Olinde et Sophronie (Jean-François de LA HARPE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Éditée en 1774.

 

Personnages

 

ALADIN, Sultan de Solime ou Jérusalem

OMAR, Ministre du Sultan

ISMEN, autre Ministre, de l’Ordre Ecclésiastique

OLINDE, jeune Chrétien

NADIR, Confident d’Ismen

SOPHRONIE, jeune Chrétienne

NABAL, ami d’Olinde

ITHOBAL, Officier de la Garde du Sultan

ÉMIR, autre Officier

PEUPLE

SOLDATS

 

La Scène est à Solime, dans un vestibule du Palais Sultan, qui sert de Salle d’Audience.

 

 

PRÉFACE

 

Ce n’est pas un fanatique[1] qu’a voulu peindre le premier maître de la scène française dans sa tragédie de Polyeucte, où les caractères de Pauline et de Sévère sont si dignes du génie qui les a dessinés. Racine donne aussi le zèle ardent de Joad comme un modèle pur et louable. Je crois donc que Mathan est le premier fanatique introduit sur notre Théâtre, et il est présenté sous des traits bien capables de le faire justement détester. Les déclarations de Mathan à Nabal, dans la Scène III du troisième acte de la Tragédie sublime d’Athalie, sont tout-à-fait propres à inspirer la plus forte haine contre un personnage qu’on ne pouvait rendre trop odieux ; peut être aussi l’illustre Auteur a-t-il jugé plus avantageux de faire détester les effets du fanatisme que de faire connaître l’esprit du fanatique auquel il n’échappe guères de pareils aveux qui ne sont point dans la nature, surtout d’un tel caractère, et qui ne se trouvent que dans des scènes de confidents.

Le plus grand Coloriste de l’école dramatique a employé sa brillante palette à la peinture du fanatisme. Pourquoi n’a-t-il pu empêcher son pinceau, qui embellit tout ce qu’il touche, de répandre un éclat favorable jusques sur un tableau qui ne devait inspirer que de la terreur ? Les véritables fanatiques ne feraient-ils pas plutôt excités que découragés, non seulement par les succès de Mahomet, mais par l’admiration qu’il arrache quelquefois malgré ses forfaits ?[2]

Un homme de Lettres, connu par des pièces estimables, vient de publier une Tragédie dont le fanatisme fournit aussi le sujet ; mais il a crû que l’image serait plus utile en mettant sous nos yeux les abus et les crimes que le faux zèle produit dans notre Religion même, qui le condamne et qu’il a si souvent infectée de son poison funeste. Ces vues louables en effet avaient déjà produit la Tragédie de Coligny par M. d’Arnaud [3], qui avait peut-être l’esprit encore un peu rempli des idées du fanatisme lorsqu’ensuite il a voulu peindre la vraie piété et qu’il est allé la chercher dans les déserts de la Trape.

Il me semble que la peinture la plus salutaire du fanatisme et la plus propre à nous en détourner est celle des maux qu’il nous a causés à nous-mêmes. Le spectacle de nos malheurs nous touche plus que celui de nos erreurs, et n’est pas moins instructif. Il n’est peut-être pas impossible de nous faire concevoir de l’horreur pour nos propres crimes ; mais il est presque impossible que nous ne détestions pas les forfaits dont nous sommes les victimes.

C’est à la vue des échafauds et des haches des chevalets et des buchers, qu’il faut interroger les partisans de la persécution ; c’est aux Chrétiens persécutés qu’il faut demander ce qu’on doit penser des persécuteurs. J’ai puisé mon sujet dans la Jérusalem Délivrée et j’ai choisi l’histoire intéressante d’Olinde et Sophronie. J’ai pensé que l’autorité du Tasse ferait tolérer ce vol d’une image qui paraît un objet peu grave pour une Tragédie. C’est ainsi qu’en lisant Homère et Virgile on peut encore entendre sans rire un héros de l’ancienne Grèce parler du Palladium ou du Cheval de Troie.

J’ai changé absolument la catastrophe, parce que je ne pouvais adopter le dénouement du Tasse, bon dans un Poème épique, mais contraire à toutes les règles du Drame. Il n’y a pas de loi plus sacrée que celle qui exige que le dénouement sorte du fond du sujet. L’arrivée imprévue de Clorinde eut ressemblé à la descente de quelque Dieu dans les Machines de l’Opéra, pour amener un Ballet et réjouir les yeux du spectateur qui n’a pas besoin de son âme. Si j’avais intéressé Clorinde dans ma Pièce par quelque double amour ou autrement, j’aurais compliqué l’intrigue, et, puisque j’ai pu la rendre simple, je ne m’en repens pas.

Il est permis au Poète d’altérer l’Histoire ; il n’est pas sans doute obligé d’avoir plus de respect pour la Fable. La vérité qu’il ne doit jamais perdre de vue est celle des caractères. Je ne sais si Sophronie eût été plus intéressante en partageant l’amour d’Olinde ; mais sa ferveur devait être décidée, ferme, inébranlable, et l’enthousiasme de la dévotion exclut celui de l’amour, parce qu’une passion forte qui remplit l’âme ne laisse pas de place à une autre. J’ai donné à Olinde un caractère fort différent. Je n’en dirai rien : il faut l’examiner pour le juger. J’avoue s’il est que, manqué, tout est manqué.

Ce n’est pas dans le répertoire du Théâtre, c’est dans l’Histoire que j’ai trouvé le caractère d’Ismen. Je ne me suis attaché pas cependant à faire un portrait qui ressemble à personne en particulier ; j’ai essayé de réunir les différents traits qui peuvent former le tableau du fanatique ambitieux et politique. Ce caractère, un des plus redoutables dans tous les Gouvernements et dans toutes les Religions, paraît moins dangereux à présent parce qu’il fait moins d’illusion.

Quelques gens croient l’esprit du fanatisme si parfaitement dissipé qu’ils semblent appréhender même qu’on ne porte l’anti-fanatisme trop loin ; ils affectent de rejeter avec dégout ce qu’on écrit encore contre les fanatiques, comme si ce n’était plus que des déclamations pour le moins inutiles et peut-être pernicieuses. Je ne saurais être de cet avis. Les traits mêmes les plus atroces du plus violent fanatisme ne sont pas si éloignés de nous que la mémoire doive en être effacée.

Les scènes scandaleuses du cimetière de Saint-Médard attiraient plus de monde que les représentations de Zaïre, qui fut jouée dans la même année sur le Théâtre Français. Les Convulsions, qui auraient déshonoré l’âge le plus barbare et le plus superstitieux, sont néanmoins la honte du nôtre. Dans ces derniers temps, l’Europe n’a-t-elle pas vu avec horreur trois attentats qui prouvent trop que le feu du fanatisme n’est pas entièrement éteint ou qu’il peut renaître de ses cendres.

Quoique nous ne voyons plus à la Cour d’Astrologues ni de Tartuffes, ne nous hâtons pas d’assurer que l’erreur et le fanatisme soient détruits sans retour. Ne cessons de combattre un monstre qu’il ne faudrait pas rougir d’accabler même après sa chute sans lui donner le temps de se relever et de reprendre ses forces. Ce triomphe si désirable doit être l’ouvrage de la raison et de la philosophie. On ne peut nier que les Lettres n’aient fait et ne fassent encore beaucoup de mal. C’est à ceux qui les cultivent, comme elles doivent être cultivées, de faire voir que leurs travaux peuvent quelquefois être utiles au monde. Un si grand service leur méritera l’indulgence dont ils ont souvent besoin.

Les âges futurs jugeront le nôtre un jour comme nous jugeons ceux qui nous ont pré cédés. On connaît les siècles que la flatterie a désignés par les noms des Princes qui ont le moins mérité du genre humain. Si, dans un siècle philosophique, les Gens de lettres mêmes ne sont pas exempts de reproche ; que, trop divisés sur d’autres points, ils se réunissent dans leurs efforts contre le fanatisme. Qu’ils achèvent ce qu’ils ont heureusement commencé. Qu’ils ne se lassent ni ne se rebutent. Qu’ils rendent à jamais odieux les persécuteurs et ceux qui les excitent. Que la lumière, se communiquant et se répandant, devienne universelle dans tous les rangs et dans tous les pays. Les abus trop réels qu’on impute aux Lettres seront réparés si le monde leur doit enfin l’extirpation de l’esprit de superstition. L’âge, caractérisé par la vraie philosophie, ne sera pas le moins utile à l’humanité et ne doit pas être le moins précieux à la postérité.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ISMEN, NADIR

 

ISMEN.

Nous triomphons, Nadir : les méchants que je hais,

Vont recevoir enfin le prix de leurs forfaits.

Le sang vil des Chrétiens coulera dans Solime.

Dès longtemps sous leurs pas mes mains creusent l’abîme

Où va tomber ce peuple orgueilleux et pervers.

Jusqu’au sein de l’Europe et dans tout l’Univers

Puissé-je anéantir une secte infidèle !

NADIR.

Quel intérêt puissant vous anime contr’elle ?

ISMEN.

J’unis mes intérêts aux intérêts du Ciel.

Pourrait-on m’accuser d’être injuste ou cruel ?

Qui force les Chrétiens de courir à leur perte ?

La porte du salut leur est toujours ouverte.

Il faut, s’ils veulent fuir, les contraindre d’entrer.

L’esclave qui craint Dieu, peut ainsi l’honorer.

Subjuguons les esprits et commandons aux âmes.

Notre foi doit régner par le fer et les flammes.

Hélas ! je ne combats que pour la vérité.

Mes vœux ne sont conduits que par la charité.

Éclairer les Chrétiens, est ma plus chère envie :

Je leur offre la paix, le bonheur et la vie.

Mais malheur aux ingrats s’ils osent s’obstiner ;

Je veux les convertir ou les exterminer.

J’ai tracé le chemin ; il faut qu’à mon exemple,

Ils honorent mon Dieu, mon Prophète et mon Temple.

Qui craint de m’imiter, me trahit en secret.

Qui ne veut pas me suivre, à me perdre est tout prêt.

Chez le peuple Chrétien j’ai reçu la naissance :

Il m’inspira d’abord son absurde croyance ;

Enfin le Tout-Puissant daigna toucher mon cœur.

Je vis, je reconnus et j’abjurai l’erreur.

Mais la prévention, l’orgueil, la jalousie,

Ont flétri cet effort du nom d’apostasie.

Je connais des Chrétiens l’esprit audacieux.

L’ennemi de leur loi n’est qu’un monstre à leurs yeux.

Il n’est rien contre moi qu’un faux zèle ne tente ;

Les supplices, la mort, n’ont rien qui l’épouvante ;

C’est mériter le Ciel qu’immoler un tyran,

Et leur haine déjà me place dans ce rang.

NADIR.

J’écoute, en frémissant, ces horribles maximes.

Le Ciel ferait le prix du plus affreux des crimes !

Que je connaissais mal ces barbares Chrétiens !

ISMEN.

Ils me perdront, Nadir, si je ne les préviens.

NADIR.

N’hésitez pas, Seigneur, et prévenez des traîtres !

ISMEN.

Ils n’ont jamais longtemps de rivaux ni de maîtres

Leur culte impérieux fait bientôt triompher.

Ce moment est le seul où je peux l’étouffer.

En vain la Politique espère les réduire.

Il faut, ou leur céder, ou savoir les détruire.

NADIR.

Périssent les Chrétiens : abattez ce grand corps.

Puisse un heureux succès couronner vos efforts !

ISMEN.

T’avouerai-je un motif qui m’excite et m’anime,

Fondé sur l’intérêt et pourtant légitime ?

Tu connais le rival qui partage avec moi

Les honneurs de l’État et la faveur du Roi.

Dans sa fausse prudence, Aladin se confie.

Protecteur des Chrétiens et de tout culte impie,

Omar (de ses pareils tel est l’esprit commun)

Tolère tous les Dieux, et n’en adore aucun.

À ma religion, pour moi, toujours fidele,

Je ne veux m’élever et régner que par elle.

En soutenant mes droits je défendrai les siens.

Perdre ses ennemis, c’est me venger des miens.

Jamais occasion ne se montra plus belle,

D’enflammer les esprits contre un peuple rebelle.

Les Chrétiens chaque jour sont plus audacieux.

Leur dernier attentat est le plus odieux.

NADIR.

Sont-ils bien convaincus ? A-t-on fait quelque épreuve ?...

ISMEN.

Contre nos ennemis a-t-on besoin de preuve ?

Ils sont trop criminels : la superstition

De ce peuple stupide est la religion.

Le vrai Dieu, l’Éternel n’a pu mourir ni naître.

Il ne peut commencer, il ne peut cesser d’être.

Celui qui fit le Temps et qui le détruira,

A dû le précéder comme il lui survivra.

