La protégée sans le savoir (Eugène SCRIBE)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 5 décembre 1846.

 

Personnages

 

LORD ALBERT CLAVERING, membre du parlement

HÉLÈNE, jeune fille

LORD TRESSILLYAN, jeune dandy

DUROCHER, peintre français

M. CROSBY, marchand de tableaux

UN DOMESTIQUE DE LORD CLAVERING

 

La scène se passe dans une maison de campagne aux portes de Londres.

 

Un salon à la campagne : portes à droite et à gauche, porte au fond donnant sur des jardins ; à gauche, une table ; à droite, un petit tableau sur un chevalet, une boîte à couleurs, des cartons, des dessins, des crayons, etc.

 

 

Scène première

 

LORD ALBERT, puis M. CROSBY

 

LORD ALBERT, entrant par le fond, et parlant à la cantonade.

Je m’en doutais !... il est de trop bonne heure !

Entrant sur le théâtre.

Miss Hélène doit dormir encore ! surtout étant rentrée hier aussi tard... j’attendrai !

Regardant par la porte du fond.

Ces jardins, dont elle-même prend soin, sont délicieux, et pendant que je suis encore seul...

Il fait quelques pas vers le jardin, et s’arrête en voyant M. Crosby paraître à la porte de gauche.

Quand je dis seul... Quel est donc ce visiteur si matinal ?... eh ! monsieur Crosby... notre marchand de tableaux...

CROSBY.

Oui, milord ; parti de Londres il y a vingt minutes, j’ai reconnu votre landau qui m’a dépassé... j’allais au château de Dumbar, voisin de cette campagne.

LORD ALBERT.

Vous, et pourquoi ?

CROSBY.

Le ministre me fait prier d’estimer sa magnifique galerie de tableaux...

LORD ALBERT.

Ah bah !... est-ce qu’il voudrait la vendre ?

CROSBY.

Vous devez en savoir quelque chose.

LORD ALBERT.

Non, vraiment !

CROSBY.

On dit cependant partout que votre seigneurie doit épouser la fille du ministre, lady Arabelle Dumbar... ce qui n’est peut-être qu’un bruit de journaux !

LORD ALBERT.

Non pas ! lord Dumbar a été mon tuteur, mon second père ! Insouciant, prodigue et même dissipateur pour son compte, il a beaucoup d’ordre pour les autres... il a rétabli ma fortune qui était des plus embrouillées ; il a fait plus ; c’est à son influence à la Chambre que je dois mes premiers succès ; ses amis sont devenus les miens ; enfin il m’a créé une position politique, et comme mon mariage avec sa fille est devenu le plus ardent de ses vœux...

CROSBY.

Je vous en fais compliment, milord... la plus jolie femme de Londres et la plus à la mode !

LORD ALBERT, souriant.

Oui ; pendant l’ambassade de son père, elle a passé deux ans à Paris, dans un pensionnat du grand monde, école de futilités... Rassurez-vous... des jeunes filles étourdies deviennent chez nous des femmes raisonnables. D’ailleurs... j’ai donné ma parole... c’est un engagement d’honneur !... Mais puisque vous vous rendiez au château de Dumbar, comment êtes-vous ici, chez miss Hélène ?...

CROSBY.

Elle ne m’attendait que tantôt... mais j’ai aperçu votre seigneurie... que je ne peux jamais rencontrer à son hôtel... c’est tout simple... les hommes politiques sont si affairés...

LORD ALBERT.

Qu’ils n’ont pas le temps de s’occuper de leurs affaires... Que me vouliez-vous ?

CROSBY.

Régler nos comptes...

LORD ALBERT.

C’est inutile... j’ai confiance en vous.

CROSBY.

Je le sais bien...

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

C’est à votre or, c’est à votre obligeance
Que j’aurai dû mon sort et mon état,
Et s’il fallait, dans ma reconnaissance
Pour vous, milord...

LORD ALBERT, l’interrompant.

  Vous n’êtes pas ingrat,
  Oui, je le sais, vous n’êtes pas ingrat.
  De plus, chacun vous cite sur la place
  Comme un marchand riche, honnête et loyal.

CROSBY.

Et pas plus fier... aussi partout je passe
Pour un original ! (bis.)

Mais c’est égal, il faut que vous connaissiez l’emploi des fonds que vous m’avez confiés, et voici.

Lui donnant un papier.

Vous examinerez à loisir la liste des tableaux que j’ai commandés et payés à miss Hélène, il y en a eu cette année pour mille guinées...

LORD ALBERT.

Que cela ! vous n’êtes pas assez généreux... cela vaut deux fois plus.

CROSBY.

Comme milord voudra... je dois lui annoncer pourtant une bonne nouvelle, c’est que pour la première fois quelques acquéreurs se sont présentés...

LORD ALBERT, vivement.

Vous aviez exposé ces tableaux ?...

CROSBY.

Oui, milord, dans ma boutique.

LORD ALBERT.

Je vous le défends !

CROSBY.

Mais... milord...

LORD ALBERT, s’asseyant près de la table, à gauche des spectateurs.

Je ne le veux pas !

CROSBY.

Et pour quelles raisons ?...

S’inclinant.

Pardon, milord !... depuis trois ans je ne me suis pas permis la moindre question à ce sujet... mais maintenant, milord, que vous connaissez mon zèle, ma discrétion et mon dévouement... il me semble que vous pourriez sans crainte...

LORD ALBERT, souriant.

Tout vous dire ?... vous avez raison ! Eh bien ! il y a près de trois ans, de l’appartement que j’occupais dans mon hôtel... on découvrait quelques belles habitations et beaucoup de mansardes. – Je me préparais alors aux travaux parlementaires ; et forcé, pendant le jour, d’aller dans le monde, j’étudiais la nuit. – Mais j’avais beau prolonger mes veilles, au moment où j’éteignais ma lampe, j’en apercevais toujours une, plus tardive encore que la mienne. C’était bien loin en face de moi, à l’extrémité de la rue, à la fenêtre, sans rideau, d’un misérable grenier, occupé sans doute, par quelque artisan. Un soir, que je revenais de l’Opéra, j’eus la curiosité de regarder avec ma lorgnette, et j’aperçus, près du lit d’une femme malade et mourante, une jeune fille de douze à treize ans, qui travaillait.

CROSBY.

En vérité !...

LORD ALBERT, toujours assis.

Le lendemain, étourdiment, brutalement, comme nous autres gens riches qui croyons qu’une poignée d’or dispense de tout... j’envoyai un domestique porter quelques secours. On répondit qu’on n’avait besoin de rien. – Je compris ma faute ; mais, humilié et non découragé, je fis prendre des informations. – On ne connaissait pas ces femmes, on savait seulement qu’elles étaient à Londres pour un procès qu’elles venaient de perdre, et qu’elles étaient Françaises. Cette fois, je me présentai moi-même, à titre de voisin. La mère m’accueillit avec un sourire gracieux et digne ; mais les offres que je hasardais en tremblant furent de nouveau repoussées ; on ne recevait rien d’un jeune homme, d’un lord, d’un Anglais !

CROSBY.

Ah ! cette fois elle avait tort !

LORD ALBERT, se levant, avec chaleur.

C’est possible, mais c’était bien ! Je me contentai alors, et sans qu’on sût qu’il venait de ma part, d’envoyer à la pauvre malade sir Jakson, mon médecin, qui se trouva, comme par hasard, un des locataires de sa maison. Hélas ! tous les soins furent inutiles, son heure était venue... Elle mourut en bénissant sa fille et en lui disant : « Jure-moi de ne jamais rien devoir qu’à toi-même et à ton travail ? » – Le lendemain, et pendant toute la nuit, la lampe reparut à la fenêtre de la mansarde ! Et la jeune fille, tenant d’une main un crayon, et de l’autre essuyant une larme, pensait à sa mère et lui obéissait !

À Crosby, qui porte la main à ses yeux.

Ah ! vous aussi, vous pleurez ?

CROSBY.

Je ne dis pas non !

LORD ALBERT.

Comprenez-vous maintenant pourquoi je vous ai dit alors : Crosby, il faut aller acheter tous les dessins que fera cette enfant, les lui acheter cher... très cher, sans que ni elle, ni personne au monde, connaisse jamais celui qui vous envoie ?

CROSBY.

Je comprends.

LORD ALBERT.

Encouragée par ses premiers succès, par le gain qu’elle retirait de son travail, elle redoubla d’ardeur, et, depuis trois ans, vous l’avez vue s’occupant sans relâche, ne sortant jamais, ne recevant personne, excepté les amis que sa mère avait reçus, le docteur Jakson, quand il habitait Londres, et moi, qu’elle consultait sur ses économies et sur l’emploi de ses fonds. Son existence une fois assurée, elle a songé, par mes conseils, à se donner l’aisance et le confortable. – Dans une des rares promenades qu’elle se permettait à peine le dimanche, cette retraite, cette campagne située aux portes de Londres, lui avait paru délicieuse...

Souriant.

Le hasard a fait encore que cette habitation, en bon air... ces jardins élégants et coquets, fussent à vendre presque pour rien : elle les a achetés ; et dans cette solitude, sans inquiétude du présent, sans crainte de l’avenir, indépendante et joyeuse, elle travaille avec un plaisir et une confiance que rien de doit détruire ! Voilà pourquoi je ne veux pas que ces tableaux, par vous payés si chers, soient revendus à d’autres.

Air de Téniers.

Que le hasard porte à sa connaissance
Un seul ouvrage à vil prix racheté,
C’est exciter soudain sa défiance,
C’est troubler sa sécurité.
De sa fortune, à ses yeux légitime,
Un mot pourrait soudain la débrouiller !
Quand elle dort, et naïve et sans crime
C’en serait un que d’oser l’éveiller.

CROSBY.

Ah ! je puis dire, milord, que parmi nos jeunes seigneurs, il y en aurait peu capables d’un trait pareil.

LORD ALBERT.

Et pourquoi donc ? Si vous saviez combien l’amitié naïve de cette jeune fille me paye et au delà de ce bien-être qu’elle me doit : ce qu’elle ignorera toujours... À peine si une fois ou deux par semaine mes travaux et mes occupations me permettent de lui faire, comme aujourd’hui, une visite de quelques instants, jamais exigée, toujours attendue et reçue avec reconnaissance ; mais aussi, quand je peux m’échapper de Londres et de la chambre des communes, avec quel plaisir je viens oublier, près d’elle, les questions parlementaires et les discussions de la tribune ! C’est elle qui me console de mes désappointements d’ambition où d’amour-propre, de mes échecs politiques... car elle ne ressemble pas à toutes nos ladys ignorantes et futiles qui ne savant parler que de bals et de toilettes ; elle a du jugement, de l’esprit, de l’instruction. On étudie dans la solitude, elle n’avait que cela à faire... c’est moi qui dirigeais ses lectures, et en revanche, parce qu’elle est fière et ne veut rien me devoir, elle me donne quelques leçons de dessin et de peinture... dont je profite peu ; j’en suis toujours aux premiers éléments.

Souriant.

N’importe, cela ne m’ennuie pas !

CROSBY.

Et oserai-je demander à milord quels sont ses projets sur cette jeune fille ?

LORD ALBERT.

Des projets... moi !... Vous me faites là une question à laquelle je n’ai jamais pensé ! Hélène a maintenant une fortune indépendante... et n’a besoin de personne ; elle suivra sa volonté et son goût ; tout ce que je désire, c’est qu’elle me continue son amitié. Mais pourquoi, monsieur Crosby, une pareille demande ?

CROSBY.

Pourquoi ?... Est-ce que votre seigneurie n’a pas vu hier soir miss Hélène ?...

LORD ALBERT, avec humeur.

