Marion (Adèle REGNAULD DE PRÉBOIS)

Comédie en deux actes, mêlée de chant.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Délassements-Comiques, le 22 mars 1851.

 

Personnages

 

KERNOËL

SERVAN, son père, riche fermier de la Bretagne

YVON, garçon de ferme

EAN-FRANÇOIS, garçon de ferme

MARION

MADAME THIBAUD, sœur de Servan

ALOÏSE, sa fille

OLIVETTE, servante de la ferme

MARI-BERTHE, servante de la ferme

JEANNIE, servante de la ferme

PAYSANS

PAYSANNES

 

La scène se passe en Bretagne en 1797

 

 

ACTE I

 

La ferme du château de Pontaven. À droite, le bâtiment de la ferme ; à gauche, une grange en vue du spectateur, où sont rangés des bottes de paille et des outils de toutes sortes ; à côté, un puits. Au fond, des montagnes ; à l’horizon, la mer et des rochers. Sur le premier plan à gauche, un banc rustique près duquel est accroché un grand filet de pêcheur, quelques sièges rustiques, etc.

 

 

Scène première

 

OLIVETTE, MARI-BERTHE, JEANNIE, JEAN-FRANÇOIS, DEUX PAYSANS, puis YVON

 

Olivette, un peu à droite, bat le beurre ; Mari-Berthe lave la vaisselle au puits. Jeannie savonne à côté. Jean-François et les paysans rentrent du foin.

JEAN-FRANÇOIS, lançant des bottes de foin dans un grenier.

498... 499 et 500...

Il s’assied exténué sur des bottes de paille dans la grange. Yvon entre.

OLIVETTE, l’apercevant et se levant[1].

Ah ! c’est Yvon enfin !... Eh bien ?...

YVON.

Est-ce la curiosité ou... l’amour qui te fait désirer ma présence, Olivette ?

OLIVETTE, fièrement.

L’amour !... allons donc !... il s’agit bien de ça...

YVON.

Ça vaut pourtant bien la peine qu’on y pense.

OLIVETTE.

Voyons... vite... quelles sont les nouvelles ?...

TOUS.

Oui... oui...

OLIVETTE.

À quand la noce ?

YVON, avec fatuité.

La nôtre ?...

OLIVETTE.

Le jour est-il fixé ?...

YVON, avec joie, voulant lui prendre la taille.

Tu consens donc enfin ?...

Olivette le repousse et lui tourne le dos.

MARI-BERTHE, à Yvon, tout en rangeant sa vaisselle.

Eh ! tu ne vois point qu’Olivette te parle du mariage de nos jeunes maîtres, bêta !

YVON, naïvement.

Eh ! je le savais !...

OLIVETTE.

Eh ben, alors... voyons... puisque tu as accompagné monsieur Servan au presbytère... dis-nous un peu ce que lui a répondu monsieur le curé... a-t-il fixé le jour ? À quand la noce ?...

YVON, parlant à tous.

Ah ! l’année où nous sommes, 1797, a le temps de finir, vos souliers de s’user, vos cornettes de jaunir et vos visages de faire comme vos cornettes, d’ici à ce que vous dansiez à c’te noce-là.

OLIVETTE.

Monsieur le curé refuserait ?...

YVON.

Il a dit comme ça à not’ maître, que pour qu’un mariage soit valable devant Dieu, comme devant la loi, il fallait que le consentement soit libre et réfléchi chez les deux parties... Quant à votre nièce, mademoiselle Aloïse, monsieur Servan, a-t-il ajouté, je ne doute pas qu’elle n’agisse en toute connaissance ; mais votre fils... ce pauvre Kernoël, est-il en état de comprendre ?...

MARI-BERTHE, s’avançant un peu.

C’est pourtant vrai, que Kernoël dirait oui, à l’autel, comme il dirait non... sans plus savoir... quel malheur !

JEANNIE.

Oh ! oui... queu malheur !

OLIVETTE.

Oh !... tu n’es pas la seule à le plaindre, Mari-Berthe, ni toi non plus, Jeannie !...

Air : Ses yeux disaient tout le contraire.

Plus d’une fille du hameau,
Comme vous se dit, je le gage,
Un garçon si bien fait, si beau,
Privé d’esprit... ah ! quel dommage !

YVON.

Bien fait ?... qui t’a fait voir cela ?

OLIVETTE, souriant avec malice.

Mes yeux donc ! Ils font ce qu’ils doivent,
Quand vous êtes tous les deux là...
Il faut bien qu’ils s’en aperçoivent.
Oui, quand tous deux vous êtes là,
Faut bien qu’mes yeux s’en aperçoivent.

YVON.

Oh ! je ne le jalouse point !... Et je donnerais, ben au contraire, tout mon sang ! ma veste et ma culotte neuve pour le revoir ce qu’il était autrefois... le plus gentil et le plus malicieux des gars du village... Mais pour ça, faudrait que sa brave et honnête femme de mère ressortît de sa tombe... faudrait aussi que la petite Marie de Pontaven, la fille d’ l’ancien seigneur et sa sœur d’ lait, fût rappelée de l’exil... puisque c’est la perte d’ ces deux chères créatures qui a cause tout le mal...

TOUS, s’approchant de lui.

Comment ça ?...

YVON.

Or donc, un matin qu’il était allé, comme de coutume, au château, pour faire jouer la petite qu’il aimait comme ses deux yeux, v’là qu’il n’ trouva pus personne... ni bêtes ni gens... Le marquis de Pontaven s’était ensauvé nuitamment pour ne point être arrêté...

OLIVETTE, aux paysannes.

Ah ! c’était le gros de la révolution...

YVON.

Alors on vit raccourir Kernoël pâle... pâle à faire peur... il demanda sa mère !... Il la trouva morte... de mort subite !... et le grand saisissement qu’il en eut lui fit perdre comme ça du coup la conscience du temps présent et la souvenance des jours passés.

MARI-BERTHE.

Voilà pourquoi le nom de la défunte fermière et celui de la petite Marie n’ont jamais été prononcés devant Kernoël... dans la peur de lui rappeler...

Tous retournent à leur ouvrage.

OLIVETTE.

Mais ça n’a servi à rien... il est toujours de même... répondant à peine à ceux qui lui causent... Tout le jour il s’en va, il s’en vient comme une âme en peine sur les falaises... et le soir c’est ben rare quand il reste avec nous dans la salle.

MARI-BERTHE, revenant.

Excepté quand Marion la chevrière vient nous raconter ses belles histoires... Avez-vous remarqué l’aut’ soir, à la veillée... comme il était écouteux ! que mamzelle Aloïse en séchait de dépit...

YVON.

Ah ! c’est que la petite Marion a une petite voix si douce, si douce, qu’on dirait d’une musique.

OLIVETTE, les appelant du geste et mystérieusement.

Et puis on dit comme ça tout bas que c’est une créature surnaturelle, Marion... comme qui dirait un esprit qui s’est logé dans le corps d’une fille... Il y a deux ans... quand elle est arrivée dans le pays, remémorez-vous... elle connaissait le village, le château... et cependant elle venait du fin fond de la Bourgogne.

MARI-BERTHE, avec incrédulité.

De la Bourgogne ! allons donc, elle n’en avait ni le partage ni l’habillement, mais elle a dit ça quand il s’est agi de l’arrêter, à cause qu’elle n’avait point de papiers à montrer...

YVON.

Après tout... elle n’est point gênante... fille sage, petite mangeuse, bonne travailleuse... et si elle n’a pas voulu se louer dans les fermes, elle n’en gagne pas moins sa pauv’ vie avec le lait de sa chèvre et la couture d’ses doigts.

OLIVETTE, incrédule.

M’est toujours avis que c’est elle qui retient Kernoël à la veillée, par sa volonté seule.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, ALOÏSE, qui est entrée à la fin de cette scène

 

À sa vue tous les paysans reprennent leur ouvrage.

ALOÏSE, avec ironie.

Elle devrait alors, puisqu’elle est fille si habile, rentrer vos foins, battre le beurre... faire enfin l’ouvrage que vous laissez de côté pour vous occuper d’elle.

YVON, s’asseyant à gauche et raccommodant le filet qui s’y trouve accroché.

Mademoiselle Aloïse est encore dépitée contre elle.

ALOÏSE, continuant.

Mais comme elle ne vous vient point en aide... au contraire... je prierai mon oncle Servan de lui faire interdire l’entrée de ce domaine, où elle vient sans se gêner faire paître sa chèvre à toute heure du jour.

YVON.

Monsieur Servan lui en a donné la permission...

ALOÏSE, fièrement.

Il en avait bien le droit, je pense, puisque tous les biens de l’ex-marquis de Pontaven ont été rachetés par lui... et doivent former la dot de son fils Kernoël.

YVON, à part.

Même que c’est pour ça que tu tiens tant à l’épouser... on le sait...

Haut.

Allons, demoiselle, quel mal qu’elle y fait dans le domaine ?... Elle lave dans le ruisseau ses petits pieds... mais ils sont toujours si proprets, que l’eau n’en est quasi point troublée... Elle effeuille des pâquerettes sur le tombeau de la défunte marquise... l’ange de Pontaven, comme on l’appelle encore dans le pays...

Ritournelle.

Elle nous réjouit le cœur avec ses chansons qu’elle gazouille comme un oiseau sous la feuillée...

Marion, en dehors, commence l’air de la Sirène.

Et tenez, n’est-ce point elle que j’entends...

ALOÏSE.

Encore elle...

Elle va prendre un tricot et s’assied devant la ferme. Marion tout en chantant a paru sur la montagne qu’elle descend en cueillant des fleurs qu’elle met dans ses cheveux.

YVON, pendant ce temps, est allé près d’Olivette qui va pour rentrer son beurre.

Veux-tu que je te baille un coup de main, toi ?...

OLIVETTE.

Oui-dà... pour demander une récompense après...

YVON.

Non... mais pour la prendre avant...

Il l’embrasse.

C’est toujours ça de pris...

OLIVETTE, lui donnant un grand soufflet.

Et ça de rendu !...

Elle rentre son beurre dans la ferme.

YVON, retournant à son banc.

Jarni Dieu !... elle m’a poché l’œil !

JEANNIE, au fond.

C’est ben fait !... V’là ce que c’est que d’embrasser les filles...

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, MARION

 

MARION, au fond, et à Jeannie malignement.

Oui-dà... tu ne me disais point ça, hier soir, quand Petit-Pierre t’a baillé ce gros baiser sous le porche d’l’église...

JEANNIE.

Pas si haut donc, Marion.

MARION, continuant aux autres.

Bonjour... bonjour... Ah ! te v’là, Jean-François... Tes yeux r’luisent comme deux miroirs... ça ne m’étonne plus que la Mari-Berthe prenait tant de plaisir à s’y mirer à c’matin... tu sais... dans le petit chemin où que tu la guettais à son passage...

Mari-Berthe lui met la main sur la bouche.

Vot’ servante, mam’zelle Aloïse ! queu beau déshabillé vous avez là... M’est avis que c’est ben dommage qu’un si gentil-porté ne soit vu que par des paysans.

YVON, toujours assis.

Oh ! qu’a m’brûle, ma joue, qu’a m’brûle.

OLIVETTE.

Ce n’est pas le dernier que tu recevras, mon gars, quand tu seras mon homme...

Elle lui montre le poing.

MARION, près d’elle gaiement.

Il pourrait ben se lasser avant, ma belle... prends garde.

Olivette regarde Yvon et fait un geste de colère.

YVON, qui observe Olivette, à part.

Ses yeux sont toujours en colère... décidément elle ne m’adore point... Pourquoi ?... Je fais tout pour lui plaire... Aux champs, je lui donne de grands coups de poing dans le dos pour la faire tomber... après chaque bourrée, je l’embrasse en lui pinçant les joues... le matin, je lui porte sa faucille... le soir, je lui éclaire sa chandelle...

Avec stupéfaction.

Pourquoi donc, après tout cela, qu’elle ne m’adore point ?...

MARION, qui s’est doucement avancée et souriant.

Pourquoi ? Parce que tu la gâtes, cette fille... tu l’aimes trop... et tu le lui fais trop à savoir.

YVON, sans se retourner.

Marion la chevrière !

MARION.