Telle est des Musulmans la foi sublime et pure.

Les prêtres des Chrétiens, dans leur doctrine obscure,

Enseignent un Dieu faible, impuissant et mortel,

Qui dût souffrir ici pour régner dans le Ciel.

Dans les flancs d’une Juive, il prit, dit-on, naissance ;

La mère, dont le sein allaita son enfance,

D’une secte idolâtre est la divinité.

Cent prodiges divers, de la crédulité

Flattent le fanatisme ; elle est vierge, elle est mère :

À l’égal de son Dieu le peuple la révère.

N’as-tu pas entendu ses cris séditieux,

Lorsque, dans un lieu saint, mais profane à ses yeux,

Je faisais transporter cette image sacrée,

Du Temple où des Chrétiens elle était révérée.

Ils murmuraient tout haut : ils voulaient se venger ;

D’un zèle furieux je connus le danger.

Leur perte fut jurée : il faut que je l’obtienne.

Il faut... On vient.

ITHOBAL.

Seigneur, une jeune Chrétienne

Erre dans ce Palais et veut parler au Roi.

ISMEN.

Qu’on l’arrête, Ithobal, et conduisez-la moi...

Serait-ce des Chrétiens un nouvel artifice ?

Voudraient-ils d’Aladin surprendre la justice ?

Faut-il m’attendre encore à de nouveaux forfaits ?

Que veut cette Chrétienne ? Elle vient...

 

 

Scène II

 

ISMEN, SOPHRONIE, NADIR

 

ISMEN.

Que d’attraits !

Jamais rien de si beau ne s’offrit à ma vue.

Venez, rassurez-vous, jeune et belle inconnue.

Quel sujet vous conduit dans cet heureux séjour ?

Faite, par vos appas, pour embellir la Cour,

Quels lieux ont jusqu’ici recelé tant de charmes ?

Pourquoi vous troublez-vous ? Répondez sans alarmes.

SOPHRONIE.

Pour la première fois je porte ici mes pas.

Le Sérail des Sultans, des armes, des soldats,

L’or qui brille partout, ce superbe portique,

Cet appareil des Cours, terrible et magnifique

Tout porte dans mes sens la surprise et l’effroi,

Tout ce qui m’environne est inconnu pour moi.

Seigneur, je viens ici découvrir des mystères,

Que ma religion, l’intérêt de mes frères,

Ne me permettent plus, sans crime, de celer.

Mais au seul Aladin je dois les révéler.

ISMEN.

Je me prosterne aux pieds de son trône sublime.

De l’auguste Sultan qui règne dans Solime,

Je suis, ainsi que vous, l’esclave et le sujet.

Mais parlez cependant : quel est votre projet ?

Quel motif important peut ici vous conduire ?

Sans crainte et sans détour, vous devez m’en instruire.

Aladin, qui connaît et mon zèle et ma foi,

Des secrets de l’État se repose sur moi.

SOPHRONIE.

Rien ne peut me forcer à rompre le silence.

Je veux voir le Sultan : ce n’est qu’en sa présence

Qu’il m’est permis, Seigneur, d’expliquer mon secret.

ISMEN.

Vous m’étonnez, Madame, et je forme à regret

Contre vous des soupçons qu’il faut que je prévienne.

Vous venez au Sérail et vous êtes chrétienne !

Quels feraient vos desseins ? Savez-vous qui je suis,

Le rang qu’ici j’occupe, et tout ce que je puis ?

SOPHRONIE.

J’ignore tout, Seigneur ; et que puis-je connaître !

Pour la première fois vous me voyez paraître.

Loin du Palais des Rois, loin du faste des Cours,

Dans l’humble obscurité le Ciel cacha mes jours.

Je ne peux maintenant en dire davantage.

ISMEN.

Tant de discrétion est bien rare à votre âge,

Madame, mais sachez qu’on peut s’en repentir ;

Vous verrez le Sultan, et je vais l’avertir.

Mais, s’il faut qu’Aladin consente à vous entendre ;

Songez que d’un seul mot votre sort va dépendre.

 

 

Scène III

 

SOPHRONIE, seule

 

D’où vient que je frissonne ? Une lâche terreur

Va-t-elle en ce moment s’emparer de mon cœur ?

Soutiens, ô Tout-Puissant, ma timide jeunesse ;

C’est toi, grand Dieu, c’est toi, qui, malgré ma faiblesse,

As daigné m’inspirer le dessein généreux

De mourir pour sauver mes frères malheureux ;

Sans toi je ne peux rien : que ta grâce puissante,

Éloigne de mes sens le trouble et l’épouvante.

Je combats pour ta gloire et je parle en ton nom

Aladin va paraître ; accorde-moi le don

D’émouvoir, de fléchir un Monarque terrible.

Prête à ma faible voix cette force invincible,

Qui brise les rochers, qui fait taire les vents.

Tu commandes aux Rois, tu soumets les tyrans,

Tu réduis à ton gré le cœur le plus farouche...

Que le Sultan m’écoute et que ta main le touche.

Qu’il révoque la loi qui proscrit tes enfants.

Que je les voie encore heureux et triomphants ;

Qu’ils vivent dans la paix, et je mourrai contente.

 

 

Scène IV

 

ALADIN, ISMEN, SOPHRONIE, GARDES

 

ALADIN.

Madame, quelle est donc cette affaire importante

Qu’on ne peut découvrir et confier qu’à moi ?

Ismen est le Ministre et l’ami de son Roi.

Dès longtemps je connais, j’éprouve sa prudence,

Et vous pouvez parler sans crainte en sa présence.

SOPHRONIE.

Seigneur, je suis Chrétienne ; hélas ! puisse à vos yeux

Ce titre vénérable être moins odieux !

Je viens vous épargner une affreuse injustice ;

Peut-on jamais aux Rois rendre un plus grand service ?

Les plus justes, Seigneur, sont trop souvent surpris.

J’ose vous implorer pour des sujets proscrits.

Parmi tous les Chrétiens, si quelque téméraire,

En trompant vos desseins, avait pu vous déplaire,

Pour la faute d’un seul faut-il les punir tous ?

Non, non ; que l’équité règle votre courroux ;

Si pour le satisfaire il faut une victime,

Frappez, j’offre à vos coups l’unique auteur du crime ;

Si c’est un crime au moins, moi seule je l’ai fait,

Épargnez les Chrétiens, punissez mon forfait.

Si de votre Mosquée on a ravi l’image

Cet heureux attentat de moi seule est l’ouvrage

La main du Tout-Puissant a béni mon projet.

Du respect des Chrétiens cette image est l’objet.

Pourquoi de nos Autels l’avez-vous arrachée ?

Votre loi vous défend d’en parer la Mosquée.

J’ai voulu prévenir la profanation,

Et ce genre nouveau de superstition.

ISMEN.

C’est ainsi des Chrétiens que l’on forme l’enfance ;

Nourris dans la révolte, instruits à l’arrogance,

Dès l’âge le plus tendre ils élèvent leurs voix

Pour condamner le culte et les mœurs de leurs Rois.

SOPHRONIE.

Ainsi donc l’imposture ose noircir le zèle

D’un peuple malheureux, mais docile et fidèle.

Connaissez mieux, Seigneur, les dogmes des chrétiens ;

Nous devons à nos Rois notre sang et nos biens.

C’est un crime pour nous de ne pas nous soumettre

Au Prince que le Ciel nous a donné pour Maître.

Dans la paix, dans la guerre, un chrétien vertueux

Se venge de ses Rois en s’immolant pour eux.

Il ne sait recourir qu’aux prières, aux larmes ;

Contre ses Souverains il n’a pas d’autres armes.

Par l’exemple des Saints à souffrir animé,

Il respecte la main dont il est opprimé.

Voilà, Seigneur, voilà ceux dont la calomnie

Poursuit avec fureur et l’honneur et la vie.

Souvent persécutés et toujours plus soumis,

On vous les peint, Seigneur, comme vos ennemis.

Vous croyez ne punir que des sujets rebelles :

Vous n’en aurez jamais qui vous soient plus fideles.

ISMEN.

L’intérêt des Chrétiens est bien cher à vos yeux,

Vous êtes criminelle, et d’un peuple odieux

Vous ne songez encor qu’à prendre la défense.

Du Sultan pour vous-même implorez la clémence.

Verrez-vous sans frayeur les tourments et la mort ?

SOPHRONIE.

Oui. L’on est sans effroi quand on est sans remord.

Impuissante sans Dieu, je peux tout par sa grâce.

ISMEN.

Telle est de ces Chrétiens l’insupportable audace.

Leur orgueil rougirait de trop s’humilier.

Ce n’est qu’en menaçant qu’ils daignent supplier.

ALADIN.

Pourquoi l’effrayez-vous ? J’ai pitié de son âge.

Ma fille, rendez-nous cette divine image.

J’ai besoin de son aide et je veux l’implorer.

Nous savons mieux que vous comme il faut l’honorer.

Les Chrétiens ont-ils seuls cet heureux privilège ?

Pourquoi la cachez-vous ?

SOPHRONIE.

Un culte sacrilège

Bien loin de l’honorer l’irrite contre vous ;

Ce culte ne convient et n’est permis qu’à nous.

Il faut être Chrétien pour l’aimer et lui plaire.

En blasphémant le fils vous implorez la mère.

Quand vous persécutez les vrais adorateurs,

Hélas, vous flattez-vous d’attirer ses faveurs !

Vous ne reverrez plus son image sacrée.

ALADIN.

Qu’en avez-vous donc fait ?

SOPHRONIE.

Le feu l’a dévorée.

De vos profanes mains si j’ai pu la sauver,

Une seconde fois vous pouviez l’enlever.

Au Temple des Chrétiens je n’osais pas la rendre ;

C’était vous inviter à venir la reprendre.

Dans quelque asile en vain j’aurais pu la cacher,

Des soldats furieux viendraient l’en arracher ;

Et l’on prostituerait aux plus honteux mystères

De la religion les sacrés caractères.

Ah ! périsse plutôt ce précieux trésor !

Il n’est pas de Chrétien qui n’aime mieux encor

Voir son image auguste aux flamines condamnée,

Que par un culte impur la savoir profanée.

ALADIN.

C’est pouffer votre zèle et l’audace trop loin.

De l’honneur de vos Dieux vous prenez trop de soin.

Jusques dans mon Palais, jusques dans ma Mosquée,

Verrai-je impunément ma puissance attaquée ?

Que vois-je...tu pâlis ?...

ISMEN.

Que ne puis-je mourir,

Puisque l’on m’a ravi l’espoir de vous servir !

On m’arrache, Seigneur, un triomphe facile ;

C’en est fait, et mon art vous devient inutile.

Je me sais, obéir par tous les éléments.

Telle était la vertu de mes enchantements :

C’est en vain que l’Europe allumant son tonnerre ;

Porte dans nos climats tous les feux de la guerre.

Elle a chargé la mer de ses nombreux vaisseaux.

Mon art commande aux vents et règne sur les eaux,

Par mes charmes puissants la tempête animée,

De vos fiers ennemis aurait détruit l’armée.

La Mer eût englouti les chefs et les soldats,

Mais ce crime nouveau, funeste à vos États...

SOPHRONIE.

Rougissez, rougissez d’une vile imposture.

Quoi ! vous qui commandez à toute la nature,

La perte d’une image arrêterait vos coups !

Une fille chrétienne est plus forte que vous !

Cet Art si merveilleux, si fécond en miracles ;

Ne pouvait prévenir les plus légers obstacles !

Le sage Ismen devait mieux garder ses Autels.

ISMEN.

Ainsi toujours l’erreur séduira les mortels !

Jusqu’à quand verrons-nous leur superbe ignorance

Vouloir de l’Éternel régler la Providence ?

Insensés, dont l’orgueil aveugle et curieux

Voudrait interroger le souverain des cieux !

La vertu qu’il chérit aura sa récompense :

Il punit, tôt ou tard, le crime qui l’offense.

Le reste à ses regards doit être indifférent ;

Rien ne paraît petit, rien ne s’appelle grand.

Dans un calme immobile, au-dessus du tonnerre ;

Sans troubler son repos il ébranle la terre.

Les plus puissants des Rois, que sont-ils à ses yeux ?

L’infecte le plus vil est aussi précieux.

Il se rend à la foi du juste qui le prie ;

Il rejette le faste et l’encens de l’impie.

Dans son humble cellule un Dervis prosterné

Fera trembler l’Enfer à sa voix consterné ;

Mais souvent le Très-Haut est jaloux de sa gloire ;

Au plus frivole objet attachant la victoire,

Il veut nous faire voir qu’elle dépend de lui.

