquinet, mon fils, consommera un jour bon nombre de... canons !

HENRI.

Oui, papa !

CRAIN-D’AMOUR, lisant une affiche.

Le spectacle commencera à deux heures par une grande représentation des jeux indiens et des douze travaux d’Hercule, de l’inimitable Belphégor, et il sera terminé par votre serviteur l’illustre veau-marin, qui, après avoir parlé le chinois, l’arabe, le franc-comtois, le bernois, en un mot trente-quatre langues différentes, se fera un devoir d’avaler la sienne devant l’honorable société.

BELPHÉGOR.

Roulez, roulez, la musique !...

Musique générale ; les paysans applaudissent. Belphégor descend de voiture, il en fait descendre sa femme et ses enfants, et embrasse chacun d’eux en les mettant à terre.

Grain-d’Amour !

GRAIN-D’AMOUR, s’approchant.

Grand homme !

BELPHÉGOR.

Faites dételer mon Mouton, et qu’on ait pour lui tous les égards qui lui sont dus.

GRAIN-D’AMOUR.

Oui, grand homme !...

Il fait signe à un garçon d’auberge qui l’aide à dételer le cheval.

BELPHÉGOR.

Ayez-en bien soin, mon garçon, de mon pauvre Mouton !... c’est, après ma femme et mes petits enfants, ce que j’aime le mieux sur la terre.

DE BLANGY.

Monsieur l’adjoint, ces braves gens n’ont rien de suspect.

GRELU.

Qui sait ? mon devoir est de les interroger...

À Belphégor avec rudesse.

Approchez !... vos papiers !

BELPHÉGOR, avec respect.

C’est à monsieur le préfet que j’ai l’honneur de parler ?

GRELU, radouci.

Pas tout à fait... je suis l’adjoint de...

BELPHÉGOR.

L’adjoint de monsieur le préfet... Saluez, saluez toujours, monsieur Jacquinet.

HENRI.

Oui, bourgeois.

GRELU, flatté.

C’est bien !

BELPHÉGOR, à la petite fille.

Et vous aussi, mademoiselle Lagrandeur.

LA PETITE FILLE, saluant.

Oui, bourgeois.

GRELU.

C’est très bien... c’est très bien... ça me paraît de très braves gens.

BELPHÉGOR.

Ces renseignements doivent suffire à monsieur le sous-préfet.

GRELU.

Je... oui... oui...

BELPHÉGOR.

Alors, je prierai monsieur le sous-préfet, en sa qualité d’adjoint du maire, de me délivrer un permis.

GRELU.

Vous avez votre passeport ?

BELPHÉGOR.

Oui, monsieur, le voilà.

GRELU.

Attendez-moi, nous allons aller à la mairie.

MADELEINE.

Pendant ce temps, Guillaume, je vais entrer à l’auberge pour y faire reposer les enfants.

BELPHÉGOR.

C’est ça, Madeleine, repose les enfants, repose leur bonne mère, et n’oublie pas mon pauvre Mouton, qui a fait ses neuf lieues ce matin.

MADELEINE.

Sois tranquille.

BELPHÉGOR.

Au revoir, femme !...

Madeleine et les enfants entrent à l’auberge.

DE BLANGY.

Savez-vous, brave homme, qu’elle est très jolie, votre femme ?

BELPHÉGOR.

Et bonne donc, monsieur, je dirais que c’est la joie de la maison...

Riant.

si nous avions une maison, nous autres. Mais, bah !... ça ne nous empêche pas d’être heureux.

DE BLANGY.

Heureux !,... vous êtes heureux !

BELPHÉGOR.

Tous les jours !

DE BLANGY.

Malgré la vie que vous menez ?

BELPHÉGOR.

À cause de la vie que nous menons, au contraire. Nous sommes quatre, ce qui fait que chacun de nous en a trois pour l’aimer ; quand il y en a un qui rit et qui chante, tout le monde rit et chante sans demander pourquoi... et sans ma toute petite qui est chétive et pâlotte, nous n’aurions jamais su ce que c’est qu’un instant de tristesse...

Il embrasse la petite Jeanne qui vient lui apporter un verre de vin.

DE BLANGY.

Mais la fatigue, les voyages...

BELPHÉGOR.

Les voyages ! mais c’est là le fond de notre gaieté !... nous ressemblons à une nichée d’oiseaux, qui s’envolent dès que la bise ou l’ennui souffle quelque part... et comme nous choisissons pour nous y abattre la fête du saint patron de chaque village, partout où nous arrivons, nous ne trouvons jamais que des visages joyeux, et des habits de fête pour nous recevoir ! Le soir, quand la recette a été bonne, on soupe gaiement en remerciant le bon Dieu de ce qui est venu aujourd’hui, et quand la recette est mauvaise... on remercie le bon Dieu de celle qui viendra demain.

DE BLANGY, riant.

Bravo ! vous êtes un grand philosophe !

BELPHÉGOR.

Moi ! je suis un pauvre paillasse.

GRELU.

Allons à la mairie.

BELPHÉGOR.

Oui, monsieur le préfet, je suis à vous...

Grelu et Belphégor sortent par le fond à droite.

 

 

Scène VII

 

HERCULE, DE BLANGY

 

HERCULE, arrivant du fond à gauche.

Allons, c’est décidé, nous ne partirons pas.

DE BLANGY.

D’où venez-vous donc, vicomte ?

HERCULE.

Moi... je viens de la chasse.

DE BLANGY.

De la chasse ?

HERCULE,

Je viens de la chasse aux chevaux !... grand’tante m’a envoyé courir toutes les fermes pour lui trouver de quoi continuer son voyage... mais je n’ai rien trouvé.

DE BLANGY.

Eh bien ! moi, j’ai été plus heureux que vous, grâce à mademoiselle... Bonne chance et au revoir.

HERCULE, saluant.

Monsieur le comte...

De Blangy sort. Hercule l’accompagne jusqu’à sa sortie.

 

 

Scène VIII

 

FLORA, HERCULE

 

FLORA, sortant de l’hôtel.

Tiens !

HERCULE, se retournant.

Tiens ! c’est la jolie danseuse !

FLORA.

C’est le petit à l’air bête !...

Hercule la salue et va pour rentrer à l’hôtel.

Est-ce que je vous fais peur aussi à vous ?

HERCULE.

Peur !... non, oui... non... c’est-à-dire... c’est grand’tante qui me fait peur... j’ai peur que...

FLORA.

Que grand’tante ne vous voie me parler...

HERCULE, troublé.

Oui, mademoiselle.

FLORA.

Grand’tante est une bégueule.

HERCULE.

Je crois qu’oui, mademoiselle.

FLORA.

Qui vous mène comme un petit sot...

HERCULE.

Je crois qu’oui, mademoiselle.

FLORA.

Vous êtes pourtant un homme...

HERCULE.

Je crois qu’...

Vivement.

oui, mademoiselle.

FLORA.

Eh bien ! il faut l’envoyer promener, grand’tante.

HERCULE, avec candeur.

Je l’y enverrais avec plaisir, mademoiselle.

FLORA.

Moi, d’abord, je veux la punir de la façon dont elle nous a traités, Napoléon et moi. Voulez-vous m’y aider ?

HERCULE.

Je le veux bien...

Hésitant.

pas pour l’amour de Napoléon.

FLORA, souriant.

Vraiment ?

HERCULE.

J’avoue que je vous préfère à ce grand homme.

FLORA.

Alors pour vous défaire de grand’tante et me venger d’elle en même temps, il y a un moyen.

HERCULE.

Lequel ?

FLORA.

Enlevez-moi !

HERCULE, doucement.

Comment ! vous enlever... quoi ! hein ? mais je n’ai pas de chevaux.

FLORA.

Vous prendrez les miens.

HERCULE.

Je n’ai pas de voiture.

FLORA.

Vous prendrez la mienne.

HERCULE.

Je n’ai pas de laquais.

FLORA.

Eh bien ! vous m’enlèverez avec mes chevaux, ma voiture et mes laquais.

HERCULE, allant vers l’hôtel.

Je vais demander de l’argent à grand’tante.

FLORA.

Comment !... Ici, Hercule ! mais vous êtes donc fou !

HERCULE.

Pas encore tout-à-fait, mais je crois que ça viendra en route.

JOSON, en postillon.

Madame est attelée.

HERCULE.

Allons-nous-en ; oh ! allons-nous-en... allons-nous-en.

FLORA.

Partons !...

Hercule lui prend le bras,

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS, dans l’hôtel.

Hercule ! où est-il donc ? Hercule !

HERCULE, s’en allant avec Flora.

Oui, grand’tante.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS, à la fenêtre.

Hercule ! que vois-je ! Ici, Hercule !

HERCULE.

Je ne peux pas, grand’tante... je suis en train d’enlever mademoiselle.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Malheureux ! osez-vous bien...

HERCULE.

Ah ! ma foi, tant pis ! je vais venger Napoléon.

JOSON, riant.

Allons ! c’est pour le coup qu’elle est attelée.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS, criant.

Ah !...

Elle disparaît de la fenêtre, Hercule et Flora se sauvent par la gauche... On entend un grand bruit au fond. Madeleine est sortie pour voir ce qui se passe.

 

 

Scène IX

 

MADELEINE, DE BLANGY, LE CHEVALIER DE ROLLAC, BELPHÉGOR, GRELU, PAYSANS

 

MADELEINE.

Qu’y a-t-il donc ?... Tout ce monde ! on dirait une querelle ; et Guillaume, mon mari, au milieu de tous ces hommes... mon Dieu !...

Poussant un cri.

Ah !...

Tout le monde entre,

GRELU, aux paysans.

Allons ! allons ! pas de rassemblement où je vous fais tous empoigner par le garde champêtre...

À Belphégor.

Vous vous êtes bien conduit, et voilà votre permis, courageux Belphégor.

LE CHEVALIER.

Belphégor !

BELPHÉGOR.

Merci, mon magistrat.

LE CHEVALIER.

Belphégor, mais c’est lui que je cherche !...

Il parle bas à Grelu.

MADELEINE.

Guillaume, mais qu’est-il donc arrivé ?

BELPHÉGOR.

Ma foi, ça n’a pas été long ; mais je ne me croyais pas aussi fort.

DE BLANGY.

Mon Dieu ! madame, c’est votre mari qui vient de prendre bravement notre défense.

LE CHEVALIER.

Le fait est qu’il nous est venu en aide fort à propos.

GUILLAUME.

Tu ne sais pas, femme ; je suis fort comme un bœuf ; je viens de m’apercevoir de ça tout à l’heure.

DE BLANGY.

Voici le fait...

Montrant le Chevalier.

Monsieur se querellait avec des paysans, ils étaient quatre contre lui seul, j’étais tombé sur les quatre à coups de cravache.

BELPHÉGOR.

Ce qui fait qu’à mon arrivée vous en aviez huit contre vous deux !... huit armés de bâtons et de fourches et qui parlaient de vous tuer !... vous, un brave monsieur, qui veniez de me traiter avec bonté, de vous intéresser à nous... Ma foi, comme vous étiez tombé sur les quatre, je tombai résolument sur les huit... Mais figure-toi, Madeleine, que le plus drôle, c’est qu’à chaque coup que je donnais, ils tombaient comme des capucins de cartes !... Si bien qu’au bout de cinq minutes, mes huit hommes étaient assis par terre, qui me regardaient comme une merveille, un phénomène. Et le plus étonné de tous, c’était moi ; moi qui venais pour la première fois, à mon âge, de me découvrir une vigueur de taureau, une force de lion !... Dis donc, femme, mais je n’oserai plus te serrer dans mes bras à présent !...

MADELEINE.

Mon bon Guillaume ! Mais tu n’es pas blessé ?

BELPHÉGOR.

C’est que je me croyais comme tout le monde, moi qui n’avais jamais eu de querelle avec personne... Ah ! mon Dieu ! et les enfants, je leur faisais peut-être mal quand, pour les assouplir, je ployais leurs pauvres petits membres...

Tremblant.

Et ma toute petite, c’est peut-être bien moi qui l’ai rendue si chétive, si malingre... Oh ! si je le croyais, Madeleine !

DE BLANGY, à part.

Brave homme !

MADELEINE.

Mais non, non, tu sais bien qu’en naissant elle était toute faible ; tu sais bien qu’alors...

BELPHÉGOR.

Alors... Oui, c’est vrai, je ne la prenais dans mes bras que pour approcher de mes lèvres sa jolie figure blanche... Ah ! c’est égal, je n’oserai plus toucher les enfants, j’aurai toujours peur de les casser.

MADELEINE.

Sois tranquille, je réponds de toi.

BELPHÉGOR.

Ah ! ça, j’ai mon permis, préparons la baraque... Belphégor et Madeleine se dirigent vers la charrette, ils descendent la grosse caisse et différents objets.

LE CHEVALIER.

Il ne me reste plus qu’à remercier de son aide monsieur le comte de Castel Blangy.

DE BLANGY.

Et à me dire, monsieur, à qui j’ai l’honneur de parler.

LE CHEVALIER.

Je me nomme le chevalier de Rollac.

DE BLANGY.

Le chevalier de Rollac !... N’arrivez-vous pas d’Amérique ?

LE CHEVALIER.

En effet !

DE BLANGY.

N’est-ce pas entre vos bras que mourut, en Allemagne, le marquis de Montbazon ?

LE CHEVALIER, avec un peu d’embarras.

Oui, oui, entre mes bras... c’est vrai.

DE BLANGY.

Mais je vous ai vu jadis, monsieur...

LE CHEVALIER, avec un mouvement.

Comment ! vous m’avez...

DE BLANGY.

Vous étiez tout jeune alors, presque un enfant, quand vous arriviez à l’armée de Condé.

LE CHEVALIER.

En vérité !

DE BLANGY.

Il y a plus de vingt ans de cela... J’avoue que je ne vous aurais jamais reconnu.

LE CHEVALIER.

Cela se comprend... les années, et puis un si long séjour en Amérique...

DE BLANGY.

Les Montbazon seront heureux de vous connaître, chevalier... je suis de la famille, beau-frère du marquis, et nous avons là dans cette auberge Mademoiselle de Vermandois, sa tante, et le petit vicomte de Montbazon, son neveu.

LE CHEVALIER.

Vous êtes, me dites-vous, parent des Montbazon ?

LE COMTE.

Oui, monsieur.

LE CHEVALIER.

Ah ! je suis heureux de vous rencontrer. Dites-moi, vous savez que ce pauvre marquis de Montbazon, mort dans mes bras, a laissé un enfant, une fille.

LE COMTE.

Une fille, en effet, qui disparut tout enfant, pendant la révolution, et que depuis nous avons vainement cherchée.

LE CHEVALIER.

Je crois avoir retrouvé ses traces.

LE COMTE.

Il se pourrait !

LE CHEVALIER.

Oui, monsieur. Où êtes vous descendu ?

LE COMTE.

Ici, au Soleil-d’Or.

LE CHEVALIER.

Eh bien ! allez m’attendre chez vous, j’irai vous y rejoindre dans un instant, et je vous dirai tout ce que je sais sur cet enfant. J’ai une importante affaire à terminer ici. À bientôt, monsieur le comte, à bientôt.

LE COMTE.

À bientôt, monsieur le chevalier...

Il rentre à l’auberge.

LE CHEVALIER, seul.

Allons, courage, Lavarennes, te voilà reçu, accepté sous le nom de Rollac. Le vrai Rollac est mort là-bas en Amérique, et la mer ne rendra pas son cadavre. Il était le dernier des Rollac, tous ses papiers de famille, tu les possèdes, et parmi eux tu as découvert un écrit qui peut faire ta fortune. Oui, oui, que je rende aux Montbazon cette fille que, grâce à cet écrit, j’ai retrouvée, moi ; et je n’ai plus rien à redouter de la justice. Allons, sois adroit, et ton avenir est assuré.

 

 

Scène X

 

LE CHEVALIER, BELPHÉGOR

 

LE CHEVALIER, arrêtant Belphégor qui a quitté la voiture et qui va pour rentrer.

Dis donc, Paillasse, à nous deux, camarade.

BELPHÉGOR.

Monsieur ?...

LE CHEVALIER.

Sais-tu bien qu’il y a longtemps que je te cherche !

BELPHÉGOR.

Vous me cherchez, moi ?

LE CHEVALIER.

Oui, toi, Guillaume, surnommé Belphégor, tu vois que je te connais bien.

BELPHÉGOR.

Parbleu ! il y en a cent mille en France qui me connaissent comme ça.

LE CHEVALIER.

Oh ! je te connais, moi, mieux que personne, mieux que tu ne te connais toi-même.

BELPHÉGOR, riant.

Ah ! bah ! Ah ! ça...est-ce que vous êtes de la grande malice ? est-ce que vous allez me tirer la bonne aventure ?

LE CHEVALIER.

Pourquoi pas ? j’ai beaucoup voyagé et je sais lire dans le destin des hommes.

BELPHÉGOR.

Ah ! je la trouve bonne.

LE CHEVALIER.

Voulez-vous me donner votre main ?

BELPHÉGOR.

Je vous la confie. Nous allons nous amuser.

À part.

C’est un muscadin loustic...

Haut.

Nous disons donc ?

Tendant les mains.

La droite ou la gauche ?

LE CHEVALIER.

Celle que tu voudras. Nous disons... que tu es marié il y a douze ans.

BELPHÉGOR.

Pardieu ! quand on a un petit garçon de onze ans et qu’on n’est pas trop paresseux, il est bien présumable qu’il y a une douzaine d’années que...

LE CHEVALIER.

Ce mariage te portera bonheur.

BELPHÉGOR.

Il m’en a déjà procuré pas mal ; deux chérubins... deux fiers bonheurs...

Riant.

Après ?

LE CHEVALIER.

Cette femme, que vous avez épousée dans un village de la Bretagne, n’était pas la fille de l’humble journalier qui vous l’a donnée...

BELPHÉGOR, sérieux.

C’est vrai.

LE CHEVALIER.

Il vous a dit qu’un mystère enveloppait la naissance de sa fille adoptive.

BELPHÉGOR.

Oui !...

LE CHEVALIER.

Qu’un homme, d’un extérieur misérable, la lui avait confiée une nuit, et que cet homme qui devait revenir au bout de trois jours n’avait jamais reparu.

BELPHÉGOR.

Oui !...

LE CHEVALIER.

Voilà pour le passé ; et maintenant, l’avenir.

BELPHÉGOR.

Permettez... Mais c’est donc vrai que l’on peut prédire le destin ?

LE CHEVALIER.

Vous le demandez, vous dont c’est le métier ?

BELPHÉGOR.

Dame ! voilà quinze ans que je le fais, sans y croire, moi !

LE CHEVALIER.

N’importe, écoutez : Madeleine sera pour vous la source d’une grande fortune, car Madeleine appartient à une illustre famille, noble comme les princes du sang, riche à millions, et que je vous ferai connaître...

BELPHÉGOR, effaré.

Elle, Madeleine !... noble... noble à millions, riche comme les princes du sang ! Et vous m’assurez...

LE CHEVALIER.

Je vous jure que tout cela est vrai.

BELPHÉGOR.

Riche ! elle, ma femme !... mes enfants seraient des petits millionnaires... Ah ! bah ! c’est impossible, vous voulez vous moquer de moi.

LE CHEVALIER.

Tout cela est vrai... bien vrai... Dans un instant je vous en apporterai la preuve... et pour que vous ne doutiez pas de ma parole,

Lui donnant sa bourse.

tenez, voilà des arrhes sur la fortune qui vous appartiendra... vingt-cinq louis ; c’est un faible à-compte.

BELPHÉGOR.

Vingt-cinq louis ! Non, il n’y a pas de prince qui veuille s’amuser à ce prix-là de la crédulité d’un pauvre homme !

LE CHEVALIER.

Attendez-moi ici ; dans un instant, vos derniers doutes seront dissipés...

À part, en sortant.

Allons, ma fortune commence !

BELPHÉGOR, stupéfait.

Millionnaire ! Madeleine ! Henri... mes enfants... venez... venez... mais venez donc !

 

 

Scène XI

 

BELPHÉGOR, MADELEINE, HENRI, LA PETITE JEANNE

 

MADELEINE.

Qu’as-tu donc, mon ami ?

BELPHÉGOR.

Ce que j’ai... ce que j’ai ! tends ton bonnet, petit...

Versant l’or dans le bonnet d’Henri.

Tiens, voilà ce que j’ai, et ce n’est qu’un petit morceau de ce que nous aurons.

HENRI.

Oh ! des petits sous jaunes.

MADELEINE.

De l’or !

BELPHÉGOR, avec joie.

Un peu d’or ! une misère !... une misère pour toi, femme ! pour toi qui es la fille d’un comte, d’un duc, d’un prince ; est-ce que je sais ?

MADELEINE.

À moi une grande naissance, à moi une fortune !

BELPHÉGOR.

Oui, oui, à toi tout cela !... Mais embrassez-la donc, enfants !... Ah ! cette pauvre Madeleine, je l’adorais trop, il fallait bien qu’elle fût plus que moi.

MADELEINE, tremblante.

Guillaume, mon ami... mais... mais c’est donc bien vrai tout ce que tu me dis là ?

BELPHÉGOR.

Parbleu ! est-ce que c’est pour rien que le bon Dieu t’avait faite si belle... Dans un instant, Madeleine, toutes les preuves seront entre nos mains.

MADELEINE.

Riches ! nous serons riches.

Embrassant les enfants.

Ah ! mes enfants, mes pauvres enfants ! le cœur ne me saignera donc plus à vous voir couverts de haillons et presque mendiants.

BELPHÉGOR.

Qu’est-ce qu’elle dit ?...

MADELEINE.

Je ne dévorerai plus mes angoisses et mes larmes... je ne verrai plus torturer vos pauvres petits membres... je ne tremblerai plus pour vos jours... Oh ! mes enfants !... mes enfants !... que je suis heureuse !

BELPHÉGOR.

Madeleine ! Madeleine ! il y a dans ta joie quelque chose qui me fait mal... mais tu souffrais donc, pauvre femme ?

MADELEINE, lui tendant la main.

