Molière à Vienne (François PONSARD)

Comédie en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Vienne, le 9 octobre 1851.

 

Personnages

 

MOLIÈRE

DUPARC

BÉJART AÎNÉ

MADEMOISELLE DE BRIE

MADEMOISELLE MADELEINE BÉJART

ALAIN, garçon d’auberge

LE COMTE DE MAUGIRON

LE MARQUIS DE MAUBEC

ANGÉLIQUE

BELLEROSE

M. DIMANCHE

 

La scène est à Vienne, en 1651.

 

 

ACTE I

 

Une salle d’auberge.

 

 

Scène première

 

MOLIÈRE, DUPARC, BÉJART AÎNÉ, MADEMOISELLE DE BRIE, MADEMOISELLE MADELEINE BÉJART

 

MADEMOISELLE DE BRIE.

Ah ! voici M. Poquelin.

MOLIÈRE, entrant.

M. Molière, s’il vous plaît, mademoiselle ; vous oubliez toujours que, depuis le mois passé, je ne m’appelle plus que Molière.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Pardonnez-moi ; le nom sous lequel je vous ai d’abord connu me revient malgré moi à la bouche. J’y prendrai garde une autre fois, mon cher monsieur Poq... mon cher monsieur Molière.

MADEMOISELLE BÉJART.

Il est sûr que Poquelin ne sonnait pas agréablement à l’oreille ; vous avez bien fait de vous débaptiser.

MOLIÈRE.

Ce n’est pas pour cette raison. Je n’aurais jamais quitté le vrai nom de mes pères, quel qu’il fût, si ma famille n’avait pas été humiliée de le voir porté par un comédien. J’ai donc pris un nom qui n’appartînt à personne, afin que personne n’eût à rougir de s’appeler comme moi.

MADEMOISELLE BÉJART.

Voilà de plaisantes gens avec leur humiliation ! Est-ce qu’il y a rien de honteux dans ce que nous faisons ? Sommes-nous des personnes déshonnêtes, et ne valons-nous pas bien tous les Poquelins et toutes les Poquelines ? Un beau nom, vraiment, pour en être si jaloux !

MOLIÈRE.

Eh la la ! ne nous emportons pas.

À mademoiselle de Brie.

Eh bien, mademoiselle, que dites-vous de la journée d’hier ?

MADEMOISELLE DE BRIE.

Je dis que je suis charmée du goût des Viennois ; ce sont des gens d’esprit, et je ne m’attendais pas à trouver d’aussi bons juges dans une petite ville.

MOLIÈRE, riant.

Ce sont de bons juges parce qu’ils vous ont fort applaudie.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Eh ! mon Dieu, oui. Les comédiens sont comme les autres hommes ; nous admirons le goût de ceux qui admirent notre talent, et un applaudissement est toujours spirituel.

MOLIÈRE.

Cela est vrai, et, d’ailleurs, les applaudissements étaient mérités, car vous avez joué votre rôle à merveille. Ce n’est pas comme M. Duparc, qui avait des distractions.

DUPARC.

Je l’avoue ; c’est que je regardais les spectatrices.

MOLIÈRE.

Ah ! ah !

DUPARC.

Une surtout, une petite blonde de dix-huit ans environ, fraîche comme une rose, jolie comme les Amours, l’œil vif, l’air espiègle et mutin, qui prenait tant d’intérêt à la comédie, qu’on lisait ses émotions sur son visage ; et quand Léandre, que vous représentiez, a fini par épouser Lucinde, elle n’a pu s’empêcher de battre des mains avec joie, ce dont elle a rougi ensuite, le plus gracieusement du monde.

MOLIÈRE.

Puisque les Viennois nous ont bien accueillis, il s’agit de les divertir encore. – Voyons, que jouerons-nous demain ?

MADEMOISELLE DE BRIE.

Je suis d’avis que vous donniez les Docteurs rivaux.

MADEMOISELLE BÉJART.

Moi, je préfère le Docteur amoureux.

BÉJART AÎNÉ.

Si vous m’en croyez, vous jouerez la Jalousie de Barbouillé ; c’est une pièce très réjouissante.

DUPARC.

Point du tout ; si vous voulez quelque chose de tout à fait galant et spirituel, jouez le Médecin volant.

MOLIÈRE.

Messieurs, mettons-nous d’accord, s’il vous plaît ; laquelle de ces pièces faut-il choisir ?

MADEMOISELLE DE BRIE, MADEMOISELLE BÉJART, DUPARC, BÉJART AÎNÉ, parlant tous à la fois.

Les Docteurs rivaux ! – le Docteur amoureux ! – la Jalousie de Barbouillé ! – le Médecin volant !...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, ALAIN

 

ALAIN, à Molière.

Monsieur le comédien...

MOLIÈRE.

Quoi ?

ALAIN.

Il y a de beaux messieurs qui veulent vous parler.

MOLIÈRE.

Dis-leur d’entrer.

ALAIN, restant à la même place et regardant curieusement Molière et les autres.

Je voudrais bien leur voir faire leurs tours de force.

MOLIÈRE.

Eh bien, que fais-tu là ?

ALAIN, s’en allant, puis s’arrêtant en route.

Monsieur le comédien !

MOLIÈRE.

Quoi encore ?

ALAIN.

Est-ce vrai que vous avalez des étoupes enflammées ?

MOLIÈRE.

Veux-tu t’en aller, imbécile.

Alain sort.

DUPARC, à Molière.

Nous vous laissons avec vos visiteurs. À tantôt !

Tous sortent excepté Molière.

 

 

Scène III

 

MOLIÈRE, LE COMTE DE MAUGIRON, LE MARQUIS DE MAUBEC

 

LE COMTE.

Monsieur Molière, j’ai l’honneur de vous saluer.

MOLIÈRE.

Monsieur, je suis votre très humble serviteur.

LE COMTE.

J’assistais au spectacle d’hier, et j’ai été si content de votre manière de jouer, que j’ai voulu vous exprimer en personne toute ma satisfaction.

MOLIÈRE.

Monsieur, c’est trop d’honneur que vous me faites.

LE COMTE.

Est-ce vous, monsieur, qui êtes l’auteur de cette Comédie du Maître d’école ?

MOLIÈRE.

Oui, monsieur, c’est moi qui l’ai composée.

LE COMTE, lui présentant la main.

Touchez là, monsieur ; voilà de la franche gaieté, et je n’ai jamais tant ri de ma vie.

MOLIÈRE.

Monsieur...

LE COMTE.

Votre style est naturel, vos caractères sont bien observés ; il y a dans cette petite pièce une vérité de dialogue, une connaissance du cœur humain, et une façon vive de saisir le ridicule, qui annoncent un auteur comique de premier ordre.

MOLIÈRE.

Monsieur, vous me rendez confus. Je sais très bien que je ne compose que des farces, et je ne suis pas si orgueilleux que de viser jusqu’à la comédie.

LE COMTE.

Ayez meilleure opinion de vous-même. J’ai vu à Paris, à l’hôtel de Bourgogne, des comédies qu’on élève bien haut, et qui ne valent pas ce que vous appelez des farces. Les personnages des auteurs en vogue ont un langage tantôt grossier, tantôt emphatique ; leur comique n’est que du grotesque ; ils se donnent mille peines pour faire rire et n’y réussissent pas, parce qu’on y sent l’effort ; leurs sentiments sont faux, leurs expressions outrées et leurs aventures impossibles ; enfin, ils étonnent et n’amusent point ; au lieu que vous, monsieur, vous ne sortez presque jamais de la nature et de la vérité ; vous faites plus rire par une réponse naïve, telle que l’amène la situation, que vos rivaux par les mots les plus burlesques. Voilà ce que j’aime ; vous êtes dans la bonne voie, et je vous prédis que vous irez loin.

MOLIÈRE.

Hélas ! monsieur, où voulez-vous que j’aille ? je ne serai jamais qu’un pauvre comédien ambulant, errant de village en village, jouant dans les granges, gagnant sa vie comme il peut, et obligé, pour vivre, de donner dans les bouffonneries.

LE COMTE.

Ne vous découragez pas ; les circonstances ne sauraient manquer à l’homme supérieur et vous verrez que je suis bon prophète.

MOLIÈRE, s’animant.

