Molière (Alphonse-François DERCY)

Comédie épisodique en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 15 de janvier 1828.

 

Personnages

 

LE DIRECTEUR

LÉON, acteur

LE SEMAINIER

DORIMEUIL

LORD PALMER

MONSIEUR DURVILLE

MONSIEUR LECLAIR

MONSIEUR BRÉVAL

ANAÏS, actrice

LA BARONNE D’HERMANCE

UN GARÇON DE THÉATRE

TOUTE LA COMÉDIE

 

La scène se passe au foyer du théâtre de Montpellier.

 

 

À MADEMOISELLE MARS

 

Pardonnez si mes vers, faibles et vains essais

À qui votre art puissant prêta quelque succès,

Osent, pour mieux payer vos talents tutélaires,

Parer de votre nom leurs pages téméraires.

Ils ont chanté Molière ; ils étaient dus à Mars.

De la critique ainsi séduisant les regards,

Ma main sur ce papier avec orgueil allie

Le chiffre de Molière au chiffre de Thalie.

Accordez à ces vers ce sourire si doux ;

Acceptez votre bien, quoiqu’indigne de vous.

 

Votre art inimitable, aux plus faibles ouvrages

Des spectateurs séduits peut gagner les suffrages ;

Toujours il détourna le souffle meurtrier

Qui d’un acteur novice eût flétri le laurier.

Mais de quel bruit flatteur retentit le parterre

Les jours où votre voix ressuscite Molière !

Soit que vous retraciez les tours ingénieux

D’Isabelle fuyant un Argus odieux ;

Ou la séduction vertueuse et pudique

D’Elmire sous les yeux d’un mari fanatique,

Excitant avec art l’adultère désir

Du pieux suborneur forcé de se trahir ;

Ou l’ingénuité d’une jeune pupille

Aux leçons de l’amour ouvrant un cœur docile,

Dont la malicieuse et perfide candeur

Trompe naïvement l’adresse d’un tuteur ;

Soit que vos traits charmants nous peignent

Henriette, Son esprit naturel et sa grâce parfaite,

Raillant avec douceur, ou, d’un air froid et sec,

Esquivant un baiser tout infecté de grec ;

Soit que votre art changeant à nos yeux représente

La beauté dont l’humeur coquette et médisante

Voit la misanthropie enchaînée à ses pieds,

Inexcusable erreur que vous justifiez.

Quand votre âme transmet le mouvement, la vie,

À ces êtres divers, qu’enfanta le génie,

Votre talent s’accroît, et ces heureux portraits

Dans un nouvel éclat nous montrent vos attraits.

De votre esprit alors la grâce est plus piquante,

Vos yeux plus éloquents, votre voix plus touchante ;

Et, lui rendant l’honneur qu’il vous fait recueillir,

Par un heureux retour vous savez l’embellir.

En faveur de Molière acceptez mon ouvrage

Et ces vers où ma muse a rimé son hommage.

Cette audace, il est vrai, ne convient qu’aux auteurs,

Du Térence français illustres successeurs,

À celui qui sur vous, d’un crayon si fidèle[1],

De la Comédienne a pris le vrai modèle ;

Mais ces fameux esprits, l’honneur de notre temps,

Du sommet de la gloire où règnent leurs talents,

Encouragent parfois des confrères novices :

Vous aussi, de ma plume acceptant les prémices,

Abaissez un regard sur mon obscurité ;

Comme eux pleine de gloire, imitez leur bonté.

 

 

Scène première

 

LE DIRECTEUR, UN ACTEUR, LE SEMAINIER, UN GARÇON DE THÉATRE

 

L’ACTEUR.

Quel homme ! Montpellier voit par votre industrie

Prospérer à la fois Melpomène, Thalie,

Le malin vaudeville et le grave opéra ;

Vous rimez au besoin... cet emploi vous tuera.

LE DIRECTEUR.

On doit plaire au public ; mais ma salle est petite ;

C’est là mon seul chagrin.

L’ACTEUR.

Je vous en félicite.

C’est un désagrément qu’on envierait ailleurs ;

Tous les soirs elle est pleine ; ah ! que de directeurs

Gémissent en voyant dans leurs trop vastes salles

Deux ou trois spectateurs à de longs intervalles !

Aimez-vous mieux régir ces théâtres brillants

Où fort à l’aise on peut s’ennuyer dix-huit cents ?

LE DIRECTEUR.

Nous célébrons demain l’heureux anniversaire

Du beau jour où la France a vu naître Molière.

C’est pour nous un devoir ; car, s’il fut grand auteur,

Il fut comédien encore et directeur

Et celui qui fonda l’empire de Thalie

Jusqu’à le gouverner abaissa son génie.

Que dis-je ? Il le servit comme simple sujet :

Pour être joué mieux, lui-même il se jouait.

De ce patron commun honorons la mémoire :

Il accroît tous les jours ma caisse et votre gloire.

Ses chefs-d’œuvre, vainqueurs de toutes les saisons,

Pour placer le public chassent nos Amphions

Et mon œil même encor voit d’une foule immense

Expirer au bureau l’inutile espérance.

C’est en représentant ses comiques portraits

Qu’ici vous obtenez les plus nobles succès.

Que de rôles profonds ! L’acteur qui les médite

Découvre vingt beautés dont sa gloire profite.

Vos talents sont à lui, puisqu’il les fait briller :

À fêter ce grand homme il nous faut travailler.

L’ACTEUR.

Sans doute. Votre muse a rimé quelque chose ?

LE SEMAINIER.

Déjà le buste est prêt pour cette apothéose.

LE DIRECTEUR.

J’ai commencé le plan.

L’ACTEUR.

Ce divertissement

Est marqué sur l’affiche, et le public l’attend.

LE SEMAINIER.

Tu ris ! Le bon public a de la patience.

LE DIRECTEUR.

Dis plutôt, mon ami, qu’il est plein d’indulgence.

Toujours en conscience amusons ses loisirs ;

Malheur à l’imprudent qui réduit ses plaisirs !

L’affiche doit (ici mon scrupule est extrême)

Être plus sûre encor que le Moniteur même.

L’ACTEUR.

C’est fort bien ; mais le temps trahit votre désir.

À la bande fatale il faudra recourir ;

La pièce pour demain ne sera jamais faite,

Et c’est l’anniversaire...

LE SEMAINIER.

Eh bien ! qu’on le remette.

LE DIRECTEUR.

L’anniversaire ? bon ! monsieur le semainier

Vraiment voudrait régler jusqu’au calendrier ;

Mais silence, messieurs, trêve de badinage.

Voici quel est le plan de mon petit ouvrage,

Je montre que Molière, utile encore aux mœurs,

En nous divertissant peut nous rendre meilleurs ;

Les comiques tableaux qu’à nos yeux il étale

Corrigent cent fois mieux qu’un traité de morale.

Il vaut seul, à mon sens, tous ces bavards auteurs,

De tout le genre humain ennuyeux précepteurs.

La morale chez eux, monotone pédante,

Contre chaque défaut par chapitre argumente ;

Elle a toujours en tête un bonnet de docteur.

Molière seul fait d’elle un protée enchanteur.

Pour mieux plaire à nos yeux, elle se multiplie

Sous le masque changeant que lui prête Thalie ;

Ce masque est le portrait de l’âme des humains,

De ses difformités tous les traits y sont peints,

La morale chez lui mêlée au badinage

Se montre à nos regards sous plus d’un personnage.

Pour corriger l’avare, elle joue Harpagon ;

Ariste, pour donner une sage leçon

À tel père insensé, geôlier de sa famille,

Qui veut mettre sous clef la vertu de sa fille ;

Tartufe, pour punir, en dévoilant son cœur,

Les lâches attentats d’un dévot imposteur ;

Philinte, pour montrer cette sage indulgence

Qui supporte gaîment l’humaine extravagance ;

Et je prouve, en un mot, que ce sublime esprit,

Aimable philosophe, en riant nous instruit.