Essaye donc de l’aimer un peu moins pour le moment... donne-lui un brin de jalousie... courtise la Mari-Berthe (elle est gentille)... pousse la grosse Françoise et taquine Jeannie, la meunière... Nous verrons si après tout cela...

ALOÏSE, qui a entendu, à part et levant les épaules.

Ah !

YVON, vivement, après un moment de réflexion.

C’est d’un bon conseil, ça, Marion...

Il se retourne, Marion a disparu, il fait plusieurs tours sur lui-même.

Elle n’est plus là !... c’est sa voix qui avait pris son corps pour me parler.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, moins MARION, MADAME THIBAUD

 

MADAME THIBAUD.

Encore tous ici !... Ah ! si mon frère Servan, dont je dirige la maison, savait comme on fait cas de mon commandement... il serait content.

ALOÏSE, allant à elle.

Bonjour, mère...

MADAME THIBAUD, l’embrassant.

Bonjour, fillotte...

Avec volubilité.

Eh ben !... le beurre est-il battu ?... Yvon, où sont les œufs que tu as dénichés ce matin ?... Pourquoi n’êtes-vous pas aux champs, les autres ?... il y a cependant plus de deux heures que le rossignol ne chante plus...

YVON.

Faites excuse, dame Thibaud... écoutez...

On entend encore la voix de Marion qui s’éteint peu à peu.       

MADAME THIBAUD.

Oh ! toi... tu as la langue bien pendue... Allons, allons, paresseux... Qu’attendez-vous pour partir ?... que les poules aient des dents.

À Mari-Berthe.

Toi, Mari-Berthe, reste à la ferme, il y a de l’ouvrage pour toi.

ENSEMBLE.

Air : Chant final du 2e acte d’Haydée.

Gais villageois, vile, alerte, à l’ouvrage !...
Quand le soleil, d’un rayon lumineux,
Dore des prés le bel et frais herbage,
De travailler, oui-dà, l’on est heureux !
À sa mie,
Tant chérie
Quoique loin,
On pense un brin.

OLIVETTE, à Yvon, lui tendant sa faucille.

Tiens... porte ça... nigaud !

YVON, fièrement.

De quoi !... de quoi !...

S’éloignant.

Ohé ! la Mari-Berthe...

Il a pousse très violemment. Mari-Berthe trébuche et rit aux éclats.

OLIVETTE, rêveuse.

Pourquoi donc qu’il a prière ! poussé la Mari-Berthe...

Elle laisse tomber sa faucille.

YVON, lutinant Mari-Berthe, et se retournant vers Olivette.

Eh ! la fille !... vot’ faucille... sans vous commander...

À part.

Ça lui a fait de l’effet... La Marion avait raison.

Reprise de l’ensemble.

Tous s’éloignent par le chemin de la montagne ; Yvon rentre à la ferme avec Mari-Berthe.

 

 

Scène V

 

MADAME THIBAUD, ALOÏSE, puis MARI BERTHE

 

ALOÏSE, les regardant s’éloigner, à part.

Vivre parmi ces rustres, moi !... mais patience... patience... Bientôt je serai la femme de Kernoël... je lui donnerai ma vie, mon dévouement... mais en échange...

MADAME THIBAUD, plaçant une nappe sur une  petite table.

Aloïse... vite un coup de main... pour le déjeuner de ton oncle... Il va revenir du presbytère... et dans son état maladif... il aura besoin de reprendre un brin de force...

ALOÏSE, à elle-même.

Qu’il me tarde de savoir...

MADAME THIBAUD.

Eh bien ?

ALOÏSE.

Je vais appeler Mari-Berthe, ma mère... Mari-Berthe !

Mari-Berthe entre.

MADAME THIBAUD, arrangeant le couvert aidée de Mari-Berthe.

V’là-t-il pas une belle demoiselle qui a peur de se salir les mains... Faut être femme de ménage avant tout, ma fille... et quand tu seras la femme de ton cousin...

ALOÏSE, vivement.

Ah ! si je l’épouse jamais...

MADAME THIBAUD, vivement revenant à elle.

Si tu l’épouses jamais... Est-ce que tu reviendrais sur ta promesse ?... Tu lui préfères peut-être monsieur Rabourdin, le fils de l’huissier... il a de l’esprit, lui... de belles manières... ça te flatte... mais qui te dit qu’un jour Kernoël ne redeviendra pas ce qu’il était autrefois... Et puis, songes-y, fillotte, nous devons tout aux bontés de ton oncle... et puisqu’il a le désir...

ALOÏSE, vivement.

Ma mère, je n’ai qu’une parole... j’épouserai mon cousin Kernoël...

MADAME THIBAUD.

Alors, faudra bien, de temps en temps, mettre la main à la pâle, si tu veux que ton mari ait de la bonne soupe et du lard bien salé... Vois-tu, Aloïse, qu’on soit riche ou non... faut rester ce qu’on est, ma fille !... J’aurais pu, moi, trôner dans le château de nos anciens maîtres, quand mon frère l’a acheté... il le voulait... il le voudrait bien encore... parce qu’il a des idées... enfin, suffit... Il ne s’agit en ce moment que de son déjeuner... rien n’est prêt encore... et le voici.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, SERVAN, YVON dans la grange, qui vanne du blé

 

SERVAN.

Cette course m’a exténué...

ALOÏSE.

Bonjour, mon oncle.

SERVAN, s’asseyant.

Et une course inutile, encore !...

ALOÏSE.

Quoi !... monsieur le curé... il refuse ?...

SERVAN.

Il dit comme ça qu’il faut attendre...

ALOÏSE.

Attendre ?...

MADAME THIBAUD.

Il faut se soumettre, ma fille !... quoique le ciel soit quelquefois bien cruel.

SERVAN, vivement.

Pour moi, surtout !... n’avoir qu’un fils et le voir ainsi !... un fils qui aurait pu par son immense fortune rendre notre nom l’égal de...

MARI-BERTHE.

V’là vot’ soupe, not’ maître !

MADAME THIBAUD, vivement.

Mangez, mangez, frère...

SERVAN, de mauvaise humeur.

Où est mon journal ?... pourquoi Yvon ne m’apporte-t-il point mon journal ?

YVON, vannant.

Le journal !... il n’est point arrivé, not’ maître !...

MADAME THIBAUD.

Le mal n’est pas grand... vous déjeunez mieux, mon frère, sans ce journal qui ne parle que d’arrestations, de têtes mises à prix... rien que ça vous donne à manger...

SERVAN, hors de lui.

Elle plaint les aristocrates.

MADAME THIBAUD.

Et pourquoi pas, mon frère...

Air : Un jeune Grec.

Parmi ces gens que la loi fit bannir
Il en était, j’en ai la souvenance,
Qui s’empressaient au malheur d’compatir
Et qui du pauvre apaisaient la souffrance.
S’il en fut d’fiers, de durs, de vaniteux,
Ils souffrent ben, car ils sont loin de France !
Et selon moi, mon frère, il vaut bien mieux
Plaindre les bons et leur sort malheureux,
Qu’des autr’s imiter l’arrogance ! (Bis.)

Marion est entrée doucement, et reste au fond en tressant ses pailles.

SERVAN, furieuse.

Ma sœur... qu’est-ce à dire ?... je veux qu’on respecte mes idées. 

MADAME THIBAUD.

Elles sont jolies, vos idées... on commence à en jaser dans le pays...

SERVAN, s’animant.

Et qu’est-ce qu’on ose dire dans le pays ?...

MADAME THIBAUD.

Eh ben, que c’est l’orgueil et l’ambition qui vous ont perdu la santé.

SERVAN.

Ah ! on dit comme ça que je n’ai pas de santé... Aloïse... apporte du jambon.

MARI-BERTHE.

C’est-y Dieu possible ?

SERVAN.

Je mangerai du jambon... je boirai du vin... Ah ! je n’ai pas de santé... mais je me sens capable de tenir tête au plus gros mangeur de la ferme... s’il était là.

YVON, jetant son van et se précipitant.

Présent, not maître !... et déjeuner deux fois... ne m’effraye point.

MARI-BERTHE, à Yvon.

Gourmand.

SERVAN.

Eh bien ! mets-toi là... nous mangerons ensemble.

ALOÏSE, qui tricote près de la table.

Mais, vous n’y pensez pas, mon oncle ; le médecin de la ville vous a défendu...

SERVAN.

Le médecin est un âne !...

YVON.

Pour le moins...

MADAME THIBAUD.

Mon Dieu !... il va s’allumer le feu dans le corps... que faire... qu’imaginer... pour l’empêcher...

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, MARION, qui s’est avancée tout doucement

 

MARION, bas à Mme Thibaud.

Ce qu’il faut faire, dame Thibaud... dites comme lui... un peu pour voir...

Elle va s’asseoir do l’entrée de la grange sur une botte de paille.

MADAME THIBAUD, bas.

Marion ! tu crois ?...

Haut et avec intention.

Ma foi, mon frère, vous avez peut-être raison... il est possible que pour guérir une inflammation... il faille manger des choses succulentes.

YVON, s’attablant en face de Servan.

Affriolantes...

MADAME THIBAUD, même jeu, les servant.

Parce qu’on est en état de souffrance... est-ce une raison pour se priver...

YVON.

C’te bêtise !...

MADAME THIBAUD, lui donnant un coup de poing dans le dos.

Tais-toi... imbécile !...

Haut.

Allons, frère... forcez-vous... ça sera peut-être un peu lourd...

YVON.

Mais on boit un coup ou deux par là-dessus...

Il boit.

SERVAN.

C’est drôle... je n’ai plus guère faim !...

YVON, surpris.

Déjà !... il n’a rien mis sous sa dent !...

SERVAN.

Rien que le fumet de ces viandes...

YVAN.

Ça m’excite... ça m’excite...

MADAME THIBAUD.

Allons, frère... du courage...

SERVAN.

Vous flairez donc mon héritage, ma sœur ?...

MADAME THIBAUD.

Jésus... sainte Anne et tous les saints du paradis...

SERVAN.

Aloïse... si tu me rendais ma soupe...

Aloïse fait signe à Mari-Berthe d’apporter la soupe. À Mme Thibaud.

Il ne me convient pas de me donner une indigestion pour vous plaire, ma sœur.

YVON.

Dame ! si c’est une fantaisie de la bourgeoise... je vas faire mon possible... Le bon jambon !...

Tendant son assiette.

S’il vous plaît... un peu de maigre pour finir mon gras...

SERVAN.

Tiens !... gourmand !...

MADAME THIBAUD, à part.

La chevrière a dit vrai...

Coupant une miche, et allant vers Marion.

Tiens, Marion...

Plus bas.

voilà pour ton bon conseil... et puis ça avec... mange, petiote...

MARION.

Merci, dame Thibaud.

MADAME THIBAUD, revenant à la table.

Quoi que que tu veux encore, toi ?...

YVON.

Sans vous commander... un peu de gras pour finir mon maigre...

MADAME THIBAUD, le servant.

C’est que ça peut aller longtemps comme ça.

SERVAN.

Mais où est donc Kernoël, ce matin ?

ALOÏSE.

Je l’ai vu prendre son fusil au point du jour.

SERVAN.

Encore à la chasse... Je n’aime point lui voir son arme entre les mains.

ALOÏSE.

Pourquoi ?... N’est-il pas, de tous les gars du village, le plus adroit ?

MARION, à part.

Et le plus brave !

YVON, toujours à table.

C’est égal !... un malheur est bientôt arrivé !...

ALOÏSE.

Poltron !...

Kernoël a paru sur la montagne, le fusil à la main ; il vise.

Yvon. Moi !... je n’ai point peur !... je n’ai jamais peur...

Coup de feu.

Ah !...

Il manque de renverser la table.

ALOÏSE, riant.

Tu disais...

YVON.

Dame !... quand on n’est point prévenu... Ah ! c’est Kernoël... le voici.

SERVAN.

Certainement, c’est Kernoël ; il n’y a que lui qui ait le droit de chasser sur nos terres.

Kernoël descend le chemin, le fusil sur l’épaule. Musique pendant qu’il descend. Yvon et Mari-Berthe emportent la table.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, KERNOËL

 

Il dépose son fusil, et jette à terre deux oiseaux de mer.

ALOÏSE.

Bonjour, cousin... Oh ! oh !... vous avez fait une fière chasse !...

