Notice et Appendice sur Esther de Racine (Paul MESNARD)

Œuvres de J. Racine, revue sur les plus anciennes impressions et les autographes et augmentée de morceaux inédits, des variantes, de notices, de notes, d’un lexique des mots et locutions remarquables, d’un portrait, de fac-similé, etc. Paris, Librairie de L. Hachette et Cie.

 

 

NOTICE

 

Lorsque Racine composa la tragédie d’Esther, il se tenait, depuis près de douze ans, éloigné du théâtre. Il ne crut pas manquer à la résolution qu’il avait prise d’y renoncer, parce qu’il consentait à écrire pour les jeunes élèves de Saint-Cyr une pièce tirée des livres saints. Mais quelque modeste que fût la scène, où des enfants furent les interprètes de son génie, il arriva que ce génie n’y fut pas à l’étroit, qu’il s’y déploya, au contraire, avec plus de liberté, plus d’originalité que jamais : l’histoire du théâtre n’offre pas d’autre exemple d’un événement semblable. Il faut le dire, cette scène de pensionnat ne se trouva pas si humble qu’on aurait d’abord pu le croire : Saint-Cyr eut pour spectateurs des rois, des princes, de grands seigneurs, de grandes dames, des prélats, toute l’élite de la cour la plus brillante : bonne fortune qui n’est pas réservée d’ordinaire à des exercices de couvent. Cependant ce qui agrandit le petit théâtre, ce fut moins la présence de Louis XIV et de ses courtisans que la poésie de Racine : elle seule d’ailleurs avait pu l’ouvrir avec tant d’éclat aux imposantes assemblées que réunirent les représentations d’Esther, et que le Roi ni Mme de Maintenon, malgré la faveur dont ils entouraient la maison de Saint-Louis, n’auraient pas eu l’idée de convoquer, si le poète n’avait si fort dépassé leurs espérances.

Nous avons, dans les Souvenirs de Mme de Caylus, une fidèle histoire de ces fêtes du génie données à Saint-Cyr ; Mme de Caylus n’en avait pas seulement été témoin, elle y avait pris une part active. Avant même l’époque où furent publiées les agréables pages qu’elle a écrites, Louis Racine, dans ses Mémoires, en avait fait connaître les passages les plus intéressants parmi ceux où il est parlé d’Esther. M. Théophile Lavallée, annaliste élégant et exact de la maison de Saint-Cyr, a tiré des papiers des Dames de Saint-Louis beaucoup de détails curieux, qui complètent, sur les représentations d’Esther, les récits de Mme de Caylus. Nous avons donc à traiter dans cette notice un sujet très connu ; mais notre tâche est moins de chercher la nouveauté que de réunir les témoignages, de les rapprocher sous les yeux de nos lecteurs.

Nous lisons dans le Journal de Dangeau, à la date du 18 août 1688 : «  Racine, par l’ordre de Mme de Maintenon, fait un opéra, dont le sujet est Esther et Assuérus. Il sera chanté et récité par les petites filles de Saint-Cyr. Tout ne sera pas en musique. C’est un nommé Moreau qui fera les airs. » Telle est la plus ancienne mention que nous ayons rencontrée de la pièce d’Esther ; elle marque sans doute à peu près l’époque où Racine commençait à y travailler[1]. On croyait qu’il s’agissait d’un opéra, parce que des chants, mêlés à quelques parties déclamées, avaient été demandés à Racine, et que les chants étaient alors exclus de nos tragédies. Il est à remarquer que dans le privilège du Roi donné aux Dames de Saint-Cyr, Esther n’est point nommée une tragédie, mais « un ouvrage de poésie... propre à être récité et à être chanté. » Le programme qu’on avait tracé à Racine était, sans qu’apparemment on s’en fût douté, celui d’une tragédie du théâtre grec. Naturellement, et bien mieux que dans les tentatives archaïques de nos poètes érudits du seizième siècle, on allait, par l’introduction d’un chœur lié à l’action, revenir à l’art des Eschyle et des Sophocle ; et ce qui ne devait pas le moins en rapprocher, on demandait des inspirations à la religion du pays, à des croyances vivantes. Aussi, quoique à ce moment Racine se plaçât dans un ordre de sentiments étrangers au monde religieux et littéraire de la Grèce, jamais cependant il n’avait autant ressemblé ans poètes antiques que dans les deux pièces sacrées où il semblait qu’il eût abandonné leurs traces. Il fut seul peut-être à se bien rendre compte de toute la portée de l’idée qu’on lui avait suggérée, et qui le ramenait, comme par un détour, plus près qu’autrefois encore des modèles dont il s’était promis depuis si longtemps de ne plus directement s’inspirer. Il y a un passage de sa préface d’Esther où, dans un langage simple que nous n’avons plus, et auquel cette simplicité n’ôtait rien de son grand sens, il dit s’être aperçu, en travaillant sur le plan qu’on lui avait donné, de l’occasion qui, tant de fois désirée, s’offrait enfin à lui de conformer son œuvre aux exemples de la scène grecque.

Voici quel hasard de circonstances donna lieu à ce projet d’opéra, dont parle Dangeau. La maison de Saint-Louis était fondée depuis deux ans. Mme de Maintenon y donnait tous ses soins aux jeunes filles de la pauvre noblesse qu’elle y faisait élever. La supérieure était Mme de Brinon, autrefois religieuse ursuline, qui avait des prétentions au savoir, à l’esprit, à l’éloquence, à la poésie même. Pour le divertissement de ses jeunes élèves, et en même temps pour la culture de leur mémoire et de leur esprit, elle eut l’idée de leur faire jouer de petites pièces, ce qui d’ailleurs était alors la coutume dans plusieurs maisons d’éducation. Elle composait elle-même ces pièces, dont les représentations avaient commencé dès le temps de Noisy-le-Sec, c’est-à-dire avant la translation de la maison à Saint-Cyr, mais devinrent plus fréquentes dans ce dernier établissement, « surtout, dit M. Lavallée[2], pendant le carnaval de 1688. » Les pieuses comédies de Mme de Brinon étaient « détestables[3]. » Mme de Maintenon ne les goûta pas. Elle demanda qu’on fit un choix parmi les tragédies de Corneille et de Racine. On essaya alors de jouer Cinna, Andromaque, Iphigénie[4]. Mais Andromaque particulièrement était une pièce qui pouvait apprendre à de jeunes filles, formées pour la piété, quelque chose de plus que l’élégance du langage, la bonne grâce du maintien et une prononciation correcte. On est un peu étonné que Mme de Maintenon ne s’en soit avisée qu’après une représentation de cette brûlante tragédie, où les petites actrices avaient récité avec beaucoup trop de feu, tout comme si elles comprenaient ou devinaient à peu près. Elle écrivit alors à Racine, ainsi que le rapporte Mme de Caylus[5] : « Nos petites filles viennent de jouer Andromaque, et l’ont si bien jouée qu’elles ne la joueront plus, ni aucune de vos pièces. » Elle lui demanda, dans la même lettre, de composer pour les jeunes enfants un petit ouvrage propre à inspirer les sentiments dont on voulait nourrir leur cœur, et qui n’étant destiné d’ailleurs qu’à être un amusement de classe, n’intéresserait pas sa réputation. Racine hésita ; non sans doute qu’un théâtre si différent de celui des comédiens lui donnât des scrupules, mais il ne croyait peut-être pas, comme Mme de Maintenon, que ce fût l’engager dans une bagatelle tout à fait sans conséquence pour sa gloire, dont il gardait encore quelque souci, au moins dans le passé. Il consulta Boileau ; celui-ci, moins effrayé que Racine d’un refus qui risquait fort de déplaire, pensa que son ami, dût-il mal faire sa cour, était dans la nécessité de résister, et se prononça très brusquement dans ce sens. Racine réfléchit, et ne suivit pas le conseil. Chacun des deux amis fut dans son caractère. Boileau comprenait moins les ménagements du courtisan ; Racine était plus esclave de la faveur, plus timide en face de la puissance ; en même temps il avait un tout autre coup d’œil de grand poète, pour découvrir tout à coup et saisir, dans un travail en apparence peu digne de lui, tout ce que le génie pouvait y mettre. Nourri de plus en plus, depuis quelques années surtout, de la lecture des livres saints et de leur magnifique éloquence, il songea à un sujet biblique, où il répandrait tous les trésors de poésie sacrée amassés dans son âme. La proposition qu’on lui avait faite de mêler des chants au récit avait peut-être fait craindre à Boileau quelque fadeur édifiante, digne d’un Quinault de couvent, tandis qu’elle évoqua, comme nous l’avons dit, devant l’imagination de Racine, la scène grecque renouvelée, et surpassée par l’esprit d’une religion auprès de laquelle toutes les mythologies sont petites. Dans les souvenirs dont il était rempli, le sujet de l’histoire d’Esther s’offrit à lui ; il en fut frappé ; il sentit qu’il y trouverait sans peine un charme, une douceur, une innocence faite pour la bouche des enfants ; que le sublime de l’Ecriture y aurait naturellement place, un sublime qui, surtout lorsqu’il est naïvement traduit dans une langue sans emphase, comme celle dont il avait le secret, permet à tous les âges de l’approcher, qu’admirent les plus hautes intelligences, et qui laisse les petits venir jusqu’à lui. Il est à croire qu’il reconnut tout d’abord aussi quels traits de ressemblance avec les augustes protecteurs de Saint-Cyr il lui serait facile, sans trop changer les physionomies historiques du livre saint, de donner à son Esther et à son Assuérus. Irions-nous trop loin si nous supposions que, dès le premier moment où sa pensée s’arrêta sur le Livre d’Esther, il conçut l’idée de son chœur de jeunes Israélites, et qu’il put se dire non-seulement avec quelle parfaite convenance seraient représentées par les jeunes élèves de Mme de Maintenon les filles de Sion que la reine Esther met son étude et ses soins à former, mais aussi quel plaisir il aurait à donner, par une allusion secrète, à ces innocentes captives, menacées par la persécution, les craintes, les douleurs, l’enthousiasme, le doux courage des filles de Port-Royal, sa maison bien-aimée, la maison de son enfance et de ses années de pieux repentir ? Mme de Caylus laisse au moins comprendre qu’il ne se décida qu’après avoir médité sur ce qu’il pouvait tirer d’un sujet si heureusement offert à son génie. « Après un peu de réflexion, dit-elle, il trouva dans le sujet d’Esther tout ce qu’il fallait pour plaire à la cour. Despréaux lui-même en fut enchanté, et l’exhorta à travailler, avec autant de zèle qu’il en avait eu pour l’en détourner[6]. » Quoiqu’elle fût bien informée sans doute des principales circonstances qui entourèrent cette naissance d’Esther, Mme de Caylus, trop préoccupée de la cour, a dû les mal saisir en un seul point. Racine ne se fût pas senti entraîné si vivement vers le travail qui l’avait d’abord effrayé, il n’aurait pas été si prompt à reconquérir l’approbation de Boileau, s’il n’avait trouvé dans son sujet que « ce qu’il fallait pour plaire à la cour. » Il ne nous paraît pas douteux que, pour ramener son ami, il dut développer devant lui d’autres beautés de son projet de tragédie. Quand toutes ses incertitudes furent fixées, il se hâta de mettre la main à l’œuvre. « Racine, continue Mme de Caylus, ne fut pas longtemps sans porter à Mme de Maintenon, non-seulement le plan de sa pièce, car il avait accoutumé de les faire en prose, scène par scène, avant d’en faire les vers, mais même le premier acte tout fait. Mme de Maintenon en fut charmée[7]. » Cette œuvre, où la perfection du style surpassait peut-être tout ce que Racine avait écrit jusque-là, fut cependant rapidement achevée. On la répétait à Versailles dans les premiers jours de l’année 1689. « Le Roi, après son dîner, dit le Journal de Dangeau, à la date du vendredi 7 janvier, entendit chez Mme de Maintenon, pour la seconde fois, la répétition de la tragédie d’Esther avec la symphonie. Monseigneur et Monsieur le Prince y étaient. » La musique, comme Dangeau l’avait annoncé dans son Journal du 18 août 1688, était de Jean-Baptiste Moreau, organiste de Saint-Cyr. Racine, vers la fin de la préface d’Esther, loue les airs touchants de Moreau, qui « ont fait, dit-il, un des plus grands agréments de la pièce. » Plus tard on trouva que le musicien méritait peu ces éloges[8]. Il n’en est pas moins vrai qu’à tort ou à raison il plut dans son temps. Le Roi, quelques jours après la première représentation d’Esther, lui donna deux cents pistoles d’argent comptant et deux cents écus de pension[9].

Avant les répétitions auxquelles le Roi assista, et dont la seconde seulement est mentionnée par Dangeau, il y en eut certainement plusieurs à Saint-Cyr, où Racine « était tous les jours, par ordre de Mme de Maintenon[10]. » Les jeunes filles recevaient ainsi, pour diriger leur inexpérience, les leçons du meilleur des maîtres. Louis Racine rappelle qu’elles « avaient été formées à la déclamation par l’auteur même, qui en lit d’excellentes actrices[11]. » Boileau le secondait, faisait répéter la pièce avec lui, et, dans le temps qu’elle fut jouée, se tenait avec son ami derrière le théâtre, pour être toujours à portée de donner des conseils, de rassurer les enfants qui s’intimidaient. À ces petites actrices de Saint-Cyr une seule personne, qui n’était pas de la maison, vint se joindre ; c’était la jeune nièce de Mme de Maintenon, la fille de M. de Villette, son cousin germain, mariée alors au comte de Caylus, qu’elle avait épousé en 1686, à l’âge de treize ans, celle même dont nous avons tant de fois à citer ici les Souvenirs. Voici comment Mme de Caylus parle elle-même de l’exception qui fut faite en sa faveur : « Me trouvant présente aux récits que M. Racine venait faire à Mme de Maintenon de chaque scène, à mesure qu’il les composait, j’en retenais des vers, et comme j’en récitai un jour à M. Racine, il en fut si content qu’il demanda en grâce à Mme de Maintenon de m’ordonner de faire un personnage, ce qu’elle fit ; mais je n’en voulus point de ceux qu’on avait déjà destinés, ce qui l’obligea de faire pour moi le prologue de la Piété[12]. » Avec un si grand génie, que Racine, par surcroît, avait d’esprit ! Qui n’eût été embarrassé pour donner, dans une pièce achevée, un rôle à qui n’en voulait qu’un nouveau ? Et voilà l’occasion de ce prologue qui donnait à la tragédie une forme plus semblable encore à celle des pièces grecques, et en même temps, avec tant de convenance pour ces représentations de Saint-Cyr, permettait de rendre hommage au Roi, bienfaiteur de la maison : un incomparable chef-d’œuvre où la grâce s’unit à la grandeur, où l’on pourrait trouver dans sa perfection l’art du courtisan, si cet art ne disparaissait dans l’élévation de la pensée et du style, dans la profondeur du sentiment chrétien ! Racine avait cru convenable, prudent peut-être, de solliciter pour un travail si délicat les conseils de Louis XIV. C’est ce que nous paraît du moins faire supposer ce passage d’une lettre qu’il écrivait à Mme de Maintenon[13] : de tour que j’ai choisi pour la fin du prologue est conforme aux observations du Roi. » Nous pensons du reste que cette fin est seulement l’apostrophe :

 

Et vous, qui vous plaisez aux folles passions, etc.,

 

non ce qui précède. Le Roi ne dut avoir aucune part à son propre éloge, à celui du Dauphin, au manifeste du poète contre la ligue d’Augsbourg.