Oui, je le sais, grand Dieu, sans ton divin appui,

Le plus léger obstacle et m’étonne et m’arrête ;

Ainsi, lorsque les vents amènent la tempête,

Quand la foudre se joint aux aquilons fougueux

L’onde mugit au loin, le Ciel brille de feux.

De la Mer et des Vents qui suspendra la rage ?

Elle vient se briser aux fables du rivage.

SOPHRONIE.

Simple dans ses discours, l’auguste vérité

N’emprunte pas, Seigneur, ce langage affecté.

Du fanatisme adroit redoutez l’imposture.

ISMEN.

Souffrirez-vous, Seigneur, cette nouvelle injure ?

C’est ainsi devant vous que la rébellion

Outrage sans pudeur votre Religion.

Ah ! vengez votre gloire et l’honneur du Prophète.

L’erreur audacieuse ose lever la tête ;

Apprenez aux Chrétiens que c’est un attentat

De ne pas honorer le culte de l’État.

ALADIN.

Je le vois ; des Chrétiens l’insolence est extrême ;

Je suivrai tes conseils, et je veux que toi-même

Tu sois auprès de moi l’arbitre de leur sort.

 

 

Scène V

 

ISMEN, SOPHRONIE

 

SOPHRONIE.

Eh bien, te voilà donc le maître de ma mort.

Je m’étais attendue à l’honneur du martyre.

C’est le but de mes vœux et la gloire où j’aspire.

ISMEN.

Ce zèle fastueux, cette ardeur de mourir ?

À l’aspect des bourreaux pourra bien s’affaiblir.

Vous apprendrez bientôt le sort qu’on vous réserve.

Sans lui donner des fers qu’on la garde et l’observe.

Amis, veillez sur elle et ne la quittez pas.

SOPHRONIE.

Allons, pour les Chrétiens la mort a des appas.

Le Dieu que nous servons soutiendra mon courage.

Les Gardes l’emmènent.

ISMEN, seul.

Protecteur des Croyants, couronne ton ouvrage.

Achève d’accabler les rivaux de ta Loi,

Je ne veux triompher qu’en combattant pour toi.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

OLINDE, NABAL

 

OLINDE.

Tu n’as pu rien savoir, tu n’as pu rien entendre ?

Dis-moi donc, cher Nabal, à quoi faut-il m’attendre ?

Quel espoir, quel dessein l’a conduite en ces lieux ?

Ah ! Je ne puis former que des soupçons affreux.

Ce jour même on l’a vue interdite, égarée,

Du Sérail en tremblant se permettre l’entrée.

Sa beauté, sa jeunesse attiraient tous les yeux ;

Pour elle, dédaignant ces regards curieux,

De quelque grand projet toute entière occupée,

D’une terreur secrète elle semble frappée.

Elle ne voit personne, elle n’écoute rien.

Elle approche du Trône ; après un entretien,

(Dont je n’ai pu percer le funeste mystère),

Aladin la retient au Sérail prisonnière.

Le reste je l’ignore, et toi, Nabal, aussi...

Plein de trouble et d’effroi j’accours d’abord ici,

Que craindre ? Qu’espérer ?... Fatale incertitude !

Toi qui connais mon cœur, vois mon inquiétude.

NABAL.

Je plains votre infortune et je sais votre amour.

Mais quel espoir trompeur vous appelle à la Cour ?

Tout ici vous retrace une image funeste.

OLINDE.

Qu’importe ? Le seul bien désormais qui me reste

C’est le plaisir amer, c’est la triste douceur

Que trouve un malheureux à nourrir sa douleur.

Quitterai-je des lieux qu’habite Sophronie ?

Puis-je trouver ailleurs la paix qui m’est ravie ?

C’est ici que j’attends ou la vie ou la mort.

J’y dois être plutôt instruit de notre sort.

On m’a dit qu’au Palais Ismen devait se rendre ;

Il faut que je lui parle, il peut au moins m’apprendre...

NABAL.

Vous, implorer Ismen ! Qu’espérez-vous de lui ?

Le fléau des Chrétiens sera-t-il votre appui ?

Le crédule Aladin, trompé par ses prestiges,

Croit que son Art impie enfante des prodiges.

OLINDE.

Dans l’ordre le plus bas et dans les plus hauts rangs,

Le merveilleux séduit et le peuple et les grands.

Mais Ismen peut m’aider à sauver Sophronie.

Qu’importent ses forfaits ! Nabal, je les oublie.

Du culte des Chrétiens profane déserteur,

Peut-être qu’en secret il connaît son erreur.

L’aveugle ambition fait seule tout son crime ;

Il poursuit les Chrétiens que sans doute il estime.

Tous ne sont pas au moins au nombre des proscrits.

On soupçonne aisément la foi des favoris ;

Mais je veux croire encor qu’Ismen est plus sincère.

Je le sais, il aimait, il honorait mon père.

Ismen, après dix ans, aurait-il oublié

Du sage Nourédin les soins et l’amitié ?

Ce nom peut-il jamais sortir de sa mémoire ?

Ismen, que nous voyons au faîte de la gloire

Où l’élève aujourd’hui la faveur d’Aladin,

N’a pas toujours été si puissant et si vain.

Moi-même je l’ai vu malheureux et modeste.

NABAL.

Cette fausse grandeur n’a qu’un éclat funeste.

Ah ! Que n’est-il encor sans honneurs et sans bien !

On le verrait toujours vertueux et chrétien.

Qui ne sait pas qu’Ismen naquit dans la misère ?

OLINDE.

Je sais qu’il doit beaucoup aux bienfaits de mon père.

S’il exauce mes vœux, je lui devrai bien plus.

Je ne désire pas des honneurs superflus.

Sur le crédit d’Ismen, sur sa reconnaissance

Je ne fonderai pas d’orgueilleuse espérance.

Il ne m’a point encor vu ramper devant lui.

Que les Grands, prosternés, recherchent son appui ;

De l’esclave des Cours je n’ai pas la faiblesse ;

Je ne viens demander ni grandeur ni richesse.

Des faveurs du Sultan qu’il dispose à son gré.

Le vrai bien pour mon cœur, à l’amour seul livré,

C’est l’honneur de servir la beauté que j’adore.

Hélas ! je meurs pour elle, et l’ingrate l’ignore.

En vain depuis trois ans, à la suivre obstiné,

L’amour me tient sans cesse auprès d’elle enchaîné :

Tout doit lui découvrir le secret de ma flamme :

Dieu seul d’un saint amour remplit toute son âme.

Mes regards, mes soupirs et mes soins assidus

Tous mes efforts enfin sont des travaux perdus.

Le seul nom de l’amour l’irrite et l’effarouche ;

Jamais ce nom fatal n’est sorti de sa bouche :

L’amant audacieux qui l’aurait prononcé,

Sans espoir de fléchir son esprit offensé,

Se verrait pour jamais banni de sa présence.

NABAL.

Se peut-il que des feux étouffés en silence ;

Renfermés si longtemps au fond de votre cœur,

Pour l’enflammer ainsi conservent tant d’ardeur !

L’amour s’éteint bientôt si l’espoir ne l’excite.

Je plains votre faiblesse et son orgueil m’irrite.

Cette fière beauté que rien ne peut toucher,

Par des liens si forts vous doit-elle attacher ?

Le mépris...

OLINDE.

Arrêtez attaquer ce que j’aime,

Des plus sensibles coups c’est me percer moi-même,

J’adore Sophronie, elle est ingrate hélas !

Mais, malgré les rigueurs, a-t-elle moins d’appas ?

Si tu pouvais savoir à quel point je l’adore !

Si tes yeux pouvaient voir l’amour qui me dévore !

Tel qu’un feu concentré, plus ardent et plus vif,

Embrase la prison qui le retient captif,

Ainsi la violence et l’excès de ma flamme

Consument en secret les ressorts de mon âme.

Est-ce aux indifférents à parler de l’amour ?

Peut-être comme moi tu sauras quelque jour...

Ah ! doit-on désirer ou craindre de connaître

Ce qu’il peut sur un cœur dont il s’est rendu maître !

L’amour n’est pas toujours entouré de plaisirs...

Il se nourrit souvent de pleurs et de soupirs :

Il croît dans les périls que ses rigueurs excitent,

Et sans le rebuter les obstacles l’irritent :

Il peut tout surmonter par ses puissants efforts,

Et le désespoir même augmente ses transports,

L’amour est faible encor, c’est un amour vulgaire,

Quand pour l’entretenir l’espoir est nécessaire ;

Mais, seul et sans retour, de ses feux consumé,

Aimer sans se flatter du bonheur d’être aimé,

Voilà, Nabal, voilà, quand l’amour est extrême,

Comme l’on doit aimer, et c’est ainsi que j’aime.

NABAL.

Quelqu’un vient c’est Ismen.

 

 

Scène II

 

ISMEN, passant pour aller chercher le Sultan, OLINDE, NABAL

 

OLINDE.

Souffrez qu’un malheureux

Ose aujourd’hui, Seigneur, se montrer à vos yeux.

Le fils de Nourédin vous est-il cher encore ?

Ce n’est pas pour lui seul qu’Olinde vous implore...

ISMEN.

Je ne vous connais pas ; le Roi m’attend : adieu.

En s’en allant.

Je reviendrai bientôt avec lui dans ce lieu.

NABAL.

À vos justes désirs un accueil si contraire

De la faveur des Grands est l’effet ordinaire.

C’est l’esprit de la Cour ; le pouvoir, les honneurs,

Changent les sentiments et corrompent les mœurs

Ne vous étonnez pas qu’un traître vous oublie,

Quand il trahit son Dieu, ses frères, sa patrie.

Courtisan, favori, riche, heureux, apostat,

Que de titres divers pour n’être qu’un ingrat !

OLINDE.

Il ne me connaît plus ! Si dans la nuit profonde

Mon père voit encor les crimes de ce monde

Ses mânes indignés contre un perfide ami

En sachant mon injure ont justement frémi.

Ah ! si dans mon transport j’avais purgé la terre

D’un monstre qu’à regret épargne le tonnerre...

Oui, je devais donner cet exemple aux ingrats.

La honte et la surprise ont retenu mon bras.

NABAL.

Montrez des sentiments dignes d’un grand courage.

Méprisez un ami dont l’orgueil vous outrage.

Oubliez une amante insensible à vos feux.

Renonçons pour toujours à ces funestes lieux.

Venez.

OLINDE.

Ah ! penses-tu que je vivrais encore

S’il fallait renoncer à celle que j’adore !

Demeurons : c’est ici qu’Aladin chaque jour,

Accompagné d’Ismen et des Grands de sa Cour,

Se montre à ses sujets pour dissiper leurs craintes,

Terminer leurs débats et recevoir leurs plaintes.

Je veux aux pieds du Trône exposer mes malheurs.

Peut-être qu’Aladin touché de mes douleurs...

Mais dut-il s’offenser et punir mon audace,

Je vois sans m’effrayer la mort qui me menace.

Cesse de t’opposer à mon juste transport,

Mais ce n’est pas à toi de partager mon sort.

Dans la foule caché, quand le Roi va paraître ;

Tu peux tout observer, sans te faire connaître.

Demeure aux derniers rangs, je m’avance aux premiers :

J’entends déjà le son des instruments guerriers.

De mille cris divers les voutes retentissent.

De peuple et de soldats tous ces lieux se remplissent :

Ce brillant appareil frappe toujours les yeux.

D’où me vient cet effroi ? Les Rois sont-ils des Dieux ;

Qui jusques sur notre âme étendent leurs conquêtes ?

Le Ciel qui les élève au-dessus de nos têtes,

N’a-t-il fait les humains que pour leur obéir !

Sont-ils nés pour régner comme nous pour servir ?

Soit faiblesse ou raison, la Majesté du Trône

M’éblouit malgré moi, m’interdit et m’étonne.

 

 

Scène III

 

ALADIN, ISMEN, OMAR, OLINDE, NABAL, retiré dans un des côtés du Théâtre, PEUPLE, GARDES

 

Le fond du Théâtre s’ouvre en partie ; le Sultan paraît sur son Trône accompagné de sa Cour ; des Gardes et des gens du peuple qui viennent à l’audience du Sultan remplissent les deux côtés du Théâtre.

OLINDE.

Seigneur, un malheureux, prosterné devant vous,

Obtiendra-t-il la mort qu’il demande à genoux ?

J’offre à votre justice et mon sang et ma vie.

Mais épargnez, Seigneur, les jours de Sophronie !

Prisonnière en ces lieux, de quoi l’accuse-t-on ?...

ALADIN.

Qu’entends-je ? Sophronie... Ismen... Oui c’est le nom

De la jeune Chrétienne à vos soins confiée.

À Olinde.

Plaise à Dieu qu’elle puisse être justifiée !

Hélas ! j’aime bien mieux pardonner que punir.

