Marie-Jeanne (Adolphe D’ENNERY - Julien DE MALLIAN)

Drame en cinq actes et six tableaux.

Musique d’Auguste Pilati.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la porte Saint-Martin, le 11 novembre 1845.

 

Personnages

 

BERTRAND, compagnon charpentier

RÉMY, même profession

THÉOBALD DE BUSSIÈRES, parent de Sophie

APPIANI

UN DOCTEUR

GUILLAUME, domestique de Sophie

BERLINGUET, paysan

GROSMENU, paysan

UN INFIRMIER

UN DOMESTIQUE

MARIE-JEANNE, femme de Bertrand

SOPHIE, Comtesse de Bussières

CATHERINE, grand’mère de Marie-Jeanne

MARGUERITE, amie de Marie-Jeanne

CHARLOTTE, femme de chambre de Sophie

DOMESTIQUES

INVITÉS

 

La scène se passe aux Prés Saint-Gervais.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente : à gauche, une maison de marchand de vin-traiteur, avec balcon ; au-dessus, pour enseigne : Paradis, restaurateur, au rendez-vous des Bons-Enfants. À côté, un mur, puis une grande grille qui entoure un parc et qui s’étend jusqu’au fond et fait face au public. À droite, des arbres.

 

 

Scène première

 

MARGUERITE, CATHERINE, BERLINGUET, PAYSANS

 

Au lever du rideau, à gauche, Marguerite, Catherine, assises ; Berlinguet, Grosmenu et quelques invités sont debout, Près de la maison est une petite table de jardin sur laquelle il y a des rafraîchissements.

BERLINGUET.

Eh ben, mère Catherine, c’est donc aujourd’hui la noce de vot’ petite fille Marie-Jeanne !... Vous qui disiez que vous ne verriez jamais ça !...

CATHERINE.

Ah ! dame !... il était temps !... J’ai quatre-vingt-huit ans, sais-tu... je ne pouvais plus guère attendre... et ça m’aurait fait de la peine de partir sans voir le bonheur  de ma pauvre Marie-Jeanne !... Elle est si  bonne !...

BERLINGUET.

Oh ! pour ça, oui !

CATHERINE.

Et comme elle a eu soin de mes vieux jours !... c’est pour moi qu’elle a voulu que sa noce ait lieu ici... Grand’mère est trop âgée pour venir à Paris, qu’elle a dit !... après la bénédiction de monsieur le curé, nous irons danser aux Prés Saint-Gervais...

BERLINGUET.

En v’là une que je donnerai pour modèle à mes filles... futures !...

MARGUERITE.

Ah ! oui, c’est une fameuse ouvrière !

CATHERINE.

Et travailleuse, et rangée, et économe.

MARGUERITE.

Ce n’est pas comme celui qu’elle épouse.

CATHERINE.

Bah ! bah ! ma fille a trop d’esprit pour avoir mal choisi. Grand’mère, qu’elle me disait toujours, j’ suis pas pressée de me marier, moi ; mais celui que je vous donnerai pour fils sera un bon garçon et un honnête homme !...

MARGUERITE.

Je désire que Bertrand soit tout ça... mais il a si peu de tête !...

CATHERINE.

Elle en aura pour eux deux.

BERLINGUET.

Voulez-vous que j’ vous dise, mère Catherine ? eh ben ! elle aurait mieux fait de m’épouser.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, BERTRAND, RÉMY

 

BERTRAND, RÉMY et PLUSIEURS VOIX, en dehors, à droite.

Eh ! la coterie, oh ! eh !

BERLINGUET, qui est remonté voir du côté des cris.

Quéque c’est que ça ? Eh ! c’est l’ marié !

TOUS.

C’est le marié ! c’est le marié !

Bertrand et Rémy entrent chargés de comestibles.

BERTRAND.

Eh ! oui, c’est le marié... l’heureux époux, le roi de la fête... Bertrand premier, quoi...

RÉMY.

Et son premier garçon d’honneur... Rémy deuxième... Bonjour, les amis... bonjour...

BERTRAND, à Catherine.

Bonjour, grand’mère, vénérable grand’mère, bonjour !

CATHERINE.

Eh ben ! et la noce ?

RÉMY.

La noce... elle arrive... ils sont tous serrés, entassés, empilés dans les équipages.

BERTRAND.

Rémy et moi, nous avons préféré venir à pied, parce qu’il y a plus d’air...

RÉMY.

Oui ! et puis, à cause du nom d’ la voiture... coucou !... Ça a fait peur à Bertrand.