Oh ! si j’étais riche et maître de mon temps ! si j’avais le loisir de travailler ! Oui j’ai eu quelquefois des idées ambitieuses ; j’ai été poursuivi par des visions qui me donnaient la fièvre ; je voyais – vous allez rire de ma folie ! – je voyais dans mes rêves une salle immense remplie de tout ce que Paris et Versailles renferment d’illustres personnages ; les plus belles femmes de la cour se pressaient dans les loges ; j’entendais dire autour de moi que la Comédie était trouvée, et que la France n’avait plus rien à envier aux Grecs et aux Latins ; le roi lui-même daignait témoigner son approbation. J’imaginais des plans simplement conçus, où l’action naissait du développement des passions, et se déroulait, sans incidents compliqués, par la seule logique des choses et par le contraste des caractères. Je plongeais dans l’esprit humain ; j’en tirais ses vanités, ses hypocrisies, son égoïsme, ses instincts, bons ou mauvais, de tous les lieux et de tous les temps. Et quelle variété de sujets ! L’avare dont le cœur séché ne bat plus que pour sa cassette ; le dévot qui va tout doucement par le chemin du ciel à la fortune et aux dignités mondaines ; l’ami qui vous encense dans la prospérité et vous accable dans la disgrâce ; l’honnête homme qui a pour le vice des haines vigoureuses, et les amants qui habillent sans fin, et leurs brouilles suivies d’un doux raccommodement, et la jeune fille ingénue, et la femme vertueuse sans pruderie, et le jargon des précieuses, la vanité des bourgeois, l’impertinence des marquis, la présomption des méchants écrivains, leur style ridiculement figuré, leur ligue furieuse contre le talent véritable, les sottes pâmoisons de leurs admiratrices ! tout cela vivait, s’agitait, se heurtait dans mon cerveau ; c’était un monde dont j’étais le créateur ; je le peuplais de personnages divers et doués, chacun, de sa physionomie propre ; je les animais d’une existence si puissante, que mes créations prenaient un corps à mes yeux et je me trouvais au milieu d’elles comme avec des êtres connus. Comme elles se pressaient ! comme elles m’appelaient ! Laquelle choisir dans ce tumulte ? laquelle féconder la première ? J’aurais voulu me multiplier pour être tout à toutes en même temps ; j’avais peur de mourir avant d’avoir achevé mon œuvre. – Oui, c’étaient de beaux rêves ! mais à quoi bon, sinon à me dégoûter de la réalité, et quel rapport y a-t-il entre ce que je fais et ce que j’aurais voulu faire ?

 

 

Scène IV

 

MOLIÈRE, LE COMTE DE MAUGIRON, LE MARQUIS DE MAUBEC, ALAIN, entrant une lettre à la main

 

ALAIN.

Monsieur le comédien, c’est une lettre pour vous.

MOLIÈRE, prenant la lettre.

Qui est-ce qui te l’a remise ?

ALAIN.

Un homme à cheval, avec de grandes bottes et un habit tout galonné ; il a dit comme cela qu’il attendait la réponse.

Alain sort.

LE COMTE.

Lisez, monsieur. Nous ne sommes pas là pour vous gêner en rien.

Molière lit la lettre dans un coin.

LE MARQUIS, au comte, sur le devant du théâtre.

En vérité, comte, je ne vous savais pas si plaisant. N’avez-vous point de scrupule de tourner la tête à ce pauvre homme, qui prend au sérieux vos railleries ?

LE COMTE.

Je ne raille point ; j’ai parlé en toute sincérité.

LE MARQUIS.

Quoi ! tout de bon ?

LE COMTE.

Tout de bon.

LE MARQUIS.

Vous pensez ce que vous lui avez dit de flatteur ?

LE COMTE.

Assurément.

LE MARQUIS.

Vous estimez que le Maître d’école est une bonne pièce !

LE COMTE.

C’est l’œuvre d’un homme qui fera de bonnes pièces.

MOLIÈRE, après avoir lu la lettre, s’approchant d’une table sur laquelle sont des papiers et une écritoire, au fond du théâtre.

Vous permettez que je réponde ?

LE COMTE.

Faites à votre aise ; nous avons tout le loisir d’attendre.

LE MARQUIS, au comte.

Vous m’étonnez singulièrement ; je me demande par où cette comédie a pu vous plaire. Pour moi, je n’y ai vu que des marchands, des rustres et de petites gens, qui tenaient les propos les plus vulgaires, comme en tiennent ceux de leur espèce. Le dialogue m’a paru du dernier bourgeois ; on y chercherait en vain quelque chose de fin et de galant, quelque trace du beau style, quelque repartie qui vous surprenne par un tour rare et inattendu ; tous les jours, on entend, dans la vie ordinaire, les mêmes choses, dites de la même manière, et c’est là un mince régal pour des oreilles accoutumées aux délicatesses dont la bonne compagnie assaisonne ses conversations.

LE COMTE.

Vous êtes jeune, mon cher marquis, et je comprends que vous donniez dans les raffinements de l’hôtel de Rambouillet et des ruelles du beau monde. Vous sentirez un jour combien cette affectation, ces pointes, cette recherche sont de mauvais goût, et vous ne vous laisserez plus prendre à ce charlatanisme. Ce sont les esprits médiocres qui cachent leur pauvreté sous les faux brillants et les colifichets ; c’est quand on manque d’idées qu’on a recours aux figures ; il est plus facile de faire divaguer Cyrus et Mandane pendant des heures entières, d’entasser les déclamations pompeuses, et de pousser le précieux jusqu’aux dernières subtilités, que de trouver un seul mot venu du cœur, comme la passion en inspire quelquefois au plus humble paysan. Vous reprochez à Molière d’être vrai ; voilà justement ce qui fait sa force et son originalité ; s’il vous éblouissait par des répliques spirituelles, les répliques seraient fausses ; c’est parce qu’il a profondément observé les hommes, qu’il les fait parler comme ils ont du parler ; et ne voyez-vous pas qu’il faut une grande vigueur de talent pour atteindre à cette parfaite imitation de la nature ? Peu importe qu’il ne mette en scène que de petites gens ; le cœur est le même dans toutes les classes, les ridicules ne diffèrent pas beaucoup, et je me trompe fort, ou, quand il en viendra aux marquis, il ne sera pas plus embarrassé de les bien représenter que de peindre de simples bourgeois.

LE MARQUIS.

Soit ; mais les gens de qualité et les personnes délicates n’iront pas à ses représentations.

LE COMTE.

Tant mieux, parbleu ! Au risque de vous étonner de plus en plus, je vous dirai que le meilleur public est celui des gens de rien, comme vous les appelez ; ils jugent naïvement, ils se laissent aller à leurs impressions, et l’instinct n’est pas corrompu chez eux par la prétention et le faux savoir.

MOLIÈRE, qui est sorti un moment pour porter au messager la réponse qu’il vient d’écrire, rentrant et s’adressant au comte.

Je vous prie de m’excuser, monsieur. La lettre était de Son Altesse le prince de Conti, dont j’ai été le condisciple, et qui m’honore de sa protection ; il daigne m’annoncer que ma troupe est autorisée à s’intituler : Troupe de Monsieur ; il espère nous fournir bientôt l’occasion de nous signaler devant Leurs Majestés. C’est une nouvelle qui me transporte d’ardeur et de reconnaissance, et vous m’en voyez tout radieux.

LE COMTE.

Recevez mes sincères félicitations, mon cher monsieur Molière ; je suis charmé qu’une partie de mes prédictions soit si vite accomplie. Je n’ai plus qu’un mot à vous dire, et je vous rends à vos affaires. Outre les compliments que je vous apportais, ma visite avait un but intéressé. – Je suis le comte de Maugiron, lieutenant du roi, en Dauphiné...

MOLIÈRE, saluant le comte.

Monseigneur...

LE COMTE.

J’attends plusieurs hôtes dans mon château d’Ampuis, entre autres votre protecteur, le prince de Conti, qui passe par Vienne en se rendant aux états de Languedoc. Comme je veux les recevoir le mieux possible, j’ai compté sur vous et sur votre troupe pour m’aider à les divertir, et j’ai lieu maintenant d’espérer que le désir de voir et de remercier votre illustre condisciple vous rendra favorable à mes vues.

MOLIÈRE.

Monseigneur, je suis tout à votre disposition ; je tâcherai de contribuer de mon mieux aux plaisirs de cette noble compagnie.

LE COMTE.

Voilà qui va donc à merveille ; je vous avertirai quand le moment sera venu. – Adieu, monsieur Molière ; faites état de moi comme d’un de vos amis, et souvenez-vous de m’employer, dès que l’occasion se présentera.

MOLIÈRE, reconduisant le comte.

Je vous rends grâces, monseigneur ; ce que vous m’avez dit me touche infiniment...

DUPARC, conduisant Angélique.

Rassurez-vous, mademoiselle.

À Molière, qui rentre après avoir reconduit le comte.

Monsieur, voici une demoiselle qui désire causer avec vous.

 

 

Scène V

 

MOLIÈRE, DUPARC, ANGÉLIQUE

 

MOLIÈRE.

Avec moi, mademoiselle ?

ANGÉLIQUE, avec émotion.

Oui... monsieur.

DUPARC, bas, à Molière.

C’est la jeune fille qui était au spectacle ; celle dont je vous parlais tout à l’heure.

MOLIÈRE, à Angélique.

Que puis-je faire pour vous servir ?

ANGÉLIQUE.

Monsieur... je... En vérité, c’est une démarche bien singulière.

MOLIÈRE.

Parlez librement, mademoiselle ; je serais ravi de vous obliger.

ANGÉLIQUE.

Monsieur, je... je voudrais vous parler à vous seul.

MOLIÈRE.

Veuillez donc vous retirer un moment, monsieur Duparc.

DUPARC, se retirant.

Morbleu ! ce Molière est bien heureux ! quel morceau friand !

 

 

Scène VI

 

MOLIÈRE, ANGÉLIQUE

 

MOLIÈRE.

Maintenant, mademoiselle, nous sommes seuls et je vous supplie de n’avoir aucune crainte.

ANGÉLIQUE, se rassurant.