Mais je crains que séduit, facile à prévenir,

Jeune présomptueux, ton esprit ne s’abuse.

Sais-tu bien de quel crime elle-même s’accuse.

Il n’est point de tourment qu’elle n’ait mérité.

D’un lieu terrible et saint bravant la majesté,

La perfide a ravi l’image révérée

Aux mystères secrets par Ismen consacrée.

OLINDE.

On vous trompe, Seigneur, pourrez-vous consentir ?...

ALADIN.

Je te l’ai déjà dit : loin de se repentir,

Dans le fougueux transport qui l’aveugle et l’anime ;

Sophronie ose encor se vanter de son crime.

OLINDE.

Les discours d’un enfant ont-ils dû vous tromper ?

De ce funeste honneur qu’elle veut usurper,

D’un effort si hardi, son âge est incapable.

Je viens vous découvrir le seul et vrai coupable :

C’est par moi qu’en vos mains il doit être remis.

Le reste des Chrétiens à vos lois est soumis.

Sauvez les innocents ; mais surtout Sophronie

Pour un crime étranger doit-elle être punie ?

L’excès d’un zèle ardent qui lui fait tout oser,

Sans crainte et sans égard la porte à s’accuser.

Sa jeunesse imprudente excuse son audace.

Pour prix de mon secret, je demande sa grâce.

ALADIN.

Qu’on la fasse venir... Quel mystère d’horreur !

Si je puis épargner l’imprudence et l’erreur,

Le crime audacieux n’a point de privilège.

Malheur au vrai coupable, au brigand sacrilège

Qui dans le Temple saint osant porter ses pas,

De l’ombre des autels couvrit ses attentats.

 

 

Scène IV

 

ALADIN, ISMEN, OMAR, OLINDE, SOPHRONIE, PEUPLE, GARDES

 

Olinde est placé de façon qu’il n’est pas vu de Sophronie.

OLINDE, à part.

Ô Ciel, protège-nous !

ALADIN.

Approchez, Sophronie.

Quel orgueil insensé, quel fanatisme impie

Vous faisait faussement vous vanter à mes yeux

Du crime le plus noir et le plus odieux ?

Quel plaisir trouvez-vous à périr pour un autre ?

SOPHRONIE.

J’ai rempli mon devoir : Sultan, faites le vôtre.

Soyez juste, voilà votre première loi.

Pardonnez aux Chrétiens, ne punissez que moi,

Oui, seule j’ai tout fait sans témoin, sans complice.

Seule je dois périr, et je m’offre au supplice.

OLINDE.

Qu’on ne l’écoute pas ; Sultan, souffriras-tu

Qu’on trompe ta vengeance ainsi que ta vertu ?

J’ai promis de parler ; il est temps que je livre

Le seul que ta justice ait encore à poursuivre.

ALADIN.

Eh bien !dis-moi sur qui doit tomber mon courroux.

Nomme sans différer le coupable...

OLINDE.

Moi.

ALADIN.

Vous ?

OLINDE.

Oui, n’accuse que moi ; c’est moi seul dont l’audace

N’apporte point d’excuse, et n’attend point de grâce.

Tu n’as pas respecté le Temple des Chrétiens.

Je venge nos Autels en profanant les tiens.

La nuit à mes desseins prêtant son voile sombre ;

Favorisait mes pas, les couvrait de son ombre.

Je connais de ces lieux les plus secrets détours ;

C’est ici que j’ai vu passer mes premiers jours.

Ah, Seigneur, c’est ici que Nourédin mon père,

En servant près de vous, a fini sa carrière.

Ismen doit le savoir, qui, protégé par lui,

S’il a votre faveur, la doit à son appui.

ALADIN.

Nourédin m’était cher ; d’un serviteur fidèle

Je n’ai pas oublié les vertus et le zèle.

Ô fils de Nourédin, tu ne l’imites pas.

Parle, quelle fureur, perfide, armait ton bras

Contre moi, contre Dieu, ses Autels et son Temple ?

OLINDE.

Qu’ai-je donc fait, Sultan, que suivre ton exemple ?

N’as-tu pas le premier insulté nos Autels ?

Cette image, l’objet de nos vœux solennels,

Jamais par les Chrétiens sans succès invoquée,

Devait-elle à nos yeux décorer ta Mosquée ?

De la Reine des Cieux adorateur jaloux,

J’ai dû reprendre un bien qui n’appartient qu’à nous ;

Seuls dignes d’en jouir, dignes de le connaître.

Le Temple était fermé ; mais pour m’en rendre maître

J’ose tout affronter ; je franchis sans effroi

Les barrières, les murs qui s’opposaient à moi,

Par un chemin nouveau je me fais un passage,

Et ma main sur l’Autel saisit enfin l’image.

Vous donc qui vous flattiez de surprendre le Roi,

Et de ravir le prix qui n’était dû qu’à moi,

Dites par quels moyens, dites par quels miracles

Seule vous avez pu surmonter tant d’obstacles,

Ou, sans vous obstiner contre la vérité,

Laissez-moi tout l’honneur que j’ai seul mérité.

SOPHRONIE.

C’est vous qui ravissez mon triomphe et ma gloire.

Mais quelle est votre erreur ? Vous avez donc pu croire

Que l’amour de la vie et la peur de mourir,

À vos lâches desseins me feraient consentir ?

Je suis faible, sans doute, et ma faiblesse même

Fera mieux éclater la puissance suprême

De ce Dieu bienfaisant, votre espoir et le mien.

Avec lui je peux tout, sans lui je ne peux rien.

J’ai bravé les périls, j’ai franchi les obstacles.

Le Dieu que nous servons est le Dieu des miracles.

C’est le maître des Rois, le Dieu puissant et fort ;

Et ne craignant que lui, je ne crains pas la mort.

ALADIN.

Chrétiens audacieux, race ingrate et perfide,

Vous affectez en vain ce courage intrépide.

Vous croyez me braver ; il faut combler vos vœux ;

Vous le voulez : eh bien, périssez donc tous deux.

La pitié dans mon cœur doit céder à la haine.

Dans un sombre cachot, Gardes, qu’on les enchaîne.

ISMEN.

Seigneur, que Dieu lui-même arme enfin votre bras :

Détruisez les Chrétiens, et sauvez vos États.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ALADIN, ISMEN, OMAR

 

ALADIN.

Vous qui près de moi veillant autour du Trône,

M’aidez à soutenir le poids de la couronne ;

Ô vous, mes vrais amis, c’est dans ces tristes jours

Que j’ai sur tout besoin de force et de secours.

J’ai mon sceptre à défendre, et ma gloire et ma vie.

L’Europe, de brigands vient d’inonder l’Asie ;

Ils portent dans tous lieux le carnage et l’horreur.

Tous leurs pas sont marqués par des traits de fureur.

Bientôt près de nos murs nous verrons leur armée,

Ce qui comble l’effroi de mon âme alarmée,

Ce qui surtout m’oblige à prendre vos avis,

C’est de voir dans mon sein mes plus grands ennemis ;

De traitres, de Chrétiens cette ville est remplie ;

Je crains tout de leur rage et de leur perfidie.

C’est à vous d’éclairer, de régler mon courroux,

Ainsi, près de porter les plus terribles coups,

Pour la dernière fois j’ai voulu vous entendre.

ISMEN.

Quoi ! vous délibérez ! eh qu’osez vous attendre ?

Frappez, Seigneur, frappez, ménagez les instants ;

Peut être que bientôt il ne serait plus temps.

Lorsque des étrangers les nombreuses cohortes,

Assiégeant nos remparts, menaceront nos portes,

Vous verrez les Chrétiens soulevés, furieux,

Briser avec audace un joug trop dur pour eux.

Vous en avez trop fait pour qu’ils restent fidèles ;

Des sujets mécontents feront bientôt rebelles.

Pourquoi dissimuler ? Il n’est pas de Chrétien

Qui dans les maux publics ne contemple son bien.

Aladin n’est, dit-il, qu’un tyran qu’il abhorre ;

Bouillon est le sauveur qu’en secret il implore.

Le plus juste des Rois, s’il attaque l’erreur,

À ses yeux fascinés n’est plus qu’un oppresseur...

Qui pense plaire à Dieu, même en devenant traître ;

S’il ne l’est pas encor, ne tarde pas à l’être.

Qui se croit opprimé n’est pas longtemps soumis.

Au dedans, au dehors, entouré d’ennemis

Que pourriez-vous, Seigneur, contre de tels obstacles ?

Mahomet est pour nous : Dieu nous doit des miracles

Mais ne nous flattons pas : qu’avons-nous mérité ?

Qui ménage l’erreur, trahit la vérité.

Les ennemis de Dieu ne sont-ils pas les nôtres ?

Proscrivez donc les siens, il détruira les vôtres.

Nous faisons retentir les Temples de nos cris ;

Ce ne sont point des pleurs, c’est le sang des proscrits

Que demande le ciel irrité de leurs crimes.

Frappez, que les Chrétiens nous servent de victimes :

Que l’œil du Tout-Puissant, qui lit dans tous les cœurs,

Parmi les vrais enfants et ses adorateurs,

Ne trouve plus mêlé d’ennemi de sa gloire :

J’ose au nom du Prophète annoncer la victoire.

Puissé-je voir, Seigneur, sous une même loi,

Tous vos sujets unis comme sous un seul Roi.

Puissé-je voir tomber l’infidèle et l’impie,

Et puisse être ce jour le dernier de ma vie.

OMAR.

Je ne puis admirer ce zèle destructeur.

Est-ce par les tourments, est-ce par la fureur

Qu’un Dieu clément et doux commande qu’on l’honore ?

Quel est ce noir Démon qu’Ismen veut qu’on adore ?

Est-ce un tigre altéré de carnage et de sang ?

Faut-il pour l’apaiser qu’on se perce le flanc ?

Non, Dieu n’attend de nous qu’un volontaire hommage ;

Et tout culte forcé lui déplait et l’outrage.

Par nos sages discours, encor plus par nos mœurs,

Entrainons les esprits, surtout gagnons les cœurs.

Tous les concitoyens, tous les hommes sont frères ;

Pleurons sur leurs écarts, et plaignons leurs misères.

Il faut les avertir, il faut les éclairer.

En les persécutant croit-on les attirer ?

Les Chrétiens pensent mal : au lieu de les instruire,

La haine et le faux zèle aiment mieux les détruire.

Ah ! Seigneur, détestez ces barbares projets.

Les malheureux Chrétiens sont aussi vos sujets.

De tous également n’êtes-vous pas le père ?

En démentirez-vous l’auguste caractère ?

Non, Seigneur, votre cœur est noble et généreux ;

Souffrez qu’à vos genoux j’ose parler pour eux :

Je connais des Chrétiens les absurdes chimères ;

Je suis loin d’adopter leurs profanes mystères.

Vous ne soupçonnez point ma vertu ni ma foi ;

Le bien de la patrie et l’honneur de mon Roi

Sont les seuls intérêts que je puisse connaître.

Périsse mille fois le perfide et le traitre

Qui, forcé de parler dans le conseil des Rois,

Pour le faible opprimé n’ose élever sa voix !

ALADIN.

Avec la même ardeur, avec le même zèle,

Chacun de vous me parle en ministre fidele.

Omar dans les Chrétiens ne voit que mes sujets ;

Ismen y voit de plus mes ennemis secrets.

Dévoués l’un et l’autre au bien de mon service,

Vous aimez la clémence, et cherchez la justice.

Ismen, de ces Chrétiens je pense comme toi,

Qui sert mal notre Dieu, ne sert pas bien son Roi,

Mais enfin si le ciel, qu’outrage leur folie,

Leur laisse par pitié la lumière et la vie ;

C’est à nous de souffrir ceux qu’il veut ménager.

Nous l’offensons peut-être en voulant le venger.

Ainsi, que les Chrétiens bannissent leurs alarmes ;

Qu’ils vivent : il suffit de leur ôter les armes.

Il faut les observer, il faut veiller sur eux.

Des ennemis cachés en sont plus dangereux :

Contre leurs attentats ne cessons d’être en garde.

Omar, c’est toi, surtout, que cet emploi regarde,

Tu me répondras d’eux, puisqu’enfin tes avis

Sont, contre mes soupçons ; les seuls que j’ai suivis,

J’excepte seulement de la commune grâce

Les deux jeunes captifs dont la rebelle audace

Ose encor se vanter d’un sacrilège affreux.

La pitié vainement me parlerait pour eux.

À nos sacrés Autels, profanés par leur crime,

Je ne peux refuser cette double victime.

Leur sang me tiendra lieu de tout le sang chrétien :

Ils mourront... Cependant il leur reste un moyen

D’échapper au péril qui tous deux les menace ;

Il est peu de forfaits qu’un repentir n’efface.

