Mirabeau aux Champs-Élysées (Olympe de GOUGES)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la salle Favart, le 15 avril 1791.

 

Personnages

 

MIRABEAU

JEAN-JACQUES

VOLTAIRE

MONTESQUIEU

FRANKLIN

HENRI IV

LOUIS XIV

DESILLES

FORTUNÉ, âgé de 12 ans et en habit de garde nationale

LE CARDINAL D’AMBOISE

SOLON

LE DESTIN

MADAME DESHOULIÈRES

MADAME DE SÉVIGNÉ

NINON DE L’ENCLOS

UNE MULTITUDE D’OMBRES des quatre parties du monde

 

Les ombres doivent être costumées chacune dans leur genre, L’ouverture doit être une musique douce et paisible, mêlée de quelques traits plaintifs.

Le théâtre représente les Champs-Elysées.

Toutes les ombres sont errantes dans le fond du théâtre, quand le rideau se lève. On doit voir une espèce de nuage imitant une vapeur, elle se dissipe insensiblement. Cette vapeur doit terminer la pièce à la fin du chœur.

 

 

PRÉFACE

 

Jusqu’à ce moment la littérature eut des charmes pour moi, aujourd’hui c’est dans les horreurs et les dégoûts de la composition que je dicte sans ordre cette préface ; c’est à-peu-près ma manière.

J’ai donné au public, avec zèle et confiance, une pièce patriotique, il l’a reçue avec indulgence ; je la lui présente aujourd’hui imprimée, à-peu-près avec ses mêmes défauts et le même empressement que j’ai toujours mis dans mes écrits ; je sais que ce n’ est point assez pour le satisfaire, il ne suffit pas de piquer sa curiosité, il faut agacer son goût, et c’est la coquetterie littéraire qui me manque ; cette coquetterie diffère entièrement de celle des belles ; l’une n’a besoin que de toutes les grâces de la jeunesse, et l’autre au contraire a besoin de vieillir dans le travail et l’expérience de l’art.

J’ai présenté aux Italiens, le 12 de ce mois, Mirabeau aux Champs-Élysées ; si l’estime et l’enthousiasme donnaient l’expression, je n’en trouverais pas d’assez forte pour témoigner à cette société toute ma reconnaissance. Après avoir reçu ma pièce d’une voix unanime, ils m’annoncèrent qu’ils allaient la mettre à l’étude pour la jouer vingt-quatre heures après ; j’avoue que je fus moins étonnée de leur empressement, que je ne le fus de la possibilité de leur mémoire ; ils n’avaient qu’une seule inquiétude, c’était le temps que le copiste pouvait exiger pour livrer les rôles ; une voix s’éleva : hé ! pourquoi ne les copierions-nous pas nous-mêmes ! Aussitôt un élan patriotique embrasa tous les cœurs, et en une demi-heure, en ma présence, chaque acteur eut copié ton rôle ; ils firent plus, ils m’observèrent plusieurs changements, mais le peu de temps qui nous restait ne nous permettait pas de donner à cette pièce toute la perfection que nous pouvions mutuellement désirer. En même-temps que les acteurs apprenaient la pièce, je crû qu’il était prudent de la soumettre au goût, aux connaissances, d’un connaisseur ordinaire ; car il faut que je prévienne le public, que j’ai la manie encore de ne demander des avis qu’à ceux qui n’en savent guères plus que moi, et comme cette remarque ne touche ni à leur probité, ni à leurs mœurs, ils ne sauraient s’en fâcher. Ainsi donc le conseil me fut donné de retrancher aux trois quarts, le rôle de Louis XIV, en m’assurant que ce caractère serait mal vu dans ce moment-ci, parce que je le présentai du côté favorable. La comédie italienne s’étant prescrite d’apprendre cette pièce en vingt, quatre heures, fit de nouvelles coupures à son tour, et à la représentation, mon Louis le Grand était bien petit, bien pitoyable et ma surprise ne fut pas moins grande que celle du public de le voir arriver là, pourquoi faire ? pour dire un mot et entendre des choses désobligeantes. L’improbation générale à cet égard, justifie pleinement l’auteur ; mais le public qui n’est pas instruit, ne l’accable pas moins en attendant sa justification ; il fallait opter dans ce moment, se pendre ou se justifier, le dernier m a paru plus doux, et persuadée que les Français ne seront pas toujours des bourreaux pour me juger, j’en appelle aujourd’hui à leur justice.

Toutes les critiques, sur cette pièce, qui, mont été faites, étaient justes, mais peut-être l’ouvrage né les méritait pas ; qu’on examine quel a été mon but en faisant paraître Mirabeau aux Champs-Élysées ; c’était de rendre hommage à sa mémoire, ce fut-là le premier élan de mon cœur, de mon patriotisme ; je ne mis que quatre heures pour composer cette pièce, et l’on a pu exiger qu’en si peu de temps, je fis un chef-d’œuvre de la réunion de tous les grands hommes, que j’eus l’art de les faire parler chacun leur langage, non-seulement comme ils parlaient dans leur vie privée, car on ne disconviendra pas que nos plus grands-hommes ont été toujours simples dans la société, mais éloquents, précis, énergiques, tels qu’ils l’ont été dans leurs ouvrages. Mirabeau surtout n’aurait pas mérité les éloges qui lui sont dus, s’il s était exprimé comme je l’ai fait parler. Comme s’il était aisé de le faire parler sans puiser son dialogue dans ses propres écrits, comme s’il était aisé de le remplacer à l’assemblée nationale ; Mirabeau, on le sait, quand il n’était pas préparé, différait de tout en tout avec lui-même ; et vous exigeriez, quelque soit le sexe de l’auteur, qu’il eut égalé ce grand-homme dans ses plus beaux moments. Vous serez satisfaits ; mon effort ne sera pas bien grand, il s’agit d’adopter des morceaux de tes sublimes discours à la substance de ma pièce ; je crains le disparate, mais vous l’avez voulu. Le passage qui m’a paru le plus heureusement ajusté à cette pièce, est l’éloge que Mirabeau a fait sur la mort de Franklin ; c’est Franklin lui-même qui le présente aux Champs-Élysées, et qui prononce les mêmes paroles que Mirabeau a prononcé à son égard à l’assemblée nationale ; tous ceux à qui j’ai fait part de ce changement m’ont assuré qu’il était bien conçu, j’en accepte l’augure. Mais les femmes ! les femmes ! si généreuses pour leur sexe, desquelles on n’a pas aperçu un seul coup de main à la représentation de cette pièce ; et mes amis, mes bons amis ! il faut que je leur dise un mot puisque me voilà en chemin. Tous attendaient mon succès ou le craignaient, car l’amitié de ce temps n’exempte pas de la petite jalousie. Les uns, je le sais, ont applaudi à ce peu de succès, les plus désintéressés m’ont vu d’un autre œil : le sentiment de la pitié couvre d’opprobre celui qui l’excite. Aucun n’a eu la noble générosité de venir me consoler, et comme si j’avais commis des crimes, tous m’ont abandonnée : ah ! quels amis ! ah ! rigoureuse épreuve ! non, il n’y en a pas d’aussi sûre que celle du théâtre : les succès couvrent tous les défauts, même les vices ; une chute les donne tous, et les vertus disparaissent.

Ma pièce loin d’échouer a été même applaudie ; elle a excitée la critique, et plus encore l’envie, ce qui m’assure qu’elle n’est pas si mauvaise ; mais je n’ai pas de prôneurs ; mais je n’ai pas la masse des auteurs qui se tiennent ordinairement ensemble pour faire réussir leurs ouvrages ; seule, isolée, et en but à tant d’inconvénients, comment attendre même un succès mérité. Je suis d’ailleurs malheureuse, je crois à la fatalité, aussi l’ai-je prouvé par la transmigration des âmes.

Je me suis, je crois, rendue recommandable à ma patrie ; elle ne saurait oublier jamais que, dans le temps où elle était aux fers, une femme a eu le courage de prendre la plume le premier pour les briser. J’ai attaqué le despotisme, l’intrigue des ministres, les vices du gouvernement ; je respectai la monarchie et j’embrassai la cause du peuple ; toutes mes connaissances alors ont frémi pour moi, mais rien n’a pu ébranler ma résolution ; le talent sans doute ne répondait pas à ma noble ambition, mais je me suis montrée ardente patriote ; j’ai sacrifié au bien de mon pays, mon repos, mes plaisirs, la majeure partie de ma fortune, la place même de mon fils, et je n’ai reçu d’autre récompense que celle qui est dans mon cœur ; elle doit m’être chère, elle fait mon bonheur, je n’en ambitionne pas d’autres. Peut-être avais-je droit d’attendre une marque de bienveillance de l’assemblée nationale ; elle qui doit montrer à l’univers l’exemple de l’estime que l’on doit à tout citoyen qui se consacre au bien de son pays, elle ne peut se dissimuler qu’elle a adopté tous les projets que j’avais offerts dans mes écrits avant sa convocation ; on dénonce à son auguste tribunal toutes hostilités, et moi je dénonce son indifférence pour moi, à la postérité. Elle a reçu la collection de mes ouvrages, chaque membre en particulier, le seul qui m’a témoigne sa gratitude, est l’incomparable Mirabeau lui seul a eu la grandeur d’âme de m’encourager, de m’élever peut-être au-dessus de mes talents ; mais cet éloge n’a fait que me convaincre qu’il rendait justice à mes vues, à mon patriotisme. Je joints ici sa lettre pour ma justification.