L’ACTEUR.

Le succès de ce plan me paraît infaillible ;

Il faut l’exécuter.

LE DIRECTEUR.

Cette tâche est pénible ;

Car il faut mettre ici l’éloge en action,

Et faire quelques frais d’imagination.

Je ne puis, pour fêter une telle soirée,

Le cahier d’une main, de l’autre l’eau sucrée,

Psalmodier ici d’une emphatique voix

Une prose guindée ou quelques vers bien froids.

Aux phrases d’un rhéteur un parterre s’ennuie,

Et le théâtre enfin n’est pas l’Académie.

Mon plan vous paraît bon ? je vais donc y rêver ;

Le public, comme vous, puisse-t-il l’approuver !

Qu’on ne me trouble point : je me mets à l’ouvrage ;

Il retient l’acteur qui veut se retirer.

Non, vous m’aiderez.

LE SEMAINIER, en sortant.

Bon ! voici quelqu’un.

LE DIRECTEUR.

J’enrage.

Quel fâcheux contretemps !

 

 

Scène II

 

LE DIRECTEUR, L’ACTEUR, DORIMEUIL

 

DORIMEUIL.

Pardon d’entrer ainsi ;

Mais je croyais trouver l’aimable Eudore ici.

L’ACTEUR.

La nouvelle chanteuse ?

LE DIRECTEUR.

Ah !

L’ACTEUR, à part.

Dieu ! quelle innocence !

Elle débute à peine, et déjà... mais silence !

Pour l’honneur du corps...

DORIMEUIL.

Hier son talent m’enchanta.

LE DIRECTEUR.

Elle s’est engagée à faire les Pasta.

L’ACTEUR.

Par le contrat au moins une fois par semaine,

Pour chanter du Mozart, elle est Italienne.

LE DIRECTEUR.

Elle n’est pas ici.

DORIMEUIL.

Demain je réunis

De bons musiciens et quelques vieux amis.

Dans mon petit concert je désire l’entendre ;

Je venais l’inviter.

LE DIRECTEUR.

Elle ne peut s’y rendre.

DORIMEUIL.

Pourquoi ?

LE DIRECTEUR.

Nous célébrons Molière demain soir ;

Il faut être au complet : c’est pour tous un devoir.

L’ACTEUR.

Même aux premiers sujets, sous les plus graves peines,

On a, pour ce jour-là, défendu les migraines.

DORIMEUIL.

Je n’insisterai pas. Mon concert est remis.

À vos justes refus moi-même j’applaudis.

Pour Molière, monsieur, j’approuve votre zèle,

Et je veux voir demain cette pièce nouvelle.

LE DIRECTEUR, à part.

Qui n’est pas faite encor....

DORIMEUIL.

L’ouvrage est excellent :

J’en suis sûr.

LE DIRECTEUR.

Vous portez un heureux jugement.

DORIMEUIL.

Quoi ! célébrer Molière ! Eh ! le nom seul inspire !

Je réponds du succès...

LE DIRECTEUR.

Monsieur, je le désire

Au moins autant que vous.

DORIMEUIL.

Molière est mon auteur.

Il éclaire l’esprit ; je lui dois le bonheur ;

Et de le voir fêter je suis ravi d’avance

Moins encor par plaisir que par reconnaissance.

LE DIRECTEUR.

Comment ?

DORIMEUIL.

Oui, je lui dois mes biens et mon honneur :

Pour amuser autrui j’étais dissipateur ;

J’allais être mari pour mieux prêter à rire ;

Et je serais déjà ce que je n’ose dire

Et ce que mon auteur nommerait sans façon.

Mais je garde mes biens et je reste garçon ;

Et de ce changement Molière seul est cause.

L’ACTEUR.

Expliquez cette énigme.

DORIMEUIL.

Eh bien ! voici la chose.

Vous connaissez de nom le banquier Dorimeuil ;

C’est moi. Je puis le dire avec un juste orgueil,

J’ai du bien, mais tiré d’une honorable source,

Gagné dans mes comptoirs et non pas à la Bourse.

Rassasié d’argent, je voulais des honneurs :

À ma table je fis la cour aux grands seigneurs.

Eux-mêmes à dîner, dans leurs fiertés naïves,

Ils me félicitaient d’avoir de tels convives.

Enfin j’étais leur dupe, et j’épuisais mon bien

Pour être, s’il se peut, plus qu’un bon citoyen.

Je faillis bientôt faire une autre extravagance :

Bourgeois, je prétendis une noble alliance.

Une fille s’offrit, sans dot, riche en aïeux ;

Des appas de son nom je devins amoureux.

Dérogeant en faveur de mes vives tendresses,

Elle daigne accepter ma main et mes richesses.

Le contrat était fait. Par un mutuel don,

Moi je donnais les biens, elle donnait son nom.

La veille de l’hymen je conduis au théâtre

Cette noble beauté dont j’étais idolâtre.

On jouait par hasard ce bourgeois du grand ton,

Des comtes, des marquis prodigue amphitryon ;

Et Dandin, vrai martyr d’une épouse infidèle,

 Et qui voit de ses yeux sa disgrâce cruelle.

Ce spectacle amusait ma belle et ses parents ;

Ils applaudissaient tous aux traits impertinents

Du comte qu’à grands frais un sot bourgeois invite,

Qui, par reconnaissance, insolent parasite,

Fier de quelques aïeux et de vingt créanciers,

Raille, en les acceptant, ses soupers roturiers.

Ensuite on rit des tours de l’infâme Angélique ;

Et ma future prit un plaisir fort pudique

Aux tribulations du bon Georges Dandin

Moi, je ne riais pas : je pensais ; et soudain

Je vis que par avance on jouait mon histoire ;

Je renonce à l’hymen, aux festins, à la gloire.

Molière m’a sauvé de deux dangers fréquents ;

Je ne fais pas faillite, et ne suis pas...

LE DIRECTEUR.

J’entends.

Oui, Molière peut seul produire ces miracles.

Entendez-le, frondeurs qui blâmez les spectacles

Le génie en riant y donne des leçons.

Acceptez ce billet...

DORIMEUIL.

Monsieur, mille pardons...

J’applaudirai la pièce.

LE DIRECTEUR.

Ah ! liberté complète !

Je vous donne le droit qu’à la porte on achète ;

On fête votre auteur : jugez par sentiment ;

L’esprit est difficile et le cœur indulgent.

DORIMEUIL.

Des Jourdains, des Dandins si l’on fait la satire,

À l’aise, cette fois, je vous promets de rire.

Il sort.

 

 

Scène III

 

LE DIRECTEUR, L’ACTEUR, LE GARÇON DE THÉATRE

 

LE GARÇON DE THÉATRE.

Une dame, monsieur, demande à vous parler.

LE DIRECTEUR.

Faites entrer. Toujours on viendra nous troubler !

 

 

Scène IV

 

LE DIRECTEUR, L’ACTEUR, LA BARONNE D’HERMANCE

 

LA BARONNE.

Ma fille (à son désir je n’ai pu mettre obstacle)

Veut que demain, monsieur, je la mène au spectacle.

Il nous faut une loge ; on peut nous prévenir ;

Moi-même, ce matin, je viens la retenir.

Ce goût chez une femme est pour le moins frivole.

Notre pudeur...

LE DIRECTEUR.

Des mœurs le théâtre est l’école.

LA BARONNE.

De ces plaisirs moraux on doit priver son cœur.

Vous pensez autrement ; comme dit un auteur,

Vous, vous êtes orfèvre !

LE DIRECTEUR, à part.

Elle a, Dieu me pardonne,

L’air de l’actrice Emma ; la ressemblance est bonne.

LA BARONNE.

J’en voulus très longtemps éprouver les effets ;

Et vraiment tous les soirs je me scandalisais.

Dieu ! que les filles sont aujourd’hui peu sensées !

Mais Hortense le veut...

Elle prend les billets.

Serons-nous bien placées ?

LE DIRECTEUR.