Et si, vraiment !

CROSBY.

Depuis longtemps, je parlais devant elle du dernier opéra, de ses magnificences, et cette jeune fille, qui ne sort jamais et qui n’a encore rien vu de pareil...

LORD ALBERT.

A désiré y assister, je le sais.

CROSBY.

Je lui ai proposé alors, pour l’accompagner, mistress Sarah, ma sœur, qui a été enchantée ; c’est moi qui conduisais ces dames ; et quand j’ai aperçu miss Hélène... avec cette robe de gaze... cette couronne de fleuri ; enfin il m’est venu une idée toute naturelle... parce que, après tout, moi qui vends des tableaux et elle qui en fait... cela peut aller ensemble !

LORD ALBERT, avec émotion.

Et ! mais en effet !

CROSBY, avec embarras.

Et si milord, qui est comme son tuteur... ne désapprouve pas mon idée... et daigne lui en parler...

Air de Giselle.

  Je doute fort que ma demande plaise :
  La présenter moi-même est délicat ;
  Et c’est surtout quand la cause est mauvaise
  Qu’il faut, dit-on, prendre un bon avocat.
  Veuillez, milord, d’une chance nouvelle
  En ma faveur essayer le hasard,
  Je l’aime mieux !... je m’en vais !...

On entend sonner dans la chambre à droite.

LORD ALBERT.

  Mais c’est elle !

CROSBY.

  Raison de plus, je reviendrai plus tard.

Ensemble.

LORD ALBERT.

Eh mais, Monsieur, c’est, ne vous en déplaise,
Me charger là d’un emploi délicat :
Je ne crois pas la cause si mauvaise
Et vous seriez un meilleur avocat.

CROSBY.

Je doute fort que ma demande plaise ;
La présenter moi-même est délicat,
Et c’est surtout quand la cause est mauvaise,
Qu’il faut, dit-on, prendre un bon avocat.

Crosby sort par la porte à gauche du spectateur.

 

 

Scène II

 

LORD ALBERT, HÉLÈNE, entrant par la porte à droite

 

HÉLÈNE, en dehors.

Comment... vous ne me dites rien, mais c’est très mal !...

Entrant.

Vous ici, milord... et l’on vient seulement de m’en prévenir...

LORD ALBERT.

J’avais défendu qu’on vous éveillât.

HÉLÈNE.

Et vous m’attendiez depuis longtemps peut-être ? Ah ! que je suis fâchée !...

LORD ALBERT.

Pour moi !

HÉLÈNE.

Et pour moi aussi ! c’est une demi-heure que j’ai perdue et que nous me devez ; vos visites sont si rares...

LORD ALBERT.

Je n’étais pas seul... je causais avec M. Crosby.

HÉLÈNE, vivement.

Que j’avais prié de venir... mais pas si tôt !

LORD ALBERT, de même.

Cela vous contrarie ?

HÉLÈNE, avec franchise.

Mais oui... dans ce moment ! plus tard, je ne dis pas !

LORD ALBERT.

Rassurez-vous ! Il est au château de Dumbar... une estimation de tableaux... il en a pour longtemps.

HÉLÈNE, d’un air reconnaissant.

Ce bon M. Crosby ! il est bien aimable, car j’avais tant de choses à vous dire... à vous raconter sur cette soirée d’hier à l’Opéra...

LORD ALBERT.

Ah ! vous vouliez...

HÉLÈNE.

Vous l’avez deviné, j’en suis sûre, et c’est pour cela que vous venez !... je vous en remercie.

LORD ALBERT, avec un peu d’embarras.

Mais oui... pour cela, et pour prendre ma leçon !

HÉLÈNE.

Cela n’empêchera pas, et en effet, il y a si longtemps que nous n’avons étudié.

LORD ALBERT, souriant.

C’est vrai !

HÉLÈNE, allant prendre un carton qu’elle place sur une table, à gauche du spectateur.

Aussi vous restez toujours au même point, vous ne me ferez pas honneur.

LORD ALBERT, de même.

Je le crains !

HÉLÈNE, disposant tout ce qu’il faut pour dessiner.

À qui la faute ? Vous ne venez jamais : ce n’est pas ainsi qu’on apprend. Voilà cette tête de Pénélope ; combien y a-t-il de temps qu’elle est commencée... je vous le demande !

LORD ALBERT, avec bonhomie.

Allons, Hélène, ne me grondez pas. Nous ferons aujourd’hui une bonne séance.

HÉLÈNE.

Dieu le veuille !

LORD ALBERT, s’asseyant près de la table sur une chaise basse, mettant le carton sur ses genoux et se disposant ainsi à dessiner pendant qu’Hélène, restée debout près de lui, taille son crayon.

Mais vous me parliez de l’Opéra... Savez-vous que vous y avez obtenu hier un grand succès...

HÉLÈNE, taillant le crayon.

Moi !... comment cela ?

LORD ALBERT, le carton sur ses genoux, et se tournant vers Hélène.

Succès d’autant plus flatteur qu’on ne vous connaissait pas, que vous étiez dans une loge fort modeste, avec M. Crosby et sa sœur, et vous avez produit un effet à rendre folle toutes nos ladys.

HÉLÈNE, taillant toujours le crayon.

Milord veut se moquer de moi.

LORD ALBERT, de même.

Je vous dis la vérité. Et vous avez dû être bien heureuse.

HÉLÈNE.

Heureuse... non ; étonnée, oui.

Lui donnant le crayon qu’elle vient de tailler.

Tenez, milord ; c’était pour moi un coup d’œil si singulier, si nouveau ! Quoique la sœur de M. Crosby m’eût beaucoup parlé de ce spectacle, de cette pompe, de ces toilettes éblouissantes, j’étais loin de m’en faire une idée ; et tout cela, je vous l’avouerai, a produit d’abord sur moi une impression... triste.

LORD ALBERT, poussant le carton sur la table et se levant.

En vérité !

HÉLÈNE.

Se dire qu’au milieu de cette foule immense et compacte on est comme seule, comme étrangère... qu’on n’a pas un ami...

Vivement.

Si !... je me trompais... et quand je vous ai aperçu... à l’avant-scène... dans cette loge que M. Crosby m’a dit être la loge de la cour... oh ! je n’ai plus été seule... tout m’a paru bien mieux... et cependant quand vous m’avez vue et saluée si respectueusement, j’ai été si troublée... je me suis sentie rougir... je ne sais pourquoi... car c’était tout naturel.

LORD ALBERT.

D’autant plus que je n’étais pas seul à vous admirer, et que dans ce moment tous les yeux et toutes les lorgnettes étaient dirigés de votre côté... vous avez dû vous en apercevoir !...

HÉLÈNE, naïvement.

Non ! je n’ai rien vu ! je regardais à l’avant-scène !... Un instant par exemple, où j’ai eu peur, mais grand’peur !... c’est à la fin du spectacle, quand nous avons voulu sortir de notre loge... il y avait là... une foule... tous jeunes gens... qui nous entouraient. Mistress Crosby, effrayée comme moi, avait saisi vivement le bras de son frère qu’elle ne quittait pas... et je me trouvais comme seule et abandonnée, quand je vous ai aperçu, milord... Ah ! que j’étais heureuse. J’ai couru à vous, me disant : Je suis sauvée ! En effet, dès que j’ai eu pris votre bras, comme toute cette foule s’est écartée avec respect, et nous a fait passage ! Et moi j’étais fière, et le cœur me battait de joie de me sentir protégée par vous !

LORD ALBERT.

Honneur que chacun m’enviait, je le lisais avec orgueil dans tous les yeux ; surtout dans ceux d’un jeune fat, lord Primerose Tressillyan, qui nous a suivis...

HÉLÈNE.

Je n’ai pas remarqué. Et en bas, sous le vestibule, quel était ce groupe de jeunes femmes si élégantes, devant qui nous avons passé ? Vous m’avez entraînée si vite, qu’à peine ai-je eu le temps de les voir !... j’ai entendu seulement...

LORD ALBERT, vivement.

Quoi donc ? qu’avez-vous entendu ?...

HÉLÈNE.

Qu’elles se disaient à demi voix en me regardant : C’est elle ! Elles me connaissent donc, comment cela ? Et il y avait dans leurs figures je ne sais quoi de hautain et de dédaigneux... sans doute parce qu’elles sont des ladys, des grandes dames, et que je ne suis qu’une pauvre artiste...

Voyant le geste d’Albert.

Cela ne me fait rien, je vous le jure... je n’aurais pas troqué leur sort contre le mien, surtout hier... Oh ! non certainement ! être là... à votre bras... comme votre sœur... comme...

S’interrompant.

Eh bien ! et votre leçon, milord, et votre leçon ?...

LORD ALBERT.

C’est vrai !... je n’y pensais plus !

Il se rassied près de la table, reprend le carton sur ses genoux, et commence à dessiner. Hélène, debout près de lui et appuyée sur sa chaise, le regarde travailler, tout en continuant de causer.

HÉLÈNE.

Je vous avouerai, cependant, que j’ai été enchantée quand nous avons été hors de la foule !

LORD ALBERT.

Quand vous avez respiré le grand air...

HÉLÈNE, avec gaieté et émotion.

Et comme vous avez été bon pour moi ! combien je vous ai donné d’embarras ! ce M. Crosby que nous avions perdu ! et vous m’avez fait monter dans votre voiture... et vous qui alliez au bal de la cour, vous vous êtes dérangé pour me reconduire jusqu’ici, au milieu de la nuit, à un mille de Londres !

LORD ALBERT, dessinant toujours.

C’était tout naturel !... je ne pouvais pas vous laisser seule à une pareille heure !...

HÉLÈNE.

Et pendant la route que de soins vous avez pris de moi ! que d’attentions !... Vous aviez peur que je n’eusse froid !

LORD ALBERT, de même et sans la regarder.

Parbleu... en robe de gaze et les bras nus !...

HÉLÈNE.

Et vous m’avez enveloppée de votre manteau... Ah ! je n’oublie rien, milord, je vous le jure, et vraiment... j’étais honteuse de tant de bontés... je me le disais encore hier en m’endormant...

Regardant le dessin de lord Albert.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc ?... voilà un nez de travers...

LORD ALBERT.

C’est votre faute... je vous écoutais !

HÉLÈNE.

Mauvaise excuse... car bien souvent même quand je ne dis rien...

S’interrompant.

Voilà l’œil maintenant qui n’est pas sur la même ligne que l’autre !...

LORD ALBERT.

Pour cela, vous vous trompez !

HÉLÈNE, prenant une chaise et s’asseyant près de lord Albert.

Comment, je me trompe !

Elle prend le crayon et mesure.

Voyez plutôt...

LORD ALBERT.

C’est ma foi vrai !...

HÉLÈNE, d’un air de triomphe.

Ah ! attendez... attendez que je répare cela...

Elle donne quelques coups de crayon.

Car elle aurait louché horriblement, cette dame...

LORD ALBERT, souriant.

Et il ne doit y avoir rien de louche dans Pénélope !

HÉLÈNE, lui rendant le crayon.

Continuez maintenant, et tâchez que les contours soient mieux accusés et plus fermes.

Guidant sa main.

On dirait que votre main tremble...

LORD ALBERT.

Mais, c’est qu’aussi vous me grondez toujours.

HÉLÈNE, souriant.

Mais c’est qu’en vérité, milord, je suis fâchée de vous le dire, vous n’avez pas du tout de dispositions... et à votre place, j’y renoncerais.

LORD ALBERT, vivement.

Non pas.

HÉLÈNE, souriant.

Vous y mettez du moins une obstination et une patience dignes d’un meilleur sort...

LORD ALBERT.

C’est ainsi qu’on arrive !