Qu’importe, puisque j’ai pu te le cacher !

HENRI, l’embrassant.

Ah ! maman ! maman !

BELPHEGOR.

Henri ! c’est un ange que Dieu nous a donné là !

MADELEINE.

Un ange ! non, mon ami ! car je puis te le dire, à présent que nous allons être riches, ma tendresse maternelle n’était pas seule à souffrir, je sentais en moi comme des instincts de coquetterie, des désirs de luxe, de fortune, de bien-être... mon sang se révoltait contre ma misère.

BELPHÉGOR.

Et ton sang avait bien raison... C’était le sang de vos ancêtres, madame ; mais tu ne rougissais pas de moi, n’est-ce pas ?

MADELEINE.

Guillaume ! tu m’as consolée de tout ce que j’ai souffert.

BELPHÉGOR.

Merci ! Et maintenant, plus de souffrances, plus de larmes cachées ; du bonheur ! du bonheur pour toujours.

 

 

Scène XII

 

BELPHÉGOR, MADELEINE, HENRI, LA PETITE JEANNE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

Me voilà.

BELPHÉGOR.

C’est lui ; ce sont les preuves qu’il apporte.

MADELEINE.

Voyons, voyons !

LE CHEVALIER.

Attendez, madame, et écoutez-moi : Le pauvre diable qui vous a élevée, Pierre Valin, enfin, vous a reçue des mains d’un inconnu... or, ce dernier, malgré les haillons dont il était couvert, était un noble dont la tête était mise à prix, et qui fuyait déguisé !...

MADELEINE.

Mon père !

BELPHÉGOR.

Après, monsieur ?

LE CHEVALIER.

Il fut forcé de rejoindre l’armée de Condé sans avoir pu vous réclamer, madame, parce que l’armée républicaine était venue se placer entre vous et lui...

BELPHÉGOR.

Et le nom de ce monsieur ?

MADELEINE.

Oui, le nom de mon père ?

LE CHEVALIER.

Vous le saurez tout à l’heure. Quelques jours s’écoulèrent et on livra bataille... Le marquis, car il était marquis !...

BELPHÉGOR, montrant Henri.

C’est un petit marquis, ça... Allons, saute, marquis !

LE CHEVALIER.

Le marquis était au premier rang, il tomba un des premiers... mais un ami se trouvait près de lui... le chevalier de Rollac... et ce chevalier, c’était moi !

MADELEINE.

Vous, l’ami de mon père !

LE CHEVALIER.

Il le reçut... c’est-à-dire... je le reçus dans mes bras, et le marquis, avant de mourir, put tracer ces quelques lignes...

Dépliant un papier qu’il lit.

« L’enfant resté entre les mains de Pierre Valin, journalier à Chaumont, près Saint-Brieuc, lui a été confié par moi, et je déclare en mourant que cet enfant est ma fille ! Je lègue au chevalier de Rollac le soin de la retrouver. Signé, marquis de... »

BELPHÉGOR.

De ?

LE CHEVALIER.

Vous le saurez plus tard.

BELPHÉGOR, s’agitant.

Oh ! nous ne sommes pas pressés...

Avec joie.

Saperlotte...

À Henri.

Tenez-vous donc droit, marquis !

MADELEINE.

Et ma mère, monsieur ?

LE CHEVALIER.

Le marquis l’avait perdue peu de jours après votre naissance.

BELPHÉGOR.

Mais comment se fait-il que ce soit maintenant seulement...

LE CHEVALIER.

Que ces recherches s’opèrent ? c’est tout simple... De la famille de votre père, madame, il ne restait en ligne directe qu’un vieillard, votre aïeul... auprès de lui quelques collatéraux, une vieille sœur et, je crois, un petit-neveu. Tous, ils étaient en fuite, dans l’exil... tous, ils ignoraient en quelles mains le marquis avait laissé son enfant... Le chevalier de Rollac le savait seul, c’est-à-dire que je le savais seul ; et le soir même de cette sanglante bataille, afin de sauver ma tête, je m’embarquai pour l’Amérique... là, j’eus un duel, je fus blessé presque mortellement par un nommé... Lavarennes ! Et le secret de votre naissance serait enseveli avec moi, si...

BELPHÉGOR.

Si vous n’aviez été rendu à la vie.

LE CHEVALIER.

Oui, précisément... Enfin, après bien des traverses et des aventures j’ai pu revenir en France il y a un mois, et je bénis le hasard qui, après ce peu de temps de recherches, m’a permis de vous rencontrer. Maintenant, pensez-vous encore que je vous aie trompés ?...

BELPHÉGOR.

Oh ! non, non, nous vous croyons...

LE CHEVALIER.

En ce cas, posons les bases de notre marché, arrêtons nos conditions.

BELPHÉGOR, étonné.

Notre marché ?

MADELEINE.

Que signifie ?...

BELPHÉGOR.

Nos conditions ! Ah ! je comprends, c’est-à-dire... pardon, monsieur, mais je ne saisis pas bien.

LE CHEVALIER.

Il s’agit cependant d’une affaire bien simple. Ainsi que je vous l’ai dit, la famille de madame est riche, immensément riche... et l’une des premières de France en noblesse... Comment supposez-vous donc qu’elle puisse agir !...

BELPHÉGOR.

Moi, je ne suppose rien...Nous avons, dites-vous, un vieillard qui serait heureux de retrouver la fille de son fils... Nous avons après ça le mari qui ne sera pas moins heureux de la lui ramener... Conduisez-nous près de lui, monsieur, et s’il a le cœur d’un père, vous verrez que nous nous entendrons.

LE CHEVALIER.

Près de lui... mais vous n’y songez pas...

MADELEINE.

Comment ?

BELPHÉGOR.

Que voulez-vous dire ?

LE CHEVALIER.

Est-ce qu’il peut présenter dans le monde la femme du Paillasse Belphégor ? les enfants du Paillasse Belphégor ?

MADELEINE.

Monsieur...

BELPHÉGOR.

Femme ! éloigne les enfants ; ils n’ont pas encore appris à rougir de leur père...

Madeleine les éloigne et revient.

MADELEINE.

Oh ! mon Dieu !

BELPHÉGOR.

Voyons, monsieur, expliquez-vous clairement, et surtout expliquez-vous vite...

LE CHEVALIER.

Eh bien ! mon cher, voilà ce que je croyais pouvoir vous offrir au nom de l’aïeul de madame... Comme il faut qu’aucune souillure ne tache le blason de cette il lustre famille, madame...

Souriant.

qui ne peut pas rester Madame Paillasse, sera présentée dans le monde comme la veuve de quelque noble gentilhomme mort à l’étranger.

MADELEINE, avec force.

Veuve ! moi !

BELPHÉGOR, se contenant.

Continuez... continuez donc, monsieur...

LE CHEVALIER.

Elle pourra, si son cœur l’exige, emmener l’un de ses enfants.

MADELEINE.

L’un de mes enfants !

BELPHÉGOR.

Continuez, continuez !

LE CHEVALIER.

On assurera le sort de l’autre, et...

BELPHÉGOR, froidement.

Et le mari ? nous ne nous occupons pas du mari.

LE CHEVALIER.

Quelles que soient vos prétentions, elles seront respectées ; c’est vous-même, mon cher, qui fixerez la somme...

BELPHÉGOR, éclatant.

La somme !... il s’agit donc d’argent ! Taisez-vous, taisez-vous, monsieur : ce n’est pas en plein jour et à la face de Dieu que l’on propose à un père de vendre sa femme et ses enfants.

LE CHEVALIER.

Songeriez-vous à refuser ?

BELPHÉGOR.

Entends-tu, Madeleine, il me demande si j’y songe !

LE CHEVALIER.

Mais réfléchissez donc, la loi sera pour nous.

BELPHÉGOR.

La loi réprouve votre marché.

LE CHEVALIER, à part.

Ah ! tu viens te jeter à travers mes projets !...

Haut.

Votre volonté ne sera pas la seule que l’on consultera.

BELPHÉGOR.

Mais, dis-lui donc la tienne, Madeleine !

MADELEINE.

Monsieur, cette famille que je ne connais pas nous adoptera tous, ou elle n’adoptera personne de nous.

BELPHÉGOR.

Bien ! Oh ! je ne doutais pas de toi, va...

LE CHEVALIER.

Monsieur, un mariage comme le vôtre ne lie pas.

BELPHÉGOR.

Qu’osez-vous dire ?

LE CHEVALIER.

Je dis qu’une famille a le droit de protester contre les liens contractés par une mineure sans le consentement de cette famille ; je dis enfin que si vous n’acceptez pas la fortune qu’on vous offre, les magistrats sauront bien vous obliger à rendre une femme qui ne vous appartient pas. Nous nous reverrons bientôt, monsieur...

 

 

Scène XIII

 

BELPHÉGOR, MADELEINE, HENRI, LA PETITE JEANNE

 

BELPHÉGOR.

Une femme qui ne m’appartient pas ! Est-ce que c’est vrai, ça, Madeleine ? est-ce que les lois peuvent nous séparer ?

MADELEINE.

Oh ! n’aie pas peur, Guillaume... je ne consentirai jamais à te quitter.

BELPHÉGOR.

Non, tu ne consentiras pas, toi... Mais les magistrats, mais les lois, comme il dit... ces lois dont il me menace, je ne les connais pas, moi, pauvre homme, et j’ai peur.

MADELEINE.

Allons, rassure-toi, mon ami !

BELPHÉGOR.

Que je me rassure... Tiens, dis-moi qu’ils vont venir, là, dix, vingt, me tuer devant toi, sous tes yeux, et je resterai calme... mais ils veulent vous emmener, vous emmener tous... toi ! Henri et ma petite Jeanne ! Oh ! cette pensée-là me rend lâche ! J’ai peur, Madeleine, j’ai peur !

MADELEINE.

Mais que veux-tu faire ?

BELPHÉGOR, pleurant.

Ce que je veux ? je veux... je veux te garder... je veux te garder... je veux...

Éclatant.

Est-ce que je sais ce que je veux !... je ne veux pas qu’on me vole ma famille.

MADELEINE.

Eh bien ! soyons calmes et cherchons, cherchons ensemble.

BELPHÉGOR.

Il n’y a pas besoin de chercher, j’ai trouvé, moi ; nous allons partir.

MADELEINE.

Partir !

BELPHÉGOR.

Tout de suite, à l’instant...

Allant à l’hôtel et appelant.

Grain-d’Amour !

GRAIN-D’AMOUR, paraissant.

Patron ?

BELPHÉGOR.

Mon cheval, vite, mon cheval !

GRAIN-D’AMOUR, étonné.

Mais il fait comme moi, il mange...

Guillaume fait un geste, Grain-d’Amour obéit.

BELPHÉGOR, appelant.

Henri ! Jeanne !

HENRI.

Nous voilà, père !

BELPHÉGOR.

Nous partons, mes enfants, nous partons ; ne perdons pas une minute... Allons, les costumes, la caisse, les tapis, tout, tout, dans la voiture...

En disant cela il jette dans la voiture tout ce qu’on en avait descendu, la petite fille elle-même apporte un paquet, tandis que Henri et Grain-d’Amour attèlent la jument ; Belphégor les aide.

Mon pauvre Mouton, c’est toi qui dois nous sauver aujourd’hui...

À Grain-d’Amour.

Viens ici, toi... Les autres, les artistes sont là, n’est-ce pas ?

GRAIN-D’AMOUR.

Oui, oui ; mais qu’est-ce qu’y a ? qu’est-ce qu’y a ?

BELPHÉGOR.

Ils nous retarderaient, nous partons sans eux ! seulement, je ne suis pas de ces directeurs qui congédient leur troupe en faisant faillite... Tiens, distribue-leur ceci, l’or de ce chevalier.

GRAIN-D’AMOUR.

De l’Or !

BELPHÉGOR.

Va !...

Grain-d’Amour sort.

À nous deux, mon garçon.

LE GARÇON.

Voilà.

BELPHÉGOR, amenant le garçon sur le devant.

Dis-moi, mon ami, il n’ya pas de chevaux à la poste ?

LE GARÇON.

Pas pour le moment.

BELPHÉGOR, donnant le reste de la bourse.

Tiens, prends cela ; c’est de la part d’un prince, tu entends, d’un grand prince, qui retient et paye tous les chevaux qui reviendront pendant trois jours, pendant trois jours, tu entends ?

LE GARÇON.

C’est dit.

BELPHÉGOR.

Tiens, mon garçon, voilà pour toi...

Il lui donne une pièce d’or.

LE GARÇON, s’en allant.

Soyez tranquille, monsieur ; il viendrait cent chevaux, que pas un ne repartirait.

BELPHÉGOR.

À présent, tous à vos places...

Madeleine et les enfants montent en voiture.

Trois jours... trois jours de gagnés et je connais le pays...

Il monte dans la voiture et Grain-d’Amour derrière.

Je sais tous les chemins de traverse. Partons...

Debout, tenant les rennes.

Gardez votre fortune, monsieur le duc ; moi, j’emporte mon trésor !...

 

 

ACTE II

 

Une mansarde. Cheminée à gauche, au premier plan ; au deuxième, porte latérale. Grande fenêtre dans le fond, porte d’entrée à droite et à gauche.

 

 

Scène première

 

BELPHÉGOR, seul, occupé à faire le ménage

 

Là ! voilà le ménage en ordre, ça sera autant de fait quand Madeleine se lèvera...

Écoutant.

Je crois que la petite pleure ! Elle va réveiller sa mère... Non, elles dorment toutes les deux. Dors, pauvre femme, et tâche d’oublier les rêves qu’on t’a laissée entrevoir. Oh ! depuis ce moment, c’est plus fort que moi, mais une fièvre d’inquiétude s’est emparée de ma pauvre tête. Il me semble que Madeleine a des regrets ! j’étudie ses moindres paroles, j’épie ses moindres gestes... et je passe ainsi du soupçon à la colère... Oh ! ce gueux de chevalier m’a rendu bien malheureux !

 

 

Scène II

 

BELPHÉGOR, HENRI, GRAIN-D’AMOUR, chargé de provisions

 

BELPHÉGOR.

Ah ! te voilà, toi !... Où est Henri ?

GRAIN-D’AMOUR.

Il était avec moi sur la place, il remonte par l’autre escalier.

HENRI.

Vivat ! v’là le soleil, nous pourrons travailler sur la place, et nous aurons du monde, la recette sera bonne... Bonjour, papa.

BELPHÉGOR.

Ne fais pas de bruit, ta mère dort. Il entre toujours comme un coup de vent, celui-là.

HENRI.

C’te bonne mère ! Je vas marcher en zéphyr.

BELPHÉGOR.

Les gens comme il faut dorment jusqu’à neuf heures, je veux qu’elle dorme jusqu’à neuf heures, moi ! Tant pis ! car enfin, si elle voulait... mais elle ne veut pas, elle nous aime trop pour cela.

HENRI.

Oh ! bien sûr ! Hier encore, cette bonne mère, elle nous prenait dans ses bras, nous deux Jeanne ; elle nous baisait les mains, le front, les cheveux, et puis elle nous disait en pleurant : Non, jamais je ne vous quitterai !

BELPHÉGOR.

Elle a dit cela ! en pleurant !... Et tu restes là les bras balans au lieu de te dépêcher à éplucher les légumes. Vite, allons, faisons la soupe. Allons, Grain-d’Amour, ratissons, ratissons, mon ami.

GRAIN-D’AMOUR.

Soyez tranquille, la carotte ça me connaît, je ne vis que de ça...

Il ratisse une carotte à l’envers.

BELPHÉGOR.

Insensé ! est-ce qu’on a jamais ratissé un légume de cette façon ? Je vais te montrer comment ça se pratique...

Il tire une carotte du paquet.

La carotte doit se tirer en douceur... Tu la pinces adroitement entre le pouce et l’index, et tu imprimes au couteau ce mouvement délicat qui la dépouille sans la blesser.

GRAIN-D’AMOUR.

Et cet homme-là n’est pas sous-préfet !

BELPHÉGOR.

À présent, mettons le couvert sans éclat et sans bruit.

HENRI.

C’est ça...

Grain-d’Amour prend les assiettes, et il en laisse tomber une...

GRAIN-D’AMOUR.

Fatalité !

BELPHÉGOR.

Imbécile ! j’avais dit sans éclat !...

Il lui donne un coup de pied au derrière. Grain-d’Amour laisse tomber les autres assiettes.

HENRI.

Ah ! c’étaient les dernières !

BELPHÉGOR.

Ca fait qu’il n’en cassera plus...

À Henri.

Tiens, voilà ton maillot que j’ai raccroché comme j’ai pu, ménage-le bien !... Quand tu fais le double saut de carpe et que tu retombes au grand écart, tu plies trop le jarret, je te l’ai dit cent fois... Tu te ramasses, tu te ramasses ; ça tend le maillot, et crac ! v’là de l’ouvrage pour Madeleine.

HENRI.

Oh ! vois-tu, père, faut me pardonner ça, je me ratatine un peu parce que j’ai peur, mais ça passera. La raison me vient, et je me dis : C’est pour la bonne mère, c’est pour la chère petite sœur que tu travailles, Henri... et rien que ça, c’est assez pour me dégourdir le jarret !

BELPHÉGOR.

Viens que je t’embrasse, Henri ! Madeleine t’adonné son cœur.

 

 

Scène III

 

BELPHÉGOR, HENRI, GRAIN-D’AMOUR, CATHERINE

 

CATHERINE, surprenant Belphégor et Henri dans les bras l’un de l’autre.

C’est bien ça ! voilà qui fait plaisir à voir !... Bonjour, voisin, bonjour.

BELPHÉGOR.

Ah ! c’est notre excellente voisine, cette chère madame Catherine, la seule personne peut-être du monde entier qui s’intéresse à nous.

CATHERINE.

J’aime les bonnes gens, moi ! Ah ! ça, et Madeleine ?

BELPHÉGOR.

Elle dort.

CATHERINE.

Et pendant ce temps vous faites le ménage ?

BELPHÉGOR.

Oh ! comme ça, pour me distraire, ça m’amuse, et ça ne l’amuse pas beaucoup, elle, de balayer, de nettoyer ; elle a des mains si douces, si mignonnes... Avez-vous remarqué comme elle a de jolies mains, ma femme ?

CATHERINE, avec un sourire.

Ce bon monsieur Belphégor ! Et la petite, comment va-t-elle ce matin ?

BELPHÉGOR.

Heu ! heu ! hélas ! elle est comme sa mère, douce comme une brebis, mais c’est délicat, c’est blond, c’est pâle ! enfin, Dieu me les a donnés comme ça, la mère et l’enfant, et je les aime comme ça, moi !

GRAIN-D’AMOUR.

Tiens, il n’y a pas de vin.

BELPHÉGOR.

Comment ! hier soir la bouteille était pleine !

GRAIN-D’AMOUR.

Ah ! dame ! c’est que je l’ai cassée !

BELPHÉGOR.

Je te casserai aussi, toi, quelque jour...

Lui donnant de l’argent.

Tiens, va...

Grain-d’Amour sort. Il prête l’oreille. Allant à Henri.

Henri, j’entends Madeleine qui trotte dans sa chambre, elle est levée... Allons, hop ! va l’embrasser et savoir si elle n’a besoin de rien.

HENRI.

Alors, tu surveilleras la marmite.

BELPHÉGOR.

Oui, va vite, et prends ton maillot, tu t’habilleras pour être tout prêt à partir...

Henri entre dans la chambre de Madeleine.

 

 

Scène IV

 

BELPHÉGOR, CATHERINE

 

BELPHÉGOR.

Celui-là, par exemple, c’est une autre gamme. Un cœur d’or et des muscles d’acier, un homme, quoi ! Quant à la petite, voyez-vous, elle se renforcera ; ce qu’elle a maintenant c’est de la fatigue, pas autre chose. Quand on pense que nous avons traversé toute la France pour venir ici, à Angoulême, et que nous avons marché si vite, si vite !...

CATHERINE.

Et qu’aviez-vous donc à être si pressés d’arriver ?

BELPHÉGOR.

Ce n’est pas d’arriver que j’avais hâte, mais de m’éloigner, de m’enfuir...

Mouvement de Catherine.

Oh ! un instant, j’avais rien pris, rien volé ; au contraire !...

CATHERINE.

Comment, au contraire ?

BELPHÉGOR.

Oui, on voulait m’enlever quelque chose, quelque chose à moi, qui m’appartient, que Dieu m’a donné, qu’il m’a donné en me disant : Tiens, pauvre Guillaume, tu es seul, misérable, et c’est à peine si tu as le droit de fouler sous tes pieds presque nus les cailloux des grandes routes. Eh bien ! prends cela, ce sera ton trésor, ta consolation, ta vie... et ils voulaient... Oh ! mais, pardon, mame Catherine, ce sont des choses qui n’intéressent que moi.

CATHERINE.

Comment donc, mon bon Guillaume ! mais je vous aime, je vous estime, et si par hasard vous aviez besoin ici, à Angoulême, de quelque protection, dites-le-moi, je connais des personnes riches, des gens considérables.

BELPHÉGOR.

Des grands seigneurs, des ducs, des chevaliers, n’est ce pas ? Non, je n’ai pas besoin de leur protection, moi ! qu’ils restent chez eux et Guillaume chez lui... et les choses iront bien. Le bonheur, voyez-vous, c’est pas d’avoir des châteaux, des titres et de l’argent blanc à discrétion... le bonheur, c’est de s’aimer bien gentiment entre soi, l’homme, la femme, les petits... et de mordre ensemble dans le pain qu’on a gagné...

Avec douceur.

Vous devriez dire ça à ma femme, vous, comme ça, sans en avoir l’air ; elle vous écoute quand vous lui parlez, et c’est toujours bon à dire aux femmes ces choses-là.

CATHERINE.

Allons donc ! craindriez-vous que Madeleine méprisât votre dénuement, votre pauvreté ? c’est impossible... Quand on est bon comme vous, Belphégor, et qu’on aime comme vous aimez, une femme serait bien ingrate...

BELPHÉGOR.