KERNOËL.

Oui.

MADAME THIBAUD.

Tu as chaud, garçon... faut pas te découvrir trop tôt...

Kernoël remet son chapeau.

Tu vas déjeuner, hein ?

KERNOËL.

Non...

Il va s’asseoir à gauche sur le banc.

MADAME THIBAUD.

Tu es donc malade... ça ne serait point étonnant, après la soirée d’hier...

SERVAN, ALOÏSE, YVON, se rapprochant.

Qu’est-il donc arrivé ?...

MADAME THIBAUD.

Je ne sais point... mais j’ai été ben inquiète et ben tourmentée, allez... Quand Kernoël est rentré à la nuit venue... ses guêtres et ses habits étaient mouillés à les tordre, quoi !... J’ai eu beau le questionner il n’a point voulu répondre...

À Kernoël.

Dis-moi aujourd’hui, garçon... est-ce que la marée t’avait surpris ?...

KERNOËL.

La marée ?...

SERVAN, à part.

Toujours dans le même état... sans souvenance du passé !...

MADAME THIBAUD.

T’as beau être bon nageur... c’est imprudent de courir le soir sur les falaises...

KERNOËL.

Non !...

MADAME THIBAUD.

Ce n’est pas cela ?... Qu’est-ce donc, alors ?

KERNOËL.

Je ne sais pas.

MARION, qui s’est levée.

Je le sais, moi...

MADAME THIBAUD.

Toi, Marion ?

MARION, simplement.

Et j’en ai eu ben du chagrin et de la peur !... et si j’avais pu m’ensauver toute seule... je n’aurais point appelé à l’aide... J’étais montée comme ça tout en haut du rocher, pour cueillir une belle fleur dont le suc est un baume qui apaise les douleurs des pauvres gens... mon pied glissa, et c’en était fait de la pauvre Marion... lorsque Kernoël, que je n’avais point vu, se précipita dans le gouffre...

Avec émotion.

Oui... il avait bravé la mort pour sauver ma vie... ma vie !... qui ne lui est de rien pourtant !... Quand le sentiment me revint !... tout me sembla d’un rêve... J’étais dans ma pauvre cabane, devant un bon feu de branches sèches qui me réchauffait de sa chaleur... La fleur du rocher, que je n’avais pu cueillir, était attachée à mon corsage... Ma pauvre chevrette léchait les mains de Kernoël... et ses yeux clairs semblaient lui dire :

Elle le regarde.

Kernoël, si ton intelligence est morte, ton cœur vit toujours... Merci à ton cœur, Kernoël !

ALOÏSE, allant vivement à Kernoël.

Mon cousin, il ne faut plus faire de ces choses-là !

KERNOËL, regardant toujours Marion et sans la comprendre.

Non !...

SERVAN.

Mon fils... il exposait sa vie !...

YVON, une miche à la main et la bouche pleine.

Il ne s’en doutait point, not’ maître ; sans ça...

MARION, souriant près de lui.

Tu crois qu’il eût eu de la peur ?... Mais, monsieur le curé ne dit-il pas toujours que sans le courage, un homme est quasi moins qu’une femme, et guère plus qu’un enfant au berceau.

YVON, se remettant à manger de plus belle.

Merci, Marion... je ne l’oublierai point.

MADAME THIBAUD, à Marion.

Quant à toi, ma fille, ne t’expose plus ainsi...

MARION.

Oh ! jamais... jamais !

MADAME THIBAUD.

Bien !

À Servan.

Frère, n’oubliez pas que vous avez le bail de la ferme des Genêts à renouveler... Tous les papiers sont dans la salle... venez,-vous ?

SERVAN, passant près de Kernoël.

La ferme des Genêts... et tant d’autres... à quoi ça me sert-il, mon Dieu !... tant de richesses !...

MADAME THIBAUD.

Mari-Berthe... Yvon... aux champs...

ENSEMBLE.

Air.

Allons, faut du courage
Pour conjurer l’ destin,
On dit qu’il est volage ;
Qu’il se lass’ donc enfin !

Ils sortent moins Kernoël et Marion. La ritournelle continue.

 

 

Scène IX

 

MARION, KERNOËL

 

MARION, au fond, le regardant, à part.

Oui... il m’a sauvé la vie... Plus j’y pense, plus je me dis qu’il est impossible qu’on acte de si grand courage et de si grand dévouement ait été accompli machinalement et sans réflexion, comme ils disent !... Mon Dieu ! s’il restait dans ce pauvre cœur en souffrance une corde qui puisse vibrer encore... et s’il m’était donné à moi de... Plusieurs fois, déjà... il m’a semblé, quand je causais avec lui... que l’esprit lui revenait... Oh ! il est de mon devoir de bonne chrétienne de ne point me décourager... Il est seul !... Pourquoi donc tremblé-je aujourd’hui ?

Elle va à gauche, à l’opposé de Kernoël, et prend un filet de pêcheur, auquel elle se met à travailler.

KERNOËL, se lève et traverse la scène.

Elle est belle cette petite coquille-là ! j’en ai joliment là-dedans.

Il s’assied à droite et arrange ses coquillages sur la table.

MARION, allant s’asseoir sur le banc qu’il vient de quitter.

Il ne me voit pas...

Souriant.

Ah ! que ne suis-je un esprit, une sorcière... comme ils disent tous ici !...

Air : De la Manola.

Ah ! si j’étais une sorcière
Au lieu d’une pauvre bergère,
D’ mon cœur écoutant la prière,
Il serait déjà près de moi !
Mais à mes vœux il est rebelle ;
Mon œil vers lui, peine cruelle,
Vainement se tourne et l’appelle...
Peut-être entendra-t-il ma voix ?...
Tra la la la... comme un reproche
Vers lui mon chant s’envolera...

Kernoël se lève.

Tra la la la... j’ crois qu’il s’approche,
Bientôt, j’espère, il sera là.
Tra la la la... tra la la la,
J’entends ses pas, il est tout proche,
Tra la la la... tra la la la,
Tra la la la... Oui, le voilà !

Feignant de l’apercevoir.

Ah ! c’est vous, Kernoël...

Avec douceur.

Bonjour, Kernoël... je ne vous gêne point... cela ne vous cause point de déplaisir que je travaille là... à côté de vous ?...

KERNOËL.

Bonjour, Marion...

MARION, souriant.

Bonjour...

À part.

Sa pauvre âme est bien malade... Il faudrait lui donner un peu de joie... mais que lui dire... comment l’intéresser ?... Pour être compris de lui, les gens de la ferme lui parlent comme à un enfant de dix ans... faisons donc comme eux...

Haut.

C’est un filet, ça... quand il sera fini on le jettera à la mer... c’est pour Jean-François, le pêcheur... il attend après... aussi je me dépêche... mais nous pouvons causer tout de même... C’est ça, causons... hein ?...

Un silence.

Je vous ai vu, ce matin, sur la falaise, quand j’ai passé avec ma chèvre... M’avez-vous vu, vous ?... vous étiez trop occupé... que faisiez-vous donc ?... Vous ramassiez des coquilles sur le rivage !... Où sont-elles, vos coquilles ?... là, avec vos provisions de chasse...

Elle court à droite.

Oh ! qu’elles sont jolies... qu’elles sont jolies !...

KERNOËL, souriant.

Jolies comme toi...

MARION, surprise.

Ah ! vous me trouvez jolie ?...

KERNOËL, indifférent.

Non.

MARION, malicieusement.

Ah ! vous aimez mieux votre tourterelle blanche ?...

KERNOËL.

Ma tourterelle !... pauvre mignonne !... Oui, je l’aime... elle m’obéit, elle... et vient à moi quand je l’appelle...

MARION, souriant.

Essayez donc de m’appeler, moi... pour voir.

KERNOËL.

Tu ne viendrais point... tu n’es pas elle, toi...

MARION, se rapprochant.

C’est vrai... je suis une pauvre fille... mais je serai pour vous reconnaissante, dévouée... et bien docile...

KERNOËL, se levant et lui prenant la main.

Alors... viens dans ma barque.

MARION.

On est si bien ici !...

KERNOËL.

Oui... quelquefois... quand tu y es... mais quand tu seras dans ma barque.

MARION.

Eh bien ?...

KERNOËL.

Je te jetterai à la mer...

MARION.

À la...

KERNOËL.

Et je te sauverai... viens... viens !...

MARION.

Non... non !...

KERNOËL.

Méchante ! adieu !

Il s’éloigne. Musique.

MARION, à part.

Il s’en va ! Ô mon Dieu... vous ne m’assistez point... cependant, c’est du fond de mon cœur que je vous prie.

Se retournant.

Que fait-il ?...

KERNOËL, revenant avec une fleur qu’il a cueillie.

Tiens !...

MARION, hésitant.

Cette fleur...

KERNOËL, la lui donnant.

Pour toi !...

MARION, à part.

Quelle idée.

Elle en détache une autre de sa ceinture et la lui donne en l’épiant avec anxiété.

Kernoël !... pour vous !...

KERNOËL, la prenant.

Celle-là... elle est fanée !...

Il la jette. La musique cesse.

MARION, la ramassant.

Pauvre petite !... hier, tu étais fraîche et belle... Ne la reconnaissez-vous pas, Kernoël ?... c’est vous qui l’avez cueillie... hier... rappelez-vous... hier... sans vous... sans votre courageux dévouement... je serais morte !...

KERNOËL, lui saisissant la main.

Morte ! toi, Marion ! je ne veux pas !...

MARION.

Oui j’aurais été là-haut rejoindre ma mère... la vôtre...

KERNOËL, avec un grand mouvement.

Qu’as-tu dit... ma... ma...

MARION, reculant effrayée.

Ah ! mon Dieu... qu’ai-je fait ? j’avais oublié...

KERNOËL, avec un cri du cœur.

Ma mère !...

MARION, à part, le regardant.

Air : Faut l’oublier.

Quel espoir ! au nom de sa mère
Son front a paru s’éclaircir...
Se peut-il que son souvenir
Le sauve aujourd’hui... je l’espère.

KERNOËL, faisant quelques pas au fond comme appelant sa mère avec une grande émotion.

Ma mère !...

MARION, les mains jointes.

Ah ! viens à son secours,
Chère âme que son cœur fidèle
Demande aux échos d’alentours...

KERNOËL, revenant, découragé, s’asseoir sur le banc.

Rien ne répond, hélas ! quand j’appelle.

MARION, inspirée et d’une voix très douce s’avançant derrière lui.

Me voilà, mon enfant, j’accours.

KERNOËL, ému au dernier point.

Qui donc me parle ainsi ?...

MARION.

C’est elle.

KERNOËL, en extase.

Oh ! parle encor, parle toujours.

Deuxième couplet.

KERNOËL.

Cette voix qui charme mon âme
D’où vient-elle ?...

MARION.

Elle vient des cieux,
De ce séjour des bienheureux,
Où vit en paix la chère femme !

Très doux.

Et là, sur ses seules amours,
Sur son enfant, son bien suprême,
Ell’ veille les nuits et les jours,
Lui disant... Mon enfant... je t’aime !

KERNOËL, d’une voix entrecoupée.

Ah ! parle encor... parle toujours !

MARION.

Lui disant... Kernoël... je t’aime !

KERNOËL, les mains jointes.

Parle... parle toujours !

La ritournelle continue très doux. Il se retourne, voit Marion presque agenouillée, lui prend les mains, l’attire à lui, et la regarde avec adoration.

C’est toi, Marion... toi... toi qui me parles de ma mère... toi qui me dis que tu m’aimes.

 

 

Scène X

 

MARION, KERNOËL, ALOÏSE, qui est sortie de la ferme sur ces derniers mots

 

ALOÏSE.

Qu’entends-je...

MARION, courant à elle.

Ah ! mademoiselle Aloïse... si vous saviez quel espoir, il m’entend... il me comprend.

ALOÏSE, avec hauteur.

Je ne veux rien savoir...

MARION, interdite.

Ah ! n’allez pas mal penser.

ALOÏSE, éclatant.

Vous êtes une malheureuse. Sortez d’ici, sortez.

Marion sur son geste sort par le fond.

KERNOËL, se levant.

Marion...

ALOÏSE, se plaçant comme pour l’arrêter.