Air du Partage de la richesse.

Telle était l’épouse accomplie
Dont je retrace les contours,
Brodant une tapisserie
Qu’elle recommençait toujours.
Volontiers, suivant son exemple,
Content d’être ici, je voudrais
Que, pour moi, quand je vous contemple,
La leçon ne finit jamais.

HÉLÈNE, le menaçant du doigt.

Milord, milord... vous espérez eu vain me désarmer par des flatteries... Voilà un trait qui n’est pas correct...

Lui frappant sur les doigts avec un autre porte-crayon qu’elle tient.

pas ainsi, milord, pas ainsi !...

LORD ALBERT, se frottant la main qu’elle vient de frapper.

Eh ! mais, mon professeur... c’est plus que gronder...

HÉLÈNE.

Ah dame ! je veux qu’on m’écoute... et vous alliez toujours dans le même sens...

LORD ALBERT.

C’est-à-dire de travers...

HÉLÈNE.

Ce n’est pas ainsi qu’on fait des progrès... voilà un dessin que M. Crosby n’achètera certainement pas...

LORD ALBERT, posant son crayon, se levant.

Crosby !... ah ! mon Dieu !...

HÉLÈNE.

Qu’est-ce donc ?

LORD ALBERT.

Il m’avait chargé pour vous d’une mission... que depuis une demi-heure j’avais totalement oubliée.

HÉLÈNE.

Et laquelle ?...

LORD ALBERT.

Il m’a prié, miss Hélène... de parler pour lui... il veut... il désire vous épouser !

HÉLÈNE.

M’épouser !... moi !... ah ! mon Dieu !

LORD ALBERT.

Qu’avez-vous ?

HÉLÈNE.

Je ne sais... si c’est ce que vous venez de m’annoncer... ou la manière si brusque dont vous me l’avez dit... mais j’ai éprouvé là, comme un coup douloureux... et pénible !... et j’ai tort après tout... car M. Crosby est un honnête homme... un excellent homme...

LORD ALBERT, avec émotion.

Vous trouvez ?...

HÉLÈNE.

Sa sœur, mistress Sarah, qui compose toute sa famille, est fort bien... du moins, elle m’a semblé telle... et malgré cela, j’aimerais mieux ne pas me marier et rester toujours comme je suis !

LORD ALBERT.

Est-il possible !...

HÉLÈNE.

Mon sort est si heureux ! c’est une si belle carrière que celle d’artiste ! être indépendant, n’avoir besoin ne personne, ne devoir qu’à soi-même son existence, et, dans cet art qui vous charme, trouver à la fois son bien-être et son plaisir, je ne connais pas de position plus désirable ! Aussi, bien souvent, milord, en pensant à vous, aux ennuis et aux obligations de votre fortune, de votre rang et de votre naissance, je vous plains...

Vivement.

Oui, il y a des moments où je me surprends à désirer que vous ne soyez comme moi... qu’un peintre... un artiste...

S’arrêtant et montrant en souriant le dessin de Pénélope.

Ce qui, par malheur, n’est guère probable !

LORD ALBERT.

Vu mon peu de dispositions !...

HÉLÈNE.

C’est ce que je voulais dire...

LORD ALBERT.

Mais, que répondrai-je à M. Crosby ?

HÉLÈNE.

Ce qu’il vous plaira !... pourvu qu’il ne m’en veuille pas, et qu’il me conserve son amitié... J’ai si peu d’amis, que je tiens à les garder, et je ne vous ai pas parlé d’une bonne fortune qui m’arrive aujourd’hui.

LORD ALBERT.

Non, vraiment.

HÉLÈNE.

C’est juste !... depuis que vous êtes ici, nous avons été si occupés ! Vous savez bien... cela ne vous ennuiera pas ; mon vieux maître de dessin, dont je vous ai parlé tant de fois ?...

LORD ALBERT, gaiement.

Ah ! M. Durocher ! ami de votre père, élève de Gros et de Guérin, qui vous a donné autrefois en France les premières leçons.

HÉLÈNE.

Eh bien ! il est ici... en Angleterre !

LORD ALBERT.

Vraiment ?

HÉLÈNE.

Hier, en allant à l’Opéra, un embarras de voitures arrêta la nôtre... et j’aperçois à deux pas de nous... c’était lui...

LORD ALBERT, regardant la pendule.

Ah ! mon Dieu !

HÉLÈNE.

Qu’avez-vous donc ?

LORD ALBERT.

Comme les heures sont rapides... ici, du moins ; et ma séance du Parlement !... une proposition de lord Dumbar que je dois soutenir...

HÉLÈNE.

Quel dommage ! mon vieux professeur, à qui j’avais donné mon adresse... doit venir ce matin ; il n’y manquera pas, j’en suis sûre ! vous l’auriez vu !

LORD ALBERT.

Impossible de l’attendre... Adieu !

HÉLÈNE.

Déjà !... Qui sait maintenant quand vous reviendrez...

D’un air suppliant.

quand donc ?...

LORD ALBERT.

Le plus tôt que je pourrai.

HÉLÈNE.

N’importe, dites-moi le jour... quand on le sait... cela fait prendre patience... Et quand il approche... on est heureuse dès la veille...

LORD ALBERT, lui prenant la main avec reconnaissance.

Hélène !...

DUROCHER, en dehors.

Ce doit être ici...

HÉLÈNE, regardant vers le fond.

C’est lui !

Courant au-devant de M. Durocher.

Mon maître !... mon père !...

 

 

Scène III

 

LORD ALBERT, HÉLÈNE, M. DUROCHER

 

DUROCHER, embrassant Hélène sur le front.

Ma chère enfant !... quel plaisir de rencontrer une compatriote, une Française, une physionomie nationale, dans ce pays où il n’y a que des...

Se tournant et apercevant lord Albert qui s’incline et à qui il rend son salut.

Pardon !

HÉLÈNE, à Durocher.

Lord Albert Clavering, mon cher maître, que je vous présente.

LORD ALBERT.

Et qui est bien contrarié, Monsieur, de ne pouvoir rester avec vous. Je suis l’ami des talents, quel que soit leur pays, et je ne me console de vous quitter aussi brusquement que par l’espoir d’une autre occasion.

HÉLÈNE.

Qu’il serait facile de faire naître, si vous vouliez tantôt... dîner ici.

DUROCHER, vivement.

Je ne demande pas mieux !

HÉLÈNE.

Et vous, milord ?

LORD ALBERT.

Mais, je ne sais...

HÉLÈNE.

Bah !

Jetant les yeux du côté du carton où est la tête de Pénélope.

entre artistes !... à moins que votre seigneurie ne soit fière ou difficile, et ne craigne notre modeste repas !

LORD ALBERT, s’inclinant avec un sourire.

À quelle heure ?

HÉLÈNE, lui tendant la main.

Très bien... après la séance du Parlement ; vous nous rendrez compte des discours qu’on y aura prononcés...

Avec intention et en souriant gracieusement.

Il y en a un... auquel je m’intéresse beaucoup.

LORD ALBERT.

Vous êtes trop bonne !...

Saluant.

Adieu, monsieur Durocher.

Il sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

HÉLÈNE, DUROCHER

 

DUROCHER, le suivant des yeux avec un air de défiance.

Voilà un jeune lord qui est bien fait... et qui a bonne tournure.

HÉLÈNE.

N’est-ce pas ?

DUROCHER.

Et dis-moi, mon enfant... pardon, Hélène, de mes anciennes habitudes... je n’ai pas encore eu le temps de les oublier...

HÉLÈNE.

Et je veux que vous les conserviez toujours ! je croirais que vous ne m’aimez plus... si vous cessiez de me tutoyer...

DUROCHER.

Eh bien ! soit, tu n’as pas changé... ni moi non plus... mon amitié est toujours la même, et c’est pour cela que je te demanderai d’abord : comment connais-tu ce seigneur ?

HÉLÈNE.

C’était, comme vous, un ami de ma mère ; je lui donne des leçons de dessin.

DUROCHER.

Je comprends, toi qui en recevais autrefois, tu en donnes maintenant... c’est juste, il faut vivre ! et tu es ici, sans doute, chez quelque lady, dont tu élèves les filles... triste condition !

HÉLÈNE, souriant.

Non, vraiment !

DUROCHER, se frappant le front.

C’est juste ; j’oubliais que tu nous as invités à dîner ; tu es chez quelque parente, quelque vieille tante !

HÉLÈNE.

Non, mon cher maître, je suis chez moi !

DUROCHER.

Allons donc !... ce cottage délicieux., ce joli jardin, cette cour élégante où je n’osais entrer avec mon carrosse de place... tout cela est à toi ?

HÉLÈNE.

Vous l’avez dit !

DUROCHER, regardant autour de lui.

Quoi ! ces meubles... ce luxe qui t’entoure ?...

HÉLÈNE.

C’est à moi !

DUROCHER, stupéfait.

Ah bah !... tu as gagné tout cela à donner des leçons ?

HÉLÈNE.

Non, mais à faire des tableaux... qu’on m’a payés très cher.

DUROCHER.

En vérité !

HÉLÈNE.

Et l’on m’en commande chaque jour... plus que je n’en puis composer.

DUROCHER, avec étonnement.

Ce serait possible !... ici, en Angleterre !... écoute-moi bien, Hélène, je n’aime pas les Anglais... c’est un goût comme un autre... mais s’il est vrai qu’ils estiment et encouragent les arts...

HÉLÈNE.

Je vous le jure.

DUROCHER.

Il n’y a donc pas longtemps !... ou alors, c’est par esprit de contradiction, et pour ne rien faire de ce qu’on fait en France... car là-bas, vois-tu bien, les arts et le goût n’existent plus. Nous autres, élèves de Gros et de Guérin, nous ne sommes plus bons à rien, qu’à peindre des dessus de portes... si toutefois encore il y a des portes qui s’ouvrent pour nous.

HÉLÈNE.

En vérité !

DUROCHER.

Il y a une nouvelle école, par brevet d’invention, qui a pris pour devise : « Rien n’est beau que le laid ; rien n’est vrai que le faux ! » Ils ont une nature à eux... de l’ultra-nature ! des chevaux verts... j’ai vu un cheval vert !

HÉLÈNE.

Allons donc !

DUROCHER.

Et ils appellent cela de l’imagination !... et il y a des sots qui les admirent et prétendent que cela se fond avec le paysage. Je l’ai lu dans un feuilleton. Que veux-tu que l’on fasse après cela ?... des chevaux véritables ? pour qu’on vous trouve commun et rococo.

HÉLÈNE.

Il faut réclamer.

DUROCHER.

Auprès de qui ?... à moins d’être cousin d’un député (et je n’en ai pas dans ma famille), on n’obtient rien ! et cependant, il y a quinze ans, lorsque j’ai remporté le grand prix de peinture, lorsque je suis parti pour Rome, c’est que mon père... mon pauvre père... avait tout sacrifié pour mon éducation, j’espérais, au retour, lui apporter la fortune... plus tard, au moins, entourer ses vieux jours de quelque aisance... eh bien ! non, et, perdant patience, j’ai quitté la France, où je serais mort de colère... Je suis venu à l’étranger, dussé-je y mourir de faim !... c’est plus simple et plus facile. Je comptais, pour me pousser dans le monde, sur la protection d’une grande dame... la fille d’un ministre, lady Arabelle Dumbar, qui a été mon élève à Paris, dans un pensionnat du faubourg Saint-Honoré, où je donnais des leçons.

HÉLÈNE.

Eh bien ! est-ce qu’elle vous a mal accueilli ?

DUROCHER.