Versailles, le 12 septembre 1789.

Je suis très sensible, madame, à l’envoi que vous avez bien voulu me faire de votre ouvrage ; jusqu’ici j’avais crû que les grâces ne se paraient que de fleurs. Mais une conception facile, une tête forte ont élevé vos idées, et votre marche aussi rapide que la révolution est aussi marquée par des succès. Agréez, je vous prie, madame, tous mes remerciements, et soyez persuadée des sentiments respectueux avec lesquels j’ai l’honneur d’être, madame, votre très humble et très obéissant serviteur,

LE COMTE DE MIRABEAU.

Les propos injurieux qu’on a répandus sur mon compte, la noire calomnie que l’on a employée pour empoisonner tout ce que j’ai fait de méritoire, seraient propres à me donner de l’orgueil, puisqu’il est vrai qu’on me traite et qu’on me persécute en grand-homme ; si je pouvais me le persuader, je réaliserais le projet que j’ai formé de me retirer entièrement de la société, d’aller vivre dans la solitude, étudier nos auteurs, méditer un plan que j’ai conçu en faveur de mon sexe, de mon sexe ingrat ; je connais ses défauts, ses ridicules, mais je sens aussi qu’il peut s élever un jour ; c’est à cela que je veux m’attacher. Cet ouvrage est de longue haleine, et je ne le présenterai pas du matin au soir ; je veux faire cependant mes adieux comiquement à mes concitoyens ; après avoir mis les morts au théâtre, je veux y mettre les vivants ; je veux me jouer moi-même, ne point faire grâce à mes ridicules pour ne point épargner ceux des autres ; je n’ai pas trouvé de plus vaste plan, ni de plus original que madame de Gouges aux enfers. On se doute aisément que je me trouverai là avec des personnages dignes de mon attention et de mon ressentiment ; les comédiens français, par exemple... mes bons amis... les bons auteurs qui m’ont reproché impitoyablement leurs fameuses observations sur quelques syntonies, et qui m’ont pillé, volé grossièrement, comme un certain Labreu qui a eu le front, après avoir escroqué à mon fils une pièce des vœux forcés pour le théâtre dont il se dit directeur, a eu l’audace de faire mettre sur l’affiche, par madame de Gouges et monsieur Labreu. Celui-là est fort ; c’est comme si les comédiens italiens disaient avoir fait une pièce, parce que j’ai consentie aux changements qu’ils m’ont demandés. Les petites maîtresses aristocrates, les démagogues, les enragés, en un mot, j’irai aux enfers, mais je n’irai pas seule, et quelqu’un m’y suivra. Je préviens cependant que je ne toucherai aux mœurs, ni à la probité de personne, tels sont mes principes. Il serait fort plaisant que cette farce me couvrit de gloire, je n’en serais pas surprise : mon projet de la caisse patriotique, la responsabilité des ministres, les établissements publics pour les pauvres, le moyen d’occuper aux terres incultes, tous les hommes, oisifs, les impôts sur les spectacles, valets, voitures, chevaux, jeux, afin de les détruire par un impôt exorbitant, mon esclavage des noirs, pièce qui a excité injustement la haine des Colons, mais qui ne prouve pas moins que j’ai écrit la première dramatiquement pour l’humanité ; trois volumes encore de mes pièces, pas moins estimée des gens de goût, ne m’ont pas attiré un regard général et favorable ; c’est bien là le cas de citer ces vers :

  « Mon Henri quatre et ma Zaïre,
  « Et mon américaine Alzire,
  « Ne m’ont valu jamais un seul regard du roi ;
  « J’avais mille ennemis avec très peu de gloire.
  « Les honneurs et les biens pleuvent enfin sur moi
  « Pour une farce de la foire.

P. S. On m’a affuré vrai, le bienfait anonyme de Mirabeau ; je n’assure pas que l’enfant soit mort, mais il m a été indispensable de l’égorger pour rendre le trait de bienfaisance public.

 

 

ENCORE UNE PRÉFACE

 

Le lecteur ne manquera pas de dire, cette femme aime bien à préfacer : patience lecteur, je vais tacher que celle-ci soit du moins utile.

Je serais tentée de croire que la nature a placé en moi le don de prophétie ; si j’avais été fanatique, ah ! combien de miracles j’aurais déjà faits ! Tous mes écrits en pétillent ; on n’y croit pas, parce qu’on les a sous les yeux, mais un jour on les citera. Ce qui m’encourage à revenir à mes miracles patriotiques, c’est que l’athéisme m’assure que, je n’ai point comme Jeanne d’Arc, à redouter la sainte grillade ; je pourrais peut-être craindre la lanterne nationale, mais on assure que ses nobles fonctions sont suspendues, ainsi je vais user de tous mes droits de citoyenne libre et zélée patriote.

Depuis quinze ans j’ai prévu la révolution, de plus grands politiques l’avaient prévu de plus loin ; M. de Saint-Germain et la reine l’ont au moins devancée de plus de trente ans, non comme le public l’interprète ; le vieux, bonhomme Saint-Germain a fait machinalement ses soupçons sur la maison du roi, sans avoir le dessein de nous être utile ; la reine, en faisant disparaître l’étiquette a perdu le respect des Français ; j’ai fait jadis une observation à son égard connue de vingt personnes. Il y a à-peu-près quatorze ans que je me trouvai à la porte de la comédie française quand la reine arriva, jeune, élégante, telle qu’on voit nos petites maîtresses les plus recherchées ; son air, son ton enchantaient les yeux ; mais on murmurait tout bas. Je dis tout haut : adieu la majesté royale, un jour cette reine versera des larmes de sang sur son inconséquence ; le pronostic ne s’est que trop réalisé. Mais l’inconséquence n’est pas vice ; elle est attachée à la jeunesse, et fait souvent l’éloge de l’innocence ; une reine doit-elle être exempte de cette innocence ? Les uns diront oui, les autres diront non ; moi je dis que ce qui est sait est fait, et ne soyons, mes concitoyens, que l’avenir. Je plains d’autant plus la reine, que peut-être elle n’a aucuns reproches à se faire de tout ce dont on l’accuse contre le peuple français ; elle n’a donc pas de vrais amis ! Tous les écrivailleurs ont écrit contre elle, et personne n’a pris la plume pour la justifier, personne n’a eu le noble courage de l’avertir de ce qu’elle doit aux Français, de ce qu’elle se doit à elle-même dans un moment comme celui-ci ; si il y a un complot des aristocrates, des prêtres réfractaires, des prétendus patriotes, c’est la reine qui les suscite, et toujours la reine. Quoi ! toujours le mensonge grossier égarera les hommes, fera triompher le vice, et masquera la vérité ! Elle est donc bien mal entourée, cette reine, qu’il ne se trouve pas, dans aucuns personnages de sa cour, allez de force, assez de loyauté pour lui dire : Madame, tous les efforts de la noblesse et du clergé sont impuissants, la révolution est décidée, il faut embrasser le nouveau gouvernement avec les défauts, quand il y en aurait ; il faut embrasser la cause du peuple, et vous concilier de nouveau son amour ; il faut éloigner de votre cour tous ceux qui prétendent à la contre-révolution ; il faut écrire vous-même au peuple, et sans sortir de la dignité qui convient aux souverains, une reine bienfaisante peut un moment descendre du trône pour témoigner à ton peuple que son bonheur n’est assuré qu’autant qu’il est heureux lui-même, lui déclarer, solennellement, qu’elle sera la première à désourdir les trames qui viendraient à sa connaissance, contre le repos public, et que sa majesté doit encore assurer son peuple de démasquer, de poursuivre, comme criminel de lèse-nation et lèse-majesté, celle, ou celui de sa cour, qui voudrait, par de fausses alarmes, l’induire en erreur. Ses entours ne manqueront pas d’empoisonner mes observations ; mais comme je n’attends rien, que je ne demande rien, et que je suis peu propre à faire ma cour au roi, aux citoyens parvenus, je dirai la vérité sans m’inquiéter si elle a blessé les oreilles de ceux qui ne l’aime pas. J’en vais dire bien d’autres ; le but seul de mes écrits ne tend qu’à la tranquillité publique, au bien général, et c’est ainsi que je servirai toujours loyalement ma patrie.