Ma femme est un ange du bon Dieu... ah ! je le sais, et je suis bien tranquille.

CATHERINE.

Eh ! de quoi aurait-elle à se plaindre ? que pourrait-elle désirer ?

BELPHÉGOR.

Rien ! oh ! rien, je l’espère ; mais je ne veux pas qu’elle se trouve malheureuse...

À part.

Ah ! mon Dieu ! si elle allait avoir des regrets !

CATHERINE.

Malheureuse... elle !... mais vous prenez pour vous tout le mal, vous faites tout ici, jusqu’à la soupe, et une fière soupe encore.

BELPHÉGOR.

Croyez-vous qu’elle sera bonne ?

CATHERINE.

Je vous en réponds !

BELPHÉGOR.

Après tout, les gens riches n’ont pas une autre manière que nous de faire la soupe, n’est-ce pas ?

CATHERINE.

Non, certainement.

BELPHÉGOR.

Combien mangent-ils de fois par jour, les gens riches ? trois ou quatre fois au moins ?

CATHERINE.

Dame ! je crois que oui.

BELPHÉGOR.

Eh bien ! je veux que ma femme fasse aussi ses quatre repas ! Elle adore l’oie rôtie, je veux qu’elle en mange tous les jours, et quatre fois par jour.

 

 

Scène V

 

BELPHÉGOR, CATHERINE, MADELEINE et HENRI

 

CATHERINE.

Bonjour, ma chère voisine ; nous parlions de vous...

Elle l’embrasse.

Et la petite ?

MADELEINE.

J’ai réussi à l’endormir...

À part.

Je ne sais, mais... cette enfant... elle m’inquiète.

BELPHÉGOR.

Et toi, ma bonne femme, as-tu dormi au moins ?

MADELEINE.

Moi, mon ami ?...

À part.

Oh ! cachons-lui mes craintes...

BELPHÉGOR.

Hein ! qu’est-ce que c’est ? nous avons nos beaux petits yeux fatigués ! C’est la petite qui t’a encore empêchée de dormir, hein ?... Pauvre enfant ! pauvre Madeleine !...

Servant la soupe.

Mangerez-vous une cuillerée de soupe avec nous, mame Catherine ?

CATHERINE.

Ma foi, je veux bien ; ça fait qu’après je tiendrai compagnie à Madeleine pendant que vous irez travailler sur la place...

On se met à manger.

BELPHÉGOR.

Eh bien ! Madeleine, tu ne manges donc pas ?

MADELEINE.

Non, je ne me sens pas d’appétit ce matin.

BELPHÉGOR.

Mange toujours, ça viendra en mangeant.

MADELEINE.

Non, merci, mon ami...

Elle essaye de goûter à la soupe et s’arrête.

BELPHÉGOR.

C’est que la soupe n’est peut-être pas comme tu l’aimes ? je l’aurai trop salée ou pas assez salée, ou bien c’est c’t abominable Grain-d’Amour qui l’aura laissé bouillir à la fumée.

GRAIN-D’AMOUR, la bouche pleine et avalant très vite plusieurs cuillerées.

À la fumée ! Oui, elle sent la fumée ; passez-moi vot’part, bourgeois.

BELPHÉGOR.

J’y suis... ce sont les légumes ; – les poireaux sont trop verts et les navets trop mûrs. Qui est-ce qui a fait le marché aujourd’hui ?

HENRI.

C’est moi, mon papa.

BELPHÉGOR.

Eh bien ! votre soupe est détestable, petit drôle.

HENRI.

Mais non, papa...

BELPHÉGOR.

Taisez-vous ! voilà votre mère qui ne mange pas, à présent.

MADELEINE.

Guillaume ! mon bon, mon excellent Guillaume, la soupe n’a jamais été meilleure.

GRAIN-D’AMOUR.

Fichtre, je crois bien !

MADELEINE.

Mais je n’ai pas faim.

À part.

Pauvre petite Jeanne !

BELPHÉGOR.

Alors c’est différent. Mais je n’ai plus faim non plus, moi... Allons, haut le pied, monsieur Grain-d’Amour !

GRAIN-D’AMOUR.

Mais j’ai pas fini.

BELPHÉGOR.

Attends, j’vas commencer...

Grain-d’Amour se lève effrayé.

Et vous, monsieur Henri, empoignez-moi la trompette.

HENRI.

Oui, papa.

BELPHÉGOR.

Et le tapis, ma chaise d’équilibre, mes sabres, mes étoupes, mes gobelets... Avez-vous le cerceau, Grain-d’Amour ?

GRAIN-D’AMOUR.

Oui, grand homme.

HENRI.

Partons, papa.

BELPHÉGOR, imitant le cri des bat leurs.

Ah ! ah ! mon fiston ! c’est aujourd’hui que nous essayons le grand tour... Je prends la chaise... regardez ça, mame Catherine ; Jacquinet se met dessus en équilibre, sur un pied, comme la renommée, je me pose le tout sur la tête, comme cela... et je fais ma petite quête pendant que le fiston joue du cornet-à-piston... Ah ! ah ! ah !

MADELEINE.

Guillaume, tu me fais frémir.

BELPHÉGOR.

Laisse donc ! une fantaisie d’artiste.

GRAIN-D’AMOUR.

Et c’t homme-là n’est pas à la tête des affaires !

HENRI.

Sois tranquille, bonne mère ; de la place où nous allons on voit cette mansarde, et je la regarderai, ça me donnera de l’assurance.

MADELEINE.

Cher enfant !

CATHERINE.

Au revoir, monsieur Guillaume.

BELPHÉGOR, bas.

Dites-lui que je l’aime, mame Catherine ; dites-lui surtout que vous avez connu des duchesses, des comtesses, des baronnesses qui n’étaient pas plus heureuses qu’elle... ça fera bien...

Voix de bateleur.

Ah ! venez ! venez voir ! les exercices des l’inimitable Belphégor et de monsieur Jacquinet...

Voix naturelle.

Y sommes-nous, petit ?

HENRI, criant comme au premier acte.

Oui, bourgeois.

BELPHÉGOR.

Va donc, gamin !

MADELEINE.

Adieu, mon ami ; à tantôt.

 

 

Scène VI

 

MADELEINE, CATHERINE

 

MADELEINE.

Je suis bien aise que vous soyez restée, madame Catherine, j’ai à vous parler.

CATHERINE.

Je vous suis toute dévouée, ma chère enfant.

MADELEINE.

Voyez-vous, je n’ai pas voulu attrister mon mari en lui parlant de l’état de Jeanne, mais on ne m’ôtera pas de l’idée que ma petite fille est très malade... Oh ! oui, très malade.

CATHERINE.

Dame ! que voulez-vous faire à cela ? C’est un malheur auquel il faut bien vous résigner.

MADELEINE.

Me résigner ! Comme vous dites cela ! Me résigner ! non ! Dieu me protégera. Dieu m’a déjà inspiré une bonne pensée. Ici, au premier étage de cette maison, il y a un monsieur très riche qui se fait soigner par l’un des premiers médecins de la ville. Je veux faire monter ce médecin, et le consulter pour ma pauvre petite.

CATHERINE.

Hélas ! y songez-vous ? il ne fait pas de visites à moins de dix francs.

MADELEINE.

Dix francs, mon Dieu, dix francs !

CATHERINE.

Dix francs ! oui, ma chère, c’est pour cela que je vous dis de vous résigner. Quand on est pauvre comme vous, quand on est ainsi que vous attachée à un malheureux homme...

MADELEINE.

Catherine, c’est mon mari, cet homme, et cette petite fille, que j’aime, c’est sa fille.

CATHERINE.

Eh ! je le sais, Madeleine !...

À part.

Elle a raison cette femme. Mais n’oublions pas ce que j’ai promis de lui dire !...

Haut.

Voyez-vous, Madeleine, c’est très bien ce que vous dites là, mais ça n’empêche pas que les gens riches sont heureux, ils ont de beaux enfants, bien frais, bien roses, bien portant, à qui rien ne manque, et qui avec le temps font de belles grandes filles avec de riches dots, que l’on marie à de brillants cavaliers. Ah ! ma chère, puisque vous avez bon cœur et que vous êtes une bonne mère, ça ne ferait pas mal quand vous seriez un peu riche...

MADELEINE.

Riche ! riche ! À quoi bon me dire tout cela, me faire du chagrin, me briser le cœur ? vous savez bien...

CATHERINE.

Je sais... je sais tout, Madeleine ! Je sais que si vous le vouliez...

MADELEINE.

Ciel ! Guillaume vous a donc appris...

CATHERINE.

Guillaume, non, il a gardé ses secrets ; mais c’est un autre, un excellent homme, qui vous cherche, qui a suivi vos traces, qui vous a enfin trouvée et qui m’a parlé de vous.

MADELEINE.

Mon Dieu !

CATHERINE.

Un brave homme, qui ne vous poursuit ainsi que pour assurer votre bonheur, celui de vos enfants, de vos enfants que vous chérissez, Madeleine.

MADELEINE.

Ainsi il nous a découverts ! Oh ! si mon pauvre mari savait...

CATHERINE.

Madeleine, soyez raisonnable... ce monsieur, il est ici près, chez moi, il va venir.

MADELEINE.

Il va venir ?

CATHERINE.

Le voilà !

 

 

Scène VII

 

MADELEINE, CATHERINE, LE CHEVALIER DE ROLLAC

 

LE CHEVALIER, à Catherine.

Laissez-nous !...

À Madeleine.

Oui, c’est moi, madame, qui viens saluer une seconde fois l’héritière d’un des plus grands noms de France ! la fille du marquis de Montbazon.

MADELEINE.

Vous ! vous, ici, monsieur ! Oh ! si Guillaume revenait !

LE CHEVALIER.

Avant de suivre vos traces j’avais écrit à monsieur le duc, votre aïeul... La joie était rentrée dans son cœur, en apprenant que vous existiez, que je vous avais trouvée. Plus tard, il a fallu lui dire votre fuite, votre arrivée ici ; mais en même temps, je prenais sur moi de l’assurer que tout espoir n’était pas perdu... il vous attend, madame !

MADELEINE.

Non, non, je ne peux pas ! je ne veux pas !

LE CHEVALIER.

Par l’ordre du duc, un de ses plus proches parents, le comte de Castel-Blangy est arrivé ici en toute hâte pour vous accompagner, une voiture et des gens sont là à deux pas, toujours prêts, attendant un mot de vous... Songez-y, madame ; une famille tout entière vous tend les bras ; pour elle c’est un deuil qui cesse, une espérance perdue qu’un miracle fait renaître. Pour vous, c’est la richesse, c’est le bonheur !

MADELEINE.

Et Guillaume ?

LE CHEVALIER.

On assurera son sort.

MADELEINE.

Oui, maison le repousse, on l’exile, on veut qu’il parte, que je ne le revoie plus !

LE CHEVALIER.

Vous l’oublierez !

MADELEINE.

Oublier mon mari !

LE CHEVALIER.

Votre mari... allons donc !

MADELEINE.

Vous en doutez, il l’est devant la loi comme devant Dieu, il l’est par notre amour et par notre misère. Oui, je suis sa femme, car le prêtre m’a dit : Madeleine, jurez-vous de vivre avec cet homme dans la prospérité comme dans le malheur, dans la santé comme dans la souffrance, et de ne jamais l’abandonner, jurez-vous cela, Madeleine ? J’ai répondu : je le jure ? Vous voyez bien que Guillaume est mon mari.

LE CHEVALIER.

Mais le marquis de Montbazon fut votre père, et vous appartenez à son nom, à sa mémoire, avant d’appartenir à ce honteux vagabond.

MADELEINE.

Insulter le père de mes enfants, mais c’est m’insulter moi-même !

LE CHEVALIER.

Pardon, madame ; votre famille est prévenue, elle vous attend, elle vous appelle.

MADELEINE.

Elle n’a pas besoin de moi, tandis que Guillaume...

LE CHEVALIER.

Elle a besoin de vous, madame, pour que le vieux duc, de retour de l’exil, retrouve au moins la fille de son fils, et que ses derniers jours en soient un peu consolés... Et si elle a besoin de vous, cette famille, n’avez-vous pas besoin d’elle ? n’avez-vous pas un cœur de mère, un cœur rempli d’anxiété, de tendresse pour vos enfants ?

MADELEINE.

Mon Dieu !

LE CHEVALIER.

Oui, vos enfants que la misère pâlit, que le travail brise et qu’en arrachant à cet homme, vous arrachez peut-être à la mort.

MADELEINE.

Ah ! c’en est trop !... mes enfants !... Mon Dieu, soutenez-moi...

On entend un bruit éloigné de tambour et de trompette. Elle court à la fenêtre et regarde sur la place.

Les voilà ! Guillaume ! Henri ! oh ! ces horribles exercices ! Guillaume, mais tu vas me tuer mon enfant ! Non, non, il se joue du péril, il l’a reçu dans ses bras, il lui sourit, il l’embrasse... tous deux lèvent les yeux vers moi, ils m’envoient des baisers... Ah ! je vous aime, je vous aime !

Se retournant vers le Chevalier.

Retirez-vous, monsieur ; vos paroles ont pu un instant faire chanceler mon cœur, mais le vertige a cessé. Je suis Madeleine, fille du pauvre journalier ; Madeleine à qui Guillaume a donné du pain. Je ne suis pas la fille de ces ducs oublieux qui ne se souviennent de moi que parce qu’il manque un nom à leur race et une goutte à leur sang... Allez !

LE CHEVALIER, à part.

Sortir ! oui, mais pour revenir bientôt avec du renfort...

Haut, avec un profond salut.

Mademoiselle de Montbazon, dans une heure, je reviendrai...

À part.

Allons chercher monsieur de Blangy.

 

 

Scène VIII

 

MADELEINE, puis BELPHÉGOR

 

MADELEINE.

Oh ! oui, Dieu me comprend ! Dieu m’approuve, j’en suis sûre ! mais Jeanne, mais mon enfant... Elle dort, ce repos lui fera du bien, je l’espère... Ah ! si ce médecin... mais dix francs !...

Elle compte quelques pièces de monnaie.

Cinq, six, ah ! voilà encore vingt sous ! sept francs ! C’est toute notre fortune, et là-bas, chez eux, chez moi... Non, non, je n’y veux plus songer !

BELPHÉGOR, à part, sans être vu de Madeleine.

Tiens... un homme qui vient de passer devant moi, là, dans l’ombre, et qui a détourné le visage !... C’est drôle, j’ai eu comme une sueur froide... Il m’a semblé que c’était... Je me serai trompé sans doute... oui, certainement...

Jetant violemment ses épées.

Mais si c’était lui !

MADELEINE.

Guillaume, tu m’as fait peur.

BELPHÉGOR.

Ah ! je t’ai fait peur, et pourquoi ?

MADELEINE.

Pourquoi ?... mais qu’as-tu donc ?... tu as l’air tout bouleversé.

BELPHÉGOR.

Je n’ai rien.

MADELEINE.

La cueillette n’a peut-être pas été bonne ?

BELPHÉGOR.

Si... très bonne... j’ai trois livres dix sous...

À part.

Je me serai sans doute trompé.

MADELEINE.

Et Henri, où est-il ?

BELPHÉGOR, distrait.

Henri !...

À part.

Je crois que le chevalier est plus grand.

MADELEINE.

Ah ! ça, Guillaume, me diras-tu ce que tu as ?

BELPHÉGOR.

Il n’est venu personne pendant que je travaillais là-bas ?

MADELEINE, avec embarras.

Non ! personne que Catherine avec qui j’ai parlé de ma petite Jeanne,

BELPHÉGOR, à part.

Elle a l’air troublé, est-ce qu’elle me tromperait ?

MADELEINE, à part.

Si je pouvais sans l’inquiéter compléter ma somme pour le médecin.

BELPHÉGOR.

Allons, voilà qu’elle se parle bas à présent...

Haut.

À quoi songes-tu donc ?

MADELEINE.

À quoi je songe ? Je songe que... je voudrais avoir de l’argent.

BELPHÉGOR.

De l’argent !...

Avec amertume.

Ah ! oui, beaucoup d’argent, tout l’argent qu’ils t’auraient donné, ces grands seigneurs.

MADELEINE.

Guillaume, vous avez tort de me parler de cela.

BELPHÉGOR.

Ah ! bon ! dites-moi vous à présent.

MADELEINE.

Vous avez tort surtout de m’en parler maintenant.

BELPHÉGOR, s’animant.

Ah ! est-ce qu’à présent vous en êtes aux regrets ?

MADELEINE.

Moi... m’avez-vous jamais entendue me plaindre ?

BELPHÉGOR.

Oh ! on ne se plaint pas tout haut, non, maison gémit en dedans, on pleure... et puis, d’ailleurs, est-ce que vous ne me l’avez pas dit là-bas : je sentais en moi des instincts de coquetterie, des désirs de luxe, de fortune, de bien-être. Mon sang se révoltait contre la misère ! Votre sang de duchesse, n’est-ce pas ?

MADELEINE.

Ah ! vous m’insultez, Guillaume !

BLLPHÉGOR.

Imbécile, va ! pauvre homme, va ! qu’est-ce que tu peux faire, dis, pour qu’elle oublie sa naissance ? mais cherche donc ! cherche ! devine, invente, creuse-toi l’âme et l’esprit. Voyons, qu’est-ce que tu as trouvé pour que cette princesse-là soit heureuse ? As-tu de l’or, des palais, des voitures, des domestiques habillés en tambours-majors ? Non, tu n’as rien, tu n’es qu’un bateleur, un paillasse... tu ne peux, tu ne sais que l’aimer !... qu’est-ce que ça lui fait que tu l’aimes ! tu vois bien que tu l’ennuies, qu’elle est là immobile sans te regarder, sans te parler !... Ah ! je devine bien !tu veux me quitter, n’est-ce pas ? tu veux me fuir ? eh bien ! pars, va-t’en, laisse-moi !

MADELEINE.

Guillaume !

BELPHÉGOR.

Ah ! tiens ! je te tuerai !

MADELEINE, reculant épouvantée.

Mon Dieu !

BELPHÉGOR, après un silence et comme revenant à lui.

Madeleine ! Madeleine ! qu’est-ce donc que je t’ai dit ? Oh ! pardon ! ne prends pas garde à tout cela, Madeleine, vois-tu, je suis fou, j’ai des lubies, des idées qui me tourmentent, que sais-je, moi ? un homme, un inconnu, moins que cela, une ombre passe dans mon chemin, et ça m’inquiète, ça me bouleverse ! que veux-tu ? Je t’en prie, Madeleine, regarde-moi. Écoute... oh ! je t’aime tant, ce n’est pas contre toi que je me fâche, c’est contre moi, parce que je ne peux pas te rendre heureuse comme je le voudrais... Oh ! si je pouvais ! si je savais !... mais non, j’ignore tout, je ne peux rien, et je me dis : cette femme qui est si jeune, si belle, eh bien ! elle n’aurait qu’à passer ce seuil pour être marquise, pour être... je ne sais pas, moi !... C’est que vous feriez une belle marquise, oui-dà ?

MADELEINE, souriant.

Tu trouves, mon bon Guillaume ?

BELPHÉGOR.

Elle a souri ! Elle m’a dit mon bon Guillaume ! Tu me pardonnes ! tu me pardonnes, Madeleine.

MADELEINE.

Oh ! oui !

BELPHÉGOR.

Oh ! que tu es bonne ! Mais, non, non, ne me pardonne pas encore, laisse-moi comme ça à tes pieds, tes mains dans les miennes, laisse-moi... laisse-moi te regarder!... Oh ! dire qu’on peut tant s’aimer ! si on nous voyait...

Se levant.

Ah ! eh bien ! après ? l’amour de coûte rien ! c’est le bon Dieu qui le donne gratis, et les pauvres gens qui n’ont que ça, dame ! ils s’en régalent !

Bas.

Allons, allons, ce n’était pas le chevalier du tout.

MADELEINE.

À la bonne heure, voilà comme je t’aime.-|

BELPHÉGOR, ravi.

Elle m’aime ! Dis donc, Madeleine...

MADELEINE.

Hein ?

BELPHÉGOR.

Voyons ! qu’est-ce que je pourrais bien faire pour que tu sois contente toute la journée ?

MADELEINE.

Pour que je sois bien contente ?

BELPHÉGOR.

Oui, et que tu me pardonnes tout à faut.

MADELINE.

Tout à fait ?

BELPHÉGOR.

Oui, parle, dis-moi ce que tu veux.

MADELEINE.

Eh bien ! donne-moi les trois francs que tu as gagnés ce matin...

À part.

Ça me fera mes dix francs !...

BELPHÉGOR, souriant.

Hum ! la coquette ! c’est pour t’acheter un bonnet.

MADELEINE.

Tu crois ?

BELPHÉGOR.

Avec des rubans, je gage, des floquets.

MADELEINE, s’efforçant de rire.

Dame ! on est marquise ou on ne l’est pas.

BELPHÉGOR, l’embrassant.

C’est vrai ! c’est vrai ! oh ! tiens ! tu es trop gentille pour un homme seul... c’est-à-dire... Eh ! doucement. Allons, tends la main, vite !...

Il lui donne l’argent.

MADELEINE.

Oh ! merci, Guillaume, merci.

BELPHÉGOR.

Eh bien ! où vas-tu donc ?

MADELEINE.

Moi, je cours chercher mon bonnet...

À part.

Je vais chercher le médecin.

 

 

Scène IX

 

BELPHÉGOR, puis CATHERINE

 

BELPHÉGOR.

C’est bien peu de chose, un bonnet ; elle a aussi une pauvre robe bien fripée, et un vilain petit châle de rien du tout... Oh ! une idée... j’ai là dix francs dans le coin de mon mouchoir de poche, que je conservais pour m’acheter un chapeau et une paire de bottes d’occasion : les miennes ont une fichue mine et ma coiffure se déforme joliment ; mais, bah ! j’ai couru toute la ville et je n’ai encore rien trouvé à mon gré ; décidément, je ne me coifferai pas à Angoulême. Tous ces chapeliers ont des formes détestables, et quant aux bottes j’attendrai que je passe à Paris...au Palais-Royal, chez Sakowski...Ah ! Vous voilà, mame Catherine.

