L’Impromptu de l’hôtel de Condé (MONTFLEURY)

Comédie en un acte, et en vers.

Représentée pour la première fois, en l’Hôtel de Condé, le 11 décembre 1663.

 

Personnages

 

LE MARQUIS

LA MARQUISE

ALCIDON

LÉANDRE, solliciteur de procès

ALIS, marchande de livres

CASCARET, valet du marquis

BEAU-CHÂTEAU

DE VILLIERS

 

La scène est à Paris dans le Palais.

 

 

Scène première

 

DE VILLIERS, BEAU-CHÂTEAU, LÉANDRE

 

DE VILLIERS.

Il faut nous dépêcher de faire notre emplette :

Je vois un chicaneur dont la tête mal faite...

LÉANDRE.

Ah, ah ! bonjour, Messieurs ; avez-vous des procès ?

Je fuis de vos amis, et prends part au succès.

Qui vous mène au palais ?

BEAU-CHÂTEAU.

Le seul dessein d’y faire

Emplette de rubans qui nous est nécessaire.

LÉANDRE.

Eh ! vous en faut-il tant ?

DE VILLIERS.

Comment, s’il nous en faut !

Vous pouvez en juger : demain Monsieur Boursaut

Fait jouer sa réponse, et j’ai l’honneur d’y faire

Un Marquis malaisé qui ne saurait se taire.

Jugez, après cela, s’il nous faut des rubans.

LÉANDRE.

Comment, votre réponse ? Elle vient bien à temps ;

Tout Paris voudra voir une telle entreprise...

BEAU-CHÂTEAU.

Nous la donnons demain sans aucune remise.

LÉANDRE.

Molière a donc pouffé sa pointe jusqu’au bout,

Il vous en a donné sur le ventre et partout.

Sur mon âme, il a bien contrefait vos postures,

Bien imité vos tons, votre port, vos figures.

De quoi diable alliez-vous aussi vous aviser,

Quand vous fîtes dessein de le satiriser ?

Aussi mal-à-propos vous vous fuites de fête.

Dites donc, il vous a fort mal lavé la tête.

DE VILLIERS.

II s’en faut consoler, mais enfin notre espoir

Est que, Monsieur Boursaut faisant bien son devoir,

Nous en aurons raison.

LÉANDRE.

Boursaut ? Que peut-il dire ?

Quoi ! contre le daubeur vous le faites écrire ?

BEAU-CHÂTEAU.

Vous êtes son ami ; nous le voyons, Monsieur.

LÉANDRE.

À vous dire le vrai, je suis son serviteur ;

Mais contre L’In-promptu, ma foi, point de réplique.

BEAU-CHÂTEAU.

On en disait autant, quand il fit la critique ;

Et le portrait du peintre a pourtant des appas.

LÉANDRE.

Mais, je vois un Marquis qui marche sur mes pas ;

Il viendra s’enquérir d’un procès, s’il m’avise,

Que j’ai sollicité pour certaine Marquise ;

Je vais m’en informer.

 

 

Scène II

 

DE VILLIERS, BEAU-CHÂTEAU

 

DE VILLIERS.

Le bon original !

BEAU-CHÂTEAU.

Si ce n’est un Marquis, il ne le fait pas mal.

DE VILLIERS.

Comme je dois jouer un pareil personnage,

Je vais l’étudier ; je crois qu’il n’est pas sage

De se tant démener.

BEAU-CHÂTEAU.

C’est qu’il a le bel air ;

Rangeons-nous à l’écart pour l’entendre parler.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, ALIS, CASCARET

 

LE MARQUIS.

Hé, laquais ?

CASCARET.

Monsieur.

LE MARQUIS.

Vois dans cette autre boutique

Si tu n’y verras pas la Marquise Angélique ;

Je crois qu’on doit juger son procès aujourd’hui.

Si tu vois Alcidon avec elle, dis lui...

Cascaret sort.

Rien. Ils s’entr’aiment fort l’un et l’autre, et je gage

Que le gain du procès fera leur mariage.

À Alis.

La Marquise est ici ?

ALIS.

Pardonnez-moi, Monsieur,

Du moins je n’en sais rien.

LE MARQUIS.

Non ?... Et son Procureur ?

ALIS.

Vraiment il n’a pas tant de soin de ses parties,

Il vient tard, et s’en va dès qu’elles sont sorties.

LE MARQUIS.