À merveille.

LA BARONNE.

J’y vais par bonté seulement ;

Mais encore faut-il bien voir pour son argent.

Que devez-vous jouer ? Dites-le-moi d’avance,

Car ce point est pour moi d’une grande importance.

Je n’ai point vu l’affiche.

LE DIRECTEUR.

Un ouvrage nouveau,

Des talents de Molière assez faible tableau,

Et, pour dédommager l’indulgent auditoire,

Quelque œuvre de l’auteur dont nous fêtons la gloire.

LA BARONNE.

De Molière ?

LE DIRECTEUR.

Mais oui, pour le célébrer mieux.

LA BARONNE.

Ne comptez plus sur moi.

L’ACTEUR.

Ce goût est malheureux.

LA BARONNE, rendant les billets.

Molière !... Ah !

LE DIRECTEUR.

Je ne sais comment vous satisfaire ;

Et s’il ne vous plaît pas, nul ne pourrait vous plaire.

LA BARONNE.

Non, je n’irai pas voir les pièces d’un auteur

Dont la gaîté grossière offense ma pudeur.

LE DIRECTEUR.

Quelques vers un peu francs de votre humeur sont cause ?

Mais, en disant le mot, fait-il aimer la chose ?

Où, nous traçant du vice un tableau séducteur,

D’un coupable vernis pare-t-il sa laideur ?

Blâmez ces écrivains, qui d’un style pudique

Offrent au spectateur une image cynique ;

Seuls ils sont dangereux.

LA BARONNE.

Je ne saurais souffrir

Un auteur qu’on ne peut admirer sans rougir.

LE DIRECTEUR.

Vous rougissez ?

À part.

J’entends, lorsque sa raillerie

Fronde d’Arsinoé la fausse pruderie.

LA BARONNE, sans l’écouter.

Qui, sans rien déguiser, dit dans Amphitryon,

Nous nous fûmes coucher.

LE DIRECTEUR.

Deux époux !

LA BARONNE.

Ah ! quel ton !

De la décence ailleurs franchissant les limites,

Du mot de mariage il explique les suites.

Henriette...

LE DIRECTEUR.

J’entends... Molière assurément

Ne pouvait en ce lieu parler plus chastement.

Les suites de ce mot qu’Henriette envisage

Sont, dit-elle, un mari, des enfants, un ménage,

Et c’est au spectateur à n’y rien voir de plus,

Madame ; et ces deux vers sont-ils si dissolus ?

LA BARONNE.

Il présente à l’esprit des images infâmes ;

Son Agnès dit tout net dans l’École des Femmes :

Horace me prenait et les mains et les bras,

Et de me les baiser il n’était jamais las.

Je ne puis supporter cette idée indécente.

LE DIRECTEUR.

Ah ! vraiment vous avez la mémoire excellente.

LA BARONNE.

Que j’assiste à ces jeux d’un esprit libertin !

Non.

LE DIRECTEUR, à part.

En loge grillée on la verra demain.

Reconnaissant la baronne.

Mais... c’est Emma !c’est elle ; oui, c’est là son visage.

À vingt ans sa vertu n’était pas si sauvage.

Haut.

Vous n’avez pas toujours eu cette aversion.

LA BARONNE.

Mais...

À part.

Comme il me regarde avec attention !

Par hasard m’a-t-il vue autrefois sur la scène ?...

Le reconnaissant.

C’est mon jeune premier ; c’est l’élégant Marsaine.

Oui, je le reconnais. Quel contretemps ! C’est lui !

LE DIRECTEUR, à part.

C’est bien elle.

LA BARONNE, à part.

Il n’est plus aussi jeune aujourd’hui.

LE DIRECTEUR, bas.

Au théâtre elle était notre grande coquette,

Et maintenant elle est une belle en retraite.

Soupirant.

J’étais jeune premier, et je suis directeur.

Haut.

De revoir Célimène aurais-je le bonheur ?

LA BARONNE.

Que dites-vous ? (l’honneur défend de le connaître.)

LE DIRECTEUR.

Vos yeux depuis vingt ans m’ont oublié peut-être.

Oui, vous êtes Emma, Ce sont là ses appas,

À part.

Avec vingt ans de plus.

LA BARONNE.

Je ne vous connais pas.

Apprenez que je suis la baronne d’Hermance.

LE DIRECTEUR.

Maintenant.

LA BARONNE.

Ces acteurs sont pleins d’impertinence.

LE DIRECTEUR.

Excusez... Cependant...

LA BARONNE.

Je ne peux plus longtemps

Rester, sans me commettre, avec de telles gens.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

LE DIRECTEUR, L’ACTEUR

 

L’ACTEUR.

C’est Emma ?

LE DIRECTEUR.

Vraiment oui.

L’ACTEUR.

La plaisante ingénue ! 

LE DIRECTEUR.

Elle jouait ici. Tout Montpellier l’a vue.

Maintenant elle est prude et femme d’un seigneur,

Et les vers de Molière offensent sa pudeur.

C’est parfait !...

L’ACTEUR.

Pardonnez à son extravagance ;

De ses charmes perdus elle fait pénitence.

LE DIRECTEUR.

Qu’elle avait de beauté ! Je l’adorais jadis

Comme vous adorez la coquette Anaïs,

Qui, dit-on, de Bruxelles a ravi le parterre,

Et qui doit revenir pour célébrer Molière.

L’ACTEUR.

Ne me rappelez pas l’objet de ma douleur ;

La perfide abusait mon amoureuse ardeur :

J’ai de ses trahisons une preuve authentique.

Il lui montre des lettres.

LE DIRECTEUR.

Elle a troublé l’esprit de toute la Belgique.

Elle séduit les cœurs ; et, durant son séjour,

Fait du Néerlandais la langue de l’amour.

L’ACTEUR.

J’oublie une beauté trop chère à ma faiblesse,

Qui ne cherche qu’à plaire et trompe ma tendresse.

Mais dans le corridor j’entends un étranger

Qui vient dans nos travaux encor nous déranger.

Je vois des importuns l’introducteur sinistre.

Un garçon paraît.

Faites-vous celer.

LE DIRECTEUR.

Non ; je ne suis pas ministre.

 

 

Scène VI

 

LE DIRECTEUR, L’ACTEUR, LORD PALMER

 

LE DIRECTEUR.

Monsieur vient embaucher quelque acteur renommé ?

D’un théâtre français le projet est formé

À Londres...

PALMER.

Oui ; des Anglais le goût patriotique

Vous interdit l’honneur d’une scène publique :

Le salon seul d’un lord s’ouvre aux talents français ;

À des bravos privés on réduit leurs succès.

Tout le monde à Paris peut applaudir les nôtres :

Nous, par souscription, nous admirons les vôtres.

Mais enfin quand chez vous offrant des jeux nouveaux,

La scène hospitalière accueille des rivaux,

Nous devons des Français, suivant votre modèle,

Admirer en public la gloire fraternelle.

Je suis sans préjugé, quoiqu’Anglais.

LE DIRECTEUR.

J’applaudis.

PALMER.

Suivant moi, le mérite est de tous les pays ;

Mais ce n’est pas l’objet que votre esprit suppose

Qui m’amène en ces lieux. Je viens pour autre chose.

De l’ouvrage annoncé vous connaissez l’auteur ?

LE DIRECTEUR.

Beaucoup.

PALMER.

De lui parler pourrais-je avoir l’honneur ?

LE DIRECTEUR.

Confiez-moi la chose ; et comptez que lui-même

À l’instant le saura.

PALMER.

Votre obligeance extrême

L’instruira donc, monsieur, d’un admirable trait,

Qui serait bien placé dans la pièce qu’il fait.

De Molière demain il fête le génie :

Molière est mon sauveur, et je lui dois la vie.

LE DIRECTEUR.

Un auteur doit toujours écouter un conseil :

Expliquez-moi, de grâce, un prodige pareil.

Bas.

Il est fou.

PALMER.