Je puis tout pardonner à de vrais Musulmans :

Puissent-ils renoncer à leurs égarement !

Qu’ils embrassent mon culte, et la main du Prophète

Du plus grand des périls garantira leur tête.

Qu’ils ne regrettent pas les erreurs des Chrétiens,

Je les accablerai de faveurs et de biens.

Aux Gardes.

Qu’on les fasse venir ; Omar, c’est vous encore

De ce nouvel emploi que votre maître honore.

 

 

Scène II

 

OMAR, seul

 

Que ne ferais-je pas pour les sauver tous deux ?

C’est l’unique plaisir que je goûte en ces lieux.

Accablé sous le poids de mes brillantes chaînes

Chargé de vains honneurs et de cruelles peines,

Mon destin qu’on envie est pour moi trop affreux

Si je ne puis au moins servir les malheureux.

Je les vois : mon aspect les trouble et les étonne :

Peut-être qu’en secret leur crainte me soupçonne.

 

 

Scène III

 

OMAR, SOPHRONIE, OLINDE

 

OMAR.

Approchez, mes enfants : bannissez de vos cœurs

Des soupçons offensants et d’injustes frayeurs.

Vous servir, vous sauver, est ce que je désire.

Secondez tous les deux la pitié qui m’inspire.

Du sort qui vous poursuit si j’arrête les coups,

Je serai plus content et plus heureux que vous.

Ne redoutez encore aucun arrêt sinistre.

Je vous offre la paix ; trop heureux le Ministre

Qui, contraint d’obéir aux ordres de son Roi,

Peut dans ce rang illustre et ce pénible emploi,

D’un Prince bienfaisant annoncer la clémence !

OLINDE.

Dans cet affreux Sérail, funeste à l’innocence,

Le juste qu’on opprime a-t-il des protecteurs ?

OMAR.

Oui, partout la vertu trouve des spectateurs.

Je vous plains, mes enfants ; l’erreur qui vous abuse,

En causant vos malheurs, fait aussi votre excuse.

Avec tant de courage on n’est pas sans vertu ;

Mais votre zèle enfin n’a que trop combattu.

Il faut céder, il faut mériter votre grâce ;

Le Sultan, que tantôt irritait votre audace,

D’une jeunesse ardente excusant les erreurs,

Vous permet de prétendre à ses justes faveurs...

Vous outragez les lois, et ce mépris l’offense.

D’un transport téméraire avouez l’imprudence ;

Confessez votre crime, et tout est oublié.

SOPHRONIE.

Quel crime ! quelle erreur ! quelle fausse pitié !

En feignant de nous plaindre on cherche à nous séduire ;

Je vois le piège affreux où l’on veut nous conduire.

Le Trône du Sultan ne me tenterait pas.

De ces viles grandeurs je ne fais point de cas.

Que m’importent les biens dont votre Cour abonde ?

C’est du maître des Rois, c’est du maître du monde

Que j’attends le seul prix qui peut flatter mon cœur ;

Mais c’est par les tourments qu’on arrive au bonheur.

C’est la mort qui conduit à l’éternelle vie.

Si donc vous écoutez les vœux de Sophronie,

Au courroux du Sultan loin de vous opposer,

Il faut le satisfaire au lieu de l’apaiser.

OMAR.

Ainsi dans son effort moins sublime qu’extrême,

Le fougueux fanatisme outre la vertu même.

Au dessus des revers, le Sage, sans effort

Peut refuser un Trône ou mépriser la mort.

Mais d’un Roi bienfaisant insulter la clémence,

Dédaigner ses bontés et braver sa vengeance :

C’est paraître insensible et non pas généreux.

Ne chercher dans la mort qu’un supplice honteux ;

Et se faire un honneur d’aimer l’ignominie,

Ne vouloir que périr sans servir sa patrie,

Que s’immoler sans gloire et sans nécessité :

Ce n’est pas d’un grand cœur la noble fermeté ;

C’est moins une vertu qu’une aveugle furie,

Un insensé délire, un fanatisme impie.

SOPHRONIE.

Je chéris, je respecte et l’État et mon Roi ;

Mais ma religion est ma première loi.

Que me reprochez-vous, Seigneur ? Osez-vous croire

Qu’en mourant pour mon Dieu je périsse sans gloire ?

Des honneurs, des plaisirs si je fais peu de cas.

Si l’éclat des grandeurs ne m’en impose pas,

Je sais qu’aux yeux séduits d’une fausse sagesse

La vertu trop austère est folie ou faiblesse.

Mais quel est cet orgueil profane et criminel ?

Qu’il est vain, qu’il est vil aux yeux de l’Éternel !

Pour jamais je t’abjure, ô sagesse insensée,

Tu ne fouilleras point mon cœur ni ma pensée.

Le vrai Dieu que j’adore est mort sur une croix ;

J’en préfère l’opprobre à la pompe des Rois.

OMAR, à Olinde.

Vous, sur qui la raison doit avoir plus d’empire,

Ne rougirez-vous pas de ce honteux délire ?

Aux bienfaits du Sultan, mon fils, préférez-vous

Le fanatique honneur de braver son courroux ?

Croyez, si vous pouvez, vos absurdes mystères.

Mais, sans vous immoler à de tristes chimères,

N’allez pas affronter les rigueurs du trépas,

Pour des dogmes obscurs que vous n’entendez pas.

OLINDE.

Chrétiens depuis longtemps, dan la même croyance

Les auteurs de mes jours ont nourri mon enfance :

Et, sans autre examen, je crois ce qu’ils ont crû.

De nos dogmes obscurs mon esprit confondu

En révère avec foi les ténèbres augustes.

Dieu parle, nous dit-on, ses lois sont toujours justes.

Ce n’est pas que peut-être on ne doive admirer

Celui que la raison guide sans l’égarer,

Qui, digne de trouver la vérité qu’il aime

Pour la connaître mieux, veut la chercher lui-même,

Et qui pour croire, enfin veut être convaincu.

Pour moi je veux mourir ainsi que j’ai vécu.

Soumettre à ma raison le culte de mes pères,

C’est présumer beaucoup de mes faibles lumières.

Cet examen pénible est au-dessus de moi.

Peu d’hommes sans péril peuvent changer leur foi.

Quand on connaît l’erreur, heureux qui l’abandonne !

Mais malheur au perfide, au traître qu’on soupçonne

D’avoir pu, subjugué par un motif secret,

Abandonner son Dieu pour un vil intérêt !

Je ne suis qu’un pécheur et je sens ma misère,

Ô mon Dieu ! Mais jamais ne souffre en ta colère

Que, nourri dans ta foi, par un lâche attentat,

Je mérite l’opprobre et le nom d’apostat.

OMAR.

Je n’ose ni louer ni blâmer ce courage ;

Mais je vois les périls auxquels il vous engage.

Ah ! puisse le Sultan penser ainsi que moi !

Tout homme ferait libre, et maître de sa foi,

Je vais le voir encore, implorer sa justice,

Et tâcher à nos vœux de le rendre propice.

Demeurez cependant en la garde d’Émir.

Je vous quitte à regret, mais c’est pour vous servir.

 

 

Scène IV

 

OLINDE, SOPHRONIE, ÉMIR, GARDES dans l’enfoncement

 

OLINDE.

En vain dans nos malheurs sa bonté nous rassure :

Je redoute les traits que lance l’imposture.

La vertu, qui toujours trouve tant d’ennemis,

N’a sur tout dans les Cours que de faibles amis,

La Vérité se tait, ou se voit dédaignée,

Le Mensonge, aiguisant sa langue empoisonnée ;

Fait retentir ses cris à l’oreille des Rois.

Le Sage pourrait-il faire entendre sa voix ?

SOPHRONIE.

Eh bien ! que craignez-vous, homme faible et timide ?

À son gré, de mon sort que le Sultan décide ;

Qu’il s’arme pour venger l’honneur de ses Autels ;

Qu’il tourne contre moi ses traits les plus cruels :

Qu’importe, j’aime mieux son courroux que ses grâces ;

Je redoute bien plus ses dons que ses menaces.

Mais toi, qui sens déjà chanceler ta vertu,

Si tu crains le combat, pour quoi le cherches-tu ?

La mort seule est ici le prix de la victoire ;

La mort seule est ici la route de la gloire.

Va, fuis et laisse-moi braver seule un danger

Que tu n’es pas encor digne de partager.

OLINDE.

Vous pouvez m’accabler, vous pouvez me confondre ;

Mon cœur est trop ému pour oser vous répondre ;

Je ne songe pas même à me justifier :

Si pourtant notre sort a de quoi m’effrayer,

Si vous me soupçonnez de faiblesse ou de crainte,

Si j’ai laissé, Madame, échapper quelque plainte ;

Le Dieu que nous servons, ce Dieu qui voit mon cœur,

Sait trop quel est, hélas ! l’objet de ma terreur.

Ah ! que ce fier Sultan, déployant sa furie,

Arme contre moi seul toute la barbarie.

Que ne puis-je être, hélas, seul en butte à ses coups !

On ne me verrait pas, pour fléchir son courroux,

D’un Monarque superbe implorer l’indulgence :

Avec quel froid dédain j’attendrais sa vengeance !

S’il suffit d’affronter les périls et la mort ;

S’il suffit de braver les méchants et le sort ;

Si l’audace intrépide et l’orgueil magnanime

Sont les seules vertus dignes de votre estime,

Je sais mourir, Madame ; et qui doit mieux que moi

Voir un tyran sans trouble et la mort sans effroi ?

Qui connaît mieux que moi le néant de la vie ?

J’ai souffert... j’ai vécu... ma carrière est remplie.

Aux larmes, aux soupirs, sans espoir condamné...

La douleur, qui flétrit mon cœur infortuné,

À toute autre douleur le rend inaccessible.

Plus cruel qu’Aladin, mille fois plus terrible,

Un tyran m’asservit, m’accable de ses traits.

Le bonheur loin de moi s’est enfui pour jamais.

Dans l’état où je suis la mort est une grâce.

Dois-je craindre pour moi le sort qui vous menace

L’esclave malheureux dont on brise les fers,

Pourrait-il regretter les maux qu’il a soufferts !

SOPHRONIE.

Seigneur, je conçois mal cette douleur profonde :

Vous invoquez la mort, vous détestez le monde.

Je sais qu’aux yeux du Sage, et sur tout du Chrétien,

L’univers, les grandeurs, les plaisirs ne sont rien.

Sans regret, sans murmure il renonce à la vie.

La terre est un exil, le Ciel est sa patrie.

Son esprit immortel fuit tout autre bonheur.

Le Dieu qui l’a créé peut seul remplir son cœur.

Si sa grâce l’appelle à l’honneur du martyre,

Loin de craindre la mort, il faut qu’il la désire.

La vie est un dépôt que Dieu nous a remis.

Fidèles à ses lois, à ses ordres soumis,

Nous devons à son gré le garder ou le rendre,

Pour honorer son culte ou bien pour le défendre,

Trop heureux le Chrétien qui fait vivre et souffrir !

Heureux sur tout qui peut et souffrir et mourir !

Mais l’esclave, courbé sous le poids de ses chaînes,

Le malheureux qui souffre et gémit de ses peines,

Est-il si généreux en se plaignant du sort,

Quand, pour finir les maux, il invoque la mort

D’une aveugle fureur Dieu rejette l’hommage :

Le désespoir farouche est bien loin du courage.

Lâche, traine tes fers sans en être abattu,

Et ne t’applaudis pas d’une fausse vertu.

Le faible dans la mort croit trouver un refuge ;

Insensé, tremble, hélas ! en pensant à ton juge.

C’est pour le juste seul que la mort est un bien.

Oses-tu désirer ce prix du vrai Chrétien ?

Pour chercher le martyre, il faut en être digne ;

Méritons-nous, Seigneur, cette faveur insigne ?

 

 

Scène V

 

ÉMIR, OLINDE, SOPHRONIE

 

ÉMIR

Chrétiens infortunés, venez et suivez-moi.

Je m’acquitte à regret d’un rigoureux emploi...

Votre félicité de vous allait dépendre :

Vos fers étaient brisés ; mais il faut les reprendre.

SOPHRONIE.

Soutiens-moi, Dieu Puissant, et je vole à la mort.

OLINDE.

Sauve-la, Dieu clément, et je brave le Sort.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ISMEN, NADIR

 

ISMEN.

Qui l’aurait crû, Nadir, que jamais des Chrétiens

Ilmen dût travailler à briser les liens ?

De ces infortunés, dont l’audace et le crime

Répandent le scandale et l’effroi dans Solime,

L’attentat sacrilège allait être puni.

C’est moi seul qui détourne et retiens jusqu’ici

Le glaive de la mort suspendu sur leur tête.