Tous partent d’un éclat de rire.

BERTRAND.

À moi ! plus souvent... Nous les avons laissés passer devant...

RÉMY.

Et nous arrivons les premiers... Les coucous datent de loin, mais ils n’aiment pas le progrès... ils n’enfonceront pas les chemins de fer... les coucous !...

CATHERINE.

Mais débarrassez-vous donc de tout ce que vous portez...

BERTRAND.

Eh ! oui, au fait... faut entrer ça chez le père Paradis, qui fournira le vin... Avance ici, Berlinguet.

BERLINGUET.

Voilà, cousin.

BERTRAND, lui remettant tout ce qu’il porte.

Tiens... un canard rôti, un pâté de canard et des foies de canard... j’aime le canard...

Il lui frappe sur la joue.

Va, petit.

BERLINGUET.

Oui, cousin.

Il va pour sortir.

RÉMY, même jeu.

Eh ! là-bas ! Portez encore ceci, cousin de mon ami Bertrand...

À Bertrand.

Ah ! t’as des cousins... t’as des cousins et tu te maries... chut ! attention, ouvre l’œil !... Tenez, jeune homme, du jambon de Bayonne, du petit salé, des andouillettes, des langues fumées et des petits saucissons chinois...

BERLINGUET, flairant.

À l’ail... 

RÉMY.

Et oui, à l’ail... c’est fameux, ça... ce n’est pas du canard, ça... ça fait boire, l’ail... Allons, aille... a-t-il l’air serein ton cousin.

BERLINGUET.

Ah ! qu’il est aimable !...

Il sort.

RÉMY.

À présent, faudrait préparer le festin.

BERTRAND.

Oui, pour n’avoir plus qu’à danser, quand la noce arrivera.

MARGUERITE.

Nous autres, entrons mettre le couvert.

CATHERINE.

Oui, entrons... Au revoir, mon gendre !

BERTRAND.

Au revoir, la mère !

CATHERINE.

N’est-ce pas que ma fille a bien choisi, et qu’elle sera heureuse ?

BERTRAND.

Soyez tranquille, j’en réponds.

RÉMY.

Si elle sera heureuse, la malheureuse, je crois bien !... Mais elle est née... coiffée, vot’ fille !...

Tout le monde entre chez le traiteur, excepté Rémy Bertrand.

 

 

Scène III

 

BERTRAND, RÉMY

 

RÉMY.

Eh ben, eh ben... ma vieille... te v’là donc incorporé... Te v’là en puissance d’épouse ! 

BERTRAND.

Bon !... tu vas recommencer tes plaisanteries ?... toi !

RÉMY.

Moi, fi donc !... frapper un ami... par terre, un ami aplati... jamais ! Seulement j’adore les femmes, mais j’abomine les épouses... Se marier ! mais c’est dire adieu au plaisir, à l’indépendance, à la loupe... à tous les bonheurs de la terre !... Aussi, c’est bien malgré moi que tu confectionnes c’te bêtise là... j’ peux pas voir un mariage de sang-froid, moi... Si j’avais été là, mon père ne se serait jamais marié !

BERTRAND.

Et ça serait dommage, car ça ferait un fameux mauvais sujet de moins... Mais moi, vois-tu, c’est différent, j’aime Marie-Jeanne !

RÉMY.

Ah ! bah !

BERTRAND.

Oui, je l’aime... et ferme encore... Et puis, c’est un bon parti... c’est rangé, ça a de l’ordre ; enfin toutes les vertus que...

RÉMY.

Que tu n’as pas.

BERTRAND.

Justement.

RÉMY.

Je sais bien que ta future avait quinze cents francs d’économies... c’est une circonstance atténuante... Mais, n’importe... c’est une satanée idée que tu as eue là, et qui te sera venue à jeun...

BERTRAND.

Pourquoi ça ?

RÉMY.

C’est qu’à jeun, t’es bête...

BERTRAND, l’interrompant.

Ah ben !... dis donc, toi...

RÉMY.

Oh ! mais bête comme un Limousin !...

BERTRAND.

Merci ; il n’ t’ faut rien pour ça ?

RÉMY.

Tandis que dans le vin !... oh ! c’est différent... tu es beau, tu es grand... je te reconnais !... Dans le vin, tu es un homme !... mais à présent, bonsoir, c’est fini de toi...

BERTRAND.