La première représentation d’Esther fut donnée à Saint-Cyr, le mercredi 26 janvier 1689 : « À trois heures, dit le Journal de Dangeau sous la date de ce même jour, le Roi et Monseigneur allèrent à Saint-Cyr[14], où l’on représenta pour la première fois la tragédie d’Esther, qui réussit à merveille. Mme de Maintenon avait disposé de toutes les places, et il n’y eut aucun embarras. Toutes les petites filles jouèrent et chantèrent très bien, et Mme de Caylus fit le prologue mieux que n’aurait pu faire la Champmeslé. Le Roi, les dames et les courtisans qui eurent permission d’y aller en revinrent charmés, Il y avait de courtisans, MM. de Beauvilliers, la Rochefoucauld, de Noailles, de Brionne, de la Salle et de Tilladet, dans le second carrosse du Roi, et MM. de Louvais, de Chevreuse, les évêques de Beauvais, de Meaux et de Chalon-sur-Saône, MM. de Montchevreuil, d’Aubigné et moi. » M. Lavallée a recueilli tous les détails de cette mémorable représentation. Nous ne pouvons mieux faire que de les lui emprunter. Au second étage du grand escalier des Demoiselles, était le spacieux vestibule des dortoirs ; on l’avait partagé en deux parties, l’une pour la scène, l’autre pour les spectateurs. Là deux amphithéâtres avaient été adossés aux murs, le plus petit réservé à la communauté, le plus grand aux jeunes pensionnaires ; les plus petites, qui formaient la classe rouge, et qui étaient âgées de moins de onze ans, furent placées sur les gradins d’en haut ; au-dessous d’elles les vertes, qui n’avaient pas encore quatorze ans ; au-dessous des vertes, les jaunes, parmi lesquelles on était rangé de quatorze à dix-sept ans ; enfin sur les gradins d’en bas les plus grandes, les bleues. Entre les deux amphithéâtres étaient les sièges pour les spectateurs du dehors. Mme de Maintenon n’avait rien négligé pour donner de l’éclat au spectacle. La salle était éclairée par des lustres de cristal ; les décors avaient été peints par Borin, décorateur des spectacles de la cour ; l’accompagnement des chœurs avait été confié aux musiciens du Roi et à Nivers, organiste de la maison, qui tenait le clavecin. Les habits des actrices étaient magnifiques : ils avaient coûté plus de quatorze mille livres : c’étaient des robes à la persane, ornées de perles et de diamants, qui avaient autrefois servi au Roi dans ses ballets[15]. « Lorsque le Roi, dit M. Lavallée, fut monté dans le vestibule du théâtre, il regarda avec satisfaction les Demoiselles, qui étaient rangées sur leurs bancs, et s’étant mis à sa place avec Mme de Maintenon, qui avait un fauteuil un peu en arrière pour être à portée de répondre à ses questions, le spectacle commença[16]. » Racine, quoique jamais dans les préfaces de ses autres tragédies il n’ait fait l’éloge (ce n’était pas encore la mode) des comédiens qui les interprétaient, a parlé, dans celle d’Esther, de la grâce, de la modestie, de la piété avec lesquelles la pièce fut déclamée et chantée par les jeunes Demoiselles. Quand elles eurent surmonté un moment de timidité, bien naturelle en présence d’un tel auditoire, l’exécution, grâce au charme de leur âge et aux leçons du poète, sembla ravissante. Dangeau nous a dit avec quelle perfection Mme de Caylus récita le prologue[17] ; elle était de toutes ces jeunes personnes la mieux préparée à briller sur ce charmant théâtre, quoique peut-être avec un agrément moins naïf. « Jamais, dit Saint-Simon, un visage si spirituel, si touchant, si parlant, jamais une fraîcheur pareille, jamais tant de grâces, ni plus d’esprit... jamais de créature plus séduisante Elle... surpassait les plus fameuses actrices à jouer des comédies[18]. » Le rôle d’Esther était rempli par Mlle de Veilhenne, dont la figure douce et modeste convenait parfaitement à ce personnage. Mlle de Lastic, « belle comme le jour, » disait Mme de Maintenon, faisait Assuérus. « J’étais en peine, dit Mme de Sévigné, qu’une petite demoiselle représentât le Roi : on dit que cela est fort bien[19]. » Une grande et belle personne, Mlle de Glapion, avait été distinguée par Racine pour jouer le rôle de Mardochée. Quand il eut songé à elle, qui modestement se tenait à l’écart, il dit tout joyeux à Mme de Maintenon : « J’ai trouvé un Mardochée, dont la voix va jusqu’au cœur. » Le personnage d’Élise fut confié, non, comme le dit la Beaumelle, à Mme de la Maisonfort, chanoinesse de Poussai, si longtemps chère à Mme de Maintenon, plus tard disgraciée pour son attachement aux doctrines de Mme Guyon, mais à sa jeune sœur, Mlle de la Maisonfort. Les rôles d’Aman, de Zarès et d’Hydaspe avaient été donnés à Mlles d’Abancourt, de Marsilly, de Mornay. Les chœurs furent conduits par Mlles de Champigny, de Beaulieu, de la Haye[20]. Mlles de Veilhenne et de Glapion n’avaient que quinze ans ; quelques autres des actrices seize ou dix-sept ans. Nous ne savons à quelle représentation d’Esther (on ne dit pas que ce fut à la première) une d’elles, jouant le rôle d’Élise en présence du Roi, manqua de mémoire. « Ah ! Mademoiselle, s’écria Racine, quel tort vous faites à ma pièce ! » La jeune fille pleura. Touché de sa douleur, Racine courut à elle, essuya ses larmes avec son mouchoir, et pleura avec elle[21].

Le succès de la première représentation enchanta le Roi ; il avait trouvé la pièce admirable. Trois jours après, le 29 janvier, il voulut la voir une seconde fois ; il amena à Saint-Cyr la Dauphine, le duc d’Orléans, les princes de la maison royale, et quelques-uns des plus grands personnages de la cour, très empressés d’admirer, avec lui, une tragédie sur les louanges de laquelle il ne tarissait pas. Il y avait aussi de très pieux spectateurs ; car Mme de Maintenon avait voulu que cette fois on jouât, suivant son expression, pour les saints, « Mme de Miramion, écrivait Mme de Sévigné le 3i janvier[22], et huit jésuites, dont le P. Gaillard était, ont honoré de leur présence la dernière représentation. » En février, la pièce fut donnée quatre fois, le 3, le 5, le 15 et le 19.

Dangeau a consigné en ces termes dans son Journal le souvenir de ces représentations : « Jeudi, 3 février, à Versailles. Après dîner, le Roi, Monseigneur et Madame la Dauphine et toute la maison royale allèrent à Saint-Cyr, où on joua la tragédie d’Esther. Il n’y vint que les dames et les courtisans que le Roi nomma, et tout le monde en fut également charmé. – Samedi, 5 février, à Versailles. Le Roi dîna de bonne heure, et en sortant de table alla à Saint-Cyr. Sur les trois heures, le roi et la reine d’Angleterre[23] y arrivèrent. Le Roi les reçut dans le chapitre, et ensuite les mena voir la tragédie d’Esther ; il y avait trois fauteuils. La reine d’Angleterre était assise au milieu, le roi d’Angleterre à droite, et le Roi à gauche. Mme de Caylus joua le rôle d’Esther[24], et jamais la pièce n’avait mieux réussi. – Mardi, 15 février, à Versailles. Le Roi, Monseigneur, Monsieur, Madame, Mademoiselle et les princesses allèrent à Saint-Cyr voir la tragédie d’Esther, qu’on admire toujours de plus en plus. – Samedi, 19, février, à Versailles. Le Roi et Monseigneur, en sortant de dîner, allèrent à Saint-Cyr voir la dernière représentation de la tragédie d’Esther. » La nouvelle de la mort de la reine d’Espagne, qu’on reçut le soir de ce même jour, n’eût sans doute interrompu les représentations que pour très peu de temps ; car dès le mois de mars reparaissaient à Versailles les comédies, qui étaient des divertissements d’un tout autre caractère. Mais quand nul deuil ne fût survenu, quand le temps du carême n’eût pas nécessairement suspendu des exercices un peu trop semblables aux amusements mondains, le petit théâtre de Saint-Cyr allait, au moins pour cette année 1689, être fermé. La résolution en était déjà prise par Mme de Maintenon, qui commençait à se fatiguer et même à s’effrayer de ces fêtes si brillantes. La veille de l’avant-dernière représentation, le 14 février, elle écrivait à l’abbé Gobelin : « La représentation d’Esther m’empêche de les voir (les Dames de Saint-Louis) si souvent que je le voudrais ; je ne puis plus en supporter la fatigue, et j’ai résolu, sans le dire, de ne la plus faire jouer pour le public. Le Roi vient, et après cela nos actrices seront malades et ne joueront plus qu’en particulier pour nous ou pour le Roi, s’il l’ordonnait. Nous retrouverons tout en paix, s’il plaît à Dieu, pour passer saintement notre carême[25]. »

On peut ajouter quelques détails à ceux que donne Dangeau sur les six représentations de 1689. Mme de Sévigné, dans une lettre du 4 février, nous apprend que Pompone était à la représentation du 3. « Mme de Maintenon, dit-elle à sa fille[26], fait aller (à Saint-Cyr) tous les gens d’une profonde sagesse. Racine lui parla de M. de Pompone ; elle fit un cri, et le Roi aussi, et Sa Majesté lui fit ordonner d’y aller. Il y lut donc hier, cet illustre Pompone ; je ne finirai point cette lettre que je ne l’aie vu, et que le Chevalier (de Grignan) et son neveu ne soient arrivés. » Et en effet, reprenant sa lettre dans la même journée, elle ajoutait : « Voilà le billet que le Chevalier m’écrit, et qui vous fera voir que ces Messieurs ne s’ennuient pas à Versailles, que le Chevalier est ravi et transporté d’Esther. » Trois jours après, le lundi 7 février, elle mandait à Mme de Grignan : « Je fus... chez M. de Pompone : il revenait de Saint-Cyr... Le Roi lui dit le matin qu’il était fort digne d’en juger, qu’il en serait assurément content ; et en effet il l’est au dernier point. Racine s’est surpassé ; il aime Dieu comme il aimait ses maîtresses ; il est pour les choses saintes comme il était pour les profanes. La sainte Écriture est suivie exactement dans cette pièce ; tout est beau, tout est grand, tout est traite avec dignité. Vous avez vu ce que Monsieur le Chevalier m’en a écrit ; ses louanges et ses larmes sont bonnes. Le roi et la reine d’Angleterre y étaient samedi. Quand elle sera imprimée, je l’enverrai à ma chère fille : plût à Dieu qu’elle la pût voir[27] ! » À la représentation du samedi 5 février, dont Mme de Sévigné parle ici en dernier lieu, et à laquelle la présence de trois têtes couronnées donna tant d’éclat, les Dames de Saint-Cyr rapportent que le Roi « avait donné pour ce jour-là quelques-unes de ses musiciennes des plus sages et des plus habiles pour mêler avec les Demoiselles, afin de fortifier le chœur des Israélites. On les habilla comme elles à la persane, ce qui aurait dû les confondre avec les autres ; mais ceux qui ne les connaissaient pas pour être de la musique du Roi, les distinguaient fort bien pour n’être pas de nos Demoiselles, en qui on remarquait une certaine modestie et une noble simplicité, bien plus aimable que les airs affectés que se donnent les filles de cette sorte... D’un côté on voyait sur le théâtre de jeunes Demoiselles bien faites, fort jolies, qui représentaient parfaitement bien... Si l’on tournait la tête de l’autre côté, on voyait cette multitude de Demoiselles, rangées pour ainsi dire en pyramide, très proprement mises dans leurs habits de Saint-Cyr, qui, avec les rubans de chaque couleur qu’elles portent, faisaient une diversité agréable. Pour ce qui est de la place du milieu, on y voyait les rois et tout ce qu’il y avait de plus grand à la cour[28]. » Malgré l’honneur extraordinaire fait en cette circonstance à leur maison, les Dames, qui expriment si bien la supériorité de leurs innocentes actrices sur les musiciennes de profession, n’eurent sans doute pas une satisfaction sans mélange. Le danger de ces fêtes de cour dans un couvent se déclarait. Pour faire honneur à ses royaux invités, le Roi oubliait trop qu’il était imprudent de mêler des chanteuses d’opéra à de jeunes enfants pieusement élevées, que mieux eût valu laisser les chœurs plus faibles, et qu’à ne voir même que l’intérêt de l’art, on risquait, en permettant aux artifices de la coquetterie de s’étaler sur le théâtre de Saint-Cyr, d’altérer la candide simplicité, la grâce naturelle du jeu de ces jeunes filles, qui, avant d’entrer en scène, s’agenouillaient derrière la scène, et, pour soutenir leur courage, récitaient le Veni creator[29]. Mme de Sévigné disait, approuvant un jugement de sa fille : « Il est fort vrai qu’il fallait des personnes innocentes pour chanter les malheurs de Sion ; la Champmeslé vous attrait fait mal au cœur. C’est cette convenance qui charmait dans cette pièce[30]. » On le sentait si bien, malgré quelques moments d’oubli, dont on vient de voir un exemple, que, vers le temps de la quatrième représentation, Mme de Caylus, dont l’abbé de Choisy a dit qu’« elle laissait échapper en déclamant des tons ravissants[31], » parut devoir être écartée. Mme de Sévigné en donnait la nouvelle à sa fille le 9 février : « On continue à représenter Esther. Mme de Caylus, qui en était la Champmeslé, ne joue plus ; elle faisait trop bien, elle était trop touchante : on ne veut que la simplicité toute pure de ces petites âmes innocentes[32]. »