Monsieur, voici ce que c’est : mon père veut me marier.

MOLIÈRE.

Il n’y a point de mal à cela, et je voudrais bien être à la place de votre futur.

ANGÉLIQUE.

Mais, monsieur, celui que mon père a choisi ne me convient pas, à moi.

MOLIÈRE.

C’est bien différent.

ANGÉLIQUE.

Il est laid.

MOLIÈRE.

Ah ! ah !

ANGÉLIQUE.

Sot.

MOLIÈRE.

Oh ! oh !

ANGÉLIQUE.

Maussade, ennuyeux, ridicule, impertinent, mal tourné, mal ajusté, et il porte des habits trop courts pour sa personne.

MOLIÈRE.

Certes, ce sont de vilains défauts, et, s’il porte des habits trop courts, il ne saurait faire un bon mari.

ANGÉLIQUE.

Et puis son père est apothicaire ; il sera apothicaire comme son père, et je n’aime pas les apothicaires.

MOLIÈRE.

Ni moi non plus.

ANGÉLIQUE.

Au lieu que le sergent Bellerose...

MOLIÈRE.

Ah ! il y a un sergent Bellerose ?

ANGÉLIQUE.

Est beau, bien fait, aimable, poli, galant.

MOLIÈRE.

En vérité !

ANGÉLIQUE.

Il a une physionomie avenante, une tournure martiale, des moustaches retroussées, des manières on ne peut plus honnêtes. Il jure un peu, mais un sergent n’est pas une demoiselle ; ses habits de soldat lui vont le mieux du monde ; enfin, il a toutes les qualités qu’on peut avoir.

MOLIÈRE.

À la bonne heure ! Mais il paraît que votre père ne le voit pas du même œil que vous ?

ANGÉLIQUE.

Hélas ! non ; parce que le sergent Bellerose est pauvre et n’a que sa solde pour vivre.

MOLIÈRE.

Cela est fâcheux.

ANGÉLIQUE.

Mais il est si aimable ! Il sait dire de si jolies choses ! On ne se lasse jamais de les entendre.

MOLIÈRE.

Et, sans doute, l’autre est riche ?... l’autre, le laid, celui qui ne sait pas dire de si jolies choses.

ANGÉLIQUE.

Mon Dieu, oui, et mon père veut me le faire épouser pour ses écus.

MOLIÈRE.

Ah ! les écus sont bien éloquents.

ANGÉLIQUE.

Eh ! que m’importe qu’il soit riche, si je ne l’aime pas ? puisque c’est moi qui me marie, n’est-ce pas mon goût qu’il faut consulter ? Ne faut-il pas s’aimer pour vivre ensemble ? Peut-on rien imaginer de plus triste que d’être enchaînée jusqu’à la mort à un homme pour qui l’on n’a aucune inclination ? Contentement passe richesse ; et, s’il est vrai que le bonheur de toute la vie dépend du choix d’un mari, ou doit le choisir pour lui-même et non pour ses écus.

MOLIÈRE.

C’est bien raisonné ; mais les choses ne vont pas ainsi. Les pères et les filles ne sont jamais d’accord. Les filles veulent des maris qui leur plaisent, et les pères veulent des gendres riches.

ANGÉLIQUE.

Et qui a raison, selon vous, des pères ou des filles ?

MOLIÈRE.

Les filles, assurément ; car elles suivent la loi de la nature ; la nature a voulu que les jeunes gens fussent amoureux ; et, quand les pères étaient jeunes, ils pensaient comme les jeunes gens.

ANGÉLIQUE.

Pourquoi donc ne pensent-ils plus de même, quand ils sont devenus vieux ?

MOLIÈRE.

Parce qu’ils ont passé l’âge où l’on aime. On ne se reporte jamais en arrière pour comprendre chez les autres les sentiments qu’on a éprouvés soi-même, et l’on ne juge que par ses impressions actuelles. Comme les vieillards ne connaissent plus l’amour, ils le traitent de folie ; ils s’estiment plus sages, parce qu’ils ont perdu une faculté ; l’ambition ou l’avarice étant la seule passion qui leur reste, ils croient de bonne foi qu’on doit raisonner à vingt ans comme à soixante, et que le meilleur mariage est celui qui procure le plus d’honneurs ou de richesses. Aussi les mariages, à l’heure qu’il est, ne sont plus des engagements sacrés, où chacun garde à l’autre la foi qu’il lui a volontairement jurée : ce sont des négociations où le cœur n’a point de part et qui produisent les mauvais ménages et tous les désordres qui s’ensuivent.

ANGÉLIQUE.

Ah ! monsieur, que vous parlez bien, et que je voudrais que mon père vous entendit !

MOLIÈRE.

Il ne m’écouterait pas ; il y a plus de mille ans qu’on dit ces choses, et c’est toujours comme si l’on chantait.

ANGÉLIQUE.

Comment ! il y a mille ans, les pères voulaient aussi marier les filles contre leur gré ?

MOLIÈRE.

Oui, et il y a gros à parier que, dans mille ans, ce sera encore de même. Les empires tombent, les lois changent, les mœurs s’adoucissent et les sciences se perfectionnent ; mais une chose survit à toutes les révolutions : c’est la puissance d’un sac d’écus. Le mérite peut être honoré en paroles, mais la vraie et solide considération est du côté de la richesse : et, quand il s’agira de mariage, le fils d’un fripon riche sera toujours préféré au fils d’un honnête homme qui ne sera riche qu’en bonnes qualités.

ANGÉLIQUE.

Oh ! mon Dieu, que c’est malheureux ! Le monde va donc tout de travers ?

MOLIÈRE.

Mais, ma pauvre enfant, je philosophe comme un pédant, tandis que je devrais m’occuper de vous et de vos amours. – Voyons : je m’y intéresse extrêmement ; mais je ne connais pas votre père et je ne puis rien dans cette affaire-là.

ANGÉLIQUE.

Oh ! que si, monsieur Molière, si vous le vouliez bien ! Je vous ai vu jouer, et vous avez si bien su trouver des ruses pour marier Léandre avec Lucinde, qu’il ne tiendrait qu’à vous d’arranger aussi mon mariage avec le sergent Bellerose.

MOLIÈRE.

Hélas ! mon enfant, c’est bon dans une comédie, où l’on peut faire agir comme on veut des personnages de pure invention ; mais le monde est moins commode que le théâtre, et les vrais pères, en chair et en os, ne se laissent pas duper comme les pères de comédie.

ANGÉLIQUE.

Ah ! monsieur Molière, essayez ; je vous aimerai tant !

MOLIÈRE.

Mais...

ANGÉLIQUE.

Si vous voyiez le sergent Bellerose, je suis sûre que vous approuveriez mon choix.

MOLIÈRE.

Je n’en doute pas ; cependant...

ANGÉLIQUE.

Voulez-vous le voir ? Cela vous décidera peut-être.

MOLIÈRE.

Et où voulez-vous que je le voie ?

ANGÉLIQUE, montrant la porte.

C’est bien aisé ; il est là.

MOLIÈRE.

Ah ! il est là. – Il est donc venu avec vous ?

ANGÉLIQUE.

Oh ! non. Cela n’aurait pas été convenable.

MOLIÈRE.

Alors, vous lui avez donné un rendez-vous ?

ANGÉLIQUE.

Ce n’est pas un rendez-vous... C’est par hasard.

MOLIÈRE.

Voilà un hasard qui a bien de l’à-propos. – Eh bien, voyons ce bel amoureux ?

ANGÉLIQUE, allant vers la porte et appelant Bellerose.

Monsieur Bellerose !

 

 

Scène VII

 

MOLIÈRE, ANGÉLIQUE, BELLEROSE

 

ANGÉLIQUE.

Venez, monsieur Bellerose. M. Molière nous a promis son appui, et je suis sûre qu’il réussira.

BELLEROSE.

Sacrebleu ! monsieur Molière, vous êtes un brave homme. Entre nous, c’est à la vie et à la mort.

MOLIÈRE.

Eh ! doucement. L’affaire n’est pas encore faite, et le diable m’emporte si je sais comment elle pourra se faire. Vous aimez donc beaucoup mademoiselle ?

BELLEROSE.

Ah ! monsieur, je l’aime comme il n’est pas possible : je me ferais tuer pour lui épargner le plus petit chagrin.

ANGÉLIQUE.

Vous voyez, monsieur Molière, comme il a de bons sentiments.

MOLIÈRE.

Et vous voulez l’épouser en légitime mariage ?

BELLEROSE.

Certainement, monsieur. Je la respecte trop pour vouloir rien qui soit contre son honneur.

MOLIÈRE.

Et vous la rendrez heureuse ?

BELLEROSE.

Ah ! têtebleu ! je passerais toutes mes journées à lui baiser ses petites mains.

MOLIÈRE.

Allons ! allons ! Ce sont d’excellentes dispositions, et je vois bien qu’il faut que je trouve un moyen...

ANGÉLIQUE.

Oh ! vous le trouverez.

MOLIÈRE.

Mais lequel ?

BELLEROSE.

Celui que vous voudrez.

MOLIÈRE.

Il faudrait que...

ANGÉLIQUE.

Oui, monsieur.

MOLIÈRE.

Si nous imaginions...