CATHERINE.

Tiens... déjà rentré !

BELPHÉGOR.

Je sors... si Madeleine revient avant moi, vous lui direz que je suis allé prendre Henri qui est resté sur la place et que nous sommes allés ensemble faire des courses en ville. Ah ! à propos, dites-moi... combien que ça coûte un beau châle avec de belles couleurs ?

CATHERINE.

Un cachemire ?

BELPHÉGOR.

Oui, un cachemire.

CATHERINE.

De l’Inde ?

BELPHÉGOR.

Oui, de l’Inde.

CATHERINE.

Qu’est-ce que ça vous fait ?

BELPHÉGOR.

Dites toujours.

CATHERINE.

Dame !... ça peut bien aller aux environs de quinze cents francs.

BELPHÉGOR.

Quinze francs !

CATHERINE.

Mais du tout, quinze cents francs.

BELPHÉGOR.

Quinze cents francs ! quinze cents francs ! ah ! mon Dieu ! Dites-moi, il n’y en a pas de moins cher ; j’y voudrais mettre comme ça une dizaine de francs !

CATHERINE.

Plaisantez-vous ?... c’est à peine si pour ce prix-là vous aurez un châle de laine imprimée.

BELPHÉGOR.

Un châle de laine imprimée, mais c’est très joli, un châle imprimé ! et puis, c’est toujours de mode. Que je suis bête ! moi qui n’y pensais pas ! Madeleine adore les châles de laine imprimée. Adieu, voisine...

Revenant.

Mame Catherine ?

CATHERINE.

À monsieur Guillaume ?

BELPHÉGOR.

Ma femme ne sait peut-être pas qu’il y a des châles de quinze cents francs, ne le lui dites pas, hein ?... c’est inutile. Au revoir !...

 

 

Scène X

 

CATHERINE, puis MADELEINE, LE MÉDECIN

 

CATHERINE, seule.

C’est drôle, il me fait de la peine, ce pauvre homme ! mais, bah ! c’est pour le bonheur de Madeleine, le chevalier de Rollac me l’a dit !... Où est-elle donc, Madeleine ? Tiens, elle est remontée, la voilà près de la petite avec le médecin ! elle l’amène ici.

MADELEINE.

Eh bien ! monsieur le docteur ?

LE DOCTEUR.

Pauvre femme ! un taudis ! quelle misère ! il n’y a pas de ressource.

MADELEINE.

Vous ne me répondez pas.

LE DOCTEUR.

Vous êtes la femme de ce bateleur qui fait des tours sur la place ?

MADELEINE.

Oui, monsieur. Oh ! mais, pardon, monsieur le docteur, je puis... permettez-moi de vous offrir...

Elle lui tend sa monnaie.

LE DOCTEUR.

Gardez, gardez, mon enfant.

MADELEINE.

Oh ! c’est que, voyez-vous, monsieur, je désire que vous vous intéressiez à ma petite fille, que vous ne l’abandonniez pas. Y a-t-il quelque remède à faire ? dites-moi ?

LE DOCTEUR.

Oh ! mon Dieu, non !

MADELEINE.

Comment, rien ! ah ! elle est perdue !

LE DOCTEUR.

Je ne dis pas cela, mais...

MADELEINE.

Grand Dieu ! achevez !

LE DOCTEUR.

Quel âge a-t-elle ?

MADELEINE.

Elle aura sept ans, monsieur, à la Saint-Jean qui vient.

LE DOCTEUR.

Un âge quelquefois dangereux.

MADELEINE.

Oh ! vous me faites trembler !

LE DOCTEUR.

Rassurez-vous, pauvre femme : la science juge, apprécie ; mais c’est Dieu qui condamne ou qui sauve.

CATHERINE.

Mais enfin, monsieur le docteur, que faudrait-il donc faire à cet enfant ?

LE DOCTEUR.

Hélas ! mes bonnes femmes, que voulez-vous que je vous réponde ? Votre petite fille n’est peut-être pas faite pour l’existence que le sort lui impose... Il faudrait... mais il ne vous appartient pas de changer sa vie, elle est née dans la pauvreté, dans le besoin...

MADELEINE.

Elle y est née et elle en mourra... ah ! je comprends !

LE DOCTEUR.

Non, vous exagérez le sens de mes paroles.

MADELEINE.

Mais cependant, monsieur le docteur, supposez que cette petite qui est ce que vous dites, c’est vrai, eût inspiré de l’intérêt à des personnes très à leur aise.

LE DOCTEUR.

À quoi bon supposer cela ?

CATHERINE.

N’importe, dites toujours, on ne sait pas !

LE DOCTEUR.

Eh bien ! cela ne suffirait pas encore.

MADELEINE.

Mon Dieu !

LE DOCTEUR.

Ce ne sont pas des protecteurs étrangers qu’il lui faudrait, c’est une mère qui, outre son cœur, eût encore la possibilité... mais nous n’en sommes pas là !

CATHERINE.

Peut-être ! car enfin, si elle l’avait, cette mère... si madame...

LE DOCTEUR.

Que dites-vous ?

MADELEINE.

Rien ! ne l’écoutez pas, monsieur !

CATHERINE.

Si, elle l’a ! elle l’a, vous dis-je ! Parlez-nous, monsieur le docteur, comme si ce que je vous dis était vrai.

LE DOCTEUR.

Quoi ! vous m’affirmez...

CATHERINE.

Que cette petite appartient à des gens très riches, de grands seigneurs, tout ce qu’il y a de plus illustre et de plus noble, et qui ne la laisseront pas mourir. Ainsi, donnez-nous sans crainte votre ordonnance.

LE DOCTEUR.

Mon ordonnance... mais elle est bien simple ; c’est de se hâter, c’est de ne pas perdre une minute. Prévenez les parents qu’ils arrachent cette enfant à l’existence fatale que vous lui faites mener, qu’ils lui donnent l’air pur, l’espace, la liberté dans le bien-être, le repos dans l’opulence, que rien ne soit épargné, qu’on veille sur elle le jour, la nuit, qu’on suive pas à pas cette jeune vie qui chancelle. Oui, oui, puisque vous le pouvez, eh bien ! des soins de chaque heure, de chaque instant ; une mère qui, s’il le faut, n’hésite pas à aller chercher pour sa fille la science à Paris, les eaux dans les Pyrénées, le soleil en Italie, et alors...

MADELEINE.

Alors ?...

LE DOCTEUR.

Alors peut-être que cet enfant vivra.

MADELEINE.

Mon Dieu ! et autrement ?

LE DOCTEUR.

Je la crois perdue...

À Catherine.

Mais vous m’avez dit que la famille de l’enfant est riche.

 

 

Scène XI

 

CATHERINE, MADELEINE, LE MÉDECIN, LE CHEVALIER, BLANGY

 

LE CHEVALIER.

Oui, monsieur, et l’enfant sera sauvé !

MADELEINE.

Lui !

LE CHEVAL1ER.

Vous n’avez plus le droit d’hésiter, madame, car ce n’est plus entre la misère et la richesse, mais entre le salut et la perte de votre fille que vous avez à choisir.

CATHERINE.

Voyons, ma bonne Madeleine, un peu de raison.

MADELEINE.

Ah ! c’est horrible de placer ainsi une mère entre ses devoirs d’épouse et ses devoirs de mère ! entre la vie et la mort de son enfant ! entre la malédiction de son mari et la malédiction du ciel !

BLANGY.

Songez-y, madame, tout ce qu’a prescrit monsieur le docteur, la science, les soins, le bien-être, tout cela attend là-bas la pauvre petite malade. Hâtons-nous de ranimer ce souffle qui va s’éteindre.

MADELEINE.

Docteur, vous me jurez devant Dieu...

LE DOCTEUR.

Je jure, madame, que j’ai dit la vérité et que vous seule...

Catherine indique au Chevalier la chambre où est l’enfant, il y entre et disparaît.

MADELEINE.

Ô vous qui lisez dans mon âme, Seigneur ! Seigneur ! guidez-moi, inspirez-moi.

BLANGY.

Il n’est plus temps d’hésiter, madame, voyez...

MADELEINE.

Ô ciel ! on emporte ma fille !

BLANGY.

Oui, nous la sauverons, fût-ce malgré vous-même.

MADELEINE.

Ma fille ! ah ! je ne la quitte pas ! je ne la quitte pas !

BLANGY.

Alors, venez, venez, madame.

MADELEINE.

Catherine, ah ! vous le verrez ; vous lui direz... Mon Dieu ! qu’est-ce que vous lui direz ?... que ce n’est pas pour longtemps... qu’il me pardonne... que je l’aime ! je l’aime toujours... Mais je ne pouvais ni laisser mourir, ni abandonner mon enfant !...

Sortie générale.

 

 

Scène XII

 

BELPHÉGOR, HENRI, puis CATHERINE

 

BELPHÉGOR, un châle de laine rouge et bleu sur le bras.

Il n’y a personne ! tant mieux ; va-t-elle être heureuse, ma bonne Madeleine !

HENRI, soufflant dans une trompette.

Et la petite Jeanne qui adore les mirlitons ! En v’là un, et un ménage, et une poupée, et un grand bonhomme de pain d’épice.

BELPHÉGOR.

Ah ! ça, monsieur Henri, vous aviez donc des fonds secrets ?

HENRI.

C’est que j’ai recommencé une petite quête pour la petite sœur quand t’as été parti.

BELPHÉGOR.

Avons-nous fait des folies !

HENRI.

Tout y a passé ; ah ! bah ! tant pis !...

BELPHÉGOR.

Attends ! formons un bazar, étalons nos marchandises pour que ça ait de l’œil !... Hein ! quelle joie, quand elles vont voir tout ça... À présent, va les chercher...

Catherine paraît.

HENRI.

Ah ! Catherine ! je vas chercher maman ; vous allez voir !

CATHERINE, à part.

Partie !

BELPHÉGOR.

Venez donc ! venez donc ! qu’on vous fasse voir un peu si on a du goût, hein ? est-ce assez joli ?... bleu et rouge avec du vert ! toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ! Cette bonne Madeleine, va-t-elle être belle là-dedans ! elle aura l’air d’être habillée avec un morceau du paradis. C’est fichtre bien le moins ; c’est mon ange, à moi, que Madeleine !

CATHERINE, à part.

Sa joie me fait mal !

HENRI, reparaissant.

Père ?

BELPHÉGOR.

Qu’est-ce qu’il y a ?

HENRI.

Mon père ! la petite...

BELPHÉGOR.

Eh bien ?

HENRI.

La p’tite Jeanne n’est pas dans son berceau, on l’a emmenée !

BELPHÉGOR.

Comment ?

HENRI.

Et puis, le bahut est ouvert... tout en désordre, ça me fait peur !

BELPHÉGOR.

Allons donc ! quel enfantillage...

Il entre.

 

 

Scène XIII

 

CATHERINE, HENRI

 

CATHERINE, lui remettant une bourse.

Tiens, mon enfant, tu donneras ceci à ton père ; tu lui diras que c’est de la part de Madeleine, qui a bien pleuré et qui m’a dit de t’embrasser pour elle... Ah ! ma foi, je n’ai pas le courage de rester. Adieu, p’tit...

Elle sort.

HENRI, prêt à pleurer.

Mon Dieu ! mais que se passe-t-il donc ? Ah ! papa, papa !...

Il court à lui, et s’arrête devant la pâleur de Belphégor.

 

 

Scène XIV

 

BELPHÉGOR, HENRI

 

BELPHÉGOR tient un chiffon de papier.

Est ce que je dors ? est-ce que je deviens fou ?...

Il lit.

« Guillaume, adieu ! adieu ! pardonne-moi. »

HENRI.

Papa !

BELPHÉGOR.

Partie ! elle est partie !... Henri, tu n’as plus de mère, tu n’as plus de sœur ! Madeleine nous a quittés, Madeleine nous laisse tout seuls, tout seuls, mon enfant, tout seuls.

HENRI.

Mon père ! oh ! non ! non ! mon père ! quoi ! je ne la reverrai plus !

BELPHÉGOR.

Ne pleure pas ! il fallait bien s’y attendre. Elle est allée retrouver sa famille... nous n’étions pas de sa famille, nous !... mais, au moins, il fallait me laisser la mienne ! il fallait me laisser ma fille ! Ah ! Henri, mon enfant ! embrasse-moi, je n’ai plus que toi au monde !... Henri ! ah ! j’étouffe !...

Avec égarement.

Ah ! dis-moi donc, Henri, eh bien ! tu ne sais pas, je... je meurs !

HENRI.

Mon père ! mon père ! rouvre les yeux, parle-moi ! Oh ! maman, c’est affreux ! vous avez tué mon père ; oh ! je vous déteste !

BELPHÉGOR.

Mon enfant ! ne maudissons personne, Henri... le soir est venu, c’est l’heure de prier Dieu, mon enfant... agenouille-toi et prions pour ta mère !

 

 

ACTE III

 

Un kiosque à colonnettes, au milieu d’un massif de verdure.

 

 

Scène première

 

LE DUC, LE VIDAME, DE COURGEMONT, AMIS DU DUC, tous en habit de chasse

 

LE DUC, à un valet.

Allez dire à monsieur le vicomte, mon petit-neveu, que je n’ai que quelques minutes à lui donner... Que diable ! je l’ai déjà fait prévenir de mon arrivée, et je ne vois pas qu’il s’empresse d’accourir !

DE COURGEMONT.

Monsieur le vicomte Hercule a choisi là une charmante retraite.

LE VIDAME.

Charmante ! c’est ce que j’allais dire.

LE DUC.

Oui, aux portes de Bordeaux, mais un peu loin de mon château de Carignan. Je suis bien aise que la chasse nous ait conduits de ce côté. Je ne suis pas fâché de surprendre ce jeune homme au milieu de sa solitude, et de savoir un peu ce qu’il y fait.

DE COURGEMONT.

Monsieur le duc penserait-il...

LE DUC.

Je pense... je pense qu’il est jusqu’à présent le seul héritier, sinon de ma fortune, du moins de mon nom, et j’ai peur qu’il ne sache pas le porter !... Vive Dieu ! messieurs, la noblesse de France doit aujourd’hui se piquer d’honneur, il faut qu’à force de luxe, de prodigalités, de folies même, elle fasse oublier, elle surpasse, s’il se peut, ces prétoriens de l’empire, qui venaient dissiper à Paris les trésors de l’Europe conquise ; je veux surtout que quiconque a l’honneur de porter le nom de Montbazon, ce nom que je transmettrai pur et glorieux, sache vivre en grand seigneur et que l’orgueil de sa naissance compte parmi ses vertus !

DE COURGEMONT.

Bravo ! monsieur le duc, voilà qui est parler ! c’est qu’en vérité ces croquants en redingote et en chapeau rond, ces fournisseurs, ces gazetiers, ces avocats parvenus, ces maçons enrichis avec les plâtras volés à nos donjons, s’imaginent, Dieu me pardonne, que nous sommes des momies, des revenants, des fantômes, ou des casse-noisettes envoyés d’Allemagne pour amuser les enfants ! Palsembleu ! nous leur ferons voir si nous vivons et si nous savons vivre.

 

 

Scène II

 

LE DUC, LE VIDAME, DE COURGEMONT, AMIS DU DUC, HERCULE

 

HERCULE.

Mon oncle !

LE DUC.

Eh bien ! monsieur, l’on a bien de la peine à vous avoir.

HERCULE, balbutiant.

Pardon, monsieur le duc, c’est que je...

LE DUC.

C’est que vous...

HERCULE.

Je... j’ai chez moi un professeur, et je...

LE DUC.

Un professeur ! quand je le disais !

HERCULE, à part.

S’il savait que c’est Flora...

LE DUC.

Un professeur de quoi ?

HERCULE.

De... de... un professeur de...

DE COURGEMONT.

De philosophie, sans doute ?

LE DUC.

Est-ce que vous ne savez plus quelle science vous enseigne votre professeur ?

HERCULE.

Si fait, si fait, monsieur le duc, c’est un professeur de... de contrebasse...

LE DUC.

De...

DE COURGEMONT.

De contrebasse !

LE VIDAME.

Contrebasse !

HERCULE, à part.

Je crois que je n’ai pas bien choisi l’instrument.

LE DUC, à part.

Est-ce qu’il commencerait à se former...

Haut.

Ah ! c’est pour apprendre la contrebasse, que majeur depuis huit jours, et mettant à profit votre liberté, vous avez quitté Carignan et êtes venu vous cacher dans cette mystérieuse villa ! Diable !...

À un des chasseurs qui l’accompagnent.

Monsieur de Verneuil, veuillez, je vous prie, monter dans l’appartement du vicomte, et dites à la personne qui s’y trouve que le vicomte l’attend ici.

HERCULE.

Comment ! Monsieur le duc, vous voulez qu’elle... qu’il...

LE DUC.

Je ne serais pas fâché de vous voir prendre une leçon de contrebasse devant moi !

HERCULE.

Devant vous ! leçon devant vous !

LE DUC.

Sans doute.

LE VIDAME.

Sans doute !

DE COURGEMONT.

Sans doute !

HERCULE.

Mais... mais c’est impossible !

DE COURGEMONT.

Eh bien ! qu’a-t-il donc ? Il va s’évanouir !

LE DUC.

Impossible !... pourquoi ?...

On entend une roulade dans la coulisse.

Eh ! tenez, j’entends votre professeur.

 

 

Scène III

 

LE DUC, LE VIDAME, DE COURGEMONT, AMIS DU DUC, HERCULE, FLORA

 

FLORA.

Hercule me demande ?

HERCULE.

Ah ! mon Dieu !

FLORA.

Oh ! du monde !

LE DUC.

Approchez, mademoiselle... approchez donc !

FLORA.

Ah ! mais je ne me trompe pas... des connaissances ! Messieurs...

Elle salue.

DE COURGEMONT.

Tiens, c’est la danseuse.

LE VIDAME.

Tiens, c’est vrai !

LE DUC.

Ah ! c’est là votre professeur ?

HERCULE.

De grâce, monsieur le duc...

LE VIDAME.

De contrebasse !

LE DUC, à de Courgemont.

J’aime mieux ça !

DE COURGEMONT.

Eh ! eh !

LE VIDAME.

Eh ! eh !

FLORA, à elle-même.

Je parie qu’Hercule a fait quelque sottise !

HERCULE.

Pardonnez-moi, mon oncle.

FLORA.

Ciel ! c’est l’oncle.

HERCULE.

Mais je ne pouvais pas vous dire...

LE DUC.

Que vous m’aviez trompé en prenant pour prétexte de votre retraite ici les projets d’étude les plus sérieux.

LE VIDAME.

Sérieux ! Oh !

LE DUC, à Flora.

Approchez ! approchez !

FLORA.

Monsieur le duc désire me parler ?

LE DUC.

Elle n’est pas trop mal.

DE COURGEMONT.

Très agréable !

LE VIDAME.

Agréable, c’est le mot.

LE DUC, prenant Hercule par l’oreille.

Savez-vous bien, mon drôle, que c’est un excellent choix que vous avez fait là !

HERCULE.

Dame ! mon oncle, quand on prend du...

LE DUC.

Hein !

FLORA.

Hercule !...

LE DUC.

Voyons, mademoiselle, expliquons-nous. Vous avez eu l’honneur d’être distinguée par un Montbazon, mademoiselle ! et vous comprenez, cet honneur oblige...

DE COURGEMONT.

Certes !...

FLORA.

À quoi ? à ne pas ruiner le vicomte ?... Oh ! soyez tranquille, monsieur le duc, les convenances, l’économie...

LE DUC.

Hein ?

HERCULE.

Bien ! très bien !

LE DUC.

Qu’est-ce qu’elle dit ?... de l’économie ?... Ah ! ça, nous sommes donc des traitants, des agioteurs, des paltoquets ?

FLORA.

Mais, monsieur...

LE DUC.

De l’économie !...

DE COURGEMONT.

De l’économie ! ils nous ont aussi gâté nos danseuses.

LE DUC.

Mademoiselle, je n’ai qu’un mot à vous dire : les Montbazon, à qui le roi a daigné rendre tous leurs biens, comptent seize cent mille livres de rente, et comprennent peu ce mot : économie. Si vous ne trouvez moyen de dépenser deux cent mille livres par an, vous n’êtes qu’une sotte et je vous casse aux gages.

FLORA.

Ah ! bah !

HERCULE.

Juste ciel !

DE COURGEMONT.

Bravo ! monsieur le duc !...

À Flora.

Voilà comme nous sommes, nous autres !

FLORA.

Ah ! vous le prenez sur ce ton là !...

À part.

Tiens, il faut que je m’amuse...

Haut.

Eh bien ! moi aussi je n’ai qu’un mot à vous dire, monsieur le duc ; j’ai croqué sous l’empire un gros fournisseur des armées, plusieurs fermiers des jeux ; deux petits vice-rois et toutes les Républiques américaines dans la personne de leur ambassadeur. J’ai croqué tout cela, monsieur le duc, et j’ai encore bon appétit.

LE DUC.

À la bonne heure ! nous commençons à nous entendre, et d’abord, une fois à Paris, vous aurez équipage.

FLORA.

Avec quatre alezans brûlés, quatre laquais par-derrière, un coureur par-devant, et nos armoiries aux portières.

LE DUC.

Bien !

HERCULE.

Comme elle va !

LE DUC.

Elle va bien, monsieur !

HERCULE.

Oui, grand-oncle.

LE DUC.

Une loge à l’Opéra.

FLORA.

Une aux Bouffes, une à la Comédie, et chaque soir à l’hôtel souper de vingt couverts en sortant du spectacle.

HERCULE.

Mais, mon oncle...

LE DUC.

Elle va très bien, monsieur !

HERCULE.

Oui, grand-oncle.

LE DUC.

Et quant à la toilette...

FLORA.