Je naquis au sein de la richesse ;

Au milieu des plaisirs s’écoula ma jeunesse.

De l’excès du bonheur naît la satiété ;

Mon cœur de ce fracas fut enfin dégoûté ;

Tous les raffinements qu’achète l’opulence

De mes sens épuisés irritaient la souffrance ;

Aux cercles, dans les bals, j’espérais m’égayer ;

Insensé, j’y courais... je courais m’ennuyer.

Rien n’arrachait mon âme à sa mélancolie,

Et le spleen lentement rongeait ma triste vie.

Combien de fois alors de mes malheureux jours

Mon bras désespéré voulut rompre le cours !

Je voyageai ; je crus sur la terre étrangère

Rencontrer le bonheur à mon cœur nécessaire ;

Je ne le trouvais plus dans mon propre pays ;

Je quitte l’Angleterre, et je viens à Paris :

C’est, dit-on, des plaisirs l’heureuse capitale ;

Mais j’y gardai longtemps ma tristesse fatale ;

Car d’abord un ami, par la mode entraîné,

Aux plaisirs ennuyeux m’a gauchement mené.

Aux théâtres divers où je suivais mon guide

Je ne voyais jamais qu’une farce insipide ;

Je n’entendais jamais que de méchants bons mots

Applaudis par des gens payés pour être sots.

J’entrais mélancolique et sortais en colère.

Au goût de tout Paris je déclarais la guerre...

J’attendais mon salut d’un théâtre royal.

LE DIRECTEUR.

On y bâille parfois.

PALMER.

J’y cours ; je choisis mal.

J’aime à le croire au moins : j’y vois des comédies

Qui font sur mon humeur l’effet de tragédies.

Alors mon médecin, homme instruit et de sens,

Qui voit, sans s’offenser, jouer les charlatans,

Et qui rit sans rancune aux bons mots du poète,

Maudit du docte corps pour sa verve indiscrète,

Me donne un sage avis qui vous surprendra bien.

Il prétend dissiper, par un nouveau moyen,

De mon esprit blasé l’humeur atrabilaire.

LE DIRECTEUR.

Comment ?

PALMER.

Pour tout régime il me met au Molière.

LE DIRECTEUR.

Que de la Faculté l’on médise à présent !

Sans formule elle va nous guérir en riant :

Comme elle envoie aux eaux, elle envoie au spectacle !

Et quel fut le succès ?

PALMER.

Écoutez le miracle.

Que Molière est, monsieur, un médecin puissant !

L’ACTEUR.

Il ne se doutait pas qu’il eût ce beau talent.

PALMER.

Je vais donc aux Français voir cette comédie

Où le bonhomme Argan... aidez-moi, je vous prie...

Malade bien portant, toujours près de mourir

Depuis soixante ans...

LE DIRECTEUR.

Oui.

PALMER.

Faites-moi souvenir

Du nom...

LE DIRECTEUR.

C’est le Malade...

PALMER.

Imaginaire, juste.

Pour se faire guérir de sa santé robuste,

Il veut très sensément pour gendre un médecin.

Quel comique tableau !

LE DIRECTEUR.

Comme d’un trait malin

De la marâtre avide il retrace l’image !

Quelle haute raison perce en ce badinage !

PALMER.

Je vis après cela ce pauvre Amphitryon.

Un dieu mauvais sujet, en lui volant son nom,

Descend du ciel, suivi d’un valet plein de zèle,

Exprès pour débaucher une épouse fidèle.

L’ACTEUR.

Comme si c’était peu des galants d’ici-bas !

PALMER, riant.

Elle livre à ce dieu ses crédules appas,

Et trompe son époux en très honnête femme.

À ces comiques jeux s’épanouit mon âme.

À chaque mot heureux, mon être soulagé

D’un nuage pesant respire dégagé ;

Et bientôt, ce plaisir croissant de scène en scène,

La salle retentit de ma gaîté soudaine.

Je ris... depuis dix ans, je crois, je n’avais ri ;

Je renais au bonheur, et me voilà guéri.

LE DIRECTEUR.

Que vous devez, mylord, rendre grâce à Molière !

PALMER.

Vous le fêtez demain ; écoutez ma prière.

Dans la pièce notez ce merveilleux succès.

LE DIRECTEUR.

On dira que Molière a fait rire un Anglais

Même attaqué du spleen. Allez, vous pouvez croire

Que l’on n’oubliera pas ce beau titre de gloire.

PALMER.

À demain.

LE DIRECTEUR.

Je ne sais, mylord, si vous rirez ;

Mais nous fêtons Molière, et vous applaudirez ;

Vous vous amuserez, vous le devez.

PALMER.

D’avance,

Monsieur...

LE DIRECTEUR.

Ne fût-ce enfin que par reconnaissance.

L’Anglais sort.

 

 

Scène VII

 

LE DIRECTEUR, L’ACTEUR

 

LE DIRECTEUR.

Relisons ce morceau : pour finir le couplet,

Il faut un vers brillant qui fasse de l’effet.

Cherchons... Bon Dieu ! j’entends Durville, ancien notaire,

De ce théâtre-ci riche propriétaire.

L’ACTEUR.

Il aime les beaux-arts, mais a soin, tous les ans,

D’augmenter leur loyer de quelques mille francs.

Un bavard entêté, qui sans cesse discute...

LE DIRECTEUR.

On est souvent forcé, pour terminer la lutte,

D’acheter son silence au prix de la raison.

L’ACTEUR.

Et le marché vraiment est encore assez bon.

LE DIRECTEUR.

Recevons-le : il pourrait, car notre bail expire,

Me chasser par huissier de mon petit empire.

Il vous prête, messieurs, parfois obligeamment,

Et...

L’ACTEUR.

Sans doute, il oblige à quinze ou vingt pour cent.

 

 

Scène VIII

 

LE DIRECTEUR, L’ACTEUR, DURVILLE

 

DURVILLE.

Pardon ; vous travaillez ?

LE DIRECTEUR.

Nous avons fort à faire :

Nous composons à deux l’éloge de Molière.

Mais il pourrait, je crois, épuiser aisément

L’esprit mis en commun des rimeurs d’à présent.

DURVILLE.

Je vais...

LE DIRECTEUR.

Restez.

DURVILLE.

Molière est un de nos grands hommes ;

Il divertit encor, même au siècle où nous sommes.

Pourtant, vous l’avouerez, ses ouvrages charmants

Ne peignent à nos yeux que les mœurs de son temps ;

Mais ils ne sauraient plus peindre les mœurs nouvelles.

Le temps de ses portraits à détruit les modèles ;

Et j’en accuse ici les ans, et non pas lui,

Il ne peut corriger les travers d’aujourd’hui.

LE DIRECTEUR, avec feu.

Comment ! Molière a peint la nature elle-même ;

Elle ne change point... Quel indigne blasphème !

DURVILLE.

Sans injure, monsieur, défendez votre auteur ;

Vraiment on vous prendrait pour un commentateur.

LE DIRECTEUR.

Vous venez insulter Molière dans son temple !

La veille de sa fête !

DURVILLE.

Écoutez : par exemple,

Trouvez-vous aujourd’hui de pédants médecins,

Tels que dans ses tableaux il nous les a dépeints ?

LE DIRECTEUR.

Il dirait qu’ils sont tous des assassins aimables ;

Mais pour avoir bon ton sont-ils tous plus capables ?

DURVILLE.

En robe marchent-ils comme des charlatans ?

LE DIRECTEUR.

Mais on peut l’être en frac.

DURVILLE.

Et voit-on nos savants

Dire en grec, en latin, de doctes balourdises ?

LE DIRECTEUR.

Ils disent en français clairement leurs sottises :

Les choses n’ont perdu que la forme et le nom.

DURVILLE.

Passe encor pour ceux-là... Mais je prends Harpagon :

Citez-moi maintenant un avare semblable...

LE DIRECTEUR.

Non pas absolument ; mais...

DURVILLE.

Ce trait vous accable.