Elle a été charmante ! elle allait monter en voiture : « Revenez plus tard, m’a-t-elle dit... car le milieu de ma journée est toujours consacré à des visites ou à des emplettes. » J’y suis retourné un soir... elle allait au bal, je me suis présenté un matin... elle en revenait.

Air nouveau de M. Numa.

J’ai dit : renonçons à jamais
Au grand monde, à ses grandes dames !

HÉLÈNE.

Mais pourtant...

DUROCHER.

  Mon Dieu ! je connais
  Quelle est la bonté de leurs âmes.
  Pour le malheureux qui gémit,
  Leur cœur serait sensible et tendre,
  Si la polka, si le bal, si le bruit,
  Ne les empêchaient pas d’entendre.

Aussi mon seul espoir maintenant c’est dans une dizaine de tableaux de ma composition que j’ai apportés avec moi.

HÉLÈNE.

Et que vous vendrez très bien ici, je vous en réponds. Je vous promets d’avance gloire et fortune...

DUROCHER.

Dieu le veuille !...

HÉLÈNE.

Et d’ici-là... Vous rappelez-vous, mon cher maître, quand nous sommes parties pour disputer à Londres les derniers débris de notre fortune ?... J’étais bien jeune alors... mais je vous vois encore, quand nous parlions des frais du voyage, me glisser dans la main un certain petit billet de cinq cents francs... que ma mère a accepté.

DUROCHER, d’un air bourru.

Et qu’elle m’a rendu quelques semaines après... ne voilà-t-il pas un grand service !... Entre artistes ! l’un n’a rien, l’autre pas davantage.

HÉLÈNE, lui glissant un petit portefeuille dans la main.

Eh bien ! la semaine prochaine, mon cher maître, vous me rendrez ce petit portefeuille...

DUROCHER.

Moi !...

HÉLÈNE.

Je le veux !... ou nous nous fâcherons...

Joignant les mains.

Ce n’est pas moi, c’est ma mère qui vous en prie !... Vous ne la refuserez pas, j’espère ; vous ne refuserez pas l’argent que je dois à vos leçons... l’argent gagné par mon travail. Comme vous disiez, entre artistes ! je vous en demanderais bien si je n’en avais pas.

DUROCHER, avec émotion.

Eh bien ! soit... de toi, d’une artiste... j’accepte... et si tu savais, Hélène, ce que j’éprouve là... d’émotion et de reconnaissance ! Ah çà ! mon élève, tu as donc fait de grands progrès depuis trois ans ?

Regardant le tableau qui est à droite.

Pas mal... pas mal du tout, mon enfant ! Du ton, du coloris... c’est chaud !

HÉLÈNE.

Vous trouvez !

DUROCHER.

Parbleu !... si tu n’étais qu’un amateur, ce serait délicieux ! Si tu étais seulement une duchesse... lady Arabelle, par exemple... ce serait admirable.

Secouant la tête.

Mais pour une artiste, ce n’est pas encore assez fort. Vois-tu bien, il n’y a pas assez d’air dans ce ciel-là.

HÉLÈNE.

C’est vrai.

DUROCHER.

Ces eaux-là ne sont pas assez transparentes.

HÉLÈNE.

C’est vrai.

DUROCHER.

Voilà un torrent qui reste en place, qui ne court pas !

HÉLÈNE.

Vous avez raison... je comprends.

DUROCHER, prenant le pinceau.

Ce ne sera rien !... Quelques coups de pinceau vont animer cela.

Peignant toujours.

Et qu’est-ce que tu peux vendre un tableau comme celui-là ?

HÉLÈNE.

Dame !... Estimez vous-même...

DUROCHER.

Voyons !... Une centaine d’écus ?...

HÉLÈNE.

Ah ! grâce au ciel... mieux que cela !...

DUROCHER.

Diable !... tu as raison... Il paraît qu’ici on paye mieux que là-bas !

 

 

Scène V

 

CROSBY, HÉLÈNE, DUROCHER

 

HÉLÈNE, bas, à Durocher.

Justement, voici M. Crosby, mon marchand de tableaux... un homme immensément riche.

DUROCHER.

En vérité !... et il n’a l’air ni fier ni insolent... tandis que là-bas...

Voyant Crosby qui s’avance d’un air timide et salue Durocher.

mais au contraire, il salue d’un air timide et honnête... Ah çà, est-ce que décidément les Anglais l’emporteraient sur la France... par les marchands de tableaux ?

CROSBY, s’approchant timidement d’Hélène et à demi voix.

Je viens de voir milord.

HÉLÈNE.

Vous, monsieur Crosby... où donc cela ?

CROSBY.

Sur la route de Londres... où je le guettais... pour avoir une réponse... vous savez !... il m’a dit... que vous n’étiez pas encore décidée... que plus tard vous verriez !...

HÉLÈNE.

Moi !...

CROSBY, lui faisant signe de la main de ne pas parler.

C’est bien !... c’est bien ! c’est tout ce que je demandais... À vos ordres, miss Hélène, j’attendrai...

Haut.

Vous m’aviez dit de venir ce matin.

HÉLÈNE.

Pour un nouveau tableau que je viens d’achever... et que je veux vous proposer.

Lui montrant le chevalet.

Tenez, regardez...

DUROCHER, qui, pendant ce temps, est passé près de la table, à gauche des spectateurs, et a ouvert le carton de lord Albert.

Voilà une Pénélope...

CROSBY, à demi voix, lui montrant Durocher.

Quel est ce Monsieur... qui a un air étranger ?

DUROCHER, interrompant Hélène qui va répondre.

Un ami de la maison ?

Regardant toujours.

Qui a fait cet œil-là ?...

CROSBY.

Enchanté, Monsieur, de faire votre connaissance !

DUROCHER, fermant le carton.

Pauvre Pénélope !... quel œil !...

CROSBY, s’arrêtant devant le tableau qu’il contemple quelques instants avec son lorgnon.

Eh mais... eh mais... permettez donc, voilà un petit paysage qui est divin... délicieux !...

DUROCHER.

Vous trouvez ?

À part.

Encore un qui n’y entend rien !

CROSBY.

C’est admirable de ton... et de couleur.

À Durocher.

Voyez plutôt, Monsieur... voyez vous-même.

DUROCHER, à part.

À moins que ce ne soit les deux coups de pinceau que je viens d’y donner... Je suis pour ce que j’en ai dit : les Anglais ne s’y connaissent pas...

CROSBY.

N’est-ce pas, Monsieur, que c’est charmant ?

DUROCHER, haut.

Vous avez raison... c’est très bien.

CROSBY.

C’est-à-dire que c’est tout uniment un petit chef-d’œuvre ! Vous n’avez encore rien fait de si fin, de si joli, de si délicat !

HÉLÈNE.

Vous êtes trop bon, monsieur Crosby... Mais trêve d’éloges, et voyons l’essentiel.

Souriant.

Combien me donnez-vous de ce petit chef-d’œuvre ?

CROSBY.

Mon Dieu !... il faudrait, pour être juste, le couvrir d’or... mais...

DUROCHER, à part.

Ah ! voilà le mais comme là-bas...

CROSBY.

Les temps sont durs ! le commerce va mal...

DUROCHER, à part.

Juste la même phrase dans les deux pays.

CROSBY.

Je ne puis guère vous donner de celui-ci... qu’une centaine de guinées !...

DUROCHER, étonné.

Cent guinées !... cent louis de France... est-il possible !...

HÉLÈNE.

Soit, monsieur Crosby... comme vous voudrez !

DUROCHER, bas, à Hélène.

Tu acceptes !

La prenant à part.

Pardon, pardon, mon enfant, je suis honnête homme avant tout... je crains que ce brave homme ne se ruine ! Quoique Anglais, je m’y intéresse... et à ce taux-là... vrai...

HÉLÈNE.

C’est le prix ! Je lui ai vendu près du double les trois derniers, qui ne valaient pas celui-ci.

DUROCHER, stupéfait.

Les trois derniers !

HÉLÈNE.

Oui vraiment !

DUROCHER.

Plus du double !

HÉLÈNE.

Eh mais, sans doute !

DUROCHER, prenant à part Crosby, qui, pendant ce temps, examine le tableau.

Monsieur, c’est fait... c’est vendu !... Mais dites-moi, non pas que ce ne soit charmant, délicieux... et, comme vous l’avez très bien apprécié, un vrai chef-d’œuvre... mais enfin, je voudrais savoir comment, ici... à Londres... on peut s’en retirer à ce prix-là.

CROSBY.

Parfaitement. C’est pour moi une affaire excellente...

DUROCHER, à part.

Ce n’est pas possible... et, à moins d’en avoir la preuve de mes propres yeux...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Lord Tressillyan.

HÉLÈNE.

Je ne le connais pas !

 

 

Scène VI

 

CROSBY, LORD TRESSILLYAN, HÉLÈNE, DUROCHER

 

LORD TRESSILLYAN, saluant respectueusement.

Miss Hélène !...

À part.

C’est bien elle que j’ai vue hier à l’opéra... plus jolie encore qu’aux lumières... c’est rare !...

HÉLÈNE.

Qui me procure, milord, l’avantage de votre visite ?

TRESSILLYAN.

Je vais vous le dire en peu de mots... J’ai vu de vous des tableaux charmants...

HÉLÈNE.

Où cela, Monsieur ?

TRESSILLYAN.

Mais... partout...

CROSBY, à part.

C’est bien étonnant, car ils sont tous chez moi !

TRESSILLYAN.

Je les ai vus... c’est vous dire que j’ai été ravi... enthousiasmé !

DUROCHER, à part.

Et lui aussi !

TRESSILLYAN.

J’adore les arts... mais je n’aime pas les artistes ; c’est bizarre, n’est-ce pas ?... à moins qu’ils ne soient comme vous, miss Hélène, adorables, enchanteurs !... Et, attendu qu’il manque à ma collection un ouvrage de vous... j’en veux un... il m’en faut un !...

HÉLÈNE.

Je vous remercie, milord, de l’honneur que vous voulez bien me faire... mais je n’ai pas de tableaux ; je viens de vendre le dernier à monsieur Crosby.

CROSBY.

Le voici, milord.

TRESSILLYAN, regardant le tableau avec son lorgnon.

Un paysage !... avec de l’eau, de la verdure et des arbres. C’est justement ce que je voulais. C’est ravissant ! Et c’est monsieur Crosby, un marchand de tableau... au fait c’est son état... qui vient d’acheter celui-ci !... Combien avez-vous payé cela, mon cher ?...

CROSBY.

Cent guinées, milord.

TRESSILLYAN.

C’est pour rien.

DUROCHER, à part.

Ah ! mon Dieu !

TRESSILLYAN.

Je vous en donne cent cinquante.

CROSBY.

Non, milord.

TRESSILLYAN.

Deux cents.

CROSBY.

Cela m’est impossible, sur mon honneur...

TRESSILLYAN.

Alors !... deux cent cinquante, et n’en parlons plus... il est à moi...

Appelant.

Holà !...

HÉLÈNE, bas, à Durocher.

Vous voyez bien !

DUROCHER, à part.

C’est à confondre !

CROSBY, à part.

Ah çà, est-ce que réellement cela vaudrait cela... si ce n’était la défense de lord Clavering !...

TRESSILLYAN.

Que l’on porte cela dans ma voiture...

CROSBY, haut à Tressillyan.

Pardon, milord... j’ai dit à votre seigneurie que cela ne se pouvait pas... c’est déjà vendu et d’avance pour l’Allemagne et pour la Russie...

Il prend le tableau qui est sur le chevalet.

DUROCHER, à part.

Ah bah !

TRESSILLYAN.

C’est différent... je n’insiste plus, je prierai seulement miss Hélène de vouloir bien, pour le même prix, m’en composer un dont je vais lui donner le sujet...

