Mistriss Siddons (Adolphe DE LEUVEN - Victor LHÉRIE)

Comédie-Vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 1er août 1836.

 

Personnages

 

SIR ARTHUR NELVIL

JACOBSON, vieux professeur de philosophie et de morale à l’université d’Oxford

AMÉLIA SIDDONS

GEORGINE NELVIL, femme d’Arthur

 

Le premier acte se passe à Oxford, chez sir Arthur ; le second chez mistriss Siddons, en 1788.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon élégant. Porte au fond, et portes latérales. La porte à droite de l’acteur est celle de l’appartement d’Arthur. La porte à gauche, celle de la chambre de Georgine. Une table sur le devant du théâtre à gauche.

 

 

Scène première

 

GEORGINE, seule, assise auprès de la table

 

Neuf heures !... et pas encore rentré... Voilà la première fois qu’il passe la nuit hors de sa maison... Les domestiques, que vont-ils penser ?... Et cependant aucune affaire n’a pu l’obliger... si... si... quelque affaire importante, indispensable l’aura retenu... je dois... j’ai besoin de le penser, car, autrement, j’en mourrais de chagrin !...

Se levant.

 Ah !... c’est lui !... c’est Arthur !... Pas un mot de reproche... tout ce qu’il me dira pour s’excuser... je m’efforcerai de le croire...

S’essuyant les yeux.

Qu’il ne voie pas que j’ai pleuré !

Elle passe à droite du théâtre.

 

 

Scène II

 

GEORGINE, JACOBSON

 

GEORGINE.

Monsieur Jacobson !...

À part.

Ce n’est pas encore lui !

JACOBSON, entrant, avec des livres sous le bras.

Bonjour, mistriss Nelvil !

GEORGINE.

Bonjour, bonjour, mon bon monsieur Jacobson !

JACOBSON.

Déjà levée !... je ne m’attendais pas au plaisir de vous embrasser de si bon matin... Avant de me rendre à mon cours, je venais seulement pour remettre à votre domestique quelques livres que vous m’avez demandés pour vous distraire mais on m’a dit que vous pouviez me recevoir, je suis entré.

Il pose les livres sur la table.

GEORGINE.

Et vous avez bien fait... notre maison n’est-elle pas la vôtre ?... n’êtes-vous pas pour nous un second père ?...

JACOBSON.

Et c’est tout naturel... Voyez-vous, Georgine, nous autres professeurs anglais, nous ne croyons pas avoir rempli notre tâche quand nous avons enseigné à un élève les sciences et les belles-lettres... nous ne lui disons pas : « Mon garçon, tu sais le grec, les mathématiques, l’histoire et la géographie ; tu n’as plus besoin de nous... entre dans le monde... reste pauvre, fais fortune, deviens dupe ou fripon, c’est ton affaire maintenant. » Non, non !... Nous considérons autrement notre mission sur terre... Notre sollicitude suit nos élèves hors de l’université ; et, dans les soucis, les embarras de la vie, ils sont bien aises quelquefois de retrouver nos conseils et notre vieille expérience... ces leçons-là ne se paient pas au cachet.

GEORGINE.

Je sais quelle est votre bonté...

JACOBSON, poursuivant.

Mais c’est surtout à mon élève de prédilection, à mon petit Arthur, que je réserve toute ma tendresse... Il arriva à l’université d’Oxford orphelin, sans aucun protecteur... Je m’attachai à lui, je développai ses heureuses dispositions, son caractère généreux, et il ne tarda pas à devenir la gloire de nos classes... Ancien ami de votre famille, j’eus le bonheur de former votre union... Il est vrai que quelques prétendus amis lui avaient mis en tête des idées extravagantes, en fait de mariage... on lui avait persuadé qu’une femme artiste, musicienne, poète, une femme brillante, superficielle enfin, ferait seule sa félicité... mais moi, je lui ai dit au contraire : « Épousez une femme simple, bonne, qui mette toute sa science à vous bien aimer. » Il m’a écouté, et vous voilà mistriss Nelvil... n’ai-je pas bien fait ?... Il a un ange de bonté pour femme, un autre petit ange pour fille, et le bonheur intérieur, le seul donné à l’homme sur la terre !

GEORGINE, à part, soupirant.

Le bonheur !

JACOBSON, poursuivant.

Il vous est bien survenu quelques légères querelles, mais, bah ! ce n’est rien ; on se raccommode... on s’en aime mieux après...

Air de Julie.

J’en offre l’exemple, moi-même,

Depuis trente ans que je suis marié ;

Malgré ma patience extrême,

Je suis matyr de ma douce moitié.

Si, le matin, pour la plus simple cause,

Nous n’avions pas ensemble un différend,

Sur mon honneur, je croirais, en sortant

Avoir oublié quelque chose.

GEORGINE.

Bientôt neuf heures et demie !...

JACOBSON.

Neuf heures et demie, et Arthur dort encore... il faut que j’aille le réveiller, ce paresseux-là !

Il se dirige vers la chambre à droite.

GEORGINE, l’arrêtant avec embarras.

Non, non, monsieur Jacobson !

JACOBSON.

Est-ce qu’il serait malade ?

GEORGINE.

Je ne puis rien vous cacher...

Avec effort.

Il n’est pas rentré !

JACOBSON, étonné.

Il n’est pas rentré !...

À part.

Je me doute pourquoi...

Avec chagrin.

Ah ! madame d’Amalfi !... madame d’Amalfi !...

GEORGINE.

Que dites-vous d’une pareille conduite ?

JACOBSON, avec embarras.

Et savez-vous quelle est la cause de son absence ?

GEORGINE.

Hier au soir, il paraissait contrarié... comme je lui demandais le motif de son chagrin, il s’est emporté, il s’est écrié que je le tyrannisais, et s’est retiré dans son appartement, que voici.

Montrant la porte à droite.

Car, depuis trois mois, il a désiré que nous eussions chacun le nôtre... Je n’ai pas voulu qu’il restât facile avec moi ; je suis allée le retrouver... il n’y était plus... J’ignore où il a passé la nuit !

JACOBSON, prenant un air d’assurance.

Voyons, voyons, Georgine, il ne faut pas que cela vous donne des inquiétudes... tant d’affaires peuvent retenir un homme loin de son domicile !... il est peut-être allé hier à la campagne... et le mauvais temps...

GEORGINE.

Il a fait la plus belle nuit...

JACOBSON.

Il sera allé au club, et aura commencé une petite discussion politique, qui ne finira qu’à dix heures du matin...

GEORGINE.

Il n’y va jamais !

JACOBSON.

J’y suis l’amour de la science... oui, c’est cela, je le parierais... l’amour de la science... On parle d’une nouvelle comète Arthur est assez bon astronome... il aura passé la nuit à l’attendre à l’observatoire de notre université... voilà toute l’histoire... Ne vous mettez donc pas martel en tête ; et, loin de penser ceci, de penser cela... dites-vous tout simplement : « Mon mari a passé la nuit à attendre la comète. »

GEORGINE, souriant.

Vous cherchez toujours à l’excuser... Merci, merci pour lui, monsieur Jacobson.

JACOBSON.

Allons, allons, il faut vous distraire. Je vous apporte des livres que j’ai dit à ma femme de mettre de côté...

Il va les prendre sur la table.

Ils sont fort amusants...

Il en ouvre un.

« Traité de Philosophie de Locke. » Qu’est-ce que c’est que cela ?

Il en ouvre successivement plusieurs.

 « Jardin des Racines grecques. » – Ah ça ! ma femme est folle !... « Théâtre de Shéridan. » À la bonne heure !... Celui-ci vous amusera.

Il dépose les livres sur la table.

GEORGINE.

Que vous êtes aimable de vous occuper ainsi de moi !... Oh ! oui, j’ai grand besoin de distractions !...

JACOBSON.

Aussi, je regrette bien pour vous l’absence de votre charmante camarade de pension, cette respectable mistriss Siddons.

GEORGINE.

Ma pauvre Amélia !... je ne l’ai pas vue depuis qu’elle est veuve... elle n’a pu assister à mon mariage... mais j’ai reçu, hier, une lettre d’elle qui m’annonce sa prochaine arrivée à Oxford...

JACOBSON.

Ah ! tant mieux !... vous allez donc revoir votre meilleure amie...

GEORGINE.

Pour bien peu de temps... car elle doit repartir tout de suite pour Londres, où elle vient de contracter un brillant engagement avec le directeur de Covent-Garden...

JACOBSON.

J’ai vu ses débuts sur un des petits théâtres de notre province... et, aujourd’hui, la voilà une de nos célébrités dramatiques, une de nos gloires nationales...

GEORGINE.

Et le modèle des amies... Entraînée vers le théâtre par une vocation irrésistible, elle n’a dû ses succès qu’à son talent... son talent seul... Toujours fidèle à ses devoirs, il n’est pas de famille honorable qui ne l’accueille, et ne doive se glorifier de son amitié.

JACOBSON.

Oh ! sa conduite a toujours été irréprochable... la médisance n’a jamais osé s’attaquer à elle... et cependant...

Air : J’ai vu le Parnasse des dames.

Les actrices, je le confesse,

Sont bien à plaindre en vérité ;

Parlent-elles de leur sagesse ?

On sourit d’incrédulité

Il leur faut, c’est obligatoire,

Double vertu, sans contredit,

Puisque l’on ne veut jamais croire

Que la moitié de ce qu’on dit.

GEORGINE.

Qu’il me tarde d’embrasser mon Amélia !... elle que j’aime tant !...

JACOBSON.

Ah ! son attachement pour vous n’est pas moins sincère... Le service que vous avez rendu à sa famille doit à jamais...

GEORGINE.

Ne parlons plus de cela je vous en prie...

JACOBSON.

Si fait... de pareils traits ne doivent pas être oubliés... Quand je pense qu’il y a deux ans, avant votre mariage, son père, brave négociant, allait être forcé de suspendre ses paiements... Le déshonneur était là... mais l’amitié veillait... vous lui offrîtes votre dot, dont vous pouviez disposer... et votre générosité le sauva... Son crédit se rétablit... il vous remboursa ; mais le contraire pouvait arriver... vous compromettiez votre avenir, et vous couriez le risque de perdre un mari dans la faillite... C’est bien !... c’est beau !... c’est rare !...

 

 

Scène III

 

GEORGINE, JACOBSON, ARTHUR

 

Il entre doucement par le fond, aperçoit Jacobson et Georgine, et cherche sans en être vu à regagner sa chambre.

JACOBSON, bas, en l’apercevant.

C’est lui !... ne faites pas semblant de le voir entrer dans sa chambre.

Haut, avec affectation.

Vous dites, Georgine, qu’il va se lever... bien !

Arthur est entré dans sa chambre et a refermé sa porte.

GEORGINE, bas.

Monsieur Jacobson, je suis bien malheureuse !

JACOBSON, bas.

Du courage, ma bonne petite, et tâchez de ne pas lui faire trop mauvaise mine.

Haut.

Je veux entrer lui souhaiter le bonjour.

Il va pour entrer dans la chambre.

ARTHUR, paraissant à la porte, et du ton d’un homme à peine éveillé.

Ah ! c’est vous, mon cher Jacobson ?... Enchanté de vous voir... Vous étiez là à causer...

JACOBSON.

Nous parlions de vous, car c’est toujours le sujet de mes conversations avec votre femme...

ARTHUR.

Nous déjeunerons ensemble, n’est-ce pas ?

JACOBSON.

Je le veux bien... je ne dois me rendre à l’université qu’à onze heures, pour remplacer le professeur Smith, qui s’est laissé tomber, hier matin, du haut de sa chaire...

ARTHUR.

Tomber !

JACOBSON.

En expliquant les lois de l’équilibre.

ARTHUR.

Smith... mon ancien professeur de physique... il est blessé !...

JACOBSON.

Assez grièvement !

ARTHUR, tirant de l’argent de sa poche.

Je vous en supplie, remettez-lui ces vingt guinées... il est pauvre...

JACOBSON, recevant l’argent.

Merci pour lui, Arthur...

Bas à Georgine.

Le cœur est bon, il y a de la ressource.

GEORGINE, bas à Jacobson.

Voyez, s’il me parle seulement.

ARTHUR.

Mon bon Jacobson, chaque fois que je vous vois, vous me rappelez mes beaux jours de collège... Ce n’étaient que joyeuses réunions, bonnes et franches amitiés... Riant avenir !...

JACOBSON.

Air : Dans un Castel, etc.

Parfois, pourtant, vous maudissiez vos chaînes !

Et, malheureux à l’université,

Tous vos devoirs vous paraissaient des peines,

Vos jeunes cœurs rêvaient la liberté...