Mais que font donc nos nouveaux ministres auprès du roi et de la reine, pour n’avoir pas prévenu de semblables observations ? pour n’avoir pas cherché à épurer cette cour qui conserve encore des vieilles chimères ? et ces chimères loin de lui rendre son premier éclat, la sont baisser tous les jours d’un lustre ? quels charmes a-t-elle donc cette cour, pour qu’au bout de trois mois au plus, toutes les têtes y tournent ? Les ministres ont-ils oublié les intérêts sacrés qui leur ont été confiés, ont-ils oublié la responsabilité à laquelle on les a soumis, ont-ils oublié l’estime publique qui les a proclamés ? Non, ils n’ont pu l’oublier, et je les en crois encore dignes ; mais comme je l’ai dit, cette cour est fatale ; ceux qui la composent sont aimables, insinuants, surtout les femmes, et nos ministres sont des hommes, on en sait bientôt des dieux, et ils le croient. Le salut de l’état est entre leurs mains, et il est si doux de se diviniser ; voilà à-peu-près l’adulation que les courtisans emploient auprès des ministres ; mais les temps sont changés, et cette vieille politique de cour n’est plus de mode. Pour se soutenir en place aujourd’hui, le secret n’en est pas merveilleux et l’effort n’en est pas pénible : il ne s’agit que d’être impartial et sincère ; qu’ils n’oublient jamais cette morale, et j’assure que tous mourront honorablement dans leur place.

Les projets incendiaires, combinés avec tant d’art par les factieux, et aussitôt déjoués, sèment l’alarme et perpétuent l’anarchie. Les uns craignent véritablement pour le roi, ses faux amis viennent à l’appui de cette crainte, et l’on conclut qu’il saut soustraire sa majesté à la fureur des deux partis : le roi n’a rien à craindre, et s’il vendit à disparaitre le royaume serait bouleversé, tout serait livré au sang, aux flammes, et l’état serait perdu sans ressources. Mais quelques soient leurs atteintes, la masse des bons citoyens est trop formidable pour que le roi soit en danger ; le roi doit être libre et peu sans crainte aller dans ses maisons de campagne toutes les fois qu’il l’aura décidé. Mirabeau contenait ces deux partis, en maraudant, dit-on, sur tous les deux ; il faisait ton profit et celui de l’état pour être fidèle aux principes constitutionnels ; sa véritable ambition était de ramener l’ordre. Il fallait, disait-il, dans l’origine, quelqu’un pour graisser les roues du chariot populaire, et nous avons trouvé le dindon. Ce dindon n’est pas difficile à reconnaître, on dit qu’il recommence encore ses glapissements, et qu’il chante de nouveau ? Je ne sais pas pourquoi il n’est pas venu dans l’esprit de nos graveurs de faire la caricature du dindon couronné ; de toutes ses dépenses il ne lui reste, dit-on, que la rage, et il fomente encore une sédition. Le poltron ! le lâche ! peut-il s’aveugler sur la justice, sur le caractère de l’esprit français ? peut-il oublier son aversion pour les traîtres ? peut-il oublier que du soir au matin la haine prend la place de l’amour, et quelques soient les sacrifices qu’il a fait de sa fortune, il n’a jamais possédé l’estime publique, il ne régnera jamais que dans la boue. Comment tout factieux ne frémit-il pas, ne redoute-t-il pas le châtiment que réserve à ses attentats la vengeance publique : misérable ! est-ce là les moyens que vous employez pour servir la patrie ! des deux côtés elle est trahie, des deux côtés elle est déchirée et le peuple qui ne sait pas encore distinguer ses vrais amis des traîtres qui le trompent sous un masque spécieux, est égaré de nouveau. Je sais bien que je m’expose en parlant ainsi ; le dindon couronné à déjà fait attenter à ma vie, mais il est beau de mourir quand on sert son pays.

Quoi, il ne sera donc pas possible de ramener l’ordre : la nation est divisée, le roi est sans force, le militaire est insubordonné, les chefs bafoués, le général, insulté, le magistrat sans pouvoir, et la loi sans organe ; tout est dans un équilibre épouvantable, le choc peut être terrible, et cependant il est temps encore de tout réparer, et de sauver l’état et les citoyens mais il faut par une réunion générale, un concours d’élans patriotiques, ramener le peuple à ses foyers, à ses travaux, faire parler la loi dans toute sa vigueur indistinctement pour tous les citoyens, rappeler les fugitifs, engager l’étranger à revenir en France. Hélas ! pour un moment que nous avons à passer sur la terre, laissons à nos enfants, à nos neveux les traces d’une constitution qui doit assurer pour jamais leur bonheur et notre gloire, et faisons, s’il nous est possible, de notre temps, refleurir le royaume.

Voilà ce que j’avais à dire ; j’ai dis la vérité telle qu’elle doit être prononcée, sans réflexions, sans recherches, sans m’occuper du style ; les changements de ma pièce, la construction de ces préfaces sont le temps d’un après midi, si j’avais demandé des avis, peut-être aurai-je eue la modestie de les suivre, mais comme ceux que j’ai suivis en deux ou trois occasions on été improuvés du public, je m’y présente comme j’ai toujours fait, avec le désordre de la nature brute, toujours moi-même et avec toute la simplicité de ma parure.

Je ne manquerai pas d’adresser cette pièce, avec un double exemplaire, à tous nos ministres, en les engageant d’en remettre un au roi et à la reine ; si déjà ils redoutent la franchise, mon franc parler ne les amusera pas. Cependant M. de Montmorin peut me justifier, il sait que je n’ai pas attendu le droit de dire la vérité ; j’ai osé la manifester avec énergie sous l’ancien régime, plusieurs, lettres alors de sa part font son éloge et font, une preuve de mon patriotisme. Je n’ai pas été le sommer de réaliser sa bienveillance ; il ne me connait point, je ne suis point sur le registre des pensions, mon zèle et mon désintéressement sont connus : et j’ai sacrifié jusqu’a la place de mon fils. Ainsi que mon fils soit placé, qu’il ne le soit pas, je ne servirai pas  moins mon pays.

Je ne suis point de ces femmes vicieuses dont les maximes varient comme les modes, qui prêchent la religion quand elle n’a pas besoin d’appui, qui la détruise quand elle n’a plus de soutien, qui font la guerre aux morts et aux philosophes, adulent les vivants, encouragent le crime, et sacrifient les choses les plus sacrées à leur insatiable ambition, à leur égoïsme.

Dans tous mes écrits, j’attaquai Mirabeau comme homme public, moi seule peut-être ne l’ai point redouté ; j’ai osé lui dire que si son cœur était aussi grand que son esprit, l’état était sauvé ; on n’a point oublié cette phrase dans mon discours de l’aveugle ; quand vous tournerez constamment votre plume vers le bien, il faudra vous dresser des autels. Voilà encore une de mes prophéties accomplies ; il est mort, et j’ai fait son éloge parce qu’il n’est plus.

Vous, Français, qui m’allez lire, quelque soit le peu de goût que vous prendrez à cette lecture, apprenez à me connaître et vous rendrez justice à mes principes ; je finirai par vous recommander, pour vos propres intérêts, d’affermir, d’assurer votre roi sur le trône, et de craindre le sort des grenouilles de la fable.

 

 

PROLOGUE

 

LE DESTIN, dans un char

 

Je viens de faire trancher les jours du grand Mirabeau. J’ai vu trembler pour la première fois la main de la parque ; un enfant à suivi de près ce grand homme, tel était mon dessein...

...

Il faut convenir que l’espèce humaine est bien bizarre ; quel usage fait-elle du génie qu’elle a reçu de la nature, en préférence à tous les autres animaux ? faibles mortels ! que vous êtes loin du bonheur que vous cherchez ! Il est cependant si près de vous, mais la dévorante ambition qui vous tourmente, mais cette sois insatiable de vos intérêts particuliers, vous fait empoisonner tous ces dons que le ciel a répandus sur la terre ; ah ! si, je ne veillais pas à leur prospérité, les hommes s’entrégorgeraient ensemble et sans savoir pourquoi. Quel exemple de morale je donne aux Français, en leur enlevant a la fleur de l’âge, un de leur plus fort soutiens. Ils murmurent actuellement contre ma, rigueur : hommes injures, jetez un regard profond sur vos inconséquences, sur vos préventions, et vous reconnaîtrez tous vos torts : vous n’avez persécutez et vous ne persécutez encore que ceux qui se sacrifient pour le bien public. Vous ne savez les apprécier que quand ils ne sont plus ; il en est bien temps ! Je ne peux cependant m’en défendre, j’aime les Français, leur caractère, leur esprit, leur folie même ; mais dans ce moment de vertige qui les égare, s’ils allaient conspirer contre moi, je n’en serais pas étonné, ils en sont bien capables ; mais, je les défie de m’atteindre, je suis un peu trop haut pour redouter cette fameuse lanterne ; en vérité leur révolution, est bien originale... Ils sont arrivés, sans répandre de sang, a un degré de perfection constitutionnelle, où toute autre nation en aurait rougi la terre. Mais feront-ils assez constants, assez raisonnables pour ne pas détruire un travail si merveilleux... C’est-là mon secret ; voyons comme ils vont se conduire après la mort de Mirabeau ; voyons s’ils sauront m’engages à leur nommer un successeur à ce grand gémie. Allons tout préparer aux Champs-Élysées pour le ; recevoir ; ah ! combien les grande hommes de lac France vont être étonnés et affligés de le voir arriver parmi eux ; mais j’opère les consoler par les dons que je vais faire à leur patrie ; je vais tout disposer, et que la terre et le ciel applaudirent aujourd’hui a mes bienfaits.