CROSBY, qui est passé près de Durocher.

Eh bien ! Monsieur, avez-vous peur encore que je ne m’en retire pas ?

DUROCHER, à demi voix.

Au contraire, Monsieur... votre fortune est faite... et la mienne aussi.

CROSBY.

Que voulez-vous dire ?

DUROCHER.

Ne retournez-vous pas à Londres ?

CROSBY.

À l’instant... j’ai ma voiture qui m’attend.

DUROCHER.

J’y monte avec vous, et en route nous parlerons affaires... et vous verrez... je ne vous dis que cela !

CROSBY.

À vos ordres, Monsieur.

Lord Tressillyan cause bas avec Hélène, et Crosby enveloppe le tableau dans une toile.

DUROCHER, à part.

Quand il verra ma Niobé, ma bataille de la Moscowa... etc., etc.. en tout dix tableaux... dix chefs-d’œuvre !... à six mille livres seulement, l’un dans l’autre...

À Crosby.

Je suis à vous, Monsieur. Soixante mille francs de capital... je me retire des arts...

Air nouveau de M. Numa fils.

Venez, Monsieur, et donnez-moi la main ;
Vous allez être enchanté, je le jure.
Venez, Monsieur, dans votre voiture.
Nous causerons tous les deux en chemin.
Oui, l’Angleterre et la France, heureux sort
Dont mon cœur accepte l’augure !
Toutes les deux vont être enfin d’accord.

À part.

  Par malheur ce n’est qu’en peinture !

Ensemble.

DUROCHER.

Venez, Monsieur, et donnez-moi la main,
Vous allez être enchanté, je le jure.
Venez, Monsieur, et dans votre voiture
Nous causerons tous les deux en chemin.

CROSBY.

Allons, Monsieur, et donnons-nous la main ;
Vous le voulez, j’en accepte l’augure.
D’être enchanté, Monsieur, je suis certain,
Nous causerons tous les deux en chemin.

LORD TRESSILLYAN.

C’est bien heureux, ils s’éloignent enfin ;
Et de grand cœur je bénis l’aventure :
C’est bien heureux, ils s’éloignent enfin,
Et que le ciel les conduise en chemin.

HÉLÈNE.

Que me veut-il ? ah ! je le cherche en vain,
Et singulière est pour moi l’aventure ;
Que me veut-il ? oui, je le cherche en vain,
Nous voilà seuls, il va parler enfin ?

Durocher sort avec Crosby par la porte du fond.

 

 

Scène VII

 

HÉLÈNE, TRESSILLYAN

 

HÉLÈNE, s’asseyant et faisant signe à lord Tressillyan de s’asseoir.

Je vous écoute, milord.

TRESSILLYAN

Je suis lord Primerose Tressillyan, marquis de Glenowal, le plus riche propriétaire du Northumberland... ce qui n’a pas empêché ma famille de m’envoyer à l’Université. Oui, j’ai fait d’excellentes études.

HÉLÈNE.

Cela ne m’étonne pas, milord.

TRESSILLYAN.

Vous êtes trop bonne... J’ai passé trois ans à Oxford avec lord Albert Clavering... et ce qui vous étonnera peut-être... par un hasard... par une fatalité obstinée... il l’a toujours emporté sur moi !...

HÉLÈNE.

Et le sujet du tableau dont vous vouliez me parler.

TRESSILLYAN.

M’y voici ! Lancé dans le monde, je me suis bientôt fait un nom par mes jockeys ; mes chevaux, mes paris... que j’ai souvent gagnés moi-même en personne. Car vous saurez que je suis extrêmement fort et extrêmement adroit !...

HÉLÈNE.

Je n’en doute pas, milord.

TRESSILLYAN.

Je n’ai pas besoin de vous dire qu’aux dernières courses d’Epsom... j’avais des chevaux pur sang magnifiques... et Atalante... qui jusqu’alors avait été favorite... engagée dans un dernier pari de six mille guinées... se laisse battre et distancer par qui ?... par miss Babiole... jument de lord Clavering ! encore lui... la même fatalité !

HÉLÈNE.

Mais, milord... ce tableau...

TRESSILLYAN.

Nous y arrivons !... je voulais, comme tout le monde... entrer à la chambre des communes... j’avais un concurrent... un adversaire... vous le devinez, lord Clavering !... et quoique je sois plus riche et de beaucoup... quoique j’aie dépensé, pour mon élection, dix mille livres sterling, rien qu’en porter et vin de Porto, nos électeurs qui avaient perdu la tête... qui étaient ivres... l’ont nommé... lui !... c’est comme une gageure.

HÉLÈNE.

Mais, milord...

TRESSILLYAN.

Plus qu’un mot et je conclus... Il y a dans le monde une jeune et charmante lady... la reine de nos salons... une vivacité, une grâce, un esprit... je suis son chevalier... son partner habituel... et rien qu’en nous voyant danser ensemble la polka, la redowa... chacun convient que nous sommes faits l’un pour l’autre... du reste, la fille d’un ministre, ce qui me permettrait de regagner la position politique que j’ai perdue ! et quant à la préférence marquée... qu’elle daigne m’accorder, ce n’est pas moi, c’est l’opinion générale qui le proclame... aussi je croyais de ma délicatesse de la demander en mariage... et le père...

Riant.

ici, miss Hélène... vous ne voudrez pas me croire... et c’est pourtant la vérité... le père me répond qu’il est engagé d’honneur !... avec qui ?... avec lord Clavering !...

HÉLÈNE, se levant avec émotion.

Est-il possible !...

TRESSILLYAN, se levant aussi.

Vous n’en revenez pas ?... je le vois !... ni moi non plus... d’une chance, d’une veine aussi constante, qui me vaut les railleries de tous nos gentlemen !... Ils prétendent maintenant qu’il l’emportera toujours sur moi... il y a même des paris ouverts... eh bien, non !... me suis-je dit... c’est une lutte d’honneur, un combat désespéré ; et, ne fût-ce qu’une fois dans ma vie, je l’emporterai sur lui... n’importe comment ?... j’étais poursuivi par cette idée... quand je vous ai aperçue hier à l’Opéra... où chacun vous regardait... où chacun se demandait : « Quelle est cette ravissante personne ? » (pardon de citer le texte) ; nul ne vous connaissait, et moi, en faisant comme tout le monde, en vous admirant... je rêvais déjà aux moyens de fixer votre attention, et naturellement je me flattais de quelque espoir... lorsqu’à la sortie du spectacle, je vous aperçois au bras de qui ?... de lord Clavering...

Avec colère.

Ah ! pour le coup, c’est trop fort !...

HÉLÈNE.

Comment, milord ?...

TRESSILLYAN, baissant la voix.

Je vous vois monter dans sa voiture... vous partez avec lui... cela ne me regarde pas... je n’ai rien à dire...

D’un air à moitié ironique.

Mais vous commencez peut-être à comprendre maintenant, le sujet du tableau que je viens vous demander ?

HÉLÈNE.

Non, Monsieur ! et je n’en dois accuser que mon peu d’intelligence, car j’écoute de toute mon attention, et ne peux deviner encore...

TRESSILLYAN.

Vous tenez, je le vois, à ce qu’on s’explique plus nettement.

HÉLÈNE.

Sans doute, car vous êtes venu ici pour me parler d’un tableau.

TRESSILLYAN.

Eh bien ! soit... prenons un tableau de genre ; vous en composez, je crois.

Hélène s’incline affirmativement.

Prenons Danaé ?... Danaé et la pluie d’or... Vous savez ? – Supposons qu’un jeune lord immensément riche, et qui ne sait que faire de sa fortune, veuille, n’importe à quel prix, supplanter le roi des cieux... au lieu d’une pluie... il propose un orage... c’est le sujet du tableau... qu’en dites-vous ?

HÉLÈNE.

Que je n’en ai jamais composé de semblable ! Et, s’il faut vous l’avouer, milord ! il y a dans votre ton, dans votre air, dans vos regards même, quelque chose que je ne peux m’expliquer, et dont je n’ai pas l’habitude. Excusez-moi si je suis peu faite aux manières et au langage du grand monde ; mais, avec tout le respect qu’une artiste doit à un lord, je vous dirai que ces manières et ce langage me font éprouver un sentiment de gêne et de malaise que vous ne voudriez pas prolonger, et vous me permettrez, milord, de me retirer.

TRESSILLYAN, à Hélène qui lui fait la révérence et qui veut sortir.

Non, non, vous avez trop bien compris que je vous aime...

HÉLÈNE.

Monsieur...

TRESSILLYAN.

Et que je veux mettre ma fortune à vos pieds.

HÉLÈNE, avec fierté.

Milord, je suis chez moi, et je vous prie de sortir !

TRESSILLYAN.

Air : Polka du Diable à quatre.

Dans les beaux-arts.
Moi, j’ai vu d’ordinaire,
Qu’on était moins fière,
Surtout moins sévère :
Ah ! plus d’égards,
Calmez votre colère,
Modérez le feu de vos regards !
Adieu, je pars !

HÉLÈNE.

  À vos regards
  Si je parais sévère,
  C’est que ma colère
  Ne saurait se taire !
  Oui ; sans retards,
  Veuillez donc me complaire.

Avec ironie.

Et montrer du moins quelques égards
Pour les beaux arts.

TRESSILLYAN.

  Mais je saurai d’un rival si tenace
  Me venger mieux !... j’en connais les moyens :

À Hélène qui fait un pas pour sonner.

  Ah ! n’allez pas, je vous en prie en grâce,
  Sonner vos gens... je veux dire les siens !

Nouveau geste d’Hélène.

  Vous l’ordonnez !... vous voulez que je sorte,
  Votre humble esclave obéit à vos lois !

À part.

  Nouvel échec !... encor lui qui l’emporte !
  Mais ce sera pour la dernière fois !

Ensemble.

TRESSILLYAN.

Dans les beaux-arts,
Moi, j’ai vu, d’ordinaire.
Qu’on était moins fière, etc.

HÉLÈNE.

  À vos regards,
  Si je parais sévère,
  C’est que ma colère, etc.

Il salue et sort.

 

Scène VIII

 

HÉLÈNE, seule

 

Qu’est-ce que cela signifie ?... cet air de dédain et d’insulte... chez moi... j’en ai le cœur gros, et je me sens prête à pleurer !...

DUROCHER, entrant par le fond.

Non ! je ne m’en serais jamais douté. C’est à confondre !...

 

 

Scène IX

 

HÉLÈNE, DUROCHER

 

HÉLÈNE.

Ah ! mon ami, vous voilà !... venez à mon secours !

DUROCHER, brusquement.

C’est bien ! c’est bien ! Mademoiselle !

HÉLÈNE.

Et lui qui me repousse !... d’où venez-vous donc ?

DUROCHER.

De chez M. Crosby... de cet ami des arts, qui n’a pas craint de m’offrir de mes tableaux... de dix chefs-d’œuvre... Je n’ose le dire, moins que d’une seule de vos esquisse.

HÉLÈNE.

Ah ! je conçois votre colère, votre indignation...

DUROCHER.

Non... ce n’est pas cela... rien ne m’étonne à présent.

HÉLÈNE.

Qu’est-ce donc... alors ?

DUROCHER.

Je voulais partir, m’éloigner... et si je suis revenu... c’est pour vous rendre ce portefeuille... et ce qu’il contient.

HÉLÈNE.

Mais plus que jamais... vous en avez besoin !

DUROCHER.

C’est possible !... mais c’est égal... reprenez-le.

HÉLÈNE.

Je n’en ai que faire... et plus encore, si vous voulez...

DUROCHER.

Merci, merci... je sais que l’or ne vous coûte rien... mais à moi il me coûterait trop !...