Ah ! bah ! pour quelle raison ? On a une femme, eh ben ! mais on l’a dans son ménage... Et quand, à la longue... très à la longue, on commence à s’y ennuyer... un peu...

Berlinguet paraît sur le balcon, tenant un verre dans lequel il trempe un biscuit.

RÉMY.

Ou bien beaucoup.

BERTRAND.

On va retrouver les amis... quéque fois.

RÉMY.

Et quand le ménage vous... ennuie souvent ?

BERTRAND.

On va retrouver les amis, souvent.

RÉMY.

Et quand le ménage vous emb... nuie toujours ?

BERTRAND.

On va retrouver les amis... toujours.

RÉMY.

Toujours !... allons donc, bravo !... Ah ! si tu es dans ses principes-là, c’est différent... je t’absous du péché d’hyménée ; touche là...

Il lui donne une poignée de main.

et retiens toujours ces paroles d’un grand philosophe !... Dieu fit l’homme pour se distraire et la femme pour l’agrément de l’homme... L’épouse n’a été créée et mise al monde que pour obéir à l’époux.

BERTRAND.

Et ce grand philosophe ?

RÉMY, ôtant son chapeau.

Ce grand philosophe, c’est moi.

On entend au dehors un bruit de voix confuses.

BERLINGUET, sur le balcon.

C’est la noce... les amis !... la mariée... v’là la mariée !...

BERTRAND.

Ma femme !... assez de mauvaises idées comme ça... Allons au-devant d’elle...

Il remonte au-devant de Marie-Jeanne qui lui donne le bras.

 

 

Scène IV

 

BERTRAND, RÉMY, MARIE-JEANNE, GENS DE LA NOCE, CATHERINE, MARGUERITE, et BERLINGUET et LES INVITÉS sortent du restaurant

 

TOUS.

Vive la mariée ! vive la mariée !

MARIE.

Merci, mes amis, merci !

Apercevant Catherine.

Ah ! toi, d’abord, bonne vieille grand mère ! que je t’embrasse... que je t’embrasse bien !... Tu dois être con tente, car voilà ta Marie-Jeanne heureuse !...

CATHERINE.

Contente... oh ! oui, oui, mon enfant !... si contente, que la joie me suffoque... que les larmes m’empêchent... de parler...

MARIE.

Allons, allons, grand’mère !... ce sont de bonnes larmes que celles-là... mais aujourd’hui, il ne faut pas en répandre du tout.

CATHERINE.

C’est que, vois-tu, Marie, je me souviens d’un jour tout pareil, il y a vingt-sept ans.

MARIE.

Le mariage de ma pauvre mère !... Elle n’a pas été heureuse, elle !... mais moi, c’est différent...

Prenant Bertrand par la main.

c’est un brave garçon, allez... qui m’aime bien... et qui vous aimera aussi... N’est-ce pas, Bertrand ?

BERTRAND.

Pardine, c’est déjà fait...

MARIE.

Allons, oublions, grand’mère, oublions le passé...

Prenant un air joyeux ; aux personnes qui sont sorties de chez le traiteur.

Eh ben, les amis, vous nous attendiez donc ici, vous autres !... Bonjour, Grosmenu ; nous engraissons donc toujours, mon bonhomme ?

GROSMENU.

Mais oui !

BERLINGUET.

Bonjour, cousine !

MARIE.

Ah ! c’est toi, Berlinguet ?

BERLINGUET.

Oui, cousine...

MARIE.

Tu seras donc toujours laid, mon garçon ?

RÉMY.

Serviteur, madame Bertrand.

MARIE, froidement.

Vot’ servante, monsieur Rémy...

Elle lui tourne le dos. Apercevant Marguerite.

Ah ! tiens, Marguerite, ma bonne sermonneuse !... « N’ te marie pas, Marie-Jeanne !... méfie-toi, Marie-Jeanne ! » Qu’est-ce que tu vas me dire, à présent que c’est fait ?

MARGUERITE.

Moi, rien... il serait bien temps... J’ te souhaite d’être heureuse, voilà tout...

BERTRAND.

Et je crois que ça ne lui manquera pas.

MARIE.

Moi, j’en suis sûre... Qu’est-ce qui peut nous manquer ?... mon mari m’aime j’aime mon mari... j’ suis fière de ce beau garçon-là... on me l’enviera peut-être... mais je veillerai dessus !... Et la première qui s’avise de vouloir me le déranger... tant pis pour elle, je tape !... Aussi, j’ suis tranquille ; mon homme me restera... On dit qu’ c’est un bambocheur, parce qu’il ne déteste pas le plaisir... eh ben, ni moi non plus !... Seulement jusqu’ici, nous dansions deux fois par semaine... à c’t’ heure qu’on se marie, on n’ dansera plus qu’une... et plus tard, il viendra peut-être un moment où on ne dansera plus du tout !...