À mesure que le char s enfuit dans la coulisse, le nuage si dissipe et découvre les Champs-Élysées avec les ombres.

 

 

Scène première

 

JEAN-JACQUES, VOLTAIRE, MONTESQUIEU

 

VOLTAIRE.

Je te dis encore, Montesquieu, les temps sont changés. Les siècles de l’ignorance ont disparus : la lumière s’est répandue sur toute la terre ; tes principes sur les gouvernements ne sont plus de saison ; partout l’homme reconnaît les lois de la nature, partout sa douce morale se fait sentit dans les cœurs. Jean-Jacques a déployé, mieux que nous, cette loi divine.

JEAN-JACQUES.

Voltaire, ne m’envie point cet avantage : tu as posé les premières bases de tout ce qui s’est opéré de grand et d’utile en France.

VOLTAIRE.

Nous fûmes ennemis sur la terre, quand nos véritables principes devaient nous rapprocher : quand nous tendions tous deux au même but : mais la gloire j la jalousie, je n’en fus pas exempt. Ah ! combien de fois tu m’a fait trembler.

À part.

le bourreau ! il brûlait le papier avec sa plume de feu.

JEAN-JACQUES.

Nous ne nous ressentons plus, dans ce séjour de la paix, de ces inquiétudes terrestres. Mais, Montesquieu est bien sombre. Quoi ! tu parais souffrir de notre conversation : ta mémoire ne saurait périr : tes ouvrages ont encore beaucoup de partisans dans tout l’univers ; mais voudrais-tu prétendre que les hommes fussent partout les mêmes ? Il n’est qu’une vérité : tout change l’homme utile ne meurt jamais, et quelque soit la nouvelle forme du gouvernement Français, tes écrits n’en seront pas moins immortels.

MONTESQUIEU.

L’indulgence te sied bien : il t’est permis d’être généreux, quand tes écrits l’emportent sur les miens ; mais les crois-tu bien propres à l’esprit français ; le gouvernement est, dans ce moment, sans force et sans dignité ; le commerce est anéanti, et le marchand est en faillite ; le délabrement des trois ordres a produit la pénurie dans les finances ; les manufactures sont désertes ; l’ouvrier sans travail ; le pauvre sans secours ; les arts et les talents ont disparus avec les émigrants.

VOLTAIRE.

Ils reviendront, et tout se rétablira sous une meilleure forme.

JEAN-JACQUES.

L’état était énervé ; le ministère était vicieux ; le peuple, écrasé d’impôts, souffrait ses maux sans murmurer dans son horrible, esclavage ; fatigué de la tyrannie qu’on exerçait sur lui sans pitié il a reconnu ses droits, sa force. Peut-être a-t-il été trop loin ; mais c’est l’effet de toutes les révolutions.

MONTESQUIEU.

Combien de victimes périront avant d’arriver à ce point de perfection que vous espérez. Le généreux Desilles, ce jeune militaire, partisan de la bonne cause, n’a pas moins été assassiné par ses propres soldats.

VOLTAIRE.

Ils étaient gagnés ; mais après ce récit qu’il nous a fait de l’état actuel de la France, de la prévoyance des législateurs, de la vigilance des citoyens à dissiper les complots des fâcheux, tu dois avoir actuellement plus de confiance à une révolution aussi sagement dirigée. Mirabeau surtout a l’art de contenir les deux partis ; je n’en suis pas étonné ; son génie devait un jour détruire les despotes ; les fers, la prison, l’exil, les bastilles, rien n’a pu le détourner de sa vaste carrière. Que ce grand homme soit encore vingt ans sur la terre, et je te promets, Montesquieu, que la France rependra une nouvelle splendeur.

MONTESQUIEU.

Je crains, au contraire, que la nouvelle constitution n’ait point cette énergie que tu lui supposes. Les trois ordres sont indubitablement nécessaires à l’esprit d’un gouvernement monarchique. Le caractère français est changeant : c’est par son inconstance qu’il aime tout ce qui flatte sa vanité. J’ai travaillé pour le bien de mon pays, et suivant vous je n’ai-fait qu’un ouvrage ! Mais croyez-vous, l’un et l’autre cette constitution bien affermie ?

VOLTAIRE.

Il n’y a pas de doute : tout est actuellement, je gage, dans le meilleur ordre.

JEAN-JACQUES.

Il y a longtemps que nous n’avons eu des nouvelles de la France ; il y a longtemps qu’il n’a paru aux Champs-Élysées de bons patriotes.

MONTESQUIEU.

Je suis aux aguets de quelqu’arrivant. Je suis aussi curieux que vous de connaître l’état actuel de ce royaume. Voici Henri IV avec Desilles ; il semble qu’ils veulent nous éviter : laissons-les s’entretenir à leur aise.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

HENRI IV, DESILLES

 

HENRI IV.

Viens, jeune et brave Desilles, éloignons-nous de toutes ces ombres, dont la présence trouble la douceur de nos entretiens. Louis XIV s’irrite aux récits que tu nous fais des grands changements que tu as vu s’opérer en France. Parle-moi pour moi seul, j’en aurai plus de plaisir. Parle moi de ce bon peuple Français ; de mon petit-fils, de vos législateurs, de cet incomparable Maribeau, dont tu nous a fait un si grand récit.

DESILLES.

Cher Henri, idole de la France ! ce peuple, toujours cher à ta mémoire, voit encore en toi ton petit-fils qui marche sur tes traces. Les Français, en extirpant tous les abus qui entouraient le trône, ont rendu à leur monarque sa véritable existence. Mirabeau, Mirabeau surtout a développé ce grand principe si important au salut de l’état. Le Peuple et le Roi ; voilà ses maximes. Point d’intermédiaire entre ces deux puissances.

HENRI IV.

Que ce récit m’intéresse ; mais que je crains les effets de ces innovations. Je fais à quel degré le fanatisme peut pousser sa vengeance. En vain Jean-Jacques et Voltaire nous donnent ici de grandes espérances fondées sur leurs immortels écrits, je ne puis vaincre mes inquiétudes.

DESILLES.

On n’est donc pas exempt aux Champs-Élysées de tout pénible souvenir ? Quant à moi, je n’y ai ressenti jusqu’à présent qu’une douce paix.

HENRI IV.

Dans ce séjour, mon fils, nous conservons l’empreinte de notre caractère primitif ; et telle est, mon ami, la cause de ces rapports frappants que l’on trouve entre les grands hommes nés à des époques souvent fort éloignées. Apres plusieurs siècles de repos, chacun de nous revient à la vie : mais notre génie ne change jamais : nos goûts, nos humeurs sont constamment les mêmes ; ainsi tu ne trouveras pas ici l’ombre de Louis XII, le père du peuple, ni celle de l’orateur grec Démosthène. Toutes les deux sont en ce moment sur la terre. Le Destin a rendu à Louis XII sa couronne sous le nom de Louis XVI, et à ton cher Mirabeau, la sagacité, la profondeur et l’éloquence de cet orateur athénien, également célèbre par son amour pour la patrie, et par sa haine déclarée pour les factieux.

DESILLES.

Ah ! je le reconnais à ces traits.

HENRI IV.

Mais toi, brave Desilles, ne sais-tu pas encore quel homme tu as été avant de porter ce nom ? Rappelle-toi donc ton analogie avec ce jeune romain qui, pour sauver sa patrie, se précipita tout armé dans le gouffre qui s’était ouvert au milieu du Forum.

DESILLES.

Oui, je me rappelle à présent tout ce que je fus. Le Destin m’a choisi, sans doute, pour les actions d’éclat. Je ne me plains pas de mon sort. Puissé-je toujours terminer de même ma carrière. Pour, toi Henri, le modèle des bons rois, on n’a pas ignoré même sur la terre, qu’avant d’être Henri IV, tu étais Titus... Mais quelle est cette rumeur parmi les ombres.

HENRI IV.

J’aperçois Voltaire et Rousseau qui s’approchent de nous ; sachons ce qu’il y a de nouveau.