BELLEROSE.

C’est cela, morbleu !

MOLIÈRE, à Angélique.

Je vais tâcher de causer avec votre père.

ANGÉLIQUE.

Oui, monsieur.

MOLIÈRE.

Comment se nomme-il ?

ANGÉLIQUE.

Oui, monsieur.

MOLIÈRE.

Je vous demande comment se nomme votre père ?

ANGÉLIQUE.

Il se nomme M. Dimanche.

MOLIÈRE.

Que fait-il ?

ANGÉLIQUE.

Il est marchand de draps, sous la halle, à deux pas d’ici.

MOLIÈRE.

Bon ! j’ai besoin d’habits pour ma troupe, je passerai chez lui pour acheter des draps.

ANGÉLIQUE.

Oui, monsieur. Oh ! quel bonheur !

MOLIÈRE.

Et celui que votre père veut vous faire épouser, comment s’appelle-t-il ?

ANGÉLIQUE.

Il s’appelle Purgon, et demeure dans la grand’rue.

MOLIÈRE.

Purgon ! c’est un apothicaire bien nommé. – Je comprends qu’on ne veuille pas être madame Purgon.

ANGÉLIQUE.

Empêchez cela, monsieur Molière, je vous en conjure !

MOLIÈRE.

Je ne demanderais pas mieux, d’autant que j’ai déclaré la guerre aux apothicaires et aux médecins.

ANGÉLIQUE.

Vous avez raison ; ce sont de vilaines gens. Pourquoi ne guérissent-ils pas leurs malades, au lieu d’épouser les filles ?

MOLIÈRE.

Comme si c’était leur métier d’accroître la population !

Rêvant et se parlant à lui-même.

Quelle ruse inventer, pour nous débarrasser de ce Purgon ?

BELLEROSE.

Oh ! quant à M. Purgon, ne vous inquiétez pas de lui : je connais une ruse qui nous en débarrassera.

MOLIÈRE.

Laquelle ?

BELLEROSE.

Par la corbleu ! je lui passerai mon épée à travers le ventre.

MOLIÈRE.

En effet, l’artifice est des plus adroits.

ANGÉLIQUE, pleurant.

Ah ! monsieur, il le ferait comme il le dit, et on le pendrait pour avoir tué ce vilain Purgon. Le comte de Maugiron a défendu, sous peine de mort, à ses hommes d’armes, d’avoir des duels avec des bourgeois.

MOLIÈRE, à Bellerose.

Vous servez donc dans une des compagnies commandées par le comte de Maugiron ?

BELLEROSE.

Oui, je suis sergent de ses mousquetaires, et on m’a promis de l’avancement.

MOLIÈRE.

Allons ! tout cela s’arrangera peut-être. – Retirez vous, mes amis, et laissez-moi aviser au succès de notre entreprise.

ANGÉLIQUE, le saluant.

Oui, monsieur Molière... Adieu, monsieur Molière... Merci, mon bon monsieur Molière.

BELLEROSE, lui prenant la main.

Sacrebleu, monsieur Molière, vous n’obligerez pas un ingrat : si quelqu’un vous insulte, par la morbleu ! il aura affaire à moi.

MOLIÈRE, les congédiant.

Adieu, adieu. Je vous manderai, quand il faudra.

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

MOLIÈRE, seul

 

Parbleu ! cette petite fille m’a ensorcelé avec ses cajoleries, et je me suis embarqué dans une jolie aventure ! N’ai-je pas été bien fou de leur promettre mon aide !... Mais je ne puis voir deux jeunes amoureux sans me ressouvenir de mes premières amours ; cela me remue doucement, mais cela me fait faire des sottises. Consultons mes camarades. Peut-être, entre nous tous, imaginerons-nous quelque chose.

Il appelle.

Eh ! monsieur Duparc ! monsieur Béjart ! mademoiselle de Brie !

Il entre dans la salle voisine.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MOLIÈRE, DUPARC, BÉJART AÎNÉ, en costume somptueux, MADEMOISELLE BÉJART, en suivante

 

DUPARC.

Tout va bien. Je viens de voir notre homme, et j’ai préparé nos batteries, selon vos instructions.

MOLIÈRE.

Comment vous y êtes-vous pris ?

DUPARC.

Je suis allé chez M. Purgon, sous prétexte d’acheter des drogues. J’avais attendu que le père fût sorti, afin de me trouver seul avec M. Purgon fils. Tout en faisant mes achats, j’ai lié conversation avec lui, et je l’ai en traîné au cabaret voisin, où deux bouteilles de vin d’Ampuis – un vin que je vous recommande – l’ont mis en belle humeur et l’ont poussé aux confidences.

MOLIÈRE.

Quel homme est-ce que c’est ?

DUPARC.

Son père, riche et avare, ne lui donne pas un sou ; lui, tout au rebours, est d’humeur débauchée et dépensière.

MOLIÈRE.

C’est la coutume, et je rêve à une pièce sur ce sujet.

DUPARC.

Il voudrait bien faire des dettes, mais il ne sait comment s’y prendre. Il a lu quantité de romans, probablement dans les vieux livres dont il enveloppe ses drogues ; son imagination est farcie d’aventures extraordinaires, et il meurt d’envie d’être le héros d’un enlèvement.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Un apothicaire romanesque ! cela est rare. Je me réjouis de cette trouvaille.

DUPARC.

Plaisant héros ! Figurez-vous un grand garçon, sec et maigre, que la ladrerie paternelle oblige à porter encore des habits qu’il portait à quinze ans. Les manches de son pourpoint lui viennent au coude. Avec cela, il est si embarrassé de sa personne et si ridiculement timide, que ce contraste entre sa gaucherie et ses prétentions en font le personnage le plus bouffon qui se puisse voir.

MADEMOISELLE BÉJART.

Il me tarde qu’il arrive.

DUPARC.

J’ai flatté ses chimères, comme bien vous pensez ; je lui ai dit que les romans étaient la peinture exacte du monde, et qu’il se passait tous les jours mille aventures inouïes dans les auberges ; que les enlèvements étaient la chose la plus commune ; que les grandes dames se rendaient d’ordinaire sur un premier coup d’œil, et laissaient les façons et les simagrées aux petites bourgeoises, si bien qu’à un joli garçon comme lui, il ne fallait que des occasions. Là-dessus, je lui ai conté deux ou trois historiettes de mon cru, qu’il écoutait avec avidité. « Eh parbleu ! mon cher Purgon, me suis-je écrié, le hasard nous sert miraculeusement : nous avons à Vienne, en ce moment même, une comtesse, jeune et sensible, qui s’y est arrêtée à cause d’un accident arrivé à sa voiture. Je suis de sa compagnie et je puis vous introduire auprès d’elle. » Mon homme, fou de joie, s’est jeté à mon cou, en m’accablant de remerciements.

À mademoiselle de Brie.

Bref, madame la comtesse, préparez vous à recevoir comme il faut M. Purgon.

À mademoiselle Béjart et à Béjart.

Vous, mademoiselle la suivante, et vous, monsieur l’intendant, soyez à vos rôles.

MOLIÈRE.

L’artifice est grossier ; mais il faut espérer dans la sottise humaine, qui est infinie, et surtout dans les beaux yeux de mademoiselle de Brie.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Fiez-vous à moi ; de plus fins s’y sont laissés prendre.

ALAIN, entrant, à Molière.

Monsieur, c’est quelqu’un qui dit qu’il y a ici une comtesse.

MOLIÈRE, à Duparc.

Le voici. Allez le chercher et amenez-le céans. Je vous cède la place.

ALAIN, regardant mademoiselle de Brie.

Est-ce que c’est une comtesse ?

MOLIÈRE.

Va-t’en à tes affaires, et laisse-nous en paix.

Molière sort.

ALAIN, se retirant.

Des comédiens, des comtesses, des hommes galon nés, à cheval ! Il y a quelque diablerie là-dessous.

 

 

Scène II

 

PURGON, DUPARC, BÉJART, MADEMOISELLE DE BRIE, MADEMOISELLE BÉJART

 

DUPARC, à la porte, amenant Purgon, qui tient son chapeau à la main.

Entrez donc, mon cher Purgon ; j’ai annoncé votre visite à la comtesse, et, sur le portrait que je lui ai fait de vous, elle est dans la dernière impatience de vous voir.

PURGON, à Duparc.

Oh ! le cœur me bat. J’ai envie de me sauver.

DUPARC, le retenant.

Allons ! que vous êtes enfant ! Venez, venez !

À mademoiselle de Brie.

Madame la comtesse, permettez-moi de vous présenter...

Il regarde autour de lui et voit Purgon qui s’enfuit.

Eh bien, monsieur Purgon, pourquoi vous en allez vous ?

PURGON.

Je... je ne m’en vais pas.

Bas, à Duparc, qui le ramène de force.

Je n’ose pas entrer. Une comtesse !

DUPARC.

Du cœur, morbleu ! – Qu’avez-vous donc dans votre chapeau ?

PURGON.

C’est que, pour m’échapper de la maison, j’ai dit à mon père que j’étais appelé chez un malade.

Il parle à l’oreille de Duparc.

DUPARC.

La ruse est d’un homme d’esprit.

PURGON.

