Molière en ménage (Abel JANNET)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, sur le Théâtre d’Angoulême, le 11 novembre 1855.

 

Personnages

 

MOLIÈRE

BOILEAU

MADAME MOLIÈRE

ISAAC SALOMON, bijoutier

LE MARQUIS APRICUS, poète bel esprit

LE COMTE DOCTIUS, savant bel esprit

NANON LAFORÊT

NÉRINE, modiste

CARAMELLI, créancier

DUFOUR, créancier

PANTOUFLE, créancier

DRAPELARD, créancier

BOUILLOT, créancier

UN MARCHAND DE CÉRUSE, créancier

 

1662. La scène se passe dans le cabinet de Molière.

 

 

Scène première

 

MOLIÈRE

 

Je ne pourrai donc pas faire un plan raisonnable,

Dieu ! qu’il est difficile à faire du passable !

Quand on fait bien par là, l’on pèche par ici ;

Ou votre acte est trop long ou bien trop raccourci ;

Votre verve est sans feu quand vous tenez la plume,

Quand vous ne l’avez plus votre cerveau s’allume.

Je crois bien que le diable est le dieu des auteurs,

Qui leur donne ou refuse à son gré des couleurs.

 

 

Scène II

 

MOLIÈRE, MADAME MOLIÈRE

 

MADAME MOLIÈRE.

Allons-nous ce matin faire une promenade ?

Ce soleil suffirait pour guérir un malade ;

Le temps est magnifique, et jamais le printemps

N’avait pris, regardez, des airs aussi riants.

MOLIÈRE.

C’est vrai, mais je voudrais terminer cet ouvrage.

MADAME MOLIÈRE.

Dieu ! que le temps contraste avec votre visage !

Vous avez l’air vraiment plus triste qu’un hibou :

On vous prendrait, mon cher, pour un topinambou.

MOLIÈRE.

Que dites-vous, ma femme ?

MADAME MOLIÈRE.

Il fait un temps superbe,

Allons nous promener, nous reposer sur l’herbe ;

Profitons du beau temps ; dans la belle saison

L’air pur de la campagne est si sain, est si bon...

MOLIÈRE.

Je vous dis que... je perds le fil de mes pensées,

Et ne me souviens plus des pages commencées.

MADAME MOLIÈRE.

Laissez là votre ouvrage et sortez avec moi,

Vous le ferez plus tard.

MOLIÈRE, à part.

Ah j’enrage ma foi !

MADAME MOLIÈRE.

Vous savez qu’un mari qui veut être sans blâme

Doit sans réflexion obéir à sa femme.

MOLIÈRE.

Oui, lorsqu’elle est sensée.

MADAME MOLIÈRE.

Eh mais ! je le suis.

MOLIÈRE.

Non.

MADAME MOLIÈRE.

Bien !

MOLIÈRE.

Je perds avec vous la rime et la raison.

MADAME MOLIÈRE.

Vous les retrouverez : la campagne fleurie

Convient parfaitement à votre rêverie.

MOLIÈRE.

Il faut que je sois seul pour faire de bons vers,

Laissez-moi.

MADAME MOLIÈRE.

Vous avez l’esprit bien de travers ;

Et quoique homme de sens partout on vous renomme,

Vous n’êtes pas, je crois, meilleur qu’un tout autre homme ;

Vous êtes loup-garou.

MOLIÈRE.

Merci du compliment !

MADAME MOLIÈRE.

Le mari le meilleur est le plus complaisant.

MOLIÈRE.

Eh mais ! vous voulez donc, quand la muse m’inspire,

Quand ma verve s’échauffe, et que je veux écrire

Que j’aille dans les champs perdre un temps précieux.

MADAME MOLIÈRE.

Regrettez-vous le temps que nous passons tous deux ?

MOLIÈRE.

Non, mais de mon sujet pour achever l’ensemble...

MADAME MOLIÈRE.

Donc, vous ne voulez pas que nous sortions ensemble ?

MOLIÈRE.

Si demain, aujourd’hui je fais un canevas,

Il faut un peu de calme.

MADAME MOLIÈRE.

Ha ! laissez vos fatras,

Et sortez aujourd’hui.

MOLIÈRE, à part.

Que le diable l’emporte !

MADAME MOLIÈRE.

Ah le triste mari ! dieu !

MOLIÈRE, avec vivacité.

Passez à la porte,

Et, ne m’ennuyez plus.

MADAME MOLIÈRE, d’un ton résolu.

Je vais vous obéir,

Et, monsieur mon mari, vous faire repentir :

Je vais me promener.

MOLIÈRE.

Seule ?

MADAME MOLIÈRE.

Seule.

MOLIÈRE.

Étourdie

Vous voulez, avec moi jouer la comédie,

Sans doute.

MADAME MOLIÈRE.

Non pas certes, et pour vous l’affirmer

Je sors dès cet instant et vous laisse rimer.

 

 

Scène III

 

MOLIÈRE reste quelque temps comme anéanti et dit.

 

Je ne lui croyais pas un semblable courage !

C’est un peu fort, vraiment, pour un mois de ménage.

 

 

Scène IV

 

MOLIÈRE, LAFORÊT

 

LAFORÊT.

Le marchand de bijoux demande à vous parler.

MOLIÈRE, à part.

Que peut-il me vouloir ? voyons.

À Laforêt.

Faites entrer.

 

 

Scène V

 

MOLIÈRE, rêvant

 

Le marchand de bijoux !... aurais-je quelques dettes ?

Non : j’ai payé, pourtant ces messieurs sont honnêtes,

Et ne font pas payer plus souvent qu’il ne faut,

Mais vendent seulement l’objet plus qu’il ne vaut.

Peut-être celui-là...

 

 

Scène VI

 

MOLIÈRE, UN BIJOUTIER

 

LE BIJOUTIER.

Recevez, mes hommages

Monsieur, j’ai vu jouer, j’ai vanté vos ouvrages ;

Vous êtes un esprit bien au-dessus de tous,

Et je m’estime heureux d’avoir affaire à vous.

MOLIÈRE.

Comment affaire à moi ! vous suis-je redevable ?

Vous ai-je marchandé ?

LE BIJOUTIER.

Vous êtes trop aimable

Pour marchander.

MOLIÈRE.

Parlez sans faire le flatteur,

Suis-je le créancier ou bien le débiteur ?

LE BIJOUTIER.

La femme ou le mari pour moi c’est même chose :

Votre femme me doit, et je suis là pour cause.

MOLIÈRE.

Ma femme vous doit !

LE BIJOUTIER.