 

 

Scène III

 

HENRI IV, DESILLES, JEAN-JACQUES, VOLTAIRE

 

HENRI IV.

Hé bien, sublime, et bienfaisant philosophe de la France, que venez-nous nous l’apprendre ?

VOLTAIRE.

Eaque, Minos et Rhadamanthe s’avancent vers les portes. Nous soupçonnons qu’ils vont au-devant de quel qu’ombre digne, sans doute, de leur empressement.

JEAN-JACQUES.

On a entendu du côté de la Terre des cris de douleur qui sont les présages d’une grande perte. Caron a paré sa barque, et Cerbère semble avoir adouci ses affreux hurlements. On nous a annoncé qu’il se préparait une fête pour recevoir cette ombre. Quel est donc ce Génie qui vient habiter parmi nous ?

VOLTAIRE.

Voyez défiler toutes les ombres vers l’entrée des Champs-Élysées. Serait-ce quelqu’auteur dramatique à qui l’on préparerait une pareille fête ? Serait-ce quelque législateur, ami de l’humanité, plus digne encore de cet hommage ?

HENRI IV.

J éprouvé, en ce moment, une terreur jusqu’à présent inconnue en ces lieux. Je chéris comme vous la France ; si ce mortel nous venait de cette contrée et que la patrie eut perdu un de ses plus fermes appuis, mon cœur en serait trop affecté. J’aperçois Louis XIV. À son air soucieux, je vois que cet arrivant ne lui fait pas plaisir.

 

 

Scène IV

 

VOLTAIRE, HENRI IV, DESILLES, LOUIS XIV, JEAN-JACQUES

 

Louis XIV s’approche d’un air fier, avec plusieurs de ses courtisans.

HENRI IV, à Louis XIV.

Louis XIV a l’air mécontent. Quel chagrin peut donc éprouver son cœur dans le séjour de la paix et de l’égalité.

LOUIS XIV.

Cette égalité n’est pas mon élément ; je sens que je devrais régner.

HENRI IV.

Sur tes passions sans doute ; mais ta raison est donc bien faible ? puisqu’elle n’a pu encore te faire jouir de la tranquillité dont nous jouissons tous. Tu veux être encore roi parmi tes ombres.

LOUIS XIV.

Ces remontrances populaires ne peuvent s’élever jusqu’à moi, ah ! que ne suis-je encore sur la terre !

HENRI IV.

Eh ! qu’y ferais-tu actuellement ?

LOUIS XIV.

La question est neuve pour mon oreille, ce que j’y ferais ? J’y régnerais ; en me montrant je redeviendrais le maître.

HENRI IV.

De qui ?

LOUIS XIV.

Du monde entier, des Français, quelque soit le charme de cette égalité, de cette indépendance dont, ici, on m’étourdit les oreilles ; je les connais, ils aiment les grands rois.

HENRI IV.

Dis, les grands hommes ; et les bons rois. Tu fus te faire admirer ; mais on ne t’aima point : tu n’as ébloui les Français que par ton luxe ; on ne peut les séduire aujourd’hui que par des vertus.

LOUIS XIV.

Oublie-t-on tout ce que j’ai fait de grand ?

HENRI IV.

Oui, tes fameuses conquêtes ; la terre n’était pas assez grande pour satisfaire ton ambition.

LOUIS XIV.

Est-ce par mon ambition que la postérité me juge ? as-tu oublié mes belles actions ? Si je fus despote, je su faire fleurir les arts, le commerce ; je su distinguer l’homme de mérite de l’intriguant de cour : les femmes ni mes ministres ne me gouvernaient point. Je portai dans toute l’Europe le goût des sciences ; on me doit peut-être ce foyer de lumières dont les Français sont si fiers aujourd’hui. J’encourageai les talents, je récompensais les belles actions ; si j’eu des faiblesses, j’ai su les effacer, j’ai su avouer des fautes. Un de mes courtisans osa justifier un jour mon enfance indocile : Il n’y avait donc point de verges dans mon royaume lui répondis-je... J’ai su préserver mes enfants de la mauvaise éducation que j’avais reçue ; mes défauts appartiennent à mes instituteurs, mes vertus font de moi. Je suis mon ouvrage.

VOLTAIRE.

Je ne puis m’empêcher de l’admirer encore.

JEAN-JACQUES.

Il eut l’art de se faire adorer.

DESILLES.

Quel dommage que ce fut là un despote !

HENRI IV.

Oui, tu as mérité, j’en conviens, sous quelques rapports, l’estime et la reconnaissance des Français ; mais aujourd’hui ils ne sont plus les mêmes, et tu ferais mal vu sur le trône.

LOUIS XIV.

Je ne te blâme point. Nous ne pouvons changer notre caractère : un jour peut-être le mien retrouvera sa place : d’autres temps, d’autres mœurs, et crois qu’aujourd’hui même, je trouverais encore en France des partisan...

HENRI IV.

Qui n’oseraient se montrer. Mais... quels sans lugubres ! C’est sans doute, cet ombre qui arrive.

DESILLES.

L’on vient à nous.

 

 

Scène V

 

MONTESQUIEU, VOLTAIRE, HENRI IV, DESILLES, LOUIS XIV, JEAN-JACQUES

 

MONTESQUIEU.

Amis de la France, Franklin vous amène un de ses plus fermes appuis ?

HENRI IV.

Ah ! que nous annoncez-vous.

On entend la musique du convoi de Mirabeau, par M. Gossec ; pendant cette scène muette, les ombres vont et viennent sur le théâtre et s’avancent toutes au-devant de Mirabeau.

 

 

Scène VI

 

MIRABEAU, dans l’affliction, FRANKLIN, le soutenant, MONTESQUIEU, VOLTAIRE, HENRI IV, DESILLES, LOUIS XIV, JEAN-JACQUES

 

DESILLES.

Que vois-je ? Mirabeau !...

FRANKLIN, l’interrompant.

Mirabeau est mort.

Il continue avec chaleur.

Il est retourné au sein de la divinité, il vit parmi nous, le génie qui affranchit la France, et versa sur l’Europe des torrents de lumières. L’homme que se dispute l’histoire des sciences et des empires tenait, sans doute, un rang élevé dans l’espèce humaine ; l’antiquité eut élevé des autels au puissant génie qui, au profit des humains, embrassant dans sa pensée le ciel et la terre, sut dompter la foudre et les tyrans.

VOLTAIRE.

Philosophe courageux, bienfaisant législateur, que la Parque vient d’enlever à la plus grande des nations, cesse de t’affliger et viens respirer avec nous l’air pur de l’Élysée.

JEAN-JACQUES, à Voltaire.

Ah ! ne lui envie pas la douceur de verser encore des larmes : la cause de sa douleur est si belle.

MIRABEAU.

Ô Jean-Jacques ! ô mon maure ! est-ce toi ?

VOLTAIRE.

Cesse de te livrer à d’inutiles regrets.

MIRABEAU, d’un ton animé.

Ah ! ce n’est pas la vie que je regrette, j’ai su vivre, j’ai su mourir en homme ; j’avais pour un siècle de courage, quand la mort a glacé mon cœur ; mais écoute, n’entends-tu pas les accents douloureux de ce peuple affligé ; de ce peuple dont je n’ai connu toute l’affection pour moi, qu’à l’instant même qui m’en a séparé pour jamais ; de ce peuple aimant et sensible que je ne pourrai donc plus servir. Je frémis en songeant que le trouble et la confusion peuvent encore détruire l’effet de la plus belle, de la plus sublime des révolutions : que l’empire peut-être livré aux différents partis de séditieux qui, pour leurs vues particulières, ne cherchent qu’à jeter l’alarme et à semer la discorde. Je frémis d’apprendre au premier instant que cette belle monarchie est dissoute, et que les fameux s’en partagent les lambeaux.

JEAN-JACQUES.

On ne peut régénérer un état sans courir les risques de le perdre ; voilà ce que j’ai craint ; voilà ce que j’avais prévu dans mes écrits.

VOLTAIRE.

Mais si on le sauve à la fin ?

MIRABEAU.

Je préférerai le règne d’un despote, à l’anarchie.

MONTESQULEU.

Les pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants, constituent la nature d’un bon gouvernement monarchique.

FRANKLIN.

Je n’approuve pas ces dispositions républicaines chez les Français j’ai longtemps vécu. Maintes fois je me suis vu forcé de changer d’opinion, même dans les matières de la plus grande importance. Ainsi je crois qu’il est impolitique et inconstitutionnel en France, de ne point assurer le pouvoir du gouvernement monarchique, parce qu’il n’y a point de gouvernement, qu’elle qu’en soit la forme, qui ne puisse être bon, s’il est bien administré.

MIRABEAU.