Kernoël !...

KERNOËL, la regardant.

Toi ! oh ! tu n’es pas Marion... Laisse-moi ! laisse-moi...

Il rentre précipitamment dans la ferme.

 

 

Scène XI

 

ALOÏSE, seule

 

Oh ! cette fille... cette fille... je ne sais ce que j’éprouve... mais je suis jalouse... Si elle reste dans le pays... Kernoël est perdu pour moi !... Mais comment l’en faire partir... c’est impossible ! tout le monde l’aime ici !...

Apercevant tous les paysans qui rentrent des champs, et saisie d’une idée.

Non, ce n’est point impossible !

CHŒUR.

Air.

Ce n’est point dommage
De nous délasser ;
Après bon ouvrage
On doit s’reposer.
Il faut nous remettre
Par un prompt repos ;
Bientôt nous d’vons être
De nouveau dispos.

 

 

Scène XII

 

ALOÏSE, OLIVETTE, YVON, MARI-BERTHE, PAYSANS et PAYSANNES

 

YVON, à part regardant Olivette.

Olivette est toujours songeuse... bon !...

Il s’avance près de Mari-Berthe et lui parle en riant.

ALOÏSE, prenant Olivette à part et avec intention.

Est-ce donc parce qu’Yvon courtise la Mari-Berthe que tes yeux sont tout gros de larmes ?

OLIVETTE, dissimulant son dépit.

Moi ?... ah ! ça m’est ben égal, par exemple !... je n’ai jamais correspondu à son amitié... au contraire... c’est au vu et au su de tout le monde, ça !...

ALOÏSE.

Alors, pourquoi que tu pleures ?...

OLIVETTE, éclatant en sanglots.

Mais ça n’est pas ma faute, à moi...

Regardant Yvon qui s’empresse toujours auprès de Mari-Berthe.

C’est la sienne !

ALOÏSE, bas et avec intention.

C’est celle de la chevrière qui lui a mis en tête ce matin que la Mari-Berthe valait mieux que toi.

OLIVETTE, surprise et haut.

Plaît-il ?... Marion ?...

YVON, se retournant à ce nom.

Marion... Qui parle de c’te brave fille ?...

ALOÏSE, avec intention, à Yvon.

Est-ce à cause de ce qu’elle te disait ce matin... au sujet de... certaine personne... que tu en parles avec tant d’amitié, de la Marion ?...

YVON, étonné, et à part.

Elle sait...

Haut, et avec malice en regardant Olivette qui est rouge de dépit.

Eh... c’est peut-être ben pour ça !...

OLIVETTE, vivement.

Mais elle peut se tromper tout comme une autre... Marion !...

YVON, malicieusement.

Se tromper !... Pas c’te fois toujours... elle a dit juste !...

OLIVETTE, hors d’elle.

Ah ! tu crois ?...

YVON, même jeu de finesse.

Oui, que je le crois !...

OLIVETTE, se montant.

Oh !... dis encore... ?

YVON, toujours même jeu.

Oui, que je le dis.

OLIVETTE, le menaçant d’un soufflet.

Oh ! si je ne me retenais...

YVON, avançant sa joue et bonnement.

N’te gêne point... c’te fois... ça m’ fera plaisir !...

OLIVETTE, se retenant et se tournant vers Aloïse.

Oh ! mamzelle Aloïse... si j’étais comme vous la maîtresse ici... queu contentement j’aurais à faire chasser cette Marion !...

ALOÏSE, vivement, à elle-même.

Ils y viennent !...

YVON.

Un instant !... Les gars et moi... nous saurions ben la défendre.

LES PAYSANS.

Oui, oui.

OLIVETTE, très animée.

Mais puisqu’on vous dit, les autres... qu’elle est animée d’un mauvais esprit... Quand vous aurez un amoureux, fillettes... elle vous l’enlèvera... Et vous, les gars... quand vous aurez une accordée... elle saura faire qu’elle ne vous corresponde point !...

TOUS, murmurant.

Oh ! si c’est comme ça... foin, foin de la chevrière !...

YVON, avec fatuité, regardant Olivette.

Vous donnez là-dedans, vous autres !...

OLIVETTE, vivement, et d’un air fier passant près d’Yvon.

Oh ! si j’ai parlé ainsi, c’est pas que je sois en regret de toi... je ne t’aime point !...

YVON, stupéfait.

Elle n’ m’aime point... elle n’m...

JEAN-FRANÇOIS.

C’est clair...

YVON.

Mais la Marion qui m’avait dit...

UN PAYSAN.

Elle s’est moquée... quoi...

YVON.

Moquée...

LE PAYSAN, aux autres d’un air goguenard.

Il voulait la défendre, dites donc !... Ah ! ah ! ah !...

YVON, furieux.

La défendre, moi !...

Hors de lui.

Ah ! chagrinez-la ! chassez-la... je veux aller tout droit en enfer, si je ne suis pas le premier à crier : Foin, foin de la Marion !...

ENSEMBLE.

Allons, foin de la chevrière
Malheur sur elle, trois fois malheur !
Car cette maudite sorcière
Veut prendre à chacun le bonheur !

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, MARION

 

MARION, au fond.

Mon Dieu... quoi qu’il y a donc ?... quoi qu’il y a donc ?...

TOUS.

C’est elle !...

ALOÏSE, à part, regardant les paysans.

Ils me font peur... Si elle n’était pas coupable !... si je m’étais trompée !...

MARI-BERTHE, courant au fond vers Marion qui est tremblante.

Ensauvez-vous, Marion ;ensauvez-vous !...

ALOÏSE, courant aussi à elle.

Oui, partez !

MARION.

Partir comme une coupable sans me justifier... Pourquoi ?...

TOUS, l’apercevant.

Marion, hors d’ici !...

YVON, furieux.

Hors d’ici qu’on vous dit, la donneuse de conseils... hors d’ici, ou sinon...

MARION.

Ah ! ne me faites point de mal !...

ALOÏSE.

Yvon !...

YVON.

Laissez !... laissez !... mon sang s’échauffe !...

Il gesticule, et va au fond.

MARION.

Mais enfin de quoi suis-je accusée ?... dites-le quelqu’un... il n’est pas chrétien de me chasser comme une malheureuse sans me dire...

YVON.

Vous gaussez-vous de nous ?...

MARION, éplorée.

Est-ce donc à cause que mademoiselle Aloïse m’a trouvée avec Kernoël que vous voulez me chasser ?...

YVON.

Encore ça de plus contre elle !...

TOUS.

Oh ! oh !...

MARION. Oh ! je vous jure...

Air : Valse d’Andorre.

Non, non, je ne suis pas fautive
D’avoir voulu charmer son cœur,
Hélas en tout ce qui m’arrive
Que ne peut-il ici défendre mon honneur ?
Contre le méchant sort qui m’accable
Je ne puis rien... non, je le vois ;
Pourtant je ne suis pas coupable :
Pitié pitié !

YVON, furieux.

Non, rien pour toi !

MARION, éperdue.

Quelque bonne âme ici ne m’ sera-t-elle secourable
Lorsqu’au nom de sa mère, j’ lui dirai... Sauve-moi.

YVON, violemment, la poussant au dehors.

Voyons, l’quel entendra ta voix ?

KERNOËL les écartant tout à coup et d’une voix forte.

Arrière... c’est moi !...

MARION.

Kernoël !

TOUS.

Kernoël !...

YVON, avec un grand dépit.

Elle lui a jeté un sort... vous voyez !...

Musique.

KERNOËL, vivement.

Un sort... oui... car tout est changé en moi... il me semble que je m’éveille d’un long sommeil... Je respire, je renais à la vie... Je me souviens... je suis heureux...

Aux paysans d’une voix émue.

Oh ! ne la chassez point, car c’est sa parole douce comme le miel qui a réchauffé ma pauvre âme affligée... c’est son grand désir de me voir revenir à bien qui lui a donné la pensée de me parler de ma mère... de ma mère dont le souvenir avait fui de moi...

D’une voix ferme et menaçante.

Oh ! ne la chassez point, pour tout le bien qu’elle m’a fait... car je la défendrais... N’aie point de peur d’eux, Marion... avec le souvenir, avec la vie, tu m’as rendu la force et le courage !...

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, SERVAN, MADAME THIBAUD, qui sont entrés à la fin de cette scène

 

SERVAN, n’y pouvant tenir.

La chasser !... qu’elle soit bénie au contraire !... Mon fils, mon cher fils !...

KERNOËL.

Mon père... mon père !...

Il se précipite dans ses bras.

Ah ! qu’il y a longtemps que je ne vous ai vu !...

MADAME THIBAUD.

Eh ben ! rien pour moi !...

KERNOËL, avec effusion.

Oh ! je vous aime !...

À Aloïse qu’il aperçoit.

Et vous aussi, cousine !...

Il lui tend la main.

SERVAN, au fond, aux paysans.

Il y aura fête ce soir, soyez tous exacts.

Avec intention regardant et Aloïse et Mme Thibaud.

Une fête que j’espère depuis longtemps.

YVON.

Nous sommes prêts à nous divertir, not’ maître, et d’ bon cœur, si c’le brave Marion veut bien nous pardonner.

KERNOËL, à Servan.

Une fête... pourquoi ?...

SERVAN.

Tu sauras ça, garçon, ce soir.

MADAME THIBAUD, bas à Marion.

Il te devra plus qu’il ne pense... son mariage avec Aloïse...

MARION, avec douleur.

Ah !...

SERVAN.

Mais qu’as-tu donc, petite ?...

MARION.

Moi ?... rien !... rien !... Ah ! mon Dieu !...

Elle est tombée sur ses genoux.

KERNOËL.

Ne voyez-vous point qu’elle prie ? n’est-ce point nous dire de prier aussi !...

 

 

ACTE II

 

Une salle de la ferme. Au fond, une grande porte et deux larges et hautes croisées ouvertes qui laissent parfaitement voir une seconde cour et plus loin le village. À droite, une grande cheminée à baldaquin où flambe un bon feu ; une porte au fond à droite ; près de cette porte, un buffet. À gauche, une armoire, une horloge et une porte ; une table et un grand fauteuil de ce même côté. Près de la cheminée, un banc, sièges, etc.

 

 

Scène première

 

YVON, OLIVETTE, JEANNIE, MARI-BERTHE, TOUS LES PAYSANS

 

Au lever du rideau ils finissent de danser une ronde sur l’air Des Porcherons qui sert d’ouverture. Les uns sont dans la seconde cour, les autres sur le théâtre.

YVON.

Eh ben ! on ne fait donc plus honneur à la cave du maître... M. Servan n’entend point cela... un jour de fiançailles !... Allons... qu’on remplisse les verres... et au bonheur des nouveaux fiancés !

Jeannie emplit les verres.

Air : Ronde des Porcherons.

Ici, du fond du cœur,
Buvons à leur bonheur !
Amis, point d’indolence,
Ça leur port’rait malheur.

CHŒUR.

Ici, du fond du cœur, etc.

YVON.

Ce verre à leur santé d’abord,
Cet autre à leur constance !
Allons, versez... versez encor
Je bois à l’espérance
De les voir un jour... dans douze ans...
Ornés d’une bonne douzaine
D’enfants, tant filles que garçons,
Si c’ n’est pas la quinzaine.
N’ s’rait-il pas sage vraiment,
Amis, en même temps,
Tout en buvant, tout en chantant,
D’nous en souhaiter autant ?

CHŒUR.

Quel présage enchanteur !
Buvons à leur bonheur ;
Qu’au loin fuie la douleur,
Ici point de langueur ;
C’est le bonheur,
C’est le bonheur
Qui doit seul régner en nos cœurs.

TOUS.

Ah ! M. Servan... Vive M. Servan !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, SERVAN

 

SERVAN, qui entre par le fond.

Bien... bien... j’aime à voir cette gaieté... cet en train... Mais les danses vous appellent... enfants, allez donc...

Reprise de l’ensemble.

Ils sortent par le fond en dansant, et disparaissent par la gauche.

 

 

Scène III

 

SERVAN, seul

 

Il dépose sur une petite table les papiers qu’il tient à la main.

À mes comptes, maintenant... J’ai là, je pense, tous mes renseignements... Oui...

Il écrit.