Oui, sûr comme vous et moi

Sont deux hommes d’honneur, de probité, de foi.

MOLIÈRE.

Comment monsieur ! sitôt perdez-vous la mémoire ?

N’ai-je pas acquitté le montant d’un grimoire

Où vous comptiez l’argent au même prix que l’or

La semaine dernière ? et vous venez encor

Me demander le prix...

LE BIJOUTIER.

N’ayez pas de colère,

En ouvrant un crédit à madame Molière

J’ai cru vous obliger.

MOLIÈRE, à part.

M’obliger... Ah fripon !

C’était plutôt pour vendre.

LE BIJOUTIER.

Et vous trouverez bon

Le choix de votre femme au goût vraiment unique

Elle a pris le plus beau que j’avais en boutique.

MOLIÈRE.

Et le plus cher.

LE BIJOUTIER.

Faut-il regarder de si près ?

Ce qu’on donne à bas prix ne peut qu’être mauvais.

MOLIÈRE, à part.

Allons résignons-nous !

Au bijoutier.

Monsieur quelle est la somme

Enfin que je vous dois ?

LE BIJOUTIER.

Vous êtes un brave homme

Aussi je vais compter les différents objets,

À leur plus juste prix.

Lisant son mémoire.

Primo : deux bracelets,

Enrichis de brillants, quatre vingt cinq pistoles

Sur quoi je ne saurais retrancher deux oboles ;

Secondo : deux pendants.

MOLIÈRE.

Dites-moi le total.

LE BIJOUTIER.

Que je ne compterai rien qu’au prix du métal,

Cinq cents livres ; tierço.

MOLIÈRE.

Dites quelle est la somme

Que je vous dois en tout ?

LE BIJOUTIER.

Une montre.

MOLIÈRE, à part.

Il m’assomme.

LE BIJOUTIER, lisant toujours.

Avec sa chaîne en or...

MOLIÈRE, prenant le mémoire avec emportement.

Donnez sans lire plus,

Le total se monte à quatre mille écus ;

Je vais vous les solder.

Il va à son secrétaire.

LE BIJOUTIER.

Je puis, dans cette affaire ?

Vous jurer que je n’ai point compté de salaire :

Tout est au poids de l’or.

MOLIÈRE.

Je m’en aperçois bien.

LE BIJOUTIER.

Le métier que je fais ne me rapporte rien ;

Si vous avez besoin je prête en conscience

À ceux que je connais.

MOLIÈRE.

Merci de l’obligeance.

LE BIJOUTIER.

On me traite de juif, pourtant depuis vingt ans

J’ai gagné tout au plus quatre cent mille francs ;

C’est peu, mais on médit toujours...

MOLIÈRE, donnant la somme due.

Voici la somme

Que je vous dois, sortez à présent.

LE BIJOUTIER, à part.

Quel brave homme !

À Molière.

N’auriez-vous pas besoin du plus charmant joyau

Pour mettre à votre doigt ou pour faire un cadeau ?

Je vous ferai crédit en toute confiance

Vous avez mon estime et celle de la France ;

Ma boutique est à vous.

MOLIÈRE.

Merci ! merci ! merci !

Je ne veux rien du tout ; laissez-moi seul ici.

LE BIJOUTIER, insistant.

Je pourrais vous montrer.

MOLIÈRE.

Non, ce n’est pas la peine.

LE BIJOUTIER.

Une boîte que j’ai dans ma poche tout pleine

Des plus rares bijoux.

MOLIÈRE.

Je n’en ai pas besoin.

Refermant la porte.

Que le diable l’emporte et le pende plus loin !

 

 

Scène VII

 

MOLIÈRE

 

Bien ! madame ma femme ! encore une autre dette ;

Si vous continuez vous ferez maison nette.

Je suis édifié de vos façons d’agir,

Et vous ne tenez pas, je vois, à m’enrichir :

L’autre jour mille écus, aujourd’hui quatre mille ;

À mes ordres encor si vous étiez docile,

Mais point, – et vous allez seule vous promener

Sans la permission que moi seul puis donner.

– Moi qui me moquais tant des maris barbe grise,

J’ai fait, je le vois bien, une grande sottise

En vous prenant pour femme. – Imbécile pourquoi

N’ai-je vu qu’elle était bien trop coquette pour moi ?

J’étais fou.

 

 

Scène VIII

 

MOLIÈRE, LAFORÊT

 

LAFORÊT.

Pouvez-vous recevoir la modiste ?

Elle veut vous parler. – Dieu ! vous êtes bien triste !

Qu’est-ce que vous avez aujourd’hui ?

MOLIÈRE, s’efforçant de paraître gai.

Ce que j’ai

Je n’ai rien, rien du tout ; je veux rire et suis gai.

LAFORÊT.

On ne le dirait pas.

 

 

Scène IX

 

MOLIÈRE

 

Quoi qu’on dise, nos femmes

Nous mettraient en rapport avec toutes les dames,

La mienne en est la preuve ; et depuis quelques jours

J’ai connu pour le moins vingt marchandes d’atours.

Usuriers et marchands depuis mon mariage

Viennent dans ma maison montrer leur laid visage,

C’est à n’y plus tenir, je suis dans un enfer ;

J’ai voulu de l’hymen, il m’en coûte assez cher !

Je ne travaille plus, les traces du ménage

M’absorbent ; vingt fois par jour j’enrage.

Que le monde rirait s’il savait tout !

 

 

Scène X

 

MOLIÈRE, UNE MODISTE

 

LA MODISTE, tenant son mémoire.

Monsieur,

Excusez-moi, je viens...

À part.

Quelle mauvaise humeur !

MOLIÈRE.

Je sais pourquoi, combien ma femme vous doit-elle ?

Regardant le mémoire.

Robes, coiffes, bonnets...

LA MODISTE.

J’ai compté la dentelle

Moins que le prix d’achat.

MOLIÈRE, regardant le total.

Bon ! mille écus encor

Il me faudrait vraiment une montagne d’or !

LA MODISTE.

Par estime pour vous je n’ai point au mémoire

Mis pour trois sous de fil.

MOLIÈRE.

Vraiment !

LA MODISTE.

Vous pouvez croire

Que j’aurais pu compter à tout autre qu’à vous

Sans beaucoup me damner encor plus de vingt sous.

MOLIÈRE.

Voici les mille écus.

LA MODISTE.

Mon gain est bien modique

Si je gagne, pourtant je vous vends ma boutique

À ce prix.

MOLIÈRE.

Je le crois.

LA MODISTE.

L’honneur de vous servir

Est le plus noble gain que je puisse obtenir.