Ah, Franklin ! que n’ai-je laissé ma patrie dans une situation aussi paisible, aussi heureuse, aussi florissante que tu as laissé la tienne ; mais quelles sont ces deux ombres que mon récit paraît attendrir ? Henri IV ! Desilles !

Il leur donne la main.

Salut, salut, nos amis ; et cet autre ?

JEAN-JACQUES.

Vous ne le reconnaissez pas ?...

MIRABEAU.

Oui, j’y suis à présent ; à son air majestueux à cet air conquérant...

VOLTAIRE.

Et quelque fut le rang où le ciel l’eut fait naître. Le monde en le voyant eût reconnu son maître.

MIRABEAU, à Voltaire.

Vous êtes, je crois, l’auteur de cet éloge ?

VOLTAIRE.

J’aimai un peu trop la gloire des rois, je n’en disconviens pas ; mais c’était alors la mode.

LOUIS XIV.

Elle reviendra.

MIRABEAU.

Je le souhaite pour le bonheur de la France ; cependant tu me permettras d’y mettre des limites.

LOUIS XIV.

M’ôterais-tu le droit de déclarer la guerre, et de faire la paix.

MIRABEAU.

Pour avoir voulu l’accorder au pouvoir exécutif, j’ai failli perdre la confiance publique.

MONTESQUIEU.

Que nous dis-tu ?

HENRI IV.

Apprends-nous...

MIRABEAU.

Tant qu’on n’a calomnie que ma vie privée, je me suis tu, soit parce qu’un rigoureux silence est une juste expiation des fautes purement personnelles telles excusables qu’elles puissent être, et ne voulant attendre que du temps et de mes services l’estime des gens de bien ; soit encore par ce que la verge de la censure publique, m’a toujours paru infiniment respectable, même placée dans des mains ennemies ; mais lorsqu’on a attaqué mes principes comme homme public, je n’ai pu me tenir à l’écart, sans déserter un poste d’honneur qui m’avait été confié ; j’ai rendu un compte spécial de ma conduite. Cet aveu était d’autant plus important, que, placé parmi les utiles tribuns du peuple, je lui devais un compte plus rigoureux de mes opinions. Son jugement était d’autant plus nécessaire, qu’il s’agissait de prononcer sur des principes qui distinguent la vraie théorie de la liberté, de la... fausse ; ses vrais apôtres, des faux apôtres ; les amis du peuple, de ses corrupteurs ; car le peuple, dans une constitution libre, a aussi ses hommes de cour, ses parasites, ses flatteurs, ses courtisans, ses esclaves. Je pris la parole sur une matière soumise depuis longtemps à de longs débats : un pressant péril, de grands dangers dans l’avenir devaient exciter toute l’attention du patriotisme. Ces mots de paix et de guerre sonnaient fortement à l’oreille. Fallait-il déléguer au roi le droit de faire la paix et la guerre, ou devait-on l’attribuer au corps législatif ? En un mot je m’étais proposé la question générale qu’on devait résoudre, d’attribuer concurremment le droit de faire la paix et la guerre, aux deux pouvoirs que la constitution avait consacrés.

LOUIS XIV.

Les Français ne sont donc plus les mêmes. Si les talens, le génie donnaient comme le rang, la couronne ; sans doute tu l’aurais méritée.

MIRABEAU, en souriant.

Ne me souhaite pas un si fatal présent : c’est un pesant fardeau qu’une couronne en ce moment ; mais ton petit-fils saura par sa prudence, par sa bonté, par ses vertus la rendre plus désirable.

JEAN-JACQUES.

Sans doute tu n’as pas quitté la vie sans donner quelques idées sur les successions.

VOLTAIRE.

Et sur l’éducation ; c’était bien essentiel.

MIRABEAU.

Mes amis, j’ai pourvu à tout ; ce sont mes derniers ouvrages, je n’ai pas eu la douceur de les lire à mes collègues. Mes dernières paroles furent : Je combattrai les factieux jusqu’à mon dernier soupir, de quel parti, de quel côté qu’ils soient, et telle était ma ferme résolution ; mais déjà la mort circulait dans mes veines. Je me hâtai de mettre la dernière main à mon discours sur les successions, et à mon plan d’éducation nationale. J’ai tout laissé entre les mains de mon meilleur ami, qui me secondera, j’en suis bien allure ; il n’est pas que vous n’ayez ouï parler de cet homme, de ce prêtre qui n’est pas moins nécessaire aux intérêts de l’état qu’à ceux du vrai culte. Il a porté la hache sur tous les abus du saint siège, il a déraciné le labyrinthe qui entourait l’autel, il a démontre l’auguste vérité.

VOLTAIRE.

Il faut un culte qui distingue le ben prêtre du fanatique et de l’imposteur. J’ai introduit la philosophie, j’ai prêché la tolérance, mais si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer.

MONTESQUIEU.

Ainsi donc, vous avez détruit les prérogatives du clergé et de la noblesse, et vous attirez votre constitution bonne ! Vous aurez bientôt un état populaire, ou bien un État despotique.

FRANKLIN.

On doit l’adopter avec ses défauts s’il y en a ; parce que je crois qu’il faut en France un gouvernement monarchique, et que s’il vient à dégénérer en despotisme, ce ne sera pas la faute de la constitution : pour assurer le bonheur du peuple, il dépend entièrement de l’opinion, de la bonté du gouvernement, aussi bien que de la sagesse, et de l’intégrité de ceux qui gouvernent.

JEAN-JACQUES.

Comme il dépend des pères de famille d’assurer également le bonheur de tous leurs enfants. Je te demande Mirabeau, quelques-unes de tes réflexions sur les dispositions testamentaires. Ah ! combien il est important que les humains soient éclairés sur cette matière.

MIRABEAU.

Eh quoi ! n’est-ce pas assez pour la société des caprices et des passions des vivants ? Faut-il encore subir leurs passions quand ils ne sont plus ? N’est-ce pas assez que la société soit actuellement chargée de toutes les conséquences résultantes du despotisme testamentaire, depuis un temps immémorial jusqu’à ce jour ? Faut-il qu’on lui prépare encore tout ce que les testateurs futurs peuvent y ajouter de maux par leur dernière volonté trop bizarre, dénaturée même ? N’a-t-on pas vu une foule de ces testaments, ou respiraient tantôt l’orgueil, tantôt la vengeance ; ici un injuste éloignement, là une prédilection aveugle. La loi casse les testaments appelés ab irato ; mais tous ces testaments qu’on pourrait appeler a decepto, a moroso, ab imbecilli, a delirante, a superbo, la loi ne les casse point, et ne peut les casser. Combien de ces actes signifiés aux vivants par les morts, où la folie semble le disputer à la passion, où le testateur fait telles dispositions de sa fortune, dont il n’eut ose, de son vivant, faire confidence à personne ; des dispositions telles, en un mot, qu’il a eu besoin, pour se les permettre, de le détacher entièrement de sa mémoire, et de penser que le tombeau serait son abri contre le ridicule et les reproches.

Toutes les ombres applaudissent à ce discours.

TOUTES LES OMBRES, ensemble.

Bravo, bravo ! Mirabeau.

VOLTAIRE.

La plupart de ces ombres reconnaissent leurs erreurs et leur injustice, dans ces réflexions, et leurs regrets témoignent assez combien tu mérites l’estime des morts et des vivants.

LOUIS XIV.

Ta présence était bien nécessaire sur la terre ; tu devais vivre plus longtemps.

MIRABEAU.

J’ai travaillé nuit et jour pour rendre à ma patrie sa superbe splendeur ; j’y ai sacrifié mon existence. Je la croyais inaltérable. Je me suis trompé en cela, et voilà l’homme ; mais j’ai rempli ma tâche sur la terre, et je suis satisfait. Après avoir été la terreur des potentats des l’aurore de ma jeunesse, qui, d’un autre côté, ne fut exempte d’erreurs ; vers le midi de ma vie j’ai joui de l’estime publique. J’ai fait le bien de mon pays. J’ai terminé à quarante-deux ans une carrière glorieuse. Je vois encore le peuple ému, attendri ; j’entends ses cris de douleur à ma dernière heure ; mon âme encore errante dans les airs voit ce peuple verser des larmes. Qu’il est beau de mourir, quand on a défendu sa cause.

JEAN-JACQUES.

Et surtout quand on l’a gagnée. Je ne te parle pas de mon contrat social.

MIRABEAU.

Ton contrat social ! il est dans les mains de tout le monde. Il est la pierre angulaire de la constitution.

VOLTAIRE.

N’ai-je pas aussi contribué pour quelque chose à la révolution.

MIRABEAU.

Ah ! beaucoup, Voltaire, oui, beaucoup ; mais l’infant le plus brillant de ton triomphe n’est pas encore arrivé. Encore, encore quelques moments, et je te le dis en confidence, certain évêque du Tibre, dont les projets ne font encore que fermenter fondement, ajoutera bientôt à ta gloire, et à ta célébrité. Mais qu’elles sont ces trois ombres qui conduisent vers nous un enfant qui ne m’est pas inconnu ?