Et j’ai été obligé d’emporter... ce qui est dans mon chapeau.

DUPARC.

C’est très bien. Mettez votre mouchoir par-dessus... comme cela. Vous tiendrez votre chapeau à la main, et personne ne se doutera de ce que c’est.

Il traîne Purgon devant mademoiselle de Brie.

Madame la comtesse, voici M. Purgon, mon ami, dont je vous ai parlé, qui est si honnête homme !

PURGON.

Monsieur !

DUPARC.

Si aimable !

PURGON.

Oh ! monsieur !

DUPARC.

Si spirituel !

PURGON.

Ah ! monsieur !

DUPARC.

Et qui a tant d’envie de vous être présenté !

PURGON.

Ce n’est pas moi, madame la comtesse... je ne me serais pas permis...

DUPARC.

Il est un peu intimidé, comme vous voyez, et l’émotion que vous lui causez paralyse ses moyens.

MADEMOISELLE BÉJART.

Il est timide ? Ah ! madame, il faut l’encourager. Moi, j’adore les hommes timides.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Rassurez-vous, monsieur ; vous êtes le bienvenu, et je ne crois pas être pour faire peur aux gens.

DUPARC.

Quand il se sera enhardi, il vous dira des choses qui vous raviront.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Je le crois sans peine, et je me tiens très honorée de la visite de M. Purgon.

DUPARC, bas, à Purgon.

Parlez donc ! dites-lui donc quelque chose de gracieux !

PURGON, saluant.

Madame la comtesse, c’est moi qui suis honoré... de l’honneur... dont vous me faites la faveur... d’avoir la bonté... de me faire l’avantage... En se reculant, il marche sur le pied de Duparc.

DUPARC.

Aïe !

PURGON.

Mille pardons !

En se rejetant du côté opposé, il fait tomber une table chargée de porcelaines.

Ah ! mon Dieu !

Il se baisse pour ramasser les porcelaines, et heurte avec le coude un vase de fleurs qu’il renverse.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Laissez cela, monsieur Purgon. C’est la faute de mes gens, qui ont mal placé ces objets.

Béjart et mademoiselle Béjart relèvent la table et le vase.

MADEMOISELLE DE BRIE, à Purgon.

Prenez un siège et venez vous asseoir près de moi.

Purgon va chercher une chaise et s’assied très loin de la comtesse sans quitter son chapeau.

Plus près, monsieur Purgon, afin que nous puissions nous entendre.

Il approche un peu son siège.

Plus près encore.

Il met sa chaise sur la robe de mademoiselle de Brie.

Ah ! vous vous mettez sur ma robe !

Il recule un peu sa chaise.

Là, c’est bien. Seyez-vous maintenant.

Purgon s’assoit et reste immobile, les yeux baissés, son chapeau entre ses jambes. Mademoiselle de Brie à mademoiselle Béjart.

Lisette, débarrassez M. Purgon de son chapeau qui l’incommode.

Purgon, effrayé, retient son chapeau que mademoiselle Béjart veut prendre ; il le cache à sa droite, puis a sa gauche, puis finit par le mettre sur sa tête.

DUPARC, prenant le chapeau que Purgon suit des yeux avec anxiété.

Donnez, mon cher Purgon, je m’en charge.

Il le pose sur un meuble.

MADEMOISELLE DE BRIE, regardant Purgon, toujours raide sur sa chaise.

Lisette, ne te semble-t-il pas que M. Purgon ressemble au marquis avec qui j’ai eu cette aventure ?

MADEMOISELLE BÉJART.

C’est vrai, il en a la tournure élégante.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Il a aussi quelque chose dans les traits qui me rappelle le chevalier avec qui j’ai fait ce voyage en Angleterre.

MADEMOISELLE BÉJART.

Oui, il a le même feu dans le regard, et la même distinction dans la physionomie.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Je lui trouve, vu de profil, du rapport avec le vicomte que j’ai tant pleuré.

MADEMOISELLE BÉJART, prenant à deux mains le visage de Purgon, et le tournant de profil.

Cela est frappant, et voilà qui est bizarre ! vous avez en lui tout votre recueil en abrégé.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Aussi je me sens pour lui beaucoup d’inclination.

Elle le regarde tendrement. À mademoiselle Béjart et à Béjart.

Lisette, et vous, monsieur Picart, apportez-nous promptement à dîner.

À Purgon.

C’est l’heure de mon repas, et vous me ferez bien la grâce de vous mettre à table avec moi ?

PURGON.

Oh ! madame la comtesse... c’est trop de bonté... Je crains d’être incommode...

DU PARC.

Acceptez ! acceptez ! un dîner avance furieusement les choses.

Mademoiselle Béjart et Béjart apportent une table toute servie devant mademoiselle de Brie et Purgon. Duparc prend place auprès d’eux.

MADEMOISELLE DE BRIE, versant à boire à Purgon.

Goûtez un peu ce vin blanc : on le dit assez bon.

PURGON.

La main qui le verse le fait paraître meilleur encore.

DUPARC, à Purgon.

Bien !

MADEMOISELLE DE BRIE.

Ah ! que cela est galant !

Mademoiselle Béjart verse à boire coup sur coup à Purgon en lui faisant des agaceries.

Prenez garde à ce vin, il trouble aisément la tête.

PURGON.

Je sais quelqu’un qui la trouble bien davantage.

DUPARC, à Purgon.

De mieux en mieux !

MADEMOISELLE BÉJART.

C’est une pluie de bons mots, une fusée de madrigaux.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Cela ne tarit pas.

DUPARC, à mademoiselle de Brie.

Ne nous chanterez-vous pas un petit air ? rien n’assaisonne un bon dîner comme la musique.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Volontiers ! Je vais vous chanter la chanson du fils du roi qui épouse une bergère.

Nous étions dix filles dans un pré,
Toutes les dix à marier.
Il y avait Chine,
Il y avait Dine,
Il y avait Suzette et Martine ;
Ah ! ah !
Puis Catherinette et Catherina ;
Il y avait la jeune Lison,
La duchesse de Montbazon ;
Il y avait Bérengère
Et Jeanne la bergère.

Le fils du roi vint à passer ;
Toutes il nous a saluées ;
Salut à Chine,
Salut à Dine,
Salut à Suzette et Martine,
Ah ! ah !
À Catherinette et Catherina ;
Salut à la jeune Lison,
À la duchesse de Montbazon ;
Salut à Bérengère :
Baiser à la bergère.

Il nous a menées souper ;
Des pommes il nous a donné ;
Pomme à Chine,
Pomme à Bine.
Pomme à Suzette et Mutine :
Ah ! ah !
À Catherinette et Catherina ;
Pomme à la jeune Lison,
À la duchesse de Montbazon ;
Pomme à Bérengère ;
Grenade à la bergère.

Puis il nous a fait danser ;
Puis il nous a renvoyées ;
Renvoya Chine,
Renvoya Bine.
Renvoya Suzette et Martine ;
Ah ! ah !
Puis Catherinette et Catherina ;
Renvoya la jeune Lison.
La duchesse de Montbazon ;
Renvoya Bérengère :
Garda la bergère !

PURGON.

Oh ! la jolie chanson ! la jolie chanson ! – Et la jolie voix !

MADEMOISELLE DE BRIE, en lui lançant une œillade.

Ne me flattez-vous point ?

MADEMOISELLE BÉJART.

J’approuve fort le fils du roi de n’avoir écouté que son inclination, et d’avoir préféré la bergère.

DUPARC, à Purgon.

Remarquez-vous tout ce que signifie le choix de cette chanson ? Il y a plus de distance d’un roi à une bergère que d’une comtesse à un apothicaire.

MADEMOISELLE DE BRIE.

M. Purgon nous chantera bien quelque chose à son tour.

MADEMOISELLE BÉJART.

Je suis sûre qu’il a la plus belle voix qu’on puisse entendre.

PURGON, modestement.

Il est vrai qu’on l’entend d’une paroisse à l’autre.

DUPARC.

Allons, mon cher ami : nous sommes tout oreilles.

PURGON, chantant à tue-tête.

Bridez mon cheval, mettez-lui la selle ;
C’est pour aller voir ma mie Izabelle,
Don daine.
C’est l’amour qui nous mène
Tous !

Elle a des bras ronds comme des tourelles,
Et des cheveux blonds comme des javelles,
Don daine.
C’est l’amour qui nous mène
Tous !

Elle a le teint frais comme des groseilles,
Et les yeux piquants comme des abeilles,
Don daine.
C’est l’amour qui nous mène
Tous !

Elle a cinq amants qui sont autour d’elle ;
Moi, je suis ici, vidant la bouteille,
Don daine.
C’est l’amour qui nous mène
Tous !

MADEMOISELLE DE BRIE.

Ah ! mon Dieu, que voilà des paroles qui sont tendres !

MADEMOISELLE BÉJART.

Et comme l’air est amoureux !

DUPARC.

Et comme cela est admirablement chanté !

MADEMOISELLE DE BRIE.

Où avez-vous pris les talents et les bonnes manières que vous avez ? Assurément, vous avez étudié à Paris ?

PURGON.