Les dentelles d’Angleterre, les cachemires de l’Inde, les diamants de chez Halphen, les fleurs de chez Mariette, les chapeaux de chez Herbeau, les plus belles soieries de Lyon, et je veux que pour mes robes on brise le métier afin d’être la seule à porter mes étoffes ! Oh ! soyez sans crainte, monsieur le duc, j’éclipserai les princesses du sang, et je lutterai sans désavantage avec les demoiselles de l’Opéra.

HERCULE.

Ah ! grand Dieu ! mon oncle !

LE DUC.

Elle va superbement, monsieur !

HERCULE.

Oui, grand-oncle !

LE VIDAME.

Superbement !...

LE DUC.

Touchez la, mademoiselle, vous me ferez honneur !

FLORA.

J’en réponds ! et justement, je débute ce soir par une fête splendide.

LE DUC.

Ah ! ah ! Bravo !

FLORA.

Ces messieurs veulent-ils me permettre de leur faire les honneurs du parc et du jardin ?

DE COURGEMONT, lui offrant la main.

Nous sommes aux ordres de la reine de ces lieux.

LE VIDAME.

La reine... j’allais le dire... madame...

Il s’empare de l’autre main de Flora et ils sortent par le kiosque.

 

 

Scène IV

 

HERCULE, LE DUC, DE BLANGY

 

LE DUC, apercevant de Blangy.

Ah ! de Blangy ! – Hercule, demeurez.

HERCULE, à part.

Il va me tirer les oreilles.

LE DUC.

Eh bien ! mon ami, eh bien ?

DE BLANGY.

Madeleine de Montbazon est arrivée, je l’ai fait conduire à votre château de Carignan.

LE DUC.

Pauvre enfant ! vous l’entendez, Hercule, il s’agit de Madeleine, de cette fille de mon fils, mort en Allemagne, de Madeleine de Montbazon, ma petite fille... Elle est votre cousine, Hercule.

HERCULE.

Ah ! oui, cette demoiselle qui a eu deux enfants d’une espèce de... Ah ! ah ! c’est drôle...

LE DUC.

Fort drôle, c’est possible ; mais vous ne vivez que de mes bienfaits, monsieur le vicomte ; vous êtes sans fortune, sans patrimoine, et vous devez souhaiter que ma bourse vous reste longtemps ouverte.

HERCULE.

Je le souhaite vivement, mon oncle !

LE DUC.

Eh bien ! si je dois continuer à vous témoigner de la bonté, de la tolérance, croyez-moi, aimez, respectez votre cousine, et oubliez ses malheurs pour ne vous souvenir que de son nom.

HERCULE.

Oui, grand-oncle !

LE DUC.

Ah ! ça, et monsieur de Rollac ?

DE BLANGY.

J’ai reçu de ses nouvelles à Chantillac, où l’état désespéré de l’enfant de Madeleine nous a forcés, comme vous savez, de nous arrêter si longtemps. Il n’avait pas encore quitté Angoulême, où il continuait d’épier, de surveiller Belphégor.

LE DUC.

Au moins espère-t-il m’en débarrasser à tout jamais ?

DE BLANGY.

Il fait ce qu’il faut pour cela ; il a éveillé sur ce malheureux les soupçons du préfet de la Gironde et de celui de la Charente. Grâce à cet éveil ainsi donné, notre homme sera désormais chassé de partout et ne pourra s’arrêter, ni travailler nulle part. Le chevalier compte ainsi que la misère forcera bientôt ce pauvre diable à accepter nos offres. Mais monsieur de Rollac, si j’en juge par sa dernière lettre, doit arriver aujourd’hui même.

LE DUC.

Ah ! je suis bien désireux de le voir ; vous savez que son père fut mon meilleur ami.

DE BLANGY.

Je le sais, mais je dois vous le dire, je crains que le long séjour du chevalier en Amérique ne nous l’ait un peu défiguré ; je le trouve commun, ses manières son vulgaires.

LE DUC.

En vérité ?

DE BLANGY.

Heureusement que vous serez là pour lui rendre ce que les puritains d’outre-mer lui ont enlevé de noblesse et d’élégance.

LE DUC.

Je n’oublie pas que je dois à monsieur de Rollac une reconnaissance éternelle,

DE BLANGY.

Aussi, pour prix de ses services, vous le savez, il ambitionne la main de Madeleine, et vous la demandera, sans doute, aussitôt que nous aurons fait casser le mariage...

LE DUC.

Nous verrons ; j’ai écrit au roi, et j’attends son bon plaisir sur tout cela. Hercule, prévenez, je vous prie, messieurs les gentilshommes de ma suite...

Hercule sort par la gauche ; à de Blangy.

Le comte d’Artois est à Bordeaux, je le verrai demain matin, peut-être lui ferai-je une confidence entière... En attendant, mon cher comte, courez à Carignan, consoler ma pauvre petite fille, prévenez-la que je l’embrasserai ce soir. Elle est heureuse, n’est-ce pas, de son changement de fortune ?

DE BLANGY.

Elle est triste, mais résignée.

LE DUC.

Elle oubliera !... Adieu, adieu, comte...

De Blangy sort par la droite ; aux gentilshommes qui reviennent par la gauche.

Allons, messieurs, à cheval !...

À Flora.

Ma chère enfant, venez me voir à Carignan, le matin. Je suis le caissier du vicomte... Au revoir, Hercule...

Le prenant à l’écart.

songez que tout ceci est un secret de famille.

HERCULE.

Oui, grand-oncle !...

À part.

C’est égal, je l’aime mieux que grand’tante !

LE DUC.

Partons, messieurs, partons...

Ils sortent par la droite. Une fanfare de chasse se fait entendre.

 

 

Scène V

 

FLORA, HERCULE

 

FLORA.

Quel oncle ! quel modèle d’oncle ! Et un caissier ! comme ça se trouve, nous qui donnons une fête ce soir à tout Bordeaux.

HERCULE.

À propos, et nos invitations ?

FLORA.

Je les ai faites. J’ai invité les plus jolies femmes, elles vont venir, elles seront travesties, masquées, ainsi que les hommes ; nous danserons sous les charmilles... Une fête florentine ! Duperron, avec toute sa bande de démons, a promis de venir. Il y aura Beauménil, cet homme qui mystifierait le diable s’il s’en donnait la peine ; enfin, tous les plaisants de bonne compagnie, tous les élégants, tout ce qu’il y a de riche, de jeune, de spirituel, j’ai tout pris, tout enlevé. Hein ! allons-nous rire !

HERCULE.

Rire ! mais quand nous sommes venus ici, vous m’aviez dit que c’était pour ne voir personne, pour ne faire autre chose que nous aimer...

S’émancipant.

Oh ! oui, je...

FLORA.

Taisez-vous !

HERCULE.

Oui, grand’tante.

FLORA.

Hein ?

HERCULE.

Oui, chère amie !

FLORA.

J’ai changé d’idée.

HERCULE.

Nous ne nous aimerons plus ?

FLORA.

Si, toujours... mais autrement.

HERCULE.

Autrement !... Ah ! bien, non ! ah ! bien, non !

FLORA.

Taisez-vous ! vous ne savez ce que vous dites... Il faut s’aimer modérément.

HERCULE.

Ah ! bast ! grand-oncle ne veut pas que nous fassions d’économies.

FLORA, riant.

Mais j’entends des cris de joie, ce sont nos invités. Allez prendre le joli costume qui vous attend.

HERCULE.

Un costume !

FLORA.

Oui, que je vous ai fait préparer... Dépêchez-vous.

HERCULE, imitant le Duc.

Mademoiselle, venez me voir le matin, à Carignan... Je suis le caissier du...

Flora le renvoie en riant.

 

 

Scène VI

 

FLORA, DUPERRON, en arlequin, BEAUMÉNIL, en polichinelle, FANNY, ANASTASIE, INVITÉS masqués, travestis

 

FLORA.

Arrivez donc ! je vous attendais avec une impatience... Anastasie, Olympia, Fanny, Justine ! Pas une ne manque à l’appel. Allons, c’est bien ! je suis contente de vous.

ANASTASIE.

Ta fête promet d’être charmante, ma chère.

FANNY.

Tout cela est d’un goût, madame la vicomtesse...

FLORA.

Plus vicomtesse, peut-être, que vous ne pensez, ma belle... Ah ! ça, et monsieur Duperron ?

DUPERRON.

Me voilà !

FLORA.

En arlequin de cour !

DUPERRON.

Oui, on m’a prédit que je serai grand diplomate un jour. Allons, arrive, Beauménil.

BEAUMÉNIL.

Mesdames...

Il salue comiquement.

TOUS, riant.

Ah ! il est charmant !

DUPERRON.

Diable ! ne riez pas trop ; c’est un homme sérieux que Beauménil. Il est nommé d’hier au parquet de la Gironde ; ce qui n’empêche pas qu’il s’est battu ce matin.

FLORA.

Vraiment ?

BEAUMÉNIL.

Oui, j’ai fait une farce à un de mes amis qui l’a mal prise, il s’est fâché, nous nous sommes battus... et je l’ai tué... On appelle cela une mystification. C’est fort à la mode.

FLORA.

Eh bien ! mon cher, ne mystifiez personne ici, je vous prie.

ANASTASIE.

Oh ! si ce n’est pas lui, ma chère, ce sera quelque autre.

FANNY.

C’est à ce point qu’on ne sait plus à quoi s’en tenir. Ils vous disent que vous êtes belle, charmante, qu’ils vous adorent... n’en croyez rien ; ils vous mystifient.

FLORA.

Mais ne perdons pas du temps... vite, un quadrille !

Un mouvement se fait parmi les masques, et l’on entend de grands éclats de rire.

DUPERRON.

Qu’est-ce qu’il y a ? Bon ! quelque farce, sans doute,

BEAUMÉNIL, accourant du fond à droite.

Par exemple ! je n’aurais pas inventé ce costume-là ! Oh ! la délicieuse tournure !

FLORA.

Mais que signifie ?...

DUPERRON.

Qu’est-ce donc ?

BEAUMÉNIL, riant.

Ah ! ah ! Figurez-vous un masque bien plus drôle que tous les autres... il est en Paillasse... en vrai Paillasse avec son pitre et il s’est présenté à la porte... en demandant l’aumône.

TOUS.

Voyons ! voyons !

BEAUMÉNIL.

Tenez, le voilà !

HERCULE, habillé en Turc.

Entrez, vilain masque ; je me flatte que je suis plus joli que ça...

Belphégor et Henri paraissent.

FLORA.

Je ne le connais pas...

ANASTASIE.

Ni moi.

DUPERRON.

Ni moi ! Oh ! une idée ! si c’était quelque mystificateur ?... Tenons-nous bien !

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, BELPHÉGOR, HENRI, HERCULE

 

Henri est couvert d’une houppelande par-dessus son habit de baladin.

BELPHÉGOR.

Oh ! pardon, messieurs et mesdames, je crois que je tombe mal... J’arrive au milieu d’une fête...

BEAUMÉNIL, riant.

Parfait ! parfait ! Voulez-vous parier que c’est une farce ?... Je parie que c’est une farce !

HERCULE.

Une vilaine farce... Est-il assez laid et assez fripé ! Pouah ! le vilain couple !

FLORA.

Mais, du tout !... Voyez donc le joli enfant.

DUPERRON.

C’est le petit pitre.

BEAUMÉNIL.

Arrive ici, petit pitre.

BELPHÉGOR.

Vous riez ! allons, tant mieux ! Je passais... je me suis permis... Mais puisque vous riez, c’est bon signe. Vous ne nous chasserez peut-être pas.

BEAUMÉNIL.

Il mystifie comme un ange ; c’est quelqu’un de très fort ! quelqu’un de Paris, peut-être.

HERCULE.

Où diable as-tu pris cet habit-là, Paillasse ? il n’est pas beau du tout.

BELPHÉGOR.

C’est vrai ! il y a si longtemps que je le porte... La fatigue, les grands chemins... mais je tiens le petit Jacquinet aussi propre que je peux. Voyons, Jacquinet, salue ces messieurs et dames.

FLORA.

Viens m’embrasser, mon enfant.

HERCULE, riant.

Le pitre est effarouché.

DUPERRON, bas à Flora.

Ayons l’air de nous prêter à la plaisanterie ; nous allons rire comme des fous...

Haut.

Ah ! ça, d’où viens-tu, Paillasse ?

BELPHÉGOR.

D’où je viens ?

BEAUMÉNIL.

Oui, c’est cela ! raconte-nous un peu tes voyages, Paillasse.

BELPHÉGOR.

Oh ! je viens de bien loin ! Nous sommes partis tous trois d’Angoulême, le petit, mon pauvre Mouton et moi. Nous allions aussi vite que nous pouvions ; on m’avait dit : – à Bordeaux ! c’est là qu’elle est, – et j’allais à Bordeaux. Mouton, c’était le nom de mon pauvre cheval, allongeait le pas, la pauvre bête, tant qu’elle pouvait ; mais le second jour, je vis bien que Mouton en prenait plus que son dû, alors je descendis et je me mis à lui dire comme ça, des choses que lui et moi nous savions bien, et je le menai par la bride en causant avec lui... Mais le soir à la couchée le maire nous fit des chicanes : il dit que nous étions des ci, des ça, que nous ne pouvions pas loger dans le village, et il nous renvoya. Nous marchâmes encore toute la nuit ; Jacquinet s’était endormi sur le cheval, et le cheval et moi nous allions devant nous en pleurant, lorsqu’au petit jour, mon pauvre Mouton, qui ne marchait plus qu’au pas, s’arrêta tout-à-coup. Il me regarda comme pour me dire : Tu vois bien que je n’en peux plus !... Mais l’enfant avait froid, et je le forçai d’avancer. Alors, il pousse un gémissement, il s’affaisse, il tombe en appuyant sa pauvre vieille tête sur mon épaule ; je le regarde, je devine ; il mourait, il était mort...

Tous rient aux éclats.

Oui, mort !... Alors le petit et moi nous avons continué notre route à pied, et il est bien fatigué, le pauvre enfant.

HENRI, bas.

Oh ! père, j’ai faim ! bien faim !

FLORA.

Mais si tout cela était vrai, si cet homme...

BEAUMÉNIL.

Y pensez-vous ?... se laisser prendre à une farce ! mais vous seriez la fable de tout Bordeaux ! Laissez-moi faire...

À Belphégor.

Mon cher, veux-tu que je te dise mon opinion ? Eh bien ! tu n’es pas drôle.

HERCULE.

Oh ! non, il n’est pas drôle.

ANASTASIE.

Il m’a presque fait pleurer.

DUPERRON.

C’est vrai, il nous dit là des choses funèbres.

BELPHÉGOR.

Oh ! pardon ! messieurs, je m’oubliais, je ne demande pas mieux que de vous amuser ; car, voyez-vous, on ne me laisse plus travailler sur les places ; et il faut bien que j’entre comme ça dans les maisons que je trouve sur la route.

BEAUMÉNIL.

Eh bien ! voyons, Paillasse, fais-nous rire, à présent,

FANNY.

Oh ! oui, j’aime mieux cela.

HERCULE.

Allons, allons, fais-nous rire, Paillasse !

BELPHÉGOR.

Rire ! rire ! Et ce misérable Grain-d’Amour, qui m’a quitté en me volant mes ustensiles, mes gobelets !... tout !... Allons, Henri, il faut que tu le remplaces, mon enfant.

HENRI.

Mon père !

BELPHÉGOR.

Courage ! c’est une occasion... il ne faut pas la perdre ; il y a au bout de cela un morceau de pain et quelque argent pour continuer notre route jusqu’à Bordeaux, encore deux lieues !... Allons, du courage ! du courage !

HERCULE.

Eh bien ! commençons-nous ? Et fais-nous rire sur tout...

BELPHÉGOR, à part.

Rire ! avec la mort dans l’âme !...

Haut et de sa voix de bateleur.

Voilà ! voilà ! messieurs, ah ! ah ! ah ! Allons ! allons ! monsieur Jacquinet, il s’agit de se livrer gentiment et indéfiniment au roulement et à tout le tremblement du boniment !!...

HENRI.

Oui, bourgeois.

BELPHÉGOR.

Allons ! allons ! petits et grands, vieux et moutards, beaux et vilains, ! allons ! accourez tous, pressez-vous, foulez-vous, battez-vous, cognez-vous, errrreintez-vous ! Pardon ! quelqu’un de la société serait-il assez obligeant pour me confier un chapeau ?

TOUS.

Moi ! moi ! moi !

BELPHÉGOR.

Un seul ! il ne m’en faut qu’un seul ! oh !je sais bien... vous êtes tous nés coiffés ! Présentement je prierai l’une des aimables dames de l’assemblée de me donner une rose... allons, une rose, mesdames.

FANNY.

Bah ! tant pis ! voici la mienne !...

On rit.

BELPHÉGOR.

Merci, ma belle demoiselle ! une rose sans épines... cela fait l’éloge de votre caractère.

HERCULE.

Ah ! je comprends, sans épines ! Tiens, c’est piquant, très piquant !...

On rit.

BELPHÉGOR.

Maintenant, attention ! vous allez assister au tour favori de l’inimitable Belphégor : vous allez voir le miracle des roses !

HENRI.

Messieurs, mesdames, on va z’avoir l’honneur de vous faire voir le tour. Zing ! zing ! zing ! boum ! boum !

BELPHÉGOR.

Jacquinet, mon ami, voulez-vous bien me faire un plaisir ?

HENRI, avec effort.

V’là le plaisir, mesdames ! v’là le plaisir !

BELPHÉGOR.

Voulez-vous me dire ce que vous avez mangé ce matin, pour être si gai que ça ?

HENRI.

Oh ! ce matin j’avais une faim ! une faim ! Figurez-vous, bourgeois, que j’ai mangé... j’ai mangé...

Il s’arrête.

BEAUMÉNIL.

Allons, voyons, dis donc ce que tu as mangé ?

BELPHÉGOR, brusquement.

Qu’est-ce que ça vous fait ?

HENRI.

J’ai mangé...

Il chancelle.

BELPHÉGOR, bas à Henri.

Oh ! pardon ! pardon, mon enfant.

HENRI.

Continuons, mon père.

HERCULE.

Allons, allons, ils commencent à m’amuser.

BELPHÉGOR.

Monsieur Jacquinet ?

HENRI.

Mon bourgeois !

BELPHÉGOR.

Faites-moi l’honneur de me raconter votre histoire, et de me dire quand vous êtes né ?

HENRI.

Quand je suis né ?...

De l’accent dont on récite une leçon.

Je suis né à l’âge de six ans.

BELPHÉGOR.

Comment, à l’âge de six ans ?

HERCULE.

Quelle bêtise ! pour le coup, voilà une bêtise !

BELPHÉGOR.

Vous l’entendez, monsieur Jacquinet, il n’est pas possible que vous soyez venu au monde à un âge aussi avancé.

HENRI.

Si fait, bourgeois ; je suis né d’un père très panné, j’étais l’ainé de mes puînés, et madame ma mère... ma... mère...

BELPHÉGOR, avec douleur.

Sa mère !

HENRI, sanglotant.

Ma mère ! Ô maman ! maman !

BELPHÉGOR.

Henri, ne pense pas à elle... Henri, je... je... ta mère...

Sa voix s’éteint.

FLORA.

Mais ce sont de vraies larmes ?

BELPHÉGOR.

Des larmes ! du tout ! du tout !...

Henri chancelle et tombe épuisé dans les bras de son père.

Ah !

FLORA.

Mon Dieu ! mais qu’a donc cet enfant ?

BELPHÉGOR, bas.

Cet enfant...

Terrible de douleur.

Il a faim, madame !

FLORA.

Ciel ! c’est donc vrai !... les malheureux !... messieurs... Non ! non... Attendez, s’ils vous prenaient pour un pauvre, ils ne vous donneraient qu’une aumône ordinaire ; mais ils vous croient des fous, des écervelés comme nous, vous allez voir...

Haut.

Allons, messieurs, Paillasse a bien travaillé, soyez généreux pour Paillasse ; c’est moi qui fais la quête.

BEAUMÉNIL.

Vous voyez bien que c’est une plaisanterie.

DUPERRON.

Bravo ! jusqu’à la quête, rien n’y manque.

HERCULE, à Belphégor.

Mon cher ch... marq... baron, enfin, mon cher, vous êtes charmant.

DUPERRON.

Flora, voici ma bourse.

BEAUMÉNIL.

Acceptez ces quelques louis.

BELPHÉGOR.

De l’or ! ah ! mon Dieu !

FLORA.

Je les mystifie, c’est très à la mode !...

À Hercule.

Eh bien ! et vous ?

HERCULE, donnant une pièce d’or.

Voilà !

FLORA.

Non, non, donnez tout.

HERCULE.

Je veux bien, il m’a beaucoup fait rire ; mais, si je m’en mêlais, je serais aussi drôle que ça.

UN DOMESTIQUE.

Monsieur le vicomte, il y a là un étranger, un voyageur qui demande à vous parler.

HERCULE.

Eh bien ! qu’il vienne ! c’est cour plénière aujourd’hui.

LE DOMESTIQUE.

Le voici !

BELPHÉGOR, un peu remonté vers le fond.

Qu’ai-je vu ! Rollac ! lui ! le chevalier !

FLORA.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ?

BELPHÉGOR.

Oh ! madame ! cet homme ! pour le voir, pour l’entendre sans en être vu... je donnerais ma vie.

FLORA.

En vérité !

BELPHÉGOR.

Oh ! madame... si j’osais vous demander...

FLORA.

Un masque ? un domino ? rien de plus simple. Quant au pauvre enfant, je m’en charge... soyez tranquille, il ne manquera de rien.

BELPHÉGOR.

Oh ! merci ! merci ! madame !...

Il prend le masque que lui offre Flora et disparaît quelques instants. Flora emmène Henri.

 

 

Scène VIII

 

HERCULE, ROLLAC, BEAUMÉNIL, DUPERRON, INVITÉS

 

HERCULE, redescendant, accompagné de Rollac.

Mon oncle est venu, en effet, dans la journée, mais il n’a fait qu’une courte apparition ; seulement, je ne saurais vous dire s’il est retourné à la ville, à son hôtel, ou s’il est allé à Carignan.

BEAUMÉNIL.