Où sont ceux qui, dans l’or mettant tout leur plaisir,

Pour économiser s’abstiennent de jouir ?

Quel Harpagon nouveau, pauvre dans l’opulence,

Enfouit ses trésors ? Non, non ; on les dépense.

Dans ce siècle d’éclat, de luxe où nous vivons,

Nous nous faisons honneur du bien que nous avons.

Votre avare n’est plus qu’un homme imaginaire.

LE DIRECTEUR.

Mais...

DURVILLE.

Laissez donc... Parlons d’une petite affaire,

Puisque dans ce moment nous sommes seuls ici :

Le bail de cette salle expire ce mois-ci ;

Et pour sept mille francs, vraiment, elle est donnée :

Par égard toutefois, je consens, cette année,

Qu’à douze seulement le loyer soit porté.

LE DIRECTEUR.

Mais déjà l’an dernier vous l’avez augmenté :

Monsieur, c’est louer cher une salle en province ;

Et...

DURVILLE.

Je suis au-dessus d’une somme aussi mince.

Des maisons aujourd’hui l’on double le loyer :

Vraiment, je passerais pour gâter le métier ;

Et l’augmentation qu’avec vous je stipule

N’est que pour éviter d’être trop ridicule.

D’ailleurs ce que je fais n’est que pour mes enfants ;

Je ne fais rien pour moi. L’on doit à soixante ans

Oublier l’intérêt... Vous consentez, j’espère ?

LE DIRECTEUR.

Oui.

DURVILLE.

Tant mieux.

À l’acteur.

Vous pensez comme moi sur Molière ?

Vous trouvez, j’en suis sûr, ses tableaux surannés ?

L’ACTEUR.

Non ; c’est la vérité qui les a dessinés.

Je pourrais aisément...

DURVILLE, à l’acteur.

Mais nommez-moi, de grâce,

Quelque vilain semblable à celui qu’il retrace.

Ne conviendrez-vous pas que le ladre Harpagon

N’est vraiment aujourd’hui qu’un être de raison ?

Nos riches, comme lui, vont-ils pleurant misère ?

LE DIRECTEUR.

Vous me gênez beaucoup, je ne puis vous le taire.

Vous avez sans cela de si gros revenus.

DURVILLE.

Mon Dieu ! dix mille écus, et pas un sou de plus.

À l’acteur.

Tous, quittant, pour jouir, une charge importune,

Ne songent même pas à régir leur fortune.

Aux gens de la pratique on laisse ce détail.

Au directeur.

Mais j’ai fait le projet de notre nouveau bail :

Lisez.

À l’acteur.

En voyez-vous dont l’infâme bassesse,

De jeunes étourdis exploitant la détresse,

Prête de vieux effets pour de l’argent comptant ?

L’ACTEUR.

Non ; ils sont usuriers bien plus honnêtement.

Mais dans huit jours je vais jouer en Angleterre,

Et mille francs, monsieur, feraient bien mon affaire.

DURVILLE.

Très volontiers. Demain vous aurez mille francs,

Et dans votre reçu vous mettrez douze cents :

C’est l’usage entre nous. Moi, j’aime à satisfaire

L’artiste dont la bourse est quelquefois légère.

Il m’est doux d’obliger.

L’ACTEUR, à part.

Quand c’est à ce denier,

Il donne son argent ; mais il le fait payer.

DURVILLE, au directeur.

Mais je veux vous convaincre. Ont-ils la vilenie

De montrer dans des riens un avare génie ?

LE DIRECTEUR, qui lit le bail.

Vous me faites payer jusqu’au papier timbré !

DURVILLE.

Par l’usage, monsieur, ce droit est consacré ;

Car je suis au-dessus de cette bagatelle :

Mais aux lois, en affaire, on doit être fidèle.

À l’acteur.

Quel homme, répondez, tyran de ses enfants,

Pour les pourvoir sans dot, va gêner leurs penchants,

Sur l’appétit des gens exercer sa lésine,

Et, le jour d’un contrat, réduire sa cuisine ?

L’ACTEUR.

Dans l’avarice on met plus de déguisement.

On peut être un vilain, quoiqu’on tranche du grand ;

Et de plus on est faux.

DURVILLE.

Votre bon goût s’égare.

Pour moi, j’observe bien, et ne vois point d’avare.

LE DIRECTEUR.

J’ai signé. Mais ce bail blesse mon intérêt.

DURVILLE.

Que de vous conserver mon cœur est satisfait !

À propos...

L’ACTEUR, bas au directeur.

Un article encore à vous prescrire.

DURVILLE.

Je venais pour cela. J’oubliais de vous dire

Que ma fille Clara dans huit jours épousait...

LE DIRECTEUR.

Ce jeune avocat ?

DURVILLE.

Non.

LE DIRECTEUR.

Pourtant elle l’aimait.

DURVILLE.

Oui ; mais il n’avait rien. Elle épouse un notaire.

Venez au bal...

LE DIRECTEUR.

Chez vous ?

DURVILLE.

Non, c’est chez le beau-père.

Il est bien mieux que moi logé pour recevoir.

On n’épargnera rien... Je compte vous y voir...

Ah ! j’ai dans votre bail oublié quelque chose.

Mon entrée au théâtre en doit être une clause.

LE DIRECTEUR.

Oui, j’y consens.

DURVILLE.

Ce droit à mes yeux est sans prix.

L’ACTEUR, à part.

C’est aussi pour cela qu’il veut l’avoir gratis.

DURVILLE.

J’userai de ce droit ; je l’ajoute à la marge.

LE DIRECTEUR.

Oui.

L’ACTEUR.

Dans plus d’un théâtre il serait une charge.

À part.

Quel homme ! Il ne voit plus d’harpagon aujourd’hui :

Pour moi, j’en connais un ; cet harpagon, c’est lui.

DURVILLE.

Une autre fois, messieurs, vous l’avouerez, j’espère,

Les hommes ne sont plus tels que les peint Molière...

Adieu.

LE DIRECTEUR.

Nous voilà seuls !

DURVILLE.

Car j’aperçois quelqu’un.

Il sort.

LE DIRECTEUR.

Je respirais déjà ! Nous changeons d’importun.

 

 

Scène IX

 

LE DIRECTEUR, L’ACTEUR, MONSIEUR LECLAIR

 

MONSIEUR LECLAIR.

Je voudrais pour demain, retenant une loge,

Sans risquer bras ni jambe, assister à l’éloge

D’un auteur que toujours j’aimai de passion.

Mais excusez encore une indiscrétion.

De Molière demain vous jouerez quelque ouvrage.

De son propre talent vous lui ferez hommage.

C’est fêter un auteur qu’applaudir ses écrits.

Eh bien (je me soumets pourtant à votre avis),

Je voudrais que parmi tant de pièces charmantes

Vous fissiez pour demain choix des Femmes savantes.

Ne pourriez-vous, monsieur, m’accorder ce désir ?

LE DIRECTEUR.

Contenter votre goût serait un vrai plaisir ;

Mais quel est le motif ?

MONSIEUR LECLAIR.

Ce n’est pas un caprice.

Par là vous me rendez un signalé service.

En jouant cette pièce, il dépendrait de vous

De rétablir la paix entre deux bons époux ;

Et vous pouvez, comblant tous les vœux de mon âme,

Rendre à moi le bonheur, la raison à ma femme.

Sans doute à mes désirs votre bonté souscrit ?

LE DIRECTEUR.

Madame a le malheur d’avoir perdu l’esprit ?

À part.

Mais ailleurs qu’au théâtre il devrait la conduire.

S’il n’était importun, vraiment il ferait rire.

Haut.

Elle pourrait ainsi retrouver le bon sens ?

MONSIEUR LECLAIR.

Oui.

LE DIRECTEUR.

Je suis directeur depuis près de quinze ans ;

Pourtant je n’ai point vu que les Femmes savantes

Produisissent jamais ces cures étonnantes.

Vous riez sûrement !