Jusque-là Mme de Sévigné, qui avait si bien tenu Mme de Grignan au courant des représentations de Saint-Cyr dans ses lettres, n’avait pu en parler que par ouï-dire; mais elle brûlait d’être au nombre des spectateurs privilégiés, et déjà elle commençait à concevoir l’espérance d’être bientôt admise par Mme de Maintenon. Ses amies, Mme de Chaulnes et Mme de Coulanges, avaient joui de cet honneur, et s’employaient pour lui ouvrir à son tour les voies, ce qui n’était pas absolument facile ; « car la presse, écrivait Mme de Sévigné, est devenue si extrême, que je ne croirai y aller que quand je serai partie[33]. » Enfin, pour le dernier jour où Esther fut jouée cette année, c’est-à-dire pour le samedi 19 février, l’invitation tant désirée fut obtenue, Mme de Sévigné allait à Saint-Cyr avec le président de Lamoignon, avec Mme de Coulanges, qui y retournait, et avec quelques autres amis encore. Nous retrouvons à cette représentation Bossuet, qui avait assisté à la première. Mais laissons parler la spirituelle spectatrice ; nul témoin n’eût pu nous rendre plus vivement l’impression que faisait la pièce : « Nous y allâmes samedi (à Saint-Cyr), Mme de Coulanges, Mme de Bagnols, l’abbé Têtu et moi. Nous trouvâmes nos places gardées. Un officier dit à Mme de Coulanges que Mme de Maintenon lui faisait garder un siège auprès d’elle : vous voyez quel honneur. « Pour vous, Madame, me dit-il, vous pouvez choisir. » Je me mis avec Mme de Bagnols au second banc derrière les duchesses. Le maréchal de Bellefonds vint se mettre, par choix, à mon côté droit, et devant c’étaient Mmes d’Auvergne, de Coislin, de Sully. Nous écoutâmes, le maréchal et moi, cette tragédie avec une attention qui fut remarquée, et de certaines louanges sourdes et bien placées, qui n’étaient peut-être pas sous les fontanges de toutes les dames. Je ne puis vous dire l’excès de l’agrément de cette pièce : c’est une chose qui n’est pas aisée à représenter, et qui ne sera jamais imitée ; c’est un rapport de la musique, des vers, des chants, des personnes, si parfait et si complet, qu’on n’y souhaite rien ; les filles qui font des rois et des personnages sont faites exprès ; on est attentif, et on n’a point d’autre peine que celle de voir finir une si aimable pièce ; tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant : cette fidélité de l’histoire sainte donne du respect ; tous les chants convenables aux paroles, qui sont tirées des Psaumes ou de la Sagesse, et mis dans le sujet, sont d’une beauté qu’on ne soutient pas sans larmes. La mesure de l’approbation qu’on donne à cette pièce, c’est celle du goût et de l’attention. J’en fus charmée, et le maréchal aussi, qui sortit de sa place pour aller dire au Roi combien il était content, et qu’il était auprès d’une dame qui était bien digne d’avoir vu Esther. Le Roi vint vers nos places, et après avoir tourné, il s’adressa à moi, et me dit : « Madame, je suis assuré que vous avez été contente. » Moi, sans m’étonner, je répondis : « Sire, je suis charmée ; ce que je sens est au-dessus des paroles. » Le Roi me dit : « Racine a bien de l’esprit. » Je lui dis : « Sire, il en a beaucoup ; mais en vérité ces jeunes personnes en ont beaucoup aussi : elles entrent dans le sujet comme si elles n’avaient jamais fait autre chose. » Il me dit : « Ah ! pour cela, il est vrai. » Et puis Sa Majesté s’en alla, et me laissa l’objet de l’envie : comme il n’y avait quasi que moi de nouvelle venue, il eut quelque plaisir de voir mes sincères admirations sans bruit et sans éclat. Monsieur le Prince, Madame la Princesse me vinrent dire un mot : Mme de Maintenon, un éclair : elle s’en allait avec le Roi ; je répondis à tout, car j’étais en fortune... Monsieur de Meaux me parla fort de vous ; Monsieur le Prince aussi ; je vous plaignis de n’être point là[34]. » Quoique Mme de Sévigné n’ait pas toujours été aussi juste pour Racine, tout ce quelle dit d’Esther est trop vrai, trop délicatement senti, pour que nous puissions admettre qu’elle n’ait point parlé sincèrement, mais par pure flatterie, ou même que son amour-propre en fortune lui ait seul dicté son jugement. Mais il faut avouer qu’en louant une pièce si fort en faveur, on pouvait paraître tenté de faire sa cour : « Je fis la mienne, l’autre jour, à Saint-Cyr, » disait Mme de Sévigné dans cette même lettre[35]. Elle raconte aussi ailleurs comment Mme de Coulanges, de tout temps d’ailleurs déclarée pour Racine, embarrassa, chez M. de Croissy, la maréchale d’Estrées par un reproche sur le silence qu’elle gardait au sujet d’Esther : « Il faut que Madame la maréchale ait renoncé à louer jamais rien, puisqu’elle ne loue pas cette pièce ; » et lui arracha cette plainte, que c’était pour lui faire une affaire[36]. On en était là ; l’admiration la plus juste avait fini par avoir quelque chose de suspect, et pouvait passer pour n’être plus qu’un devoir de courtisan. Jamais en effet œuvre de poète n’avait été aussi goûtée du Roi et de Mme de Maintenon. On a pu voir que Louis XIV ne s’en rassasiait pas. Le bon ordre à maintenir dans des représentations où il amenait successivement toute la cour était devenu une de ses fonctions royales. C’est un fait que les Dames de Saint-Cyr avaient noté. « Mme de Maintenon, disent-elles, faisait faire une liste de tous ceux qui devaient entrer, qu’on donnait à la portière, afin qu’elle n’en laissât pas passer d’autres ; et quand le Roi était arrivé, il se mettait à la porte en dedans ; et tenant sa canne haute pour servir de barrière, il demeurait ainsi jusqu’à ce que toutes les personnes conviées fussent entrées ; alors il faisait fermer la porte[37]. » Un tel enchantement, et dont on voyait des marques si extraordinaires, s’expliquait par bien des causes. Non-seulement Louis XIV et Mme de Maintenon étaient très capables de sentir les beautés du chef-d’œuvre ; mais il les flattait dans leur passion pour Saint-Cyr, et aussi dans les sentiments de piété qui leur étaient alors communs à tous deux. Ce n’était même pas tout : Louis XIV, habitué à tant de louanges, n’en avait jamais reçu dans un langage plus éloquent que celui du prologue. Il pouvait, dans le personnage d’Assuérus, contempler la rayonnante image de sa propre majesté. Mais c’était surtout Mme de Maintenon dont la tragédie d’Esther publiait la gloire. Le poète, sans s’écarter des livres saints, en avait su tirer d’ingénieuses allusions que tout le monde avait saisies. Mme de Caylus dit quelques mots de ces allusions : « La modestie de Mme de Maintenon ne put l’empêcher de trouver dans le caractère d’Esther, et dans quelques circonstances de ce sujet, des choses flatteuses pour elle. La Vasthi avait ses applications, Aman avait de grands traits de ressemblance[38]. » Mme de la Fayette, sur un ton épigrammatique, a relevé les mêmes interprétations auxquelles se prêtait la tragédie, et malicieusement expliqué quelques-unes des causes du succès. Citons le passage des Mémoires de la cour de France où elle parle d’Esther ; nous en retrancherons seulement ce qui serait une répétition inutile de ce que nous avons déjà vu. Ce passage est curieux, parce que, peu favorable à la pièce du poète, la traitant même avec une sorte de dédain, il nous laisse voir, à coté d’une approbation si générale, un petit coin d’opposition frondeuse : « Mme de Maintenon, pour divertir ses petites filles et le Roi, fit faire une comédie par Racine, le meilleur poète du temps, que l’on a tiré de sa poésie, où il était inimitable, pour en faire, à son malheur et celui de ceux qui ont le goût du théâtre, un historien très imitable. Elle ordonna au poète de faire une comédie, mais de choisir un sujet pieux ; car à l’heure qu’il est, hors de la piété point de salut à la cour, aussi bien que dans l’autre monde. Racine choisit l’histoire d’Esther et d’Assuérus, et fit des paroles pour la musique... Tout cela composa un petit divertissement fort agréable pour les petites filles de Mme de Maintenon ; mais comme le prix des choses dépend ordinairement des personnes qui les font ou qui les font faire[39], la place qu’occupe Mme de Maintenon fit dire à tous les gens qu’elle y mena que jamais il n’y avait rien eu de plus charmant, que la comédie était supérieure à tout ce qui s’était jamais fait en ce genre-là, et que les actrices, même celles qui étaient transformées en acteurs, jetaient de la poudre aux yeux de la Chammelay, de la Raisin, de Baron et des Monfleury. Le moyen de résister à tant de louanges ? Mme de Maintenon était flattée de l’invention et de l’exécution. La comédie représentait en quelque sorte la chute de Mme de Montespan et l’élévation de Mme de Maintenon. Toute la différence fut qu’Esther était un peu plus jeune et moins précieuse en fait de piété. L’application qu’on lui faisait du caractère d’Esther, et de celui de Vasthi à Mme de Montespan, fit qu’elle ne fut pas fâchée de rendre public un divertissement qui n’avait été fait que pour la communauté et pour quelques-unes de ses amies particulières. Le Roi en revint charmé : les applaudissements que Sa Majesté donna augmentèrent encore ceux du public. Enfin l’on y porta un degré de chaleur qui ne se comprend pas ; car il n’y eut ni petit ni grand qui n’y voulût aller ; et ce qui devait être regardé comme une comédie de cornent devint l’affaire la plus sérieuse de la cour. Les ministres, pour faire leur cour en allant à cette comédie, quittaient leurs affaires les plus pressées... Tout le monde crut toujours que cette comédie était allégorique, qu’Assuérus était le Roi, que Vasthi, qui était la femme concubine détrônée, paraissait pour Mme de Montespan. Esther tombait sur Mme de Maintenon, Aman représentait M. de Louvais, mais il n’y était pas bien peint, et apparemment Racine n’avait pas voulu le marquer[40]. »

Il semblerait qu’il fût dans la destinée du sujet d’Esther transporté sur notre théâtre d’y paraître, suivant l’expression de Mme de la Fayette, allégorique. On avait autrefois reconnu, dans la tragédie de la Perfidie d’Aman, mignon et favori du roi Assuérus, la catastrophe du maréchal d’Ancre. Quoique la tragédie de Racine ne parût pas dans des circonstances qui dussent lui donner le même à-propos, nous voyons par le témoignage de Mmes de Caylus et de la Fayette combien on y supposa de secrètes intentions. Le poète les y avait-il toutes mises ? Non, sans aucun doute. Parmi les malignes interprétations du public, il y en a qui sont au moins douteuses. Racine, qui devait beaucoup à Mme de Montespan, ne se fût pas fait beaucoup d’honneur en lui reprochant, dans sa disgrâce, supportée alors avec dignité, les fautes de son ancien orgueil, et l’on admettra difficilement que, par cette indiscrète allusion au règne de la favorite, il eût espéré être agréable à Louis XIV, ou même à Mme de Maintenon, qui ne croyait pas apparemment occuper la place de Mme de Montespan. La Beaumelle s’est amusé à faire confirmer par Mme de Maintenon elle-même l’interprétation des vers sur Vasthi. Il lui fait dire, dans une lettre adressée à une certaine Mme de Fontenay :

 

Non, depuis la disgrâce

De l’altière Vasthi, dont j’occupe la place,

 

je n’eus jamais un plaisir égal à celui que je ressens aujourd’hui. » Mais cette lettre est apocryphe, comme on peut le voir dans la Correspondance générale de Mme de Maintenon, publiée par M. Lavallée[41]. Le peu d’ailleurs que Racine dit de Vasthi avait naturellement, on pourrait presque dire nécessairement place dans sa tragédie, et est conforme à l’Écriture ou aux explications de plusieurs de ses interprètes. Quant à Louvais, Mme de la Fayette nous parait parler sérieusement, quand elle dit peu vraisemblable que Racine eût voulu le marquer. On sait, il est vrai, que vers ce temps les rapports de ce ministre avec Mme de Maintenon étaient, comme le dit le biographe moderne de Louvais[42], « devenus froids, gênés, difficiles. » Il y a plus : nous avons une lettre de Mme de Maintenon, celle-ci d’une authenticité incontestée, qu’elle écrivit à l’abbesse de Fontevrault le 27 septembre 1691, peu de jours après la mort de Louvais, et dans laquelle, appliquant au nouvel Aman un vers d’Esther qu’elle semblait regarder comme prophétique, elle dit : « Il ne fit que passer et n’était déjà plus[43]. » Enfin ce qui paraîtrait peut-être à quelques personnes accréditer encore le soupçon d’une allusion cherchée par Racine, c’est que son fils lui-même a recueilli, mais toutefois sans vouloir s’en porter garant, cette tradition que Louvais avait dit quelque chose de semblable à ces vers d’Esther dans la première scène de l’acte III :

 

Il sait qu’il me doit tout, et que pour sa grandeur

J’ai foulé sous les pieds remords, crainte, pudeur.

 

Et pourtant croirons-nous que Louis XIV eût aimé à entendre dire qu’il avait confié une partie de son pouvoir à des mains impitoyables ? Lui aurait-on bien fait sa cour en flétrissant par de si dures paroles une politique que lui-même, après tout, avait approuvée et adoptée ? Un ministre qui, malgré ses ennemis, était maintenu dans sa place, et restait encore si puissant, était-il un homme qu’on osât représenter devant toute la cour comme digne du gibet ? Sachant qu’il avait déplu à Mme de Maintenon, Racine put bien se tenir éloigné de lui ; mais tant de haine, de telles insultes seraient d’autant plus inexplicables, qu’il avait eu autrefois à se louer de sa bienveillance[44].

On fut trop ingénieux dans les commentaires, dans les applications ; il y en eut même de telles qu’on ne peut plus dire celles-là douteuses, mais impossibles, et évidemment contraires aux intentions de l’auteur. Dans ce vers :

 

Et le Roi trop crédule a signé cet édit,

 

on vit l’édit de la révocation[45]. La proscription des Juifs par Aman était la proscription des huguenots par Louvais ; une femme née de la race persécutée était, comme autrefois Esther, l’épouse aimée du Roi. De là ces vers qui volèrent de bouche en bouche, et que l’on a attribués au baron de Breteuil :

 

Racine, cet homme excellent,

Dans l’antiquité si savant,

Des Grecs imitant les ouvrages,

Nous peint sous des noms empruntés

Les plus illustres personnages

Qu’Apollon ait jamais chantés.

 

Sous le nom d’Aman le cruel

Louvais est peint au naturel,

Et de Vasthi la décadence

Nous retrace un portrait vivant

De ce qu’a vu la cour de France

À la chute de Montespan.

 

La persécution des Juifs,

De nos huguenots fugitifs

Est une vive ressemblance ;

Et l’Esther qui règne aujourd’hui

Descend de rois dont la puissance

Fut leur asile et leur appui.

 

Pourquoi donc, comme Assuérus,

Notre roi, comblé de vertus,

N’a-t-il pas calmé sa colère ?

Je vais vous le dire en deux mots :

Les Juifs n’eurent jamais affaire

À jésuites ni dévots.

 

Ce n’était certes pas la tragédie d’Esther, c’était l’histoire sainte elle-même qui présentait le miroir aux coupables, et avait raconté d’avance les crimes permis par Louis XIV, encouragés par son ministre[46]. Quant à Racine, si, en reproduisant les récits de la Bible, il songea à quelque persécution, si en faisant entendre ce conseil :

 

Rois, chassez la calomnie,

 

il ne put s’empêcher de songer au temps présent, ses regards se portèrent du côté de Port-Royal, qui avait ses jeunes et tendres fleurs par le sort agitées, et, comme d’autres avant nous l’ont dit, dans Arnauld peut-être son Mardochée inflexible[47]. Il semble même qu’on surprend sa préoccupation dès le second vers de son prologue :

 

Je descends dans ce lieu, par la Grâce habité.

 

Mais il faisait là comme ces peintres à qui il est arrivé de cacher, pour leur propre satisfaction, quelques noms chéris dans des replis de draperies presque inaccessibles aux regards de la foule. Il put avoir ses allégories secrètes : les seules qu’il ait voulu rendre transparentes, et qui restent incontestables, sont celles qui, sous les traits des jeunes Israélites, représentent les enfants de Saint-Cyr ; sous ceux d’Esther, Mme de Maintenon. Voilà ce qui fut compris et accepté de tout le monde. On sait comment Boileau, docile à un conseil que lui avait donné Racine[48], a loué dans sa dixième satire Mme de Maintenon :

 

J’en sais une chérie et du monde et de Dieu,

Humble dans les grandeurs, sage dans la fortune,

Qui gémit, comme Esther, de sa gloire importune[49].

 

Dans l’épitaphe de Mme de Maintenon par l’abbé Vertot, elle est appelée : « Une autre Esther dans la faveur ; » et dans celle qui fut proposée par MM. Tiberge et Brisacier : Summa apud Regem gratia Esther altera. La ressemblance avait été marquée par Racine de traits non équivoques.

On ne s’étonne pas après cela qu’une faveur persévérante ait fait reparaître Esther à Saint-Cyr en 1690, quoique l’année précédente Mme de Maintenon, cédant peut-être déjà à des scrupules qu’on lui inspirait, en eût suspendu les représentations. Elles recommencèrent en janvier 1690. Dangeau fait mention de celles du 5, du 10, du 19, du 23 et du 30 janvier de cette année, auxquelles le Roi assista. M. Lavallée parle aussi de deux représentations en février, le 3 et le 10. Parmi les spectateurs de ces derniers temps d’Esther à Saint-Cyr, on nomme plusieurs célèbres jésuites, entre autres Bourdaloue.

Cependant un succès si bien protégé n’avait pas laissé, nous l’avons dit, de rencontrer quelque opposition. Esther avait été imprimée en 1689, peu de jours après la suspension des représentations de Saint-Cyr ; elle trouva alors plus d’un censeur. Mme de Sévigné écrivait à sa fille, le 9 mars de cette même année : « L’impression a fait son effet ordinaire : vous savez que M. de la Feuillade dit que c’est une requête civile contre l’approbation publique[50]. » Le maréchal de la Feuillade, que Mme de Sévigné nommait « courtisan passant tous les courtisans passés, » aurait dû, ce semble, à moins qu’il prétendit ne partager avec aucun concurrent le privilège d’encenser le Roi, être un des admirateurs les plus enthousiastes d’un poète qui louait si bien Louis XIV, d’un ouvrage pour lequel ce maître déclarait si hautement son goût ; mais en ce temps-là il ne savait plus ménager la faveur. La dévotion était de mode à la cour ; la Feuillade, cette fois, manqua de souplesse. C’est de son fils, non de lui, que Saint-Simon a dit : « C’était... un impie de bel air et de profession[51]. » Mais sur ce point le père ne différait guère du fils ; et son antipathie contre les dévots n’était pas silencieuse ; car il était grand diseur de bous mots. Dans la résistance au succès d’Esther, il tant attribuer une grande part à ceux que faisait murmurer comme lui le nouvel esprit introduit à la cour par Mme de Maintenon. Les précurseurs du dix-huitième siècle dans la réaction contre cet esprit devenaient nombreux. Les inimitiés littéraires se mirent certainement aussi de la partie dans la campagne qu’on entreprit alors plus ou moins ouvertement contre la tragédie de Saint-Cyr. Louis Racine se plaint des vives attaques de « plusieurs même de ceux qui avaient répété si souvent dans leurs épîtres dédicatoires, ou dans leurs discours académiques, que le Roi était au-dessus des autres hommes autant par la justesse de son esprit que par la grandeur de son rang[52]. » Un moment, Mme de Sévigné, qui n’avait que trop de penchant à hésiter dans son admiration pour un ouvrage de Racine, faillit se laisser entraîner par ce nouveau courant d’opinion si différent du premier, et eut quelque envie de se repentir de son enthousiasme et de se raviser. Après avoir entendu, non peut-être sans un peu de secrète complaisance, les critiques que la pièce imprimée avait soulevées, elle disait : « Pour moi, je ne réponds que de l’agrément du spectacle, qui ne peut pas être contesté[53]. » Mais, hâtons-nous de le dire, son bon jugement, plus encore sans doute que la crainte de se donner un démenti ridicule, la ramena bientôt, et très décidément, du côté de la vérité. Il paraît que Mme de Grignan lui avait fait remarquer le mouvement de retraite que sa lettre du 9 mars semblait indiquer : « Pour Esther, répondit-elle, je ne vous reprends point du tout les louanges que je lui ai données : je serai toute ma vie charmée de l’agrément et de la nouveauté du spectacle ; j’en suis ravie ; j’y trouve mille choses si justes, si bien placées, si importantes à dire à un roi, que j’entrais, avec un sentiment extraordinaire, dans le plaisir de pouvoir dire, en se divertissant et en chantant, des vérités si solides : j’étais touchée de toutes ces différentes beautés ; ainsi je suis bien loin de changer de sentiment ; mais je vous disais que l’impression a fait son effet ordinaire, et s’est fait voir comme une requête civile contre les approbations de ceux qui avaient loué dans l’excès et de bonne foi : pour moi, je l’ai encore lue avec plaisir, et les critiques sont déboutés[54]. »