ARTHUR.

Oui, mais plus tard, avancé dans la vie,

Lorsque le monde apparaît à nos yeux...

Pauvre écolier, c’est alors qu’on s’écrie :

Ah ! l’heureux temps où j’étais malheureux !

JACOBSON.

Je vous conseille de vous plaindre, maintenant qu’avez-vous à désirer... votre fortune est bien au-dessus de vos besoins... vous avez un enfant charmant... un franc et sincère ami... et, par-dessus tout, une petite femme qui ne pense qu’à vous...

Avec intention.

Par exemple, il ne faut pas se quereller pour le moindre sujet, et surtout ne pas se bouder trop longtemps...

Bas.

Dites donc quelques mots à votre femme...

ARTHUR.

Georgine, vous ne m’en voulez pas de notre querelle d’hier soir ?

GEORGINE, avec contrainte.

Non.

JACOBSON, bas à Georgine.

Ce n’est pas là répondre... on ne dit pas sèchement... non !... on dit : Non, mon ami...

Il fait passer Arthur auprès de Georgine.

ARTHUR.

Georgine, donnez-moi la main.

GEORGINE, sanglotant.

Laissez-moi, laissez-moi, vous ne m’aimez plus.

ARTHUR.

Comment ?

GEORGINE.

Non, vous n’avez plus de confiance en moi ; quand vous avez des chagrins, c’est à d’autres que vous les confiez... ma présence vous importune, vous fatigue...

ARTHUR.

Qui peut vous faire supposer ?...

GEORGINE.

Votre intérieur vous déplaît... rentrer ici est un supplice pour vous... il ne vous suffit plus maintenant de passer la journée hors de votre maison... la nuit même...

ARTHUR, à part.

Elle sait tout !

GEORGINE.

Jusqu’à présent j’ai supporté sans murmurer votre indifférence... mais, aujourd’hui, une idée affreuse s’est emparée de mon esprit... ce cœur, si froid pour moi, ne l’est peut-être pas près d’une autre.

JACOBSON.

Georgine, que dites-vous là ?

GEORGINE.

On ne peut tromper longtemps une femme... vos fréquentes sorties, ces dépenses que vous me cachez, votre air plein de mystère et d’embarras... votre absence depuis hier soir... vous en aimez une autre !

ARTHUR.

Vous pourriez penser !...

GEORGINE.

Mais soyez plus humain, cachez-le moi... ne m’exposez pas à rougir devant nos gens, ne faites point voir le mépris que vous avez pour moi !...

Air : Renaud de Montauban.

En me livrant à ce triste abandon,

N’affichez pas du moins votre inconstance,

Et laissez-moi, seule en cette maison,

M’apercevoir de votre absence.

Si vous n’avez plus maintenant

Le moindre égard pour votre femme,

Votre respect, monsieur, je le réclame

Pour la mère de votre enfant.

ARTHUR.

Vous entendez, Jacobson... suis-je heureux ?... à peine mets-je le pied chez moi, que ce sont reproches sur reproches... accusations banales... et tout cela pour le motif le plus simple, le plus frivole...

JACOBSON, bas à Arthur.

Dites-lui que vous avez passé la nuit à attendre la comète.

GEORGINE, avec tristesse.

Arthur, ne vous fâchez pas... c’est la dernière fois que vous m’entendrez me plaindre.

ARTHUR.

Oui, mais, en rentrant chez moi, je verrai toujours un visage triste, des yeux qui viennent de pleurer, et je serai plus sensible à ces reproches muets qu’à tout ce que vous pourriez me dire... savoir que l’on rend malheureux quelqu’un, et cela sans le vouloir ; c’est un tourment de tous les instants... Tenez, Jacobson, vous êtes un brave homme, mais vous vous êtes trompé...

JACOBSON.

Comment !... que voulez-vous dire ?

ARTHUR.

Vous m’avez marié trop jeune...

Georgine va s’asseoir auprès de la table.

Au sortir de l’université, j’avais vingt ans, je me préparais avec de joyeux compagnons à faire mon tour d’Angleterre... la liberté s’offrait à moi, belle, radieuse, enivrante, je m’élançais vers elle !... vous m’avez arrêté !... toutes ces idées d’artiste, toutes ces richesses d’une imagination de jeune homme, vous me les avez fait échanger contre un positif bourgeois et glacial, contre ce que vous appelez le bonheur domestique. À vingt ans, j’ai les tracas d’un ménage, et les soucis d’un père de famille... au lieu de cette indépendance d’actions, qui ne doit compte à personne, une voix est sans cesse là, qui me dit : « Que faites-vous ?... où allez-vous ?... d’où venez-vous ?... »

JACOBSON.

Mon ami, mon élève, vous ne pensez pas ce que vous dites !

ARTHUR.

Mais c’est un parti pris, cette liberté que je n’ai pas connue à vingt ans, je veux la connaître... enfin, j’aime les voyages, et je vais...

GEORGINE.

Mais il n’y a pas trois mois que vous êtes revenu d’Écosse...

ARTHUR.

Ma résolution est prise, je veux visiter la France, et je partirai dès aujourd’hui.

JACOBSON.

Aujourd’hui !... y pensez-vous ?

GEORGINE, se levant vivement et allant à Arthur.

Partir encore !... me quitter !... oh ! non, cela ne sera pas !... Arthur, mon ami, tout à l’heure je me plaignais... eh bien ! oui... j’avais tort !... oh ! reste avec moi, tout ce que tu diras, tout ce que tu feras sera bien... jamais de questions, jamais de reproches... je n’aurai plus ce visage triste !... je serai heureuse...

S’efforçant de ne pas pleurer.

Bien heureuse !

JACOBSON.

Allons, allons, mon élève, un bon mouvement... embrassez-la, cette chère petite femme...

ARTHUR.

Tous les jours ce sont les mêmes scènes !... mon projet est arrêté... je partirai, il le faut... et je vais tout préparer...

GEORGINE.

Arthur, écoutez-moi !

ARTHUR.

Au revoir, Jacobson.

Il entre dans sa chambre à droite.

 

 

Scène IV

 

JACOBSON, GEORGINE

 

GEORGINE.

Est-ce moi qui ai tort, monsieur Jacobson ?

JACOBSON.

Non !... mille fois non !

GEORGINE.

S’il me quitte encore, je ne sais...

JACOBSON.

Du calme ! du calme ! mon enfant, nous lui ferons entendre raison... Ah ! s’il n’avait pas autour de lui de faux amis qui lui soufflent ces mauvaises idées, il serait resté le meilleur des maris, car il est bon !... Ce secours qu’il m’a donné pour le vieux Smith... j’ai reconnu mon Arthur d’autrefois.

GEORGINE.

Oh ! empêchez ce départ, Jacobson ; une voix secrète me le dit : il y a une femme dans tout cela... Arthur ne part pas seul.

JACOBSON.

Vos soupçons vont trop loin !...

À part.

Je crains bien qu’elle n’ait raison, et que la baronne d’Amalfi... cette aventurière italienne...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Mistriss Siddons !

GEORGINE.

Mon Amélia !... oh ! qu’elle vienne ! qu’elle vienne !...

Le domestique sort.

J’ai besoin de son amitié.

 

 

Scène V

 

JACOBSON, GEORGINE, MISTRISS SIDDONS

 

GEORGINE, courant à mistriss Siddons.

C’est toi, mon Amélia !... que je t’embrasse !...

MISTRISS SIDDONS.

Chère Georgine !... c’est vous, mon bon Jacobson...

JACOBSON.

Ah ! madame... permettez-moi de vous le dire, je vous trouve encore plus jolie qu’à votre départ.

MISTRISS SIDDONS, riant.

Ah ! l’université se fait aimable !... Eh bien ! ma Georgine, que dis-tu du mariage ?... c’est charmant, n’est-ce pas ?... Monsieur Jacobson, si je m’ennuie d’être veuve, je vous prierai de me choisir un mari... vous avez la main heureuse.

JACOBSON.

Ah ! madame, à ce jeu-là, il y a plus de hasard que de bonheur !

MISTRISS SIDDONS, à Georgine.

Je sais que tu as un enfant adorable... je suis curieuse de connaître ton mari.

GEORGINE, tristement.

Ah ! j’ai bien des choses à te dire.

MISTRISS SIDDONS.

Et moi, ma chère, en ai-je à te raconter !... il me faudra au moins une semaine.

JACOBSON, passant entre les deux dames.

Allons, commencez tout de suite... Je ne veux pas vous gêner dans vos petites confidences.

À demi-voix à Georgine.

Je vais aller retrouver Arthur, soyez tranquille, il restera.

À Amélia avec galanterie.

Madame, je dépose mon cœur à vos pieds.

MISTRISS SIDDONS, riant.

Décidément, l’université devient tout-à-fait galante !...

JACOBSON, entrant chez Arthur.

Oh ! nous marchons... nous marchons...

 

 

Scène VI

 

MISTRISS SIDDONS, GEORGINE

 

MISTRISS SIDDONS.

Ce cher M. Jacobson, je l’aime comme un père.

Elles s’asseyent près de la table.

Mais ton mari, je voudrais bien le voir...

GEORGINE.

Il est là... il travaille dans son cabinet.

MISTRISS SIDDONS.

C’est bien, c’est bien... ne le dérangeons pas... tu me présenteras à lui tout à l’heure ; mais, Georgine, plus je te regarde et plus je te trouve changée... Aurais-tu quelque chagrin ?

GEORGINE, embarrassée.

Tu sauras tout cela plus tard.

MISTRISS SIDDONS.

Oh ! je veux que tu ne me caches rien... car je suis ton amie, ta meilleure amie... Élevées ensemble, nous n’avons jamais eu de secrets l’une pour l’autre.

GEORGINE.

Parlons de toi, Amélia, dis-moi ce que tu es devenue, depuis ton veuvage...

MISTRISS SIDDONS.

Après la perte de mon mari, je voulais renoncer au théâtre, et je résolus de visiter les principales villes de l’Angleterre... j’ai passé la dernière saison aux eaux de Bath...

GEORGINE.

Tu as dû y trouver une brillante réunion ?...

MISTRISS SIDDONS, soupirant.

Ah ! je ne conseillerai jamais à une femme d’aller seule aux eaux de Bath...

GEORGINE.

Que veux-tu dire ?

MISTRISS SIDDONS.

Tiens, ne prolonge pas davantage l’interrogatoire.

GEORGINE.

Tu as dit tout à l’heure que nous ne devions jamais avoir de secrets l’une pour l’autre... Que t’est-il arrivé ?

MISTRISS SIDDONS.

Ah ! tu vas me rendre bien honteuse !...

GEORGINE.

Parle vite, car tu m’effrayes !

MISTRISS SIDDONS.

Depuis deux mois, j’étais à Bath... Un soir, je revenais des bains, accompagnée de ma femme de chambre, les rues étaient désertes ; mais en traversant la Grande Place, nous entendons des rires bruyants, et nous nous trouvons tout-à-coup environnées par quelques officiers de marine... ils nous adressent des paroles outrageantes et l’un d’eux me saisit Je bras en voulant m’arrêter... je crie ; Au secours ! et, par bonheur, un jeune homme accourt et prend ma défense... Sa main châtie l’insolent qui voulait m’insulter... il lui donne rendez-vous pour le lendemain matin, et me reconduit à mon hôtel...

GEORGINE.

Il ne lui est rien arrivé, j’espère ?

MISTRISS SIDDONS.

Blessé d’un coup de pistolet, à l’épaule...

GEORGINE.

Pauvre jeune homme !

MISTRISS SIDDONS.

Pauvre jeune homme ! voilà ce que je me suis dit aussi... cette blessure, c’est pour moi qu’il l’a reçue, c’est à moi de le soigner, de veiller à son chevet.

GEORGINE.

Oh ! je te reconnais bien là !... j’aurais agi de même à ta place.

MISTRISS SIDDONS.

N’est-ce pas ?... Aussi, pendant deux mois, je me fis la garde-malade de Frédéric Miller ; car c’est ainsi qu’il se nommait... Il ne voulait rien prendre que de ma main.

GEORGINE.

Pauvre jeune homme !

MISTRISS SIDDONS.

Pauvre jeune homme !... c’est ce que je me suis dit encore... Une douce intimité s’établit bientôt entre nous... il m’apprit qu’il était libre... que des raisons de famille l’avaient empêché jusqu’à ce jour de se marier, mais que bientôt son vœu le plus cher serait de me prouver toute sa vie sa reconnaissance...

GEORGINE.

Comme il t’aimait !

MISTRISS SIDDONS.