Premièrement, le château de Pontaven, la ferme et ses dépendances... Deuxièmement, le pavillon des Genêts...

Parlé.

Ah ! quel fier effet ça va faire sur nos voisins, quand monsieur l’adjoint leur lira, tantôt, l’acte qui assure tant de richesses à Kernoël... Il faut que tout soit clair comme le grand jour... Deux heures pour faire un travail si vétilleux... ce n’est que juste !... Pour moi, qui ne suis point fort, voyons combien le petit bois a-t-il d’arpents ?... Dix-huit... Vérifions...

Il écrit.

 

 

Scène IV

 

SERVAN, écrivant, MARION

 

MARION, entrant par la gauche.

Je n’ai pas encore pu m’en aller d’ici ; ils ne veulent pas me laisser partir... Mais par là, sans être vue, je pourrai regagner ma cabane... Oh ! ces jeux... cette joie...leur amitié, surtout... ça me brise le cœur... et je n’ai plus de forces pour cacher ma peine... Allons-nous en...

Elle va au fond.

 

 

Scène V

 

SERVAN, MARION, OLIVETTE, MARI-BERTHE, puis ALOÏSE

 

OLIVETTE, un balai à la main, entrant par la gauche, et arrêtant Marion.

Eh ben !... où que vous allez par là, Marion ?

MARI-BERTHE, entrant avec Olivette, un seau à la main.

Vous n’êtes point au jeu, ma fille ?...

MARION.

Je... partais...

ALOÏSE, entrant par la droite.

Vous, Marion !...

MARION, avec embarras.

Mais oui... il se fait tard, demoiselle... Je ne reste pas près d’ici... vous savez... Il se pourrait ben qu’il fît nuit quand j’arriverai à ma cabane... avec ça que la lune est sur son décours...

ALOÏSE.

T’en aller d’ici... Mais ma mère n’entend point cela... ni moi non plus, Marion... On t’a fait préparer une jolie chambrette...

MARI-BERTHE.

Même que je viens de la balayer et d’agrafer aux carreaux de jolis rideaux bien empesés...

OLIVETTE.

Et que, moi, j’ai mis à la couchette des draps de la dernière lessive... des draps de maître... qui sentent bon... hein, Marion !... ça vous changera de vot’ lit de paille...

ALOÏSE.

Et si tu veux, je te prêterai pour la fête un beau déshabillé... Ça ne te tente t’y point, Marion ?...

MARION, embarrassée.

Non, non... je ne danse point, moi !...

Premier couplet.

Air : Valse de Couder.

OLIVETTE, la retenant.

Ainsi donc tu persiste...

MARION.

Oui.

ALOÏSE.

À ma voix tu résiste !...

MARION.

Oui.

MARI-BERTHE, étonnée.

Comment elle refuse...

MARION, souriant.

Oui.

OLIVETTE, souriant.

Tu sais qui r’fuse muse...

MARION, souriant.

Oui.

Deuxième couplet.

Air : Valse de Couder.

ALOÏSE.

Allons, reste, j’ ten prie...

MARION.

Non !

OLIVETTE.

Et moi, je te supplie...

MARION, avec embarras.

Non !

MARI-BERTHE.

T’aurait-on fait queuque chose ?

MARION, vivement.

Non !

ALOÏSE.

Alors dis-moi la cause...

MARION, après un instant et s’éloignant brusquement.

Non !...

OLIVETTE, bas et vite, à Aloïse.

Je crois, demoiselle, que nous n’y pouvons rien... et que le plus sage est d’avertir mam’ Thibaud...

ALOÏSE.

Oui... Marion saura que je ne suis point ingrate...

Aux servantes.

Allez, il y a à faire aujourd’hui.

OLIVETTE, au fond, à Mari-Berthe.

Eh ! ne poussez donc point comme ça... la fille !...

MARI-BERTHE, se moquant d’elle.

C’est juste... À vous le pas... vous êtes l’ancienne !...

OLIVETTE.

L’ancienne !... pas pour l’âge, toujours !

MARI-BERTHE.

C’est à savoir...

OLIVETTE.

Ça peut se prouver...

MARI-BERTHE.

Ne dirait-on pas qu’elle sort de nourrice...

Ironiquement.

Au fait... ça n’a point d’amoureux...

OLIVETTE.

Je ne les détourne point aux autres... moi !...

MARI-BERTHE, furieuse.

J’ai mes seaux... prends garde...

OLIVETTE.

Et moi mon balai, pour te répondre...

Elles sortent en se menaçant.

SERVAN, sans se retourner, tapant sur la table.

Vous tairez-vous, à la fin, jacasses !... je ne m’y retrouve plus !...

ALOÏSE, se rapprochant de Marion.

Marion... tu ne quitteras pas la maison avant ce soir... je t’en prie !... tu me le promets ?...

MARION.

Ce soir ?... mais nous y sommes quasiment, demoiselle... 

ALOÏSE, à part.

C’est un parti pris...

Haut.

Attendez-moi là, du moins quelques instants... je reviens...

Elle sort en courant par le fond et disparait à droite.

 

 

Scène VI

 

SERVAN, MARION

 

MARION.

Elle est bonne, quoique fière !... Il sera heureux avec elle, pourquoi m’en affliger ? C’est une disposition que j’ai comme ça aujourd’hui... à tout instant les larmes me montent aux yeux...

Vivement.

Elle est auprès de lui... elle prend son bras... Mon Dieu !... qu’est-ce qu’elle lui dit donc tout bas, pour qu’il paraisse si heureux ! Il fait un signe à Yvon... il s’éloigne vitement avec lui... il se retourne pour la regarder... Ça fait mal !...

Elle tombe assise près de la croisée.

SERVAN.

Diable de comptes !... C’est Aloïse qui me fait cette besogne... elle sait nos apports sur le bout de son doigt... Mais où donc est-elle ?... Ah ! t’es encore là, toi, Marion... que fais-tu là ?...

MARION.

Moi, père Servan... j’étais comme un peu lasse...

SERVAN.

Assieds-toi là, près de moi.

MARION.

Je n’oserai point devant vous...

SERVAN.

Ça m’ fera plaisir... car je ne te méprise point, petite, à cause que tu es pauvre... ben au contraire... je n’ai point oublié ce que nous devons à ton amitié...

MARION, simplement.

Oh ! que dites-vous là !... Mais, père Servan, l’amitié qui ne serait point utile et fructifiante... ça serait... comme qui dirait une rosée qui ne fraichirait point la terre... un bon feu qui flamberait dans l’âtre et qui ne donnerait point sa chaleur... Vous étiez dans l’embarras, père Servan, pour ce qui est de vos comptes... je vous y aiderai, si ça vous plaît...

Elle s’assied.

SERVAN.

C’ n’est pas de refus... Mais tu sais donc ?...

MARION, souriant.

Oui... un peu écrire... et puis, comme ça, un peu compter.

SERVAN.

C’est-y possible !... Alors... puis que tu es si savante, sans qu’on s’en doute... tu pourras peut-être me donner un bon conseil, par rapport à Kernoël.

MARION.

À Kernoël ?...

SERVAN.

Écoute un peu... Tu n’ignores point que le rêve de toute ma vie a été de le voir dans une position en rapport avec le bien qu’il possède...

MARION.

Oui... comme qui dirait un monsieur en place.

SERVAN, souriant.

Tout juste !... Voyons, petite... dis-moi, dans ta sagesse, ce que nous pourrions bien en faire... car, vois-tu, il n’est point d’état que je ne sois en mesure de lui obtenir... Ce qui était autrefois le privilège reconnu de la noblesse est aujourd’hui le privilège caché de la fortune... Et je paye comptant, moi !...

Ils se lèvent.

Que dirais-tu d’un avocat, ma fille ?

MARION.

Air Renaud de Montauban.

Un avocat !... Attendez un instant...
Je ne sais trop ce que ce mot exprime !...
Un avocat !... n’est-ce point c’lui qui défend
Toujours, et malgré tout, le pauvre qu’on opprime ?

SERVAN.

Oui, c’est cela ! tu m’as bien écouté,
J’ te demandais...

MARION.

C’est facile à comprendre,
Si Kernoël saurait jamais défendre,
Le faible ! N’ l’a-t-il pas prouvé,
En m’ défendant, n’ l’a-t-il pas prouvé ?

SERVAN.

J’avais bien pensé aussi à un militaire ?

MARION, vivement.

Un général !... avec un uniforme tout reluisant d’or !... Oh ! c’est mieux encore, bien mieux, père Servan...

Hésitant.

Mais... faudrait peut-être pour ça... qu’il quitte l’endroit ?...

SERVAN, naïvement.

C’est ben possible... Alors... nous garderions Aloïse avec nous pendant qu’il irait à la frontière...

MARION, très vivement.

C’est ça !... c’est ça... Oh ! la bonne idée, père Servan !

SERVAN.

Mais il m’en vient une autre ?...

MARION.

Dites vite...

SERVAN.

Ça lui conviendra-t-il à lui... de ne point être avec sa femme ?... Nous n’y avions pas pensé, dis donc...

MARION, avec une fausse naïveté.

Tiens !... c’est vrai !... nous n’y avions pas pensé !

 

 

Scène VII

 

SERVAN, MARION, MADAME THIBAUD, ALOÏSE

 

MADAME THIBAUD.

Eh ! la v’là... Qu’est-ce que tu disais donc, Aloïse, que Marion...

À Marion.

Il n’est point vrai, petite, n’est-ce pas, que tu aies l’idée de nous quitter... ça nous donnerait à penser que tu as du regret de ce que tu as fait pour nous...

MARION.

Croyez, dame Thibaud, que j’aurais bien de l’agrément à rester dans votre demeurance, si ça se pouvait... Mais j’ai une jolie cabane là-bas, aux Rochers... vous savez...

Kernoël et Yvon paraissent au fond.

MADAME THIBAUD.

Oui, une demi-douzaine de planches qui ne se joignent quasi point... On y meurt de froid quand il gèle... et on y chauffe comme des harengs sur un gril... quand le soleil dore les blés...

 

 

Scène VIII

 

SERVAN, MARION, MADAME THIBAUD, ALOÏSE, YVON, KERNOËL

 

YVON, au fond.

Laissez-l’y donc retourner... à son palais... Il n’en reste plus qu’un tas de cendres, quoi !...

MARION, avec un cri.

Brûlée... Ah !...

KERNOËL, qui s’est avancé près d’elle.

Vous resterez, maintenant...

MARION, avec reproche.

Ah ! je comprends...

À Aloïse.

C’est vous qui lui avez dit, mademoiselle...

ALOÏSE, souriant et à voix basse.

Tu me pardonneras ça avec le reste...

MARION, avec frayeur, roulant sortir.

Ô mon Dieu !... Mais, ma chèvre... ma chèvre !...

YVON, l’arrêtant.

Elle est là... tout près d’ici qui folichonne dans les hautes herbes...

Je lui avais attaché une corde au cou pendant que le jeune maître mettait votre mobilier dans ses poches... à savoir, vot’ livre de religion... et les trois images que m’sieu le curé vous a données au dernier prêche...

SERVAN, à Kernoël.

C’est bien, fils !... je suis content... J’aime cette petite, moi... et je veux la traiter comme si elle était ma propre enfant...

MADAME THIBAUD.

Pour commencer... elle sera fille d’honneur aux noces d’Aloïse. À

propos de ça... a-t-on prévenu nos amis, nos voisins ?...

YVON.

Il y aura des manqueux, not’ bourgeoise... À l’heure qu’il est... il y en a qui sont dans la peine... Il n’ faut pas compter sur Nicolle la Rousse, ni sur ses père et mère, ni sur ses quat’ sœurs, pas plus que sur ses six frères et ses neuf cousins...

TOUS.

Hein !...

MARION.

Quel malheur les a frappés ?...

YVON.

La noire a perdu l’œil droit... ce qui fait qu’elle est borgne...

Soupirant.

Une si belle vache... qu’ils auraient bien vendue quarante écus à la foire qui vient... et qui n’en vaut quasiment plus dix !...

MARION.

Les pauvres gens !... c’était tout leur avoir !...

KERNOËL, vivement.

Père ! avec vot’ consentement, je serais fâché qu’il y eût des malheureux aujourd’hui...

SERVAN.

Soit... Allons... on leur baillera les quarante écus...