Cependant les représentations d’Esther, lorsqu’elles recommencèrent en 1690, étaient depuis longtemps déjà menacées par des murmures plus redoutables que ceux des poètes jaloux, des ennemis littéraires et des libertins, comme on les nommait. C’était la dévotion elle-même, la dévotion austère qui protestait. Nous aurons à parler, dans la Notice d’Athalie, des réclamations dont l’invincible opiniâtreté fit obstacle aux représentations de ce nouveau chef-d’œuvre à Saint-Cyr. Mais, dès le temps d’Esther, Mme de Maintenon dut tenir compte des plaintes qui s’élevaient, et en fut assez touchée pour qu’en 1690, comme en 1689, on cessât de jouer la pièce plus tôt quelle et le Roi ne l’eussent voulu. Hébert, curé de Versailles, dont le zèle était intraitable, avait constamment refusé d’assister à des divertissements qui lui semblaient dangereux ; il s’en expliqua avec liberté, et les exemples de Bossuet, de l’abbé Gobelin, de tant d’ecclésiastiques, de religieux et de personnes pieuses, qui lui furent allégués par Mme de Maintenon, ne purent le convaincre. Les raisons qu’il opposait à ces autorités n’étaient pas, il faut l’avouer, toutes sans force. La tragédie de Racine était irréprochable ; mais ce spectacle devenu réellement public, des jeunes filles produites sur un théâtre, exposées, comme des comédiennes, aux regards de tous les courtisans, leur orgueil excité par les applaudissements : n’y avait-il là rien à critiquer, rien à craindre ? Le bon ordre et une décence sévère furent, il est vrai, toujours maintenus dans ces spectacles ; rien ne pouvait cependant empêcher quelques abus de s’y produire. Il y eut des exemples de passions qui y prirent naissance pour des actrices d’Esther : telle fut celle qu’inspira Mlle de Marsilly au marquis de Villette. Le mariage en fut le dénouement. Ce qui fut plus grave, une autre de ces jeunes actrices, Mlle de Sainte-Osmane, se laissa entraîner à une légèreté de conduite, qu’elle expia plus tard dans un couvent par une fin de vie très pénitente et très sainte. Ajoutons que Mme de Caylus, qui fut d’ailleurs, comme nous l’avons dit, écartée de bonne heure de ces représentations, n’était pas précisément un modèle à proposer aux jeunes filles à qui on la donnait pour compagne. Il ne faut pourtant rien exagérer, ni, ce qui flétrirait le souvenir de ces aimables représentations d’Esther, s’imaginer trop de démentis donnés à la pieuse innocence qui en avait été un des charmes. La plupart de celles qui y avaient eu des rôles, Mlles de Veilhenne, de Lastic, de la Maisonfort, d’Abancourt et de Mornay restèrent de fidèles filles de Sion ; elles embrassèrent la vie religieuse ; Mlle de Glapion devint supérieure de la maison de Saint-Cyr. Mais il n’en fallut pas moins finir par s’avouer qu’il y avait eu quelque imprudence dans des solennités trop brillantes, où trop de monde était admis. Mme de Maintenon, dans la suite, se plaignit souvent, ses lettres l’attestent, d’une maladie de bel esprit qu’elle avait laissé se répandre à Saint-Cyr, et de l’orgueil qui y avait pénétré à la suite de tant de triomphes enivrants : « Je pourrais, écrivait-elle à l’abbé Gobelin, le 20 février 1689, en dire des particularités qui étonneraient tout l’orgueil renfermé dans Versailles[55]. » Les Dames de Saint-Cyr avaient bien compris tous ces dangers. Sans un ordre exprès du Roi, elles n’auraient pas, à l’exception de celles qui gardaient les Demoiselles, assisté aux représentations ; et quand on leur fit quitter, pour y venir, les tribunes où elles s’étaient retirées pour prier, elles ne furent présentes au spectacle que les yeux baissés et occupées à dire leur chapelet[56]. Il y avait donc bien des avertissements pour Mme de Maintenon, sans parler des craintes que plusieurs personnes cherchaient à lui donner sur le jansénisme de Racine ; et le jour ne tarda pas où elle se crut obligée de céder aux avis des rigoristes. « Les dernières représentations de l’année 1690, dit M. Lavallée[57], marquent l’époque où finirent ces amusements trop détournés de leur but. » On joua cependant quelquefois encore à Saint-Cyr, sous le règne de Louis XIV, mais dans la classe bleue, sans appareil, sans autre habit que celui de la maison, et seulement en présence de quelques dames qui y étaient amenées par Mme de Maintenon[58]. La duchesse de Bourgogne prit part à ces rares et modestes représentations. Elle n’était arrivée en France que depuis deux mois, et pas encore mariée, lorsque le 12 janvier 1697, elle fut conduite par Mme de Maintenon dans la maison de Saint-Louis, où elle fit, dans la tragédie d’Esther, le « personnage d’une petite Israélite[59]. » Elle n’avait pas alors douze ans. Plus tard encore, il lui arriva de temps à autre d’emmener chez Mme de Maintenon, à Versailles, quelques-unes des bleues pour jouer la même pièce[60]. Nous voyons dans le Journal de Dangeau que, tout à fait à la fin du règne de Louis XIV, il fut encore question d’un projet de représentation d’Esther, à Saint-Cyr même. Sous la date du 2 juin 1715, Dangeau dit : « M. le comte de Lusace (c’était le nom que prenait, en France, le prince électoral de Saxe)... avait fort souhaité voir Saint-Cyr, et Mme de Maintenon l’y attendait aujourd’hui, où, après lui avoir montre la maison, elle lui préparait un divertissement, qui était de faire jouer la comédie d’Esther par les Demoiselles de Saint-Cyr ; mais la fièvre prit hier à ce prince. » Le même Journal nous apprend aussi qu’on eut recours, quoique rarement sans doute, à d’autres voix que celles de ces enfants, non pour réciter la pièce entière, mais seulement pour chanter les chœurs. Nous y lisons en effet qu’à Marly, le 1er mai 1700, « les musiciens du Roi chantèrent, chez Mme de Maintenon, la musique de la tragédie d’Esther. » Mais on eût cru profaner cette tragédie sainte, faire outrage aux souvenirs de Saint-Cyr et trahir les intentions qu’avait eues le poète, si l’on avait permis au théâtre, où Polyeucte cependant n’avait pas autrefois paru déplacé, de représenter un ouvrage écrit uniquement dans une pensée d’édification. Du reste, le privilège d’Esther, donné aux Dames de Saint-Louis, faisait défense expresse aux comédiens de jouer cette tragédie. Cette défense fut maintenue trente-deux ans. Devait-elle l’être toujours ? Un tel chef-d’œuvre, sans doute, ne semblait pas devoir rester la propriété exclusive d’une maison d’éducation : la France entière avait sur lui des droits. Disons-le cependant, Esther ne brilla jamais assez sur une plus vaste scène, pour n’y pas paraître comme « une jeune et tendre fleur transplantée sous un ciel étranger, » pour faire oublier que sa première, sa vraie patrie était Saint-Cyr. C’est là seulement qu’aujourd’hui encore notre imagination aime à se la représenter sur un théâtre fait pour elle. La maison de Saint-Louis ne cessa jamais de croire que la tragédie composée à son intention lui appartenait, et même la tradition des représentations d’Esther s’y perpétua, reprise de loin en loin dans des occasions qui rappelaient jusqu’à un certain point, avec bien moins d’éclat toutefois, la gloire des premières années. En 1731, la reine Marie Leczinska, qui visitait assez fréquemment Saint-Cyr, désira qu’Esther y fût jouée en sa présence. Malheureusement elle n’en fut pas aussi charmée que l’avait été Mme de Maintenon, n’y ayant point le même intérêt personnel, et d’ailleurs moins en état sans doute d’en goûter toutes les beautés. Elle dissimula à peine son ennui[61]. Il y eut encore, en 1756, une représentation honorée par la présence d’augustes spectateurs. La Gazette de France du 17 janvier 1756 en fait mention : « De Versailles, le 1 5 janvier 1756. Aujourd’hui, Monseigneur le Dauphin a dîné chez Madame la Dauphine, avec Madame, Mesdames Victoire, Sophie et Louise, et les dames de leur suite, à une table de quarante couverts. Ce prince et ces princesses ont assisté cet après-midi, dans la maison royale de Saint-Cyr, à la tragédie d’Esther, représentée par les Demoiselles de cette maison. » Le duc de Luynes, dans ses Mémoires[62], donne plus de détails : « Monseigneur le Dauphin, dit-il, Madame la Dauphine et Mesdames... partirent un peu après deux heures. En arrivant dans la maison, ils furent reçus à la porte par Monsieur l’évêque de Chartres et par Mme du Han, supérieure ; ils furent conduits tout au haut de la maison dans la salle du théâtre... Racine, fils du grand Racine, et père de celui qui vient de périr à Cadix, était à cette pièce ; il s’était occupé depuis trois ou quatre mois à instruire les pensionnaires ; il a même fait un prologue convenable aux circonstances... La décoration du théâtre était très agréable ; il y eut un changement pour représenter les jardins du palais ; la perspective en était fort bien exécutée. Il n’y avait d’instruments que deux violoncelles qui accompagnaient les voix et qui étaient derrière les coulisses. Les rôles qui parurent les mieux exécutés furent celui d’Aman et celui de Mardochée ; celui d’Esther le fut assez bien aussi en certains endroits[63]. Clérembaut, organiste de Saint-Cyr, et son frère, tous deux fils du grand Clérembaut, avaient travaille l’un et l’autre pour l’exécution de cette pièce. Le premier avait fait plusieurs changements à la musique des chœurs, et l’autre avait dirigé les habillements... On s’était servi de toutes les étoffes de la maison, que l’on avait chamarrées avec du clinquant, et l’on avait fait usage d’un grand nombre de pierreries fausses qui appartiennent à la maison ; elles lui ont été données par Louis XIV, et l’on estime qu’il y en a pour vingt mille livres. Ces pierreries ont été données à l’occasion des deux tragédies d’Esther et d’Athalie... Les chœurs furent fort bien exécutés. Les filles qui chantaient avaient conservé sur le théâtre les distinctions de leur classe. Quoique ce soit l’usage de mettre du rouge sur le théâtre, aucune des actrices n’en avait, et on ne s’en apercevait point. » Dans cette représentation de 1756, on s’était évidemment flatté de revenir, au moins pour un jour, aux grandes représentations de 1689 et de 1690. La présence de la famille royale, les mêmes pierreries qui avaient brillé sous les yeux de Louis XIV, rien n’y manquait. Il y avait même un Racine encore pour animer de ses encouragements, diriger par ses conseils les jeunes actrices, et tenter de faire revivre dans un nouveau prologue l’inspiration paternelle. Malheureusement ce fils du grand Racine ne connaissait pas, n’aimait pas le théâtre comme son père, n’était pas comme lui un récitateur sans égal. Cependant il pouvait, lui si pieusement zélé pour la gloire de l’auteur d’Esther, si pénétré des sentiments qui avaient inspiré cette tragédie, ne pas rester trop au-dessous de la tâche qu’on lui avait confiée ; mais dans le temps qu’il préparait cette représentation commémorative, le malheur vint cruellement le frapper. Ce fut deux mois avant le jour fixé pour la fête, au mois de novembre 1755, que la mort tragique de son fils chéri lui porta un coup dont son âme ne se releva jamais. Il ne fut plus en état de remplir qu’imparfaitement le devoir qu’il avait accepté. L’effort qu’il dut faire sur lui-même le jour où il assista à la représentation dut être cruel. Le prologue, qu’il avait composé dans des circonstances si tristes, ne se trouva pas digne de son talent poétique, tant il s’en fallut qu’il rappelât, même de loin, les admirables vers de l’ancien prologue. Il serait donc sans intérêt de le citer. C’est un dialogue entre la Piété, l’Innocence et la Paix, qu’on trouvera dans les Mémoires du duc de Luynes[64]. La supérieure de Saint-Cyr, Mme du Han, avait écrit au sujet de ce prologue une lettre à Louis Racine[65]. Elle l’y avertissait que des gens zélés trouvaient à redire à son prologue, que leurs critiques « pourraient avoir des suites, » enfin qu’ils avaient eux-mêmes refait ce morceau. Le prologue de ces connaisseurs, qu’elle lui envoyait en même temps, diffère peu, sauf quelques fautes de prosodie, de celui que le duc de Luynes nous a conservé. Peut-être les critiques s’étaient-ils contentés de quelques corrections ; ou Louis Racine, découragé par son chagrin, avait-il, pour en finir plus tôt, adopté en partie leurs pauvres vers. Cependant on retrouve encore chez lui quelques-unes des expressions qu’on avait désapprouvées. Qu’il ait été d’ailleurs plus ou moins docile aux avis officieux, son œuvre fut une bien regrettable dissonance au milieu de la poésie d’Esther[66].

Mais s’il fut trop facile de reconnaître qu’on n’était plus aux beaux jours de Racine et des premières années de Saint-Cyr, ce dut être pourtant une grande joie pour la maison royale que cette tentative qui lui fut permise pour rajeunir des souvenirs si chers. La fidèle mémoire qu’à Saint-Cyr on garda toujours d’Esther nous est encore attestée par une anecdote touchante que rapporte M. Lavallée. Au temps où Saint-Cyr approchait de sa destruction définitive, « le 16 novembre 1792, mourut la dernière dame de Saint-Louis qui ait été enterrée à Saint-Cyr ; elle se nommait Catherine de Cockborne de Villeneuve, et était âgée de soixante-onze ans. Dans le délire de ses derniers moments, cette pauvre religieuse chantait d’une voix sépulcrale les chœurs d’Esther où les Israélites déplorent, dans une langue divine, les malheurs de leur patrie[67]. »