En deux mois, il se rétablit... sans cesse, il me parlait amour... mais amour seulement... car les raisons de famille étalent encore là... Un jour, il se jette à mes genoux, prend mes mains qu’il inonde de larmes, et me supplie de l’écouter... je veux le fuir... il menace de se tuer...

GEORGINE.

Ah ! mon, Dieu !

MISTRISS SIDDONS.

Émue par ses prières, j’allais peut-être me rendre indigne de ton amitié...

GEORGINE.

Amélia !...

MISTRISS SIDDONS.

Rassure-toi... j’eus encore assez de force pour lui dire : « Non, Frédéric !... non... je serai votre femme ! mais votre maîtresse, jamais !... »

GEORGINE.

Et que répondit-il ?

MISTRISS SIDDONS.

Il m’avait indignement trompée !... il était marié !...

GEORGINE, se levant.

Oh ! c’est affreux !

MISTRISS SIDDONS, se levant aussi.

Dès que j’appris sa perfidie, tout fut fini entre nous, malgré ses larmes, ses prières, je ne voulus plus le revoir... et pour échapper à ses importunités, je partis de Bath... Tu m’as entendue, Georgine... à ton tour, maintenant... j’en suis sure d’avance, tes confidences seront moins pénibles à faire que les miennes.

GEORGINE, avec tristesse.

Je n’ai rien de bien intéressant à t’apprendre... je n’ai pas quitté Oxford depuis ton départ, je ne vais plus dans le monde, je n’ai de société que ma petite fille et M. Jacobson qui vient nous voir de temps en temps.

MISTRISS SIDDONS.

Mais, dans tout cela, tu ne me parles pas de ton mari ?

GEORGINE, soupirant.

Ah !

MISTRISS SIDDONS.

J’ai deviné !... tu n’es pas heureuse...

GEORGINE, vivement.

Qui peut te faire croire ?...

MISTRISS SIDDONS.

Ah ! tu n’es pas franche avec moi : en arrivant ici, je n’ai pas vu sur ton visage cet air de contentement qui sied si bien à une jeune mariée... et, quand je te parle de ton mari, tu cherches à détourner la conversation.

GEORGINE.

Eh bien ! oui, Amélia, je n’ai pas trouvé, dans le mariage, le bonheur que je me promettais.

MISTRISS SIDDONS.

Je comprends... ton mari n’a plus pour toi les mêmes soins, les mêmes attentions...

GEORGINE.

Il me délaisse tout-à-fait, et va voyager encore pour s’éloigner de moi !

MISTRISS SIDDONS.

Ah ! il est jeune... il ne songe sans doute qu’à ses plaisirs, et toi, pendant son absence, tu penses à lui !...

GEORGINE.

Et je pleure !

MISTRISS SIDDONS.

Tu as tort... ce ne sont pas tes larmes qui le ramèneront.

GEORGINE.

Que faire ? mon Dieu !

MISTRISS SIDDONS.

Suivre mes conseils... tous les torts ne sont peut-être pas de son côté.

GEORGINE.

Comment ?...

MISTRISS SIDDONS.

Pourquoi, maintenant, cette négligence dans ta toilette ?

GEORGINE.

Je ne sors jamais !

MISTRISS SIDDONS.

Mais il sort, lui !... il voit dans le monde d’autres femmes moins jolies que toi, sans doute, mais qui savent doubler leurs attraits par une gracieuse parure... quand tu étais demoiselle, tu étais excellente musicienne ; aujourd’hui, j’en suis sûre, tu négliges ton piano...

GEORGINE.

Je n’ai plus de goût pour la musique.

MISTRISS SIDDONS.

Mais il l’aime peut-être, lui... vois-tu, Georgine, c’est fort louable de tenir bien sa maison, d’être bonne mère de famille ; mais cela ne suffit pas... il faut qu’en rentrant chez lui, ton mari puisse se dire : Ma femme est plus jolie que toutes celles que j’ai vues ; elle s’habille avec plus de goût, chante avec plus d’expression, cause avec plus d’esprit, et je serais bien fou de chercher ailleurs un bonheur que j’ai si près de moi... d’honneur ! ma femme est charmante... quoiqu’elle soit ma femme.

Air du Piège.

Pour garder le cœur d’un époux !

Ma chère, il faut faire une étude ;

Un mari se lasse, entre nous,

D’un bien dont il a l’habitude.

En vain sa femme est un trésor,

Son âme, hélas ! cesse d’en être éprise,

Pour qu’à ses yeux elle soit belle encore

Il faut qu’un autre le lui dise.

GEORGINE.

Tu pourrais avoir raison.

MISTRISS SIDDONS.

Tu dessinais à merveille... j’espère, au moins, que tu as cultivé ce talent... voyons, montre-moi ton album.

GEORGINE.

Ah ! je l’ai peu enrichi... je n’y ai ajouté que le portrait de ma petite fille, et celui de mon Arthur.

MISTRISS SIDDONS.

Donne vite... je ne pourrai pas juger de la ressemblance, mais je te dirai si tu as eu bon goût.

Elle s’assied auprès de la table.

GEORGINE, lui donnant l’album.

Tiens, regarde.

MISTRISS SIDDONS, regardant.

Oh ! la jolie enfant !

GEORGINE.

C’est ma petite Marie.

MISTRISS SIDDONS, à part, après avoir tourné quelques feuillets.

Ciel ! qu’ai-je vu !

Elle se lève.

GEORGINE.

C’est Arthur... mais qu’as-tu donc, Amélia ?

MISTRISS SIDDONS, avec contrainte.

Rien...rien... c’est parfaitement dessiné.

À part.

Il avait même pris un faux nom !

GEORGINE.

Mais tu ne me dis pas comment tu le trouves ?

MISTRISS SIDDONS, embarrassée.

Fort bien ! fort bien !

À part.

Ah ! je n’avais que du regret... maintenant, c’est presque du remords !

 

 

Scène VII

 

MISTRISS SIDDONS, GEORGINE, ARTHUR, JACOBSON

 

JACOBSON, entraînant Arthur.

Venez donc, mon cher élève, venez donc... vous serez enchanté, j’en suis sur, de mistriss Siddons...

GEORGINE.

C’est Arthur... ma chère Amélia, permets-moi de te présenter mon mari.

ARTHUR, saluant.

Je vous connaissais déjà de réputation, madame, et ma femme m’a bien souvent parlé de vous... je suis charmé de vous voir.

MISTRISS SIDDONS, avec intention.

Je regrette beaucoup, monsieur, de n’avoir pas connu plus tôt le mari de mon amie.

ARTHUR.

J’espère, madame, que vous regarderez cette maison comme la vôtre.

GEORGINE, bas à Jacobson.

Oh ! je suis contente... je ne croyais pas qu’il accueillît si bien une de mes amies.

JACOBSON, bas à Georgine.

Il est si aimable quand il veut, ce scélérat-là !

MISTRISS SIDDONS.

On m’a dit que monsieur allait faire un voyage ?

ARTHUR.

Oui... j’en avais l’intention ce matin ; mais, quoique toutes mes dispositions soient faites, il est possible que des circonstances imprévues empêchent mon départ...

GEORGINE, avec joie.

Ah ! mon ami, vous resteriez !

Allant à mistriss Siddons, et l’embrassant.

Amélia, ton arrivée m’a porté bonheur !

JACOBSON.

Et ma rhétorique donc, la comptez-vous pour rien ?... Je viens, tout à l’heure, de lui faire un discours en latin sur l’amour des lares et pénates... de aris et focis... et il reste avec nous... ô pouvoir de l’éloquence !

ARTHUR, gaiement.

Oui, mon cher professeur, votre latin est tout puissant sur moi... et, depuis un instant, ma mélancolie s’est dissipée comme un rêve... Si vous m’en croyez, nous dînerons tous ensemble... et nous ne nous quitterons pas de la soirée...

Air : Trompons-nous. (Amedée de Beauplan.)

Que le chagrin soit oublié ;

Soyons tous quatre à l’amitié !

Aujourd’hui, le plaisir,

Enfin, va nous réunir :

Quand il s’offre ici-bas,

Ah ! ne le repoussons pas !

À Jacobson.

Mon digne professeur,

Je prétends vous faire honneur,

Sur mon cœur, oui vraiment,

Le latin est tout puissant !

Nos beaux jours

Sont si courts !

L’amitié, les amours,

Seuls en charment le cours.

REPRISE DE L’ENSEMBLE. Tous excepté mistriss Siddons.

Nos beaux jours

Sont si courts !

L’amitié, les amours,

Seuls en charment le cours.

GEORGINE, à demi voix.

Monsieur Jacobson, je n’en reviens pas !... quel heureux changement !

JACOBSON, avec orgueil.

De aris et focis !

ARTHUR, à mistriss Siddons.

Daignez-vous, madame, accepter mon invitation ?

MISTRISS SIDDONS, avec embarras.

Monsieur...

GEORGINE, vivement.

Mais certainement, certainement, elle accepte ; je voudrais bien qu’elle fît des façons avec nous.

ARTHUR.

Et, si vous m’en croyez, en attendant le dîner, nous irons faire un tour de promenade...

GEORGINE, avec joie.

Ce sera charmant !... Je me rends tout de suite à ma toilette...

Bas à Amélia.

Je vais profiter de tes conseils...

À Arthur.

Mon ami, vous tiendrez compagnie à madame... Je reviens dans l’instant.

À Jacobson.

Ah ! monsieur Jacobson, monsieur Jacobson ! que je suis contente !

 

REPRISE DE L’ENSEMBLE.

Nos beaux jours

Sont si courts !

L’amitié, les amours,

Seuls en charment le cours.

Georgine rentre dans sa chambre.

 

 

Scène VIII

 

MISTRISS SIDDONS, ARTHUR, JACOBSON

 

JACOBSON.

Bravo ! bravo ! mon élève... Eh bien ! cela ne vaut-il pas mieux que de se créer des chagrins imaginaires ?... On est si bien dans sa famille, entouré de ses amis... on rit, on cause... on fait de la musique... Je suis de première force sur la contrebasse... C’est décidé, vous ne nous quitterez plus !...

ARTHUR.

Oui, ne nous quittons plus !...

À part.

Si je pouvais le renvoyer !...

JACOBSON.

Ah ! mon Dieu !... et moi qui oublie que je dois remplacer, à onze heures, le professeur Smith.

À Arthur.

Je cours bien vite, et je lui porterai ensuite moi-même le secours qu’il doit à votre bon cœur... Désolé, madame, devons quitter sitôt !

MISTRISS SIDDONS, vivement.

Je vous en prie, restez encore un moment !

JACOBSON.

Oh ! impossible !... l’exactitude est la politesse des professeurs... mais, après mon cours, je serai tout à l’amitié... Sans adieu, madame ; au revoir, mon cher élève, mon bon Arthur !...

À part.

Je ne reviens pas de l’effet de mon discours !... je ne me sens pas de joie !... De aris et focis !

Il sort par le fond.

 

 

Scène IX

 

ARTHUR, MISTRISS SIDDONS

 

ARTHUR.

Enfin, nous voilà seuls !... Amélia, je puis vous parler !...

MISTRISS SIDDONS, très froidement.

Mais, monsieur, qu’avons-nous à nous dire ?

ARTHUR.

Vous le demandez !... quand je vous retrouve après avoir si longtemps gémi de votre cruel abandon !

MISTRISS SIDDONS.

Je ne vous comprends pas, monsieur ; je ne veux pas vous comprendre... Permettez-moi d’aller rejoindre mistriss Nelvil...

ARTHUR, la retenant.

Oh ! non ! vous resterez... vous m’écouterez !... j’ai trop désiré ce bonheur, pour le voir m’échapper encore...

MISTRISS SIDDONS.

Je resterai, puisque vous m’y contraignez, monsieur... mais lâchez au moins que sir Nelvil ne me rappelle pas Frédéric Miller.

ARTHUR.

Oh ! pardon, pardon, de vous avoir caché mon nom mais ce nom se serait élevé comme une barrière entre nous deux, vous m’auriez repoussé, et je vous aimais tant !...

MISTRISS SIDDONS, avec ironie.

Vous m’aimiez, vous !...

ARTHUR.

Eh bien ! oui, j’ai eu de grands torts, je l’avoue... je demande grâce... Accablez-moi de reproches... je préfère tout à votre indifférence...

MISTRISS SIDDONS.

Moi, vous faire des reproches... mais, pour cela, il faudrait que je vous aimasse encore...

ARTHUR.

Amélia !...

Air d’Yelva.

Ces jours heureux de transports et d’ivresse,

Ces doux moments où j’étais à vos pieds,

Ces mots brûlants qui peignaient ma tendresse,

Ah ! pouvez-vous les avoir oubliés !