Non, madame, je ne suis jamais sorti de chez mon père, qui est apothicaire à Vienne, pour vous servir.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Hélas ! comment un jeune homme qui a un si bel air peut-il être le fils d’un apothicaire !

PURGON.

Madame il n’a as dépendu de moi.

DUPARC.

M. Purgon a raison ; on ne se choisit pas son père. Il suffit qu’il ait des sentiments au-dessus de sa condition.

PURGON.

Papa voudrait que je fusse apothicaire comme lui ; mais je n’ai aucun goût pour cet état.

MADEMOISELE DE BRIE.

Ce n’est pas une occupation qui soit digne de vous.

MADEMOISELLE BÉJART.

Vous ne seriez pas bien vu des dames, et vous ne pourriez pas leur tenir des propos galante, sans qu’on pensât à mille autres choses.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Dites-moi, mon cher Purgon, aimeriez-vous les fêtes, les bals, la comédie ?

PURGON.

Oh ! oui.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Avez-vous vu quelquefois la comédie ?

PURGON.

Jamais.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Eh bien, je vous promets de vous en faire voir une qui vous réjouira.

PURGON.

Oh ! quel bonheur !

MADEMOISELLE DE BRIE, lui versant à boire.

Auriez-vous de la répugnance pour les petits soupers et pour le vin de Champagne ?

PURGON.

Oh ! non. C’est bien agréable...

Gracieusement.

surtout en votre compagnie.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Vous plairait-il d’être richement habillé et de vous promener en carrosse à deux chevaux, avec des laquais par devant et par derrière ?

PURGON.

Ce serait le paradis ! J’ai lu des livres où on parle de ces belles choses et j’en rêve toutes les nuits.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Eh bien, il faut venir à Paris, monsieur Purgon. Tous ceux qui vont à Paris passent leurs journées en fêtes continuelles ; ils sont magnifiquement vêtus ; ils ne sortent qu’en carrosse, et soupent avec les plus jolies femmes de la cour, qui leur versent à boire du vin de Champagne.

MADEMOISELLE BÉJART.

C’est là une vie désirable, et non pas d’être apothicaire dans une petite ville !

PURGON.

Ah ! – ah ! – ah ! que ce serait beau ! Mais il faut de l’argent pour vivre à Paris.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Non ; il suffit d’en avoir pour y aller. Une fois qu’on y est, – quand on est fait comme vous, monsieur Purgon, – on trouve partout de l’argent plus qu’on n’en veut.

PURGON, tâtant ses poches.

Mais je n’ai pas même l’argent qu’il faut pour y aller.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Qu’à cela ne tienne ! Je vais à Paris, et je vous offre une place dans ma voiture. Vous logerez dans mon hôtel, et vous puiserez dans ma bourse. Ce sont de légers services qu’on se rend mutuellement, quand on s’estime.

MADEMOISELLE BÉJART.

Madame ne saurait faire un meilleur usage de son immense fortune.

BÉJART, qui est sorti depuis quelque temps, rentrant dans la salle.

Le carrosse de madame la comtesse est raccommodé, et madame pourra continuer son voyage quand elle voudra.

Tous se lèvent de table.

MADEMOISELLE DE BRIE, à Purgon.

Nous partirons tout à l’heure. – Eh bien, mon ami, nous accompagnez-vous ?

DUPARC, à Purgon.

Hâtez-vous de dire oui.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Comment ! monsieur Purgon, vous semblez hésiter ! Auriez-vous ici quelque engagement ?

PURGON, avec hésitation.

Non... madame la comtesse !... c’est-à-dire que... mon père voudrait me marier.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Ah ! c’est autre chose. – Et à qui voudrait-il vous marier ?

PURGON.

À mademoiselle Angélique, qui est la fille de M. Dimanche, marchand de draps.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Certes, c’est un parti, cela. La fille de M. Dimanche est sans doute une belle personne, et vous ferez bien de l’épouser.

DUPARC, à Purgon.

Que vous êtes maladroit d’avoir parlé de ce mariage, quand vos affaires étaient en si bon train !

PURGON, à mademoiselle de Brie.

J’aime bien mieux aller à Paris avec vous.

DUPARC, bas, à Purgon.

Jurez-lui que vous la préférez à toutes les Angéliques du monde.

PURGON.

Je vous préfère à toutes les Angéliques du monde.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Dites-vous bien ce que vous pensez ?

PURGON.

Oui, madame la comtesse.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Vous ne renoncez peut-être à la main de mademoiselle Angélique que pour ne pas me faire de la peine, et je ne dois pas accepter ce sacrifice.

PURGON.

Non, madame, je...

MADEMOISELLE DE BRIE.

J’avoue que j’avais conçu pour vous un très vif attachement ; mais je saurai faire violence à mes sentiments dans l’intérêt de votre bonheur.

DUPARC, à Purgon.

Vous voyez les suites de votre étourderie !

PURGON.

Mais, madame, je vous assure...

MADEMOISELLE DE BRIE.

Je ne veux pas être vaincue par vous en générosité.

PURGON.

Madame...

MADEMOISELLE DE BRIE.

Je tâcherai de vous oublier.

PURGON.

Madame la comtesse...

MADEMOISELLE DE BRIE.

Mariez-vous à mademoiselle Angélique, cela vaudra mieux pour vous.

PURGON.

Madame...

MADEMOISELLE DE BRIE.

Le métier de votre père peut avoir ses douceurs.

PURGON.

Madame la comtesse...

MADEMOISELLE DE BRIE.

Vous auriez mené une vie brillante à Paris...

PURGON.

Madame la comtesse...

MADEMOISELLE DE BRIE.

Mais on peut être heureux dans une condition obscure. Si l’on n’y a pas de grands plaisirs, on n’y connaît pas non plus de grandes peines, et, puisque monsieur... Jeudi...

PURGON.

M. Dimanche.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Puisque M. Dimanche consent à vous donner sa fille, épousez-la vite. Vous préparerez ensemble de bonnes purgations.

DUPARC, à Purgon.

Jetez-vous à ses genoux, et soyez éloquent, morbleu !

PURGON, se jetant à genoux.

Hélas ! madame, écoutez-moi !

MADEMOISELLE DE BRIE.

Non, non, relevez-vous.

PURGON, toujours à genoux.

Je n’épouserai pas mademoiselle Angélique.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Si fait, épousa-la.

PURGON.

C’est vous que j’aime !

MADEMOISELLE DE BRIE.

Point ! Je ne vous crois pas.

PURGON.

Je vous suivrai au bout du monde.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Je ne veux rien entendre.

PURGON.

Je vais dire à M. Dimanche que je ne veux pas de sa fille.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Chansons !

PURGON.

Si vous me réduisez au désespoir, je suis capable de me tuer.

MADEMOISELLE BÉJART.

Eh ! madame, laissez-vous fléchir !

DUPARC.

Prenez pitié de ce pauvre jeune homme.

MADEMOISELLE BÉJART.

Quel dommage, s’il allait se tuer pour tout de bon !

DUPARC.

Il va rompre avec M. Dimanche, et vous ne pouvez rien demander de plus.

PURGON, pleurant.

Je romprai, je romprai.

MADEMOISELLE BÉJART, faisant semblant de pleurer.

Ah ! ah ! il me fend le cœur.

DUPARC, s’essuyant les yeux.

Je n’ai jamais été si ému de ma vie.

MADEMOISELLE DE BRIE, tendant la main à Purgon.

Monsieur Purgon, je ne puis tenir contre vos prières.

PURGON, se relevant, avec explosion.

Ah ! madame la comtesse, que vous êtes bonne !

MADEMOISELLE DE BRIE.

Je m’en veux de ma faiblesse ; mais le moyen de vous résister !

PURGON.

Que je suis heureux !

MADEMOISELLE DE BRIE.

Au moins, souvenez-vous que c’est vous qui l’avez voulu...

PURGON.

Oui ! oui !

MADEMOISELLE DE BRIE.

Que j’ai fait mon possible pour vous détourner de cette idée...

PURGON.

C’est vrai.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Que, si vous m’aviez crue, vous auriez épousé mademoiselle Angélique...

PURGON.

Dieu m’en garde !

MADEMOISELLE DE BRIE.

Et que c’est malgré moi que vous aurez rompu ce mariage.

PURGON.

Oui, c’est la vérité.

MADEMOISELLE BÉJART.

Ah Dieu ! a-t-il fallu supplier madame pour qu’elle y consentît !

MADEMOISELLE DE BRIE.

Ainsi je ne suis pas responsable de cette rupture, et je n’en aurai pas les suites sur la conscience.

PURGON.

Non, madame la comtesse.

MADEMOISELLE DE BRIE.

Eh bien, mon cher Purgon, allez vous dégager et revenez vite ; je vais tout préparer pour le départ.

PURGON.

J’y cours, madame, j’y cours.

DUPARC, l’arrêtant.

Surtout, ne ménagez pas les termes à M. Dimanche, et rompez de la bonne manière, sinon la comtesse ne croirait pas à votre sincérité, et vous seriez perdu auprès d’elle.

PURGON.

Je n’y manquerai pas.

DUPARC, l’arrêtant encore.

Elle est très jalouse ; elle est capable d’aller chez M. Dimanche pour s’assurer de la vérité.

PURGON.

Soyez tranquille.