Après avoir épuisé tout ce que nous avions à raconter de Saint-Cyr, il nous reste à dire quel fut le sort d’Esther sur une scène plus vaste et plus profane. Ce fut seulement après la mort du Roi, après celle aussi de Mme de Maintenon, et sous la liberté de la Régence, peu gênée par les pieux scrupules, que la représentation de cette tragédie put avoir lieu au Théâtre-Français. Celle d’Athalie, qui l’avait précédée sur le même théâtre, marquait assez que, même dans les choses littéraires, la volonté de Louis XIV ne faisait plus loi. Les comédiens jouèrent pour la première fois Esther sur le théâtre de leur hôtel, rue des Fossés-Saint-Germain, le 8 mai 1721. Ils avaient supprimé tout le chant et conservé seulement quelques vers des chœurs. La pièce eut huit représentations, dont la dernière fut donnée le mardi 27 du même mois. Les principaux rôles étaient ainsi distribués : Baron fit Assuérus ; Mlle Duclos, Esther ; Legrand, Mardochée ; Quinault-Dufresne, Aman ; Mlle Lecouvreur, Zarès[68]. Le Mercure de 1721, qui nous donne ces détails, ajoute que le public a vu ces représentations « avec grand plaisir. » Mais les auteurs de l’Histoire du Théâtre français disent que « le poème, supérieurement rendu par les acteurs, ne fit pas tout l’effet qu’on s’en était promis[69]. » C’est un fait curieux que Louis Racine ne connut ces représentations que bien des années après, et par la lecture du tome XV de l’ouvrage des frères Parfait. Il avait alors écrit ses Remarques sur Esther et sur Athalie ; il y fit une Addition, après avoir lu ce qui était pour lui une nouvelle. « Je ne sais, dit-il dans cette Addition[70], comment il m’est arrivé de n’avoir eu aucune connaissance de ces représentations d’Esther [Elles] firent donc bien peu de bruit, puisque je n’en entendis point parler alors, et qu’elles m’étaient encore aujourd’hui inconnues. Des personnes qui les ont vues viennent de m’assurer qu’elles n’avaient pas fait une grande impression sur les spectateurs, qui, en admirant la pièce, l’écoutèrent très froidement... Je ne puis imputer le malheur d’Esther (si c’en est un) au jeu des acteurs. Les deux principaux personnages étaient exécutés, l’un par notre Roscius, l’autre par une actrice extrêmement célèbre. Je ne puis l’imputer à la sainteté de la pièce : la même sainteté règne dans Athalie. Je ne puis l’imputer au goût d’un siècle qui, en 1716, rendit justice à Athalie... Je pourrais dire que le retranchement des chœurs, où règne toute la douleur, a dû lui faire perdre sur le théâtre public sa plus grande beauté. Cependant l’action seule ne devait-elle pas, comme celle d’Athalie, faire sur les spectateurs une vive impression ? Sans doute ; et s’ils sont restés froids, c’est la faute de la pièce. Je suis contraint de l’avouer L’auteur était trop instruit de son art pour ne pas sentir, au milieu des applaudissements donnés à Saint-Cyr, que cet ouvrage n’avait point la partie la plus essentielle de la tragédie C’est par la représentation que le mérite d’une action théâtrale est connu. » Louis Racine, cette fois, abandonnait trop facilement la cause d’un chef-d’œuvre de son père. Il le croyait condamné par les principes d’Aristote ; mais ce n’était pas le cas de demander aux anciens la règle d’un poème qu’ils n’avaient pu prévoir. S’il était vrai que la tragédie d’Esther manquât des conditions essentielles d’une action dramatique, elle eût, même à Saint-Cyr, paru froide et sans intérêt. Nous comprenons bien que là tout fut plus en harmonie avec un poème si pieux, si plein de douceur, mais non pas que l’art de toucher et de plaire soit entièrement différent sur un petit théâtre et sur un plus grand. Les explications que Louis Racine rejetait du malheur d’Esther n’étaient peut-être pas aussi insuffisantes qu’il le pensait. La suppression des chœurs, que le poète avait si bien liés à l’action, n’était pas un médiocre dommage apporté à son œuvre, et ne la dépouillait pas seulement d’un des plus magnifiques ornements de poésie, mais encore la mutilait dans une des parties les plus nécessaires et les plus vivantes de son ensemble. Il se peut bien aussi que le Roscius et la célèbre actrice aient été fort inférieurs aux jeunes filles formées par Racine lui-même, dans l’interprétation d’une pièce qui demande tant de naturel simple, de pudeur et de sincérité religieuse. Quant au goût du siècle, on peut y moins déférer que ne l’a fait Louis Racine : on avait alors un besoin exagéré de vives émotions sur la scène, de mouvement théâtral. Athalie, supérieure incontestablement à Esther par de plus hautes beautés tragiques, avait surtout peut-être trouvé grâce, parce que ces beautés étaient plus animées : faut-il pour cela méconnaître combien celles de la première tragédie sacrée de Racine étaient touchantes, à ne parler même que de l’action de la pièce, et indépendamment des beaux vers ? Enfin, si Athalie fut, avec la même sainteté, mieux appréciée qu’Esther, sous la Régence, nous sommes persuadé cependant que cette sainteté, alors peu goûtée, nuisit à cette dernière tragédie, dont, en l’absence de grands effets dramatiques et de la pompe du spectacle, il est plus nécessaire encore de pouvoir comprendre et aimer le sens religieux, la pieuse tendresse. Aussi peut-on remarquer avec quelle injustice, quelle absence complète de sympathie et même de bon goût, quel dénigrement passionné, Voltaire, qui fut si longtemps grand admirateur d’Athalie, a parlé d’Esther. « Esther, dit-il au chapitre XXVII du Siècle de Louis XIV, ...n’inspira que de la froideur et ne reparut plus... Le public impartial ne vit qu’une aventure sans intérêt et sans vraisemblance ; un roi insensé, qui a passé six mois avec sa femme sans savoir, sans s’informer même qui elle est ; un ministre assez ridiculement barbare pour demander au Roi qu’il extermine toute une nation, vieillards, femmes, enfants, parce qu’on ne lui a pas fait la révérence ; ce même ministre assez bête pour signifier l’ordre de tuer tous les Juifs dans onze mois, afin de leur donner apparemment le temps d’échapper ou de se défendre ; un roi imbécile, qui, sans prétexte, signe cet ordre ridicule, et qui, sans prétexte, fait pendre subitement son favori : tout cela, sans intrigue, sans action, sans intérêt, déplut beaucoup à quiconque avait du sens et du goût. Mais, malgré le vice du sujet, trente vers d’Esther valent mieux que beaucoup de tragédies qui ont eu de grands succès. » Voilà donc tout le mérite d’Esther réduit à des vers élégants et harmonieux ! Dans une note de ce même passage du Siècle de Louis XIV, Voltaire s’était avec raison moqué des Mémoires de la Beaumelle où il est dit que Racine, affligé du mauvais succès de sa pièce à la lecture, s’était écrié : « Pourquoi m’y suis-je exposé ? Pourquoi m’a-t-on détourné de me faire chartreux ? » mais que mille louis le consolèrent. La Beaumelle voulut prendre sa revanche en montrant combien était ridicule le jugement que l’auteur du Siècle de Louis XIV prête au public impartial : « Analyse injuste, dit-il[71] ; le public ne vit point cela ; car le public était chrétien. On lui présentait un fait intéressant et miraculeux, d’après un livre admis comme divin ; il ne discutait point l’action, parce qu’on ne discute pas ce qu’on regarde comme démontré. »

C’était en effet ce qui aurait dû être ; mais la Beaumelle disait-il aussi bien ce qui était ? La disposition d’esprit où se trouvait Voltaire n’était-elle pas, en 1721, celle d’une grande partie du public ? et la Beaumelle lui-même en était-il fort éloigné, lorsque pour expliquer comment se dissipa le charme de la pièce imprimée, il reproche à Esther « trop d’exactitude à suivre le narré du Saint-Esprit ? » Pour Voltaire, il est évident que cette fidélité de l’Histoire sainte, qui paraissait à Mme de Sévigné donner du respect, ne le laissait pas seulement froid, comme beaucoup de ses contemporains, mais était son véritable grief contre l’œuvre de Racine. Nous n’avons cité que le Siècle de Louis XIV, mais il est souvent revenu ailleurs sur les invraisemblances du sujet, répétant les mêmes plaisanteries, par exemple dans ses Remarques sur le troisième discours de Corneille, où il entame ainsi le propos : « Quelquefois une tragédie, dénuée de vraisemblance et de raison, charme à la lecture par la beauté continue du style, comme la tragédie d’Esther. On rit du sujet, et on admire l’auteur. Ce sujet, en effet, respectable dans nos saintes Écritures, révolte l’esprit partout ailleurs[72]. » L’histoire d’Esther était une de celles qui, dans la Bible, égayait, ou ce serait peut-être mieux dire, irritait le plus Voltaire ; on peut voir comme il l’a commentée dans la Bible enfin expliquée par plusieurs aumôniers de Sa Majesté le Roi de Pologne, et les railleries qu’il en a faites dans les Questions de Zapata et dans la Canonisation de saint Cucufin. La préoccupation de ce qu’il voulait trouver absurde dans le Livre d’Esther obsédait tellement son esprit, quand il jugeait la tragédie de Racine, qu’il censurait chez le poète ce qui n’y était pas, mais se trouvait seulement dans le livre saint ; témoin ce passage cité tout à l’heure du Siècle de Louis XIV, où il relève la bêtise du ministre qui laisse onze mois aux Juifs pour se préparer à se défendre, tandis que Racine, forcé de resserrer les événements dans un temps plus court, a substitué dix jours[73] à ces onze mois.

Nous n’avons pas besoin de dire que Voltaire avait lu le Livre d’Esther avec beaucoup de préventions, avec beaucoup de légèreté. La critique la plus libre, quand elle n’est pas systématiquement hostile, non-seulement en reconnaît les grandes beautés, mais fait disparaître devant un examen sérieux bien de prétendues invraisemblances historiques qu’on avait cru signaler. M. Athanase Coquerel, dans son livre intitulé Athalie et Esther de Racine, avec un commentaire biblique[74], a discuté quelques-unes de ces questions[75]. Pour nous, nous n’avons pas ici à les aborder ; c’est uniquement pour les notes de la pièce, pour les rapprochements à faire entre les vers de Racine et les nombreux passages des livres saints que nous avons pu faire d’utiles emprunts à la consciencieuse étude de M. Coquerel, à son érudition biblique. Il nous suffit de dire que dans une œuvre de foi, comme celle de Racine, tout ce qui est tiré de l’Écriture doit être accepté, non-seulement comme vraisemblable, mais comme vrai. Voltaire même aurait bien pu accorder à Esther ce qu’il accordait sans doute aux tragédies grecques, fondées sur les croyances mythologiques. Il ne restait réellement que deux questions à examiner : Racine a-t-il trouvé dans le récit des livres saints la matière d’une pièce qui remplît les conditions dramatiques ? A-t-il suivi ces livres avec fidélité ? Sur le premier point, voici comment Chamford parle d’Esther[76] : « Toutes les parties de la tragédie y sont parfaitement observées. Rien n’est plus grand que le sujet, puisqu’il s’agit du sort de toute une nation. Les développements de l’action y sont admirables... et la péripétie est une des plus belles qu’il y ait au théâtre : c’est au moment où Aman s’imagine être au faite des honneurs, qu’il tombe tout à coup, et qu’une nation entière, dévouée à la mort, semble sortir du tombeau pour renaître au bonheur. » Il est vrai que Chamford trouvait au rôle d’Esther « un défaut capital » (nous dirons tout à l’heure quel était ce défaut), qui, selon lui, « empêcherait toujours la pièce d’être accueillie sur la scène. » Pour la conformité de la tragédie d’Esther aux livres saints, ce qu’il y avait de mieux à en dire, Racine lui-même l’a dit dans sa préface. « Il me sembla que... je pourrais remplir toute mon action avec les seules scènes que Dieu lui-même, pour ainsi dire, a préparées. » De tant de belles scènes de la pièce, il n’y en a pas une en effet qui ne soit dans le Livre d’Esther. Telle était la souplesse de l’art de Racine, qu’il ne fut nullement gêné par cette soumission à un texte révéré ; son génie d’ailleurs et son âme étaient depuis longtemps en harmonie avec le modèle qu’il avait à rendre. Il faut le remarquer cependant, Racine se flattait seulement de n’avoir altéré « aucune des circonstances tant soit peu considérables de l’Écriture sainte, » ce qui lui aurait paru « une espèce de sacrilège. » Quelques points, qui évidemment étaient libres, avaient été développés par lui suivant son goût. Mais n’y eut-il pas un changement, une suppression plus grave dont il ne parle pas ? Quand il relisait, pour y chercher sa tragédie, le Livre d’Esther, que pensait-il de ces passages où il est dit que les Juifs eurent permission de tuer leurs ennemis avec leurs femmes et leurs enfants, et de piller leurs dépouilles ; qu’ils firent périr dans Suse jusqu’à cinq cents hommes, et qu’après ce massacre le Roi invita la reine Esther à songer que le carnage avait dû être bien plus grand dans toutes les provinces (on y tua, en effet, soixante-quinze mille personnes), et l’interrogea sur ce qu’elle demandait de plus ? À quoi Esther répondit : « S’il plaît au Roi, qu’il donne aux Juifs le pouvoir de faire encore demain ce qu’ils ont fait aujourd’hui dans Suse, et que les dix fils d’Aman soient pendus[77]. » Nous le répétons, qu’en pensait Racine ? Il pensait, nous n’en doutons point, comme Saci, « qu’on a quelque lieu de s’étonner que Mardochée et Esther, qui procurèrent cet édit, aient pu se porter à un excès si cruel en apparence ; » mais que « ces choses se passaient durant le temps de l’ancienne loi, qui était un temps de rigueur ; » et que « d’ailleurs on peut présumer que l’Esprit de Dieu qui avait conduit jusqu’alors, tant la reine que Mardochée, leur inspira aussi bien qu’au Roi d’en user ainsi pour des raisons qu’on est plus obligé d’adorer que de pénétrer[78]. » C’est avec cette soumission que sa foi devait s’incliner ; et il ne croyait certainement pas que Dieu eût besoin qu’on atténuât, qu’on dissimulât ses rigueurs. Toutefois, sans qu’il faille supposer aucun embarras du croyant, la poétique a ses lois, et Racine les connaissait trop bien pour changer tout à coup la douceur de son Esther en une si terrible inflexibilité de vengeance. Et puis il a pu se dire que l’action de sa tragédie s’arrêtait à la délivrance des Juifs et à la punition d’Aman, qu’il lui était permis de ne pas suivre au delà le récit divin, enfin que, dans un spectacle destiné à un auditoire chrétien, on était autorisé, même en lui mettant sous les yeux une histoire de l’Ancien Testament, à suivre de plus près l’esprit de la loi de grâce. Dans Athalie, il n’a pas reculé devant une plus fidèle hardiesse à retracer les effrayantes sévérités de la Bible : elle lui a semblé conforme à la conception de sa tragédie. Il n’a pas été toutefois aussi loin dans l’adoucissement des vengeances d’Esther qu’un de ses devanciers, qui lui fait demander grâce pour Aman lui-même, au moment où Assuérus l’envoie au supplice :

 

Ah ! Sire, en sa faveur écoutez la clémence[79].

 

Celui-là dépassait la limite. Mais il était naturel de pencher du coté de la mansuétude dans ce sujet d’Esther[80]. Racine a, comme toujours, gardé la mesure; il a conservé à Esther tout son charme, sans l’affadir. Dans la scène v de l’acte III, elle fait éclater sa sainte énergie autant qu’il faut :

 

Va, traître, laisse-moi...

Bientôt ton juste arrêt te sera prononcé.

 

Cet éclair de courroux suffit et ne dépare point l’aimable reine : c’est tout ce que demandait le respect de l’histoire sainte ; guidé par le seul sentiment de l’art, c’eût encore été ce que le poète eût eu de mieux à imaginer. Là pourtant est ce défaut dans le caractère d’Esther qui gâtait la pièce pour Chamford : « Celui, dit-il, qui avait admiré dans la jeune reine le dangereux courage de braver les ordres d’un despote pour sauver sa patrie, voudrait pouvoir encore admirer en elle la clémence. » Évidemment il eût désiré que ce rôle fût traité à la façon de du Ryer. Mais comment, en tout cas, pouvait-il voir là une faute capitale du plan de Racine, et qui justifiait le peu de succès de sa tragédie sur le théâtre ? Ne lui reprochons pas trop rigoureusement d’ailleurs cette erreur. Il a, malgré tout, bien senti la beauté de la pièce, et en a parlé avec une vive et sincère admiration : « Pour moi, dit-il, j’avoue que j’ai une tendresse particulière pour Esther. Elle produit sur moi le double effet de l’ode et de la tragédie en même temps. Outre les sentiments de pitié et de crainte qu’elle me fait éprouver tour à tour, je me sens encore, en la lisant, dans une sorte d’enthousiasme continuel. L’onction du style, les chœurs sublimes de ces filles d’Israël, tout concourt à mon illusion. Il me semble, lorsque je prends cette tragédie, que j’entre dans un de ces temples antiques élevés avec pompe dans Jérusalem au culte du Très Haut. » Cette prédilection pour Esther, qui étonnera peut-être quelques-uns, s’est rencontrée cependant plus d’une fois. M. Sainte-Beuve a dit, il y a assez longtemps, à peu près dans le même sentiment que Chamford, et avec des expressions dont, nous le croyons, il atténuerait aujourd’hui quelque chose en faveur d’Athalie : « L’avouerai-je ? Esther, avec ses douceurs charmantes et ses aimables peintures, Esther, moins dramatique qu’Athalie, et qui vise moins haut, me semble plus complète en soi... Ce délicieux poème, si parfait d’ensemble, si rempli de pudeur, de soupirs et d’onction pieuse, me semble le fruit le plus naturel qu’ait porté le génie de Racine[81]. » Nous aurions dû citer avant tous Arnauld, qui écrivait à Willard, au sujet d’Esther et d’Athalie : « Comme il est bien difficile que deux enfants d’un même père soient si également parfaits qu’il n’ait pas plus d’inclination pour l’un que pour l’autre, je voudrais bien savoir laquelle de ces deux pièces votre voisin (Racine) aime davantage. Mais pour moi, je vous dirai franchement que les charmes de la cadette n’ont pu m’empêcher de donner la préférence à l’aînée[82]. » Toutefois, pour compter plus que tout autre ce suffrage contemporain, donné par un si grand esprit, il faudrait d’abord savoir si Arnauld, en s’exprimant ainsi, portail vraiment un jugement littéraire. La poésie et le théâtre n’étaient-ils pas, jusqu’à un certain point, hors de son domaine ? Et les applications que dans Esther il pouvait trouver, comme on l’a dit, à l’oppression qui pesait sur Port-Royal ne le séduisaient-elles pas ? D’un autre côté, il y avait dans le Joad d’Athalie bien des traits qui devaient aussi lui plaire, en lui offrant quelque chose de sa propre image ; et si la principale raison de sa préférence est celle qu’il donne lui-même dans sa lettre, qu’« il trouve dans Esther beaucoup plus de choses très édifiantes et très capables d’inspirer la piété, » elle n’est peut-être pas aussi étrangère qu’il semblerait d’abord à la question littéraire et poétique. Il ne pouvait juger Athalie moins religieuse ; ce qu’il sentait donc plus particulièrement dans Esther, c’était cette piété qui va au cœur, qui s’y insinue avec un charme irrésistible. Si Racine n’a jamais été un plus puissant enchanteur, il n’a jamais été plus vraiment poète.

Esther, qui marque l’époque où le talent de Racine reparut sous une forme toute nouvelle, plus originale, plus libre, l’époque d’une inspiration puisée à des sources moins éloignées, moins étrangères, à des sources qui jaillirent au plus profond de l’âme du poète, Esther est aussi d’un prix bien rare comme la première manifestation de ce génie lyrique, jusque-là inconnu, qui allait produire encore les quatre cantiques sacrés et les chœurs d’Athalie. Ce n’est pas assez d’avoir parlé des chœurs d’Esther comme ayant introduit avec tant de bonheur dans notre tragédie un des éléments essentiels du drame antique[83]. Considérés en eux-mêmes, et à part de la constitution du drame, ces chœurs, par leur savante harmonie, par la pureté parfaite de leur style, par leur poésie tour à tour tendre et énergique, douce et sublime, toujours naturelle et simple dans son élégance et sa grandeur, ont un caractère particulier qui les distingue des plus belles odes de notre langue, et, sans qu’il y ait à en comparer les beautés avec des beautés toutes différentes, leur réserve un rang qui ne leur sera jamais disputé. La pièce tout entière est tellement pleine de l’inspiration des livres saints qu’il ne suffit pas de rechercher et de signaler les passages directement imités. L’esprit même de l’Écriture est partout, tant le génie de Racine en était pénétré. Mais cela est vrai surtout des chants du chœur : ce sont vraiment les harpes de Sion qui y résonnent.