HÉLÈNE.

Que voulez-vous dire ?

DUROCHER.

Que je l’avais accepté... mais d’une artiste, entendez-vous ? d’une artiste seulement !... adieu !

Il jette le portefeuille sur la table et veut sortir.

HÉLÈNE, courant après lui.

Vous ne me quitterez pas ainsi ?... Vous m’expliquerez ce que signifie votre air... et vos discours...

DUROCHER, avec indignation.

Vous me le demandez ?

HÉLÈNE.

Oui... je le demande... je l’exige !

DUROCHER.

Regardez seulement où vous êtes ? ce luxe qui vous entoure... cette maison... ces gens... À qui le devez-vous ?...

HÉLÈNE.

Vous le savez ! je vous l’ai dit !

DUROCHER.

Ah ! ce n’est pas à moi qu’on en fait accroire... et j’aurais préféré votre franchise... Il y en a comme vous qui en conviennent et ne s’en cachent pas ; cela vaut mieux ! À tous leurs torts, du moins, elles n’ajoutent pas celui d’une estime usurpée !

HÉLÈNE.

Air : Fils imprudent, époux rebelle.

Qui moi ! Monsieur, usurper votre estime !
Je le jure, cela n’est pas.

DUROCHER, voulant sortir.

Adieu !

HÉLÈNE.

  Mais quel est donc mon crime ?

DUROCHER.

Adieu !... ne me retenez pas !

HÉLÈNE, avec indignation.

Non, non, Monsieur, je m’attache à vos pas !
Pour m’absoudre ou pour me défendre,
J’aurais compté sur votre cœur ;
Et c’est vous, mon seul protecteur,
Qui me condamnez sans m’entendre !

DUROCHER, s’arrêtant.

Au fait ! si jeune !... sans appui... sans un ami... sans un conseil !...

La regardant avec pitié.

C’est égal, c’est dommage...

HÉLÈNE.

Mais que voulez-vous dire ?

DUROCHER.

Je veux dire qu’ici, comme chez nous, tout finit par se savoir ; et, dans ce lieu où j’étais entré pour lire les papiers publics, on parlait à voix haute d’un grand seigneur... lord Albert Clavering, s’il faut vous le nommer, que des liens de reconnaissance et de politique attachent à la fille d’un ministre, son bienfaiteur, ce qui ne l’empêche pas, disait-on, de se ruiner pour une jeune artiste, pour une Française... avec laquelle il n’a pas craint de se montrer en public hier soir à l’Opéra...

HÉLÈNE.

Ô ciel !

DUROCHER.

Et si j’avais pu douter encore... la manière dont parlait de vous ce jeune fat, qui vous quittait, et que je viens de rencontrer... ce lord Tressillyan.

HÉLÈNE, poussant un cri d’indignation et portant la main à son front.

Lui !... qui tout à l’heure... Ah ! je comprends !

DUROCHER, se jetant dans un fauteuil, à gauche, près de la table.

Vous voyez, comme je vous le disais, qu’il eût mieux valu tout m’avouer !

HÉLÈNE.

Eh ! que vous avouerai-je ? mon Dieu ! que tout tourne contre moi, et cependant, je le jure devant Dieu et devant vous... je le jure devant ma mère qui m’entend !... on m’a calomniée... moi... et lui !... lord Clavering !

DUROCHER, assis près de la table, et haussant les épaules.

Allons donc !... quand ce matin encore il était ici !

HÉLÈNE.

Eh bien ! oui, c’est vrai... de temps en temps, bien rarement, il venait me voir ; et, quand par malheur il ne le pouvait pas, il m’écrivait... mais comme un ami, comme un frère, comme vous l’auriez fait vous-même ! Ce matin encore il me pressait d’épouser M. Crosby, qui me demande en mariage... oui... M. Crosby, qui est un honnête homme, qui me connaît... et qui m’estime... lui !

DUROCHER, avec étonnement.

M. Crosby !

HÉLÈNE.

Eh ! oui, Monsieur, croyez-moi... je ne vous dis que la vérité !... Mais pour vous convaincre, je n’ai que mes paroles... et si le ciel, si mon bon ange pouvait m’envoyer quelque preuve.

Poussant un cri.

Ah ! les lettres de milord... il n’en manque pas une seule... je les gardais toutes...

Prenant dans le secrétaire, à gauche, un cahier de lettres qu’elle jette sur la table.

Voyez vous-même, Monsieur ; voyez, il m’exhorte à me bien conduire ; il me parle de vertu et d’honneur. À chaque page il est question de ma mère... Et à celle qu’on veut séduire et déshonorer, est-ce qu’on lui parle d’honneur et de vertu ? est-ce qu’on lui parle de sa mère ?...

DUROCHER, avec émotion ; il se lève.

Non ! non !

HÉLÈNE.

Ah ! vous me croyez donc, enfin !

DUROCHER.

Eh bien ! oui... eh bien ! oui... je te crois...

HÉLÈNE, se jetant dans ses bras.

Merci, merci, mon père !

Essuyant ses larmes.

Ah ! je respire. À présent, le reste m’est bien égal.

DUROCHER, vivement.

Non, non... il ne faut pas parler ainsi. Et l’opinion ?

HÉLÈNE.

Eh ! que m’importe ! puisque je n’ai rien à me reprocher !

DUROCHER.

Mais le monde ?

HÉLÈNE.

Est-ce que je vais dans le monde ?... est-ce que je le connais ?

DUROCHER.

Et ta réputation... et ton honneur, que toute femme doit défendre. T’est-il permis d’en disposer ainsi ?... Ta mère a été une honnête femme, non seulement à ses yeux, mais aux yeux des autres ; et si elle vivait encore... elle rougirait donc de son enfant ?

HÉLÈNE.

Non, non, jamais... Parlez, que faut-il faire ? je suivrai vos conseils.

DUROCHER.

Dis-tu vrai ?

HÉLÈNE.

Je vous le jure !

DUROCHER.

À cette condition-là, je te promets de te sauver. Mais il faut de la force, du courage !

HÉLÈNE.

J’en aurai !

DUROCHER.

Pour faire tomber sur-le-champ tous ces bruits, toutes ces calomnies... il faut trancher dans le vif, ne plus voir milord.

HÉLÈNE, avec douleur.

Ne plus le voir... et qu’est-ce que je deviendrai... car à tous les instants, voyez-vous...

DUROCHER.

Eh bien ?...

HÉLÈNE.

Air : Sans murmurer.

Je l’attendais,
Et, tremblante, agitée,
Comptant les jours... à lui seul je pensais.
Il arrivait !... et j’étais enchantée,
Et puis, hélas ! dès qu’il m’avait quittée...
Je l’attendais !

DUROCHER.

Qu’entends-je, ô ciel !... mais, insensée, tu l’aimes donc ?...

HÉLÈNE.

Je n’en sais rien ! mais je souffre, je suis malheureuse... et, depuis un instant, je me sens là dans le cœur... un vide... un désespoir affreux... tout me semble fini pour moi !

DUROCHER.

Miséricorde !... le danger est maintenant bien plus grand que je ne le croyais... et que tu ne le penses toi-même !... Hélène, tu m’as juré de m’obéir... tu me l’as juré au nom de ta mère...

HÉLÈNE, avec émotion.

Eh bien ! parlez donc !... que voulez-vous de plus ?

DUROCHER.

Tu m’as dit que M. Crosby demandait ta main ?

HÉLÈNE.

C’est vrai...

DUROCHER.

Il faut la lui accorder !

HÉLÈNE.

Moi !

DUROCHER.

Il faut l’épouser... sur-le-champ... sans raisonner... sans réfléchir... c’est le seul moyen de salut qui te reste.

HÉLÈNE.

Mais que dira lord Clavering ?

DUROCHER, avec impatience.

Et qu’est-ce que cela fait ? c’est lui d’ailleurs qui t’a proposé et conseillé ce mariage. Je retourne moi-même chez M. Crosby... pour lui dire que tu consens...

HÉLÈNE.

Déjà !

DUROCHER.

Quand on a pris une bonne résolution, on ne saurait trop tôt l’exécuter...

HÉLÈNE.

Mais lui... lord Albert... sans le consulter ?...

DUROCHER.

Tu le mêles toujours à tout cela, et cela ne le regarde en rien !

HÉLÈNE, écoutant.

Le voici... j’entends sa voiture, le galop de ses chevaux !

DUROCHER.

Tu te trompes !

HÉLÈNE, vivement.

Oh ! non ! je le connais si bien !

DUROCHER.

Tant mieux, alors... il faut lui avouer la vérité tout entière et le prier de ne plus revenir... Allons, songe à ta mère qui te regarde !

HÉLÈNE.

Elle doit voir alors que je suis bien malheureuse.

DUROCHER, continuant.

À ta mère... qui, comme moi, le conseillerait de l’éloigner...

HÉLÈNE.

Air : Faut l’oublier.

Je tâcherai qu’il y consente !

DUROCHER.

Dis-lui que c’est de ton plein gré,
Un ton ferme... un air assuré.

HÉLÈNE.

C’est que je suis toute tremblante !

DUROCHER.

Et s’il accepte...

HÉLÈNE.

  Ah ! J’en mourrai !...

DUROCHER.

C’est là ce qu’il ne faut pas dire :
Du calme... tu me l’as juré !...
Si tu peux même... il faut sourire.

HÉLÈNE, essuyant une larme.

  Je tâcherai... je tâcherai...

DUROCHER, avec colère.

Allons, courage ! il faut sourire !

HÉLÈNE.

  Ne grondez pas ! je tâcherai !

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène X

 

LORD ALBERT, HÉLÈNE

 

LORD ALBERT, entrant par la porte du fond.

Jamais séance de la Chambre ne m’a paru aussi longue... à moi qui parlais... jugez de ceux qui écoutaient... et le plus singulier, c’est que lord Dumbar dont je soutenais le projet de loi... n’était pas là pour me seconder ! chacun s’en étonnait ; mais enfin, et puisqu’il y a un discours auquel vous vous intéressez... je vous dirai, miss Hélène, que ce discours a eu, sinon un succès d’éloquence... au moins un succès de votes... la proposition que je défendais a été adoptée.

HÉLÈNE, froidement.

J’en suis charmée, milord.

LORD ALBERT.

Eh ! mon Dieu ! comme vous me dites cela ; quel air grave !

HÉLÈNE, avec émotion.

Il ne doit pas vous étonner, milord.

LORD ALBERT.

Eh ! mais voilà que je ne ris plus... D’où vient le trouble et l’émotion que vous cherchez vainement à me cacher ?

HÉLÈNE, avec émotion.

Peu de mots vous l’expliqueront : je sais tout, milord... toute la vérité... un ami vient de me la faire connaître... et de m’éclairer sur ma véritable position !

LORD ALBERT, avec colère.

Quoi ! malgré ses promesses, ce Crosby aurait eu l’indiscrétion.

HÉLÈNE.

Ce n’est pas lui... c’est un ami à moi, M. Durocher, qui m’a tout révélé !

LORD ALBERT.

Qui a pu l’instruire de notre secret, je l’ignore ; mais après tout, que trouve-t-il donc de si condamnable dans une conduite qui porte avec elle son excuse ?

HÉLÈNE, étonnée.

Comment ?

LORD ALBERT, vivement.

Eh bien ! oui, vous n’auriez, ainsi que votre mère, rien voulu accepter, même d’un ami ; je vous y ai obligée... je vous ai forcée de recevoir de la main de Crosby ce que vous auriez refusé de la mienne...

HÉLÈNE.

Ô ciel !

Air : Vaudeville de Turenne.

La vérité m’apparaît tout entière :
Cette maison... cet or... cette splendeur.