MADEMOISELLE DE BRIE, d’un ton passionné, en lui envoyant un baiser.

À bientôt, mon cher Purgon !

PURGON.

À bientôt, madame la comtesse !

Il sort précipitamment, oubliant son chapeau.

DUPARC, revenant, en riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah ! quelle dupe ! est-il possible d’être si crédule !

 

 

Scène III

 

PURGON, DUPARC, BÉJART, MADEMOISELLE DE BRIE, MADEMOISELLE BÉJART, MOLIÈRE

 

MOLIÈRE, entrant.

La pièce est-elle jouée ?

DUPARC.

Oui. À l’heure qu’il est, Purgon déclare à M. Dimanche qu’il ait à chercher d’autres gendres pour sa fille.

MOLIÈRE.

Il a donc bien donné dans le piège ?

MADEMOISELLE DE BRIE.

Si bien, que c’était presque péché d’abuser de sa simplicité. La victoire était trop facile et trop peu glorieuse. J’aurais voulu qu’il fût un peu plus fin, pour avoir quelque mérite à l’envelopper.

MOLIÈRE.

C’est toujours bien fait de rire des sots et de venir en aide aux amoureux. – Merci, mademoiselle de Brie ; merci, mes bons camarades ; je vous sais un gré infini de votre obligeance.

DUPARC.

Nous vous aimons beaucoup, monsieur Molière, et nous serons toujours prêts à reconnaître votre dévouement pour nous.

MOLIÈRE.

Vous avez fait la moitié de la besogne ; c’est à mon tour de faire l’autre. Il me reste à décider M. Dimanche en faveur du sergent Bellerose, et je l’attends ici.

DUPARC.

En ce cas, nous nous retirons.

Ils sortent.

MOLIÈRE, seul.

Les excellentes gens ! C’est ma vraie famille. Nous avons traversé ensemble les temps difficiles, et, s’il plaît à Dieu que j’entre dans des jours meilleurs, dont j’entrevois l’aurore, je jure qu’ils partageront ma bonne fortune, comme ils ont partagé la mauvaise.

 

 

Scène IV

 

MOLIÈRE, M. DIMANCHE

 

M. DIMANCHE, entrant.

Est-ce ici chez M. Molière ?

MOLIÈRE.

Oui, monsieur. Que désirez-vous de moi ?

M. DIMANCHE.

Monsieur, je suis M. Dimanche, et j’ai appris que vous aviez passé chez moi, en mon absence, pour une commande de draps.

À part.

A-t-on rien vu d’aussi impertinent que ce Purgon !

MOLIÈRE.

Ah ! vous êtes M. Dimanche ? Veuillez donc vous asseoir.

M. DIMANCHE, se parlant à lui-même.

Je suis encore tout ému de l’insolence de ce Purgon !

MOLIÈRE, avec beaucoup de civilité.

Asseyez-vous, je vous en prie.

M. DIMANCHE, s’asseyant.

Vous êtes bien bon.

À lui-même.

Le drôle refuse ma fille !

MOLIÈRE.

J’ai entendu vanter la qualité de vos draps, et j’ai résolu de m’adresser à vous pour les costumes qui me sont nécessaires.

M. DIMANCHE.

Monsieur, vous ne sauriez mieux vous adresser ; il est certain que mes draps sont de première qualité, et que je ne surfais pas le prix.

À lui-même.

Comme si ce Purgon était un si beau museau ! Pardieu ! je ne suis pas embarrassé de mieux établir ma fille.

MOLIÈRE.

On dit, monsieur Dimanche, que vous avez une charmante fille.

M. DIMANCHE.

Oui, oui, ma fille n’est pas mal. Mais ce sont mes draps qui sont beaux !

MOLIÈRE.

Est-ce que vous ne songez pas à la marier ?

M. DIMANCHE.

Si fait, j’y songe.

À lui-même.

Maraud de Purgon !

À Molière.

Combien vous faut-il dames de drap ?

MOLIÈRE.

Un habit de père noble et un habit d’amoureux. – Monsieur Dimanche, on doit marier les filles de bonne heure ; vous savez la chanson :

J’aimerais mieux garder
Cent moutons dans un pré...

M. DIMANCHE, calculant.

Deux et demie – trois — quatre – cinq aunes de drap.

À lui-même.

Le coquin !

MOLIÈRE.

Avez-vous quelqu’un en vue, qui convienne à votre fille ?

M. DIMANCHE.

Non, pas pour le moment.

Calculant.

Cinq fois trente font cent cinquante ; cela ira aux environs de cent cinquante livres.

MOLIÈRE.

S’il en est ainsi, j’aurais un gendre à vous proposer. – Ah ! j’y pense, il me faudra encore un habit d’apothicaire.

M. DIMANCHE.

Quel apothicaire ? Purgon ?

MOLIÈRE.

Je ne sais ce que c’est que Purgon. Je vous parle d’un habit d’apothicaire dont j’ai besoin pour ma troupe, et dont vous me fournirez le drap.

M. DIMANCHE.

Ah ! ah ! une aune de drap commun : vingt-cinq livres...

MOLIÈRE.

Le jeune homme à qui je m’intéresse est un excellent sujet.

M. DIMANCHE.

Qui cela ? Purgon ?

MOLIÈRE.

Eh non ! – Qu’est-ce donc que ce Purgon ? – Monsieur Dimanche, vous avez l’air contrarié ; est-ce que je vous aurais désobligé en quelque chose ?

M. DIMANCHE.

Non, monsieur. – Il est vrai que je suis contrarié, c’est-à-dire que je ne me possède pas, tant je suis en colère.

MOLIÈRE.

Vous aurait-on fait quelque offense ?

M. DIMANCHE.

Oui, monsieur. J’e viens de rencontrer là, à la porte de cette auberge, un drôle à qui j’avais promis ma fille, et qui refuse de l’épouser.

MOLIÈRE.

Est-il possible, monsieur Dimanche ! Voilà qui est indigne, et je suis bien surpris de ce que vous me dites là. – Qui est ce malappris ?

M. DIMANCHE.

C’est un nommé Purgon, fils d’un riche apothicaire.

MOLIÈRE.

Ce Purgon est un furieux impertinent, et, à votre place, je ne voudrais plus jamais voir ce Purgon.

M. DIMANCHE.

Ainsi ferai-je, morbleu ! et, si jamais le coquin se présente chez moi, je lui romprai les os.

MOLIÈRE.

Mais, monsieur Dimanche, ce n’est pas une raison pour ne pas marier votre fille ; il faut lui trouver un brave garçon, pour qui elle aura du goût, et qui s’estimera heureux d’entrer dans votre alliance.

M. DIMANCHE.

Oui, mais où trouver un bon mari, c’est-à-dire un mari qui ait beaucoup d’écus ?

MOLIÈRE.

Je vous disais, mon cher monsieur Dimanche, que je connais un jeune homme probe, loyal, de bonnes mœurs, de belle taille, qui est amoureux de votre fille, qui en est aimé, et qui m’a chargé de la demander en mariage.

M. DIMANCHE.

Et qui est ce jeune homme ?

MOLIÈRE.

Ce jeune homme, monsieur Dimanche... Ah ! j’oubliais un habit de scapin, un de gentilhomme et un de paysan.

M. DIMANCHE.

Six aunes de drap ; six fois trente font cent quatre-vingts, et vingt livres de plus pour la qualité du drap du gentilhomme, cela fait deux cents livres.

MOLIÈRE.

Deux cents livres ajoutées aux deux cent quarante livres que je vous payerai pour les autres habits, c’est un total de trois cent soixante-quinze livres.

M. DIMANCHE.

Le total est juste : trois cent soixante-quinze livres.

MOLIÈRE.

Revenons à votre fille. Ce jeune homme, monsieur Dimanche, se nomme Bellerose ; il est sergent dans la compagnie des hommes d’armes de M. le comte de Maugiron.

M. DIMANCHE.

Le sergent Bellerose ?

MOLIÈRE.

Oui. Ne vous semble-il pas assez joli garçon ?

M. DIMANCHE.

Peu importe. La question n’est pas là.

MOLIÈRE.

Auriez-vous ouï dire que ses chefs ne fussent pas contents de son service ?

M. DIMANCHE.

Je n’en sais rien, et je m’en soucie peu, car...

MOLIÈRE.

À propos, monsieur Dimanche, il est bon que vous sachiez que je payerai les trois cent soixante-quinze livres comptant.

Il ouvre un tiroir.

Vous voyez que j’ai quelques écus dans ce tiroir.

M. DIMANCHE, se levant et saluant Molière avec respect.

Monsieur...

MOLIÈRE.

Ma coutume est de payer comptant, et sans marchander.

M. DIMANCHE, saluant de nouveau, très profondément.

Monsieur, on voit bien, à votre mine, que vous êtes un parfait honnête homme ; vous ne sauriez croire en quelle estime je vous ai tenu au premier aspect, et je vous prie d’être bien convaincu que je mettrai tous mes soins à vous contenter, et à mériter la confiance dont vous m’honorez.

MOLIÈRE.

J’en suis persuadé, monsieur Dimanche. – Et que dites-vous de mon ami, le sergent Bellerose ?