BERTRAND, prenant le bras de Marie.

Compris...

RÉMY.

Ah ! bah ! quand donc ça ?

BERTRAND.

Écoute donc, quand on se marie on n’est que deux... mais quéquefois, au bout de quéqu’ temps, on est trois... Oh ! alors plus de folie, plus de noce, plus rien de rien...

RÉMY.

Qu’est-ce qu’il dit ? qu’est-ce qu’il dit ?

MARIE.

Comme tu l’aimeras, comme tu le dorloteras...

BERTRAND.

Je travaillerai joliment pour lui.

MARIE.

Tu ne quitteras pas ton ménage !

BERTRAND.

Oh ! jamais... jamais...

RÉMY, bas, à Bertrand.

Comme tu t’amuseras ! tu feras de la bouillie, tu en mangeras.

BERTRAND.

Tu m’ennuies, Rémy.

RÉMY.

Allons ! bon ! v’là ma girouette qui tourne !...

On entend le roulement de plusieurs voitures. Tout le monde remonte la scène.

BERTRAND, remontant la scène et regardant à droite.

Tiens, tiens, que de voitures !... Oh ! diable !... Berlines numéro un... c’est du beau monde !...

MARIE, même jeu.

Et quelles jolies toi lettes !... Eh ! mais, c’est encore une noce !...

TOUT LE MONDE.

Une noce !...

CATHERINE est restée sur le devant à gauche.

Oui, oui, c’est mamzelle Sophie d’Anglemont qui se marie.

MARIE, revenant vers Catherine.

Mamzelle Sophie ?

CATHERINE.

Elle épouse M. de Bussières, un millionnaire...

BERTRAND.

Ils arrivent par ici.

RÉMY.

Est-ce qu’ils viennent aussi danser chez le père Paradis ?

CATHERINE, montrant la grille.

Non, tenez, ils vont entrer là, dans la maison de campagne du père de la demoiselle...

MARIE.

C’est là que demeure mademoiselle Sophie d’Anglemont ?

CATHERINE.

Mais oui...

BERLINGUET.

Eh ! v’là la mariée...

TOUS, à voix basse.

La mariée... la mariée...

Ils se rangent à gauche, et saluent les personnes de la noce qui se dirigent vers la grille du parc.

MARIE, à Catherine.

Tiens, je ne me trompe pas... Elle s’est mariée à la même paroisse que nous... Elle entrait à l’église comme nous en sortions.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, SOPHIE, LA NOCE

 

SOPHIE, s’arrêtant.

Un mariage.

À son mari.

Attendez, mon ami...

Elle descend la scène, et vient près de Marie-Jeanne.

Je vous reconnais, madame, c’est la seconde fois que nous nous rencontrons aujourd’hui.

MARIE.

Oui, madame, oui...

SOPHIE.

C’est le même prêtre qui nous à bénies.

MARIE.

C’est ce que je disais à ma mère.

SOPHIE, rêveuse.

Le même jour ! presque à la même heure !... c’est singulier !...

Haut.

Attendez-moi, je veux vous revoir, je veux vous parler...

MARIE.

À moi... c’est bien de l’honneur...

SOPHIE.

Je reviens dans un instant... À bientôt...

Elle retourne près de son mari, en regardant toujours Marie-Jeanne, dont la noce s’incline, tandis que l’autre entre dans le parc.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, moins SOPHIE et SA NOCE

 

BERTRAND, redescendant la scène.

Ah ! par exemple, v’là une drôle de rencontre.

MARIE.

C’est là mamzelle Sophie d’Anglemont... Et vous dites, grand’mère, qu’elle épouse...

CATHERINE.

M. Jules de Bussières... un jeune homme qui vient de faire un bien bel héritage... plus d’un million, à ce qu’on dit...

RÉMY.

Fichtre ! à ce prix-là, j’comprends qu’on se marie !... deux fois...

MARGUERITE.

Oui, elle doit être bien heureuse !

MARIE.

Et moi, je connais quelqu’un que ce mariage doit rendre bien triste, bien désespéré.

BERTRAND.

Tiens, qui donc ?

TOUS.

Oui, qui donc ? qui donc ?