VOLTAIRE.

Ne sois pas étonné de l’air de satisfaction qui brille sur leurs visages. Ces trois femmes furent chacune, dans leur genre, l’honneur et l’ornement de leur sexe. C’est Deshoulières, Sévigné, et l’aimable Ninon de l’Enclos.

 

 

Scène VII

 

MADAME DESHOULIÈRES, MADAME DE SÉVIGNÉ, NINON DE L’ENCLOS, FORTUNÉ, MIRABEAU, FRANKLIN, MONTESQUIEU, VOLTAIRE, HENRI IV, DESILLES, LOUIS XIV, JEAN-JACQUES

 

MIRABEAU.

Je ne puis vous exprimer combien j’ai de plaisir à les voir : mais cet enfant...

DESILLES.

Il nous est inconnu, comme à toi.

FORTUNÉ.

Ô mon protecteur ! Ô sublime Mirabeau ! la parque a tranché le fil de mes jours ; mais j’avais assez vécu. J’ai joui du bonheur de t’entendre. J’étais à la tête de ma compagnie à ta pompe funèbre. Je t’ai vu déposer dans ce superbe édifice, qui n’aura désormais d’autres titres. Aux grands hommes, la patrie reconnaissante.

MIRABEAU.

Cher enfant ! si jeune perdre la vie, et par quel accident ?

FORTUNÉ.

Il était près de minuit quand je rentrai chez moi après cette cérémonie. Froid, pâle, j’avais la mort dans l’âme. En vain ma pauvre mère me prodiguait tous ses secours ; en vain cette chère mère cherchait à me consoler, elle me dérobait des larmes que je sentais tomber sur mon cœur. Nous perdions en toi notre protecteur, et la patrie perdait son plus ferme soutien. Ma douleur était mortelle ; on a eu recours, sur le champ, à un médecin ignorant ; mais pourquoi m’en plaindre ? ses remèdes sans doute étaient superflus. Je ne regrette que ma mère ; mais je bénis le sort qui me rapproche de vous.

MIRABEAU.

Cher enfant ! elle avait mis toutes ses espérances en toi.

FORTUNÉ.

Dieu ! veille sur ses jours. Au ciel ! je t’implore pour elle : console la plus tendre, la meilleure de toutes les mères. Hélas ! si tu n’avais voulu que me ravir à son amour, et laisser ce grand homme

En regardant Mirabeau.

encore sur la terre. Il y était si nécessaire, lui seul contenait les factieux, il était l’appui de la veuve, de l’orphelin, et j’en suis un grand exemple.

MIRABEAU.

Que dites-vous jeune homme ?

FORTUNÉ, l’interrompant.

Je veux dire ce que tu nous a forcé de cacher sur la terre. On a pu t’imputer que tu n’avais pas de mœurs. On a pu te réfuter une âme généreuse, un cœur sensible ombres, écoutez. J’avais un père attaché, par naissance et par principes, à la vieille constitution. Ces chimères de noblesse le rendaient souvent inabordable ; ma mère et moi nous en souffrions beaucoup. Elle est issue du sang du tiers-état, c’est vous dire qu’elle est bonne patriote. Son mari prenait plaisir depuis quelque temps à la mortifier en mettant la main sur son épée. Ah ! s’il n’eut pas été mon père... mais, quelques mois après la révolution, une espèce de langueur le mit au tombeau. Il avait dissipé toute la fortune de ma mère : il ne lui restait que des bienfaits de la cour, et en mourant nous perdîmes toutes nos ressources. Ma mère, plus affligée pour moi que pour elle-même, était au désespoir. Ah ! combien l’amour d’une mère élève son courage. Sans demander des avis à personne, elle se présente à la porte de l’incomparable Mirabeau.

MIRABEAU, voulant lui mettre la main sur la bouche.

C’en est assez, c’en est assez.

FORTUNÉ.

Non, je dirai tout.

HENRI IV, prenant la main de Fortuné.

Aimable enfant ; poursuis, nous t’entendrons avec plaisir.

FORTUNÉ.

Ma mère dans les pleurs se jette à ses pieds. Ce n’est pas pour moi, dit-elle, que je vous supplie, c’est pour mon fils : il n’a plus de père, il ne me reste rien pour l’élever. Mirabeau la relève avec attendrissement. Cet abaissement, madame, est l’effet de votre amour maternelle ; mais il m’offense. Parlez-moi sans me prier ; que puis-je faire pour vous ? Placer mon fils, s’écrie ma mère. Comme législateur je n’ai aucun pouvoir particulier. Vous êtes jeune, belle, bientôt on suspecterait les services que je voudrais vous rendre ; mais, madame, j’ai des amis, je les ferai agir ; c’est tout ce que je puis vous promettre. Il nous conduit froidement jusqu’à sa porte. À peine sommes-nous arrivés chez nous qu’un notaire apporte à signer à ma mère un contrat de douze cens livres de rente réversibles sur ma tête. Ma mère demande l’auteur de ce bienfait ; on s’obstine à nous le taire : nous le devinons aisément. Nous volons chez lui, sa porte nous est refusée. Quelques jours après, je reçois le brevet de capitaine dans le régiment de Royal-Dauphin avec un bon de six cents livres pour mon entretien. Hélas ! je n’en ai pas joui longtemps. J’ai perdu mon bienfaiteur, et ma vie a été le prix de ma reconnaissance.

HENRI IV.

Quel âge avez-vous, enfant trop aimable ?

FORTUNÉ,

Douze ans.

VOLTAIRE.

Ton raisonnement avait devancé ton âge ; il n’y a donc plus d’enfants en France ?

FORTUNÉ.

Ils ne sont pas plus hauts que cela,

Désignant avec la main une certaine hauteur.

qu’ils montent déjà la garde chez le roi.

LOUIS XIV.

Mon petit fils est donc gardé par des pygmées.

MIRABEAU.

Par des géants aussi, Louis XIV ; il est plus en rareté avec ces pygmées, que tu ne le fus jamais avec ton imposante maison.

VOLTAIRE.

Quel est donc, charmant enfant, cet édifice, aux grands hommes, la patrie reconnaissante.

FORTUNÉ.

C’est le temple, où vous serez tous réunis. Ô Mirabeau ! quels honneurs n’a-t-on pas rendus à ta mémoire : non, jamais la reconnaissance publique n’éclata d’une manière plus solennelle, et plus touchante.

LOUIS XIV.

La cérémonie était donc bien pompeuse ?

FORTUNÉ.

Si la cérémonie fut grande et majestueuse, ce ne fut point par l’étalage fastueux d’un luxe insultant ; mais un peuple entier y versait des larmes. Entre deux files de notre garde nationale, un gros de cavalerie ouvrait la marche, suivi de vingt mille volontaires en deuil et sans armes ; les commissaires des quarante-huit sections, la municipalité de Paris et son département précédaient immédiatement le sarcophage, qu’on ne voyait point élevé pompeusement sur un char triomphal ; mais nos législateurs même, tes collègues, qui le suivaient en corps, disputaient aux soldats citoyens l’honneur de te porter. Les ministres, la maison du roi, et quelques milliers d’hommes armés terminaient le convoi : ajoutez à ce détail le silence profond des spectateurs qui rendait plus pénétrants les sons d’une musique déchirante, les cliquetis aigus des cymbales, les roulements sourds et lugubres du tambour : ajoutez y la consternation qui se peignait sur tous les visages, et les douces larmes de ce sexe intéressant et sensible à qui tu destinais des plans utiles à sa gloire, comme à son bonheur, et vous ne pourrez vous faire qu’une imparfaite idée des sentiments dont mon âme est encore pénétrée.

MIRABEAU, avec attendrissement.

Dieu ! que ce récit m’intéresse. Ô mes concitoyens ! qu’ai-je fait pour avoir mérité une aussi sensible reconnaissance. J’ai contribué, comme vous, au bien de la patrie. J’emportais vos regrets, n’était-ce pas assez pour me déchirer l’âme. Ô français ! français, vous ne cesserez jamais d’être généreux.

LOUIS XIV.

Et les ministres qui accompagnaient la cérémonie, sont-ils du choix de mon petit fils ?

FORTUNÉ.

Oui sans doute, et du choix de ton peuple.

LOUIS XIV.

Dans quel rang les a-t-on pris ?

MIRABEAU.

Confondus dans la seule classe de tous les citoyens, leurs vertus et leur mérite les ont seuls distingués.

LOUIS XIV.

J’approuve actuellement la révolution ; elle est digne d’un grand monarque, et des grands hommes qui l’ont opérée.

MADAME DE SÉVIGNÉ.

As-tu laissé en main sûre ce plan dans lequel tu destinais à mon sexe un passage utile à son bonheur et à sa gloire ?