LORD ALBERT.

Mais je l’atteste, on exagère
Ce que j’ai fait !...

HÉLÈNE.

  Ah ! pour mon déshonneur :
  Je vous dois tout...

LORD ALBERT.

  Non, non, c’est une erreur !
  Si quelque temps vous fûtes abusée.
  Cette fortune, qu’un instant
  J’osai rêver pour vous, votre talent
  L’aurait bientôt réalisée !

Continuant avec chaleur.

Oui, bientôt vous pourrez vous acquitter et me rendre ce que vous croyez me devoir.

HÉLÈNE.

Et pourrais-je jamais dissiper ou détruire les odieux soupçons... auxquels chaque jour, et sans le savoir, je fournissais de nouveaux prétextes.

LORD ALBERT.

Que voulez-vous dire ?

HÉLÈNE.

Que tout le monde se croit le droit de m’outrager, et que ce matin, ici, lord Tressillyan n’a pas craint de venir m’offrir à moi... sa fortune...

LORD ALBERT.

Oser vous insulter !...

Avec désespoir.

Ah ! je suis coupable, bien coupable, je le vois... votre réputation était un bien que mon amitié devait protéger et défendre, et c’est moi qui l’ai compromise... ce sera mon regret, mon remords éternel, et croyez, Hélène, qu’au prix de ma vie...

HÉLÈNE, froidement et cherchant à cacher son émotion.

Je ne vous fais aucun reproche, milord... car il ne m’est pas permis de douter de votre amitié. Le reste est involontaire et peut encore se réparer... on dit que vous devez épouser miss Arabelle, la fille de lord Dumbar, votre tuteur et votre ami... hâtez-vous, je vous en supplie, de conclure ce mariage, qui mettra fin de lui-même à toutes ces honteuses suppositions.

LORD ALBERT.

Mais vous, Hélène, vous !...

HÉLÈNE, de même.

Moi !... je choisirai le mari que vous m’avez proposé... M. Crosby.

LORD ALBERT, vivement.

Vous l’aviez refusé.

HÉLÈNE, de même.

J’avais tort ; je viens de lui envoyer dire que j’accepte. Mon honneur à moi, et l’estime de tous en dépendent ; mais pour cela, vous le comprenez comme moi, milord, il ne faut plus nous voir. Je l’ai promis, je l’ai juré devant Dieu, devant ma mère !

LORD ALBERT.

Et ce serment-là, vous aurez le courage de le tenir ?

HÉLÈNE, avec émotion.

Vous m’y aiderez, milord, et généreusement, en cessant de vous-même... vos visites...

LORD ALBERT.

C’est vous qui me congédiez... c’est vous, Hélène, qui me dites : va-t’en !

HÉLÈNE, se soutenant à peine.

Ce n’est pas moi... c’est l’honneur, c’est le devoir, et le devoir avant tout.

LORD ALBERT.

Et mon amitié à moi... et l’affection si tendre et si pure que je vous portais...

HÉLÈNE.

Je ne l’ai pas oubliée... je ne l’oublierai jamais... je le jure... mais...

Se sentant prête à se trahir.

Adieu, milord !...

Elle fait quelques pas en chancelant pour sortir.

LORD ALBERT, la voyant s’éloigner.

Elle s’éloigne !...

Avec douleur.

et moi qui croyais en elle !... Ah ! je n’aimais qu’une ingrate !...

HÉLÈNE, revenant vivement près de lui.

Moi !... une ingrate !... moi qui me sentais mourir en vous disant adieu !... moi qui, au prix de tout mon sang, voudrais qu’il me fût permis de vous aimer.

LORD ALBERT.

Eh ! si tu m’aimais, renoncerais-tu à notre amitié pour ce monde dont les arrêts devraient t’être indifférents ?

Air : Un jeune Grec à l’ombre des lauriers.

Si tu m’aimais... sans crainte et sans remord.
Tu braverais pour moi son anathème.

HÉLÈNE, froidement.

Ordonnez donc, disposez de mon sort ;
Oui pour prouver à quel point je vous aime,
S’il faut à vous, que par d’autres liens
J’enchaîne mon âme éperdue...
Commencez donc par reprendre vos biens,
Pour que je puisse, à vos yeux comme aux miens,
M’être donnée et non vendue.

LORD ALBERT, hors de lui.

Non, non ; je n’accepte pas un pareil sacrifice...

Tombant à genoux.

Je te respecte et m’humilie devant toi !

 

 

Scène XI

 

LORD ALBERT, aux pieds d’Hélène, DUROCHER, entrant par le fond

 

DUROCHER.

Que vois-je ?

Hélène à sa vue pousse un cri, et s’enfuit dans l’appartement à droite. S’avançant vers lord Albert.

Vous, milord, dont on me vantait la loyauté... vous, aux pieds de cette jeune fille ! mais je saurai m’opposer...

LORD ALBERT.

Et qui vous a donné ce droit ?

DUROCHER, brusquement.

Parbleu ! je le prends !... C’est une Française... une compatriote... je me regarde ici comme son protecteur, comme son père... et je ne souffrirai pas...

LORD ALBERT.

Vous vous trompez, Monsieur, sur mes intentions... et quand vous les connaîtrez mieux...

DUROCHER.

Quelles sont-elles donc ?

LORD ALBERT.

Je vais vous les dire.

Entre un jockey.

LE JOCKEY, tenant une lettre et s’adressant à lord Albert.

Une lettre que lord Dumbar envoie à milord par un exprès.

LORD ALBERT.

Pour savoir le résultat de la séance...

Faisant signe au jockey de poser la lettre sur la table.

Je répondrai tout à l’heure, laissez-nous...

Le jockey se retire. S’adressant à Durocher.

Écoutez-moi. Monsieur ; des promesses, des engagements me liaient avec lord Dumbar.

DUROCHER.

Je le sais, milord : vous devez épouser sa fille, mon ancienne élève.

LORD ALBERT.

Lord Dumbar est un galant homme à qui je vais confier tout ce qui vient de se passer, et quand il saura que j’ai compromis, par mon imprudence, une jeune fille qui mérite les respects du monde entier... quand il saura ce que je viens de découvrir à l’instant : que je suis aimé de miss Hélène et que je l’adore...

DUROCHER.

Vous !

LORD ALBERT.

Lord Dumbar me rendra ma parole.

DUROCHER.

Le croyez-vous possible ?

LORD ALBERT.

Je l’espère, du moins ; et alors à vous, Monsieur, qui êtes le protecteur et le père d’Hélène, je demanderai la permission de l’épouser.

DUROCHER, poussant un cri.

L’épouser... vous !

S’avançant vers lord Albert.

Milord... je peux vous l’avouer... je n’aimais pas les Anglais... mais vous c’est différent... Me permettez-vous d’annoncer vos intentions à miss Hélène.

LORD ALBERT.

Sans doute.

DUROCHER.

Je ne vous demande qu’un instant et je reviens !...

Il fait quelques pas et revient.

Entre honnêtes gens on se comprend toujours... quel que soit le pays... et ce que vous faites là, milord, c’est bien... c’est très bien ! en anglais comme en français...

Il sort. Il entre dans la chambre d’Hélène, à droite.

 

 

Scène XII

 

LORD ALBERT, seul

 

Musique.

Il ouvre la lettre qu’il parcourt avec une surprise mêlée d’effroi ; puis il relit une seconde fois et reste assis près de la table, la tête baissée, dans l’attitude de l’accablement et de la douleur.

 

 

Scène XIII

 

LORD ALBERT, DUROCHER, sortant de l’appartement d’Hélène

 

DUROCHER, s’essuyant les yeux et s’adressant à Albert qui est assis près de la table, et qui lui tourne le dos.

Ah ! milord ! si vous aviez vu cette pauvre jeune fille, pendant que je lui annonçais cette bonne nouvelle... j’ai cru qu’elle allait devenir folle de saisissement et de joie... Enfin, par bonheur, elle a fondu en larmes et elle s’est jetée à genoux en priant Dieu pour vous... Je l’ai laissée, parce que dans ce moment arrivait ce pauvre M. Crosby, à qui j’avais promis sa main. Elle va lui adoucir le coup et arrangera cela pour le mieux... mais elle était encore tout émue et toute pâle...

S’avançant et regardant lord Albert.

Ah ! mon Dieu ! Comme vous, milord ; qu’avez-vous donc ?

LORD ALBERT.

Écoutez ce que m’écrit lord Dumbar.

Lisant avec émotion.

« Mon ami, mon fils, quand vous recevrez cette lettre, j’aurai quitté Londres ; de malheureuses spéculations ont anéanti une grande partie de ma fortune et m’ont mis dans une position telle, que je suis obligé d’envoyer ma démission. Quant à ma fille, votre fiancée, je suis tranquille, je vous la lègue et je renonce avec moins de regrets à la fortune et aux honneurs, en pensant que votre générosité lui rendra tout ce que lui enlève mon imprudence. Je désire que ce mariage ait lieu promptement, secrètement, avant que mon désastre et ma fuite soient connus. Ma fille, à qui j’ai caché la raison de mon départ, mais à qui j’ai fait connaître ma volonté, est toute disposée à s’y conformer, et vous attendra ce soir à mon château de Dumbar. »

DUROCHER.

Je n’en puis revenir.

S’avançant vers lord Albert.

Quoi ! milord !...

LORD ALBERT, sans l’écouter, et plongé dans ses réflexions.

Quand il perd son pouvoir, son titre, sa fortune... refuser d’épouser sa fille !... choisir ce moment-là pour lui avouer que j’en aime une autre !...

DUROCHER.

Ah ! vous avez raison !...

LORD ALBERT.

Lord Dumbar exilé et fugitif ne le croira pas !... personne ne le croira !... je serai un indigne, un infâme... perdu à jamais de réputation.

DUROCHER.

Mais Hélène !... Hélène...

 

 

Scène XIV

 

LORD ALBERT, DUROCHER, LORD PRIMEROSE TRESSILLYAN

 

LORD ALBERT, se levant vivement.

Lord Tressillyan !

TRESSILLYAN, paraissant à la porte du fond.

J’aurais gagé, milord, vous trouver ici, certain, moi qui perds tous mes paris... de gagner celui-là ! et comme j’avais à vous parler...

LORD ALBERT.

Moi de même !...

TRESSILLYAN.

Enchanté de la rencontre !

LORD ALBERT.

Au sujet de votre visite de ce matin à miss Hélène.

TRESSILLYAN.

Ça... c’est une autre question que je vous demande la permission de traiter plus tard. Nous sommes destinés, vous le savez, à nous trouver en contact sur tous les points ; et je venais vous dire en confidence...

À Durocher, qui fait un pas pour sortir.

Monsieur peut rester ; je ne suis pas fâché qu’on m’entende.

DUROCHER, brusquement.

Pourquoi pas ?

À part.

s’il parle bien.

LORD ALBERT, avec ironie.

Milord a fait ses preuves !...

TRESSILLYAN.

En tout cas, milord, si je parle mal... je me bats bien.

LORD ALBERT, avec impatience, et faisant un pas pour sortir.

Eh bien, milord, battez-vous et ne parlez...

TRESSILLYAN, l’interrompant.

Je comprends... c’était d’abord mon idée ; mais malgré moi, et par ordre supérieur, je dois d’abord...

Montrant Durocher.

Vous apprendre, devant Monsieur, que lady Arabelle, que vous devez épouser, ne vous aime pas.

DUROCHER, brusquement.

N’est-ce que cela ?

Montrant lord Albert.

Ni milord non plus, et cela n’empêche pas !

LORD ALBERT.

Oui, ce mariage doit se faire et il se fera.

TRESSILLYAN.