C’est monsieur de Montbazon que vous demandez, monsieur ?

ROLLAC.

Oui, monsieur : mais je ne veux pas plus longtemps interrompre vos plaisirs, et même je vous demande pardon de m’être présenté dans ce costume de voyage.

BEAUMÉNIL.

Attendez donc ! je le crois à Carignan... j’ai rencontré ses piqueurs qui se dirigeaient de ce côté. Je revenais moi-même de chez le préfet dont la maison de campagne...

ROLLAC.

Je vous remercie, messieurs !

DUPERRON, à Beauménil.

De chez le préfet ?

BEAUMÉNIL.

Oui, pour cette affaire relative à Lavarennes !

ROLLAC, à part.

Lavarennes !...

Revenant.

Pardon, messieurs, vous parlez, je crois, d’un nommé Lavarennes.

BEAUMÉNIL.

Oui ; on vient, par hasard, d’être mis sur les traces de ce misérable.

ROLLAC.

Vraiment ! ah ! tant mieux ! Vous dites donc ?

BEAUMÉNIL.

Dame ! je n’ai pas encore tous les détails ; je sais seulement qu’il est en France et qu’il se fait appeler, je crois, le chevalier de Rollac.

ROLLAC.

Ah !...

À part.

Diable ! mais je suis perdu !

Tous remontent excepté Rollac.

Découvert ! quand je touchais au port, quand je venais de rendre aux Montbazon cette riche héritière ! quand peut-être j’allais entrer dans cette famille et m’abriter sous ce grand nom !... Allons, ne songeons plus qu’à échapper à la justice !...

Il va pour s’éloigner, Belphégor, masqué et enveloppé d’un manteau, l’arrête.

 

 

Scène IX

 

HERCULE, ROLLAC, BEAUMÉNIL, DUPERRON, INVITÉS, FLORA, BELPHÉGOR

 

BELPHÉGOR, lui saisissant le bras.

Un mot, je vous prie.

ROLLAC, tressaillant.

Hein ?

FLORA.

Pardon, monsieur, c’est un masque qui se dit de vos amis.

ROLLAC.

Vraiment ! Eh bien ! qu’as-tu à me dire, beau masque ?

BELPHÉGOR.

Je veux te parler sans témoins.

ROLLAC.

Sans témoins ! j’aime mieux cela !...

Haut.

Diable ! diable ! tu as la poigne forte ! Mais vous me faites mal, monsieur.

BELPHÉGOR.

Vous m’avez fait bien plus de mal, Vous !

ROLLAC.

Vous me brisez le poignet.

BELPHÉGOR.

Vous m’avez brisé le cœur !

ROLLAC.

Moi !

BELPHÉGOR.

Mademoiselle, monsieur et moi nous avons à nous parler sans témoins.

HERCULE, à Flora.

Bon ! il veut l’intriguer,

FLORA.

Taisez-vous, Hercule !

HERCULE.

Oui, chère amie !

FLORA.

Allons, messieurs, on danse là-bas, sous les charmilles, et il manque du monde, des cavaliers.

HERCULE, à Beauménil.

Ne nous éloignons pas, et tâchons d’écouter.

FLORA, à part.

Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

 

 

Scène X

 

ROLLAC, BELPHÉGOR

 

ROLLAC.

Ah ! ça, me direz-vous qui vous êtes ?

BELPHÉGOR, se dépouillant.

Paillasse !

ROLLAC.

Ciel !

BELPHÉGOR.

Où est-elle ?

ROLLAC.

Qui donc ?

BELPHÉGOR.

Oh ! pas de mensonge !... Catherine m’a dit tout ce qu’elle savait ; c’est vous qui êtes venu pendant mon absence comme un lâche ; vous l’avez fait conduire à Bordeaux, à Bordeaux, n’est-ce pas ?... Mais parlez donc ! parlez donc !

ROLLAC.

Écoute, Belphégor, les moments sont précieux... expliquons-nous vite, et une fois pour toutes... Tu veux crier, faire du scandale, tout ce bruit retombera sur toi, je t’en préviens !

BELPHÉGOR.

Je ne vous demande pas cela, je vous demande où elle est.

ROLLAC.

Tu as pu voir déjà sur ta route des preuves de ma puissance... On te chasse de partout ; bientôt tu seras poursuivi, traqué...

BELPHÉGOR.

Où est-elle ?

ROLLAC.

Songez-y, Belphégor, un mot, un indice, un rien vous rend suspect aujourd’hui. Une dénonciation, pour peu qu’elle tombe de haut, vous jette un homme dans les cachots, vous le traîne devant les cours prévôtales qui vous jugent et vous fusillent entre deux couchers de soleil. Et si je veux, je peux te perdre.

BELPHÉGOR.

Tu ne veux pas me dire où elle est ?

ROLLAC.

Où elle est ? ta femme !...

À part.

Une idée !...

Haut.

Mais tout ce que je t’ai dit n’était que fable, invention, roman ; je t’ai trompé comme je l’ai trompée... Elle n’est pas plus fille d’un grand seigneur que je ne descends du roi de Siam ! Elle me plaisait, je voulais parvenir jusqu’à elle, l’étourdir, la pousser à un coup de tête, je voulais l’enlever.

BELPHÉGOR.

Ah ! misérable ! tu mens !...

Il le terrasse.

ROLLAC.

À moi ! au secours ! à moi !

 

 

Scène XI

 

ROLLAC, BELPHÉGOR, TOUT LE MONDE

 

HERCULE.

Tiens ! il l’étrangle !

BELPHÉGOR, s’emparant de son bâton qu’il brandit sans lâcher Rollac.

J’assomme le premier qui fait un pas !...

Tout le monde recule effrayé.

Tu as menti ! Veux-tu dire que tu as menti ?

ROLLAC.

Oui ! oui !

BELPHÉGOR.

Où est-elle ?

ROLLAC.

Chez monsieur de Montbazon !

BELPHÉGOR.

La preuve !... la preuve !...

ROLLAC, sortant de sa poche un portefeuille.

Je l’ai là... mes lettres... ma correspondance.

BELPHÉGOR, lui arrachant le portefeuille.

Donne !...

Il le lâche et s’éloigne.

ROLLAC, à part.

Ah ! tu me prends mon portefeuille... mes lettres... Elles te perdront !

BELPHÉGOR, à Flora.

Mademoiselle, vous aurez pitié de l’enfant que je vous laisse ; nous étions deux, je serai seul !

ROLLAC, à part.

Je suis sauvé !

BELPHÉGOR.

Et maintenant, place ! J’ai fini mes exercices, messieurs, baissez le rideau et laissez passer Paillasse !...

Il bondit à travers la foule et disparaît.

 

 

ACTE IV

 

Chez le Duc de Montbazon. Salon richement décoré.

 

 

Scène première

 

DE COURGEMONT, puis DE BLANGY

 

DE COURGEMONT, à un Domestique.

C’est bien ! j’attendrai le retour de monsieur le duc, je serais très honoré de lui présenter mes hommages...

Le Domestique sort.

Il est en faveur, j’en ai profité pour le charger de ma requête, car voilà trois mois que je pétitionne...

Apercevant de Blangy.

Ah ! le comte de Blangy, un intrigant, celui-là...

Allant à lui.

Eh ! ce cher monsieur de Blangy !

DE BLANGY.

Monsieur le grand bailli.

DE COURGEMONT.

Vous me surprenez venant faire ma cour à votre noble cousin. Oh ! non pas que je sois le moins du monde ambitieux, le ciel m’en préserve ! je ne suis rien, je ne veux rien, je ne demande rien.

DE BLANGY, à part.

L’hypocrite !

DE COURGEMONT.

Et vous ?

DE BLANGY.

Moi ! pas davantage ! j’attends !

 

 

Scène II

 

DE COURGEMONT, DE BLANGY, LE DUC, LE VIDAME, LE COMMANDEUR

 

Le Duc, le Vidame et le Commandeur ont paru au fond pendant ces derniers mots. Le Duc tient des dépêches à la main.

LE DUC.

Quel désintéressement ! c’est superbe, messieurs... Voici pourtant deux dépêches qui me semblent officielles et qui vous concernent.

DE BLANGY, se précipitant sur les lettres.

Ma nomination !

DE COURGEMONT, même jeu.

Ma nomination ! mais permettez...

DE BLANGY.

Eh ! monsieur !...

Ils lisent.

LE DUC, au Vidame et au Commandeur.

Messieurs, le roi daigne me complimenter du bonheur que j’ai eu de retrouver ma petite-fille...

Il s’assied à son bureau à gauche.

LE COMMANDEUR et LE VIDAME.

Ah ! il serait Vrai !

DE BLANGY, désappointé.

Qu’ai-je vu ? substitut du procureur du roi.

DE COURGEMONT, avec joie.

Commissaire extraordinaire du département de la Gironde ! je suis commissaire extraordinaire !...

Se promenant avec importance.

Je reçois vos compliments, messieurs.

DE BLANGY.

Commissaire général, lui ! tandis que moi ! C’est impossible, le roi s’est trompé !

DE COURGEMONT.

Le roi ne se trompe jamais, et sa majesté vous aurait fait ministre et moi simple petit substitut, que je dirais encore : le roi est infaillible.

DE BLANGY, qui a regardé l’adresse de son enveloppe.

Mais permettez donc, permettez, ce n’est pas à moi que cette lettre est adressée.

DE COURGEMONT.

Eh ! peu m’importe, mon cher.

DE BLANGY.

Est-ce bien pour vous, celle-ci ?

DE COURGEMONT.

Si c’est pour moi !...

Lisant.

À monsieur Castel-Blan... Castel-Blan...

DE BLANGY.

Castel-Blangy, parbleu. Vous avez ma lettre et voici la vôtre.

DE COURGEMONT.

Se peut-il !

DE BLANGY.

Vous vous êtes jeté avec tant de précipitation...

DE COURGEMONT.

Ainsi, je ne serais plus qu’un simple substitut !

LE DUC.

Ce pauvre Courgemont !

LE VIDAME.

Quelle dégringolade !

DE COURGEMONT.

C’est faux ! c’est absurde ! c’est impossible ! messieurs, on a égaré l’esprit du roi.

DE BLANGY.

Monsieur de Courgemont, le roi ne se trompe jamais, et vous seriez nommé ministre et moi simple petit substitut que notre devoir serait de dire encore : le roi est infaillible !

DE COURGEMONT.

Eh ! monsieur !...

À part.

L’insolent !

DE BLANGY, trouvant un papier sous le même pli.

Mais voici des instructions...

À part.

Ciel ! Lavarennes sous le nom de Rollac !...

LE DUC.

Qu’est-ce donc ?

DE BLANGY.

Rien ! un devoir m’appelle à l’instant même à la préfecture. Permettez, mon cousin, que je prenne congé de vous.

LE DUC.

Allez, allez, mon cher comte.

DE BLANGY, à de Courgemont.

Monsieur le substitut, j’aurai besoin de vous, suivez-moi.

DE COURGEMONT, avec un soubresaut.

Hein ! vous dites ?

DE BLANGY, insistant avec politesse.

Veuillez me suivre.

DE COURGEMONT.

C’est bien, monsieur, c’est bien...

Saluant.

Monsieur le duc !...

À part.

Faites donc des restaurations !...

Haut.

Passez, monsieur le commissaire extraordinaire de la Gironde...

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène III

 

LE DUC, LE VIDAME, LE COMMANDEUR

 

LE DUC.

Oui, messieurs, le ministre m’écrit que le roi est dans les meilleures dispositions possibles à l’égard de cette chère enfant si miraculeusement retrouvée. Il lui rendra tous les biens de mon fils.

LE COMMANDEUR.

Sans doute, dans l’intérêt de notre famille, monsieur le duc a cru devoir cacher à sa majesté la déplorable situation dans laquelle nous avons retrouvé mademoiselle de Montbazon.

LE VIDAME.

Oh ! bien déplorable, en effet.

LE COMMANDEUR.

Ainsi, personne ne sait...

LE DUC.

Personne excepté vous, monsieur de Blangy et le chevalier de Rollac que, du reste, je ne connais encore que par ses lettres. Il a mis une espèce de coquetterie à ne se présenter chez moi qu’après nous avoir entièrement débarrassé de cet homme et l’avoir fait embarquer pour l’Amérique.

LE COMMANDEUR.

Ah ! il a déployé dans tout ceci un zèle... un dévouement...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur le chevalier de Rollac !

LE DUC.

Ah ! le voici ; faites entrer. Alors, c’est que l’autre est embarqué.

 

 

Scène IV

 

LE DUC, LE VIDAME, LE COMMANDEUR, BELPHÉGOR, en habit de cour, perruque poudrée, culotte blanche, épée en verrouil, toilette un peu ridicule

 

BELPHÉGOR.

Palsembleu, messieurs, je vous salue.

LE DUC.

Enfin, c’est vous, monsieur le chevalier !

BELPHÉGOR.

Palsangué ! oui, c’est moi. Monsieur, bien que nous nous soyons jamais vus, je gage que vous êtes le duc de Montbazon...

LE DUC.

En effet.

BELPHÉGOR.

Nous ne nous sommes jamais vus...

À part.

Je le sais par les lettres du chevalier.

LE VIDAME.

Figure distinguée.

LE COMMANDEUR.

Ça sent son gentilhomme d’une lieue.

BELPHÉGOR, à part.

On m’examine ! Pourvu que je voie Madeleine avant qu’on me reconnaisse...

Il remonte la scène avec inquiétude.

LE DUC.

Monsieur de Rollac... monsieur le chevalier !

BELPHÉGOR.

Hein ! Ah ! pardon... c’est que je cherchais des yeux quelqu’un... vous savez... elle, la jeune dame...

LE DUC.

Bon ! ma petite-fille ?

BELPHÉGOR.

Juste.

LE DUC.

Plus tard ! Permettez que je vous présente deux des principaux membres de ma famille. D’abord monsieur le commandeur de Puffières...

BELPHÉGOR.

Ah bah ! tiens, tiens, tiens... ah ! monsieur a commandé dans Pouffières !... vertuchoux !

LE COMMANDEUR.

Plaît-il ?

LE DUC.

Vous êtes jovial, chevalier.

BELPHÉGOR.

Oui, oui, je suis très jovial ! je me sens d’une gaieté folle ici... Oh ! nous nous amuserons beaucoup ici ensemble, messieurs...

LE DUC.

Monsieur le vidame d’Arpignol, un parent de la branche de Touraine.

BELPHÉGOR, saluant.

Monsieur de la branche de Touraine...

LE VIDAME.

Touchez là, chevalier...

BELPHÉGOR.

Comment donc !...

À part.

Si ça pouvait prendre un peu !

LE COMMANDEUR.

Vous voilà tout-à-fait des nôtres.

BELPHÉGOR.

Tout-à-fait...

À part.

Allons, il paraît que ça prend...

Haut.

Ah ! ça, à présent que vous m’avez présenté monsieur de Tuffières et monsieur de Champignol...

LE VIDAME.

D’Arpignol !

BELPHÉGOR.

C’est ce que je dis...

Au Duc.

Est-ce que je ne vais pas voir ma... la... votre aimable petite-fille ?

LE DUC.

Quel empressement !

BELPHÉGOR.

Ah ! voilà comme je suis... Allons la voir, hein ?... un peu, tout de suite.

LE DUC.

Tout de suite ? Mais vous savez bien que c’est impossible.

BELPHÉGOR.

Impossible !... pas possible.

LE DUC.

Oui, puisqu’elle est là-bas...

BELPHÉGOR.

Là-bas !... où ça, là-bas ?

LE DUC.

Mais c’est vous-même qui avez conseillé à de Blangy de l’y faire conduire.

BELPHÉGOR.

Ah ! c’est moi qui...

LE DUC.

Et c’est une sage idée que vous avez eue là.

BELPHÉGOR.

Oui, c’est une fameuse idée que j’ai eue là... Mais je la verrai toujours, la jeune dame !

LE DUC.

Certainement, certainement.

LE VIDAME.

Je crois que c’est un peu plus pour elle que pour nous que vous êtes ici.

BELPHÉGOR.

Un peu, Grapignol... Vous êtes plein d’esprit... eh ! eh ! eh !

LE VIDAME.

D’Ar... d’Arpignol.

BELPHÉGOR.

C’est ce que je dis.

LE DUC.

Décidément, vous êtes fort épris de ma petite-fille, et plus je vous regarde...

BELPHÉGOR, à part.

Bon, voilà l’examen qui recommence... à présent.

LE DUC.

Pardon... mais vous comprenez qu’avec les projets que vous formez...

BELPHÉGOR.

Les projets...

À part.

Quels diables de projets pouvait avoir ce Rollac ?

LE DUC, un peu ironiquement.

Allons, je vois avec plaisir que vos voyages dans le nouveau monde ne vous ont pas trop fatigué.

BELPHÉGOR.

Ils ne m’ont pas fatigué du tout. Ah ! voilà des voyages peu fatigants par exemple...

LE VIDAME.

La taille droite !

LE COMMANDEUR.

La tête haute !

LE VIDAME.

Le jarret bien tendu !

BELPHÉGOR, se frappant le jarret.

Oh ! pour le jarret, c’est de l’acier ; de plus une poigne de fer...

S’oubliant.

Je porte quinze cents à bras tendu, et j’enlève à la force des dents le plus lourd de la société...

Revenant à lui.

Oh !...

Affectant de rire.

Ce sont... des petites distractions de voyageur.

LE DUC.

Ah ! ça, et lui, vous ne nous en parlez pas.

BELPHÉGOR.

Lui ! qui, lui ?

LE DUC.

Cet homme... ce bateleur, en sommes-nous tout-à-fait débarrassés ?

BELPHÉGOR.

Heu ! heu !

LE DUC.

Comment ? craindriez-vous...

BELPHÉGOR.

Moi, je ne crains rien, absolument rien de lui. Tant que je serai ici je vous promets qu’il ne se présentera pas à votre porte.

LE DUC.

Fort bien.

BELPHÉGOR.

Mais ce Belphégor...

LE VIDAME, riant.

Belphégor ! il s’appelle...

BELPHÉGOR, riant.

Il s’appelle Belphégor ; c’est très drôle, n’est-ce pas ? Eh ! eh !

LE VIDAME.

Très drôle, très drôle !

BELPHÉGOR.

Je disais donc que ce Belphégor, nous n’en sommes pas entièrement délivrés ; vous savez, ces gens-là, ces paillasses, c’est si leste, si souple, si agile ; ils retombent toujours sur leurs pattes.

LE DUC.

Oh ! mais nous saurons déjouer...

Il remonte.

BELPHÉGOR.

Parbleu ! nous sommes plus malins que lui... N’avait-il pas, le faquin, formé le projet de s’introduire ici sous un nom et sous des habits d’emprunt, pour s’informer de sa femme ! Oui, messieurs, oui, il prétendait vous fourrer tous dedans. Il se figurait qu’il pourrait, tout comme vous et moi, porter l’habit de gentilhomme, se camper fièrement sur la hanche...

Allant au Commandeur, qui est à gauche.

avoir l’assurance et l’aplomb de monsieur...

Allant au Vidame, à droit.

prendre comme vous du tabac dans une boîte et s’en barbouiller le nez...

Il prend du tabac dans la tabatière du Vidame.

secouer ensuite son jabot de dentelle ; pirouetter gracieusement sur ses talons, et jeter ainsi son chapeau sous le bras... Il comptait faire tout cela, et que vous n’y verriez que du feu, ce vil historien...

Frappant sur le ventre du Vidame.

N’est-ce pas que c’est à crever de rire !...

LE VIDAME.

À crever de rire...

LE DUC, assis à son bureau, avec un sourire dédaigneux.

Je vois que votre séjour en Amérique vous a rendu quelque peu excentrique.

BELPHÉGOR.

Moi !... mais oui, oui...

Cherchant.

Excent... oui... excentrique.

LE COMMANDEUR.

Mais, si je ne me trompe, chevalier, vous étiez à Biberach.

BELPHÉGOR.

À Biberach ! moi... Biberach ! fi donc !

LE DUC.

Comment ! mais n’avez-vous pas été présenté à sa majesté le soir de la bataille ?

BELPHÉGOR.

Ah !... oui... oui...

LE COMMANDEUR.

Racontez-nous donc cela !

BELPHÉGOR, à part.

Ils veulent que je leur raconte la bataille...

Haut, au Duc.

Est-ce que vous tenez beaucoup à ce que je vous narre ces détails ?

LE DUC.

Non... ils me rappelleraient de trop cruels souvenirs...

Il se met à écrire.

BELPHÉGOR.

Ah ! du moment qu’il n’y a que ces messieurs...

Allant au Commandeur et au Vidame qu’il prend chacun sous le bras.

Est-ce que vous y étiez à cette fameuse bataille de... de...

LE VIDAME.

Biberach !

BELPHÉGOR.

Oui, c’est ce que je veux dire.

LE COMMANDEUR.

Non, nous n’y étions ni l’un...

LE VIDAME.

Ni l’autre.

BELPHÉGOR, à part.

Alors on peut aller...

Haut.

Ah ! c’était une jolie bataille, où les balles tombaient comme la grêle, et où les soldats tombaient comme des mouches. Nous étions soixante mille hommes... on se range en bataille sur deux rangs en cerceau... en deux cerceaux... et l’on fait avancer soixante mille bouches à feu...

LE COMMANDEUR.

Comment ! vous dites ?

BELPHÉGOR.

Qu’est-ce que j’ai dit ?

LE VIDAME.

Vous dites soixante mille bouches à feu.

BELPHÉGOR.

Eh bien !

LE COMMANDEUR.

Pour soixante mille hommes...

BELPHÉGOR.

Eh bien ! autant de bouches que d’hommes, c’est naturel...

LE VIDAME.

Tiens, c’est ma foi vrai.

BELPHÉGOR.

Le combat s’engage... nous marchons sur l’ennemi, l’ennemi marche sur nous, nous plions, il plie ; la cavalerie donne sur l’infanterie, l’infanterie donne sur l’artillerie ; les soixante mille bouches résonnent, la fumée nous enveloppe, on ne voit plus rien du tout... et voilà comment nous avons remporté la victoire...