NADIR.

Vous m’étonnez, Seigneur ; quel motif vous arrête ?

D’un changement si prompt quel est donc le sujet ?

ISMEN.

Je change de langage et non pas de projet.

Il faut qu’un zèle ardent, sans être fanatique,

Pour l’emporter sur tout, cède à la politique.

Tout Chrétien me déteste, et je hais les Chrétiens,

Comme les ennemis de mon culte et les miens.

Mais je n’immole pas aux transports de ma haine

Un intérêt plus cher, une gloire moins vaine.

Les désirs du Sultan sont ma suprême loi.

Le devoir d’un sujet est de plaire à son Roi.

NADIR.

Mais l’ami des Chrétiens au Sultan peut-il plaire ?

À toute secte impie Aladin si contraire,

Devenu tout-à-coup favorable à l’erreur,

Voudrait-il des méchants être le protecteur ?

ISMEN.

Aux vertus du Sultan rendez plus de justice.

Ah ! qu’osez-vous penser ? Non ; que le Ciel propice

Du plus affreux des maux garantisse mon Roi !

Toujours ferme en sa haine et constant dans la foi,

Avec la même ardeur, avec le même zèle,

Il protège les droits de son peuple fidèle.

Avec la même force, avec la même horreur,

Il poursuit, il combat, il déteste l’erreur.

Son âme cependant, généreuse et sensible

À la tendre pitié n’est pas inaccessible.

Le mensonge a ses Dieux, l’erreur a ses martyrs.

De ces jeunes Chrétiens, qui sans pleurs, sans soupirs,

Paraissent inviter la mort qui les menace,

Le courage intrépide, et même cette audace

Que l’espoir, que l’effroi ne sauraient ébranler,

Que rien ne peut fléchir, que rien ne peut troubler,

Que sais-je enfin, Nadir, tout ce faux héroïsme

Qu’affecte ou que produit l’orgueil du fanatisme,

Touche, émeut, attendrit le grand cœur d’Aladin :

Il condamne d’abord ; mais il admire enfin.

Tels font de la vertu le charme et la puissance :

On se laisse entraîner par sa seule apparence,

Cependant il résiste au piège séducteur.

La Foi, qui soumet tout, triomphe de son cœur.

Il faut venger le Ciel ; il faut punir le crime,

Le Prophète outragé demande une victime.

Enfin le trait fatal allait être porté.

NADIR.

C’est vous, Seigneur, c’est vous qui l’avez arrêté !

ISMEN.

J’ai feint que tout-à-coup (le motif qui m’anime

Rendait, n’en doute pas, ma feinte légitime,)

Par un pouvoir divin je me sens entraîné,

Aux genoux du Sultan je tombe prosterné.

Écoute, m’écrié-je, et qu’un arrêt funeste ;

Ne nous arrache pas un espoir qui nous reste.

Permets qu’un humble esclave ose porter sa voix

Jusqu’aux pieds du plus grand et du meilleur des Rois.

Périsse le méchant, périsse l’infidèle !

Je jure à tout impie une haine éternelle.

Mais le Dieu juste et bon qui pèse les erreurs,

Pardonne au repentir, et se rend à nos pleurs :

Il daigne protéger le faible qui l’adore ;

Il ne rejette pas le pécheur qui l’implore.

Vous plaignez le destin de ces infortunés,

Et ce n’est qu’à regret que vous les condamnez.

Puissent-ils donc cesser de nous être contraires !

Il faudra les sauver s’ils deviennent nos frères.

C’est le Ciel qui m’inspire ; il parle, je l’entends ;

Mon âme se remplit d’heureux pressentiments.

Quel triomphe, Seigneur, pour la foi Musulmane ;

Si de ces fiers Chrétiens l’illusion profane,

Cède à la voix du Ciel et de la vérité !

Aladin m’a paru satisfait et flatté.

De son cœur bienfaisant la bonté se déploie ;

Il punit avec peine. il pardonne avec joie.

Cher Ismen, me dit-il, avec un air serein,

Que le Dieu qui t’inspire un si pieux dessein,

Couronne les désirs que lui-même a fait naître.

Du sort des deux captifs je te laisse le maître.

Triomphe de l’erreur, fais régner notre foi ;

Sers l’État, sers le Ciel, et compte que ton Roi

Secondera tes soins, partagera ta gloire.

NADIR.

Je connais tout le prix d’une telle victoire.

Plus l’orgueil des Chrétiens les éloigne de nous,

Plus, de les attirer, nous paraissons jaloux.

Un succès si flatteur, éclatant dans Solime,

Des pieux Musulmans vous attire l’estime.

Je connais d’Aladin les glorieux projets ;

Ses vœux les plus ardents sont de voir ses sujets

Réunis avec lui dans la même croyance.

Mais au reste, Seigneur, quelle est votre espérance ?

Ne craignez-vous ici d’obstacle ni d’écueil ?

Des farouches Chrétiens vous connaissez l’orgueil.

Rien ne peut les troubler, rien ne peut les séduire.

Omar, le sage Omar, en vain pour les réduire

Vient de tout essayer : il n’a pas réussi.

Serez-vous plus habile ou plus heureux que lui ?

ISMEN.

Omar a des talents auxquels je rends hommage.

Mais, fier de sa vertu, plus austère que sage,

Il veut par la raison subjuguer les esprits,

Et de nos passions il ignore le prix :

Comme lui je les crains, les suis et les condamne.

Mais il n’est point d’objet, vil, impur, ou profane

D’où la main de celui, qui produit tout de rien,

Ne tire, quand il veut, sa gloire et notre bien.

Lorsque le but est saint, il suffit qu’on l’obtienne :

Qu’importent les chemins, pourvu qu’on y parvienne !

Le pécheur, malgré lui, le juste, par son choix,

Tous honorent le Dieu qui donne à tous les lois.

Vaincre les passions est un art difficile ;

Mais l’art d’en profiter est encor plus utile.

J’ai vu le jeune Olinde et j’ai lu dans son cœur ;

Certain de son penchant, je connais son vainqueur.

Que de son fanatisme il se fasse une gloire ;

Qu’il se dise Chrétien, je consens à le croire :

Mais ce qu’il ne dit pas, je le crois encor mieux.

Tous les feux de l’amour éclatent dans ses yeux.

Je ne me trompe pas : s’il veut perdre la vie,

Il s’immole à son Dieu bien moins qu’à Sophronie.

Crois-tu qu’un vain fantôme, un stérile devoir,

L’emporte sur l’amour secondé par l’espoir ?

Il aime Sophronie, il veut mourir pour elle ;

Mais il veut encor mieux vivre en amant fidèle...

Tu vois tout mon projet, et, s’il me réussit,

C’en est fait, je triomphe, Omar perd son crédit.

NADIR.

Oui, tel’ est d’Aladin le faible caractère.

Le parti qui le flatte est celui qu’il préfère.

Le succès fait toujours le mérite à ses yeux ;

Le plus grand à son gré n’est que le plus heureux.

C’est à vous d’achever ce qu’Omar n’a pu faire.

Omar doit vous céder si vous savez mieux plaire.

ISMEN.

Omar doit me céder et perdre sa faveur !

Voilà, Nadir, voilà l’idole de mon cœur.

Cet Ismen, des Chrétiens l’implacable adversaire.

Paraîtrait leur ami s’il était nécessaire.

M’aurais-tu soupçonné d’un aveugle transport ?

D’un peuple lâche et vil que m’importe le sort !

Mais prévenir les coups et renverser l’empire

D’un ennemi puissant qui cherche à me détruire,

Sans rivaux, du Sultan partager le pouvoir,

Régner seul sous son nom, tel est mon juste espoir,

Le terme auquel j’aspire et le prix qui m’anime.

Ami, mon cœur est pur, mon but est légitime.

C’est au Ciel que je sers de seconder mes vœux.

Il me doit son secours... Quelqu’un vient en ces lieux :

Nadir, laisse-nous seuls... C’est Olinde lui-même...

 

 

Scène II

 

ISMEN, OLINDE

 

ISMEN.

Du puissant Aladin l’autorité suprême

Suspend en ma faveur l’instant qui pour jamais

Devait finir ton sort et punir tes forfaits.

Je viens te voir encor, te parler et t’apprendre

Ce que de sa clémence un ingrat peut attendre.

OLINDE.

Eh bien, que me veux-tu ? Parle et délivre-moi

Du supplice de voir un méchant tel que toi.

ISMEN.

À ces transports fougueux, à cette audace vaine,

Je reconnais l’orgueil d’une secte hautaine.

Je plains ton impuissance et je veux l’épargner.

Chrétien, qu’un Musulman t’apprenne à pardonner.

Je chérissais ton père ; en te voyant paraître,

Si j’ai feint cependant de ne plus te connaître,

Ne crains pas que mon cœur ait sitôt oublié

Ou qu’il veuille trahir notre ancienne amitié.

Tu crois qu’un courtisan doit avoir l’âme ingrate ;

En reproches honteux lorsque ta haine éclate,

Je ne veux me venger qu’en faisant ton bonheur.

D’un ton de voix encore plus affectueux et plus radouci.

Olinde, écoute-moi, l’amour règne en ton cœur.

OLINDE, qui avait d’abord écouté les protestations d’Ismen avec la plus grande froideur, répond avec vivacité.

Ciel ! qu’osez-vous penser ?

ISMEN.

Oui, j’ai lu dans ton âme :

La jeune Sophronie est l’objet qui t’enflamme.

Ami, laisse avec moi les vains déguisements.

OLINDE, après un moment de silence et de réflexion.

Pourquoi dissimuler mes secrets sentiments ?

Il est vrai, j’aime hélas ! j’adore Sophronie.

Ah ! Seigneur, vous pouvez lui conserver la vie.

Je sais que notre sort ne dépend que de vous ;

Du puissant Aladin modérez le courroux.

Si ma témérité doit passer pour un crime,

Que, satisfait au moins d’une seule victime,

Sur moi de sa vengeance il épuise les traits.

ISMEN.

Vous pouvez l’un et l’autre expier vos forfaits.

Au charme de l’espoir que votre âme se livre ;

Le Sultan vous pardonne et vous permet de vivre :

Ce n’est pas tout, Olinde, écoute, et connais mieux

Cet infidèle ami qui t’était odieux.

Par des liens sacrés je veux que Sophronie

À son heureux Amant soit pour jamais unie,

Que comblés par mes soins et de biens et d’honneurs...

OLINDE.

Non, je ne prétends pas à ces hautes faveurs.

N’abusez pas, Seigneur, un Amant trop sensible :

Que jamais Sophronie... Ah ! s’il était possible !...

Ce bonheur n’est pas fait pour un infortuné,

Aux larmes, aux tourments, à la mort condamné.

ISMEN.

Bannis de ta pensée un soupçon qui m’offense.

Olinde, ouvre ton cœur à la douce espérance.

Vois d’un œil satisfait le bonheur qui t’attend.

Ton sort est dans tes mains ; c’est de toi qu’il dépend.

Je ne t’abuse point par des promesses vaines ;

Prends au lieu de tes fers de plus heureuses chaînes,

Époux de Sophronie, avant la fin du jour,

L’hymen peut dans ses bras couronner ton amour.

OLINDE.

Le ciel qui me poursuit n’est donc pas implacable !

Un bonheur aussi grand est un poids qui m’accable.

Vous me voyez, Seigneur, interdit, égaré ;

À des fantômes vains je crains d’être livré ;

Je crains que mon esprit, trompé par un mensonge,

Dans cette douce erreur ne saisisse qu’un songe.

Mais enfin, si l’espoir peut m’être encor permis,

Parlez, Seigneur, parlez ; que je sache à quel prix

Je puis d’un bien si cher m’assurer la conquête.

Il n’est rien qui m’étonne, il n’estrien qui m’arrête,

Quels que soient les périls qu’il me faille affronter,

L’amour peut tenter tout, et peut tout surmonter

ISMEN.

Sans exposer tes jours ni ceux de Sophronie,

Un mot peut assurer le bonheur de ta vie.

Aux pieds de nos Autels viens recevoir la main

De celle à qui l’amour unira ton destin.

Mais à remplir tes vœux quand la fortune est prête,

Rends grâce au seul vrai Dieu, rends gloire à son Prophète :

Voilà le seul retour que j’exige de toi ;

Mon fils, sois Musulman, sois heureux comme moi.

OLINDE.

Que me proposez-vous ? et que viens-je d’entendre ?

Insensé que j’étais !... Ah !... que pouvais-je attendre ?...

Qui put trahir son Dieu, doit tromper son ami...

Tout mon sang s’est glacé, tous mes sens ont frémi.