Comme c’est aujourd’hui qu’on juge son procès.

Je veux, si je le puis, en savoir le succès ;

Car j’y prends quelque part ; mais il les faut attendre.

ALIS.

Monsieur, n’aurai-je point l’honneur de vous rien vendre ?

LE MARQUIS.

Oui, mais je veux avoir de ces pièces du temps.

ALIS.

Voilà la Sophonisbe.

LE MARQUIS.

Avez-vous du bon sens ?

ALIS.

Si j’en ai ? Je le crois, c’est de Monsieur Corneille :

C’est du siècle présent l’honneur et la merveille ;

Et les œuvres, Monsieur, d’un homme si vanté,

Le feront adorer de la postérité.

Nous n’avons point d’auteur dont la veine pareille...

LE MARQUIS.

Hé ! Madame, l’on sait ce que c’est que Corneille.

ALIS.

Voilà Tibérinus ; c’est de Monsieur Quinault.

LE MARQUIS.

Hé ! gardez-moi cela pour quelqu’archi-badaud ;

Des pièces qu’il nous fait le sujet est si tendre,

Qu’il fait toujours pleurer ceux qui vont pour l’entendre ;

Et vous ne savez pas fort bien ce qu’il me faut.

ALIS.

Voulez-vous le portrait du peintre ?

LE MARQUIS.

Par Boursaut,

N’est-ce point ?

ALIS.

Oui, Monsieur, tout le monde le prise.

LE MARQUIS.

Hé ! morbleu, brûlez-moi de telle marchandise ;

Dieu me damne ! j’aurais le goût bien dépravé.

ALIS.

Si vous le méprisez, d’autres l’ont approuvé.

Monsieur, voulez-vous voir le Baron de la crasse ?

LE MARQUIS.

Bon ! Et que voulez-vous, Madame, que j’en fasse ?

ALIS, lit.

Œuvres du Sieur Boyer : Monsieur, si vous voulez...

LE MARQUIS.

Fi ! ses vers sont trop forts, et sont trop ampoulés.

ALIS.

Dites-moi donc, Monsieur, afin que je vous vende,

De qui vous les voulez.

LE MARQUIS.

De qui ? Belle demande !

De Molière, morbleu ! de Molière, de lui,

De lui, de cet auteur burlesque d’aujourd’hui ;

De ce daubeur de mœurs, qui, sans aucun scrupule,

Fait un portrait naïf de chaque ridicule,

De ce fléau des cocus, de ce bouffon du temps,

De ce héros de farce acharné sur les gens,

Dont pour peindre les mœurs la veine est si savante,

Qu’il paraît tout semblable à ceux qu’il représente.

ALIS.

Sans contredit, Monsieur ; mais on ne peut nier...

LE MARQUIS.

Hé ! Madame, morbleu ! c’est savoir son métier.

ALIS, lui présentant des livres.

Tenez.

LE MARQUIS.

Voyons un peu son école des femmes,

Je l’ai, je m’en souviens, promise à quelques dames.

En regardant le premier feuillet de l’école des femmes où Molière est dépeint.

N’est-ce pas là Molière ?

ALIS.

Oui.

LE MARQUIS.

Oui, c’est son portrait.

ALIS.

Oui, Monsieur, comme c’est un sermon qu’il y fait.

De peur qu’on n’en doutât, il s’est fait peindre en chaise.

LE MARQUIS.

Point : c’est qu’étant assis on est plus à son aise.

Plus je le vois, et plus je le trouve bien fait.

Ma foi, je ris encor, quand je vois ce portrait.

ALIS.

Et de quoi riez-vous ?

LE MARQUIS.

Je ris de souvenance.

Voyant dans ce portrait Agnès en sa présence ;

Il me souvient toujours à propos de cela.

Que Molière lui dit : Là, regardez-moi là.

Dieu me damne ! il est bon cet endroit.

ALIS.

Elle n’ose.

LE MARQUIS.

Là, regardez-moi là, c’est une bonne chose.

ALIS.

Mais...

LE MARQUIS.

Il faut que tout cède au bouffon d’aujourd’hui.

Sur mon âme, à présent on ne rit que chez lui ;

Car pour le sérieux à quoi l’hôtel s’applique,

Il fait, quand on y va, qu’on ne rit qu’au comique.

Mais au palais royal, quand Molière est des deux,

On rit dans le comique et dans le sérieux,

Dieu me damne !