 

 

Scène XI

 

MOLIÈRE

 

Ô Molière ! ô nigaud ! quelle est ta destinée ?

Des femmes, tu le vois, la race satanée

S’entend pour te punir. – Le diable les produit,

Le diable les soutient, le diable les conduit.

 

 

Scène XII

 

MOLIÈRE, LAFORÊT

 

LAFORÊT.

Votre tailleur est là, faut-il...

MOLIÈRE.

Encore un autre !

Est-il seul ?

LAFORÊT.

Le coiffeur de madame et le vôtre

Sont aussi là tous deux, ainsi que l’épicier.

Le cafetier du coin.

MOLIÈRE.

Allons !

LAFORÊT.

Le pâtissier,

Le comte, le marquis, le marchand de pantoufles.

MOLIÈRE.

Il faut pour m’achever de semblables maroufles !

LAFORÊT.

Le marchand de céruse.

MOLIÈRE.

Ah dieu ! quels visiteurs !

Quels amis empressés ! que je voudrais ailleurs.

LAFORÊT.

Faut-il les faire entrer ?

MOLIÈRE.

Mettez-les à la porte

Plutôt.

LAFORÊT.

Mais...

MOLIÈRE.

Faut-il être ennuyé de la sorte !

LAFORÊT.

J’ai dit que vous étiez...

MOLIÈRE.

Il ne le fallait pas.

LAFORÊT.

La modiste sortait, j’étais dans l’embarras.

MOLIÈRE.

Tant pis, je ne puis pas...

LAFORÊT.

Vous êtes bien maussade

Qu’avez-vous aujourd’hui, monsieur ?

MOLIÈRE.

Je suis malade.

 

 

Scène XIII

 

MOLIÈRE, NANON, LES CRÉANCIERS

 

NANON, à part.

On ne voit plus chez nous que des airs loup cerviers

Pauvre maître, qu’il a de tristes créancier !

Mais non ; car après tout ce sont ceux de madame

Oh mon Dieu ! pourquoi donc a-t-il pris cette femme ?

DRAPELARD.

Nous venons aujourd’hui pour vous serrer la main.

MOLIÈRE.

J’en suis charmé, messieurs, mais revenez demain,

Je sors en ce moment pour affaire pressante.

À part.

Faut-il les chasser ? non, ma fuite est plus prudente.

Il s’esquive.

BOUILLOT.

Mais j’avais à vous dire...

 

 

Scène XIV

 

NANON, LES CRÉANCIERS

 

Cette scène doit être très animée.

DRAPELARD.

Ah dieu ! je viens céans

Exprès pour lui parler d’objets intéressants

Et le voilà qui part.

CARAMELLI.

Moi qui voulais lui dire

Que j’ai d’excellents fruits qu’hier j’ai mis confire

Pour sa femme et pour lui.

DUFOUR.

Moi qui manque d’argent

J’apportais mon mémoire.

PANTOUFFLE.

Et moi donc ! à présent,

C’est la troisième fois que je viens.

LE MARCHAND DE CÉRUSE.

Ce Molière

Ne reçoit pas les gens d’une bonne manière.

LE COMTE DOCTIUS.

Il perd beaucoup, marquis, j’avais dans mon cerveau,

À lui communiquer un sujet tout nouveau.

LE MARQUIS APRICUS.

Et moi d’excellents vers que je voulais lui lire.

LE COMTE DOCTIUS.

Quel acte pour quelqu’un qui se mêle d’écrire !

Passe pour ces gens là, mais pour nous, c’est trop fort !

LE MARQUIS APRICUS.

D’éviter cette espèce il n’aurait pas eu tort

En effet, c’est si bête !

LE COMTE DOCTIUS.

Esprits lourds et pervers,

Ils condamnent au feu la grammaire et les vers ;

Tuent la délicatesse avec leurs solécismes,

Pléonasmes grossiers, contre-sens, barbarismes.

La langue est un pays qu’ils ne connaissent pas

Et leur cruel jargon massacre Vaugelas ;

Partisans déclarés de la cacophonie,

Ils froissent sans pudeur le goût et l’harmonie,

Et mettent en honneur le pathos, l’hiatus.

CARAMELLI.

Que disent-ils ?

DUFOUR.

Du grec.

DRAPELARD.

Non ça finit en us :

C’est du latin.

PAUL BOUILLOT.

Messieurs qui ne nous parlez guère ;

Êtes-vous médecins ou bien apothicaires ?

LE MARQUIS APRICUS.

Que mon oreille souffre !

LE COMTE DOCTIUS.

Homines ignari

Semper sunt agrestes, et semper barbari.

DUFOUR.

C’est bien du grec.

CARAMELLI.

Du grec !

PAUL BOUILLOT.

Que je voudrais comprendre

La langue des savants !

LE COMTE DOCTIUS.

Ils ne savent que vendre ;

Et la haute science, où nous autres montons,

À des rocs escarpés, d’arides régions

Qu’ils ne pourraient franchir.

DUFOUR.

Ma tante Marianne

M’avait mis au collège, et je n’ai fait qu’un âne.

PANTOUFFLE.

Et moi je n’ai jamais su que mon a, b, c

Encore avec le temps tout s’est-il effacé.

PAUL BOUILLOT.

Les rustres ! au savoir ils sont loin de prétendre.

LE MARCHAND DE CÉRUSE.

J’en sus toujours assez pour me faire comprendre,

Moi.

CARAMELLI.

Quand on sait compter qu’a-t-on besoin de plus ?

Je n’ai jamais chéri qu’un petit mot en us,

Et qui me sert toujours en tassant mes espèces

La langue qui me sert m’offre assez de richesses

Je raisonne liqueurs, confitures, pruneaux,

Mélasse, cornichons, sucre, amandes, tonneau ;

Et n’en suis pas plus sot : car j’y fais ma fortune.

DUFOUR.

Et moi, loin des savants dont l’accent m’importune

Je prépare avec soin tartelettes, gâteaux

Que la ville et la cour goûtent plus que leurs mots.

LE MARQUIS APRICUS.

Quel supplice inouï ! quel tourment pour l’oreille.

LE COMTE DOCTIUS.

Entendit-on jamais trivialité pareille ?

DUFOUR.

Ça vaut mieux que du grec.

CARAMELLI.

Vous avez bien raison.

DUFOUR.

Je ne cherche qu’à faire une bonne maison.

LE COMTE DOCTIUS.

Quels êtres sots ! gibier de Juvénal et Perse

Ça ne sait que parler confitures, commerce.