Qu’on nous pardonne si nous avons interrompu l’histoire des représentations d’Esther. Ces représentations elles-mêmes ne reparaissent sur la scène qu’à de longs intervalles. Soit qu’avertis par le médiocre succès de 1721, les comédiens craignissent de toucher de nouveau à cette tragédie dont la pieuse candeur déconcertait un art profane, soit que le public du dix-huitième siècle se souciât peu de la revoir, pensant presque tout entier comme Voltaire, que « le fond d’Esther n’était fait que pour des petites filles de couvent[84], » le Théâtre-Français, pendant plus de quatre-vingts ans, s’abstint d’une seconde tentative. En 1803 seulement Esther reparut. Ce fut sur le théâtre de l’Opéra, dans une représentation pour la retraite de Mme Vestris. On sait que pour ces représentations extraordinaires on cherche souvent quelque spectacle inusité, qui ait par cela même plus d’attrait pour la curiosité publique. Ce fut peut-être le véritable titre que la belle tragédie, si longtemps délaissée, parut avoir à l’exhumation dont on l’honorait. La soirée choisie pour cette reprise d’Esther fut celle du jeudi 13 prairial an XI (2 juin 1803). L’affluence des spectateurs, malgré le prix élevé des places, fut immense. La recette fut de vingt-huit mille francs ; mais il est difficile de savoir si l’empressement du public fut pour Racine, ou pour Mme Vestris. Il paraît d’ailleurs, par des témoignages contemporains, que, si l’on avait seulement compté sur un succès de curiosité et d’argent, on rencontra quelque chose de mieux. L’effet produit fut très grand. Comme on avait à sa disposition les ressources de l’Opéra, on ne se trouva pas, comme en 1721, dans la malheureuse nécessité de supprimer les chœurs. La musique de Moreau avait été abandonnée. Plantade en avait composé une nouvelle, qui était, dit-on, simple et élégante, que ne surchargeait aucun effet harmonique, et qui laissait entendre distinctement les paroles. De moins bienveillants jugèrent qu’à l’exception du chœur qui termine le second acte :

 

Ô douce paix !

Ô lumière éternelle !

 

l’œuvre du musicien fut un médiocre ornement pour la pièce. Pour les acteurs, il ne faut peut-être pas leur attribuer une trop grande part dans les applaudissements que recueillit la tragédie. Cependant le Théâtre-Français a rarement vu une pareille réunion de grands talents. Talma joua Assuérus ; Lafon, Aman ; Monvel, Mardochée ; Mlle Duchesnois, Esther ; Mlle Volnais, Zarès. On ne trouva pas Talma cette première fois à la hauteur de sa renommée ; les admirateurs de Mlle Duchesnois louèrent la décence de son maintien, sa sensibilité, des intentions justes ; mais tous convinrent qu’elle avait récité avec une lenteur étudiée ; et les plus sévères l’accusaient d’avoir été traînante et monotone. Monvel déclama avec feu, mais laissa trop voir l’art du comédien, ce qui sera toujours l’écueil de tous ces rôles destinés par le poète à de tout autres interprètes. Le tragédien dont on fut le plus content fut Lafon, qui sut mettre dans son rôle d’Aman une expression juste et forte. Quoique cette représentation eût laissé à désirer, elle devint l’époque d’une renaissance assez durable d’Esther. Dix jours après, le 23 prairial, elle fut jouée à Saint-Cloud devant le premier Consul. Dans cette soirée une ode fut lue, qui était un cri de guerre contre les Anglais : on peut se souvenir que le prologue d’Esther avait eu le sien contre la ligue d’Augsbourg. Dans les années qui suivirent, on revint plusieurs fois aux représentations de la même tragédie : nous en trouvons en 1806 ; l’empereur Napoléon y prenait intérêt, et faisait des observations à Talma sur son jeu, sur Racine, sur Mme de Maintenon, sur les allusions que les courtisans du grand règne trouvaient dans la pièce. Il était bien rare que Talma ne se rendît pas maître de ce qu’il étudiait. Dans ce rôle d’Assuérus, où l’on pourrait sans doute le suivre au delà de 1806, il n’en était pas resté aux hésitations de sa première tentative ; on aimait à l’y voir ; on disait qu’il y ressemblait à Louis XIV, au moins à l’idée qu’on s’en faisait ; ressemblance qu’assurément il cherchait, croyant que Racine y avait pensé.

Esther, jouée plusieurs fois au temps de notre grand tragédien, disparut encore une fois, après lui, et pour un assez long temps, de la scène française. Mlle Rachel l’y ramena. Elle aborda pour la première fois le rôle d’Esther en 1839, le 28 février. La date était remarquable, et avait été choisie à dessein : c’est le 28 février que les Juifs célèbrent aujourd’hui encore l’anniversaire de leur délivrance par l’épouse d’Assuérus. Quelques personnes s’étonnèrent de l’idée qu’on avait eue de donner par là à cette représentation une sorte de caractère religieux très différent de celui qui était dans les intentions de Racine, et se demandèrent ce qu’aurait pensé le poète chrétien de son Esther jouée par une Juive dans un jour solennisé par les Juifs. Mais il n’eût pas fallu trop s’arrêter à cette recherche d’un à-propos quelque peu étrange, ni remarquer, comme on le fit alors avec malice, que cette première fois Mlle Rachel avait joué Esther « en famille, » si, avec son rare talent, elle eût enfin donné pour la première fois aux spectateurs du Théâtre-Français une représentation de cette tragédie, telle que Saint-Cyr lui-même, le Saint-Cyr de Louis XIV, n’en avait sans doute jamais vu. Il n’en fut rien ; et son triomphe ne put faire de peine aux ombres de Mlle de Veilhenne et de Mme de Caylus. Elle renonça bientôt à ce rôle, qui ne parut pas lui convenir : nous croyons qu’elle ne le joua plus que le 4 et le 9 du mois suivant. On avait, comme en 1721, mutilé la pièce par le retranchement des chœurs, dont l’exécution offre toujours des difficultés sur une scène qui doit emprunter ses chanteurs à d’autres théâtres. En 1864 cependant, le mardi 5 juillet, on eut la bonne pensée de jouer Esther au Théâtre-Français, sans la dépouiller d’un de ses plus beaux ornements. La musique de Moreau eût semblé de nos jours bien monotone et d’une forme surannée ; on pensa que celle de Plantade ne serait pas trouvée beaucoup plus satisfaisante. M. Jules Cohen, élève d’Halévy, fut chargé de composer la musique des chœurs, qu’exécutèrent les élèves du Conservatoire. On la jugea brillante et variée ; mais l’eussions-nous entendue, et fussions-nous compétent, il ne conviendrait pas ici de parler d’une œuvre si récente. Les décors, pour lesquels on avait mis à profit toutes les découvertes de l’archéologie et les antiques monuments du Musée assyrien, étaient d’une grande magnificence. Racine n’avait rien rêvé de semblable ; et peut-être cette splendeur orientale, ce palais d’Assuérus savamment restauré, ces taureaux symboliques, ces costumes si exacts, toute cette érudition pittoresque lui eussent paru moins en harmonie avec son œuvre, sobre de couleur, que la modeste mise eu scène de la maison de Saint-Louis. N’eût-il pas surtout regretté qu’on eût, dans l’intérêt de la musique, mêlé aux compagnes d’Esther quelques jeunes hommes israélites qui ne pouvaient se trouver là, et lui auraient semblé bien étranges au milieu de ces voix virginales que seules il avait voulu faire entendre ? Il nous est en vérité plus facile d’ajouter à ces œuvres du dix-septième siècle la couleur asiatique, dont elles se passaient, que d’y conserver celle que leur donnaient des génies préoccupés d’autres pensées et d’autres sentiments que les nôtres. Si ces brillantes représentations d’Esther, qui furent continuées pendant quelque temps, purent donner lieu, comme nous venons de le voir, a quelques critiques, on doit louer cependant cette tentative pour faire revivre, avec tant de pompe, un des chefs-d’œuvre de notre scène. Plusieurs rôles, dit-on, furent très bien rendus. On donna des éloges à la grâce pudique, à la dignité modeste de l’actrice (Mme Favart) chargée de celui d’Esther.

Nous avons, avant de terminer cette notice, à dire quelques mots des tragédies sur le sujet d’Esther, composées avant celle de Racine ; nous croyons, il est vrai, qu’il ne s’est guère préoccupé de leur existence ; nulle comparaison d’ailleurs entre un chef-d’œuvre et des pièces dont la meilleure ne s’élève pas très haut ; mais il est curieux de constater que les récits très dramatiques du Livre d’Esther avaient tenté de bonne heure et de tout temps les auteurs de tragédies. Plusieurs pièces latines ont été faites sur ce sujet. Le Catalogue de la Bibliothèque dramatique de M. de Soleinne fait mention d’une Esther de Zevecotius, imprimée en 1623 à Anvers dans la troisième édition des œuvres poétiques de cet auteur, et d’une autre tragédie publiée aussi à Anvers sous le même titre en 1563, et composée par Philicinus (Pierre Campson) ; celle-ci est en cinq actes et a un prologue. Dans les Drames sacrés de Naogeorgus (Thomas Kirchmaïer, écrivain protestant), imprimés à Bâle en 1547, nous avons lu un Haman (Hamanus, tragœdia ex libro Hester). Cette tragédie latine a également un prologue, et, comme l’Esther de Racine, un chœur ; du reste nous retrouvons ce chœur dans la plupart des anciennes tragédies écrites sur le même sujet. Des passages presque textuels du Livre d’Esther, bizarrement mêlés à un continuel pastiche du style de Térence, voilà tout ce que nous avons pu remarquer dans ce drame, qui ne fournit aucun rapprochement de détail avec notre tragédie.

Parmi les pièces françaises tirées de l’histoire d’Esther, la première en date que nous ayons trouvée est l’Aman d’André de Rivaudeau, gentilhomme du bas Poitou. Imprimé à Poitiers en 1566, il est dédié à Jeanne de Foix, reine de Navarre ; c’est une tragedie saincte en cinq actes et en vers. Après la liste des personnages, on lit cette indication : « L’action de la tragédie est establie à Suze, ville capitale de l’empire des Perses. La troupe doit estre des damoiselles et filles servantes de la Reyne Esther. » À la fin de chacun des actes il y a un chœur de la troupe des Filles d’Esther. Voilà un rapport avec la tragédie de Racine, le seul qu’on puisse remarquer sans doute. À la marge de divers passages de sa pièce, André de Rivaudeau a pris soin de renvoyer au texte des livres saints, de la Genèse, de l’Exode, des Nombres, des Rois, etc. Racine ne l’a pas fait ; mais un exemplaire de son Esther, dont il est fait mention dans le Catalogue de M. Renouard (tome III, p. 77), porte sur la marge, écrits de la main de l’auteur, les passages de l’Écriture qu’il avait imités. Admirateur de Ronsard, ami de Remy Belleau, Rivaudeau put bien être goûté à son heure, comme un des ouvriers de la révolution dramatique qui excitait l’enthousiasme de ce temps. Mais du style aujourd’hui ridicule de son Aman, de cette composition sans intérêt, nous ne pourrions rien citer. Après Rivaudeau, nous rencontrons deux disciples de Garnier, Pierre Matthieu et Antoine de Montchrestien, dont l’un a composé une Esther, l’autre un Aman. La tragédie de Pierre Matthieu, principal du collège de Verceil en Piémont, fut, suivant les frères Parfait, représentée en 1578, quelques-uns disent à Besançon avec un grand succès, d’autres sur la place publique de Verceil[85]. Nous avons vu cette pièce, imprimée à Lyon en 1685[86]. Elle a un chœur de princes, un chœur de princesses, un chœur de Juifs. Les chants des chœurs sont divisés, comme ceux des chœurs grecs, en strophes, antistrophes et épodes. La longueur de l’œuvre est démesurée ; l’action en est double ; car la première partie de la pièce est la répudiation de Vasthi, la seconde la chute d’Aman. Les discours des entre-parleurs sont des amplifications d’une prolixité sans fin. Autant l’art manque à la composition, autant le style est barbare[87]. Matthieu s’avisa un peu plus tard que de sa longue tragédie il valait mieux en faire deux. Il fit représenter en 1587 et imprimer en 1589, une pièce sous le nom de Vasthi, une autre sous celui d’Aman, formées des débris de son Esther.

L’Aman de Montchrestien[88] est bien supérieur, et sans comparaison possible. Le style s’élève quelquefois, et il y brille des éclairs de talent. On reconnaît que le poète, qui finit par passer aux huguenots, s’était nourri de la lecture de la Bible, dont

il sentait bien la poésie. Peut-être, en lisant les chœurs de sa pièce, particulièrement celui du premier acte, où la courte durée des prospérités de l’orgueilleux n’est pas trop faiblement exprimée, Racine y a-t-il trouvé la première idée de ses beaux chants lyriques. Nous croyons toutefois qu’il n’y a pas lien de rapprocher de l’Esther de Racine un aussi grand nombre de passages de la tragédie de Montchrestien que l’a fait M. de la Rochefoucauld-Liancourt dans ses Études littéraires et morales de Racine[89]. Il nous semble surtout que ceux mêmes de ces passages dont la pensée rappelle le plus celle de notre poète ne donnent guère à croire qu’ils aient pu être imités par lui ; la ressemblance ne va jamais que jusqu’au degré où elle s’explique assez par le Livre d’Esther, qui fut le commun modèle.

En 1617, et cinq ans plus tard en 1622, fut imprimée une tragédie en vers de la Perfidie d’Aman, mignon et favori du roi Assuérus[90]. La date de la première impression, et sans doute aussi le titre de la pièce ont fait penser, nous l’avons dit, que l’auteur anonyme de la Perfidie d’Aman avait voulu faire une tragédie allégorique à la sanglante catastrophe du maréchal d’Ancre, assassiné le 24 avril 1617[91]. Les allusions ne semblent pas marquées de traits aussi particuliers qu’on s’y attendrait. La pièce d’ailleurs est sans valeur. L’auteur a égayé son sujet de quelques bouffonneries. Les entre-parleurs Happe-Souppe, Frippe-Sausse et Guingnotrou amusent le spectateur dans les entr’actes.

Vers le même temps parut la Belle Hester, tragédie française tirée de la saincte Bible, de l’invention du sieur Japien Marfriere[92]. Quoique l’impression ne porte pas de date, le Manuel du libraire de M. Brunet indique celle de 1620, et nous apprend que l’auteur, qui avait pris un pseudonyme, est Ville-Toustain. Les cinq actes de sa tragédie, où les scènes ne sont pas distinguées les unes des autres, sont extrêmement courts. Rien de plus sec, de plus plat, de plus pauvre que cet ouvrage. Jusque-là le dix-septième siècle restait au-dessous du seizième dans ces pièces tirées de l’histoire d’Esther. Après la tragédie de Montchrestien on est étonné d’en trouver de si déplorables. Mais en 1643 on représenta une nouvelle Esther, où se marquent les grands progrès que les leçons de Rotrou et de Corneille avaient fait faire en peu d’années à notre théâtre pour la composition dramatique et pour le style poétique. Cette tragédie d’Esther, en cinq actes et en vers, est de Pierre du Ryer[93]. Elle est sagement conduite ; souvent les vers en sont fermes et d’une facture apprise à l’école de Corneille. Mais les beautés très réelles d’un dialogue qui a parfois de la vigueur ne sont généralement pas celles que le sujet demandait avant tout. Il n’y a rien du charme si doux, de l’inspiration pieuse de Racine. Du Ryer a fidèlement suivi le Livre d’Esther ; mais, en dehors du récit biblique qu’il avait sous les yeux, il ne montre pas qu’il eût étudié les saintes écritures, surtout qu’il se fût, comme Racine, pénétré de leur esprit. Racine n’eut donc à puiser aucune inspiration chez celui de ses devanciers qui, par la proximité des temps et surtout par le talent, était le plus digne d’être quelquefois consulté par lui. La seule idée même qu’à la rigueur et sans aucune certitude on pourrait croire avoir été suggérée à Racine par les anciennes tragédies d’Esther, celle de l’introduction des chants lyriques dans la pièce, était devenue étrangère aux habitudes de la scène au temps de du Ryer : il n’y a pas de chœur chez lui ; il a laissé à Racine l’honneur d’un retour aux formes de notre vieille tragédie, qui devait alors être regardé comme une innovation.