ALIS.

Après tout...

LE MARQUIS.

Tout le monde le prise.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, ALCIDON, LA MARQUISE, ALIS, CASCARET

 

LA MARQUISE.

Hé bien ! mon procureur est-il venu ?

LE MARQUIS.

Marquise,

Cependant qu’il viendra (car il n’est pas venu)

Molière, dites-nous, vous est-il inconnu ?

Et ne l’aimez-vous pas ?

LA MARQUISE.

Il faut que je le die,

Je l’aime, et j’ai toujours aimé la comédie ;

J’ai voulu la jouer, et, sans ma qualité,

Je ne sais pas trop bien ce qu’il en eût été.

J’aime à dire des vers, et je crois sur mon âme,

Que j’aurais si bien dit, Obscénité, Madame.

LE MARQUIS.

Vous ne l’entendez pas.

LA MARQUISE.

Pourquoi non ?

LE MARQUIS.

Entre nous,

Obscénité, par l’autre est mieux dit que par vous,

J’en réponds.

LA MARQUISE.

Mais pourtant c’est bien là sa manière.

ALCIDON.

Te voilà donc, Marquis, protecteur de Molière ?

LE MARQUIS.

Oui, morbleu ! je le suis, protecteur déclaré :

Dis ce que tu voudras, il fait fort à mon gré.

ALCIDON.

L’on pourrait faire mieux.

LE MARQUIS.

Cet homme est admirable,

Et dans tout ce qu’il fait il est inimitable.

ALCIDON.

Il est vrai qu’il récite avecque beaucoup d’art,

Témoin dedans Pompée, alors qu’il fait César.

Madame, avez-vous vu dans ces tapisseries

Ces héros de romans ?

LA MARQUISE.

Oui.

LE MARQUIS.

Belles railleries !

ALCIDON.

Il est fait tout de même ; il vient le nez au vent,

Les pieds en parenthèse, et l’épaule en avant ;

Sa perruque, qui luit le côté qu’il avance,

Plus pleine de lauriers qu’un jambon de Mayence ;

Les mains sur les côtés d’un air peu négligé,

La tête sur le dos comme un mulet chargé,

Les yeux fort égarés ; puis débitant ses rôles,

Un hoquet éternel sépare ses paroles,

Et lorsque l’on lui dit, et commandez ici.

Il répond :

Connaissez-vous César, de lui parler ainsi ?

Que m’offrirait de pis la fortune ennemie,

À moi qui tiens le sceptre égal à l’infamie ?

LE MARQUIS.

Mais tu ne songes pas bien à ce que tu fais.

Parle donc, notre ami, nous somme au palais.

ALCIDON.

Et pour être au palais ?

LE MARQUIS.

Est-ce pour faire rire

Que tu veux mille gens témoins de ta satyre ?

Sais-tu ce qu’on dira ?

ALCIDON.

Que dira-t-on de moi ?

LE MARQUIS.

Morbleu ! n’as-tu point peur qu’on le moque de toi ?

ALCIDON.

Mais au palais royal, ami, quand on y joue,

Arnolphe jette bien son manteau dans la boue,

Quand auprès de sa porte, accablé de chagrin.

Il vient interroger Georgette avec Alain ;

Puis, pour instruire Agnès, et : pour se mettre en vue,

Il se fait apporter un siège dans la rue,

Et dans son In-promptu, comme j’ai su de toi,

Met sa scène dedans l’antichambre du Roi.

Et pour être au palais je n’oserais te faire

Ce burlesque portrait ? Là, dis donc que Molière...

LE MARQUIS.

Non ; pour le sérieux c’est un méchant acteur :

J’en demeure d’accord, mais il est bon farceur.

Mais, toi, de ce qu’il fait fais encor raillerie.

Voyez un peu la ruse et la friponnerie.

Que dis-tu de ce ton : friponnerie ? Hé bien ?

Là, dis donc, qu’en dis-tu ?

ALCIDON.

Qui, moi ? Je n’en dis rien.

LE MARQUIS.

Je le crois, tu vois bien qu’il fait toucher les âmes.

ALCIDON.

Témoin dans cet endroit de l’école des femmes :

Mon pauvre petit bec, tu le peux, si tu veux :

Écoute seulement ce soupir amoureux,

Vois ce regard mourant, contemple ma personne,

Et quitte ce morveux et l’amour qu’il te donne ;

Sans cesse nuit et jour je te caresserai,

Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai.