LE MARQUIS APRICUS.

Si Virgile, Térence et leurs grands devanciers

Vivaient, ils en feraient des garçons pâtissiers !

LE COMTE DOCTIUS.

Ô temps illuminés ! où l’on verrait Horace

Dans son propre encrier vendre de la mélasse !

CARAMELLI.

Pourquoi pas, tous les jours j’use bien des vers grecs,

Au lieu de papier blanc, pour livrer mes fruits secs.

LE MARQUIS APRICUS.

Quelle infamie ! Homère avec des choses rances !

CARAMELLI.

Je ne vends ces messieurs qu’au poids de nies balances.

LE COMTE DOCTIUS.

Ô Siècle sans pudeur ! hommes indélicats !

CARAMELLI.

Et je puis vous jurer qu’on fait bien moins de cas

De vos chiffons roulés que de mes marchandises.

PAUL BOUILLOT.

Si Molière entendait de pareilles sottises !

DUFOUR.

Leurs livres, reliés me paraissent fort beaux,

Mais autrement, j’en fais des allume-fourneaux.

LE COMTE DOCTIUS.

Arrière esprits tortus ! assassins du génie !

LE MARQUIS APRICUS.

Assommeurs du bon goût !

LE COMTE DOCTIUS.

Bourreaux de l’harmonie !

LE MARQUIS APRICUS.

Massacreurs du langage !

LE COMTE DOCTIUS.

Ennemis des beaux-arts !

LE MARQUIS APRICUS.

Aspics du beau, du grand !

LE COMTE DOCTIUS.

Harangueurs de bazars !

LE MARQUIS APRICUS.

Vandales de la prose !

LE COMTE DOCTIUS.

Ostrogoths du Permesse !

LE MARQUIS APRICUS.

Bélîtres !

LE COMTE DOCTIUS.

Rustres !

LE MARQUIS APRICUS.

Sots !

LE COMTE DOCTIUS.

Zoïles de la presse !

LE MARQUIS APRICUS.

Barbares !

LE COMTE DOCTIUS.

Ignorants !

LE MARQUIS APRICUS.

Crétins !

LE COMTE DOCTIUS.

Cuistres !

LE MARQUIS APRICUS.

Patauds !

LE COMTE DOCTIUS.

Cerveaux étroits !

LE MARQUIS APRICUS.

Pieds-plats !

LE COMTE DOCTIUS.

Faquins !

LE MARQUIS APRICUS.

Cancres !

LE COMTE DOCTIUS.

Rustauds

LE MARQUIS APRICUS.

Limaces de l’esprit !

DRAPELARD.

Messieurs, messieurs de grâce !

Maltraiter ces grimauds, ces imbéciles, passe.

CARAMELLI.

Il est bon celui-là !

DUFOUR.

Charmant, délicieux !

Et nous donc l’insolent nous prend-il pour des gueux ?

LE MARCHAND DE CÉRUSE.

Sa charité pour nous en effet est étrange ;

Je sens pour l’étriller que la main me démange.

DRAPELARD.

Ils sont si sots, mais moi, pard...

CARAMELLI.

Et moi s’il vous plaît !

BOUILLOT.

Et moi donc !

PANTOUFFLE.

Savez-vous qu’on estime et connaît

Partout monsieur Pantoufle et surtout ses chaussures.

DRAPELARD.

Je les trouve plaisants !

Aux autres.

Messieurs, les fournitures

De Jacques Drapelard ont habillé la cour ;

C’est un titre, je pense.

DUFOUR.

Et Jean-Pierre Dufour,

N’a-t-il pas même au roi vendu des tartelettes ?

N’est-ce pas un honneur aussi digne ?

BOUILLOT.

Les dettes

Que les plus grands seigneurs font tous les jours chez moi

Honorent Paul Bouillot plus qu’un achat de roi ;

Paul Bouillot, le voici...

LE MARCHAND DE CÉRUSE.

Vrai soutien du théâtre,

Moi je sais avec art utiliser le plâtre.

CARAMELLI.

Le petit barbouilleur ! est-ce un titre ceci

Qui balance un de ceux du sieur Caramélisa ?

Car vous n’ignorez pas, messieurs, que ma boutique

Est l’illustre bureau de l’esprit poétique :

Le seigneur Chapelain me fait souvent l’honneur,

De m’acheter du sucre et goûter ma liqueur ;

Et messieurs Pelletier, Cottin, mademoiselle...

Scudéry... vous savez... la grande, l’immortelle,

La gloire de nos jours, approuvent fort mes prix

Depuis que pour cornets j’achète leurs écrits.

On dit que ces messieurs ruinent leurs libraires,

Que m’importe ? Avec eux, moi, je fais mes affaires.

PAUL BOUILLOT.

Vous qui prenez des tons et des airs importants.

Ignorez-vous combien je reçois de savants ?

DRAPELARD.

Hé messieurs les faquins ! est-ce que mes étoffes

Ne couvrent pas le dos des plus grands philosophes ?

Gassendi prend chez moi, Mallebranche, d’Arnaud

Sont mes clients.

DUFOUR.

Et moi je sers monsieur Quinault.

DRAPELARD.

Ménage me fréquente.

PAUL BOUILLOT.

Et moi Boursault.

DRAPELARD.

J’habille

Tous nos plus grands auteurs et les fils de famille.

BOUILLOT.

J’achète des liqueurs à monsieur Boucingo.

LE MARCHAND DE CÉRUSE.

Je fournis à Lebrun le blanc et l’indigo.

PANTOUFFLE.

Ma maison fut toujours l’asile des poètes.

DRAPELARD.

Des ducs, des princes même ont chez moi fait des dettes.

PANTOUFFLE.

Je chausse des marquis, des comtes, des barons.

DUFOUR.

Je suis le pâtissier des plus grandes maisons.

CARAMELLI.

Mes pruneaux seulement m’ont fait ma renommée

La plus solide, et vous... vous... c’est de la fumée.

LE COMTE DOCTIUS.

Est-ce fini grimauds ? le comte Doctius

N’est-il rien près de vous ?

LE MARQUIS APRICUS.

Le marquis Apricus

Ne mérite-t-il pas votre humble révérence ?

LE COMTE DOCTIUS, montrant le Marquis Apricus.

Ignares, à genoux ! nous sommes la science ;

Voici l’honneur du Pinde et l’effroi du faux goût.

LE MARQUIS APRICUS, montrant le Comte Doctius.

Voilà le vrai talent qu’on révère partout.

LE COMTE DOCTIUS.

Le soutien de la scène et celui du Parnasse.