KERNOËL, gaiement.

Et ils garderont la bête et son lait par-dessus le marché...

ALOÏSE.

C’est bien, cousin !...

MARION.

Oh ! oui... c’est très bien.

KERNOËL, tout bas à Marion.

Vous aviez dit : ces pauvres gens !...

YVON, tournant son bonnet.

Oh ! ce n’est point tout... Je connais un gars qui a le cœur triste... La mère a son amoureuse, qui avait promis un petit enclos pour cadeau des fiançailles, dit maintenant comme ça que la fille est d’une assez belle défaite pour n’y rien ajouter... L’enclos était de faible rap port, c’est vrai... Mais enfin., un brin de terre... ça ne se méprise point.

MADAME THIBAUD, riant, lui tirant l’oreille.

On voit le fil, mon fieu !...

KERNOËL, lui tapant sur l’épaule.

Épouse tout de même, va... c’est le père qui dotera Olivette.

YVON, ôtant son bonnet.

J’ai trop d’honnêteté pour vous contrarier, not’ jeune maître... et si c’est comme ça... je m’enhardis à vous dire encore...

MADAME THIBAUD.

Ça va-t-il durer ?...

Montrant Marion.

Allons ! qu’on divertisse cette petite... qui est là toute triste.

Kernoël la regarde.

ALOÏSE, à Marion.

Viens, Marion... Kernoël nous promènera en bateau.

SERVAN, se levant.

Kernoël... non !... J’ai à lui parler... qu’il reste...

MARION, à Aloïse.

Pour ce qui est de moi, demoiselle... j’ai de la besogne au père Servan... Ses comptes à faire... là, dans la petite salle... je serai bien tranquille...

SERVAN.

Quant à vous, ma sœur... songez aux ajustements de votre fille... l’heure s’avance...

ENSEMBLE.

Air : De la nuit de Noël.

Il faut lorsqu { e j’ ordonne
                      { ‘il
Obéir à { ma voix ;
             { sa
Car tout ici { me donne
                   {lui
D’agir ainsi, le droit.

 

 

Scène IX

 

KERNOËL, SERVAN

 

KERNOËL, pensif.

Pourquoi que Marion a de la tristesse... quand tout chacun s’occupe à lui plaire ?...

SERVAN.

Kernoël... mon fils... nous voilà seuls !...

KERNOËL.

Vous avez à me causer... j’écoute, cher père.

SERVAN.

Il y a bien longtemps que j’ai l’envie de cette conversation...

KERNOËL.

Et vous ne pouviez point la satisfaire... mais aujourd’hui, grâce au ciel, je suis en bon état pour vous comprendre... chaque mot qu’on dit devant moi fait entrer dans mon esprit une foule d’idées dont je ne me doutais point... Ah ! mais faudra peut-être ben du temps pour que je puisse compter pour quelque chose dans ce monde que je ne connais point...

SERVAN.

Mais dès à présent, mon fils, nous sommes en mesure de te faire avoir un bel emploi... et rien ne me coûtera en fait d’argent...

KERNOËL, souriant.

Mais l’argent, cher père, me donnera-t-il comme ça tout de suite les connaissances et le savoir que je n’ai point ?... Le tout n’est pas d’obtenir un emploi... l’essentiel, c’est de pouvoir le garder.

SERVAN.

C’est juste. Que faire de toi, alors ?

KERNOËL.

Un bon et brave fermier, comme vous, mon père... Toujours auprès de vous, j’ai idée que je deviendrai...

SERVAN, vivement.

Maire de la commune...

KERNOËL, souriant.

Non, mon père ; tout simplement un homme de bien...

SERVAN, embarrassé.

Eh ! l’un n’empêche pas l’autre !... Mais nous reparlerons de tout ceci un peu plus tard... En ce moment j’ai des affaires... ton mariage d’abord... c’est la plus pressée... n’est-ce pas, garçon ?...

hein ?...

Souriant.

hein ?...

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

KERNOËL, seul, le regardant

 

Brave père, va !... c’est pourtant sa grande amitié pour moi qui le rend si ambitionneux !

 

 

Scène XI

 

KERNOËL, MARION

 

MARION, rentrant par la gauche, des papiers à la main.

Père Servan, tout est en règle... Ah ! il n’est plus là !...

KERNOËL, gaiement.

Eh ben... j’y suis, moi !...

MARION, embarrassée.

Oui, je vois bien... mais...

KERNOËL.

Avez-vous donc tant de presse de lui remettre ces comptes ?... Donnez-les-moi, ça me regarde à c’t heure...

Il les prend et va s’asseoir à la table.

À vous dire vrai, je ne serais point fâché de converser avec vous... comme ce matin... quand vous me parliez de ma mère... et de c’te pauvre Marie... chère petite enfant du bon Dieu !... que j’aimais quasiment plus que moi-même... et que vous me rappelez, Marion...

MARION, vivement, et de l’autre côté.

Quelle drôle d’idée il vous vient là !...

KERNOËL.

Dame !... vous vous appelez quasiment comme elle... et puis je me dis comme ca, en vous voyant, qu’elle serait aujourd’hui grande comme vous... belle...

MARION, vivement.

Plus belle... oh ! plus belle, bien sûr...

KERNOËL, simplement.

Peut-être pas... car vous êtes bien, savez-vous, si bien, qu’on prendrait son plaisir à vous considérer un bon bout de temps...

Il se lève.

Seulement, pourquoi que vous ne riez pas comme les autres... comme ma cousine ?... Vous n’êtes point gaie, Marion. Est-ce que vous auriez du souci... de la peine ?...

MARION.

Moi !... de la peine... quand tout le monde, ici, est si heureux... quand vous même vous ne vous sentez pas d’aise !... De la peine ! je serais donc une ingrate ?...

KERNOËL.

Comment cela ?

MARION.

Air de Mlle Garcin.

Depuis que vous m’avez sauvé la vie,
Chaque matin, je demande au bon Dieu
Votre bonheur... Sa clémence infinie,
Vous le voyez, vient d’exaucer mon vœu.

Avec larmes.

Qu’il soit béni !...

Vivement.

n’ soyez point en défiance,
Si, devant vous, je pleure malgré moi...
Dites-vous bien que d’ la reconnaissance
Les larmes sont le langage et la voix. (Bis.)

KERNOËL.

Oh ! vos pleurs viendraient d’autre part, qu’il ne faudrait point vous en défendre...

Avec un grand sentiment.

Et tenez... c’est drôle ce que je vais vous dire... mais votre tristesse ne me cause aucun déplaisir... tout au rebours... j’ crois même que j’en suis comme content !... ben content !...

Avec effroi.

Mon Dieu !... c’est-y que j’aurais un mauvais cœur !...

MARION, tristement.

Non, Kernoël... non... ce grand contentement que vous avez en vous... vient de ce que vous allez être uni en mariage à votre cousine...

KERNOËL, tout étonné.

Ah ! vous croyez, Marion... que c’est le grand contentement...

MARION, avec expression ; elle passe à gauche.

J’en suis bien sûre, allez...

KERNOËL, tristement.

C’est peut-être ben pour ça.

MARION, vivement.

Ne retenez point votre joie... le bonheur est si rare en cette courte vie, qu’il ne faut point avoir l’air de le mépriser... il s’envolerait !... Laissez-vous-y aller... comme moi...

Très animée.

Voyez... je suis gaie, maintenant... je ris...

Elle s’appuie à la table.

KERNOËL.

Marion... qu’est-ce qui vous prend de trembler comme ça ?...

Il la soutient.

Qu’est-ce que vous avez ?

MARION, avec des sanglots.

Moi... moi... ce que j’ai ?... Mais vous voyez bien que c’est la joie... la joie qui m’étouffe !

KERNOËL, devenu tout à coup triste à mesure qu’elle a parlé.

Ah ! eh bien... vous avez beau dire, Marion... il se passe en moi quelque chose de singulier... À mesure que vous me dites que le contentement vous revient, v’là le mien qui s’en va... et quand vous dites que vous êtes heureuse, je me sens, moi, prêt à pleurer... et je suis triste comme un ciel de pluie !... Décidément j’ai un mauvais cœur. Marion, vous qui êtes si savante, ne sauriez-vous donc me remettre dans le bon chemin ?...

MARION.

Je ne peux point deviner ce qui vous chagrine, Kernoël !... Si c’était l’éloignement de vot’ belle fiancée ?

Avec effort.

Je m’en vas la quérir...

Elle veut sortir.

KERNOËL, la retenant et naïvement.

Ce n’est point ça, Marion... oh ! non, ce n’est point encore ça...

MARION.

Alors, je ne saurais chercher davantage... dans mon idée, c’est ça...

KERNOËL, vivement.

Puisque je vous dis que non.

MARION, tristement.

Je vous dis que si, Kernoël...

KERNOËL, tapant sur la table avec impatience.

Je vous dis que non !...

MARION.

Pourtant vous voyez bien que vous avez comme de l’impatience...

KERNOËL.

C’est vrai !...

MARION.

Ah ! mon idée était juste, allez !

Ensemble.

Air : Du pas des Statues. (Belle aux cheveux d’or.)

KERNOËL.

Elle me quitte
Et mon cœur se dépite ;
L’espérance
Fuit avec sa présence ;
Son présage
Ici me décourage ;
La douleur
Remplace en moi le bonheur !

MARION.

Il faut vite
Qu’à venir je l’invite ;
Sa présence
Calmera sa souffrance.
Du courage !
Ô Dieu qui m’encourage,
Son bonheur
Est le seul vœu de mon cœur !

Elle sort à droite.

 

 

Scène XII

 

KERNOËL, seul

 

Qu’est-ce que j’ai donc ?... je me sens du dépit... de la colère, et je ne puis point me rendre compte... Qui m’éclairera donc ?...

Il s’est assis près de la cheminée.

 

 

Scène XIII

 

KERNOËL, YVON, OLIVETTE

 

Ils entrent ensemble.

OLIVETTE.

Oui dà, m’sieu Yvon... parce qu’il vous passe par la tête de me r’aimer à c’t’heure... faut donc que j’ vous r’écoute ?...

YVON, vivement.

Eh ! tu sais bien que je n’ai jamais eu d’amitié pour d’autres... et que je t’aime tout plein, toi...

OLIVETTE.

Alors, pourquoi que t’as courtisé la Mari-Berthe ?

YVON.

Pourquoi ?... Parce que tes caprices me faisaient sécher de corps et d’esprit, j’ai voulu frapper un grand coup !... et je m’ suis dit : Si la cruelle devient songeuse en me voyant tout ébaubi d’une autre... c’est qu’elle a du goût pour moi...

KERNOËL, qui a écouté, à part.

Que dit-il ?...

YVON, continuant.

Eh ben... ça n’a pas manqué... et plus tu bisquais... plus je me réjouissais...

OLIVETTE.

Mauvais cœur d’homme !...

YVON.

Dis donc... bon cœur d’amoureux !...

KERNOËL, vivement, venant à eux.

Ah ! que voilà de singulières paroles...

OLIVETTE, confuse.

Le jeune maître !...

Elle veut sortir.

KERNOËL.

Que je ne vous chasse point, la fille...

À Yvon.

Tu disais donc que la jalousie...

YVON.

C’est une fière chose, allez...

Air de Voltaire chez Ninon.

Ça produit toujours, voyez-vous,
De l’effet sur une fillette.

KERNOËL.

Tu croirais donc qu’alors pour nous
S’humaniserait... la coquette !...

YVON.

Le déplaisir tout aussitôt

Mouvement de Kernoël.

La fait parler comme... je cherche...

Vivement.

J’y suis... tout comme l’asticot
Fait mordre l’ goujon et la perche.

Mon Dieu, oui, ça finit toujours par là...

Montrant Olivette.

À preuve...

KERNOËL, à lui-même en allant à la table.

Que je suis donc aise de ce que j’apprends là, et que ça me fait songer !...

OLIVETTE, à Yvon.

Mais à quoi que ça t’a servi ta ruse, puisqu’il faut que tu te maries avec Mari-Berthe ?...

Sentencieusement.

Quand un gars fait l’amour à une fille chez le fermier Servan, et que la fille l’écoute, faut qu’ils soient unis en mariage !...

YVON, se grattant l’oreille.

Qu’est-ce qu’elle dit là ?