LE MARQUIS.

Hé bien ! n’est-ce pas là le ton à faire rire ?

Si l’on t’avait donné ces mêmes vers à dire,

Dirais-tu pas ainsi ?

ALCIDON.

Quoi ! se faire si laid ?

LE MARQUIS.

Soit dit entre nous trois, j’en sais tout le secret,

Mais vous n’en dites rien.

ALCIDON.

Ce soupçon nous offense.

Hé bien ?

LE MARQUIS.

De Scaramouche il a la survivance ;

C’est pourquoi de bonne heure il tâche à l’imiter.

ALCIDON.

Mais, aux grimaces près, on peut mieux réciter.

C’est sur l’air naturel que le récit se fonde.

LE MARQUIS.

Hé ! notre ami, parbleu ! tu n’es pas du beau monde,

Il dit, morbleu ! ces vers...

ALCIDON.

Comme il fait un amant ;

Il pourrait les mieux dire, et plus humainement.

LE MARQUIS.

Et plus humainement... encore ! Ho, ho ! tu railles ;

Voudrais-tu point dauber l’In-promptu de Versailles ?

ALCIDON.

On m’a dit...

LE MARQUIS.

Par ma foi, je n’ai jamais tant ri,

Que quand ce singe adroit contrefit Montfleury.

Il souffle comme fait Molière dans l’in-promptu de Versailles.

ALCIDON.

Quoi ! pour souffler ainsi, ta folie est extrême !

LE MARQUIS.

Dieu me damne ! au ton près, il récite de même,

Il dit les mêmes vers.

ALCIDON.

Je le crois.

LE MARQUIS.

Qu’en dis-tu ?

ALCIDON.

Tout ce que tu voudras, mais dans cet In-promptu,

Quoi que tu puisses dire, on ne peut mettre en doute...

LE MARQUIS.

Il contrefait, morbleu ! ceux de l’hôtel.

ALCIDON.

Écoute ;

S’il contrefait si bien leurs tons et leurs détours,

Il devrait, par ma foi, les imiter toujours ;

Ce serait pour Molière une assez bonne affaire,

S’il quittait son récit pour les bien contrefaire ;

Car l’on voit à l’hôtel des acteurs merveilleux.

LE MARQUIS.

Molière, dieu me damne ! en fait vingt fois plus qu’eux.

Ces acteurs, dans les vers que l’on leur donne à dire,

Ignorent les endroits qui pourraient faire rire,

Ils ont beau faire efforts, ils les cherchent en vain ;

Mais Molière les trouve, et, c’est le fin du fin.

Car, quand il contrefait de Villiers dans Œdipe,

Beau-Château dans le Cid, sa femme qu’il constipe,

Et que dans Nicomède il fait voir Montfleury,

L’on rit dans les endroits où l’on n’a jamais ri ;

Et dedans cet endroit où sa main les assemble,

Il fait plus rire seul que tous ces quatre ensemble.

ALCIDON.

Mais ne t’y trompe pas.

LE MARQUIS.

Consolez-vous tous deux.

ALCIDON.

C’est de lui que l’on rit, Marquis ; ce n’est pas d’eux,

Car dessus ce sujet, quoi que tu puisses dire,

Le dessein des acteurs n’est pas de faire rire ;

On récite chez eux comme il faut réciter.

Crois-tu que dans les vers que l’autre vient citer,

Il faille faire rire ? Et peux-tu reconnaître...

LE MARQUIS.

Si ce n’est leur dessein, morbleu ! ce devrait l’être ;

Car pour le sérieux on devient négligent,

Et l’on veut aujourd’hui rire pour son argent.

L’on aime mieux entendre une turlupinade,

Que...

ALCIDON.

Par ma foi, Marquis, notre siècle est malade.

N’es-tu point de ces gens qu’on ne saurait souffrir,

Et qui disent partout qu’ils le veulent guérir ?

LE MARQUIS.

Non ; mais de ces acteurs la galante manière...

ALCIDON.

J’en disais tout autant ; mais depuis que Molière...

LA MARQUISE.

Mais Molière, après tout, quoiqu’il fasse le fier,

Peut, en les imitant, apprendre son métier ;

Mais eux, qu’avec plaisir tout Paris vient entendre,

En le contre faisant, ne peuvent rien apprendre ;

J’avouerai cependant, pour de venir bouffons,

Qu’ils pourraient bien avoir besoin de ses leçons.