Tu veux que, confondu dans une secte impure,

Tu veux qu’à ton exemple, infidèle et parjure,

Olinde s’associe à ces hommes pervers,

À ces vils apostats, rebut de l’univers,

Sur qui l’astre du jour, en éclairant le monde,

Ne répand qu’à regret sa lumière féconde !

ISMEN.

Arrête, et, si l’erreur t’aveugle sans retour,

Si malgré la raison, la nature et l’amour,

Ton cœur préfère à tout les chimères chrétiennes,

Va, rampe sous tes lois sans insulter aux miennes.

Et respecte du moins ce qu’adore ton Roi.

Insensé, vainement j’ai tout tenté pour toi :

Ainsi donc renonçant au bonheur, à la vie,

Et pour dire encor plus à cette Sophronie...

OLINDE.

Que dis-tu ? Parle-moi de tourments, de la mort ;

Cruel, de ta fureur je craindrais peu l’effort.

Mais renoncer au prix de l’amour le plus tendre

Lorsque tu me flattais du bonheur d’y prétendre !...

Ah ! pourquoi me livrer à ce perfide espoir ?

Que m’as-tu fait penser ? que m’as-tu laissé voir ?

Ô clarté malheureuse ! ô funeste lumière !

Un moment a changé mon âme toute entière.

Jusqu’ici l’amour pur qui consumait mon cœur,

N’était encor nourri que de sa vive ardeur.

Va, le besoin d’aimer n’est pas celui de plaire.

Je croyais qu’un mortel, sans être téméraire,

À cet objet divin ne pouvait aspirer.

Céleste Sophronie, heureux de t’adorer,

Mon amour innocent était un saint hommage

Que je rendais à Dieu dans sa plus noble image.

J’aimais sans espérance et presque sans désirs.

J’aurais craint, par mes vœux, par mes brûlants soupirs,

De ternir dans mon cœur une vertu si pure...

Sans doute mes efforts surpassaient la nature...

Ismen, que m’as-tu dit ? pourquoi t’ai-je entendu ?

Tu m’as fait espérer : hélas, tu m’as perdu !

Dans mes sens embrasés tu portes l’incendie ;

Barbare, donne-moi la mort ou Sophronie.

ISMEN.

C’est à toi de choisir.

OLINDE.

Dieu ! quel choix m’offres-tu ?

ISMEN.

Aimes-tu Sophronie ?

OLINDE.

Autant que la vertu.

ISMEN.

Toujours à la vertu je resterai fidèle,

OLINDE.

Ne m’ordonne donc rien de condamné par elle.

ISMEN.

Elle ne défend pas de chercher son bonheur.

OLINDE.

Elle ne permet pas de trahir son honneur.

ISMEN.

La vertu n’est jamais au faux honneur unie.

OLINDE.

La vertu n’est jamais jointe à l’ignominie.

ISMEN.

N’est-il pas glorieux d’obéir à son Roi ?

OLINDE.

Il est toujours honteux de manquer à la foi.

ISMEN.

Insensé qui rougit de se montrer plus sage !

Un juste changement témoigne un grand courage.

OLINDE.

J’honore le vrai zèle et j’excuse l’erreur ;

Mais la terre, le Ciel ne voit qu’avec horreur

Le crime détesté, l’abjecte perfidie,

Pour tout dire en un mot, l’infâme apostasie

Du lâche, qui, trompé beaucoup moins que trompeur,

Se jouant de son Dieu sous un masque imposteur,

Et feignant d’invoquer la vérité suprême,

Abjure ce qu’il croit et trahit ce qu’il aime.

ISMEN.

Ainsi donc, sans retour dans l’erreur engagé,

Tu perds le vrai bonheur par un vain préjugé.

Vois d’un côté la mort avec l’ignominie,

De l’autre tous les biens avec ta Sophronie.

Il faut que ce moment décide enfin ton sort.

Parle, quel est ton choix ?

OLINDE.

Qu’on me mène à la mort.

ISMEN.

Si c’est l’ordre du Ciel, il faut qu’il s’accomplisse.

Puisque tu veux périr, va, cours à ton supplice,

Va contempler de près cet appareil affreux,

Va du fatal bucher voir allumer les feux,

Va mourir dans ce lieu d’horreur et d’infamie.

Soldats, qu’on y conduise Olinde et Sophronie.

OLINDE.

Sophronie arrêtez, barbares, arrêtez...

Ah ! Seigneur, à genoux j’implore vos bontés.

Quoi, de cette amitié que vous m’avez promise,

Ne pourrai-je obtenir que mon trépas suffise

Pour assouvir enfin ?...

ISMEN.

Non, ne l’espérez pas.

On doit la même peine aux mêmes attentats.

Il faut qu’un sort égal désormais vous rassemble.

C’était vôtre destin que d’être unis ensemble.

Vous périrez du moins l’un à l’autre enchaînés.

Hélas ! de plus doux nœuds vous étaient destinés ?

Qu’attendez-vous de moi ? De votre Sophronie

Osez-vous demander qu’on épargne la vie ?

C’est vous qui la livrez aux bourreaux inhumains,

Je vous l’ai déjà dit, sa grâce est dans vos mains :

Ah ! c’est de son Amant qu’il faut qu’elle l’obtienne.

N’impute qu’à toi seul et sa perte et la tienne.

Viens, cruel, vois les feux qui vont la consumer :

C’est toi seul, malgré moi, qui veux les allumer.

Non, non, tu n’aimes pas, c’est l’orgueil qui t’enflamme ;

Ce n’est qu’un faux honneur qui gouverne ton âme.

OLINDE.

Elle va donc périr ?

ISMEN.

C’est vous qui le voulez.

OLINDE.

Je pourrais la sauver.

ISMEN.

C’est vous qui l’immolez.

OLINDE.

C’est moi... que dites-vous ? épouvantable image !...

Ce coup est au-dessus de mon faible courage.

Je peux sauver encor cet objet adoré.

Est-il quelque intérêt qui me soit plus sacré ?

Est-il... que vais-je dire ? insensé ! je m’égare...

Va, les peines qu’invente une fureur barbare,

Ces flammes, ce bucher que tu m’as préparé,

Non, tout cela n’est rien... et mon cœur déchiré,

Sans pouvoir se fixer dans son incertitude,

Souffre un tourment cent fois plus cruel et plus rude

Que le supplice affreux où je suis condamné.

ISMEN.

Rends-toi, cède à nos vœux, jeune homme infortuné...

Olinde, vous pleurez... laisse couler tes larmes ;

Dans le sein d’un ami, viens, répands tes alarmes.

Renonce à ces transports d’un zèle impétueux

Contre ceux dont les soins peuvent te rendre heureux.

Ton cœur n’était pas fait pour la haine farouche.

L’amour et l’amitié te parlent par ma bouche.

Que ces doux sentiments règlent seuls tes esprits ;

J’espère tout de toi puisque tu t’attendris.

Il en est temps encor ; viens recevoir ta grâce ;

Viens aux pieds du Sultan abjurer ton audace.

Il t’appelle, il t’attend, il veut t’ouvrir les bras

Vers ce Roi bienfaisant que je guide tes pas...

Mon fils, est-ce de moi que ton cœur se défie ?

OLINDE.

Où me conduisez-vous ?

ISMEN.

Viens sauver Sophronie. 

Ismen entraîne Olinde.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

OLINDE, seul

 

D’où viens-je, malheureux ! Je parcours ce Palais ;

Sans penser où je suis, sans savoir où je vais.

Je voudrais pouvoir fuir ce lieu que je déteste ;

À l’amour, à l’honneur, à la vertu funeste,

Mais je trouve partout mon crime qui me suit ;

Sa redoutable horreur m’assiège et me poursuit.

Je tremble... je palpite... et l’effroi m’environne !

Ô vertu ! qu’il en coûte au cœur qui t’abandonne !

Suis-je encore Chrétien, ou suis-je Musulman ?

Qu’ai-je fait, qu’ai-je dit aux pieds de cet Iman

Où l’on vient malgré moi d’entraîner ma faiblesse ?

Détestable ferment ! Sacrilège promesse !...

D’un espoir enchanteur on flatte mes désirs :

Malheureux ! Est-ce à moi de goûter les plaisirs ?

Le sentiment amer dont mon âme est remplie

Va fouiller à jamais chaque instant de ma vie.

Au milieu de mes maux, des rigueurs de l’amour

Sans former des désirs, sans espoir de retour,

J’éprouvais que, malgré mes soupirs et mes larmes,

Au sein de la vertu la douleur a des charmes.

J’oubliais mes ennuis quand je songeais à toi,

Et j’y songeais toujours sans trouble et sans effroi...

Je frissonne à présent au nom de Sophronie.

La paix, la douce paix de mon âme est sortie.

Je n’étais pas heureux, mais du moins le remords

N’empoisonna jamais mes innocents transports.

L’amour n’est plus pour moi cette flamme divine

Pure comme le Ciel sa brillante origine.

C’est un feu violent que l’enfer a produit.

Le crime en est la source et la honte le fruit.

Hélas ! J’ai préféré, dans mes ardeurs impies,

Au flambeau de l’amour les torches de furies.

Ismen paraît.

Le voilà cet ami qui trompant ma raison

A versé dans mes sens son funeste poison.

 

 

Scène II

 

OLINDE, ISMEN

 

ISMEN.

Pourquoi me fuyez-vous ? D’où viennent ces alarmes ?

Olinde, il n’est plus temps de répandre des larmes.

Songez-vous au bonheur que je vous ai promis ?

Le Sultan vous protège ; et vous, sujet soumis,

Méritez les bienfaits d’un maître qui vous aime.

OLINDE.

Verrai-je Sophronie ?

ISMEN.

Oui, dans ce moment même,

Cher Olinde, elle va reparaître à tes yeux ;

Tu verras cette amante, objet de tant de vœux ;

Et tu ne craindras plus qu’elle te soit ravie.

Tu feras déformais le maître de sa vie.

Écoute un nouveau trait de mon zèle pour toi.

Outrageant notre culte et méprisant son Roi,

Ton amante farouche, inflexible ou trop fière,

Ne veut sous aucun joug courber sa tête altière.

Comment donc la sauver et fléchir le Sultan ?

Suivant nos justes lois il n’est qu’un Musulman

Qui puisse réclamer son esclave Chrétienne,

Qu’une aveugle fureur vers le martyre entraîne.

Reçois donc sur la tienne un empire absolu.

Notre Dieu le permet, le Sultan l’a voulu.

Asservis la beauté qui t’enchaîne toi-même.

Il est doux de régner sur celle que l’on aime.

Solime va te voir au pied du saint Autel

Payer à notre foi le tribut solennel

Qu’un juste citoyen doit rendre à sa patrie.

Alors, maître de toi, maître de Sophronie,

Ne crains plus : je te rends tes droits, ta liberté,

Et que rien ne s’oppose à ta félicité.

Si le faste des Cours a pour toi peu de charmes,

Abandonne des lieux toujours remplis d’alarmes,

Et va chercher ailleurs le repos et la paix

Que souvent la Fortune écarte des Palais.

Hâte-toi seulement d’accomplir mon attente :

Je comblerai la tienne. On vient ; c’est ton Amante :

Laisse-moi lui parler.

 

 

Scène III

 

ISMEN, OLINDE, SOPHRONIE

 

ISMEN.

Madame, il n’est plus temps

D’affecter ces hauteurs, ces dédains insultants,

Qui sous les vains dehors d’un superbe langage

Cachent un fol orgueil plutôt qu’un vrai courage.

Vous avez offensé nos plus augustes lois.

Du Trône et de l’Autel violant tous les droits,

Vous osez blasphémer ce qu’ici l’on adore.

L’erreur est un grand mal ; l’orgueil est pire encore,

Vos crimes, votre audace ont mérité la mort.

Je veux bien cependant adoucir votre sort :

Sachez que le Sultan m’en a laissé l’arbitre ;

Pour commander ici, voilà quel est mon titre.

Je devrais vous punir ; mais rendez grâce au Ciel

Qui ne m’a pas formé le cœur dur et cruel.

D’un trépas rigoureux ma bonté vous délivre.

Malgré tous vos forfaits je vous permets de vivre.

Renoncez seulement à votre liberté,

À ce bien précieux, mais souvent trop vanté,

Qui ne devrait peut-être appartenir qu’au Sage.

J’ai fixé votre sort ; vivez dans l’esclavage ;

Mais vous n’en devez pas redouter les rigueurs.

L’esclave comme vous, qui captive les cœurs,

Règne même en servant, et commande à son Maître ;

Le vôtre à vos désirs brûle de se soumettre.

Connaissez, respectez l’arbitre de vos jours.

Je vous laisse avec lui.

 

 

Scène IV

 

SOPHRONIE, OLINDE

 

SOPHRONIE.

Quel est donc ce discours ?