Tout le monde entoure Marie-Jeanne et écoute.

MARIE.

Un beau jeune homme, bien doux, bien aimable, monsieur Théobald de Bussières.

CATHERINE.

Le cousin du marié ?

RÉMY.

Encore un cousin !

MARIE.

Lui-même... Un dimanche, il y a de cela trois ans, j’étais venue, dès le matin, voir ma vieille grand’mère... il était de si bonne heure, qu’il n’y avait, je crois, d’éveillé dans le pays, que moi, les oiseaux, et le jeune homme en question. Comme il n’était pas fier, chaque fois que je l’avais rencontré il causait un peu avec moi, en passant... Ce jour-là, il ne me dit que ces mots : « Adieu, Marie-Jeanne, adieu !... » et il s’éloigna à grands pas... mais y avait tant d’tristesse dans sa voix, tant de chagrin sur son visage, que, ma foi, je me mis à courir après lui... « Eh ben, monsieur Théobald, où donc que vous allez comme ça ?... Où je vais, ma pauvre Marie-Jeanne ? je pars, je m’exile... Je quitte tout ce que j’aime ici-bas... peut-être pour longtemps, peut-être pour toujours !... – Pour toujours !... oh ! non, non, vous nous reviendrez... Moi d’abord, j’ prierai Dieu pour vous !... Ne prie pas pour moi, Marie, prie... pour... une autre... prie pour elle !... » Et j’ vis ses yeux qui se tournaient vers le parc... j’entendis qu’il prononçait tout bas le nom de Sophie, tandis que deux grosses larmes coulaient le long de son visage... Il me fit tant de peine que je me mis à pleurer aussi... et quand je relevai la tête le pauvre jeune homme avait disparu !

CATHERINE.

Depuis ce temps-là, on n’a jamais entendu parlé de lui.

RÉMY, criant très fort.

Ah ! bah ! chacun pour soi... assez d’attendrissement comme ça... et en avant les violons !

Un domestique sort de la grille du parc, portant un panier de vin.

LE DOMESTIQUE.

De la part de madame de Bussières, pour les amis de la mariée.

BERTRAND, regardant le panier.

Comment ! tout ça ! douze bouteilles !

RÉMY, même jeu.

Et coiffées d’argent... du vrai champagne !... En avant la coterie !... J’ vas t’apprendre comme ça s’ingurgite !

BERTRAND.

Non, plus tard.

RÉMY.

V’là que tu cannes...

BERTRAND.

Moi ! plus souvent !

MARIE, au domestique.

Vous remercierez bien cette dame de not’ part.

RÉMY, au domestique.

Et de la mienne aussi ; tenez, jeune homme.

À Bertrand.

Faut être généreux avec la valetaille.

Au domestique.

V’là un décime pour boire.

BERTRAND.

Eh ! dis donc, Berlinguet, eh ben ! mon garçon... allons ranger ces demoiselles avec les autres.

Berlinguet prend le panier et sort. 

RÉMY.

C’est ça... nous comparerons, en attendant le bal... Eh ! cousin Berlinguet, je n’vous perds pas de vue...

Il prend une bouteille et in salue respectueusement.

Mamzelle, je vous invite pour la première.

Il sort en dansant.

BERTRAND, le suivant.

Eh ! Rémy !... Attends-moi, j’te fais vis-à-vis...

Il va pour entrer chez le traiteur où tout le monde est entré ; Marie-Jeanne le retient.

 

 

Scène VII

 

BERTRAND, MARIE-JEANNE

 

BERTRAND, revenant avec elle sur le devant de la scène.

T’as quéqu’chose à me dire, ma p’tite Marie-Jeanne ?

MARIE.

Oui, mon ami ; depuis que nous sommes mari et femme, v’là le premier moment où nous pouvons causer seuls une minute, et j’ veux en profiter...

BERTRAND.

Eh ben ! c’est ça, causons... ou plutôt laisse-moi t’embrasser.

Il l’embrasse.

J’ te dirai mieux comme ça tout ce que je pense...

MARIE.

Tu m’aimes donc bien sincèrement ?

BERTRAND.

Est-ce que tu peux en douter ?

MARIE.

C’est que, vois-tu, il faut que j’en sois bien convaincue pour me rassurer tout à fait... Ton amour, Bertrand, c’est mon unique salut pour l’avenir... Quand je t’ai choisi pour mon mari, tout le monde m’a dit : « Vous avez tort, Marie-Jeanne... »

BERTRAND.

Des méchants... des envieux...