LE MARQUIS.

Mais je crois qu’ils feront beaucoup mieux de se taire ;

Sont-ils allez méchants pour le bien contrefaire ?

ALCIDON.

Et quand ils en auraient même la volonté,

Le plus hardi d’entr’eux serait déconcerté.

S’ils y songent, il faut que leur dessein avorte,

Car, qui diable croirait un vers de cette sorte ?

LE MARQUIS.

D’où va venir ce vers ?

ALCIDON.

Attendez, il est pris

De... (si je m’en souviens) l’école des maris,

Quand il parle à son frère. Oui, lorsqu’il lui propose

De signer : Taisez-vous, vous dit-on, et pour cause.

LE MARQUIS.

Hé bien ! morbleu ! ce ton n’est-il pas naturel ?

ALCIDON.

Puisque c’est ton avis, je le veux croire tel.

Dis ce que tu voudras, Marquis, moi, je m’engage

À faire voir à tous...

LE MARQUIS.

Dieu me damne ! j’enrage,

Quand je vois des lourdauds faire les gens d’esprit.

Blâme encor la façon dont ce grand homme écrit ;

Dis-mois, trouves-tu pas cette pointe divine :

Marquis, à tes canons fais prendre médecine...

Pourquoi, Marquis, pourquoi ?... C’est qu’ils se portent mal.

ALCIDON.

J’en croirai, si tu veux, l’agrément sans égal,

Mais...

LE MARQUIS.

Morbleu ! je lirais l’un et l’autre Corneille,

Que je n’y verrais pas une chose pareille.

ALCIDON.

Mais dans cet In-promptu que tu fais si plaisant,

S’il est comme tu dis, si fort divertissant,

Pourquoi rit-on si peu ?

LE MARQUIS.

Pourquoi ? C’est qu’on admire.

Crois-tu, s’il eût voulu, qu’il n’eût pas bien fait rire ?

Quoi ! ne pouvait-il pas, ayant le même corps,

En faire encore agir les burlesques ressorts ?

Et n’a-t-il pas en lui, cet homme inimitable,

De ses contorsions la source inépuisable ?

Madame, donnez-nous un peu son In-promptu.

ALIS.

Son In-promptu, Monsieur ?

LE MARQUIS.

Comment !

ALCIDON.

Te moques-tu ?

Il n’est pas imprimé.

LE MARQUIS.

Cette pièce est fort bonne ;

Molière est mon ami, je veux qu’il vous la donne ;

Pour de l’argent, s’entend.

ALIS.

Quoi ! ce que tant de gens...

LE MARQUIS.

Non, non ; c’est l’In-promptu...

ALIS.

L’In-promptu de trois ans.

LE MARQUIS.

De trois ans ?

ALIS.

Oui, Monsieur.

LE MARQUIS.

De trois ans ; comment diable !

ALIS.

Il a joué cela vingt fois au bout des tables,

Et l’on fait dans Paris que, faute d’un bon-mot,

De cela chez les Grands il payait son écot.

LE MARQUIS.

Oui, des comédiens, j’en ai su quelque chose :

Mais le reste...

ALIS.

Le reste est une farce en prose,

Aussi vieille qu’Hérode.

LE MARQUIS.

Aussi l’on s’étonnait

Qu’un ouvrage si bon eût été sitôt fait ;

Et moi-même...

ALCIDON.

Dis donc, viendras-tu point me dire,

Touchant cet In-promptu, qu’il faut que je l’admire ?

Et quand, après trois ans, il vient nous faire voir...

LE MARQUIS.

C’est-là, morbleu, c’est-là ce qui le fait valoir.

Malgré toi, dieu me damne ! il faut que l’on l’admire.

Quoi ! d’une vieille farce où l’on n’a point fait rire,

D’un méchant pot-pourri qu’à peine souffre-t-on,

En faire un In-promptu plaisant ! Dis donc que non !

À Alis.

Vous en vendrez beaucoup, et par toutes les places...

ALIS.

Il faudrait donc, Monsieur, vendre aussi ses grimaces,

Et de peur qu’en lisant on n’en vît pas l’effet,

Au bout de chaque vers il faudrait un portrait.

Ma foi, je n’en veux point ; pas un de nos Libraires

N’en veut.

LE MARQUIS.

Mais...

ALIS.