LE MARQUIS APRICUS.

L’admirateur ardent de Pétrone et de Stace.

LE COMTE DOCTIUS.

Le traducteur d’Ausone et de Lactantius.

LE MARQUIS APRICUS.

Le seul résurrecteur du grand Végétius.

LE COMTE DOCTIUS.

Le pôle des esprits.

LE MARQUIS APRICUS.

Le phénix de la France.

LE COMTE DOCTIUS.

L’appréciateur vrai d’Horace et de Térence.

LE MARQUIS APRICUS.

L’unique connaisseur des beautés de Lucain,

Le seul juge des Grecs.

LE COMTE DOCTIUS.

L’Aristarque latin.

LE MARQUIS APRICUS.

Le flambeau du savoir.

LE COMTE DOCTIUS.

L’étoile du génie.

CARAMELLI, à part.

Je veux être pendu si de leur litanie.

Je comprends un seul mot !

LE MARQUIS APRICUS.

Le rival, le vainqueur

De Saumaise.

LE COMTE DOCTIUS.

L’effroi du triste rimailleur.

LE MARQUIS APRICUS.

La gloire de nos temps.

LE COMTE DOCTIUS.

Le dompteur de Pégase.

CARAMELLI.

Messieurs, de vos propos j’admire chaque phrase,

Mais, parole d’honneur, vous êtes si savants

Que je ne comprends rien à vos raisonnements,

Et m’en vais, car ici je ne fais point d’affaire.

DUFOUR.

Imitons-le, messieurs, et bonjour à Molière !

NANON LAFORÊT.

Excusez-le, messieurs, il était trop pressé ;

Et revenez demain.

 

 

Scène XV

 

MOLIÈRE

 

J’en suis débarrassé,

Dieu me punit sans doute, et tout me porte à croire

Que je doive ici-bas faire mon purgatoire :

Par ma femme, par tous je suis contrarié,

C’est donc pour enrager que je suis marié !

Je n’ai pas fait dix vers depuis quatre semaines,

Mais j’ai bien en retour eu quinze à vingt migraines

Ô divin célibat ! heureuse liberté !

Toi qui fis mon bonheur, pourquoi t’ai-je quitté ?

Je vivais sous tes lois sans chagrin et sans dette,

Et n’avais qu’à payer ma modeste toilette ;

Libre comme l’oiseau qu’on voit joyeux partout,

J’allais, je m’habillais, j’agissais à mon goût ;

Je n’avais point à craindre un importun visage

À part quelques fâcheux qui me rendaient plus sage.

À mon gré je sortais ou non me promener

Mon appétit fixait seul l’heure du dîner ;

Personne n’enchaînait mes goûts à son caprice,

Moi seul me punissais ou me rendais justice ;

Et je n’entendais point un être sans raison

Me dire ah le bourru ! le méchant ! l’harpagon !

– Si je suis malheureux c’est bien là ton ouvrage

Amour ! peux-tu conduire un homme de mon âge ?

L’homme sage et sensé devient fou sous tes lois.

Pourquoi ne m’as-tu pas laissé vivre à mon choix ?

En vain j’avais juré de ne pas me soumettre

À tes lois, mais hélas ! l’homme n’est pas son maître !

Tu parles, l’on t’écoute et l’esprit n’y voit plus ;

Le sens combat le cœur, le cœur a le dessus,

De suivre la raison d’ailleurs l’homme s’ennuie

Hélas ! j’en suis la preuve, autrefois quelle vie

Je menais ! j’étais libre, et me suis enchaîné,

Et je risque beaucoup d’être un jour...

Apercevant Boileau qui a entendu ces derniers vers.

chansonné.

Diable voici Boileau !

 

 

Scène XVI

 

MOLIÈRE, BOILEAU

 

BOILEAU.

Bonjour, ami Molière,

D’où te vient aujourd’hui cet air triste et sévère

T’ennuierais-tu ?

MOLIÈRE.

Moi ! non, je suis de bonne humeur

Au contraire ; j’ai ri, j’ai chanté de bon cœur

Avant ton arrivée, ah je faisais merveille !

BOILEAU.

Tu chantais, j’en suis sûr, sans t’écorcher l’oreille.

Un tel rêveur chanter ! c’est fort !

MOLIÈRE, d’une voix qui se trahit.

Dieu forma l’homme et la femme
Pour vivre conjointement,
Et ceux qui sentent une âme
Suivent son commandement.

Une autre fois

Je chanterai bien mieux : car j’ai perdu la voix.

BOILEAU.

Je t’ai compris : tu sens quelque peine secrète

Dis-moi tout.

MOLIÈRE.

Que dis-tu de cette chansonnette ?

Je veux faire ce soir les plus joyeux couplets.

BOILEAU.

Quelle cause...

MOLIÈRE.

Je suis dans mes jours les plus gais.

BOILEAU.

Tu ne pourrais jamais faire croire à ta mine

Que tu n’es pas chagrin.

MOLIÈRE.

Ma figure est chagrine,

Vraiment, je suis très gai pourtant.

BOILEAU.

Tu mens, mon cher,

Ce qu’éprouve ton cœur se lit trop dans ton air.

MOLIÈRE.

Vrai, j’ai l’air triste.

BOILEAU.

Trop.

MOLIÈRE.

C’est donc ce temps de pluie

Qui produit son effet.

BOILEAU.

Quelque chose t’ennuie

Et tu veux le cacher.

MOLIÈRE.

Non, parole d’honneur,

L’influence du temps agit sur moi.

BOILEAU.

Menteur !

MOLIÈRE.

Et surtout aujourd’hui ; pardonne l’influence :

De commander au temps je n’ai pas la puissance ;

Dans le fond je suis gai.

BOILEAU, à part.

Je comprends ce qu’il a.

À Molière.

Je le crois, mais dis-moi ta femme n’est pas là.

MOLIÈRE.

Non, elle est allée...

BOILEAU.

Où ?

MOLIÈRE, embarrassé.

Chez mada... chez sa mère.

BOILEAU.

Tu l’as accompagnée ?

MOLIÈRE.

Oui.

À part.

Saurait-il l’affaire ?

BOILEAU.

Tu t’es montré prudent : les femmes à Paris

Courent de grands dangers au loin de leurs maris ;

À propos parlons donc un peu de mariage :

Que dis-tu, cher ami, des douceurs du ménage ?

Tu peux, époux d’un mois, m’en faire le tableau ;

C’est assez pour en voir et le laid et le beau,

Les charmes, les tracas, les plaisirs et la peine ;

Il se peut que d’aimer le caprice me vienne,

Et que dans quelques mois l’on voie à mes côtés

Avec une moitié des amis empressés.