Plus près encore de notre Esther que la tragédie de du Ryer, on trouve sur le même sujet un poème héroïque de Jean Desmarets, publié d’abord en 1670, réimprimé en 1673, sous le pseudonyme de Boisval[94]. Ce poème d’Esther, inachevé, au moins dans l’édition de 1670, a quatre chants. Les inventions romanesques mêlées par Desmarets à l’histoire qu’il avait empruntée aux livres saints, le plan très peu raisonnable, l’absence de toute poésie, le mauvais style nous auraient dispensé de parler ici de son poème, si nous ne nous étions proposé de montrer combien de poètes avant Racine avaient eu l’ambition de traiter le beau sujet dont il a seul tiré une œuvre immortelle.

 

Avant l’impression d’Esther, qui se trouve dans le recueil de 1697, et dont nous reproduisons le texte, on a deux éditions de cette tragédie, l’une in-4, l’autre in-12, publiées en 1689, et qui, comparées l’une avec l’autre, n’offrent que des variantes d’orthographe et de ponctuation, sans parler de quelques différences qui se remarquent dans l’impression du Privilège. Quoique l’édition in-12 n’ait probablement paru qu’après l’autre, on peut les considérer toutes deux comme ne formant qu’une édition originale. L’édition in-4° a pour titre :

 

ESTHER

TRAGÉDIE

Tirée de l’Écriture sainte.

À Paris,

Chez Denys Thierry[95]...

M.DC.LXXXIX.

Avec privilège du Roy.

 

Le frontispice représente la scène VII de l’acte II, d’après Charles Lebrun. On compte ensuite 6 feuillets non chiffrés, pour le titre, la préface, les noms des personnages et le prologue ; en outre 83 pages. Le privilège commence au milieu de la page 83, et se continue à la page 84, qui n’a pas de chiffre.

Le titre de l’édition in-12 est semblable à celui de l’édition in-4°. En tête est le même frontispice. On compte ensuite sept feuillets pour les préliminaires, y compris le prologue ; puis 86 pages. Le privilège commence à la 86e page et continue sur les deux feuillets suivants qui ne sont pas numérotés.

Il n’y a d’Achevé d’imprimer ni dans l’une ni dans l’autre des deux impressions. Le Privilège du Roi est assez intéressant pour que nous en donnions ici les principaux passages :

« Louis, par la grâce de Dieu, Roy de France et de Navarre... Nos très chères et bien amées les Dames de la Communauté de S. Louis, Nous ont fait remontrer que nostre cher et bien amé le sieur Racine, ayant à leur prière, et pour l’édification et instruction des jeunes Demoiselles confiées à leur conduite, composé un Ouvrage de Poésie intitulé, Esther, tiré de l’Escriture Sainte, et propre à estre récité, et à estre chanté : Elles ont considéré que cet Ouvrage pourrait aussi servir à l’édification de plusieurs personnes de piété, et estre principalement utile à plusieurs Communautés et Maisons Religieuses[96], où l’on a pareillement soin d’élever la jeunesse et de la former aux bonnes mœurs : c’est pourquoy elles désireraient de le donner au public ; ce que ne pouvant faire sans avoir nos Lettres de permission, elles nous ont très humblement fait supplier de les leur vouloir accorder : À ces causes, sçachant l’utilité que le public en pourra recevoir, et ayant veu nous-mesmes plusieurs représentations dudit Ouvrage, dont Nous avons esté satisfaits, nous avons aux Dames de ladite Communauté de saint Louis permis et accordé, permettons et accordons par ces Présentes, de faire imprimer ledit ouvrage, tant les Paroles que la Musique, par tel Libraire et Imprimeur qu’il leur plaira, en tout ou en partie, en tel volume, marge et caractère, et autant de fois que bon leur semblera, pendant le  temps de quinze années consécutives, à commencer du jour qu’il sera achevé d’imprimer ; et de le faire vendre et distribuer par tout nostre Royaume : faisant défenses à tous Libraires, Imprimeurs, et autres d’imprimer, faire imprimer, vendre, et distribuer ledit Ouvrage sous quelque prétexte que ce soit, mesme d’impression estrangère, sans le consentement desdites Dames ou de leurs ayans cause... Avec pareilles défenses à tous Acteurs, et autres montans sur les Théâtres publics, d’y représenter ny chanter ledit Ouvrage... Donné à Versailles, le 3 jour de Février, l’an de grâce 1689. Et de nostre règne le quarante-sixième. Signé, par le Roy en son conseil : Boucher : et scellé.

« ...Les Dames de la Communauté de S. Louis, ont cédé leur droit de Privilège à Denys Thierry, Imprimeur, Marchand Libraire et Juge Consul de Paris.

« Ledit Thierry a fait part dudit Privilège à Claude Barbin. »

Il y a eu une impression à part des Chœurs de la tragédie d’Esther chez Denys Thierry. Nous l’avons trouvée à la Bibliothèque impériale dans le tome II d’un recueil de diverses pièces de théâtre ayant appartenu à Jean Nicolas de Tralage. Le titre manque ; mais à la fin de cette impression, de 16 pages in-4°, on lit : De l’imprimerie de Denys Thierry. Avec permission de Monsieur le lieutenant général de police. Il n’y a point de date, mais, au-dessous des derniers mots, Tralage (nous croyons bien du moins que la note est de sa main) a écrit : en janvier 1689. En comparant le texte de cette impression des Chœurs avec celui des éditions originales de la pièce entière, nous avons remarqué quelques légères différences, qui sont indiquées dans nos notes.

Les éditions de 1702, 1713, 1723 (Cologne), et, à leur exemple, Luneau de Boisjermain (1768), ont divisé Esther en cinq actes. L’édition de 1728 (Paris) l’a partagée en quatre actes, quoique par une erreur d’impression le quatrième acte ait le chiffre V ; ces divisions ne sont dans aucune des impressions faites du temps de Racine ; la tragédie y est toujours en trois actes.

 

 

APPENDICE

 

I

 

Il a été dit à la note du vers 592 que Montchrestien dans sa tragédie d’Aman avait en divers passages imité quelques versets du chapitre XIV du Livre d’Esther, dont Racine s’est également inspiré. C’est d’abord dans la bouche de Mardochée que nous trouvons une paraphrase de plusieurs de ces versets :

 

Éternel, je sais bien que nos grandes offenses

Attirent sur nos chefs tes tardives vengeances ;

Que les péchés commis contre ta sainte loi

Te font d’un père doux un juge plein d’effroi.

Je sais que notre orgueil, que notre fière audace

Pour nous a desséché les ruisseaux de ta grâce,

Et que tu ne vois plus que d’un œil courroucé

Le reste de ta gent ça et là dispersé.

Tu le livres aux fers des nations étranges,

Afin que par leurs mains ton honneur tu revenges,

Qui fut cent fois foulé par ce peuple insolent.

En dure servitude il vit triste et dolent ;

Que dis-je ? il vit, Seigneur ? las ! il ne doit plus vivre.

Jusqu’au bord du tombeau ta main le veut poursuivre.

Ta main l’y veut chasser, comme le tourbillon

Qui pousse le fétu de sillon en sillon...

Ta sainte majesté fut cent fois offensée

Par cette même gent de fait et de pensée ;

Tu l’as autant de fois exposée aux souhaits

Que contre son salut ses ennemis ont faits ;

Mais elle n’a jamais reconnu son offense

Que tu n’aye aussitôt embrassé sa défense,

Un simple repentir de t’avoir offensé

Effaçant en ton cœur tout le dédain passe.

Tu nous peux aujourd’hui faire connaître encore

Que tu ne méconnais le peuple qui t’adore :

Car bien qu’en tout péché son âme il ait poilu,

C’est encor celui-là que toi-même as élu ;

C’est le saint préciput que tu pria en partage,

Quand ta main par le inonde étendit le cordage

Mais toi qui t’es nommé Dieu de miséricorde,

Écoute notre plainte, et de nous te recorde ;

Sauve la gent, Seigneur, qui met en toi sa foi,

Non pas pour l’amour d’elle, ains pour l’amour de toi

Ne souffre donc qu’en nous soit éteint ton renom ;

Ne ferme point la bouche au peuple qui te chante ;

Il espère en toi seul : ne trompe son attente.

Ceux qui sont engloutis du sépulcre poudreux

Ne ressortiront plus de son sein ténébreux

Pour publier tes faits par les peuples étranges ;

Et quand nous serons morts, qui dira tes louanges ?

(Aman, acte III.)

 

Un peu plus loin, dans le même acte III, Esther parle ainsi :

 

Cette grandeur qui semble aux autres si prospère

Ne m’a toujours semblé que pleine de malheur ;

Ce qu’on juge ma joie est ma plus grand’douleur.

Que Dieu présentement du liant du ciel envoie

Un éclat flamboyant qui le chef me foudroie,

Si je ne voudrois être en son temple sacré

La moindre d’Israël, et lui servir à gré,

Plutôt que, sur le trône, au monarque Assuère,

Si pour plaire aux mortels il lui fallait déplaire.

Je sais bien discerner les fanges d’ici-bas

Des richesses du ciel qui ne périssent pas ;

Cette poure opulence et cette vaine pompe

Qui sans fin les humains par son beau lustre trompe

N’éblouit point les yeux rie mon entendement ;

Pour servir à mon Dieu je m’en sers seulement.

 

Dans l’acte IV, elle dit :

 

Et que te sert d’avoir ce bandeau sur le chef,

Si tu ne peux au moins détourner ce mèche ?

Et que te sert d’avoir ce sceptre dans la destre,

Si ton peuple par toi délivré ne peut estre ?...

Certes je crois que Dieu vent se servir de moi

Pour retirer les siens de ce mortel esmoi...

Toi qui tiens en ta main des princes le courage,

Toi qui leurs volontés mets sous ton arbitrage,

Donne-moi ce pouvoir d’impétrer de mon Roi

Qu’ores il me conserve, et tous les Juifs eu moi...

Nous n’avons après toi rien pour notre défense

Que le faible rempart d’une simple innocence.

 

II

 

Nous avons annoncé, à la note du vers 623, la scène où du Ryer, dans son Esther (acte V, scène Il), a, comme Racine, développé les versets 6-10 du Livre d’Esther. Voici la plus grande partie de cette scène :

 

HAMAN, entrant,

Enfin nous allons vaincre et nous rendre contents.

LE ROI.

Haman, comme en faveur de l’heureux hyménée

Dont le ciel qui nous aime amène la journée,

Comme en faveur d’Esther je veux de tous côtés

Répandre heureusement mes libéralités,

Tirer les criminels de la crainte des gènes,

Et porter le bonheur même au milieu des chaînes,

Comme je veux enfin, pour comble de bienfaits,

Qu’un oubli général efface tous forfaits...

HAMAN.

Quoi ? Sire, voulez-vous que ce peuple perfide,

Qui s’allait signaler par votre parricide,

Voulez-vous que les Juifs, prêts à faire un effort

Vivent par vos faveurs pour vous donner la mort ?

LE ROI.

Non, non, ils périront. Quand un prince fait grâce,

Jamais le factieux n’y doit avoir de place.

Mais comme mes faveurs vont jusques aux cachots

Porter aux criminels le jour et le repos,

Je veux, je veux, Haman, comme eu une victoire,

Sur ceux qui m’ont servi répandre aussi ma gloire,

Montrer que la vertu peut seule me ravir,

Et par la récompense apprendre à bien servir.

HAMAN.

C’est aussi d’un grand roi le plus noble exercice,

Puisque récompenser c’est rendre la justice.

Ouvrez donc aujourd’hui vos libérales mains :

Soyez égal aux Dieux qu’adorent les humains,

Et puissent vos sujets par une belle envie

Avecques tant d’ardeur vous consacrer leur vie,

Que Votre Majesté puisse aussi désormais

Donner autant de prix qu’elle aura de sujets.

LE ROI.

Haman, j’aime un sujet généreux et fidèle

De qui de grands effets m’ont signalé le zèle ;

Je l’estime, je l’aime, et lui dois tant de biens

Que c’est trop peu pour lui du haut rang que tu tiens.

Dis-moi de quels honneurs ma puissance royale

Doit envers sa vertu se montrer libérale.

Dis-moi, que dois-je faire afin de l’honorer

Autant que ma grandeur le peut faire espérer ?

HAMAN.

Comme mieux qu’un sujet un prince magnanime

D’un fidèle sujet sait le prix, et l’estime,

Il n’appartient aussi qu’aux princes valeureux

De savoir honorer les sujets généreux.

LE ROI.

Parle, je le souhaite, et je te le commande.

HAMAN.

À vos commandements il faut que je me rende.

Puisqu’un sujet fidèle et prudent à la fois

Est le plus grand trésor que possèdent les rois,

Jugeant en sa faveur, Sire, j’oserai croire

Qu’on ne peut le combler d’une trop haute gloire,

Et qu’un prince régnant ne doit rien réserver

Ou pour se l’acquérir ou pour le conserver.

Si donc de vos faveurs la splendeur immortelle

Doit luire abondamment sur un sujet fidèle,

Si vous lui destinez des honneurs sans égaux,

Faites-le revêtir des ornements royaux.

Faites dessus son front briller le diadème,

Faites-le voir au peuple en ce degré suprême,

Et que quelqu’un des grands publie à haute voix

Qu’ainsi soient honorés ceux qu’honorent les rois.

Que si quelque envieux ose attaquer sa vie,

Immolez à son bien l’envieux et l’envie...

LE ROI.

J’estime ton avis ; et pour mieux te l’apprendre,

Ton avis est celui que ton prince veut prendre.

Connais-tu Mardochée ?

HAMAN.

Oui, Sire.

LE ROI.

C’est celui

Que j’aime, que j’honore, et qui fut mon appui.

HAMAN.

Quoi, Sire ? Mardochée est ce sujet fidèle ?

LE ROI.

C’est lui, mon cher Haman, dont j’honore le zèle.

Ce n’est qu’en sa faveur que j’ai pris tes avis...

HAMAN.

Quoi, Sire ? à Mardochée un même honneur qu’au Roi ?

LE ROI.

Tu l’as ordonné tel, tel il l’aura de moi.

HAMAN.

Mais il fit son devoir, s’il vous rendit service.

LE ROI.

Et je ferai le mien, si je lui rends justice.

HAMAN.

Sire, il faut à son rang mesurer vos bienfaits.

LE ROI.

Je le dois mesurer par les biens qu’il m’a faits...

Quoi ? veux-tu t’opposer à tes propres conseils ?

À qui destinais-tu ces honneurs sans pareils ?

HAMAN.

Aux princes seulement, ces appuis des provinces.

LE ROI.

Haman, de bons sujets me tiennent lieu de princes ;

Je sais bien estimer la noblesse du sang,

Mais la fidélité me plaît plus que le rang.

HAMAN.

Mais, Sire...

LE ROI.

Mais enfin, pour tirer Mardochée

De cette obscurité dont sa gloire est cachée,

Pour rendre avec usure à sa fidélité

Le bien que je lui dois et qu’elle a mérité,

Je veux en sa faveur, devant que tu sommeilles,

Te voir exécuter ce que tu me conseilles ;

Je veux rendre par toi ses honneurs sans égaux :

Fais-le donc revêtir des ornements royaux,

Fais briller sur son front l’éclat du diadème,

Fais-le voir à mon peuple en ce degré suprême.

Toi-même en sa faveur publie à haute voix

Qu’ainsi soient honorés ceux qu’honorent les rois.

Que si quelque envieux ose noircir sa vie,

Immole à son repos l’envieux et l’envie.

Enfin, quelques grands biens qu’il puisse demander,

À qui m’a tout sauvé je dois tout accorder.

Va m’obéir, Haman, va-t’en me satisfaire ;

Exécute cet ordre, ou crains de me déplaire ;

Et montre par l’ardeur que j’espère de toi

Que tu chéris les cœurs qui chérissent leur roi.

 

Au lieu de cette seule exclamation d’Aman : « Dieux ! » par laquelle finit la scène de Racine, on trouve dans du Ryer (acte V, scène III) un long monologue où l’orgueilleux favori exhale son dépit et sa douleur, et délibère s’il ne refusera pas l’obéissance aux ordres du Roi.

 


[1] Dangeau, qui avait les informations de première main, dut recevoir celle-ci au moment même où Racine se mit à l’œuvre. Les personnes du dehors les plus promptes à recueillir les nouvelles de la cour n’entendirent parler d’Esther que plus tard, et quand elle fut achevée. C’est seulement dans une lettre du 31 décembre 1688 (tome VIII, p. 370) que Mme de Sévigné écrit à sa fille : « On parle d’une comédie d’Esther, qui sera représentée à Saint-Cyr. »

[2] Mme de Maintenon et la Maison royale de Saint-Cyr (2e édition, 1862, 1 volume in-8°), p. 83.