Mais, Monsieur, chacun sait ses affaires ;

Si, quand il fait des vers, il les dit plaisamment,

Ces vers, sur le papier, perdent leur agrément ;

On est désabusé de sa façon d’écrire,

L’on rit à les entendre, et l’on pleure à les lire ;

Et de ces mêmes vers, tels qui seront charmés

Ne les connaissent plus, quand ils sont imprimés.

Sitôt que l’on les lit, un chacun nous vient dire :

Je voudrais bien la voir de quoi nous pouvions rire ;

Car de tout ce qu’il fait on ne reconnait rien

Que le titre, le nom des acteurs et le sien.

LE MARQUIS, apercevant Cléante, lui fait signe de son chapeau.

Marquis, Marquis ! Laquais, cours après pour lui dire

Qu’il vienne jusqu’ici, s’il a dessein de rire.

Là, Madame, parbleu ! dussiez-vous vous fâcher,

Notre ami le Marquis vous entendra prêcher.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, CLÉANTE, ALCIDON, LA MARQUISE, ALIS, CASCARET

 

LE MARQUIS.

Bonjour, Marquis.

CLÉANTE.

Bonjour, la plaisante manière !

Te moques-tu ?

LE MARQUIS.

Morbleu ! c’est du ton de Molière.

Te moques-tu, toi-même, approche, approche-toi.

Madame, que voilà, disputait contre moi,

Et blâme l’In-promptu.

CLÉANTE.

Que veux-tu que j’y fasse,

Si c’est son sentiment.

LE MARQUIS.

Maugrébleu de sa face !

Je lui veux faire avoir ; mais elle est sur ce point...

ALCIDON.

Pour moi, de ce refus je ne la blâme point.

Ce serait assez mal foncier son espérance.

CLÉANTE.

Une chose à mon sens choque la bienséance,

Touchant ce grand auteur ; c’est de voir que partout

À se faire louer lui-même il se résout ;

Car la Marquise, enfin, fait son panégyrique

Dedans son In-promptu, comme dans sa critique.

Cette prude est suspect, et je crois ce défaut...

LE MARQUIS.

Point : c’est pour faire voir qu’il sait bien ce qu’il vaut.

ALCIDON.

Qu’il prenne garde à lui, Marquis ; car je t’annonce

Qu’avant qu’il soit deux jours on jouera la réponse,

Qu’il y sera daubé, mais daubé finement ;

Et tu peux l’avertir d’y songer promptement.

LE MARQUIS.

Oui, l’on dit que, pendant que la noise redouble,

Un certain Montfleury veut pêcher en eau trouble,

Et qu’il s’en veut mêler.

CLÉANTE.

Et que fera Boursaut ?

LE MARQUIS.

J’ignore la raison qui l’a mis en défaut :

Mais le premier venu pourra prendre sa place ;

Car on ne pense pas pour cela qu’il la fasse.

Ce ne sera pas lui, cela fera donc beau ?

CLÉANTE.

On dit que le dessein en est assez nouveau ;

Enfin, l’on y travaille, et j’en sais bien le titre,

Et l’on doit finement dessus certain chapitre...

LE MARQUIS.

Hé, mon Dieu ! notre ami, ne te tourmente point.

Bien huppé qui pourra l’attraper sur ce point.

Qu’à leur gré ces messieurs satirisent Molière,

Qu’ils blâment son récit, son port et sa manière,

Il ne répondra plus ; car il veut que le temps...

ALCIDON.

Je le crois, il n’a plus d’In-promptu de trois ans,

Mais s’il en avait un...

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS, LA MARQUISE, CLÉANTE, ALCIDON, ALIS, CASCARET, LÉANDRE,

 

LA MARQUISE, apercevant Léandre.

Monsieur, et mon affaire ?

LÉANDRE.

Madame, elle est jugée.

LA MARQUISE.

Et de quelle manière ?

LÉANDRE.

Hors de cours, sans dépens.

LA MARQUISE.

Je gagne mon procès ?

LÉANDRE.

Assurément, Madame.

LA MARQUISE.

Ô dieu ! l’heureux succès !

LE MARQUIS.

Il faut nous divertir toute cette journée,

Puis après vous pourrez songer à l’hyménée.

LA MARQUISE.

Mais l’on peut s’en aller.

LE MARQUIS.

Nous vous suivons aussi.

LA MARQUISE.

Sortons ; nous n’avons plus aucune affaire ici. 

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