MISTRISS SIDDONS.

Je m’en souviens !

ARTHUR, avec transport.

N’est-ce pas un mensonge ?

Enfin, pour moi, le bonheur va briller...

MISTRISS SIDDONS.

Je m’en souviens... comme d’un mauvais songe...

Mais, grâce au ciel, j’ai su me réveiller.

ARTHUR.

Et moi, je m’en souviens comme du plus beau moment de ma vie ! Oh ! que mon existence était remplie, alors... La femme que mon imagination s’était créée, je l’avais trouvée ; elle était là !... plus belle que mes illusions ne me l’avaient faite... me consolant, me soignant, me disant de ces mots qui font croire à la félicité éternelle... Ah ! ma blessure, ma blessure ! mon lit de douleur ! et vous, vous, près de moi !...

MISTRISS SIDDONS.

Sir Arthur !...

ARTHUR.

Eh bien ! oui, Amélia, je vous aime mille fois plus aujourd’hui que dans ces cruels et délicieux moments !... mon amour a grandi par l’absence et l’abandon...

MISTRISS SIDDONS.

Assez, monsieur... si vous croyez que je n’aie plus de droits à votre respect, regardez au moins où vous êtes... Votre femme est là... pauvre femme qui est sortie d’ici, joyeuse, et croyant à votre retour sincère !... qui cherche à s’embellir pour vous, car elle vous aime de toute son âme... et c’est chez elle que vous osez...

ARTHUR.

Ma femme ! toujours ma femme ! Eh ! sans doute, je l’estime, je l’apprécie – elle a des qualités vulgaires : c’eût été la digne compagne d’un homme froid et méthodique... mais son âme peut-

elle comprendre la mienne !... ai-je trouvé en elle ce charme, cette élévation qui poétisent cette longue servitude que vous appelez le mariage !

MISTRISS SIDDONS.

Taisez-vous, monsieur, vous êtes un insensé !... Ah ! que, si vous tombiez jamais entre les mains d’une de ces femmes brillantes que vos vœux appellent, vous regretteriez bientôt ce bonheur intime, ce positif que vous repoussez avec dédain... vous seriez bientôt las de toute cette poésie et de ces élans factices qui gonflent le cœur, et ne le remplissent pas.

ARTHUR.

Mais si celle que j’ai choisie joignait à cet éclat que j’aime l’âme la plus noble, l’esprit le plus solide... si je promettais de me laisser guider par elle comme un enfant... si je jurais un mystère absolu, une prudence de tons les instants... amour pour elle seule... égards et respects pour son amie... Amélia, vous devez me comprendre... deux mots, deux mots, et je tombe à vos pieds !...

MISTRISS SIDDONS.

Pitié et mépris !

ARTHUR.

C’en est trop !... N’espérez pas que vos rigueurs me ramènent à votre amie !... Nous me repoussez... eh bien ! vous serez cause de ma ruine ; je chercherai auprès d’autres femmes, peut-être indignes de moi, une pâle image de mon bonheur passé... mon intérieur, qui me fatiguait ce matin, me fait horreur maintenant !... Mon parti est pris... je sais ce qui me reste à faire... Je partirai dès aujourd’hui... et je ne partirai pas seul...

MISTRISS SIDDONS.

Des menaces, monsieur !... que ne faites-vous encore celle de vous tuer ?...

ARTHUR.

C’en est trop !... Adieu, madame, adieu !...

ENSEMBLE.

Air de la Camarade de Pension.

Ma faiblesse est extrême,

Et je dois en rougir...

N’accusez que vous-même

Des malheurs à venir.

MISTRISS SIDDONS.

Votre audace est extrême !

Vous me faites rougir...

Cessez à l’instant même,

Ou bien je vais partir.

Arthur sort précipitamment.

 

 

Scène X

 

MISTRISS SIDDONS, seule

 

Enfin il est parti !... À tous ses transports d’amour et de dépit, mon cœur est resté de glace... et lui m’aime encore !

Elle s’assied.

Infortunée Georgine ! c’est moi qui suis la cause de ton malheur !... c’est moi qui, la première, ai jeté le trouble dans ton ménage... Cette exaltation fatale qui dévore ce jeune homme, c’est moi qui l’ai fait naître, c’est moi qui l’ai nourrie... et voilà le prix que ma reconnaissance réservait à ton dévouement !... voilà comme je paie le service que tu as rendu à ma famille, en sauvant l’honneur de mon père !... Ah ! pour te rendre à la tendresse de ton mari, je donnerais le repos de ma vie entière !...

 

 

Scène XI

 

JACOBSON, très agité, MISTRISS SIDDONS

 

JACOBSON.

Ah ! vous voici, madame ; où est Georgine ?

MISTRISS SIDDONS.

À sa toilette... Mais comme vous avez l’air agité, monsieur Jacobson ?

JACOBSON.

Pauvre petite... quand elle apprendra !...

MISTRISS SIDDONS.

Qu’est-il arrivé, mon Dieu ?

JACOBSON.

Je puis tout vous dire, à vous, qui êtes son amie... Elle vous aura sans doute fait part de ses chagrins ?

MISTRISS SIDDONS.

Oui ! oui !...

JACOBSON.

En me rendant à l’université, j’ai rencontré un des compagnons de plaisir d’Arthur... un assez mauvais sujet... qui fut aussi mon élève... Nous causons un instant, et il m’apprend que sir Arthur doit quitter aujourd’hui même Oxford, pour faire un long voyage, et qu’il part avec la baronne d’Amalfi.

MISTRISS SIDDONS.

Madame d’Amalfi !... cette intrigante italienne, qui a tant fait parler d’elle à Londres !...

JACOBSON.

Elle-même..., elle habite le château de Lisdale, aux portes d’Oxford... Depuis longtemps, elle est la maîtresse d’Arthur... heureusement, Georgine l’ignore, mais moi, je le sais, et j’ai tout essayé, près de lui, pour rompre cette funeste liaison... Car c’est une indigne créature que cette Italienne, elle est la terreur de nos familles !... Le fils d’un de nos premiers banquiers, après lui avoir livré sa fortune, pour satisfaire à ses honteuses prodigalités, n’ayant plus rien à lui offrir, et craignant d’en être abandonné, a poussé l’égarement jusqu’à contrefaire la signature de son père... et, malgré ce qu’on a pu faire pour le sauver, il vient d’être déporté à Botany-Bay.

MISTRISS SIDDONS.

Et Arthur va partir avec cette femme ?

JACOBSON.

Je viens de le rencontrer à l’instant... il avait l’air égaré, et se dirigeait à grands pas vers la demeure de la baronne...

MISTRISS SIDDONS.

Ah ! monsieur Jacobson, courez !... arrêtez-le, s’il en est temps encore !

JACOBSON.

Ce serait inutile... d’ailleurs, il faut qu’il rentre ici pour faire ses derniers préparatifs... Nous allons le voir... nous lui parlerons.

MISTRISS SIDDONS.

Monsieur Jacobson, si vous alliez chez cette femme, si vous lui disiez le désespoir dans lequel cette fuite va jeter toute une famille ; vous soulèveriez, peut-être, dans son cœur, un reste de pitié !

JACOBSON.

Elle !... elle rirait de moi, sans me comprendre... Oh ! non !... elle ne nous rendra notre Arthur que perdu, ruiné, déshonoré...

MISTRISS SIDDONS.

Ah ! Oui...

JACOBSON.

C’en est fait... je n’ai plus d’espoir.

MISTRISS SIDDONS, après avoir réfléchi.

Eh bien ! j’en ai, moi... monsieur Jacobson ; Arthur reviendra à sa femme, aussi tendre, aussi bon qu’au jour de son mariage.

JACOBSON.

Serait-il possible !... mais, madame, vous vous abusez sans doute... que prétendez-vous faire ?... vous, qui n’avez aucun pouvoir sur son âme, vous, qui le voyez aujourd’hui pour la première fois...

MISTRISS SIDDONS, avec un geste d’égarement.

Monsieur Jacobson... si vous saviez ce que je souffre... si je pouvais vous dire les combats qui se livrent en moi... Pauvre Georgine !... c’est qu’il n’y a que ce moyen... elle me le pardonnera un jour, n’est-ce pas ?

JACOBSON.

Que voulez-vous dire, madame ?

MISTRISS SIDDONS.

Malgré tout, vous me garderez votre estime ?... elle me soutiendra, me tiendra lieu de celle des autres, car vous êtes le plus honnête homme que je connaisse...

JACOBSON.

Madame, madame, expliquez-vous !

MISTRISS SIDDONS, avec entrainement.

Eh bien !...

S’arrêtant tout à coup.

Non, non... je ne saurais comment dire... attendez... attendez !...

Elle va à la table, et pendant qu’elle écrit.

Georgine !... chère Georgine, ce que tu as fait pour mon père... c’est à mon tour maintenant !...

JACOBSON, la regardant.

Quel est son projet ?... ces paroles sans suite... cette exaltation... en vérité, je m’y perds !

MISTRISS SIDDONS, après avoir plié et cacheté la lettre qu’elle a écrite.

Prenez cette lettre quand Arthur sera parti, vous la lirez... mais, vous seul, monsieur, vous seul... et que personne au monde ne sache ce qu’elle contient... sur votre honneur, monsieur !

JACOBSON, très étonné.

Je vous le jure, madame...

Il serre la lettre.

 

 

Scène XII

 

JACOBSON, MISTRISS SIDDONS, GEORGINE, en toilette

 

GEORGINE, avec gaieté.

Me voilà prête, mes bons amis

À mistriss Siddons.

Crois-tu qu’Arthur me trouve bien ainsi ? Mais, où est-il donc ?

JACOBSON, avec embarras.

Il ne tardera pas à revenir...

GEORGINE, les regardant.

Ah ça ! mais qu’avez-vous donc maintenant ?... tu soupires... monsieur Jacobson lève les yeux au ciel... que se passe-t-il donc ?

MISTRISS SIDDONS.

Rien... rien, je t’assure.

GEORGINE.

Alors, soyez donc gais comme moi.

JACOBSON, après avoir regardé mistriss Siddons qui lui fait signe.

Nous sommes d’une gaieté folle !

GEORGINE, avec joie.

Ah ! voici Arthur.

 

 

Scène XIII

 

JACOBSON, MISTRISS SIDDONS, GEORGINE, ARTHUR

 

ARTHUR, parlant au fond.

Que tout soit prêt dans un quart d’heure.

GEORGINE.

Venez donc... tenez, mon ami, regardez-moi ; ne suis-je pas à votre goût ?

MISTRISS SIDDONS.

Mais voyez donc, sir Arthur, cette robe lui va à ravir... Savez-vous que vous avez la plus jolie femme que je connaisse ?

ARTHUR, froidement.

Vous êtes indulgente, madame... je vous remercie pour ma femme.

MISTRISS SIDDONS, bas à Jacobson.

Plus rien !... plus rien pour elle !

GEORGINE, gaiement.

Allons, maintenant, partons !... Arthur, offre ton bras à madame... moi, je m’empare de M. Jacobson.

Jacobson passe à la gauche de Georgine.

ARTHUR, avec embarras.

Non... restez... je venais vous faire mes adieux.

GEORGINE.

Qu’entends-je !

ARTHUR.

Je ne puis remettre ce voyage dont je vous ai parlé ce matin, et je pars à l’instant !... La chaise de poste est en bas.

GEORGINE, avec anxiété.

Mais, mon Dieu ! qui vous oblige à nous quitter encore ?...

ARTHUR.

Des raisons indispensables... ma santé... Je vais en France...

GEORGINE, avec intérêt.

Sa santé ?...

ARTHUR, regardant Amélia.

Oui, je souffre d’une ancienne blessure...

GEORGINE, vivement.

Une blessure !... mais vous ne m’en avez jamais parlé !

ARTHUR.

La crainte de vous inquiéter...

GEORGINE.

Et quand cela est-il arrivé ?

ARTHUR.

Dans mon dernier voyage... en passant à Bath.

GEORGINE.

À Bath !... et quelle en est la cause ?

ARTHUR.

Un duel... un insolent, fort de la faiblesse d’une femme, avait osé l’insulter en ma présence...

Avec intention.

Je ne la connaissais pas cette dame, et cependant je n’ai pas hésité à exposer ma vie pour elle... Pour elle, j’ai été blessé, j’ai reçu un coup de feu à l’épaule.

GEORGINE.

Grand Dieu !...

À demi-voix à Jacobson, en désignant Amélia.

Mais regardez donc cette femme... comme elle se trouble !... comme elle pâlit !... C’était elle !... c’était elle !...