LE COMMANDEUR.

La victoire ! Mais je croyais que c’était une défaite.

BELPHÉGOR.

Oui ? Eh bien ! voilà comment nous avons remporté la défaite... Mais allons voir la jeune dame.

LE DUC, se levant.

À l’instant...

Il sonne.

BELPHÉGOR.

Enfin !

LE DUC, à un domestique qui paraît.

Conduisez d’abord monsieur de Rollac dans son appartement, et dites ensuite qu’on attèle. À bientôt, monsieur de Rollac.

BELPHÉGOR, saluant.

Monsieur le duc...

À part.

Allons, ils ne m’ont pas fait flanquer à la porte, c’est toujours cela de gagné ; que le bon Dieu fasse le reste...

Il sort par le fond à droite.

 

 

Scène V

 

LE DUC, LE VIDAME, LE COMMANDEUR, MADEMOISELLE DE VERMANDOIS, puis MADELEINE

 

LE DUC.

Monsieur de Castel-Blangy ne me trompait pas en m’annonçant un gentilhomme quelque peu roturier : Ce cher monsieur de Rollac a rapporté d’Amérique des manières incroyables, et surtout un ton !...

LE COMMANDEUR, avec mépris.

Je ne comprends pas qu’on se gâte ainsi en voyage et qu’on en rapporte des idées...

LE VIDAME.

C’est vrai : j’ai beaucoup voyagé, mais je n’ai jamais rapporté d’idées...

Un domestique annonçant dans le fond à gauche.

Mademoiselle de Vermandois !

LE DUC.

Ma sœur ! comment se fait-il ? Et Madeleine, pourquoi l’avoir quittée ? elle ne court, je l’espère, aucun danger !...

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Elle ne court que la poste.

LE DUC.

Comment...

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Depuis hier, que vous la vîtes à Carignan, elle est dans une agitation... enfin, elle a voulu venir à toute force pour vous parler. En ce moment, elle établit ici son enfant.

LE DUC.

Ah ! elle est ici !

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

J’ai eu beau prier, supplier, ordonner... Je veux voir le duc, me répondait-elle, et cela d’un ton, d’un air, avec des manières...

Avec dédain.

Ah ! messieurs, Dieu vous garde de ces parentés de rencontre qui se renouent dans une carriole de Bohémiens.

LE DUC.

Ma sœur, vous oubliez que cette malheureuse femme est la fille de mon fils.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Tenez, la voilà ; approchez, approchez, ma nièce, et portez haut la tête, ma mie, puisque enfin vous êtes une Montbazon.

MADELEINE, au duc.

Excusez-moi, mais je suis si gauche, si tremblante.

LE DUC.

Ma fille ! rassurez-vous ; il n’y a ici qu’un père heureux de vous ouvrir les bras, une famille reconnaissante envers Dieu qui vous a rendue à sa tendresse... Ne tremblez pas, ma fille... nous oublions tout, et nous vous aimons.

MADELEINE, émue.

Vous m’aimez... oh ! merci ! merci, monsieur...

Il l’embrasse.

LE DUC.

Regardez-la, messieurs, ce sont tous les traits de son malheureux père, les traits de mon pauvre fils, mort loin de moi ; après vingt ans d’exil, j’ai retrouvé tous mes fiefs, tous mes titres, toutes mes richesses... mais vous ne m’avez pas rendu, Seigneur, mon bien le plus précieux... celui-là, mon cœur le regrettera toujours.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Mon Dieu ! mon frère, vous pleurez là comme un petit bourgeois.

LE DUC.

Eh ! mon Dieu ! ma sœur, les petits bourgeois n’ont pas le cœur autrement pétri que le nôtre.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Oh ! oh ! Monsieur le duc !

LE DUC.

Et d’ailleurs, nous sommes ici entre gentilshommes.

MADELEINE.

Vous comprenez donc, vous, monsieur le duc, que je regrette celui dont on m’a séparée.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Mais vous l’avez quitté volontairement, ma nièce.

MADELEINE.

Je l’ai quitté pour sauver mon enfant, madame.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Soyez sans crainte, notre petite nièce est tout-à-fait hors de danger.

MADELEINE.

Mais lui, mon mari ! c’est pour plaider sa cause auprès de monsieur le duc, que j’ai voulu venir ici.

LE DUC.

Mais qui peut vous faire penser... ma fille...

MADELEINE.

Écoutez, monsieur le duc, l’homme qui agissait en votre nom, le chevalier de Rollac, a outrepassé vos ordres, j’en suis certaine.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Mais d’où savez-vous ?

MADELEINE.

Une femme qui habitait, à Angoulême, notre pauvre maison, avait été gagnée par lui. J’ai pu, dès mon arrivée à Bordeaux, lui faire savoir de mes nouvelles et lui en demander sur ceux que j’aime et que je pleure. Eh bien, j’ai su par elle, qu’accablés de menaces et de persécutions, eux que j’ai laissés là-bas dans la misère, dans le désespoir, ils ont été forcés de fuir, de quitter Angoulême. – Ah ! Monsieur le duc ! vous avez pu ordonner qu’on me séparât d’eux ; mais vous n’avez pas voulu qu’on leur infligeât d’autres tortures.

LE DUC.

Non, ma fille, non, et je suis certain que l’on vous a trompée...

Il remonte et sonne.

Prévenez monsieur de Rollac que je l’attends.

MADELEINE.

Monsieur de Rollac ! le chevalier de Rollac est ici ?

LE DUC.

Depuis une heure, et c’est de lui-même que vous allez apprendre...

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Nous allons donc le connaître, ce beau chevalier. Quel homme est-ce ?

LE DUC, avec un peu d’embarras.

Vous allez en juger.

 

 

Scène VI

 

LE DUC, LE VIDAME, LE COMMANDEUR, MADEMOISELLE DE VERMANDOIS, MADELEINE, BELPHÉGOR

 

BELPHÉGOR.

Monsieur le duc m’a fait appeler ?

MADELEINE, à part.

Cette voix !

BELPHÉGOR.

Nous allons retrouver la jeune...

Il se retourne et aperçoit Madeleine.

Ah !...

MADELEINE.

Lui !

LE DUC.

Mon Dieu ! chevalier ! quelle émotion !

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Effet de la métamorphose.

BELPHÉGOR.

C’est qu’en effet je ne m’attendais pas...

MADELEINE, à part.

Lui, ici, et sous ce costume !

LE DUC.

Présentez donc vos hommages.

BELPHÉGOR, s’approchant de Madeleine.

Plus belle encore qu’autrefois !

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Oui, cette toilette-là vaut un peu mieux que les haillons dont la couvrait le saltimbanque...

Mouvement de Belphégor.

N’est-ce pas votre avis, monsieur le chevalier ?

BELPHÉGOR.

Oui, oui, madame. Il y a bien loin de ces riches parures aux humbles vêtements que lui achetait avec tant de joie... ce... ce saltimbanque...

À Madeleine.

Recevez mon compliment, madame, vous êtes réellement belle ainsi.

MADELEINE.

Monsieur...

Prête à se trahir.

Guillaume !

BELPHÉGOR, l’interrompant virement.

Appelez-moi chevalier, et souffrez, je vous en conjure...

Il lui baise la main.

Oh ! vous devez être bien heureuse, madame, au milieu de ces illustres parents, entourée de toute cette richesse, de tout ce luxe... Oh ! oui, vous devez être bien heureuse, et je comprends que vous n’ayez pas hésité entre cette noble famille et l’autre... la famille du bateleur.

MADELEINE.

Il m’a fallu, pour m’y contraindre...

LE DUC.

Veuillez dire à ma fille la mission dont je vous avais chargé auprès de ce... monsieur Belphégor... les offres que je lui avais faites et la façon dont il les a reçus.

BELPHÉGOR.

Ah ! madame désire savoir... Au fait, ce sera fort divertissant. Eh bien ! imaginez-vous que je lui ai proposé de l’argent, le drôle a refusé avec colère, et plus j’augmentais la somme, plus il s’emportait contre moi : C’est ma femme, c’est mon enfant qu’il me faut, disait-il. Vous savez, de grandes phrases ! Ces baladins, cela sait si bien jouer la comédie ! Et comme nous n’obtenions rien de bonne grâce, nous avons tenté de le jeter dans une voiture, et de le conduire à bord d’un bâtiment dont le capitaine nous était dévoué.

MADELEINE.

Ah ! c’est horrible !

BELPHÉGOR.

Depuis ce jour, nous ne nous sommes plus rencontrés qu’une fois, il a voulu savoir où était madame. Une lutte s’est alors engagée ; mais entre lui et moi cela ne pouvait pas être long...

Avec un accent marqué.

Et cela n’a pas été long. Mais, parlons d’autre chose.

LE DUC, avec intention.

Au contraire, monsieur, je suis bien aise que vous répétiez à ma fille ce que me disaient vos lettres ; que depuis sa séparation d’avec elle, cet homme menait une vie scandaleuse, qu’il passait ses jours, ses nuits dans le désordre, dans la débauche.

BELPHÉGOR.

Ah ! ah ! je vous ai écrit cela !...

Frappant sur sa poche où sont les papiers de Rollac.

C’est juste, je vous ai écrit cela. Eh bien ! c’est ma foi vrai, il s’amuse beaucoup, le sacripant. Oui, oh ! je sais bien, madame, vous pourriez croire que cet abandon l’a brisé... que ses traits se sont amaigris, que ses yeux se sont éteints dans les larmes. Ah ! bien oui ! sa vie, depuis ce jour-là, n’a été qu’un long éclat de rire... Ces bohémiens ! est-ce que ça sait aimer une femme, est-ce que ça sait pleurer un enfant !

LE DUC.

Vous ajoutiez qu’il ne quittait plus les tripots, les cabarets.

BELPHÉGOR, avec amertume.

Les cabarets ! Oui, oui, vous le savez bien, vous, madame ; vous savez bien que le cabaret, c’était toute sa joie, tout son amour, toute sa vie ! Le cabaret ! Oui, il y allait après votre départ, comme il y allait avant. Et le vin lui donnait alors les idées les plus bizarres, les plus fantasques... Il se mettait à parcourir tous les quartiers, toutes les rues de la ville pour retrouver sa famille ! Il allait comme un fou, interrogeant du regard chaque maison, chaque fenêtre. Un jour, il avait vu flotter entre des rideaux de soie, une boucle de petits cheveux blonds. C’est elle ! c’est ma petite Jeanne !...

Se reprenant.

Il paraît que sa fille s’appelle Jeanne. Et sans écouter ni suisse ni laquais, il franchit l’escalier, s’élance de salon en salon, et arrive jusqu’au petit ange effrayé qu’il prend dans ses bras, qu’il embrasse en pleurant,

Riant à demi.

et il s’aperçoit alors que son cœur, ou plutôt ce qu’il appelle son cœur, s’est grossièrement trompé. En sorte que, parmi ceux qui l’avaient poursuivi, les uns le bâtonnaient comme un fou, et les autres le traînaient chez un commissaire pour le faire mettre en prison. On le prenait...

Riant plus haut.

on le prenait pour un voleur...

Riant tout-à-fait.

Ah ! ah ! ah ! c’est très singulier, c’est très amusant, n’est-ce pas, messieurs ? Mais, riez donc...

Brusquement.

riez donc aussi, madame !

MADELEINE, se cachant la tête dans ses mains.

Ô mon Dieu !

BELPHÉGOR.

Ah ! ça, voyons, puisque nous voilà en famille et que madame est là, si nous causions un peu de nos affaires. Qu’est-ce que vous comptez faire de madame ? c’est un peu pour le savoir que je suis venu ; ensuite, nous parlerons du mari.

LE DUC, un peu rêveur.

Oui, du mari que je désire pour ma fille. Le roi est dans les meilleures dispositions.

BELPHÉGOR.

Ah ! le roi... le roi de France ?

LE DUC.

Je ne doute pas que sa majesté ne m’autorise à transmettre mon nom et mon titre de pair de France à l’époux qu’aura choisi ma fille.

BELPHÉGOR.

Pair de France ! ah bah !... son mari serait pair de France...

Avec un éclat de joie.

Sacrebleu !...

Il arpente la scène à grands pas.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Ah ! ça, mais, il a de singulières façons, ce monsieur-là.

LE COMMANDEUR.

Eh ! eh ! il revient d’Amérique, c’est un libéral.

LE VIDAME, indigné.

Un démagogue !

BELPHÉGOR.

Mais alors, voilà ce bateleur, ce faquin de bateleur qui fait un fameux chemin.

LE DUC.

Lui !

BELPHÉGOR.

Bédame, son mari !

LE DUC remonte à son bureau.

Est-ce qu’il l’a jamais été ?

BELPHÉGOR.

Mais un peu ! j’aime à le croire !

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS, suffoquée.

Son mari !... j’espère bien que nous ferons casser ce mariage.

BELPHÉGOR, avec force.

Hein ! ah ! Vous ferez...

MADELEINE.

Oh ! c’est impossible, ne croyez pas cela.

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Pourquoi donc, ma nièce ?

BELPHÉGOR.

Oui, pourquoi donc, madame ! Est-ce que votre nouvelle famille n’est pas toute puissante ? Mais, certainement, on cassera ce mariage. Votre mari n’aura été pour vous qu’un accident... et vos enfants...

À Mademoiselle de Vermandois, et lui passant sous le nez.

seront des petits bâtard...

MADEMOISELLE DE VERMANDOIS.

Des bâtards !

LE COMMANDEUR.

Il a une crudité d’expression.

LE VIDAME.

Pouah !

LE DUC, qui écrivait au bureau.

Monsieur de Rollac, voici une lettre que j’adresse au roi, en mon nom et au vôtre. Comme ami et comme exécuteur testamentaire de mon malheureux fils, vous m’obligerez en la signant.

BELPHÉGOR.

Ah ! nous écrivons au roi ? Et qu’écrivons-nous à sa majesté ?

LE DUC.

Je lui demande, comme grâce particulière, qu’elle veuille bien me permettre de faire saisir, embarquer et disparaître ce Belphégor, qu’ensuite la procédure en rupture du mariage ait lieu à huis clos, et que madame soit dûment autorisée à passer aux yeux du monde pour veuve d’un officier mort en Allemagne au service du roi. Veuillez signer, monsieur.

MADELEINE.

Oh ! mon Dieu !

BELPHÉGOR, à Madeleine.

Ainsi, vous voilà veuve, madame, et le voilà mort, Paillasse ; il est mort, c’est fini... pauvre Paillasse !... Allons, repose en paix, et que Dieu ait pitié de ton âme.

LE VIDAME, riant.

Ah ! ah ! l’âme de Paillasse !

MADELEINE.

Monsieur !

BELPHÉGOR.

Il a raison, le vidame, l’âme de Paillasse ! Est-ce que ça a une âme, ces gens-là ? Passé les vidames, les barons, les chevaliers, il n’y a plus d’âme !

LE DUC, avec une fatigue visible.

Veuillez signer, monsieur de Rollac.

BELPHÉGOR, prenant la plume.

Signer ! c’est-à-dire demander l’exil... la mort d’un malheureux, la séparation de deux êtres que Dieu avait unis... Savez-vous bien, messieurs, que pour des grands seigneurs, vous agissez là comme n’eut pas agi ce baladin...

Il brise sa plume.

LE DUC.

Monsieur, c’est au duc de Montbazon que vous parlez, et vous m’expliquerez sur l’heure...

MADELEINE.

Mon Dieu !

BELPHÉGOR, avec un rire frénétique.

Ah ! ah ! ah ! ils n’ont rien compris, ni la rage qui m’étouffait, ni ce rire qui se noyait dans mes larmes, ils n’ont rien vu, rien deviné...

LE DUC.

Qu’entends-je ! mais vous êtes donc...

BELPHÉGOR, arrachant sa perruque.

Eh bien ! oui, oui, je suis Paillasse !

TOUS.

Paillasse !

BELPHÉGOR.

Oui, Belphégor le Paillasse, Belphégor le misérable, le butor, la brute ; mais cette brute a une femme, cette brute a des petits, et je viens vous redemander tout cela, entendez-vous, voleurs !...

On fait un mouvement pour se jeter sur lui.

Ah ! prenez garde, messieurs...

Paillasse fait rire sur la place publique, mais il pourrait bien faire pleurer ici.

LE DUC.

Vous menacez, je crois.

BELPHÉGOR.

Et quand cela serait !

MADELEINE.

Guillaume, je t’en supplie, écoute-moi.

BELPHÉGOR.

Je n’écoute rien, je suis ton mari, je suis ton maître. Vos lois, messieurs ! au-dessus de vos lois, il y a Dieu qui m’a donné cette femme et je la garderai, ne vous déplaise. Madame, je vais vous emmener avec Jeanne, Jeanne que vous m’avez volée et qui est ma fille.

MADELEINE.

Ta fille ! Eh ! malheureux ! mais ta fille se mourait.

BELPHÉGOR.

Grand Dieu !

MADELEINE.

Elle se mourait, te dis-je !

BELPHÉGOR.

Elle ! non, ce n’est pas vrai, je l’aurais su, je l’aurais vu, je l’aurais deviné.

MADELEINE.

Deviné ! est-ce que vous devinez quelque chose, vous autres ? C’en était fait, te dis-je, plus de ressources qu’une seule. Le bien-être ! ah ! je serais allée le chercher au prix de ma vie, de mon âme, et j’emportai ma fille mourante, notre fille, Guillaume, notre fille, et maintenant, si tu l’oses, accuse-moi.

BELPHÉGOR.

Madeleine, ai-je bien compris ? ai-je bien entendu !... Ma fille !... Où est-elle, où est-elle ?

MADELEINE.

Elle est ici.

BELPHÉGOR.

Ici ?... Oh ! laisse-moi la voir, l’embrasser.

MADELEINE.

Viens ! Viens !

UN DOMESTIQUE, annonçant du fond.

Monsieur le substitut du procureur du roi.

TOUS.

Le substitut du procureur du roi !...

LE DUC.

Que signifie ?...

 

 

Scène VII

 

LE DUC, LE VIDAME, LE COMMANDEUR, MADEMOISELLE DE VERMANDOIS, MADELEINE, BELPHÉGOR, DE COURGEMONT, AGENTS

 

DE COURGEMONT.

Cela signifie, monsieur le duc, qu’un homme s’est introduit ici, chez vous, sous le faux nom de Rollac.

LE DUC.

Comment ?

BELPHÉGOR.

Que dit-il ?

MADELEINE, avec effroi.

Guillaume !...

DE COURGEMONT.

Et nous sommes judiciairement informés que cet homme, ce prétendu Rollac, n’est autre que Lavarennes.

TOUS.

Lavarennes !...

DE COURGEMONT.

Oui, Lavarennes, condamné jadis à mort comme traître et assassin...

LE DUC, montrant Belphégor.

Lui ? lui Lavarennes ?

MADELEINE, allant au Duc.

C’est une erreur, un mensonge.

BELPHÉGOR, avec force.

Qu’est-ce que j’ai de commun avec votre Lavarennes !

DE COURGEMONT.

Au nom du roi, je vous arrête.

BELPHÉGOR.

Madeleine ! moi arrêté !...

MADELEINE.

Grand Dieu !

BELPHÉGOR.

Et ma fille, ma fille ! Mais je veux lavoir, l’embrasser !...

MADELEINE, voulant aller à Belphégor.

Guillaume !

LE DUC, la retenant.

Silence ! par respect pour moi, et par pitié pour lui...

On entraîne Belphégor, le rideau tombe.

 

 

ACTE V

 

Une plate-forme de la citadelle de Blaye.

 

 

Scène première

 

DE COURGEMONT, puis ROLLAC

 

DE COURGEMONT, aux gardiens qui passent dans le fond.

Prévenez monsieur le greffier de la Cour prévôtale qu’il attende ici, dans la citadelle, monsieur le second président et Messieurs les juges-commissaires. Ah ! à propos, ce grand escogriffe à barbe rousse que j’ai donné ordre de garder à vue !... Bon, le voici...

À Rollac qui paraît.

Approche.

ROLLAC, il est affublé d’une perruque et de favoris roux. À part.

Allons, de l’aplomb.

DE COURGEMONT.

Tu as été arrêté hier comme tu essayais de prendre passage sur un caboteur, qui allait faire voile pour la côte de Portugal. Tu avais un passeport contestable, sans visa, d’un signalement équivoque ; on t’a conduit vers moi, et j’allais t’envoyer au dépôt, lorsque tu m’as dit un mot qui a piqué ma curiosité.

ROLLAC.

Je vous ai dit que vous aviez peut-être tort de chagriner un homme qui vous avait été utile et qui pouvait vous l’être encore.

DE COURGEMONT.

Oui, tu prétends être celui qui nous a fait parvenir une lettre le matin de l’arrestation de Lavarennes.

ROLLAC.

C’est la vérité, et la preuve c’est que voici le contenu de la lettre : Je vous écrivais que Lavarennes, caché effectivement sous le nom de Rollac, ainsi que l’avis vous en avait été donné par la police de Paris, se présenterait ce matin-là chez le duc de Montbazon ; je vous prévenais de plus, qu’outre le nom de Rollac, le misérable avait longtemps porté ceux de Paillasse, de Guillaume et de Belphégor...

DE COURGEMONT.

C’est parbleu vrai !

ROLLAC.

J’ai fait plus ensuite, je vous ai fait découvrir le taudis où le drôle avait passé la nuit, la veille du jour où, sous le nom de Rollac, il se présentait chez le duc. Et non-seulement vous avez trouvé dans cette chambre les guenilles de baladin, qu’il avait quittées pour prendre le costume d’un homme du monde ; mais encore, vous avez découvert, en fouillant sous ses matelas, des pièces précieuses.

DE COURGEMONT.

Entre autres la missive, en date du quinze novembre dix-sept cent quatre-vingt quatorze, par laquelle on promettait dix mille livres à Lavarennes en échange du plan d’attaque de monsieur le prince de Condé ; j’ai trouvé cela, moi !

ROLLAC, à part.