M. DIMANCHE.

Il n’a pas un sou, et je ne veux donner ma fille qu’à un homme riche.

MOLIÈRE.

Mon Dieu, la richesse ne fait pas le bonheur.

M. DIMANCHE.

Hom! hom !

MOLIÈRE.

Monsieur Dimanche, connaissez-vous le comte de Maugiron ?

M. DIMANCHE.

Oui. Ce seigneur vient quelquefois à Vienne. Il fait acheter du drap chez M. Guillaume, mon voisin, ce dont je suis bien fâché.

MOLIÈRE.

Il aurait dû vous donner la préférence.

M. DIMANCHE.

C’est un seigneur généreux qui commande quantité d’habits, qui fait grandement les choses, et j’aurais bien voulu avoir sa pratique.

MOLIÈRE.

Je dois vous avertir que le comte de Maugiron porte beaucoup d’intérêt au sergent Bellerose.

M. DIMANCHE.

Ah ! j’ignorais cela.

MOLIÈRE.

Il l’a pris sous sa protection particulière, et lui a promis de l’avancement.

M. DIMANCHE.

En vérité !

MOLIÈRE.

C’est un homme à devenir lieutenant.

M. DIMANCHE.

Ce serait quelque chose ; mais rien ne prouve...

MOLIÈRE.

Prenez la peine de lire cette lettre que le comte vient de m’adresser.

M. DIMANCHE, lisant.

« Mon cher monsieur Molière,

« Je vous remercie de vous être souvenu de mes offres de service et de me faire la grâce de m’employer. Je me charge d’avancer le sergent Bellerose, qui est, du reste, un excellent soldat. Je verrais avec le plus grand plaisir qu’il se mariât à mademoiselle Angélique, et, si vous désirez que j’écrive moi-même au père de la demoiselle, dans ce sens, mandez-le-moi et ne m’épargnez pas.

« C’est après-demain que je reçois le prince de Conti, votre condisciple, et je compte sur vous.

« Votre ami,

« LAURENT DE MAUGIRON. »

MOLIÈRE.

Cette lettre vous montre que je ne vous ai pas menti.

M. DIMANCHE.

En effet. – Le prince de Conti, votre condisciple !

MOLIÈRE.

Oui, monsieur Dimanche.

M. DIMANCHE.

Le comte de Maugiron, votre ami !

MOLIÈRE.

Eh ! mon Dieu, oui.

M. Dimanche salue. Molière, souriant.

Cela vous étonne, n’est-ce pas, qu’un grand seigneur soit l’ami d’un comédien ? – Quoi qu’il en soit, j’ai du crédit auprès de lui, et je peux vous en faire profiter. Donnez votre fille au sergent Bellerose, et je me fais fort de vous procurer la pratique du comte de Maugiron.

M. DIMANCHE.

Quoi ! il m’achètera mes draps ?

MOLIÈRE.

Assurément. Il vous le dira lui-même, si vous le voulez.

M. DIMANCHE.

Comme mon voisin Guillaume en aurait du dépit !

MOLIÈRE.

Ah ! certes. – Et puis quelle bonne manière de vous venger de Purgon !

M. DIMANCHE.

C’est vrai.

MOLIÈRE.

Moi, si j’avais une fille, et qu’on m’eût fait un semblable affront, je voudrais la marier, le jour même, à un autre homme.

M. DIMANCHE.

Écoutez, monsieur Molière, je suis un bon père, et je veux consulter les goûts de ma fille.

MOLIÈRE.

C’est bien dit.

M. DIMANCHE.

Et, puisqu’elle a du penchant pour Bellerose...

MOLIÈRE.

Oui.

M. DIMANCHE.

S’il doit être un jour lieutenant...

MOLIÈRE.

Il le sera !

M. DIMANCHE.

Et si le comte de Maugiron achète mes draps...

MOLIÈRE.

Il les achètera !

M. DIMANCHE.

Eh bien, pour faire plaisir à ma fille, je permets qu’elle épouse son sergent Bellerose.

MOLIÈRE.

Ah ! l’excellente parole ! j’ai envie de vous embrasser.

 

 

Scène V

 

MOLIÈRE, M. DIMANCHE, ANGÉLIQUE

 

ANGÉLIQUE, entrant.

Eh bien, monsieur Molière, avez-vous pensé à nous, et... ?

Apercevant M. Dimanche.

Ah ! Dieu ! mon père !

 

 

Scène VI

 

MOLIÈRE, M. DIMANCHE, ANGÉLIQUE, BELLEROSE

 

BELLEROSE, entrant.

Eh bien, monsieur Molière, cela marche-t-il ?

Apercevant M. Dimanche.

Ah ! sacrebleu ! le papa !

MOLIÈRE.

Approchez, mademoiselle, et remerciez votre père, qui veut bien consentir à votre mariage avec le sergent Bellerose.

ANGÉLIQUE, joyeusement.

Ah ! mon père, est-il possible ?

M. DIMANCHE.

Oui. On m’a dit que tu l’aimais, et je n’ai pas voulu te contrarier.

BELLEROSE.

Ah ! ventrebleu ! ah ! corbleu ! beau-père, que vous êtes bon enfant !

Il se jette au cou de M. Dimanche.

MOLIÈRE, ouvrant la porte qui communique avec les appartements.

Hé !... monsieur Duparc ! mademoiselle de Brie ! – Venez, mes amis ; nous sommes vainqueurs. Venez voir la joie de nos amoureux.

 

 

Scène VII

 

MOLIÈRE, M. DIMANCHE, ANGÉLIQUE, BELLEROSE, DUPARC, BÉJART, MADEMOISELLE DE BRIE, MADEMOISELLE BÉJART, puis PURGON

 

M. DIMANCHE.

Purgon ! que vient faire ici ce maraud ?

PURGON, entrant sans chapeau et regardant la compagnie d’un air effaré.

Monsieur Dimanche ! mademoiselle Angélique !

Il veut s’en aller et aperçoit mademoiselle de Brie.

Ah ! madame la comtesse !

Il s’approche d’elle avec empressement.

MOLIÈRE, prenant mademoiselle de Brie par la main.

Monsieur Purgon, j’ai l’honneur de vous présenter mademoiselle de Brie, actrice dans la troupe du sieur Molière, que voici, – laquelle joue les rôles de comtesse dans la dernière perfection.

PURGON.

Ah !

MADEMOISELLE DE BRIE.

Monsieur Purgon, je vous avais promis de vous faire assister à une comédie : je vous ai tenu parole.

PURGON.

Oh !

MADEMOISELLE DE BRIE.

Je vous ai donné tantôt de mauvais conseils, et je dois réparer mes torts par de meilleurs enseignements. N’allez pas à Paris. Le genre de vie que je vous ai peint sous des couleurs séduisantes n’est qu’un jeu de mon imagination ; les fêtes, les carrosses, les petits soupers sont pour les grands seigneurs ; quant au commun des hommes, leur sort est encore plus maussade et plus rude à Paris qu’en province. Vous y tomberiez dans de grossières débauches ; vous y seriez la proie de quelque intrigant qui vous ruinerait après vous avoir perverti, et Dieu sait où cela vous mènerait ! Croyez-moi ; restez chez M. Purgon, votre père : soyez apothicaire comme lui ; tous les métiers sont honorables quand ils sont honnêtement exercés. Adieu, monsieur Purgon, profitez de ces bons avis, et – ce sera le dernier point de mon sermon – apprenez qu’il ne faut pas épouser les filles contre leur gré.

Purgon, stupéfait, se dirige machinalement vers la porte.

DUPARC, prenant le chapeau de Purgon resté sur un meuble.

Eh ! mon cher Purgon, vous oubliez votre chapeau.

Duparc ôte le mouchoir et tourne le chapeau de façon à montrer à ses camarades ce qui est dedans. Rire général.

TOUS.

Ah ! ah ! ah !

PURGON, emportant le chapeau, et s’en allant.

Je me vengerai : j’irai vous siffler.

Il sort.

ANGÉLIQUE, à Molière.

Ah ! monsieur Molière, que de reconnaissance nous vous avons ! vous faites aussi bien les mariages que les comédies.

MOLIÈRE.

Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, mon enfant. Nous irons tous ensemble porter nos remercîments au comte de Maugiron.

 

 

Scène VIII

 

MOLIÈRE, M. DIMANCHE, ANGÉLIQUE, BELLEROSE, DUPARC, BÉJART, MADEMOISELLE DE BRIE, MADEMOISELLE BÉJART, ALAIN

 

ALAIN, qui est entré au bruit des éclats de rire.

Monsieur le comédien, puisqu’on rit tant chez vous, est-ce qu’il n’y a pas moyen que je rie aussi ?

MOLIÈRE.

Qu’est-ce que c’est ? que désires-tu ?

ALAIN.

Je voudrais un billet pour la comédie.

MOLIÈRE.

C’est bien ; je t’en donnerai un.

ALAIN, battant des mains.

Ah ! bon ! bon ! je verrai manger des sabres et des étoupes enflammées. – Dites donc, monsieur le comédien, ça ne vous brûle donc pas la bouche de manger du feu ?

MOLIÈRE.

Tais-toi, grand nigaud ! – Va chercher le notaire, pour dresser le contrat de mariage.

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