MADAME DESHOULIÈRES.

On l’aura détourné à sa mort. On ne veut pas que nous soyons sur la terre les égales des hommes ; ce n’est qu’aux Champs-Élysées que nous avons ce droit.

NINON.

Ailleurs aussi, mais c’est un faible avantage.

MADAME DESHOULIÈRES.

Les femmes trouveront peut-être le moyen de régénérer aussi leur empire.

MIRABEAU.

Pour opérer en France une grande, une heureuse révolution, il en faudrait, mesdames, beaucoup comme vous.

NINON.

Tu as raison : en général les femmes veulent être femmes, et n’ont pas de plus grand ennemis qu’elles mêmes. Que quelqu’une sorte de sa sphère pour défendre les droits du corps aussitôt elle soulève tout le sexe contre elle ; rarement on voit applaudir les femmes à une belle action, à l’ouvrage d’une femme.

MIRABEAU.

La remarque le sera.

NINON.

Par les hommes donc. Ah ! messieurs, que les femmes entendent bien peu leurs intérêts.

MADAME DE SÉVIGNÉ.

Il est indubitable qu’un gouvernement ne peut se soutenir, si les mœurs ne font pas épurées.

NINON.

Et de qui dépend cette révolution : en vain l’on fera de nouvelles lois, en vain l’on bouleversera les royaumes ; tant qu’on ne fera rien pour élever l’âme des femmes, tant qu’elles ne contribueront pas à se rendre plus utiles, plus conséquentes, tant que les hommes ne seront pas assez grands pour s’occuper sérieusement de leur véritable gloire, l’état ne peut prospérer : c’est moi qui vous le dis ; mais qui vient nous interrompre ?

 

 

Scène VIII

 

LE DESTIN, SOLON, LE CARDINAL D’AMBOISE, MADAME DESHOULIÈRES, MADAME DE SÉVIGNÉ, NINON DE L’ENCLOS, FORTUNÉ, MIRABEAU, FRANKLIN, MONTESQUIEU, VOLTAIRE, HENRI IV, DESILLES, LOUIS XIV, JEAN-JACQUES, avec plusieurs des quatre parties du monde, comme des Chinois, des Turcs, des Espagnols, des Romains, etc.

 

LE DESTIN.

Ombres paisibles, l’heure est venue de rendre à la terre un grand homme qui remplace celui qu’elle vient de perdre ; et voici celui que j’ai choisi.

TOUTES LES OMBRES.

Solon, Solon va renaître.

HENRI IV.

C’est le cardinal d’Amboise que le Destin a choisi ; c’est un ministre sage, bienfaisant qui doit renaître en France.

TOUTES LES OMBRES FRANÇAISES.

Oui, nous opinons pour le cardinal d’Amboise.

LE DESTIN,

Oui, je veux vous satisfaire. Ce grand ministre va renaître aussi.

D’AMBOISE.

Serai-je encore élu évêque de Montauban ?

MIRABEAU.

Que n’as-tu pu devancer ton époque ! cette ville n’aurait pas été de nouveau le théâtre des fureurs sacerdotales, Les fanatiques ce sont efforcés d’égarer la conscience du peuple ; ainsi on n’a pu briser les chaînes du despotisme, sans secouer le joug de la foi. Quelle imposture grossière ! non, la liberté loin de nous avoir prescrit un si impraticable sacrifice, nous a rendus tous frères : que tous bons citoyens regardent cette église de France dont les fondements s’élancent et se perdent dans ceux de l’empire lui-même. Qu’ils voient comme elle se régénère avec lui, et comme la liberté, qui vient du ciel, aussi bien que notre foi, semble montrer en elle la compagne de son éternité et de sa divinité.

D’AMBOISE.

La province de Normandie, a-t-elle été agitée et persécutée par la noblesse ? ma présence y serait-elle nécessaire ?

MIRABEAU.

La noblesse est fort paisible en Normandie, et ses habitants sont trop éclairés aujourd’hui.

D’AMBOISE.

Serais-je assez heureux pour travailler à la réforme de ces ordres religieux qui obèrent l’état, et qui propagent la masse des paresseux.

LE DESTIN.

Tu n’auras pas à cet égard de réforme à faire .Sois bon ministre, rends-toi digne toujours de la confiance de ton roi, concilie-toi l’amour de la nation, et travaille sans relâche aux intérêts du peuple. Sois laborieux, doux, honnête, aie de la fermeté, du bons sens, et surtout ton expérience précieuse, je te rends ton caractère primitif.

D’AMBOISE.

Reparaîtrai-je en France avec ce même costume ?

LE DESTIN.

Oui, et s’il était nécessaire, je te donnerais la tiare pour réformer tous les abus.

D’AMBOISE.

Je ne la désirerais qu’à ce prix.

LE DESTIN.

J’aime les Français, je veux les combler de mes bienfaits ; pour toi, Solon, tu va renaître à la place de ce législateur.

SOLON, au Destin.

Divinité, dont la domination est si favorable, ou si fatale aux mortels, ne pouvant m’y soustraire, vous voulez que je retourne sur terre, et je ne résiste point à vos décrets ; mais dans quelle contrée prétendez-vous me placer ? vais-je revoir Athènes ? m’enverrez-vous à Rome ?

LE DESTIN.

La ville de Rome, mon fils, a un peu changé de face depuis Titus ; et ce théâtre aujourd’hui conviendrait peu à ton caractère. Qui serais-tu ? toi qui ne peut supporter l’hypocrisie, les complots des factieux ; mais il est une autre contrée qui, à l’opulence près, te retracer Rome et Athènes. C’est dans la capitale de France.

SOLON.

En France ! c’est pour la France que vous me destinez. Que la porte s’ouvre ; je suis prêt à partir.

LE DESTIN.

Va, Solon, va prêcher ta douce morale sous le règne du meilleur des rois. Soutiens la cause du peuple. Va te couvrir d’une nouvelle gloire. Là, tu trouveras des âmes qui sympathiseront avec la tienne ; sois prompt, sois vigilant. Que toutes tes vertus reprennent leur première énergie, ou plutôt je te donne les vertus et les talents de cette ombre fière dont nous célébrons aujourd’hui l’arrivée. Si jamais ton antique Athènes renaît de sa cendre ; je l’enverrai à son tour y prendre ta place.

MIRABEAU.

L’exemptez-vous des faiblesses humaines ?

LE DESTIN.

Je ne prétends l’exempter de rien. Ces erreurs tiennent peut-être, plus qu’on ne croit aux vertus que je lui donne en partage. Qu’il soit bon patriote, courageux, protecteur de la liberté, ami sûr, publicité éclairé. Je jette un voile sur le reste.

NINON, à Mirabeau.

Apprends-nous donc...

DESILLES.

Et ton Traité d’Éducation Nationale.

TOUTES LES OMBRES, à la fois.

Nous brûlons de l’entendre.

HENRI IV.

Cesse de t’affliger ; voilà deux successeurs pour un...

MIRABEAU.

C’en est trop pour me remplacer ; je voudrais vous satisfaire ; mais mon cœur est encore si plein, que je ne puis en ce moment que vous exposer le résultat de tous mes principes, et de tous mes écrits.

LE DESTIN.

Que la fête commence : qu’on lui élève un trône.

HENRI IV.

Viens, digne soutien de l’empire français ; cette place est réservée à ton génie, à ton amour pour la patrie ; et toutes les ombres vont t’entourer pour t’entendre.

MIRABEAU.

Quoi ! voudriez-vous me faire monter ici à la tribune.

LOUIS XIV.

La tribune ! mais c’est un trône.

MIRABEAU, sur le trône.

Elle fut de mon vivant plus qu’un trône à mes yeux.

Ombres, qui m’écoutez, et qui vous intéressez au bonheur de la France, qui désirez connaître et mes travaux et mes opinions sur l’état actuel et futur de ce beau royaume, je vais en deux mots vous en instruire :

J’ai passé ma vie à étudier l’esprit de différents gouvernements. J’ai parcouru l’immensité de notre antique histoire. Plein des grands exemples qu’elle nous offre, je me suis armé contre le despotisme ; mais j’ai vu d’ailleurs le vice des formes républicaines, et j’ai cherché à en préserver ma patrie régénérée. Tel a été le but principal de tous mes écrits. Puisse la France n’oublier jamais que la seule forme de gouvernement qui lui convienne, est une monarchie sagement limitée.

LE DESTIN.

Qu’on ceigne son front de la couronne civique.

Deux ombres portent la couronne.

MADAME DE SÉVIGNÉ, prend la couronne et la lui pose sur la tête.

Tu l’as méritée.

Ici le chœur commence,

On enlève Mirabeau sur le trône, et on lui fait faire le tour du théâtre ; une musique douce et tendre termine, piano, piano la marche.

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