MOLIÈRE.

Je le connais trop bien pour le croire.

BOILEAU.

La chose

Pourrait bien arriver, seul on est si morose...

MOLIÈRE.

De te voir marier, que je serais content !

– Ne le fais pas toujours sans mon consentement.

BOILEAU, à part.

Il se repent déjà.

MOLIÈRE.

En faisant un choix sage

Tu peux avoir, mon cher, le bonheur en partage ;

Tu blâmais les maris et les femmes, erreur !

Qui sait les mieux juger est leur admirateur.

Ta satire est injuste, et tout sage la blâme ;

Que Boileau dans l’hymen comprenne mieux la femme !

Elle vaut mieux que nous, sois plus consciencieux !

Blâme-t-on un défaut lorsqu’on s’en connaît deux,

Il ne faut pas juger au gré de son caprice,

Censurer sans raison n’est pas de la justice.

Satirique malin, tu fis preuve d’esprit ;

Mais de nos qualités le nombre est si petit...

Nous ne nous voyons pas, mon cher, nous autres hommes

Ou nous voyons toujours bien meilleurs que nous sommes.

Ayant fait trébucher celles que nous blâmons,

Nous les couvrons de boue, et nous nous pardonnons !

BOILEAU.

Je sens un peu de vrai dans ce que tu me dis.

MOLIÈRE.

Tu n’as vu que le mal c’est pourquoi tu médis ;

Lorsqu’on n’a sous les yeux que des beautés infâmes

Peut-on sans passion juger toutes les femmes ?

Reviens de ton erreur et confesse avec moi

Que les femmes encor savent garder leur foi,

Que près de leurs maris beaucoup voient plus de charmes

Qu’aux lieux où leur pudeur peut avoir des alarmes ;

Et qu’on rencontre encor des beautés dont les goûts

Sont d’aimer leurs enfants bien plus que les bijoux.

Sois franc ; ne voit-on pas tous les jours des Ulysses,

Et la fidélité faire rougir les vices.

BOILEAU.

Tes propos sont charmants, mais ton raisonnement

Est bien nouveau, naguère il était différent,

Et tu ne faisais point du tout l’apologie

Des femmes.

MOLIÈRE.

J’avais tort, dans chaque comédie

Je veux dorénavant parler en leur faveur.

BOILEAU.

Compte d’avoir Boileau pour ton imitateur ;

Je vais chanter l’hymen.

MOLIÈRE.

C’est bien, rentre en toi-même,

Et... prends à mon exemple une femme qui t’aime,

L’hymen s’il a des maux, a des jours bien heureux,

Sans en sentir la chaîne on la supporte à deux ;

Consolé, ranimé par l’être que l’on aime

La terre est un Éden dans la tristesse même ;

S’il survient des discords, l’amour et la raison

Ramènent le bonheur avec l’affection.

C’est une loi divine et que chacun doit suivre,

Vivre toujours garçon, mon cher, ce n’est pas vivre.

Pour ceux qui restent seuls l’âme vide d’amour,

La vie est la nuit sombre à la place du jour,

Ils suivent le chemin de cette destinée

Sans but, sans voir la fleur qui leur était donnée.

Laissons à l’égoïste, à l’être indifférent

Dire que le bonheur est dans l’isolement,

Pensons différemment, nous qui sentons une âme

– L’ange consolateur, oui mon cher, c’est la femme !

Pour ramener l’espoir son sourire suffit ;

Le monde ulcère l’homme, et sa voix le guérit ;

Les cœurs morts au bonheur revivent sur la terre

Aux bienfaisants rayons de sa douce lumière,

Et qui voit ici-bas cet être sans l’aimer

N’a qu’un cœur que le ciel oublia d’animer.

BOILEAU, à part.

Quel enthousiasme ! ah !... comme son cœur s’enflamme.

Puisse-t-il toujours être inspiré par sa femme !

MOLIÈRE.

Vois nos muguets parler de cœur qu’ils n’ont point eu,

Et mettre leur honneur dans leur peu de vertu ;

La Débauche au front chauve, à la lèvre hideuse,

Aux yeux caves, éteints, à la figure creuse

Vient à pas chancelants raviver leurs désirs,

Éprouvent-ils de vrais, de durables plaisirs ?

Sans amour, sans estime ils ont eu vingt maitresses,

Ils ont par vanité dissipé leurs richesses ;

Ayant fui le bonheur qu’ils avaient entrevu,

Ils passent sur la terre et ne l’ont pas connu.

Oh quand on n’aime pas à la mort on arrive

Sans regretter la vie ! il faut que l’âme vive

Aux rayons de l’amour. – Imite-moi, fais bien,

Ton passé fut un tort ; sois raisonnable enfin,

Quitte le célibat.

BOILEAU, à part.

Bon dieu quelle éloquence !

À Molière.

Cela pourra venir.

MOLIÈRE.

Surtout que la prudence

Te guide dans ton choix, et tu seras heureux.

BOILEAU.

Quelque prudent qu’on soit, le choix est hasardeux :

L’ange consolateur qu’on appelle la femme

Est singulier, celui qui croit lire en son âme

N’y voit que de l’hébreu très souvent.

MOLIÈRE.

Cher ami,

On n’épouse jamais en raisonnant ainsi ;

Il faut, en pareil cas, savoir fixer son âme ;

Souvent le premier choix est le meilleur.

BOILEAU.

Ta femme

T’inspire en ce moment, je pense.

MOLIÈRE.

La raison

Veut que l’on se marie, et pas un vieux garçon

N’a de beaux jours.

BOILEAU.

Tu dois être heureux en ménage,

Et bénir ton hymen pour tenu ce langage.

MOLIÈRE.

Eh mais certainement ! j’en suis... j’en suis... charmé.

BOILEAU.

C’est si doux d’être époux et de se croire aimé !

MOLIÈRE.

J’y trouve des douceurs que je ne puis dépeindre.

BOILEAU.

Tant mieux ! n’y vois jamais des maux qui sont à craindre

Je ne veux pas parler de ceux que tu comprends,

Mais d’autres plus nombreux, mon cher, s’ils sont moins grands :

Les tracas, les discords, l’ennui ; la femme honnête

Pour prix de sa vertu veut agir à sa tête ;

– La tienne à ceci fait, je pense, exception.

Es-tu content, dis-moi, de sa soumission ?

MOLIÈRE.

Beaucoup ! je ne fais point de défense inutile,

À mes ordres, mon cher, elle est aussi docile

Que le plus doux mouton.