MONSIEUR LECLAIR.

Moi, monsieur ! vraiment non.

Molière s’est moqué des auteurs en jupon,

Qui, laissant leur ménage, imitent Philaminte ;

Cette race chez nous n’est pas encore éteinte.

Quelques femmes encore ont l’ennuyeux travers

De juger en docteur et la prose et les vers.

Les noms seuls sont changés. Elles sont romantiques ;

Philaminte et sa sœur étaient au moins classiques.

Jadis on se pâmait d’aise au seul mot de grec ;

Boileau n’est aujourd’hui qu’un pédant froid et sec.

Des savantes du jour la critique examine

Lequel doit l’emporter, ou Schiller ou Racine,

Et préfèrent toujours, après de longs débats,

Les auteurs étrangers qu’elles n’entendent

Leur sacrilège main, dans ce docte délire,

Sur Corneille détruit ose élever Shakespeare.

Vous les voyez prôner ces poèmes confus,

Dont on cherche le plan après les avoir lus.

Un vers bouffi de mots et vide de pensée pas.

Cause à ces beaux esprits une extase insensée.

Plus savants que l’auteur de ces profonds écrits,

Ils comprennent ses vers qu’il n’a jamais compris ;

De ma femme, monsieur, telle est la maladie.

L’ACTEUR.

Ah ! ce n’est que cela !

MONSIEUR LECLAIR.

Cette triste manie

En troublant son esprit a changé son humeur ;

Les grâces ont fait place à l’air de profondeur.

Que dis-je ? Son cœur même, où je trouvais naguère

Une épouse accomplie, une excellente mère,

Est froid pour son mari, néglige ses enfants.

Elle fait des journaux, compose des romans.

Contre nos grands auteurs lorsqu’on soutient la guerre,

A-t-on du temps encor pour être épouse et mère ?

Et quand du goût en France on réforme les lois,

D’élever ses enfants prend-on le soin bourgeois ?

Elle aime à discuter. Du style romantique

Elle admire surtout la sottise exotique.

Moi, je tiens pour Boileau...

LE DIRECTEUR.

Dites pour la raison.

MONSIEUR LECLAIR.

Ces débats me feront déserter ma maison :

À Shakespeare un matin je cèderai la place.

Quand je dis des Cotins de son nouveau Parnasse :

« L’esprit en les lisant n’y saurait rien trouver ; »

« – Non, ils ne pensent pas, mais ils vous font rêver, »

Répond-elle d’un ton gravement ridicule.

Je n’y peux plus tenir : en vain je dissimule.

Elle fait à ma fille estropier l’anglais,

Au lieu de lui montrer à bien parler français.

Quel besoin une femme a-t-elle de deux langues ?

On traite mes discours d’insipides harangues ;

Mes conseils et mes vœux n’ont pu rien obtenir.

Par un moyen nouveau j’espère la guérir,

Si vous voulez, monsieur, servir mon artifice.

LE DIRECTEUR.

Croyez que je suis prêt à vous rendre service.

MONSIEUR LECLAIR.

Je veux du ridicule essayer le pouvoir :

Où la raison échoue, il est le seul espoir ;

Et mieux que mes sermons Bélise et Philaminte

Remédieront au mal dont ma femme est atteinte :

Elle reconnaîtra qu’elle doit sans éclat

Lire, juger des vers, mais non en faire état ;

Qu’il vaut mieux discuter son budget domestique

Que déraisonner pour ou contre le classique.

Fidèle à son mari, délaissé pour Schiller,

Ma femme va me rendre un cœur qui m’est si cher.

Je la vois, en rentrant, saisir ses vers, sa prose,

Qu’elle veut mettre au jour, dont chacun déjà glose ;

Et, prévenant le sort de tant de beaux écrits,

Dans la flamme étouffer ses enfants inédits.

C’est ainsi que demain, en jouant cet ouvrage,

Vous pouvez rétablir la paix dans mon ménage.

LE DIRECTEUR, à part.

Il le faut contenter pour s’en débarrasser.

Haut.

On le jouera, monsieur, et je vais l’annoncer ;

S’il ne tient qu’à cela, madame est corrigée ;

Et de Molière ici la gloire est engagée :

Je suis jaloux de voir ce moyen réussir.

Convertir une dame est un rare plaisir.

Quelque puissant qu’il soit, jamais, je vous l’assure,

Molière n’aura fait une plus belle cure.

Voici votre coupon.

MONSIEUR LECLAIR.

Mon cœur reconnaissant...

LE DIRECTEUR.

Pour notre pièce, aussi, vous serez indulgent...

MONSIEUR LECLAIR.

Mes mains, comme mon cœur, seront reconnaissantes.

LE DIRECTEUR.

J’accepte pour l’auteur ces offres bienveillantes.

Du grand nom de Molière il couvre un faible essai.

MONSIEUR LECLAIR.

Tout ira bien ; du moins, c’est le vœu que je fais.

LE DIRECTEUR.

Mais par quelques bravos raffermissez son âme.

MONSIEUR LECLAIR.

Demain vous me verrez en loge avec ma femme.

Il sort.

 

 

Scène X

 

LE DIRECTEUR, L’ACTEUR

 

LE DIRECTEUR, reprenant son travail.

Mais j’ai perdu ma rime... Un démon nous poursuit !

Nous jouons les Fâcheux vraiment... quel est ce bruit ?

UN ÉTRANGER, dans la coulisse.

Permettez...

LE GARÇON.

Non, monsieur, je ne puis...

L’ÉTRANGER.

Ah ! de grâce...

LE GARÇON.

Il est sorti.

L’ÉTRANGER.

Prétexte !

L’ACTEUR.

Il veut forcer la place.

LE DIRECTEUR.

Il faut se résigner et finir ces débats.

Laissez entrer monsieur, quoique je n’y sois pas.

Voyons, que me veut-il ? Cet importun m’assomme.

 

 

Scène XI

 

LE DIRECTEUR, MONSIEUR BRÉVAL, L’ACTEUR

 

MONSIEUR BRÉVAL.

Monsieur le directeur ?...

LE DIRECTEUR.

C’est moi.

À part.

Que veut cet homme ?

MONSIEUR BRÉVAL.

J’interromps vos travaux, j’en suis désespéré ;

Mais je m’y vois contraint par un devoir sacré,

Et lorsqu’à notre cœur parle la conscience,

On doit sacrifier, je crois, la bienséance.

LE DIRECTEUR, à part.

Quel début !

MONSIEUR BRÉVAL.

Le spectacle annoncé pour demain

(Vous le reconnaîtrez, monsieur, j’en suis certain)

Offense gravement la morale publique.

LE DIRECTEUR.

Expliquez-moi, de grâce, une telle critique !

MONSIEUR BRÉVAL.

Vous la sentez vous-même, et vous allez changer

Ce dangereux spectacle.

LE DIRECTEUR.

Et quel est ce danger ?

Les pièces qu’on jouera n’ont rien de condamnable :

On ne changera rien, l’affiche est immuable.

MONSIEUR BRÉVAL.

De l’ouvrage nouveau vous connaissez l’auteur ?

LE DIRECTEUR.

Beaucoup, monsieur.

MONSIEUR BRÉVAL.

Demain sa poétique ardeur

En plein théâtre doit fêter votre Molière ?

LE DIRECTEUR.

Que dites-vous ? Molière est à la France entière !

MONSIEUR BRÉVAL.

Toutefois à l’auteur transmettez un avis.

LE DIRECTEUR.

Et quel est-il ? Parlez ; ils seront tous bien pris.

MONSIEUR BRÉVAL.

C’est de garder pour lui sa pièce sur Molière.

LE DIRECTEUR.

Pour un auteur, monsieur, le conseil est sévère.

Mais quels sont les défauts que vous y reprenez ?

Car vous la connaissez, vous qui la condamnez.

MONSIEUR BRÉVAL.

Pour juger un écrit faut-il donc le connaître ?

Le sujet...