Elle tombe dans un fauteuil.

ARTHUR, se méprenant.

Rassurez-vous, Georgine, rassurez-vous... je reviendrai Bientôt.

Bas à mistriss Siddons.

Adieu, madame.

Air : Ave Maria. (De Mlle Loïsa Puget.)

Oui, je vais partir,

Il faut qu’une autre femme

Chasse de mon âme

Votre souvenir.

Je pars... s’il en arrive malheur, c’est vous qui l’aurez voulu.

Il sort parle fond.

Suite de l’air.

MISTRISS SIDDONS, s’approchant de Georgine qui est presque évanouie sur le fauteuil.

Quel destin funeste !

Mais sois sans effroi ;

L’amitié te reste

Et veille sur toi.

À part.

Oui, je vais partir,

Il faut qu’à mon amie

Je sacrifie

Tout mon avenir.

Elle sort, en faisant signe à Jacobson, qui la suit jusqu’à la porte du fond, de garder le silence. La musique continue pianissimo à l’orchestre, jusqu’il la fin de l’acte.

 

 

Scène XIV

 

JACOBSON, GEORGINE

 

GEORGINE.

Elle est partie !... Ah ! il n’y a rien sur la terre d’aussi perfide qu’une femme !... Mon Dieu ! mon Dieu !... elle... une amie d’enfance... et, ce matin, je les ai laissés ensemble... Jacobson, étiez-vous avec eux ?

JACOBSON.

Non !... je suis allé à mon cours.

GEORGINE.

Ils sont restés seuls !

Courant à la fenêtre.

Je suis trahie !

On entend le roulement d’une chaise de poste qui s’éloigne.

Ah ! je n’ai plus qu’à mourir !

Elle retombe sur le fauteuil.

JACOBSON, à part.

Comment mistriss Siddons !... c’était elle !... moi qui la croyais !...

Il ouvre la lettre que lui a remise mistriss Siddons. Après l’avoir lue.

Oh ! c’est très mal !

Il réfléchit.

Et pourtant, c’est très bien !

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un riche salon ; porte au fond ; portes latérales. La porte à droite de l’acteur est celle de la bibliothèque ; la porte à gauche, celle du jardin. Un piano, une harpe, etc. Un canapé sur le devant, à gauche ; à droite, une table.

 

 

Scène première

 

MISTRISS SIDDONS, JACOBSON

 

Ils entrent par la porte du fond.

JACOBSON.

Enfin, je vous revois, madame, après trois mois de séparation... Votre dernière lettre m’appelait à Londres, et je suis vite accouru près de vous.

MISTRISS SIDDONS.

Votre main, votre main, monsieur Jacobson, et dites-moi que vous m’estimez toujours.

JACOBSON, lui pressant la main.

N’en doutez pas, madame.

MISTRISS SIDDONS.

Je vous le demande, y avait-il un autre moyen de l’empêcher de se perdre ?

JACOBSON.

Non.

MISTRISS SIDDONS.

Enfin, il allait partir avec cette malheureuse baronne d’Amalfi.

JACOBSON.

Oui... et elle l’aurait perdu !

MISTRISS SIDDONS.

Déshonoré !... vous m’excusez, vous, monsieur Jacobson, mais le monde... que doit-il penser de moi ?... enlever un mari à sa femme... à une amie d’enfance !

JACOBSON.

Le monde... je ne puis vous le cacher, son opinion est loin de vous être favorable, mais...

MISTRISS SIDDONS.

Cela devait être... et je m’y attendais. Quand il s’agit de juger la conduite d’une femme, d’une actrice surtout, on commence d’abord par la condamner... J’ai dû faire le sacrifice d’une réputation honorable au bonheur de mon amie... et, cependant, savoir que les honnêtes gens ne prononcent votre nom qu’avec mépris, cela est bien dur, monsieur Jacobson !

JACOBSON.

Que ne connaissent-ils, comme moi, toute la pureté de votre conduite !

MISTRISS SIDDONS.

Les apparences m’accusent, et quand on me voit sans cesse avec Arthur, à la ville, au théâtre, comment ne pas croire à ma honte ? Pourtant, j’en atteste le ciel, j’ai toujours droit au respect de ce monde qui me condamne aujourd’hui. Et Georgine, elle me hait, n’est-ce pas ?

JACOBSON.

Elle vous aimait tant !... et vous m’aviez recommandé de ne rien lui laisser deviner de vos intentions... malgré cela, j’ai été vingt fois sur le point de lui dire.

MISTRISS SIDDONS.

Vous auriez détruit tout notre ouvrage... J’aurais dû peut-être n’admettre personne dans la confidence de mon projet, et ne chercher de force que dans ma seule conscience... mais au milieu de cette clameur qui allait s’élever contre moi, il me fallait un homme de bien, un seul qui comprît au moins toute ma pensée.

JACOBSON.

Ah ! si j’avais pu montrer les lettres que vous m’écriviez, celle-ci surtout que vous me remîtes le jour de votre départ d’Oxford... On aurait vu comment vous payez le service que Georgine a rendu à votre famille... on aurait vu que la reconnaissance a surpassé le bienfait...

MISTRISS SIDDONS.

Mais, depuis quelque temps, j’éprouvais le besoin de vous voir et de m’entendre avec vous, car, aujourd’hui le cœur d’Arthur est bien changé...

JACOBSON.

Ne vous abusez-vous pas ?

MISTRISS SIDDONS.

Il sait enfin ce que c’est que cette existence poétique qu’il rêvait, ses illusions de jeune homme se sont évanouies peu à peu ; il est triste, souffrant même ; il recherche la solitude, et je crois qu’il regrette un bonheur qu’il n’était pas digne de comprendre autrefois

JACOBSON.

Il se pourrait !

MISTRISS SIDDONS, soupirant.

Et bientôt il n’aura plus pour moi que de l’éloignement...

JACOBSON.

S’il pouvait vous haïr !... ce serait parfait !... je n’osais espérer un pareil succès, car la coquetterie attache plus souvent qu’elle n’éloigne.

MISTRISS SIDDONS.

Oui, d’abord... Dans les premiers temps, tout en moi lui plaisait, jusqu’à cette rigueur qu’il a vainement tenté de désarmer.

JACOBSON.

En effet, il devrait ne vous en aimer que davantage.

MISTRISS SIDDONS.

Non, car ces refus continuels, qui ne faisaient d’abord qu’accroître sa passion, doivent lui paraître maintenant le calcul d’une âme vile et intéressée. À ses yeux, je suis une de ces femmes qui ne fout de l’amour qu’elles inspirent qu’une basse spéculation... car il a tout sacrifié dans l’espoir de me fléchir... or, diamants, bijoux, propriétés... comme l’héroïne de je ne sais quel ancien drame français, j’ai tout demandé, tout obtenu.

JACOBSON.

Jusqu’à sa maison d’Oxford... la maison qu’habitait Georgine.

MISTRISS SIDDONS.

Arthur ne possède plus rien. Il fallait bien le ruiner, puisque je jouais le rôle de sa maîtresse... dites, la baronne d’Amalfi aurait-elle agi autrement ?

JACOBSON.

Non, madame.

MISTRISS SIDDONS.

Bien plus, il se trouve placé aujourd’hui dans cette position cruelle qu’entraîne toujours une liaison coupable : il a des dettes, il est tourmenté, poursuivi par des créanciers... et moi, je parais ne pas m’inquiéter de ses peines.

Air d’Aristippe.

Toujours folle et toujours légère,

Je dois, réveillant sa raison,

Lui rendre Georgine bien chère ;

Et l’éclairer par la comparaison :

Oui, grâce à mes soins, à mon zèle,

De ses erreurs le voilà revenu...

Chaque défaut, qui chez moi se révèle,

Donne à sa femme une vertu.

JACOBSON.

Affecter une telle sécheresse d’âme, un tel égoïsme !... vous si bonne, si généreuse !... cela a dû bien vous coûter...

MISTRISS SIDDONS, avec émotion.

Oui... plus que vous ne le pensez encore.

JACOBSON.

Ainsi, le moment serait venu de le rendre à sa femme ?

MISTRISS SIDDONS, péniblement.

Je dois le croire... Avez-vous amené Georgine ?

JACOBSON.

Elle est aux Armes d’Irlande, à l’hôtel près d’ici. La pauvre petite croit que je l’ai conduite à Londres pour la confier à une de mes parentes... elle s’imagine être sans ressources, et l’abandon de son mari lui paraît un malheur irréparable.

MISTRISS SIDDONS.

Chère Georgine !... quelle sera sa joie quand elle va retrouver tout ce qui attache à la vie... l’amour de son Arthur surtout !

JACOBSON.

Va-t-il bientôt venir ?

MISTRISS SIDDONS.

Voici l’heure à laquelle il se rend toujours ici.

JACOBSON.

Il sera bien étonné de m’y rencontrer.

MISTRISS SIDDONS.

Je vois déjà son embarras, sa honte.

JACOBSON.

Soyez tranquille, maintenant que nous touchons presque à l’heureux moment que nous avons tant désiré, je veux qu’Arthur le hâte encore de lui-même... Loin de faire le moraliste avec lui, je le mettrai très à son aise... j’imiterai ce philosophe grec, qui, pour inspirer à ses enfants l’horreur de l’intempérance, parut un jour à leurs yeux dans un état de complète ivresse.

MISTRISS SIDDONS.

Je vous comprends !

Soupirant.

Allons ! accomplissons notre ouvrage !...

JACOBSON.

Et qu’aujourd’hui même, je les voie l’un près de l’autre... heureux comme aux premiers jours de leur mariage !...

Air de Lestocq.

Allons, allons, courage,

Ici, tout ira bien...

Le rendre à son ménage,

Quel bonheur est le mien.

ENSEMBLE.

Allons, allons, courage, etc.

MISTRISS SIDDONS.

Il me faut du courage,

Hélas ! taisons-nous bien,

Le rendre a son ménage,

Quel devoir est le mien !

Elle fait passer Jacobson dans la bibliothèque.

 

 

Scène II

 

MISTRISS SIDDONS, seule

 

Pauvre Arthur !... lui faire regretter le passé, haïr le présent, voilà l’œuvre que je me suis imposée !...

Elle se jette sur le canapé.

J’en ai pris l’engagement envers moi... envers le ciel... il faut qu’il en vienne jusqu’à me mépriser... Oh ! que cela me coûte !... Eh bien !... n’est-ce pas le but que je veux atteindre ? n’est-ce pas là ce que je dois souhaiter ?... Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! je crains de m’être devinée... C’est qu’il m’apparaît aujourd’hui tel que je l’ai connu à Bath... noble, bon, généreux... Au moment d’accomplir mon sacrifice, mon cœur manquerait-il de force, de résignation ?...

On sonne au dehors.

Le voici !... Ah ! point de faiblesse !... reprenons avec lui ce rôle cruel... et affectons une froideur qui est bien loin de moi.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Sir Arthur !

 

 

Scène III

 

ARTHUR, MISTRISS SIDDONS, sur le canapé

 

MISTRISS SIDDONS.

Ah ! c’est vous, Arthur ?... voilà un siècle que je ne vous ai vu...

ARTHUR.

Vous savez bien que, par ordre du docteur, je n’ai pas quitté la chambre depuis cette chute de cheval que j’ai faite à Hyde-Park.

MISTRISS SIDDONS.

Ce pauvre Arthur !... en effet, je le trouve un peu changé... Si j’avais pensé que ce fût sérieux, je serais allée moi-même...

ARTHUR, avec amertume.

En effet, je m’étais flatté... je vous attendais...

MISTRISS SIDDONS, d’un ton léger.

Que voulez-vous, mon ami, je ne m’appartiens pas... le théâtre, le monde... avant hier, lecture d’un poème chez la duchesse de Kent... hier, concert chez le lord-maire... que sais-je ?... Ces grands seigneurs sont singuliers... il ne leur suffit pas de nous applaudir au théâtre, ils veulent, comme ils le disent, nous admirer de près dans leurs salons... savoir comment nous parlons... comment nous marchons à la ville ; ils nous considèrent enfin comme un objet rare d’histoire naturelle.

ARTHUR.

Oui... bals, concerts, promenades, voilà votre existence depuis deux mois.

MISTRISS SIDDONS.

Des plaintes... des regrets ?... vraiment, je n’y conçois plus rien... vous qui étiez naguère l’âme de toutes nos fêtes, l’ordonnateur de nos plaisirs, vous êtes triste, maussade, vous fuyez ce monde, qui, disiez-vous, doublait votre existence, et vous ne voyez plus mes amis qu’avec froideur.