BOILEAU.

Pour toi j’en suis heureux,

Sort-elle sans toi ?

MOLIÈRE.

Non, que lorsque je le veux.

BOILEAU.

Es-tu content aussi de son économie ?

MOLIÈRE.

Oh tout à fait ! elle est sur ce point accomplie :

Sans être avare elle est ménagère vraiment,

Et rêve la fortune et les biens

À part.

en dormant.

BOILEAU.

Elle ne fait donc pas trop de frais de toilette ?

MOLIÈRE.

Oh non ! sous ce rapport je la trouve parfaite.

BOILEAU.

Et tu n’as pas souvent de dettes à payer ?

MOLIÈRE.

Jamais ses créanciers ne viennent m’ennuyer.

BOILEAU.

Heureux mari !

MOLIÈRE.

Ses goûts sont simples, sa dépense

Ne peut de mon passif entraîner la balance.

BOILEAU.

Quel trésor ! quel exemple ! à peine sur un cent

En est-il deux sur qui l’on puisse en dire autant ;

Tous les maris, remplis de lâche complaisance,

Avec leurs créanciers plus tard font connaissance ;

Ils paient avec des fonds à d’autres destinés,

Et manquant de parole, ils sont tôt ruinés.

La tienne avant l’objet regarde la dépense,

Que je me réjouis de cette différence !

MOLIÈRE, à part.

Qu’il changerait d’avis s’il la connaissait mieux !

BOILEAU.

Entre tous les maris tu peux te dire heureux.

MOLIÈRE, à part.

Oui, tout comme un forçat.

BOILEAU.

Ton sort me fait envie.

MOLIÈRE, à part.

Que n’est-il à ma place !

BOILEAU.

Eh mais ! ta poésie

Doit sous cette influence avoir beaucoup gagné,

Tu dois faire à présent les plus beaux vers.

MOLIÈRE, toujours à part.

Satané

Tu comprends mon malheur, j’en suis sûr, et t’en moque.

BOILEAU.

L’amour doit inspirer.

À part.

Les vers les plus baroques.

MOLIÈRE.

En effet, je fais vite et mieux depuis un mois :

La pensée et la rime arrivent à la fois ;

La femme est Apollon quand le cerveau s’énerve !

Et le célibataire est un auteur sans verve.

BOILEAU.

Donc, tu dois avoir fait un millier de bons vers

Depuis ton mariage ?

MOLIÈRE.

À peu près les deux tiers.

BOILEAU.

Voyons montre-les moi.

MOLIÈRE.

Je ne puis pas le faire ;

Ils sont... Je les ai mis là, dans mon secrétaire,

Et j’ai perdu la clef.

BOILEAU.

Le malheur n’est pas grand :

J’ai sur moi par bonheur un petit instrument

Qui peut servir.

MOLIÈRE.

Oh non ! la serrure est mêlée ;

Tu la casserais, puis... elle est si compliquée

Que tu ne pourrais pas...

BOILEAU.

Va, je réponds de tout ;

Il n’est rien de rebelle à ce passe-partout.

MOLIÈRE.

Pourquoi tant insister ? je te les ferai lire

Plus tard ; ils sont limés, cela doit te suffire.

BOILEAU, à part.

Allons je me résigne !

À Molière.

Est-ce que quelquefois

Tu n’es pas appelé par ta femme sournois

Quand tu mûris ?

MOLIÈRE.

Jamais.

BOILEAU.

Fait-elle des boutades ?

MOLIÈRE.

Jamais ; elle comprend le but...

À part.

Des promenades.

BOILEAU.

Te répond-elle, ami, toujours avec douceur ?

MOLIÈRE.

Toujours, ah ! c’est un ange, un modèle de cœur.

BOILEAU.

Vous n’avez jamais eu la plus mince querelle ?

MOLIÈRE.

Jamais, la raison seule agit toujours en elle.

BOILEAU.

De ton sort, cher ami, tu dois être enchanté.

MOLIÈRE.

Oui, tout comme un enfant.

À part.

Que l’on a fouetté.

BOILEAU.

Ah ! j’ai de plus en plus le goût du mariage,

Et je vais t’imiter.

MOLIÈRE.

Le parti sera sage.

BOILEAU.

Oui plus de célibat : car ses jours sont trop longs

Je suis las de me voir au rang des vieux garçons

Il n’est pas de destins plus tristes que les nôtres.

– Ta femme est un trésor.

MOLIÈRE, à part.

Que je voudrais à d’autres...

BOILEAU.

Et si j’en puis trouver une de sa façon,

Tu verras...

MOLIÈRE.

C’est facile.

BOILEAU.

Ai-je l’air d’un barbon ?

MOLIÈRE.

Du tout, tu peux encor contracter mariage ;

Et puis d’ailleurs vingt ans ne sont rien en ménage

Quand l’on s’entend.

BOILEAU.

Allons ! C’est assez y songer

Sous les lois de l’hymen Boileau va s’engager ;

Contre ses doux liens s’il fit une satire,

Il va la déchirer.

MOLIÈRE.

Ou reprendre la lyre.

 

 

Scène XVII

 

MOLIÈRE, BOILEAU, MADAME MOLIÈRE

 

MADAME MOLIÈRE.

Je suis vraiment heureuse, et bénis le destin

De trouver l’ennemi du sexe féminin.

BOILEAU.

Pardon pour mon passé j’eus de grands torts, madame ;

Je suis le défenseur à présent de la femme,

Et je veux consacrer ma plume et mon talent

À prouver ses vertus, ses qualités.

MOLIÈRE.

Méchant !

Vous aiguisez encor quelques traits de satire

Contre elles en secret.

BOILEAU.

Je n’ai fait que médire,

Grâce pour mes erreurs.

MADAME MOLIÈRE, à son mari.

Et vous qu’en pensez-vous ?

MOLIÈRE, froidement.

Rien.

MADAME MOLIÈRE.

Avez-vous fini votre sujet ? – Jaloux,

Vous craigniez de me voir sortir.

MOLIÈRE, à part.

Se taira-t-elle ?

MADAME MOLIÈRE.

Que de monde aujourd’hui ! la journée est si belle...

MOLIÈRE, à part.

Elle va tout lui dire !...

MADAME MOLIÈRE.

Ah depuis bien longtemps

Je n’avais éprouvé de tels contentements !

C’était si beau !

MOLIÈRE, à sa femme.

Tant mieux, est-ce qu’on vous demande...

MADAME MOLIÈRE.

Des promeneurs, allez ! l’affluence était grande ;

Des voitures partout, chacun était dehors.