OLIVETTE, se moquant.

A-t-on idée d’un lourdaud de c’t’ espèce-là... ça veut se donner des façons d’homme, et ça n’a pas plus de cervelet qu’un écureuil !

YVON.

Mais puisque je t’ai courtisée aussi, toi ?...

OLIVETTE.

Mais je t’ai rudoyé, moi... tandis que l’autre.

YVON, à Kernoël.

C’est vrai qu’elle m’a agacé...

OLIVETTE.

Aller s’adresser à une fille qui est promise... car Jean-François a reçu son anneau...

YVON.

Mais si c’était comme une manière de plaisanterie... je ne me gênerai point pour le dire... je confesserai que j’avais du goût pour une... coquette.

OLIVETTE.

Hein !...

YVON.

Le mot la blesse... c’est pourtant l’fin mot...

Air : On dit que je suis sans malice.

J’ajouterai que la fillette...
S’était comm’ ça dit en cachette...
Qu’ tant plus qu’ d’un homme on se moquait...

OLIVETTE, avec malice.

Tant plus que l’ nigaud vous aimait ?

YVON.

Erreur vraiment...

OLIVETTE.

Oui dà !... pour preuve ;
Si mes paroles... en cette épreuve,
Sont au rebours d’ la vérité,
Pourquoi donc que t’es là planté
Si bêtement à mon côté ?

YVON, déconcerté.

Ah ! si tu m’interloques comme ça... à tout bout d’ champ... tu pourrais bien me faire perdre le fil du beau discours qui doit me blanchir aux yeux d’ not’ maître... Non, père Servan ! que j’ lui dirai... je ne me suis point mis dans le cas d’épouser de force la Mari-Berthe... parlez-lui, not’ maître... et elle sera assez brave et honnête fille pour déclarer...

Pesant sur les mots.

que je ne lui ai jamais dit de mauvaises paroles... que je n’ai jamais eu avec elle des familiarités déshonnêtes... et que, tout au contraire, je n’ai cessé de lui vanter, dans le tuyau de l’oreille, la bonne mine, les écus, l’embonpoint... et les vaches de Jean François.

OLIVETTE, se moquant.

Eh ! non... Mari-Berthe est fine et elle ne te refusera pas plus que mam’zelle Aloïse ne rebutera

Bas en regardant Kernoël.

son cousin, monsieur Kernoël.

KERNOËL, au fond, qui a entendu.

Hein !

Yvon s’est retourne avec inquiétude, Kernoël frémit de ne rien entendre et écoute ce pendant.

YVON, à Olivette.

Pourquoi ?...

Voyant Olivette qui lui montre Kernoël.

Dis toujours... il ne nous entend point !

Il écrit.

OLIVETTE, moqueuse.

Parce que l’une et l’autre veulent des maris qu’elles puissent faire tourner et retourner comme les marionnettes de la foire...

YVON, blessé.

Olivette !

KERNOËL, à part.

C’est bon à connaître... et ça me fait plaisir !

YVON.

Allons... faisons la paix... veux-tu, j’veux faire la paix na...

Elle le repousse.

J’veux...

Elle se laisse embrasser.

 

 

Scène XIV

 

KERNOËL, YVON, OLIVETTE, MADAME THIBAUD

 

MADAME THIBAUD, entrant.

Tu n’as pas fini de faire le télégraphe... c’est du bieau !... Eh ! vous n’êtes point fiancés pour jouer comme ça...

À Kernoël.

Tu étais là aussi, tu attends ta future... La v’là justement avec la Marion et les voisines qui viennent l’ajuster... pour la cérémonie des accordailles.

KERNOËL, avec émotion à lui-même.

Marion... je n’oserais quasiment plus la regarder à c’t’heure...

 

 

Scène XV

 

KERNOËL, YVON, OLIVETTE, MADAME THIBAUD, ALOÏSE, MARION, MARI-BERTHE, PAYSANS et PAYSANNES

 

CHŒUR.

Air : De la Lucia. (O Bello.)
Ah ! pour eux quel beau jour va luire !
Tous deux sont faits pour séduire.
De l’amour le doux empire
Vient de les ranger sous ses lois.

MARION, à part.

Malgré moi, je sens mon âme
S’ briser en les voyant là.

KERNOËL.

Elle ! ma femme ! 

MARION.

Ah !

CHŒUR.

De l’amour le doux empire
Vient d’les ranger sous ses lois.

MADAME THIBAUD, à Aloïse.

Contr’ ton bonheur rien ne conspire,
Ceux qui t’aiment sont près de toi !

OLIVETTE, un carton à la main, à Aloïse.

Fleurs et couronne...

ALOÏSE, désignant le banc à droite.

Mets tout ça là.

MARION, à part.

Quelle douleur je sens là !
Ah !

LE CHŒUR.

Ah ! pour eux quel beau jour va luire, etc.

KERNOËL, à part.

Mais je ne puis laisser faire tous ces préparatifs... Quel moyen trouver pour ne point la blesser... et que la chose s’arrange honnêtement ?

ALOÏSE.

Qui saura me placer tout cela ?...

MARI-BERTHE.

Moi ! ça n’est pas la première mariée que j’attise... en attendant que mon tour vienne.

OLIVETTE, à part.

Son regard a cherché Yvon...

ALOÏSE.

Mais viens donc, Marion... tu ne dis rien ?...

KERNOËL, à part.

C’est vrai... elle ne dit pas une parole...

YVON, tout bas à Kernoël.

M’est avis qu’en voilà une qui a le cœur mordu.

KERNOËL, avec un grand mouvement de joie.

Tu crois !...

À part avec expression.

Est-ce qu’elle m’aimerait, mon Dieu !...

Il va au fond.

MARION, s’approchant d’Aloïse.

Que vous serez belle, ainsi parée...

ALOÏSE.

Tu vas en juger... Yvon. Si le diable ne s’en mêle point toutefois...

TOUS.

Le diable !...

YVON.

Je me souviens de l’histoire de la pauvre Yvonne...

MADAME THIBAUD, au fond.

Ah ! Yvonne de la légende !...

OLIVETTE.

On dit que c’est arrivé...

JEANNIE, vivement.

Et quelle est cette légende ?...

MARI-BERTHE.

Une pauvre fille qui n’a jamais pu se marier avec personne, à cause que le diable était tombé amoureux d’elle.

OLIVETTE, souriant.

Mame Thibaud sait l’histoire... plus au long... si elle voulait...

TOUS, la priant.

Oh ! mame Thibaud...

MADAME THIBAUD, s’avançant.

Allons, j’vas vous la chanter.

Tous l’entourent et occupent la moitié de la scène à gauche, en ayant soin de laisser l’autre à Kernoël en lui tournant le dos.

Air nouveau de M. Kriezel.

Le bel Yvon, la jeune Yvonne
Allaient être unis pour toujours...
Mais le diable aimait Yvonne,
Et mit obstacle à leurs amours.
Pour l’autel, chaque fois qu’la Bretonne
Se parait... le feu du démon.

KERNOËL, parlé.

Le feu du démon...

MADAME THIBAUD, continuant.

Consumait sa blanche couronne,
Si bien que de cette façon,
Vécut fille, la pauvre Yvonne...
Yvon mourut, Yvon mourut garçon.

KERNOËL, parlé.

Quelle idée ! c’est le seul moyen...

Il jette promptement la couronne dans le feu, et s’éloigne. Lumière au foyer.

OLIVETTE.

Et tout cela... faute d’une couronne !

ALOÏSE.

Mon Dieu, oui !... Mettez-moi la mienne.

MARI-BERTHE.

Où donc qu’elle est ?

OLIVETTE, jetant un cri et montrant le feu.

Là !... là !...

ENSEMBLE.

Air de Nabuchodonosor.

TOUS.

Eh oui !... c’est ça... quel funeste présage !

KERNOËL et MARION, à part.

D’espoir, mon Dieu ! je sens battre mon cœur !

ALOÏSE et MADAME THIBAUD.

Eh ! quoi, pour { elle jamais de mariage !
                        { moi

TOUS.

Il faut, hélas ! renoncer au bonheur !

MADAME THIBAUD.

Ma pauvre fille ! le ciel est sans pitié pour toi... pour notre Kernoël... Mais il sera donc toujours malheureux !...

MARION, à part.

Malheureux... lui, mal heureux !...

Elle le regarde.

Il détourne la tête... il veut cacher sa douleur... il souffre !... Malheureux ! lui !... non !... oh ! non !...

S’avançant vivement.

Séchez vos larmes, dame Thibaud, calmez votre chagrin... ce malheur n’est point irréparable... et ces fleurs que le vent a poussées dans le feu... peuvent se remplacer... Il y a ici de beaux rosiers, des orangers tout couverts de fleurs... des arbustes aux verdures flexibles.

OLIVETTE, saisissant un panier.

Justement, y en a des bottes de cueillies pour la fête. Oui... oui... ça ne sera pas long... on a de bonnes jambes.

Elle sort en courant.

ALOÏSE, à Marion.

Que veux-tu faire ?

MARION, même jeu.

Ce que je veux faire ?... une couronne de ces fleurs du bon Dieu.

KERNOËL, à part, tristement.

À quoi que ça m’a servi d’avoir brûlé l’autre puisqu’elle ne m’aimait pas ?

OLIVETTE, revenant une corbeille à la main remplie de fleurs.

Voilà, voilà...

Marion est assise, tresse une couronne ; tout le monde l’entoure. Tableau.

MARI-BERTHE.

Mais si le diable allait encore... car moi je crois bien qu’ c’est lui qui tout à l’heure...

MARION.

Ne craignez rien. Pour la préserver de l’esprit malin... J’y attacherai cette petite bague bénie...

Elle la porte à ses lèvres.

Elle me vient de ma mère... c’est ma seule richesse... mais c’est de grand cœur que je la donne...

ALOÏSE, regardant Marion.

Voilà qui avance... Vois-donc, mère...

MARION, avec tristesse.

Un instant encore, demoiselle... mais en attendant...

Air précédent.

Ne craignez plus d’la pauvre Yvonne
Le sort si triste... et la douleur.
Ces fleurs que la natur’ nous donne,
Vous préserveront d’ son malheur !

Avec douleur.

La pauvre fille, qu’abandonne
Pour jamais l’espoir, le bonheur...

À Aloïse.

Oh ! c’ n’est pas vous...

Elle place la couronne sur la tête d’Aloïse.

Votre couronne,
Voyez... fait sauver le démon...
Vous n’aurez pas le sort d’Yvonne...

S’éloignant et à part.

Non, non, non, non... Ni lui... celai d’Yvon !

MADAME THIBAUD.

On dirait l’ouvrage d’une fée.

YVON, avec malice.

Ou d’une sorcière !

ALOÏSE.

Ô Marion... ma chère Marion... laisse-moi t’embrasser !

KERNOËL, à part, regardant Marion.

Elle a pâli !

Vivement.

Mais prenez donc garde... vous lui serrez les mains.

Il les regarde.

Des mains si menues que c’est à se mettre à genoux devant...

ALOÏSE.

Cousin...

KERNOËL.

Mais regardez donc, cousine... on n’en voit guère d’aussi blanchettes dans nos campagnes.

MADAME THIBAUD.

Allons, en v’là assez sur ce sujet. Qu’est-ce qu’il a...

À Yvon.

Eh ben !... toi... qu’est-ce que tu fais là... planté comme un mât de cocagne !...

YVON.

J’ réfléchis... que j’ m’appelle | Yvon !... comme l’Yvon de la légende...

MADAME THIBAUD.

Va au caveau... tu sais... le tas à droite...

YVON, riant.

Oui, que je le sais...

MADAME THIBAUD.

Hein ?...

YVON, se reprenant.

Je le sais... puisque vous me le dites... je le sais...

MADAME THIBAUD.

Toi, Marion... achève de battre les œufs... tu m’apporteras le plat, que je le mette au four... Vous, les filles, à la cuisine, et que tout le monde soit ici au premier coup de cloche.

Air.

TOUS.

N’oublions pas nous tous
Qu’ l’heure du repos est proche,
Et que le rendez-vous
Est au premier coup d’ cloche.

Tous sortent, à l’exception de Marion, Kernoël et Aloïse.