ARTHUR.

Vous appelez cela des amis ?...

MISTRISS SIDDONS.

Moi !... je les juge ce qu’ils valent... je sais fort bien que ce n’est pas nous qui les attirons... ils viennent ici parce qu’ils s’y plaisent, et nous les recevons parce qu’ils nous amusent... Voilà le monde... nous ne devons rien exiger de plus les uns des autres.

Arthur s’assied auprès de la table à droite.

Pour moi, je préfère l’amitié douteuse, mais joyeuse et complaisante, à l’amitié vraie, moraliste et chagrine : la première m’égaie, et la seconde m’ennuie...

ARTHUR.

J’ai tort !... recevez vos amis, mais n’exigez plus que je paraisse devant ce monde frivole... D’ailleurs, le docteur a dit qu’il me fallait encore des soins et du repos.

MISTRISS SIDDONS.

Tout ce qu’il a prescrit jusqu’à présent, vous l’avez fidèlement exécuté... je le sais par mes domestiques, que j’avais mis à vos ordres, et à qui j’avais bien recommandé de ne pas vous quitter d’un instant.

ARTHUR, avec amertume.

Ils vous ont obéi... Mais n’avoir près de soi que des étrangers, que des indifférents... cela est bien triste... ce qu’il faut surtout à celui qui souffre, c’est une parole consolante, un regard de bonté... tout cela, voyez-vous, fait plus que l’ordonnance du médecin...

Il se lève.

et tout cela m’a manqué.

MISTRISS SIDDONS, à part.

Pauvre Arthur !... Mon Dieu ! donne-moi du courage.

S’efforçant de reprendre un ton léger.

Des reproches, monsieur ! Je vous le répète, je ne suis pas maîtresse de mon temps... je me dois au monde, au théâtre... et puis, voir souffrir, cela me fait mal... je suis trop sensible... Et, vous le dirai-je ?... ces soins que réclame un malade... ces détails pénibles, me font peur... ils désenchantent... Je veux, comme vous l’avez tant désiré vous-même, que notre liaison soit toute de poésie.

ARTHUR.

Cependant, le devoir... j’allais dire le bonheur d’une femme... qui nous aime, n’est-il pas, avant tout, d’être là quand nous souffrons... de...

MISTRISS SIDDONS, riant.

Que c’est ménage !... que c’est bourgeois !... que c’est mère de famille !...

ARTHUR.

Ah ! madame ! vous ne pensiez pas ainsi à Bath... quand vous prodiguiez vos soins au pauvre blessé...

Air : Quoi ! vous pleurez.

Vous étiez là... ne me quittant jamais...

Je crois encor vous voir et vous entendre.

MISTRISS SIDDONS, riant.

Dans l’intérêt de l’art, je répétais

Le rôle d’une femme au cœur sensible et tendre...

Oui, mais depuis, tant de graves travaux

Ont, au théâtre, occupe ma mémoire,

Que mon esprit, plein des rôles nouveaux,

Ne pense plus à l’ancien répertoire...

Je ne sais plus mon ancien répertoire.

ARTHUR.

Plaisanter si cruellement !...

S’animant.

Mais enfin, Amélia, quelle preuve de tendresse m’avez-vous donnée jusqu’à ce jour ?... quelle marque de confiance m’avez-vous accordée ? Nous vivons à Londres comme si nous étions étrangers l’un à l’autre... Vous avez exigé que je prisse un logement bien loin de votre hôtel... ma présence semble vous embarrasser... vous évitez de vous trouver seule avec moi... Tout le monde me croit heureux ; et quel prix ai-je obtenu de tous les sacrifices que j’ai faits pour vous ?

MISTRISS SIDDONS, riant.

Oh ! que c’est positif ! que c’est ménage !...

ARTHUR.

Amélia, est-ce donc là votre seule réponse ?

MISTRISS SIDDONS, à part.

Ah ! si je n’écoutais que mon cœur !...

Haut.

Allons, mon ami, cessez vos tendres plaintes... Vraiment, vous comprenez l’amour comme un marchand de la Cité... Mais laissons cela, je vous prie...

Elle se lève.

Viendrez-vous me voir jouer demain lady Macbeth ?

ARTHUR, piqué.

Peut-être...

MISTRISS SIDDONS.

Oh ! je suis contente de moi !... j’ai bien répète mon rôle... j’ai fait pleurer Garrick... Une seule chose me contrarie... je serai forcée de mettre cette parure que vous m’avez donnée, il y a quinze jours.

ARTHUR.

Eh bien ! madame ?...

MISTRISS SIDDONS.

Eh bien ! c’est déjà passé de mode... tout-à-fait passé... Vous viendrez me voir jouer, n’est-ce pas ? je compte sur vous... Mais qu’avez-vous donc ?... vous boudez, je crois... vous aurais-je offensé tout à l’heure ?... Pardon ! pardon ! mon ami...

Elle lui tend la main.

M’en voulez-vous encore ?

ARTHUR, avec froideur, lui donnant la main.

Non, madame, vous ne m’avez nullement offensé...

MISTRISS SIDDONS.

Je vous ai conservé ma loge... vous y serez en bonne compagnie... le jeune lord Hamilton, mon plus grand admirateur... et l’un de vos anciens amis... M. Jacobson, d’Oxford...

ARTHUR, vivement.

Jacobson ! mon professeur... lui à Londres ?

MISTRISS SIDDONS.

Il est ici... je voulais vous ménager une surprise agréable !

ARTHUR.

Ici !... comment se fait-il ?...

MISTRISS SIDDONS.

Oh ! vous ne le reconnaîtrez pas... il a dépouillé le vieil homme !... l’honnête, le bon, le gothique Jacobson est maintenant de son époque... c’est presque un homme à la mode... Eh ! tenez, le voici ?... il sort de ma bibliothèque...

 

 

Scène IV

 

ARTHUR, MISTRISS SIDDONS, JACOBSON

 

JACOBSON, entrant.

D’honneur, mistriss, cette habitation est divine !... c’est le palais d’Armide !

ARTHUR, embarrassé.

Vous, monsieur Jacobson... à Londres !...

JACOBSON.

Ce cher Arthur !... que je l’embrasse !

ARTHUR.

Combien j’ai de plaisir à vous revoir !... Biais qui vous amène ici ?

JACOBSON.

Il y avait bientôt dix ans que je n’avais vu la grande cité... ma foi, j’ai fini par m’ennuyer de cette tranquillité monotone de la petite ville...

Air : Aux braves hussards.

En secouant ma classique poussière,

Je me suis dit : « En route, il faut partir !...

« Dans une ville somnifère,

« Allons, vieillard, c’est trop longtemps languir ;

« Ton cœur se fane, il faut le rajeunir !

À la clarté je rouvre mes paupières...

Et, m’arrachant à mon épais sommeil,

Glacé, je viens au foyer des lumières

Me réchauffer à leur brillant soleil.

Voilà à peine huit jours que je suis à Londres, et déjà un changement s’est opéré dans mes idées.

ARTHUR, à part.

Quel langage !...

JACOBSON.

Vivent les grandes villes !... vivent les capitales !... Londres, surtout !... Que de richesses ! que d’équipages ! À chaque pas, on est pressé, coudoyé, éclaboussé, renversé, écrasé ! Voilà ce qui s’appelle vivre... on sent qu’on existe... Cherchez donc de ces émotions-là à Oxford !... vous n’y trouverez que ce calme plat qu’ils appellent le bonheur... Décidément, nous autres provinciaux, nous sommes de véritables momies !

ARTHUR, à part.

Je n’en reviens pas !... Est-ce bien Jacobson ?

MISTRISS SIDDONS.

Je pense que vous avez visité nos théâtres ?

JACOBSON.

Le vôtre d’abord, mistriss... Je vous ai applaudie dans les Commères de Windsor...

MISTRISS SIDDONS.

Je vous retiens pour demain...

JACOBSON.

Comment donc !... je ne veux pas manquer une seule de vos représentations, tant que je serai à Londres, et je crois que ce sera pour quelque temps...

ARTHUR.

Mais l’université... votre cours de philosophie...

JACOBSON.

J’ai d’autres projets... je vous conterai cela...

UN DOMESTIQUE, entrant.

Le joaillier de madame...

MISTRISS SIDDONS, remontant la scène.

Faites entrer au petit salon...

Elle passe entre Jacobson et Arthur.

Pardon, monsieur Jacobson, je reviens tout à l’heure... J’espère que vous passez la journée avec nous ?

JACOBSON.

Ah ! madame, vous me comblez !

MISTRISS SIDDONS.

Je veux que vous veniez tous les jours dîner ici...

JACOBSON.

Ah ! madame...

MISTRISS SIDDONS.

Je suis heureuse quand je vous vois...

JACOBSON.

Ah ! madame...

MISTRISS SIDDONS, riant.

Eh !... eh !... prenez-y garde, monsieur le philosophe... j’ai pour vous beaucoup... mais beaucoup d’amitié...

JACOBSON.

Ah ! madame, vous couronnez de roses mes cheveux blancs !

Mistriss Siddons sort.

 

 

Scène V

 

JACOBSON, ARTHUR

 

ARTHUR.

Est-ce bien vous, Jacobson ?

JACOBSON.

Qu’avez-vous donc, mon élève ?...

ARTHUR.

Ce ton léger... cette conversation frivole...

JACOBSON.

Ça vous étonne !... Avec vous... un jeune homme à la mode... n’est-il pas un vieux proverbe anglais qui nous dit : « Pense avec les sages, ris avec les fous ? » D’ailleurs me siérait-il de venir faire le pédagogue, et d’apporter ma rustique morale chez l’actrice à la mode, chez la divine Siddons ?...

ARTHUR.

Je ne vous le cacherai pas, Jacobson... votre présence m’a d’abord embarrassé... Après ce qui s’est passé... je m’attendais à de justes reproches je croyais même que c’était là le seul motif de votre voyage à Londres...

JACOBSON.

Je ne voulais pas le dire devant mistriss Siddons Eh bien ! oui... c’était là le motif de mon voyage... j’avais même fait ample provision de réprimandes et de rhétorique... mais, à peine ai-je mis le pied dans cette maudite ville, que j’en ai subi l’influence morale et physique... J’ai retrouvé d’anciens élèves qui m’ont entraîné aux clubs, aux concerts, aux théâtres... Que vous dirai-je ? Une sorte d’ivresse s’est emparée de tout mon être ; et, ce qu’il y a de pis, c’est que cette ivresse-là... je ne la trouve pas désagréable.

ARTHUR.

Quel changement étrange !...

JACOBSON.

Enfin, mon élève, je n’ai plus le courage ni le droit de vous blâmer... je comprends maintenant cette vie enivrante, pittoresque, accidentée... je comprends que l’on soit fatigué de ce bonheur quotidien qui vient nous sourire à heure fixe...Vous aviez peut-être raison... je vous ai marié trop tôt... il faut que jeunesse se passe... On doit tribut à la folie... si ce n’est pas aujourd’hui... ce sera demain... vous en voyez en moi un heureux exemple...

ARTHUR.

Comment, Jacobson... de tels principes à votre âge ?...

JACOBSON.

Il faut que jeunesse se passe !...

ARTHUR.

Mais vous avez plus de soixante ans, Jacobson ?

JACOBSON.

Il n’y a pas d’âge, mon cher élève... la vie bonne, douce, aimable, ne se compose pas d’années ; elle se compose d’émotions... Le vieillard est celui qui pleure, le jeune homme celui qui rit... Qu’importe que votre extrait de naissance marque vingt-cinq ans, si ce jour-là il vous arrive un créancier, si votre maîtresse vous abandonne, si vous faites un mauvais dîner ; mais qu’importe aussi que votre passeport à la vie date de soixante années, si ce jour-là vos yeux sont rajeunis du spectacle des arts, si votre main a pressé la main d’une jolie femme, si vous avez souri devant le chypre, et fait mousser le Champagne... Le jour de tous ces bonheurs-là, biffez, sur l’extrait de la paroisse, soixante ans... cottez hardiment vingt-cinq... et répétez avec le poète : « Mon extrait de baptême est vieux, et non pas moi... »

Air : Un page aimait la jeune Adèle.

Voilà, mon cher, ma nouvelle morale,

Et je me ris de tous les vains propos...

Ici, je veux m’amuser sans scandale !

L’ennui n’est fait que pour les sots.

Pour ma verdeur je veux qu’ou me renomme.

Et l’on dira de moi, grâce à mes soins :

Ce serait un charmant jeune homme

S’il avait quarante ans de moins !...

Enfin, Londres me plaît... j’ai promis à Mme Jacobson d’être à Oxford dans six jours... et, entre nous, j’ai bien peur de rester six mois ici...