MOLIÈRE, à part.

Cette imprudente encor veut aggraver ses torts.

MADAME MOLIÈRE.

Tout Paris avait pris un joyeux air de fête

Pour venir respirer l’air pur.

MOLIÈRE.

Oh quelle tête !

– Taisez-vous donc enfin.

MADAME MOLIÈRE.

Quoi ! vous ne voulez pas

Que je parle d’un jour pour moi rempli d’appas,

D’un voyage charmant ; cela ne peut que plaire.

BOILEAU, à Madame Molière.

Vous ne venez donc pas ?...

MOLIÈRE, bas à sa femme.

Dites que votre mère

Vous conduisait.

MADAME MOLIÈRE.

Pourquoi ? j’étais seule.

BOILEAU, à Molière.

Entends-tu ?

MADAME MOLIÈRE.

Parle-t-on d’un bonheur, dites, qu’on n’a pas eu ?

Je me suis promenée, et dépeins mon voyage.

MOLIÈRE.

Est-ce fini ?

MADAME MOLIÈRE.

Pourquoi, je puis bien...

MOLIÈRE, à part.

Ah j’enrage !

MADAME MOLIÈRE.

Je revenais ici pensive, heureusement

J’ai trouvé sur ma route un jeune homme charmant.

BOILEAU.

Un jeune homme charmant !

MADAME MOLIÈRE.

Officieux, honnête,

Et qui dans ses propos ne m’a pas paru bête.

BOILEAU, à Molière.

Eh bien !

MOLIÈRE, à sa femme.

Vous me forcez...

À part.

Dois-je éclater ? oh non !

– Ah si Boileau sortait !

MADAME MOLIÈRE.

Il est d’une maison

Très ancienne ; attendez... il s’appelle...

MOLIÈRE, éclatant.

Madame !

Je ne puis contenir ce qu’éprouve mon âme ;

Vos manières d’agir que je voulais celer

Sont indignes ; je dois enfin vous rappeler

Et vos devoirs d’épouse, et ma bonté de père :

Car vous avez des torts que je ne puis plus taire.

MADAME MOLIÈRE, à Boileau.

Vous voyez son humeur ! depuis bientôt un mois

Il est aussi méchant pour moi.

BOILEAU.

C’est un sournois.

MOLIÈRE.

Sans mon assentiment vous vous êtes permise

De sortir aujourd’hui seule.

MADAME MOLIÈRE.

Il me tyrannise.

MOLIÈRE.

Et loin de regretter cette faute, on vous voit

En parler à présent comme d’un bel exploit.

MADAME MOLIÈRE, avec humeur.

Fallait-il méditer une longue journée

Sur un livre ennuyeux, et dois-je être enchaînée ?

Dites.

MOLIÈRE.

Mais fallait-il pour quatre mille écus

Acheter des bijoux qui ne vous servent plus ?

Dites, et pour le quart faut-il à la modiste

Prendre robes, bonnets, sans le dire ?

BOILEAU, à part.

C’est triste.

MOLIÈRE.

Cela ne peut se taire.

MADAME MOLIÈRE.

Il faut bien s’habiller.

MOLIÈRE.

Oui ; mais il faut aussi chercher à moins briller,

Et à m’obéir.

MADAME MOLIÈRE.

Ah ! je suis bien malheureuse !

Et chacun le croit bon à sa mine trompeuse.

 

 

Scène XVIII

 

BOILEAU, MOLIÈRE

 

BOILEAU.

Eh bien ! ami Molière, est-ce là son humeur,

Ses rares qualités ? dis.

MOLIÈRE.

Tu vois mon malheur.

BOILEAU.

Des femmes désormais prendras-tu la défense ?

Te loueras-tu, dis-moi, du trop peu de dépense

De la tienne, et surtout de sa docilité ?

MOLIÈRE.

Dehors jusqu’à ce soir que n’a-t-elle resté !

BOILEAU.

Es-tu toujours charmé de son bon caractère ?

MOLIÈRE.

Fais-moi grâce, j’eus tort de n’être pas sincère ;

Le diable, j’en conviens, pour me faire enrager

Dans l’âme de ma femme a soin de se loger,

Et j’avoue avec toi qu’un philosophe sage

À grand tort de songer aux douceurs du ménage.

BOILEAU.

Et c’est pourquoi Boileau ne s’enchaînera pas ;

Il aime trop la paix, et craint trop le tracas.

MOLIÈRE, sur l’avant-scène.

Mesdames, pardonnez, si ma femme est méchante ;

Vous avez toutes, vous, une âme différente :

Épouses, vos désirs sont de plaire à celui

Que le sort vous donna pour guide et pour appui ;

Si les vertus, le cœur, le don d’être jolies

Font le bien ici-bas, vous êtes accomplies ;

Mères, vous tressaillez de joie et de bonheur

En voyant vos enfants au sentier de l’honneur ;

Jeunes filles, vos vœux : amour pur et tendresse

Ont la vertu pour guide et pour but la sagesse,

Et toutes à mes yeux vous paraissez enfin

Comme Dieu veut qu’on soit : avec un cœur divin.

Le méchant qui vous hait et pourtant vous désire

Vous méconnait toujours, et toujours vous déchire ;

Mais les sensibles cœurs, amants de la beauté,

Sauront toujours vous rendre un culte mérité ;

Et qui lance parfois quelques traits de satire

Les laisserait tomber devant votre sourire,

Et l’amour, plus malin que lui quoique sans voix

Les mêlerait bientôt à ceux de son carquois ;

Que seraient en effet d’aussi tremblantes armes

Si dans un tel combat vous usiez de vos charmes ?

Votre grâce divine, et vos yeux enchanteurs

Portent des coups plus forts et plus sûrs dans les cœurs.

Et d’ailleurs en tout temps l’amour sert votre cause ;

On ne peut vous combattre, et l’imprudent qui l’ose

Ne l’ose pas longtemps sans s’avouer vaincu,

Et vous aurez toujours un empire absolu.

Sous votre douce loi plus douce est notre vie

Tout l’avoue ; et l’auteur de cette comédie

Si le ciel le protège en son chemin douteux,

De vous chanter un jour sera vraiment heureux ;

Aussi croit-il avoir, ce soir, pour récompense

Votre plus doux sourire avec votre indulgence.

Puisse-t-il vous charmer ! et rencontrer ici

L’indulgente bonté qu’eut pour lui Bartholy !

– Il dira, s’il grandit, à sa ville qu’il aime :

À toi ma renommée et ma gloire ! Angoulême !

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