 

 

Scène XVI

 

KERNOËL, MARION, ALOÏSE

 

ALOÏSE, au fond.

Il reste !...

KERNOËL, à part, regardant Marion.

Que j’en ai gros à lui dire... et pourtant je n’ose point l’interroger... Je sens que si elle m’ôtait tout espoir... je serait capable de tomber mort de chagrin... Elle s’en va...

Haut.

Marion...

MARION.

Monsieur Kernoël ?

KERNOËL.

Vous vous en allez comme ça ?

MARION.

Je crois que... madame Thibaud m’appelle...

ALOÏSE, s’avançant.

Il y a longtemps de ça.

KERNOËL, à part.

Oh ! je me souviens des paroles d’Yvon... et si elle revient...

ALOÏSE, à Marion qui hésite.

Eh bien... allez donc !... que faites-vous là ?...

MARION.

J’ m’en vas... Mam’zelle...

Elle les regarde, puis sort sur un nouveau mouvement d’Aloïse.

KERNOËL, à part, joyeux, surprenant le dernier regard de Marion.

Elle reviendra !...

 

 

Scène XVII

 

KERNOËL, ALOÏSE, puis MARION

 

KERNOËL.

Vous êtes mauvaise pour cette fille, cousine.

ALOÏSE.

C’est peut-être parce que vous êtes trop bon, vous... cousin... Ah ! prenez garde... c’est une sorcière...

KERNOËL.

Elle l’a prouvé, ma fine... Ne trouvez-vous pas, cousine, qu’il s’est fait en moi... comme un grand changement...

ALOÏSE.

C’est vrai...

KERNOËL.

Vous ne vous en plaignez point, j’espère...

ALOÏSE.

Mon cousin... j’étais habituée...

KERNOËL, malicieusement.

Je le sais... vous aviez la bonté de ne pas trop dédaigner un pauvre d’esprit... comme dit l’Évangile...

Marion rentre avec un fagot qu’elle met au feu.

La v’là !...

Haut.

Faut bénir la Marion, cousine... car c’est elle qui m’a fait savoir que j’avais un cœur...

Avec sentiment.

Oh ! oui... un cœur capable de dévouement et d’amitié !

MARION, à part, près du feu.

Mon Dieu !...

ALOÏSE, à part.

Je m’étais trompée... c’est moi qu’il aime.

KERNOËL, continuant assez haut et gaiement.

Mon père m’a dit que je serais votre époux, Aloïse... Oh ! que vous serez bien heureuse, allez... choyée, dorlotée... ni plus ni moins qu’une tourterelle...

Marion s’appuie contre le mur.

Et quand je pense qu’à toute heure du jour je pourrai vous presser la taille...

Il lui prend la taille.

vous prendre des baisers...

Il l’embrasse.

Jarni Dieu !...

MARION, se laissant tomber sur le banc.

Que je souffre !

ALOÏSE, se dégageant.

Kernoël !... est-ce ainsi que les beaux messieurs de la ville...

KERNOËL, souriant et avec intention.

Les beaux messieurs... je n’ai garde les imiter...

ALOÏSE, inquiète.

Cependant... quand nous habiterons le château...

KERNOËL, gaiement.

Nous !... habiter le château !... jamais !... non... non !... le bonheur n’est point là... il est ici, à la ferme !

ALOÏSE, à part.

Que dit-il ?...

KERNOËL, continuant, même jeu.

Allons donc !... est-ce que nous aurons les loisirs de fréquenter les gens du grand monde... qui mangeraient notre bien en se moquant de nous... à votre nez... et à ma barbe... Et vous, Aloïse, si vous passiez les heures du soir à vous attifer de coiffes et de dentelles... qui donc coucherait et soignerait les marmots ?

ALOÏSE.

Hein...

À part.

Qui donc a pu lui donner de pareilles idées...

KERNOËL.

C’est bien plus gai de les voir gargouiller autour de nous !... tous !... la bonne demi-douzaine... pour commencer...

S’approchant d’Aloïse.

Faut qu’une bonne nourrice n’échauffe point son lait par les veilles... faut qu’une bonne ménagère ne se fasse belle que pour son petit mari... Allons, encore un baiser, ma jolie ménagère...

Marion s’évanouit.

ALOÏSE, se dégageant.

Kernoël... Kernoël !...

Souriant.

Je ne suis point encore votre ménagère !

Elle sort.

ALOÏSE, voyant Marion.

Marion !... je ne les perds pas de vue.

 

 

Scène XVIII

 

MARION, KERNOËL

 

KERNOËL, seul, riant aux éclats dès qu’elle est partie.

Ah ! ah !... la voilà rouge et fâchée comme tout... Elle sait maintenant ce que je voulais lui faire savoir...

Changeant de ton.

Mais elle, Marion ! qu’a-t-elle donc ?... elle ne respire plus !... Marion, est-ce que tu ne m’entends point ?... il y a une larme sur sa joue... c’est peut-être bien moi qui l’ai fait couler... Elle m’aimait... et je ne voulais point le croire... mon apparence d’amitié pour une autre lui a fait mal !... Elle revient à elle.

Marion en portant la main à sa poitrine oppressée laisse échapper un portrait.

Qu’est-ce qu’elle a donc fait tomber... un portrait.

ALOÏSE, entrant doucement et à elle même.

Un portrait...

KERNOËL.

Grand Dieu !... oh ! mais, je rêve... non... c’est bien là le marquis de Pontaven... le père de...

Avec un cri.

Ah ! il se fait une lueur dans mon cerveau !... Mon Dieu ! Marion ! c’était...

Avec éclat.

Marie ! Marie !

ALOÏSE, à part, au fond.

Marie de Pontaven... oh !

Elle sort.

MARION, revenant à elle et se levant vivement.

Marie... qui a dit ?...

KERNOËL, reculant et répétant avec respect.

Marie de Pontaven !... vous ! vous !

MARION, effrayée.

Comment savez-vous...

Il lui montre le portrait.

Ciel ! le portrait de mon père !...

KERNOËL, avec désespoir.

Et personne ici... personne n’a jamais... soupçonné, ni moi, ni moi...

MARIE.

Est-ce qu’on pouvait deviner ce que je prenais tant de soin à cacher ?

KERNOËL.

C’est affreux... si pauvre !...

MARIE, se levant.

Ne vous désolez point comme ça, mon ami ; je n’ai pas été si à plaindre que vous croyez... Toute petite, rappelez-vous, j’étais faite à la fatigue... au travail... on m’a élevée comme une paysanne... je n’ai dû la santé qu’à ce genre d’existence...

Avec sentiment.

Et là-bas, en exil, pensez-vous donc qu’il n’ait pas fallu travailler pour vivre...

Pleurant.

Mais là bas, j’avais encore mon père... mon pauvre père pour me consoler... pour me donner courage !...

KERNOËL, pleurant.

Et ici, vous n’aviez plus rien... rien !...

MARIE.

Si, si ; son souvenir que je retrouvais partout !... même au fond de vos cœurs...

Air d’Aristippe.

Lorsque quelqu’un me parlait de mon père,
J’oubliais tout et misère et douleur...
Lorsqu’un de vous, au tombeau de ma mère
Allait prier et jeter une fleur !
J’aurais payé de mes jours cette fleur !

KERNOËL, tristement.

Oui, je comprends que vous n’y teniez guère
À cette vie sans charme et sans douceur...

MARION.

Vous vous trompez... voir regretter sa mère
Pour l’orpheline... est presque du bonheur !

KERNOËL, attendri.

Ainsi vous ne vous trouvez pas à plaindre ?

MARIE.

Moi ! oh ! non !

Cloches dans le lointain sur la ritournelle de la Lucie ; tous les paysans paraissent au fond venant de tous côtés.

MARION, tressaillant.

Ces cloches...

Essayant de sourire.

Ah ! celles qui annoncent votre mariage... on vient vous chercher... j’y veux être la première à prier pour vous. Croyez-le bien, Kernoël... votre bonheur, c’est le seul vœu de Marie de Pontaven.

En ce moment tous les paysans sont près d’entrer par le fond, Mme Thibaud et Servan à leur tête.

 

 

Scène XIX

 

MARION, KERNOËL, MADAME THIBAUD, SERVAN, PAYSANS

 

MADAME THIBAUD, stupéfaite.

Marie de Pontaven, a-t-elle dit !...

Aux paysans.

Marie !... elle Marion !...

Tous entrent en tumulte.

KERNOËL.

Oui, oui, oui... cette pauvre et noble fille de nos anciens seigneurs, la voilà... c’est Marion !

TOUS.

Marion... est-il possible...

On l’entoure.

KERNOËL.

Si vous en doutez, tenez... père... voyez ce portrait, le reconnaissez vous ?...

TOUS.

Le marquis de Pontaven !

KERNOËL.

Et v’là sa fille ! Nous ne l’aurions jamais su si la Providence ne s’en était point mêlée.

 

 

Scène XX

 

LES MÊMES, YVON, ALOÏSE

 

Musique.

YVON, perçant la foule brusquement et d’une voix désespérée.

Ah ! nous l’aurions toujours su... car les autorités du village ont l’éveil... et à c’t’ heure on la cherche pour l’arrêter...

TOUS.

L’arrêter...

SERVAN.

Elle... la fille de mon bienfaiteur... et aucun moyen...

ALOÏSE, s’avançant et d’une voix ferme et digne.

Si... un seul...il faut que mademoiselle de Pontaven... consente... pour sauver ses jours, à devenir la femme de ce brave Kernoël.

KERNOËL.

Ma femme !...

MARIE.

Moi... non... le bonheur de Kernoël...

ALOÏSE, vivement.

Son bonheur... eh ! ne savez-vous point qu’il vous aime ?

KERNOËL.

Merci, Aloïse... et vous, mamzelle, pardonnez-moi... quand ça m’a pris... vous n’étiez que Marion.

MARIE.

Et c’est parce que je suis Marie... que je vous dis... oui, Kernoël, je veux bien être votre femme !

KERNOËL.

Ma femme ! vous... est-il possible ?

MARIE, à Servan.

Si toutefois il ne vous déplaît point d’être le père...

SERVAN, avec orgueil.

D’une marquise !...

Sa sœur le regarde. Il reprend humblement.

Pour vous sauver, noble demoiselle...

Allant au fond.

Oh ! maintenant, mes amis, il n’y a plus d’arrestation possible.

YVON, avec grande joie.

Eh ! il n’en a jamais été question... mais, comme a dit mademoiselle Aloïse, c’était le seul moyen de les rendre heureux.

MARION, lui tendant la main.

Aloïse !

MADAME THIBAUD, à sa fille.

T’as ben agi, ma fille, quoique tu nous aies fait une fière peur !

À Marion.

Mais que j’ la regarde donc... et dire qu’en la voyant si blanchette et si affinée... je ne me suis jamais doutée...

MARION.

Ah ! vous n’étiez pas sorcière, vous !

YVON, bêtement.

Eh ! eh !... Ni vous non plus !...

MARION.

Eh bien ! que dirais-tu si je te prédisais que dans huit jours tu seras le mari d’Olivette ?...

OLIVETTE, fièrement.

Oh ! ça... non !...

MARION, bas à Olivette et souriant.

Ou celui de Mari-Berthe.

OLIVETTE, se ravisant.

Enfin, monsieur Yvon, on pourra voir...

YVON, l’attirant à lui.

Allons donc.

KERNOËL, souriant à Marion.

Vous savez donc conjurer tous les orages ?...

MARION.

Puissiez-vous dire vrai !

Au public.

Air de Mlle Garcin.

Pauvre exilée, l’horizon de ma vie,
Fut toujours gros de deuil et de douleur...
Le ciel me rend et famille et patrie,
Tout me sourit, et cependant j’ai peur !
Car, tout là-bas, je vois comme un nuage,
Dont l’aspect seul me glace de frayeur...
Faites, messieurs... s’il renferme un orage,
Qu’il passe au loin sans troubler mon bonheur !
Vous seuls pouvez compléter mon bonheur !

CHŒUR FINAL.

Air de Couder.

Leur amour
En ce jour
Fait fuir la contrainte.
La crainte,
Pour jamais
A fui désormais.


[1] Jean-François de la grange, Mari-Berthe au puits, Jeanne au fond, Yvon au milieu, Olivette à son beurre.

PDF