Je crois bien, je l’y avais mis.

DE COURGEMONT.

C’est un fait acquis au procès.

ROLLAC.

Eh bien ! Monsieur le substitut, vous voyez que je vous ai été fort utile et que vous devez me laisser partir.

DE COURGEMONT.

Au contraire ! Tu m’as été trop utile pour que je ne te garde pas.

ROLLAC.

Mais...

DE COURGEMONT.

Pas de mais ! Tu seras nourri, chauffé, payé et... gardé à vue. Tu resteras à mon service particulier. Continue d’avoir de l’œil et du flair, et je te rendrai la liberté.

ROLLAC.

Quand ça ?

DE COURGEMONT.

Quand je serai ministre !...

Il remonte.

ROLLAC, à part.

Allons ! c’est l’arrêt de Belphégor qu’il vient prononcer.

DE COURGEMONT.

Va-t’en, voilà le prisonnier qui sort pour aller subir son dernier interrogatoire. – Écoute, je te donne ma confiance... mais je te mets sous la surveillance de la haute police... Va !

ROLLAC.

Je me soumets, monsieur le substitut...

À part.

Du moins ce n’est pas dans ce château-fort qu’on me poursuivra.

DE COURGEMONT, à Belphégor qui entre.

Condamné Lavarennes, messieurs de la Cour prévôtale ont bien voulu se transporter dans cette citadelle pour écouter vos réclamations, si vous en avez à faire, touchant le jugement rendu contre vous il y a vingt ans, et que vous allez subir aujourd’hui...

Aux gardes.

Conduisez le condamné dans la salle d’audience.

ROLLAC, à part en sortant.

Allons ! Lavarennes mort, on ne cherchera plus Lavarennes...

Il sort.

 

 

Scène II

 

DE COURGEMONT, BELPHÉGOR

 

BELPHÉGOR.

Pardon, monsieur le magistrat...

DE COURGEMONT.

Ce n’est pas à moi de vous entendre.

BELPHÉGOR.

Permettez, monsieur le substitut, on m’a arrêté, jeté dans un cachot, on parle de me fusiller ; pourquoi, quel crime ai-je commis ?

DE COURGEMONT.

Vous osez me le demander ? après les papiers, les lettres trouvés sur vous et chez vous. Vous êtes Lavarennes, c’est un fait acquis au procès.

BELPHÉGOR.

Moi ! Lavarennes ! mais je vous dis, encore une fois, que je suis...

DE COURGEMONT, avec ironie.

Le chevalier de Rollac, peut-être ?

BELPHÉGOR.

Eh ! pas davantage.

DE COURGEMONT.

Alors c’est donc Guillaume ?

BELPHÉGOR.

Oui, monsieur.

DE COURGEMONT.

Belphégor ?

BELPHÉGOR.

Oui, monsieur.

DE COURGEMONT.

Paillasse, enfin ?

BELPHÉGOR.

Oui, oui, oui !

DE COURGEMONT.

Eh bien, Guillaume, Belphégor, Rollac, Lavarennes, Paillasse ; c’est à dire, vagabond, traître, voleur, assassin : – tu seras fusillé ce matin.

BELPHÉGOR.

Oh ! je sais bien, vous êtes convaincus ; les juges... le roi, les ministres sont convaincus, et la France entière ne dormira tranquille que lorsqu’on aura fusillé Paillasse. Ce pauvre Paillasse inquiète énormément l’Europe. Ah ! vous me feriez bien rire !... si je n’avais pour me briser le cœur le souvenir de ma femme et de mes enfants. – Ma femme ! Madeleine ! mais qu’on la fasse venir, et l’on saura la vérité.

 

 

Scène III

 

DE COURGEMONT, BELPHÉGOR, FLORA, UN GARDIEN

 

FLORA.

Je veux parler à monsieur le substitut.

DE COURGEMONT.

Hein ! que me veut-on ?

FLORA, voyant Belphégor.

C’est lui !

DE COURGEMONT, se méprenant.

Oui ! c’est moi !

BÉLPHÉGOR.

Mais, je ne me trompe pas... c’est...

DE COURGEMONT.

Voyons, mademoiselle... Eh ! mais, c’est la jolie danseuse... Eh ! eh ! eh ! Oh ! j’oubliais...

D’un ton grave.

Qu’avez-vous à me dire, mademoiselle ?

FLORA.

C’est une permission que je sollicite, appuyée d’une lettre que voici.

DE COURGEMONT.

Une lettre ?...

Il la prend.

FLORA.

C’est du gouverneur... J’ai une amie qui le gouverne un peu, le gouverneur.

DE COURGEMONT.

C’est bien ! attendez...

Il essaie de lire.

FLORA, bas à Belphégor.

C’est moi. Vous me reconnaissez ?

BELPHÉGOR, bas.

Oui, mademoiselle ; oui... et mon fils, mon Henri !

FLORA.

Il va bien... c’est par lui que j’ai su vos malheurs.

DE COURGEMONT.

Quelle écriture ! mon... mon... cher... substitut...

BELPHÉGOR.

Est-ce que je ne pourrai pas l’embrasser ?

FLORA.

Si fait ; tout à l’heure, vous le verrez...

DE COURGEMONT.

Je sollicite auprès de vous...

BELPHÉGOR.

C’est donc vous qui lui servez de mère ?

FLORA.

Mais je l’ai vue, sa mère.

BELPHÉGOR.

Vous l’avez vue ?... Ciel !...

DE COURGEMONT.

Hein ?...

Fermant la lettre.

Ah !... j’y suis : on me demande pour vous l’autorisation de communiquer avec un prisonnier.

FLORA.

C’est cela même, monsieur, et en galant chevalier...

DE COURGEMONT.

En galant chevalier, je refuse... les prisonniers ne causent avec personne.

FLORA.

Je tiendrais pourtant à ce qu’il sût que la personne que j’ai vue va venir, ici, tout à l’heure.

BELPHÉGOR, à part.

Elle va venir !

DE COURGEMONT.

Impossible, il n’en saura rien.

FLORA.

Qu’elle dira la vérité, qu’elle le justifiera.

DE COURGEMONT.

Du tout.

BELPHÉGOR.

Grand Dieu ! sauvé !

DE COURGEMONT.

Hein !

BELPHÉGOR.

Oh ! merci, merci, mademoiselle.

DE COURGEMONT.

Comment ! Mais le prisonnier, c’était donc celui-là ?

FLORA.

Justement, monsieur le substitut ; mais, puisque vous me défendez que je lui parle, il ne saura pas un mot de ce que j’avais à lui dire...

Elle fait la révérence et sort.

DE COURGEMONT.

Je crois qu’elle s’est moquée de moi...

Aux gardes.

Allons, conduisez le prisonnier.

BELPHÉGOR.

Elle viendra ! Je n’ai plus rien à craindre, maintenant...

Il traverse la scène et sort à gauche.

 

 

Scène IV

 

DE COURGEMONT, puis LE DUC et DE BLANGY

 

DE COURGEMONT.

Oh ! mais, on saura bientôt ce que vaut un substitut qui a été grand bailli avant 89...

Se retournant et apercevant de Blangy.

Hein ! ah ! c’est vous, monsieur le commissaire général !...

Apercevant le Duc.

Monsieur le duc !...

Il salue, à part.

Commissaire général, ça ! revenez donc de Coblentz !...

Aux Huissiers qui sont au fond.

Allons, qu’on me précède auprès de la noble cour...

 

 

Scène V

 

DE BLANGY, LE DUC

 

DE BLANGY.

Monsieur le duc, nous sommes seuls, et les moments sont précieux... l’honneur de votre famille est mon honneur. Je comprends vos craintes, vos anxiétés, votre douleur. Je les partage ; mais je suis investi des pouvoirs de sa majesté, et comme tel, je vous dis : L’homme qui est là n’est pas Lavarennes.

LE DUC.

Je le sais, mon cousin.

DE BLANGY.

Lavarennes, c’est l’imposteur que j’ai vu, que j’ai accompagné, que j’ai quitté à Angoulême... C’est le misérable qui a rencontré monsieur de Rollac en Amérique, qui l’a tué, s’est emparé de ses papiers, et s’est enfin substitué à lui... Voilà la vérité... vérité que nous savons en haut lieu, et que nous ne pouvons pas étouffer plus longtemps.

LE DUC.

Je savais tout cela... Je suis allé cette nuit me jeter aux pieds du prince... Je lui ai tout avoué... J’ai obtenu la grâce de cet homme... mais comme aussi j’ai le droit de veiller à mon honneur, Belphégor n’aura cette grâce qu’à condition de partir, de disparaître de la France pour toujours.

DE BLANGY.

Soit... Mais empêcherez-vous que votre fille ne se déclare sa femme et ne dise tout ce qu’elle sait ?

LE DUC.

Ma fille ? elle ne viendra pas.

DE BLANGY.

Elle est venue, elle est ici...

LE DUC.

Grand Dieu !

DE BLANGY.

Tenez, on monte l’escalier... C’est elle.

LE DUC.

Madeleine !

DE BLANGY.

Je suis chargé par elle de demander à la cour qu’elle soit confrontée avec Belphégor. Que dois-je faire, monsieur le duc ?

LE DUC, après un moment de réflexion.

Allez dire aux juges que ma fille est prête à paraître.

Madeleine entre. De Blangy s’incline et sort à gauche.

 

 

Scène VI

 

LE DUC, MADELEINE

 

MADELEINE.

Mon père !...

LE DUC.

Qui vous amène ici ?

MADELEINE.

Un devoir sacré... Rien ne m’empêchera de l’accomplir.

LE DUC.

Comment ?...

MADELEINE.

Je dirai la vérité...

LE DUC.

Vous direz que depuis douze ans votre mari porte le nom de Belphégor ? Cela prouvera-t-il qu’il y a vingt ans il ne s’appelait pas Lavarennes ?

MADELEINE.

Je dirai que j’ai vécu sous son toit, que j’ai partagé sa misère, et que s’il y a eu dans sa vie bien des privations, bien des mauvais jours, il n’y a jamais eu ni lâcheté, ni infamie...

LE DUC.

Ils répondront que ces douze années de Belphégor ne rachètent point le passé de Lavarennes... Écoutez, Madeleine, tout ce qui peut accuser, convaincre, accabler un homme est accumulé sur sa tête.

MADELEINE.

Mon Dieu !

LE DUC.

Et c’est en cherchant à le sauver que vous le perdrez !

MADELEINE.

Que dites-vous ?

LE DUC.

Je dis que mon honneur, c’est plus que ma vie, et que si vos aveux doivent flétrir cet honneur, ils perdront Belphégor, que je venais sauver !

MADELEINE.

Le sauver, vous !

LE DUC.

Oui, voici sa grâce.

MADELEINE.

Sa grâce !

LE DUC.

Oui, sa grâce dont je dispose, que je vous remettrai pour prix de votre silence, mais que je puis anéantir si, en disant que vous êtes la femme de Paillasse, vous flétrissez le nom des Montbazon.

MADELEINE.

Qu’avez-vous dit ? Le renier, lui, mon mari !

LE DUC.

Vous le ferez par pitié pour vous, par pitié pour moi qui vous supplie d’épargner mes derniers jours, pour moi qui mourrais de honte. Vous le ferez enfin pour lui même, car vous n’avez plus qu’à choisir entre cette grâce que je lui offre et le supplice qui l’attend !

 

 

Scène VII

 

LE DUC, MADELEINE, DE COURGEMONT, HUISSIERS, DEUX JUGES MILITAIRES DE LA COUR PRÉVÔTALE, GARDIENS et SOLDATS

 

DE COURGEMONT.

On nous prévient que monsieur de Montbazon s’est rendu aux désirs exprimés par le condamné Lavarennes.

LE DUC.

Messieurs les juges de la cour prévôtale...

DE COURGEMONT.

Sont réunis, et sous peu la séance va s’ouvrir.

LE DUC.

Fort bien... Voici ma fille, messieurs.

DE COURGEMONT.

Alors, avant de saisir la cour, nous allons, au préalable, procéder à la confrontation.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, BELPHÉGOR

 

DE COURGEMONT.

Approchez, Lavarennes.

BELPHÉGOR, apercevant Madeleine.

C’est toit Madeleine ! Ah ! Dieu soit loué !

DE COURGEMONT.

Madame, vous plaît-il de répondre à mes questions ?

BELPHÉGOR.

Oui, oui, elle va répondre, et bravement, vous allez voir !

DE COURGEMONT.

Madame, daignez jeter les yeux sur cet homme.

MADELEINE.

Oui... oui, monsieur.

DE COURGEMONT.

Veuillez nous dire alors si vous le connaissez ?

BELPHÉGOR.

Parle... parle, Madeleine !

LE DUC, bas à Madeleine.

Souvenez-vous que sa vie est dans vos mains.

MADELEINE, avec effort.

Je... je ne le connais pas !

BELPHÉGOR.

Que dit-elle ? Tu ne me connais pas ?

DE COURGEMONT, donnant l’ordre qu’on fasse rentrer Belphégor.

Gardes, faites votre devoir ?

BELPHÉGOR, se dégageant et arrivant d’un bond vers Madeleine.

Madeleine, est-ce que je rêve !... est-ce que je suis fou ?... Madeleine, mais regarde-moi donc !

MADELEINE, à part, avec désespoir.

Mon Dieu t prenez pitié de lui et de moi !...

DE COURGEMONT.

Et cependant, cet homme ose prétendre...

Se tournant vers le Duc.

ose prétendre, dis-je, que madame est sa femme, et la mère de ses deux enfants.

BELPHÉGOR.

Oui, deux enfants, deux enfants, qu’elle m’a donnés, pour ensuite m’en reprendre un... deux enfants dont elle est la mère... Mais parle donc ! parle donc !

DE COURGEMONT.

Madame ! vous convient-il de répondre ?

LE DUC.

Madeleine !...

MADELEINE.

Cet homme se trompe, je ne suis pas sa femme !

BELPHÉGOR.

Je ne te demande plus si tu es ma femme, je te demande si tu es la mère de nos enfants ?

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, FLORA, HENRI

 

FLORA.

Oui, répondez, madame, et venez dire à messieurs les juges si vous reconnaissez celui-là.

MADELEINE, apercevant Henri.

Mon Dieu !

HENRI, courant à elle.

Ma mère ! ah ! ma bonne mère ! je te retrouve enfin ! ah ! que je t’embrasse !

MADELEINE.

Monsieur ! mais c’est mon fils, mon enfant. Oh ! mon cœur se brise.

BELPHÉGOR.

Mais regarde-le... mais parle donc !

MADELEINE, voyant le Duc qui froisse le papier.

Ah !

HENRI.

Ma mère, tu ne me dis rien ! ma mère !

BELPHÉGOR.

Ah ! sois bénie, Madeleine, sois bénie !

MADELEINE, allant au Duc.

Mon père ! Monsieur le duc, oserez-vous maintenant déchirer cette grâce, et pour l’assassiner, viendra-t-on l’arracher de mes bras ?

BELPHÉGOR.

Eh bien ! vous le voyez, monsieur le magistrat, elle est bien ma femme.

DE COURGEMONT.

Nous avons pris acte ; mais c’est à la cour à décider si vous devez être oui ou nous fusillé.

MADELEINE.

Ciel !

LE DUC.

Arrêtez ! Monsieur le substitut, veuillez surseoir un moment, je désire rester seul avec cet homme ; monsieur le commissaire général me comprendra...

Tout le monde s’éloigne, Belphégor tend la main à Flora qui sort avec Madeleine.

 

 

Scène X

 

BELPHÉGOR, LE DUC

 

LE DUC.

Monsieur, bien que Madeleine vous ait proclamé son mari, aux yeux des juges vous êtes toujours Lavarennes, et votre mort sauverait l’honneur de ma maison... cependant, vous vivrez... voici votre grâce.

BELPHÉGOR.

Je vivrai ! allons, je vous remercie, monsieur le duc, de ne pas permettre qu’on assassine le mari de votre fille...

Mouvement du Duc.

Ah ! prenez-en votre parti, mon seigneur, c’est reconnu maintenant, elle est ma femme.

LE DUC, avec colère.

Votre femme !

BELPHÉGOR.

Oui, devant les juges, devant le monde entier.

LE DUC.

Votre femme ! Plutôt que de la voir publiquement unie à un homme qui mendie par des rues et à qui l’on jette un sou, j’aimerais mieux, je vous le jure, retourner en exil chercher la mort et l’oubli.

BELPHÉGOR, s’emportant.

Eh ! que m’importe à moi ? Vous tenez à vos aïeux ; moi, je tiens à ma femme à mes enfants.

 

 

Scène XI

 

LE DUC, BELPHÉGOR, JEANNE, MADELEINE, HENRI

 

MADELEINE, s’élançant entre eux.

Guillaume ! voici ta fille.

BELPHÉGOR.

Ma fille ! Jeanne !... Est-il possible que ce soit elle, et qu’elle soit si jolie que ça ! Mon Dieu !...

Il s’agenouille auprès d’elle.

LE DUC.

Regardez-la, monsieur, et voyez... la santé, la vie sont revenues sur ce pauvre petit front.

BELPHÉGOR.

Oh ! oui, oui, c’est vrai ! Ma pauvre petite Jeanne !

LE DUC.

Auprès de moi, elle ne sera pas seulement belle, elle sera riche, elle sera heureuse.

BELPHÉGOR.

Riche, heureuse !...

LE DUC.

Elle sera ma fille enfin... Eh bien ! que ferez-vous, répondez ?

MADELEINE.

Monsieur le duc...

BELPHÉGOR.

Tais-toi... Mes yeux s’ouvrent maintenant. Mes pauvres enfants, je vous aimais en égoïste, je veux vous aimer en père...

Il se lève.

Monsieur le duc, Vous avez commencé le bonheur de notre fille... je vous confie celui de notre fils ; jurez-moi que vous ferez de ce garçon-là un homme entouré d’estime et de respect.

LE DUC.

Je vous le jure.

BELPHÉGOR.

Vous l’aimerez comme vous aimez ma... votre petite fille.

LE DUC.

Il sera mon fils, comme Jeanne est ma fille.

BELPHÉGOR.

Je vous crois !...

Prenant le Duc à part.

Eh bien ! maintenant, vous pouvez casser mon mariage... vous ne me reverrez plus... je m’en irai partout où vous voudrez, même à Cayenne... comme dit cette grâce... Je jure à mon tour de ne jamais revoir ma femme ni mes enfants... Souffrez que je les embrasse... pour la dernière fois ! Adieu, Henri... adieu... pense quelquefois à moi lorsque tu seras heureux !... Adieu, Madeleine, pardonne-moi si je t’ai fait souffrir... Pardonne-moi, car je t’ai bien aimée ! Madeleine...

Bas.

c’est pour toujours !

MADELEINE, avec force.

Non, tu ne partiras pas seul.

LE DUC.

Comment ! que signifie ?...

MADELEINE.

Cela signifie que l’avenir de mes enfants est assuré, car vous l’avez juré, mon père ; et maintenant qu’ils peuvent vivre sans moi, c’est pour toi, Guillaume, que je vivrai.

LE DUC.

Madeleine !... et ton père !

MADELEINE.

Monsieur le duc, Dieu a dit : La femme quittera son père et sa mère pour suivre son mari.

HENRI, courant à son père et entraînant sa sœur avec lui.

Oh ! si tu pars, nous voulons partir avec toi...

Belphégor se retrouve au milieu de sa femme et de ses enfants.

 

 

Scène XII

 

LE DUC, BELPHÉGOR, JEANNE, MADELEINE, HENRI, DE COURGEMONT, LES OFFICIERS, LES GARDES, ROLLAC

 

DE COURGEMONT.

Monsieur le duc, la cour vous attend.

LE DUC.

C’est inutile, cet homme a sa grâce...

DE COURGEMONT.

La grâce de Lavarennes !

ROLLAC.

Hein ! que dites-vous ? Lavarennes à sa grâce... Alors, monsieur le substitut, vous allez me faire délivrer mon passeport pour le Portugal...

Il se dépouille de ses faux favoris.

BELPHÉGOR.

Que vois-je ? Eh ! c’est mon brigand de Rollac !...

ROLLAC.

Eh non ! je suis Lavarennes et je suis sauvé.

BELPHÉGOR, donnant la grâce à de Courgemont.

Lisez donc, monsieur le substitut !

DE COURGEMONT, qui a lu.

Sauvé de la fusillade, mais non pas de la déportation ! Vous partez pour Cayenne.

ROLLAC.

Maladroit !...

BELPHÉGOR.

Ah ! tu n’avais pas deviné cela, toi qui tires la bonne aventure et qui prédis si juste.

DE COURGEMONT.

Qu’on l’emmène !... Enfin, je tiens un coupable...

Tout le monde sort.

 

 

Scène XIII

 

BELPHÉGOR, LES DEUX ENFANTS, MADELEINE, LE DUC

 

LE DUC, tombant accablé sur un banc à droite.

Seul !... je mourrai donc seul !...

BELPHÉGOR, allant au Duc.

Monsieur le duc, voulez-vous me dire votre nom de baptême ?

LE DUC, étonné.

Moi ?... Je me nomme Georges.

BELPHÉGOR.

Alors, c’est dans six mois votre fête ?

LE DUC.

Oui... mais comment ?...

BELPHÉGOR.

Oh ! nous autres bohémiens, nous savons notre calendrier par cœur.

LE DUC.

Eh bien !...

BELPHÉGOR.

Eh bien ! dans six mois, nous deux Madeleine, nous vous enverrons ces enfants-là, la fille et le garçon... Ce sera notre bouquet de fête... Vous les garderez, mon seigneur, vous qui pouvez les élever dans la richesse, dans le bonheur... Vous les garderez pour toujours.

MADELEINE, pleurant.

Mes enfants !...

HENRI.

Mon père !

BELPHÉGOR, au Duc.

Ah ! vous le voyez bien, il faut que la mère et les enfants s’y habituent... Un peu de patience, et laissez encore unie pour quelque temps la famille du Paillasse...

Le Duc embrasse les deux enfants. Belphégor tient Madeleine dans ses bras.

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