[3] Souvenirs de Mme de Caylus (dans la Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France, tome LXVI), p. 450. – Mme de Brinon, qui, bien involontairement, rendit, lorsqu’elle imagina la première les exercices dramatiques de Saint-Cyr, un si grand service à la poésie française et à la gloire de Racine, n’assista point aux représentations d’Esther. Dans le mois qui précéda celui où la pièce fut jouée, Mme de Maintenon, lasse de ses prétentions et de ses extravagances, la congédia.

[4] Mme de Caylus (p. 451) ne nomme que Cinna et Andromaque. M. Lavallée ajoute Iphigénie, et la Beaumelle, autorité beaucoup moins certaine, Marianne, Polyeucte, Alexandre. Voyez, dans ses Mémoires pour sertir à l’histoire de Mme de Maintenon, le chapitre XV du livre VIII (édition d’Amsterdam, 1757, p. 170).

[5] Souvenirs de Mme de Caylus, p. 452.

[6] Souvenirs de Mme de Caylus, p. 452.

[7] Souvenirs de Mme de Caylus, p. 452.

[8] Voyez l’Histoire du Théâtre français, tome XV, p. 440, note a.

[9] Journal de Dangeau, mercredi 2 mars 1689, à Marly. – Moreau a mis également en musique les chœurs d’Athalie et les Cantiques sacrés de Racine. On conserve aujourd’hui cette musique à la bibliothèque de la ville de Versailles.

[10] Mémoires de Louis Racine, dans notre tome I, p. 308.

[11] Ibidem.

[12] Souvenirs de Mme de Caylus, p. 453 et 454.

[13] M. Aimé-Martin a publié cette lettre pour la première fois, d’après l’autographe, dit-il, dans la cinquième de ses éditions des Œuvres de Racine.

[14] D’après la Lettre de Mme de Sévigné à Mme de Grignan, en date du 28 janvier 1689 tome VIII, p. 436 et 437), Monsieur le Prince assistait aussi à cette première représentation, et il y pleura.

[15] La Maison de Saint-Cyr, p. 88.

[16] La Maison de Saint-Cyr, p. 89.

[17] Mme de Sévigné, dans sa lettre du 28 janvier (tome VIII, p. 437), dit : « Mme de Caylus fait Esther, qui fait mieux que la Champmeslé. » À cette date, cela n’est pas exact ; Mme de Caylus ne prit, comme nous le verrons, le rôle d’Esther qu’à la seconde représentation.

[18] Mémoires, tome IV, p. 379 et 380. – Voltaire, qui sans doute avait eu quelques occasions d’entendre la déclamation de Mme de Caylus, en fait également l’éloge dans une note de son édition des Souvenirs de cette dame (p. 454 de l’édition citée) : « Mme de Caylus, dit-il, est la dernière qui ait conservé la déclamation de Racine : elle récitait admirablement la première scène d’Esther ; elle disait que Mme de Maintenon la lisait aussi d’une manière fort touchante. » Il nous est assez difficile d’ailleurs de nous faire une idée exacte de la récitation de ce temps. Voltaire dit, dans cette même note : « On cadençait alors les vers dans la déclamation ; c’était une espèce de mélopée. » C’est à peu près dans ces termes qu’on a souvent parlé de la déclamation de la Champmeslé. Il paraîtrait que la Duclos, qui la première joua le rôle d’Esther sur un théâtre public, avait conservé cette tradition.

[19] Lettre de Mme de Sévigné, 28 janvier 1689 (tome VIII, p. 437).

[20] La Maison de Saint-Cyr, p. 85-87.

[21] Mémoires de Louis Racine, p. 313.

[22] Tome VIII, p. 445.

[23] Le roi Jacques II et la reine Marie d’Este, qui étaient arrivés à Saint-Germain depuis trois semaines.

[24] M. Lavallée dit qu’elle le joua dès la seconde représentation. Elle nous apprend elle-même, dans ses Souvenirs (p. 454), « qu’ayant appris, à force de les entendre, tous les rôles, elle les joua successivement, à mesure qu’une des actrices se trouvent incommodée. »

[25] Correspondance générale de Mme de Maintenon, publiée par M. Théophile Lavallée, tome III, p. 170 et 171.

[26] Tome VIII, p. 454 et 456.

[27] Tome VIII, p. 457 et 458.

[28] La Maison de Saint-Cyr, p. 95 et 96.

[29] La Maison de Saint-Cyr, p. 91.

[30] Lettre à Mme de Grignan, 21 mars 1689 (tome VIII, p. 539).

[31] Voyez au tome LXIII de la Collection Petitot, p. 298.

[32] Tome VIII, p. 463.

[33] Lettre à Mme de Grignan, 18 février 1689 (tome VIII, p. 473).

[34] Lettre à Mme de Grignan, 21 février 1689 (tome VIII, p. 476-479).

[35] Ibidem, p. 476.

[36] Lettres à Mme de Grignan, 16 et 18 février 1689 (tome VIII, p. 473 et 474).

[37] La Maison de Saint-Cyr, p, 93.

[38] Souvenirs de Mme de Caylus, p. 453.

[39] Cette phrase très nette servirait peut-être d’explication à une phrase entortillée par laquelle débute, dans le Mercure galant (lettre du 31 janvier 1689), le compte rendu des représentations d’Esther : « Il y a des temps et des raisons pour toutes choses, et elles sont souvent blâmées ou estimées, suivant qu’on a égard à l’un et à l’autre dans ce que l’on fait, et qu’on se sert de tout ce qui en peut faire valoir l’exécution. Tout cela se rencontre dans la tragédie d’Esther, qui a été représentée depuis peu de jours à Saint-Cyr » Cet obscur début n’était-il pas un peu sournois ?

[40] Mémoires de la cour de France, pour les années 1688 et 1689, par Mme la comtesse de la Fayette, à Amsterdam, chez Jean-Frédéric Bernard, M.DCC.XXXI, p. 126-130.

[41] Tome IV, p. 206 et 209.

[42] Histoire de Louvais, par M. Camille Rousset, 2e partie, tome II, p. 252.

[43] Correspondance générale de Mme de Maintenon, tome III, p. 306.

[44] Voyez la lettre de Racine à Boileau, en date du 24 août 1687.

[45] Il est fort étonnant que les éditeurs des Œuvres de Racine (1807), avec le commentaire de la Harpe (voyez leurs Additions sur Esther), aient pu supposer que l’intention de Racine avait été, en effet, de faire allusion par ce vers à l’édit qui avait révoqué celui de Nantes, et de « prendre ouvertement la défense des opprimés, » c’est-à-dire des huguenots.

[46] M. Édouard Fournier, dans les notes de sa comédie de Racine à Uzès, p. 94, parle d’une édition que les protestants donnèrent de la tragédie d’Esther, en 1689, à Neuchâtel, chez Jean Pistorius, et où il était dit, dans un avertissement des éditeurs, que le sujet de cette pièce a un grand rapport avec l’état présent de l’Église réformée ; que « l’on y voit clairement un triste récit de la dernière persécution ; » enfin, que « le lecteur pourra faire aisément une application des personnages d’Assuérus et d’Aman. »La citation de cette édition, que nous n’avons pas rencontrée, est curieuse. Mais nous pensons qu’il eût mieux valu se contenter de ce renseignement intéressant, et ne pas dire, à la même page, « qu’Esther avait été une protestation pour les victimes de la révocation de l’édit de Nantes, » et que « Mme de Maintenon avait inspiré à Racine l’idée de cette sublime supplique, la seule qu’elle pût faire entendre au Roi en leur faveur. » Les protestants de Neuchâtel étaient dans leur droit en tirant à eux la tragédie de Racine ; mais eux-mêmes, sans doute, n’imaginaient pas que la leçon qu’ils voulaient y trouver et la condamnation de leurs persécuteurs eussent été dans les intentions de Mme de Maintenon et de Racine.

[47] Port-Royal, par M. Sainte-Beuve, tome V, p. 493.

[48] Voyez la lettre de Racine à Boileau, en date du 31 mai 1693.

[49] Vers 526-528.

[50] Tome VIII, p. 517.

[51] Mémoires, tome III, p. 336.

[52] Mémoires, p. 309.

[53] Lettre à Mme de Grignan, 9 mars 1689 (tome VIII, p. 517).

[54] Lettre du 23 mars 1689 (tome VIII, p. 541 et 542).

[55] Voyez la Maison de Saint-Cyr, p. 104.

[56] Voyez la Maison de Saint-Cyr, p. 93 et 138.

[57] Ibidem, p. 100.

[58] Ibidem, p. 114 et 115.

[59] Journal de Dangeau, samedi 12 janvier 1697.

[60] La Maison de Saint-Cyr, p. 227.

[61] La Maison de Saint-Cyr, p. 314. – M. Lavallée nous fait connaître les noms des principales actrices : Mlle de Loubert (Esther), Mlle de Gensian (Assuérus), Mlle Hurault (Aman), Mlle de Fleurigny (Zarès).

[62] Tome XIV, p. 383-388, sous la date du lundi 19 janvier 1756.

[63] Le duc de Luynes donne un peu plus loin les noms des actrices : Mlle de Crécy (Assuérus), Mlle de la Salle (Esther), Mlle du Moutier (Mardochée), Mlle d’Escaquelonde (Aman), Mlle de Maillé-Carman (Zarès), Mlle de Chabrignac (Hydaspe), Mlle de Charpin (Asaph), Mlle de Beaulieu (Élise, Mlle du Han de Crèvecœur (Thamar). Il nomme aussi les demoiselles qui formaient les chœurs des jeunes Israélites, et celles qui étaient chargées des récits des chœurs. Mais ce serait ici entrer dans un trop grand détail.

[64] Tome XIV, p. 386 et 387.

[65] Nous en devons la communication à M. Auguste de Naurois. N’ayant pu d’abord bien lire la signature de cette lettre, où il est question de la prochaine représentation d’Esther, et d’objections faites par quelques personnes à un premier projet de prologue, nous l’avions crue adressée à l’auteur d’Esther lui-même, et nous étions prêt à en conclure que deux ou trois expressions critiquées par la supérieure de Saint-Cyr se trouvaient dans le prologue d’Esther sous sa première forme. Ce commencement de la lettre nous embarrassait cependant : « Je n’ai pas osé vous presser de venir ici, Monsieur : je respecte la croix que vous portez. » Nous ne pouvions guère comprendre à quelle douleur de Racine cela faisait allusion. Nous avons parlé de cette difficulté dans une note de notre Notice Biographique. On voit que cette note est à supprimer.

[66] On avait ajouté aux chœurs de la tragédie ce dernier chant :

Dieu, qui consacrez notre enfance

À prier pour nos souverains,

Recevez l’encens de nos mains,

Versez vos dons les plus durs sur la France.

[67] La Maison de Saint-Cyr, p. 371.

[68] Mercure des mois de juin et juillet 1721, p. 158 et suivantes.

[69] Histoire du Théâtre français, tome XV, p. 441.

[70] Remarques sur les tragédies de Jean Racine, tome II, p. 337 et suivantes.

[71] Voyez les Mémoires pour servir à l’histoire de Mme de Maintenon, livre VIII, chapitre XV (tome III, p. 180 et 181).

[72] Œuvres de Voltaire, tome XXXVI, p. 523.

[73] Voyez le vers 180 d’Esther.

[74] Paris, J. Cherbuliez, 1863, 1 volume in-8°.

[75] Voyez particulièrement le § IV de l’Introduction d’Esther.

[76] Essai d’un commentaire sur Racine. Notes sur Racine. Voyez les Œuvres complètes de Chamford publiées par M. Auguis, Paris, Chammerot jeune, 1825, tome V, p. 7-84.

[77] Voyez le Livre d’Esther, chapitre VIII, verset II, et chapitre IX, versets 10, 12 et 13.

[78] Voyez dans la Bible de Saci, l’Explication du chapitre VIII du Livre d’Esther.

[79] Esther de Pierre du Ryer, acte V, scène V.

[80] Ceux qui ont traité ce même sujet avec le plus de rudesse, comme Pierre Matthieu et Montchrestien, ont parlé du massacre des Juifs et du supplice des dix fils d’Aman, mais ont attribué ces cruautés au seul Assuérus, sans les faire solliciter par Esther.

[81] Critiques et portraits, tome I, p. 166 (1re édition, 1832).

[82] Lettre du 10 avril 1691.

[83] Voltaire a dit au sujet de ces chœurs des choses bien étranges. Racine, à son avis, « s’y est pris avec plus de précaution que les Grecs ; il ne les a guère fait paraître que dans les entr’actes ; encore a-t-il eu bien de la peine à le faire avec la vraisemblance qu’exige toujours l’art du théâtre. À quel propos faire chanter une troupe de Juives lorsqu’Esther a raconté ses aventures à Élise ?... Je ne parle pas du bizarre assortiment du chant et de la déclamation dans une même scène. » (Lettre IV sur Œdipe, tome I des Œuvres, p. 47 et 48.) Ces lettres sur Œdipe étaient écrites dans l’âge des jugements téméraires. On voudrait que Voltaire eût cherché depuis quelque occasion de se rétracter.

[84] Remarques sur Héraclius, préface du commentateur, dans les Œuvres de Voltaire, tome XXXVI, p. 6.

[85] Histoire du Théâtre français, tome III, p. 435 et 436.

[86] 1 volume in-12 de 211 pages.

[87] Si l’on est curieux d’en voir un échantillon, il y a une scène entre Zarès et Aman qui vient de recevoir l’ordre de préparer le triomphe de Mardochée. Aman s’écrie :

Ô change infortuné ! pensant pour moi parler,

Las ! de mon ennemi j’ai l’ait le nom voler

Par toute la contrée, et la fame langarde

L’estimera toujours, si je n’y prends bien garde.

Zarès lui répond :

De tes fréquents soupirs ores je me souris ;

Tu pâmerais de peur pour le brait d’un souris...

Il faut que du gibet il (Mardochée) soit le coronal,

Si tu veux de tes pleurs reboucher le canal.

[88] On le trouve sous ce titre : Aman ou la Vanité, tragédie par Antoine de Montcrestien, aux pages 225 et suivantes d’un petit volume in-12 renfermant les Tragédies de Antoine de Montcrestien, sieur de Vasteville, à Rouen, chez Jean Petit (sans date).

[89] Pages 153-167.

[90] Nous n’avons en entre les mains que la seconde de ces éditions. Elle a pour titre : « Tragédie nouvelle de la perfidie d’Aman, mignon et favoris (sic) du Roy Assuerus. Sa conjuration contre les Juifs, ou l’on voit nayvement représenté l’estat misérable de ceulx qui se fient aux grandeurs. Le tout tiré e textraict de l’Ancien Testament, du Livre d’Esther... À Paris, chez la veufve Ducarroy, M.DC.XXII, in-8°. »

[91] Voyez l’Histoire du Théâtre français, tome IV, p. 264.

[92] 1 volume in-8°, de 32 pages seulement, à Rouen, chez Abraham Cousturier, rue de la Grosse-Horloge, devant les Cycoignes (sans date).

[93] Elle fut imprimée eu 1644 sous ce titre : Esther, tragédie de P. du Ryer. À Paris, chez Antoine de Sommaville et Augustin Courbé, M.DC.XXXXIV (in-4°). L’Achevé d’imprimer pour la première fois est du 30 mars 1644. – On joua cette tragédie à Paris et à Rouen. L’abbé d’Aubignac en parle ainsi au livre II de sa Pratique du théâtre, p. 63 et 64 (édition d’Amsterdam, 1725) : « Nous avons eu sur notre théâtre l’Esther de M. du Ryer, ornée de divers événements, fortifiée de grandes passions, et composée avec beaucoup d’art ; mais le succès en fut beaucoup moins heureux à Paris qu’à Rouen ; et quand les comédiens nous en dirent la nouvelle à leur retour, chacun s’en étonna sans en connaître la cause ; mais pour moi, j’estime que la ville de Rouen étant presque toute dans le trafic, est remplie d’un grand nombre de Juifs, les uns connus, les autres secrets, et qu’ainsi les spectateurs prenaient plus de part dans les intérêts de cette pièce toute judaïque par la conformité de leurs mœurs et de leurs pensées. »

[94] Esther, poème héroïque, composé et dédié au Roy par le sieur de Boisval. À Paris, chez Pierre le Petit (in-4°), M.DC.LXX. Le privilège est du 6 février 1670. Nous n’avons pas vu l’édition de 1673 ; elle est, dit-on, du format in-12, et contient sept chants au lieu de quatre. Desmarets avait-il achevé son poème en y ajoutant trois chants nouveaux, ou avait-il seulement adopté une autre division des chants ? L’œuvre est si faible qu’on peut se consoler de ne l’avoir pas lue tout entière, s’il y eut en effet une suite.

[95] Dans d’autres exemplaires : « Chez Claude Barbin... »

[96] Esther fut jouée sans nul doute dans plusieurs maisons religieuses. Dans le Mercure d’août 1738 (p. 1718 et suivantes) on lit un prologue ayant pour titre : « Vers servant de Prologue à la tragédie d’Esther, de M. Racine, représentée dans une communauté. » Ces vers très faibles sont signés ainsi : Par M. P***.

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