LE DIRECTEUR.

De la pièce est le meilleur, peut-être :

L’éloge de Molière.

MONSIEUR BRÉVAL.

Et c’est son beau sujet

Qui d’un juste scandale est à mes yeux l’objet.

LE DIRECTEUR.

Comment ! fêter Molière est pour vous un scandale !

MONSIEUR BRÉVAL.

Oui, monsieur ; cet auteur offense la morale.

LE DIRECTEUR.

De Tartufe, sans doute. Est-ce là le péché

Dont je vous vois, monsieur, si fort effarouché ?

C’est des esprits mal faits la critique banale.

MONSIEUR BRÉVAL.

Non, je ne puis souffrir cet auteur. La morale...

LE DIRECTEUR.

Eh ! de l’hypocrisie il ose la venger.

MONSIEUR BRÉVAL.

C’est un prétexte faux pour la mieux outrager.

LE DIRECTEUR.

Son art même a rendu le crime ridicule ;

En France, c’est punir. Laissez un vain scrupule.

MONSIEUR BRÉVAL.

Non ; c’est des gens de bien qu’il voulut se moquer.

LE DIRECTEUR.

Dites des imposteurs qu’il a su démasquer.

C’est de Louis-le-Grand offenser la mémoire,

Du vainqueur de Rocroi calomnier la gloire.

Ont-ils pu, vertueux, combler de leurs faveurs

Un coupable écrivain qui corrompait les mœurs ?

Le Tartufe a pour lui leur immortel suffrage.

MONSIEUR BRÉVAL.

Quels maux n’a pas causés cet infernal ouvrage !

Il a tout corrompu. Notre âge en est témoin.

Jadis...

LE DIRECTEUR.

Avant Tartufe ! Ah ! c’est dater de loin.

MONSIEUR BRÉVAL.

Un homme comme moi, qu’un zèle ardent enflamme,

Qui, ne renfermant pas sa vertu dans son âme,

Par ses discours, son air, ose la publier,

Et l’affiche partout afin d’édifier,

Eût par ces seuls dehors inspiré de l’estime.

LE DIRECTEUR.

Et trouvé dans Orgon une sotte victime.

Il a de l’imposteur aboli l’art grossier ;

Mais l’homme vertueux doit l’en remercier :

Ce n’est pas là, je crois, le sujet de vos plaintes.

MONSIEUR BRÉVAL.

On n’a plus cette foi dans les pratiques saintes ;

L’homme de bien n’est plus respecté maintenant.

LE DIRECTEUR.

Pardon ; mais il faut être homme de bien vraiment.

Vous confondez ici la chose et l’apparence ;

L’estime est aujourd’hui la juste récompense

Qu’une piété vraie obtient de tous les cœurs.

On ne l’accorde pas à des dehors trompeurs, 

Et c’est une vertu sincère, simple, humaine,

Qu’à présent on respecte.

MONSIEUR BRÉVAL.

Une vertu mondaine.

LE DIRECTEUR.

Eh ! ce monde, ce sont tous les hommes, c’est vous.

MONSIEUR BRÉVAL.

Ce monde est un enfer.

LE DIRECTEUR.

Que nous chérissons tous.

Distinguez d’un faux zèle un zèle ardent, mais sage ;

Cette piété douce à qui l’on rend hommage,

Soumise aux lois du ciel, ne veut point le venger,

Par ses exemples seuls prétend nous corriger :

De son cœur généreux l’active bienfaisance

Des hommes, quels qu’ils soient, console la souffrance,

Des maisons de douleur court braver l’air infect,

Pour mieux calmer les maux soutient leur triste aspect,

Secourt le malheureux flétri par la justice,

Et sans blesser les lois adoucit son supplice :

Du plus affreux cachot elle perce la nuit,

Et l’aumône avec elle y pénètre sans bruit.

D’une telle vertu plus d’un modèle auguste

Réfute hautement votre censure injuste.

Je pourrais vous nommer ces citoyens, ces grands,

Devenus tous égaux pour être bienfaisants ;

De qui l’humanité, par un pacte sublime,

S’unit pour abolir la misère et le crime.

C’est cette piété qu’on révère en tout temps.

Molière l’a louée en des vers éloquents.

Tenez, pour dissiper vos scrupules extrêmes,

Je vais, si vous voulez, vous citer ses vers mêmes ;

Vous montrer qu’il a su distinguer avec soin

Le vrai zèle du faux.

MONSIEUR BRÉVAL.

Non, il n’est pas besoin.

Brisons ; mais retenez cet avis charitable :

Votre auteur doit brûler une pièce coupable ;

S’il la donne demain, dites-lui de trembler.

LE DIRECTEUR.

Vous n’irez pas la voir ?

MONSIEUR BRÉVAL.

J’irai pour la siffler.

LE DIRECTEUR.

Un homme comme vous ferait une cabale ?

MONSIEUR BRÉVAL.

Tous les moyens sont bons pour venger la morale.

Adieu.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

LE DIRECTEUR, L’ACTEUR

 

LE DIRECTEUR.

Voilà vraiment un homme singulier.

L’ACTEUR.

Excusez-le. Molière a gâté son métier.

LE DIRECTEUR.

Je vois avec chagrin qu’en dépit de Molière,

Et malgré tant de gens d’une vertu sincère,

Tartufe a parmi nous laissé des rejetons.

L’ACTEUR.

Mais Molière a détruit la race des Orgons.

 

 

Scène XIII

 

LE DIRECTEUR, L’ACTEUR, ANAÏS

 

ANAÏS.

Demain soir seulement mon congé me rappelle ;

Je reviens aujourd’hui.

LE DIRECTEUR.

Fort bien.

L’ACTEUR, à part.

C’est l’infidèle.

LE DIRECTEUR.

Plus d’un acteur oublie, avec nos chers voisins,

De bien compter les jours en comptant leurs florins.

ANAÏS, à l’acteur.

Apprenez, cher Léon, mon heureuse fortune ;

Car la gloire entre amans n’est-elle pas commune ?

J’ai su plaire au public. Léon m’était présent,

Et l’amour fut l’appui de mon faible talent ;

Je vous dois mon succès, je vous en fais hommage...

Mais quel chagrin paraît troubler votre visage ?

LÉON.

Moi ! point.

ANAÏS.

Que les bravos n’allaient-ils jusqu’à vous !

C’était mon seul regret.

LÉON, à part.

J’étouffe de courroux.

ANAÏS.

Vous ne partagez pas ma gloire et mon ivresse ?

LE DIRECTEUR.

Il médite avec moi l’intrigue d’une pièce.

LÉON.

Vous dites qu’à Bruxelles on vous fit bon accueil ?

ANAÏS, à part.

Qu’il est froid !

LÉON, à part.

Insensé ! j’en conçois de l’orgueil.

Je l’aime encor.

Haut.

Tant mieux. Quel est le personnage

Où surtout du public vous eûtes le suffrage ?

ANAÏS.

Célimène.

LE DIRECTEUR.

Comment ! pouviez-vous en douter ?

Son art au naturel sait le représenter.

LÉON.

Ce mot me plaît.

À part.

Il faut que ma vengeance éclate,

Et de cette façon je confondrai l’ingrate.

Haut.

Ce rôle est admirable ; il séduit. Tous les traits,

Je ne le sais que trop, en sont justes et vrais.

Mais estimeriez-vous une femme semblable ?

ANAÏS.

Moi ? non.

LÉON.

Vous la trouvez sans doute inexcusable

D’admettre en sa maison vingt amants à la fois,

Sans que sur aucun d’eux elle fixe son choix ?

ANAÏS.

Sans doute.

LÉON.

Vous taxez, non pas d’étourderie

Ou de légèreté, mais de coquetterie,

Une femme qui flatte et trompe tour à tour,

Jure à tous ces galants un exclusif amour,

Et, dans des billets doux que sa main leur adresse,

Distribue à chacun une égale tendresse ?

ANAÏS.