ARTHUR.

Quitter votre femme... votre ménage !...

JACOBSON.

Ma femme !... c’est une bonne femme !... elle a des qualités solides... elle fait parfaitement le vin de groseilles... je connais son cœur... mais c’est une vieille connaissance.

ARTHUR.

Vous ne pensez pas ce que vous dites ? Jacobson... une si longue absence... quel serait le chagrin de votre femme !...

JACOBSON.

Bah !... on se fait à tout... La vôtre s’est bien résignée... la mienne fera de même...

ARTHUR, vivement.

Comment !... que dites-vous ?... Georgine...

JACOBSON.

Oui, dans les premiers temps de votre séparation, sa peine fut grande ; elle a versé bien des larmes ; mais, comme vous devez le penser, petit à petit les regrets sont devenus moins vifs, moins amers.

ARTHUR, ému.

Et dites-moi, Jacobson... sa santé ?...

JACOBSON.

Parfaite !... Toujours avec sa fille... la petite Marie, qui commence à parler... Charmante enfant !... je la vois d’ici, avec ses grosses joues bien fraiches, ses petites mains bien blanches... Oh ! c’est qu’elle sera jolie comme sa mère... ce qui n’est pas peu dire...

ARTHUR, ému.

Oh ! oui, sans doute... et dites-moi, Jacobson, croyez-vous que Georgine parle quelquefois de ?...

JACOBSON, l’interrompant.

Mais qu’avez-vous donc, Arthur ?... vous êtes bien ému, en me faisant toutes ces questions... Est-ce que par hasard ?...

ARTHUR, froidement.

Vous vous trompez... l’intérêt que je témoigne ici est tout naturel... C’est une femme honorable, à qui l’on a rien à reprocher, et qui aura toujours droit à mes respects...

JACOBSON, à part, avec joie.

Tu as beau feindre !... tu es ému... tu es ému...

ARTHUR.

Tenez, Jacobson... j’ai un tort bien grave à me reprocher. En privant ma femme de l’appui d’un époux, j’aurais dû penser au moins à son avenir... à celui de notre enfant, et ne pas disposer d’une fortune qui n’appartenait pas à moi seul...

JACOBSON.

Il est vrai, sa position devient difficile ; mais avec une stricte économie...

ARTHUR, avec douleur.

Oh ! cela est affreux !... et maintenant, je ne puis plus venir à son aide... je n’ai plus rien...

JACOBSON.

Comment ! votre fortune ?...

ARTHUR.

Faut-il vous le dire ?... j’ai tout perdu... tout donné...

JACOBSON.

Vraiment ! Georgine est à plaindre...

ARTHUR, avec embarras.

Si vous deviez retourner à Oxford, je vous prierais de lui dire combien sa situation me touche... je vous demanderais même de lui remettre... cette lettre que j’ai écrite hier...

JACOBSON.

Mais Georgine n’habite plus Oxford... elle est à Londres depuis quelques jours...

ARTHUR, vivement.

Elle est à Londres !... et vous ne me le disiez pas...

JACOBSON, feignant l’étonnement.

Voudriez-vous aller la voir ?...

ARTHUR, embarrassé.

Je voudrais lui faire parvenir cette lettre...

JACOBSON.

Rien de plus facile... elle est descendue à l’hôtel d’Irlande, en face...

ARTHUR.

Ô ciel ! mais que vient-elle faire à Londres ?...

JACOBSON.

Se placer en qualité d’institutrice, car elle ne veut être à charge à personne.

ARTHUR, avec indignation.

La femme d’Arthur Nelvil chez les autres... ah ! c’est le dernier coup !...

 

 

Scène VI

 

JACOBSON, ARTHUR, MISTRISS SIDDONS

 

MISTRISS SIDDONS, tenant à la main un écrin ouvert.

Oh ! la jolie parure !... comme ces perles et ces rubis se marient bien ensemble, regardez donc, monsieur Jacobson...

JACOBSON.

C’est du meilleur goût !...

MISTRISS SIDDONS, à Arthur.

Voyez, mon ami, j’ai changé la parure que vous m’aviez donnée contre celle-ci... Oh ! mon Dieu ! c’est une misère, cent soixante guinées !

Elle lui remet un papier.

ARTHUR, à part, froissant le papier avec rage.

Égoïsme et calcul, voilà cette femme !

Avec douleur.

Ah ! Georgine... Georgine !...

MISTRISS SIDDONS, bas à Jacobson.

Eh bien ! où en êtes-vous avec lui...

JACOBSON, de même à mistriss Siddons.

J’ai été admirable !... c’est lui qui m’a fait de la morale... c’était le monde renversé ; je le crois comme vous presque guéri !...

MISTRISS SIDDONS, avec effort.

Tant mieux !... tant mieux !...

UN DOMESTIQUE, entrant.

La voiture de mistriss...

MISTRISS SIDDONS.

Déjà l’heure de ma répétition...

À Arthur.

Mon ami, j’espère vous retrouver ici...

JACOBSON.

Je lui tiendrai compagnie... Mistriss, permettez-moi de vous offrir la main jusqu’à votre voiture...

À demi-voix.

Georgine m’attend... l’heure nous presse... j’ai plus que jamais besoin de me concerter avec vous !...

MISTRISS SIDDONS, bas, avec douleur, après avoir jeté un regard sur Arthur.

Oui... oui... venez... tout pour son bonheur !...

Elle sort avec Jacobson.

 

 

Scène VII

 

ARTHUR, seul

 

Georgine !... elle est là... là, près de moi... et dire que je n’ai plus le droit de me présenter devant elle... son cœur pourra-t-il me pardonner jamais ?... Ah ! dût-elle m’accabler de son indignation, je veux la revoir... Elle si bonne, si tendre, si naturelle... Cette Lettre, je vais la porter moi-même... tant de regrets, tant de repentir doivent pourtant la toucher !...

Il va pour sortir.

 

 

Scène VIII

 

ARTHUR, JACOBSON

 

JACOBSON, arrêtant Arthur.

Où allez-vous donc, mon cher élève ?

ARTHUR.

Une affaire de la plus haute importance m’oblige à sortir à l’instant...

JACOBSON.

Sortir, gardez-vous en bien... ou vous êtes perdu...

ARTHUR.

Que voulez-vous dire ?...

JACOBSON.

À peine mistriss Siddons venait-elle de monter en voiture, qu’un shériff, suivi de plusieurs hommes de mauvaise mine, est venu s’informer chez le concierge si vous étiez ici... il a répondu affirmativement, et le shériff a dit à ses acolytes... « Messieurs, nous ne pouvons arrêter sir Arthur dans cette maison, attendons-le à sa sortie... » Vous avez donc des dettes, mon cher élève ?...

ARTHUR, avec douleur.

Hélas ! oui...

JACOBSON.

Allons, vous voilà tout à fait à la mode...

ARTHUR.

Mais comment faire ? comment faire ?...

JACOBSON.

Ne puis-je sortir pour vous ?... disposez de moi...

ARTHUR.

Non... Je veux tout braver pour la voir...

JACOBSON, feignant l’étonnement.

La voir ?... qui ?...

ARTHUR.

Georgine... ma femme...

JACOBSON.

Quoi ! votre femme.

ARTHUR, avec expansion.

Oui, ma femme.

JACOBSON.

Sortir en ce moment !... ne faites pas une telle imprudence...

ARTHUR.

Eh bien ! Jacobson, je vous en supplie... remettez-lui cette lettre, et qu’elle m’accorde un instant... un seul instant d’entretien...

JACOBSON.

Voudriez-vous revenir à elle ?...

ARTHUR.

Je n’ai jamais eu de secret pour vous, lisez cette lettre... elle vous apprendra ce qu’une fausse honte m’empêcherait peut-être de vous dire.

JACOBSON, à part.

Si je ne me retenais, je lui sauterais au cou.

Haut.

Une voiture ! Serait-ce mistriss Siddons qui rentre...

ARTHUR.

Déjà... ah ! sa présence en ce moment me ferait mal... Jacobson... mon vieil ami... je n’ai plus d’espoir qu’en vous...

JACOBSON.

Ah ! ce que vous me demandez !... je vois bien des obstacles... je ne sais si Georgine voudra consentir... enfin, je verrai... je tâcherai...

ARTHUR.

Ah ! vous serez mon sauveur... j’entends Amélia, je me retire... allez vite trouver Georgine et, quelle que soit sa réponse, je vous attends dans le jardin...

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène IX

 

JACOBSON, MISTRISS SIDDONS, entrant par le fond

 

JACOBSON.

Ah ! c’est vous, madame !...

MISTRISS SIDDONS.

Oui, la répétition n’a pas eu lieu... où est Arthur ?...

JACOBSON, avec joie.

Arthur, il est là, dans le jardin... il s’est enfui à votre approche... Ah ! vous avez raison, il est tout à fait changé... notre triomphe est complet... aussi nous nous y sommes si bien pris !... Dire à un homme comme Arthur ! Tu veux revoir ta femme... la voici... cela n’aurait rien valu... Il a fallu inventer des obstacles... lui montrer le bonheur là... et l’en éloigner ensuite... Aussi, ce n’est plus un mari qui va retrouver sa femme ; c’est un amant qui craint qu’on ne lui ravisse sa maîtresse... Je n’y tiens plus de joie... et vous, madame, comme vous devez être fière... heureuse !...

MISTRISS SIDDONS, avec effort.

Oui... oui... je suis heureuse... Mais, Jacobson, ce retour est-il bien sincère ?

JACOBSON.

Vous allez voir... vous allez voir... Il m’a remis une lettre pour sa

Georgine... Une lettre où se peint toute son âme, et qu’il m’a permis de lire... écoutez... nous le pouvons sans indiscrétion...

Il ouvre la lettre.

MISTRISS SIDDONS.

Oui... oui... voyons.

Réfléchissant et avec angoisses.

Mais non... c’est inutile... qu’il revoie sa femme et qu’il s’éloigne pour toujours...

JACOBSON.

Non... il est utile, au contraire, que nous connaissions les plus secrètes pensées de son cœur...

Montrant la lettre.

Elles sont là ! ah ! lisons... lisons !...

Il lit.

« Une lettre de moi va bien vous étonner, Georgine... après tout ce que je vous ai fait souffrir, il faut que je sois bien hardi pour oser vous l’adresser... mais je suis malheureux, et vous êtes si indulgente, si bonne !... Georgine, tu es vengée... Je sais aujourd’hui tout le prix du bien que j’ai perdu... et j’ai besoin que tu me pardonnes... Oh ! ne crains plus rien de moi... mon égarement a cessé... j’ai essayé de cette vie que je rêvais... j’ai vu un monde égoïste, froid et, dans cette foule bruyante, mon cœur est resté triste et isolé... Ah ! Georgine, je le vois aujourd’hui, le bonheur, c’est la famille, c’est le travail... c’est une femme qui nous aime... c’est toi... ce sont quelques amis vrais et simples, comme ce bon Jacobson. »

S’interrompant.

Il parle de moi ; on voit qu’il a écrit cela hier.

Continuant.

« Quant à celle quia pu égarer ma raison... »

S’interrompant.

Il parle de vous...

Continuant.

« Je veux oublier jusqu’à son nom, et si, malgré moi, ma pensée se tournait vers elle, ce serait pour maudire tous les instants que j’ai passés près de cette femme fausse, artificieuse, dont chaque sourire est un calcul... »

MISTRISS SIDDONS, très agitée.

Il a écrit cela !...

JACOBSON, avec joie.

Oui, vraiment... lisez plutôt...

Montrant la lettre.

Fausse, artificieuse... Il ne peut plus vous souffrir il est charmant !...

Voulant achever la lettre.

« Georgine... »

MISTRISS SIDDONS, avec accablement.

Assez... assez !...

JACOBSON.

Et pourquoi donc ?

MISTRISS SIDDONS, de même.

Assez... vous dis-je...

JACOBSON, l’examinant.

Qu’avez-vous donc, mistriss... quelle pâleur !

MISTRISS SIDDONS, avec égarement.

Jacobson... pitié... pitié pour moi !...

JACOBSON.

De grâce... expliquez-vous, madame...

MISTRISS SIDDONS.

Ah ! cela est affreux... cela est infâme ! Vous ne me le pardonnerez jamais.

JACOBSON.

Tous me faites trembler !...

MISTRISS SIDDONS.