Eh bien, milord, je dirai plus. J’ai des raisons de croire qu’elle en aime un autre !

DUROCHER, de même.

N’est-ce que cela ? Et milord aussi, et ça n’y fait rien.

TRESSILLYAN.

Et si elle est malheureuse ?

LORD ALBERT, avec impatience.

Eh ! qui vous dit, Monsieur, que je ne suis pas plus malheureux qu’elle !

TRESSILLYAN.

Vous ! c’est douteux ! tandis qu’elle, c’est certain... je la quitte à l’instant. Connaissant votre générosité... elle vous supplie d’intercéder auprès de son père... ou, ce qui est plus facile encore, de vouloir bien, aux yeux de lord Dumbar et aux yeux du monde, prendre sur vous la rupture du mariage...

LORD ALBERT.

Moi !

TRESSILLYAN, d’un air hautain.

Votre réponse ?

LORD ALBERT, après un instant de silence et d’hésitation.

Vous répondrez à lady Arabelle... qu’en toute autre occasion... qu’hier encore, j’aurais fait avec empressement ce qu’elle me demande... mais qu’aujourd’hui... dans ce moment, cela m’est impossible !

TRESSILLYAN.

Parce qu’elle m’aime... parce qu’il s’agit de moi.

LORD ALBERT.

Peut-être !

TRESSILLYAN.

Et parce que vous avez eu constamment jusqu’ici... le bonheur, ou plutôt le hasard de l’emporter sur moi, vous croyez qu’il en sera toujours ainsi ?... Vous vous trompez... ce mariage ne se fera pas.

LORD ALBERT.

Il se fera ! ma parole est donnée, mon honneur y est engagé.

TRESSILLYAN.

Soit, milord ; mais avant cela...

LORD ALBERT.

Non pas avant... mais après, je verrai quel parti j’aurai à prendre contre celui qui s’est fait le chevalier de lady Arabelle... Je n’ai plus que quelques mots à vous dire, milord : ce soir, à neuf heures, dans la petite église du village de Padington, j’épouserai, ainsi que je l’ai promis à son père, lady Arabelle Dumbar. En sortant de l’autel, je serai à vos ordres...

TRESSILLYAN.

J’y compte !... Adieu, milord.

LORD ALBERT.

Adieu...

Il sort.

 

 

Scène XV

 

DUROCHER, LORD ALBERT

 

DUROCHER, suivant lord Albert qui se promène avec agitation.

Est-il possible... quoi ! vous voulez ?...

LORD ALBERT.

Remplir mon devoir... tenir mes promesses... et après, me faire tuer !

DUROCHER.

Vous !

LORD ALBERT.

Je l’espère bien !... voulez-vous donc que je reste enchaîné à une femme qui ne m’aime pas, qui honore de son choix un fat tel que celui-là !

DUROCHER.

Et se battre pour l’épouser !...

LORD ALBERT.

Pardon, monsieur Durocher... je n’ai pas ma tête à moi ; rendez-moi un service.

DUROCHER.

Tous ceux que vous voudrez, milord.

LORD ALBERT.

Eh bien !... comme tout cela doit se passer entre nous... veuillez vous rendre au presbytère, dont on voit d’ici le clocher... c’est à deux pas... prévenez le ministre ; priez-le de tout disposer pour ce mariage et de nous attendre.

Air : Dans un castel dame de haut parage.

Pour nos desseins, que chacun les ignore,
De vous, ce soir, de vous j’aurai besoin
Pour cet hymen !... et puis après encore !

DUROCHER.

Merci, milord ! me choisir pour témoin
De ce duel et de ce mariage :
C’est double honneur !...

LORD ALBERT.

  Il vous était acquis !
  Dans mes dangers, moi, j’ai toujours l’usage
  De m’adresser d’abord à mes amis !
  Peine ou danger, moi, j’ai toujours l’usage
  De m’adresser d’abord à mes amis !

Durocher sort.

 

 

Scène XVI

 

LORD ALBERT, HÉLÈNE

 

HÉLÈNE, à la cantonade.

Oui, monsieur Crosby... mon bon monsieur Crosby, toujours votre amie... toujours !

À part.

Pauvre homme ! Il part, il s’éloigne !...

Se retournant et poussant un cri de joie.

Ah ! milord !

Courant à lui.

Vous êtes seul !... je puis vous remercier... vous dire tout ce que j’éprouve !...

LORD ALBERT.

Mon Hélène !...

HÉLÈNE.

Oh oui... votre Hélène ! bien à vous !... car lorsque je parlais ce matin d’épouser M. Crosby... je me trompais... je n’aurais pas pu... je viens de le lui dire, et il l’a compris... il a bien su que s’il avait fallu vous quitter... j’en serais morte !

LORD ALBERT, à part.

Ô Ciel !

HÉLÈNE, gaiement.

Rassurez-vous ! toutes mes souffrances sont oubliées ! je suis si heureuse qu’il me semble toujours que c’est un rêve... et je tremble de m’éveiller !... moi ! milord, moi ! votre femme !... comprenez-vous !... votre femme !...

LORD ALBERT, à part.

Et la détromper !

HÉLÈNE, gaiement et avec émotion.

Mais je vous environnerai de tant de reconnaissance, de bonheur et d’amour, que vous vous direz parfois : pauvre fille ! j’ai bien fait de l’épouser... il n’y a pas de marquise ou de duchesse qui m’aurait aimé autant qu’elle !

LORD ALBERT, sanglotant.

Ah ! je ne puis y résister...

HÉLÈNE, de même.

Voilà que vous pleurez de joie !... et moi aussi.

Se détournant pour essuyer une larme.

Mais ça ne fait pas de mal... au contraire !

LORD ALBERT.

Et détruire tant de bonheur ! Et, comme elle le disait : l’éveiller au milieu de son rêve !

HÉLÈNE, le regardant avec étonnement.

Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ? parlez...

LORD ALBERT.

Je n’en aurai jamais la force...

Lui donnant la lettre de lord Dumbar.

Tenez, prononcez vous-même !

HÉLÈNE, parcourant la lettre, et portant la main à son cœur.

Ah !

Elle chancelle et s’appuie contre un fauteuil. Lord Albert s’élance pour la soutenir. Elle se relève, et, rassemblant toutes ses forces.

Ne vous effrayez pas, milord, j’ai du courage !... Vous m’avez vue faible et désarmée contre la joie ; mais j’aurais des forces contre la douleur, quoiqu’elle m’ait prise sans défense et à l’improviste. Oui, oui, rassurez-vous sur le coup qui vient de me frapper !... Quand on n’en perd pas sur-le-champ la raison, on y résiste !... Et puis, je me dirai que vous êtes aussi à plaindre que moi !...

Lui prenant la main.

Je le crois ! je le vois !

LORD ALBERT.

Ah ! cent fois plus encore.

HÉLÈNE, reprenant un ton ferme et encourageant.

Allons !... allons ! milord, c’est votre honneur qui le veut, qui l’exige... votre honneur que vous m’avez confié, et qui un instant a été le mien ! Oui, je n’oublierai jamais ce que vous vouliez faire ; ce que vous avez fait ! vous m’avez nommée votre femme.

LORD ALBERT.

Ah ! maintenant, je n’ai plus qu’à mourir !

Il fait quelques pas pour sortir.

Air : Muses des bois.

Ces nœuds si purs, et que nul ne soupçonne,
Brisés pour vous, ne le sont pas pour moi !
Je vous promets, moi, de n’être à personne ;
De vous garder et mon cœur et ma loi !
Oui, de l’honneur la voix impérieuse
Sous d’autres lois doit enchaîner vos jours !
Ne m’aimez plus ?... Moi, milord, plus heureuse,
Il m’est permis de vous aimer toujours !
Je jure, ici, de vous aimer toujours !

 

 

Scène XVII

 

LORD ALBERT, HÉLÈNE, DUROCHER, paraissant à la porte du fond et l’arrêtant

 

Musique.

DUROCHER.

Non, vous ne mourrez pas !

ALBERT et HÉLÈNE.

Qu’est-ce donc ?

DUROCHER.

Silence... N’entendez-vous pas cette voiture qui s’éloigne ?

Écoutant.

Oui, oui, le bruit diminue... il a cessé !

Prenant les deux jeunes gens par la main.

Écoutez-moi, maintenant ! En vous quittant, milord, j’ai rencontré M. Crosby : il sortait d’ici, et, tout en me racontant sa peine, il m’a accompagné jusqu’au presbytère où nous avons vu le ministre, et nous l’avons laissé disposant tout pour la cérémonie. Je venais vous en prévenir, lorsqu’en passant près des murs du parc de Dumbar, nous avons aperçu une voiture de voyage, quatre chevaux et un postillon qui attendaient.

LORD ALBERT.

Qu’est-ce que cela signifie ?

DUROCHER.

C’est justement ce que nous nous sommes demandé ! Au même moment sortaient de la petite grille du parc un jeune homme et une femme enveloppée d’une mante. Mon ancienne élève ! m’écriai-je, qu’est-ce que cela veut dire ? – Que j’enlève lady Dumbar, répondit son cavalier, et malheur à qui oserait s’y opposer! Les arrêter n’était pas mon intention, j’en atteste le ciel ! Je m’écriai seulement : – Partir ainsi, jeune fille, oubliant votre père et votre honneur. – Et quel autre moyen, dit-elle en tremblant, d’échapper au mariage qui me menace ? – Par une autre union, répondis-je, contractée au pied des autels, devant Dieu, devant un ministre. Lord Tressillyan ne peut s’y refuser. – Et, par Saint-Georges ! murmura le jeune lord avec impatience, quand le temps nous presse... où trouver tout cela ? – Là, devant vous, à l’église du village. – Mais le ministre ? – Il est prévenu. – Et des témoins ? – Nous voici, M. Crosby et moi... et il me semble, milord, qu’enlever d’un seul coup à votre rival son chapelain, sa fiancée et ses témoins... – Admirable ! s’est-il écrié en poussant un éclat de rire ; une revanche aussi brillante répare tous mes échecs !

LORD ALBERT et HÉLÈNE, avec impatience.

Eh bien ?...

DUROCHER, froidement.

Eh bien ! dix minutes après... ils étaient devant nous, unis et bénis !

HÉLÈNE et LORD ALBERT, à Durocher.

Mon sauveur ! mon ami !

DUROCHER.

Et lord Tressillyan me criait du marchepied de sa voiture : « Dites à lord Clavering que j’emmène ma femme ce soir à ma terre, et que demain matin, s’il le veut absolument, je l’attendrai. »

HÉLÈNE, vivement, à lord Albert.

Vous n’irez pas ?

LORD ALBERT, avec amour.

Oh non ! ce soir, son mariage.

À Hélène.

Demain, le nôtre, milady.

HÉLÈNE, à Durocher.

Et vous à qui je dois tout, vous ne nous quitterez pas ?

LORD ALBERT.

Vous serez notre témoin.

DUROCHER.

Le témoin de tout le monde !

CHŒUR.

Air : Polka du Diable à quatre.

Ô jour charmant
Dont l’aurore se lève !
Aimable et doux rêve
Qu’un rival achève !
Plus de tourment !
Gaîment
Il nous l’enlève,
Et, dans sa fureur,
Fait par erreur
Notre bonheur.

HÉLÈNE, au public.

Air : Vaudeville de l’Héritière.

Pour moi plus de crainte importune,
Tout semble sourire à mes yeux :
L’amitié, l’amour, la fortune
S’entendent pour combler mes vœux
Et rendre mon sort glorieux ;
Pour qu’il soit à son apogée,
Il me manque encor un appui :
Permettez que sa protégée (bis.)
Messieurs, soit la vôtre aujourd’hui. (bis.)

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