Je dirai plus. Ces tours me semblent des forfaits.

Alceste fait très bien de rompre pour jamais.

Mais je voudrais savoir où ce discours nous mène.

LÉON.

Vous voulez le savoir ? Vous êtes Célimène.

Lisez.

Il lui donne les billets.

ANAÏS.

L’allégorie est galante, vraiment.

Et voilà le motif de votre emportement ?

LÉON.

Quoi ! vous ne faites pas à Selmour la promesse

D’accueillir sa visite ?

ANAÏS.

Eh ! c’est par politesse.

Moi ! j’aimerais Selmour, ce doyen des galants,

Qui va partout offrir un cœur de soixante ans,

Dans un froid madrigal qu’il vous jette à la tête,

À moins qu’en son discours son asthme ne l’arrête ! 

De nos deux Opéra périodique appui,

Qui d’un théâtre à l’autre alterne son ennui,

Dit un brava du banc où siège la critique,

Et déclare en bâillant qu’il est fou de musique !

LÉON.

Au jeune d’Anglemont...

ANAÏS.

Qui ! cet original,

Toujours éperonné sans avoir de cheval ?

D’une société si maussade et si plate ?

Qui met tout son esprit au noud de sa cravate ?

Petit-maître grossier qui croit avoir bon ton,

Et, la cravache en main, entre dans un salon ?

Lovelace innocent, publiant pour mieux plaire

Les infidélités qu’il n’a jamais pu faire,

Qui promène en tout lieu son air fat et guindé,

Et lorgne les passants pour être regarde ?

LÉON.

Vous jurez de l’aimer.

ANAÏS.

Mais c’est une formule.

LÉON.

À cet autre, comme eux, sans doute ridicule...

ANAÏS.

Il m’avait poliment invitée à son bal ;

C’est lui qui sort d’ici.

LE DIRECTEUR.

Notre homme si moral !

LÉON.

De son cœur, par ces mots, vous agréez l’hommage.

ANAÏS.

Je le remerciais. C’est un billet d’usage.

LÉON.

Oui, vous avez raison : je vois que seul j’ai tort,

Je vous calomniais dans mon jaloux transport ;

De chimères vraiment mon esprit se tourmente,

Et vous trouvez à tout une excuse excellente.

Ce qui dans Célimène était un crime affreux

Est innocent chez vous, n’offense point mes feux.

Moi, je me crois trahi : vous venez de m’apprendre

Le parti qu’en ce cas l’homme d’honneur doit prendre.

Je ferai comme Alceste, et je romps pour jamais.

Je le dois ; j’oublierai vos perfides attraits.

ANAÏS, riant.

Ah ! vous êtes Alceste et prenez son langage ;

Vous choisissez, mon cher, un fort beau personnage ;

Mais voyons, de son nom vous voilà revêtu ;

Pour être aussi sévère, avez-vous sa vertu ?

Épris de Célimène, Alceste n’aime qu’elle ;

Son âme à chaque instant sent une ardeur nouvelle ;

D’aucune autre son cœur n’aperçoit la beauté :

C’est son bien, son bonheur, c’est sa divinité ;

Il ne courtise point les nouvelles actrices,

D’un amour passager ne suit point les caprices.

Fidèle, d’une amante invoquant le serment,

Il a droit d’être aimé, car il aime vraiment.

Quand vous approcherez de ce parfait modèle,

Il vous sera permis de me chercher querelle.

Jusque-là, faites-moi grâce de la leçon.

LÉON, à part.

Allons ! c’est moi qui vais lui demander pardon.

LE DIRECTEUR.

De notre misanthrope excusez la jeunesse ;

S’il en a la folie, il en a la tendresse.

ANAÏS.

Qu’il ne soit plus jaloux.

LÉON.

Oui, je vous le promets.

Soyez témoin, mon cher, de ce traité de paix ;

Recevez mes serments ; mais qu’elle me promette

De n’écrire qu’à moi, de n’être plus coquette.

ANAÏS.

Encore !

LE DIRECTEUR.

Pourra-t-elle accomplir de tels vœux ?

Vous lui défendez là de plaire à tous les yeux.

LÉON.

Je vous ai fait injure, et je suis seul coupable.

ANAÏS.

Je ne puis à ces mots rester inexorable,

Puisque vous avouez que vous seul avez tort ;

Et pour prix seulement de ce galant effort,

Je jure à votre amour follement inquiète,

Si je le fus jamais, de n’être plus coquette.

LÉON.

Ah ! jouez Célimène, et ne l’imitez plus.

LE DIRECTEUR.

Laissons là maintenant des discours superflus.

Qu’on n’entre plus, surtout : avec la politesse,

Nous ne pourrions jamais achever notre pièce.

Par des fâcheux divers je me vois harceler.

Ah ! vous tous qui voulez applaudir ou siffler

La pièce que demain je dédie à Molière,

Messieurs les importuns, laissez-moi donc la faire !

L’ACTEUR.

Elle est faite.

LE DIRECTEUR.

J’en suis presque au commencement !

L’ACTEUR.

En vous interrompant ils vous aidaient.

LE DIRECTEUR.

Comment ?

L’ACTEUR.

Mon plan d’un long travail vous épargne la peine.

Mettez tout simplement ces fâcheux sur la scène ;

Transcrivez leurs discours, et votre ouvrage est fait.

Vous avez de Molière un éloge complet.

Vous voulez, dites-vous, que la pièce nouvelle

Montre de ses écrits l’influence éternelle ?

Prouve qu’il a formé, qu’il forme encor les mœurs ;

Que sa gaîté bannit les plus sombres humeurs ;

Qu’il a fait, en un mot, de ses savants ouvrages,

La leçon, le plaisir, l’amour de tous les âges ?

Ce banquier, dégoûté par ses écrits plaisants

De l’honneur ruineux d’être l’ami des grands,

Et sauvé, grâce à lui, d’un noble mariage,

Apprendra que Molière, offrant leur propre image

À ces petits bourgeois avides de grandeurs,

Pourrait leur épargner de fatales erreurs.

Le classique mari de cette docte belle,

À qui le romantisme a brouillé la cervelle.

Et qui de son ménage a banni le repos,

Montrera poliment que ces plaisants tableaux,

Où d’un trait immortel il a peint des pédantes,

Sont encor le portrait de nos femmes savantes ;

Emma, qu’il peut servir aux prudes d’à présent,

Douairières vertus qui savent chastement,

Dans la société comme aux jeux de la scène,

À des mots innocents trouver un sens obscène ;

L’Anglais à qui Molière a rendu la santé,

Qu’il guérit du chagrin mieux que la Faculté ;

Durville, qu’Harpagon, en déguisant son vice,

N’a que civilisé sa grossière avarice ;

Cet homme au regard, faux, dont j’ignore le nom

Du bon monsieur Tartufe intrépide patron,

Que Molière a vengé la vertu franche et pure

Du tort qu’en l’imitant lui cause l’imposture ;

Que le lâche hypocrite est perdu pour jamais

Du moment qu’au grand jour on a montré ses traits ;

Montrant Anaïs.

Nous enfin, qu’il guérit et de la jalousie,

Et, vous le promettez, de la coquetterie.

LE DIRECTEUR.

Oui, j’adopte ce plan : il montre au spectateur

Quel fruit l’on peut tirer de ce sublime auteur ;

Qu’il est encor nouveau même au temps où nous sommes ;

Que Molière en ce monde où périssent les hommes,

Mais non pas les travers du pauvre genre humain,

Seul des siècles divers est le contemporain.

Tout est prêt maintenant pour cette fête auguste ;

Que de Molière ici l’on apporte le buste ;

Couronnons entre nous ce poète divin,

Et nous aurons joué la pièce de demain.

Tous les acteurs paraissent et couronnent le buste de Molière.


[1] M. Andrieux a dédié à mademoiselle Mars sa charmante comédie du Manteau. On éprouve ici un bien grand plaisir à rendre un respectueux hommage à son caractère et à son talent.

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