Arthur !... Arthur !... Dieu m’en est témoin... quand cette fatale épreuve a commencé, je ne l’aimais pas... du moins je ne croyais pas l’aimer... c’était un pur dévouement de ma part...  mais le voir sans cesse... veiller sur lui comme sur un enfant... lui rendre des qualités qu’il n’avait plus, voir revenir son âme bonne et sensible... et me dire : C’est moi qui l’ai fait ce qu’il est maintenant...

Elle hésite.

JACOBSON.

Eh bien ?...

MISTRISS SIDDONS.

Eh bien !... Jacobson !... Jacobson !... est-ce ma faute, si je l’aime aujourd’hui ?

JACOBSON.

Qu’ai-je entendu ?...

MISTRISS SIDDONS.

Que voulez-vous ? j’ai oublié qu’il ne m’appartenait pas... pour réussir dans mon projet, il fallait jouer la tendresse... et puis mon cœur m’a avertie que j’aimais véritablement

JACOBSON, avec douleur.

Tout est perdu !

MISTRISS SIDDONS.

Et aujourd’hui m’en séparer pour toujours !... le remettre froidement entre les bras d’une autre qu’il ne voulait plus revoir... Ah ! je le sens !... en touchant à ce but que je souhaitais atteindre... je n’ai plus de courage.

JACOBSON.

Amélia !... revenez à vous !... achevez votre ouvrage... ne donnez pas raison à la médisance... que je puisse un jour dire à tous ceux qui vous blâmaient : « Voilà ce qu’elle a fait pour une amie !... aux dépens de son avenir, elle a réuni deux époux... elle a rendu un mari à sa femme... et ce qui fait son dévouement encore plus admirable ; elle l’a rendu !... lorsque cette séparation lui déchirait le cœur. » La calomnie se taira, n’en doutez pas... loin de vous blâmer, les gens de bien vous béniront, et je serai fier de vous avoir connue.

MISTRIS SIDDONS.

Oh ! oui !... affermissez-moi dans une bonne résolution... dites-moi que l’on me plaindra... que l’on m’admirera...

JACOBSON, avec élan.

Oui, madame, oui... et l’on dira de vous : « La plus grande actrice de l’Angleterre en fut aussi la plus honnête femme !... » et ce ne sera pas votre moindre gloire...

MISTRISS SIDDONS.

Bien ! bien ! Jacobson !... vous avez trouvé le seul moyen de me toucher !... je le sens !... je suis actrice, j’aime la gloire, les applaudissements du monde... il me les faut à tout prix, et si quelque chose pouvait me consoler... c’est que rien, voyez-vous, ne manquera à mon sacrifice... car, je l’aime !... oh ! je l’aime... mais allez vite... bien vite trouver Georgine... hâtez-vous, Jacobson... il suffit d’un moment pour qu’une mauvaise pensée... fuyez-moi... ne m’écoutez plus... et si je venais me jeter entre elle et lui, repoussez-moi !... mais allez donc !... allez donc !...

Jacobson sort vivement.

 

 

Scène X

 

MISTRISS SIDDONS, seule

 

Ah ! que lui ai-je dit ?... j’ai fait mon devoir... mais j’aurais dû renfermer dans mon cœur mon fatal secret... que va penser de moi Jacobson après un pareil aveu ?... aussi pourquoi me lire cette lettre cruelle ?... pouvais-je entendre froidement Arthur me traiter avec cette dureté... cela est au-dessus de mes forces ! je veux bien le quitter pour toujours ; mais je ne puis supporter la pensée qu’il s’éloigne en me méprisant !... Et qui m’empêche, maintenant qu’il ne m’aime plus, de lui dire que c’est un rôle que j’ai joué ?... du moins il me plaindra peut-être, et cela me suffira... il est là, près de moi... si j’allais le trouver...

Elle fait un pas et s’arrête.

Insensée !... tu cherches à te tromper encore !... si tu veux le revoir, c’est pour qu’il te rende son amour... c’est pour qu’il reste avec toi... Eh bien ! oui !... je le sens !... je ne puis supporter son mépris... il va tout savoir...

Elle s’élance vers la porte à gauche.

JACOBSON, dans la coulisse.

Venez, venez, madame.

MISTRISS SIDDONS.

Jacobson !... Georgine !... ah !... malheureuse !...

Elle tombe dans un fauteuil et se cache la figure dans ses mains.

 

 

Scène XI

 

MISTRISS SIDDONS, JACOBSON, GEORGINE

 

JACOBSON.

Entrez, Georgine, ne tremblez pas ainsi... vous êtes chez une personne qui connaît vos malheurs, et qui fera tout pour les adoucir.

GEORGINE, les yeux baissés.

Madame...

Elle lève les yeux, et voit mistriss Siddons.

Mais, c’est elle !... c’est elle !... Amélia !... Jacobson ! où m’avez-vous conduite !!

JACOBSON.

Mon enfant !... calmez-vous ! vous saurez bientôt...

GEORGINE.

Laissez-moi sortir... je ne veux pas rester en présence de cette femme !

JACOBSON.

Arrêtez ! Georgine !...

Bas à mistriss Siddons.

Allons, madame, plus d’hésitation !... voici le moment de lui tout apprendre... j’ai voulu qu’elle tînt de vous seule le repos de sa vie entière... j’ai voulu que sa reconnaissance vous payât d’un si grand bienfait.

MISTRISS SIDDONS.

Que je souffre !

JACOBSON, bas à Amélia.

Qu’à mon retour, je vous trouve dans les bras l’une de l’autre...

À Georgine.

Georgine, il y va de votre bonheur.

À part.

Courons rejoindre Arthur...

Il sort.

 

 

Scène XII

 

MISTRISS SIDDONS, GEORGINE

 

GEORGINE.

Mais, que me veut-on ?... vous devez penser, que ce n’était pas ici que je croyais venir, madame.

MISTRISS SIDDONS, avec effort.

De grâce ! remettez-vous !... écoutez-moi...

GEORGINE.

Ce qu’ils ont fait là est bien mal !... je n’ai pas mérité tant d’humiliations !...

MISTRISS SIDDONS.

N’ayez pas cette pensée, Georgine ; vous êtes chez une femme qui vous aime !... qui peut-être est plus malheureuse que vous !

GEORGINE.

Une femme qui m’aime !... oui !... j ‘avais autrefois une amie !... une amie d’enfance... c’était ma sœur... un jour, j’ai tout sacrifié pour elle... elle m’a bien payée de tant d’affection !...

MISTRISS SIDDONS.

Je m’attendais à ces reproches, mais... d’un seul mot... je puis me justifier.

GEORGINE.

Vous justifier !!... et que pourriez-vous dire, madame ?... vous m’avez déchiré le cœur... et si l’on m’a amenée ici, je le vois maintenant, c’est pour servir de jouet et de risée !... qu’ai-je donc fait pour que l’on me traite ainsi ?...

MISTRISS SIDDONS.

Et, si j’étais là... pour vous consoler ?... car, j’ai souvent gémi de l’abandon auquel vous étiez livrée ; mais il le fallait... c’était un mal nécessaire alors !... Aujourd’hui, le moment est venu de vous rendre...

GEORGINE.

Je crains de vous comprendre !... Est-ce pour cela qu’on m’a conduite dans cette maison, pour recevoir des bienfaits ?

Air : J’en fouette un petit de mon âge.

Ah ! c’en est trop, une pareille offense

En moi réveille une juste fierté ;

On veut peut-être acheter mon silence

Et profiter de mon adversité...

Ah ! mon partage est précieux encore,

Car mon malheur ne fut pas mérité ;

À moi, l’honnête pauvreté !

À d’autres, l’or qui déshonore !...

Allez, madame, je saurai supporter ma ruine... je vous la pardonne même ; mais vous m’avez fait bien mal !... oh ! bien mal !

MISTRISS SIDDONS, à part.

Un pas de plus et je méritais tous les reproches... Mon Dieu ! je te rende grâce !...

GEORGINE.

Je sors, madame... Arthur peut vous aimer, car vous avez un grand nom : vous êtes belle, vous êtes riche... Moi, je n’ai rien !... je suis obscure, délaissée ; mais du moins, je suis sûre d’avoir gardé des droits à l’estime de mon époux !... À défaut d’amour, je la retrouverai toujours dans son cœur, cette estime !... c’est la seule chose qu’on ne pourra pas m’enlever... Et, maintenant, adieu, madame ; car en restant un moment de plus dans cotte maison, je croirais mériter l’affront que l’on m’a fait en m’y conduisant...

MISTRISS SIDDONS.

Georgine, écoutez-moi...

Georgine va s’éloigner, Jacobson entre et l’arrête.

 

 

Scène XIII

 

MISTRISS SIDDONS, GEORGINE, JACOBSON

 

JACOBSON.

Où courez-vous, Georgine ?

GEORGINE.

Emmenez-moi bien vite ! emmenez-moi !...

JACOBSON.

Comment, elle ne vous a pas dit ?... mais vous lui devez une reconnaissance éternelle... une amitié de sœur... Ne détournez point les yeux... tenez, tenez... lisez cette lettre qu’elle m’a remise, il y a trois mois... le jour même de votre triste séparation... Lisez... mais lisez donc...

Bas à mistriss Siddons pendant que Georgine lit la lettre.) ^

Voyez son trouble... sa joie... Ah ! vous serez bien récompensée de votre sacrifice...

GEORGINE, qui a achevé de lire la lettre.

Eh, quoi ! cette odieuse baronne d’Amalfi !... Mais c’est un songe... tant de dévouement !... c’est impossible !

JACOBSON, à Georgine.

Et vous ne lui pressez pas les mains... vous ne tombez pas dans ses bras !... Tenez, regardez-la... elle est tremblante comme si elle était coupable... et vous demande pardon du bien qu’elle a fait...

GEORGINE, à mistriss Siddons.

Amélia !... mon amie... c’est à moi de tomber à tes genoux !... un tel sacrifice...

Jacobson passe à la droite de mistriss Siddons.

Dis-moi ce qu’il faut faire pour me punir de t’avoir si longtemps méprisée ; car j e t’ai méprisée... Et toi, pour me rendre un jour heureuse, tu me sacrifiais ton honneur, ta réputation... Amélia ! mon amie, ma sœur... pardon... pardon !...

JACOBSON.

Et cette fortune... celle d Arthur, la vôtre... Elle vous l’a conservée comme un dépôt sacré !...

GEORGINE.

Elle me rend mon mari ! que m’importe le reste... Amélia ! que tu es bonne ! que tu es bonne !...

JACOBSON, bas à mistriss Siddons.

Et vous alliez vous priver de sa reconnaissance !

MISTRISS SIDDONS, bas à Jacobson.

Ah ! cette reconnaissance me tue... mais il faut en être digne... Merci de vos bons conseils, Jacobson, vous m’avez rendue à moi-même !

Haut.

Maintenant, Georgine, embrasse-moi encore... car je quitte l’Angleterre... pour longtemps nous ne nous reverrons plus...

GEORGINE.

Que dis-tu, Amélia ?...

MISTRISS SIDDONS.

Qu’il faut taire à Arthur ce que tu viens d’apprendre...

GEORGINE.

Me taire !... lui laisser croire... mon Amélia, ma bienfaitrice... me taire... oh ! ce serait une lâcheté !...

MISTRISS SIDDONS.

Au nom de notre amitié, au nom de ta fille à laquelle je rends un père... jure que tu garderas le silence...

GEORGINE, avec effort.

Tu le veux ?...

JACOBSON qui a été regarder au fond.

Le voilà ! le voilà !

MISTRISS SIDDONS, à Georgine.

Maintenant, éloigne-toi de moi... rappelle-toi que tu ne sais rien... et que j’ai ton serment...

 

 

Scène XIV

 

MISTRISS SIDDONS, GEORGINE, JACOBSON, ARTHUR

 

ARTHUR, courant à Georgine.

Elle ici ! elle ici ! Georgine ! ma femme !

Apercevant mistriss Siddons.

mais que vois-je !... Georgine pleure !... aurait-on insulté à son malheur ?... je trouve bien hardi qu’on ait osé se présenter devant elle !...

GEORGINE, à part.

Elle veut que je me taise !...

ARTHUR, à mistriss Siddons.

A-t-on oublié qu’elle est ma femme ?... et me croit-on assez vil pour souffrir ?...

JACOBSON.

Arrêtez, Arthur,... croyez-en votre vieux professeur... votre vieil ami... vous avez devant vous deux personnes... deux femmes... également dignes de votre admiration... vous devez à l’une votre repentir de tous les instants... à l’autre une reconnaissance éternelle ; le temps vous dévoilera ce qu’elle a osé faire pour la mériter... et vous apprendrez qu’aux dépens de son bonheur même, elle a été la plus généreuse des femmes, comme elle est la plus grande actrice de l’Angleterre !

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