À peine ai-je écouté ce que disait ce traître.

Mais que veut-il parler d’esclavage et de maître ?

OLINDE.

Voyez à vos genoux l’esclave infortuné

Qui toujours sous vos lois veut rester enchainé.

Madame, écoutez-moi : je ne dois plus vous taire

D’un amour malheureux le funeste mystère.

Depuis près de trois ans que, suivant tous vos pas

Vous me voyez toujours fixé sur vos appas,

Mes regards, mes soupirs auraient dû vous apprendre

Un secret important dont mon sort va dépendre.

Madame, je vous aime, et jamais tant d’ardeur,

Jamais des feux si vifs n’embraseront un cœur.

Cependant je ne veux, je n’ose encor prétendre

Au prix qu’on doit peut-être à l’amour le plus tendre.

Le bonheur où j’aspire est de vous secourir.

Vivez, soyez heureuse, et laissez-moi mourir.

SOPHRONIE.

Qu’entends-je ? C’est à moi que ce discours s’adresse !

Juste Ciel ! C’est à moi qu’on parle de tendresse !

Chrétien, pour te livrer à ton profane amour,

Quels lieux as-tu choisis, quel moment et quel jour ?

Le bucher nous attend ; c’est-là qu’il faut se rendre,

C’est-là que je pourrai te répondre et t’entendre.

OLINDE, avec fureur.

Non, vous ne mourrez pas vos jours m’ont trop couté.

Je viens d’immoler tout, l’honneur, la vérité.

J’ai cédé lâchement au tyran qui m’opprime.

Non, je ne perdrai pas tout le fruit de mon crime.

SOPHRONIE.

Malheureux, qu’as-tu fait ?

OLINDE.

Ce n’est qu’en frémissant

Que je puis avouer... Sur mon front rougissant

Ne découvrez-vous pas la honte qui m’accable ?

De tous les criminels voyez le plus coupable.

Je ne suis plus Chrétien.

SOPHRONIE.

Qu’as-tu dit ? Quel aveu !

Tu trahirais ta Foi !... se pourrait-il, grand Dieu !

Quoi ce jour de ma mort, quoi ce jour de victoire ;

D’un triomphe si beau verrait flétrir la gloire !

L’opprobre des Chrétiens rejaillirait sur moi !...

Écoute, s’il fallait ne reconnaître en toi

Que l’esclave des sens, qu’un amant téméraire,

Il faudrait te haïr... Comment haïr mon frère !

L’amour, des vrais Chrétiens est la première loi.

Tu me crois insensible ; ah ! j’aime plus que toi ;

Non de ce fol amour, qui, malgré tous les charmes,

Marche toujours suivi de soucis et d’alarmes.

Oses-tu comparer mon amour et le tien ?

Je cherche ton bonheur : as-tu cherché le mien ?

Le moment est venu : la palme est préparée ;

Tu voudrais m’arracher une gloire assurée.

Parle, que m’offres-tu pour l’immortalité,

Pour le Ciel, pour mon Dieu que tu m’auras ôté ?

S’il me faut consentir à te devoir la vie,

Ce n’est qu’à ton amour que je me sacrifie ;

Va, ce sont tes plaisirs que tu veux conserver.

Tu m’aimes pour me perdre, et je veux te sauver.

OLINDE.

Hélas ! Comment atteindre à ces hautes maximes !

J’écoute avec respect ces préceptes sublimes.

Mais mon cœur est trop faible...

SOPHRONIE.

Il peut devenir fort.

Ranime ton courage, et fais un noble effort.

Implore le secours et le pouvoir suprême

De celui qui commande à la volonté même.

Il ne refuse pas sa grâce et son appui

Au faible qui l’invoque et qui s’adresse à lui.

OLINDE.

Je sens toute l’horreur de mon apostasie :

J’ai pu trahir mon Dieu, le Dieu de Sophronie...

Hélas ! je suis indigne, et de vous et du jour :

Il faut que je renonce à la vie, à l’amour.

Tout est fini pour moi : puisse au moins ta justice

Agréer, ô mon Dieu, ce fatal sacrifice !

Daigne me pardonner tous les maux que j’ai faits.

Puisse, puisse ma mort expier mes forfaits !

Mais vous, dont les vertus, la piété profonde

Peuvent longtemps encore être utiles au monde,

Vivez, soyez toujours l’exemple des Chrétiens...

SOPHRONIE.

Va, tu ne connais pas mes devoirs ni les tiens.

À nos persécuteurs, dont je brave la rage,

Aux Chrétiens, dont il faut soutenir le courage,

À toi, qui dans l’erreur as voulu m’entraîner,

Je dois un grand exemple et je vais le donner.

OLINDE.

Vous voulez donc mourir !

SOPHRONIE.

C’est au Ciel qu’il faut vivre ;

C’est au Ciel que je vole, oseras-tu me suivre ?

Tu m’aimes... Sais-tu bien ce qu’exige de toi

Cet amour, s’il est pur, s’il est digne de moi ?

Sur la terre jamais nous ne vivrons ensemble.

Dans le sein du Très Haut que la mort nous rassemble.

C’est-là que, réunis par des nœuds éternels,

Rien ne doit séparer nos esprits immortels.

C’est-là que, jouissant d’un bonheur sans alarmes,

Du véritable amour nous goûterons les charmes.

Ingrat, tu ne sens point quel prix nous est offert...

Ouvre les yeux, Olinde, et vois le Ciel ouvert,

Vois ce Trône brillant que l’éclat environne.

Laisserons-nous, hélas, ravir notre couronne ?

Prends garde, malheureux ; songe que d’un moment,

D’un moment fugitif l’éternité dépend.

OLINDE.

Toujours la vérité nous émeut et nous touche ;

Mais elle a plus de force encor dans votre bouche.

Il ne m’appartient plus de vanter mes serments ;

Mais vous verrez bientôt...

On entend un grand bruit d’instruments guerriers qui annonce la venue du Sultan : le Théâtre se remplit de Soldats et de Gardes.

 

 

Scène V

 

ALADIN, OMAR, ISMEN, SOPHRONIE, OLINDE, SUITE du Sultan

 

Le fond du Théâtre s’ouvre entièrement et laisse voir une grande place, au milieu de laquelle est un bucher, et dont les côtés sont remplis de peuple.

ISMEN.

Fidèles Musulmans ;

Ô vous, que dans ces lieux attire l’espérance

D’être aujourd’hui témoins d’une illustre vengeance,

Le Dieu que nous servons est un maître clément

Qui se laisse fléchir et toucher aisément.

L’invincible Aladin toujours grand, toujours sage,

De ce Dieu bienfaisant est la vivante image.

Que toujours occupé de notre seul bonheur,

Il règne par l’amour plus que par la terreur.

S’il est quelque forfait que jamais rien n’efface,

C’est peut-être, il est vrai, pour un excès d’audace

Qu’un excès de rigueur doit paraître permis.

Mais, pour mieux nous venger de nos fiers ennemis,

Que soumis et tremblants ils viennent rendre hommage

À ces mêmes Autels que leur révolte outrage.

Voulez-vous accabler un jeune infortuné,

Par sa naissance même à l’erreur destiné,

Séduit par un faux zèle, ou trompé par ses Prêtres,

Il a trop écouté les conseils de ces traîtres.

Mais, s’il est condamné, malgré son repentir,

Nos rivaux triomphants en feront un martyr ;

La Superstition, conservant sa mémoire,

Par son supplice même augmentera sa gloire.

Laissez-moi vous venger et punir les Chrétiens.

Je veux que ce héros, si vanté par les siens,

Abjurant à leurs yeux son audace funeste.

Condamne ses forfaits, hautement les déteste ;

Qu’à jamais il renonce à ces dogmes trompeurs,

Follement consacrés par de vils imposteurs ;

Qu’humblement prosterné, sous le joug du Prophète,

Confus de ses erreurs, il fléchisse la tête.

Faisons régner partout Mahomet et sa loi.

Quel triomphe plus beau pour notre sainte Foi !

Pouvons-nous mieux venger l’honneur de notre culte ?

Pouvons-nous mieux punir l’orgueil qui nous insulte ?

Puissent tous les Chrétiens vouloir se rendre heureux,

Et ne nous forcer pas d’être plus rigoureux !

ALADIN.

Pour la dernière fois ta grâce t’est offerte.

Olinde, viens choisir ton salut ou ta perte.

Vois ces feux allumés, ces flammes, ce bucher ;

Vois les périls affreux dont je veux t’arracher.

Ainsi nous punissons l’orgueil dur et farouche ;

Mais l’humble repentir nous désarme et nous touche.

Périsse le Chrétien rebelle et furieux

Dont rien ne peut dompter le zèle audacieux !

Mais, si des Musulmans tu veux être le frère,

Si ton cœur est frappé d’un remords salutaire ;

Viens, mon fils, dans mes bras dépose ton effroi,

Et plein de confiance approche de ton Roi :

Viens chercher un asile auprès du Trône même.

Le sceptre est dans mes mains : si le pouvoir suprême

Au-dessus des mortels place en effet les Rois,

Secourir, pardonner, voilà nos plus beaux droits.

Au Peuple.

Amis, triomphons tous de l’heureuse conquête

Qu’assure la clémence à la foi du Prophète.

À Olinde qui s’est approche.

Voici le livre saint, le livre révéré,

En faveur des Croyants par Dieu même inspiré ;

Parle, jure à nos yeux d’adorer et de suivre

Les préceptes divins contenus dans ce livre :

Qu’il règle déformais et tes mœurs et ta foi.

OLINDE, prend l’Alcoran.

Ô mes concitoyens ! ô mon juge ! ô mon Roi !

Je sens que mes forfaits ne souffrent point d’excuse.

Quand vous me pardonnez, moi-même je m’accuse.

Non, ce bucher n’est pas allumé vainement :

Qu’il consume avec moi l’odieux monument

Que consacre l’erreur, qu’éleva l’imposture...

Hélas ! né dans le sein de la foi la plus pure,

J’ai connu mon devoir... et j’allais le trahir !

Peuple voilà mon crime... et je vais m’en punir.

Il se jette dans le bucher.

SOPHRONIE.

Le Ciel m’inspire aussi : c’est Dieu qui nous appelle ;

Je l’entends ; à la voix ferai-je moins fidèle ?...

C’est ainsi qu’il fallait m’assurer de ta foi,

C’est ainsi qu’à jamais je veux m’unir à toi.

Olinde, sur tes pas je vole à la victoire,

Laisse-moi partager tes tourments et ta gloire.

Elle se précipite dans les flammes.

ALADIN.

Ainsi donc, à leur maître insultant tous les deux,

Ils préfèrent la mort à mes bontés pour eux !

Je vois avec douleur cette audace imprudente

Qui brave ma clémence et trompe mon attente.

OMAR.

Dieu seul au fond des cœurs fait entendre sa voix :

Commander aux esprits, c’est usurper ses droits.

Le faible peut se rendre et céder à la crainte :

Le courage élevé résiste à la contrainte.

Ce couple infortuné qui fait couler nos pleurs,

Renonce à vos bienfaits plutôt qu’à ses erreurs.

Malheureux !... est-ce orgueil, désespoir, fanatisme,

Ou le sublime effort du plus noble héroïsme ?

Nous devons admirer, plaindre tant de grandeur.

Heureux qui peut du moins mourir avec honneur !

Mais, plus heureux encor le citoyen modeste

Dont la vertu plus douce est aussi moins funeste !

ISMEN.

Les secrets du Très-Haut sont cachés aux humains,

Il sait bien, malgré nous, accomplir ses desseins.

Dieu juste, Dieu puissant, tu te venges toi-même :

Musulmans, adorons son équité suprême.

Nos vertus à ses yeux sont souvent des erreurs,

Défions-nous surtout du penchant de nos cœurs ?

Gardons-nous d’écouter une pitié profane,

Et n’épargnons jamais ceux que le Ciel condamne.


[1] Le fanatisme est une prévention furieuse pour des opinions presque toujours reçues sans examen et qu’on veut faire adopter par toutes sortes de voies. Il ressemble à l’enthousiasme, quoiqu’il en soit distingué dans son objet et dans ses moyens qu’on suppose toujours mauvais et qu’on ne prend jamais qu’en mauvaise part.

[2] Je ne dirai rien de la Tragédie des Guèbres dont le but est aussi de combattre le fanatisme. Elle est attribuée à l’auteur de Mahomet par ceux qui savent sans doute qu’elle est de lui, et il ya des morceaux éloquents qui seraient difficilement d’un autre.

[3] Écrivain si justement célèbre par le charme de ses Poésies légères et par l’intérêt qui règne dans son Comte de Comminges, dans son Euphémie, et dans ses Épreuves du Sentiment.

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