MARIE.

Non... c’étaient mes amis... les tiens même... ceux qui nous connaissaient tous les deux... Vous êtes une fille laborieuse et sage, qu’ils me disaient... Bertrand n’a jamais aimé que le plaisir... Le temps que vous passerez à l’ouvrage, il l’emploiera à s’amuser... L’argent que vous gagnerez à force de travail, il le dépensera pour boire...

BERTRAND.

Jamais ! jamais, Marie... J’ai été bambocheur, c’est vrai... mais à présent... à présent, c’est fini !

MARIE.

Moi, je n’ai tenu compte de rien, je n’ai pas écouté leurs conseils... J’ suis venue franchement à toi et je t’ai dit : M. Bertrand, m’aimez-vous assez pour dire adieu à votre existence passée ? Et tu m’as répondu : Oui.

BERTRAND.

Et je te le dis encore... une bonne petite femme ! qui s’est fiée à moi, le plus mauvais sujet du chantier, où nous sommes cent cinquante... Après un trait pareil, mais je serais un gueux, si je te refusais quelque chose !

MARIE.

Alors, si je te demande le sacrifice d’un vilain défaut et d’une vilaine connaissance...

BERTRAND.

Accordé... Voyons le défaut...

MARIE.

Tu le sais bien...

BERTRAND, faisant le geste de tenir un verre.

De ne plus boire !... Je te le jure... et tu peux être tranquille... Je sais c’ que je contiens... je m’arrêterai toujours deux bouteilles avant mon compte.

MARIE.

Quant à la vilaine connaissance... c’est...

BERTRAND.

C’est ?...

MARIE.

C’est monsieur Rémy.

BERTRAND.

Rémy !... lui... un vieux camarade d’enfance, que je n’ai pas quitté depuis dix-huit jusqu’à trente ans !

MARIE.

Eh ! justement, mon pauvre Bertrand !... souviens-toi donc de la vie que tu as menée pendant ces douze années-là, et toujours, toujours par ses conseils... car toi... t’avais l’ cœur bon...

BERTRAND.

Je ne dis pas... mais...

MARIE.

Écoute, Bertrand, c’t’homme-là c’est ton mauvais génie. Il a été bien près de te perdre tout à fait... et moi... moque-toi de mes idées, mais il y a là quelque chose qui me dit que c’t’ homme fera not’ malheur !

BERTRAND.

Oh ! Marie ! ma pauv’ Marie !... Sois tranquille, alors, je ne le verrai plus...

MARIE.

Eh bien ! merci, mon ami !

BERTRAND.

Ah ! nous sommes donc contente ?...

MARIE.

Ah ! à présent, me v’là tout à fait heureuse !

Bertrand l’embrasse.

Encore...

BERTRAND.

Toujours...

MARIE, apercevant Sophie qui sort de la grille.

Oh ! la jeune mariée !... Qu’est-ce qu’elle peut me vouloir ?...

 

 

Scène VIII

 

BERTRAND, MARIE-JEANNE, SOPHIE, UN DOMESTIQUE l’accompagne et reste au fond

 

SOPHIE.

Vous êtes étonnée, madame, de ce que j’ai désiré vous revoir et vous parler...

MARIE.

Mais oui, madame ; vous êtes si riche... tandis que nous...

BERTRAND.

Nous ne sommes pas pauvres... mais enfin, de simples ouvriers...

SOPHIE, bas.

C’est votre mari ?

MARIE, bas, avec orgueil.

Oui, madame... Il est bel homme, n’est-ce pas ?

SOPHIE.

Il a l’air honnête et bon.

Haut.

Monsieur, pardonnez-moi ce que je vais vous demander... mais je voudrais causer avec votre femme...

BERTRAND.

Toute seule ? ne vous gênez  pas...

À Marie.

Je vais rejoindre la noce... Au revoir, Marie.

Il entre chez le traiteur.

MARIE.

Au revoir...

Bertrand sort. À Sophie.

Eh bien, madame ?

SOPHIE.

Vous vous appelez Marie ?

MARIE.

Marie-Jeanne... et depuis ce matin, femme Bertrand.

SOPHIE.

Moi, je me nomme Sophie... Je vous dis cela pour que nous soyons tout de suite bonnes amies, pour que nous nous parlions franchement et à cœur ouvert... car il me semble que ce n’est pas un simple hasard qui nous a réunies à l’église et pour un acte bien solennel pour chacune de nous.

MARIE.

Moi aussi, madame ; en vous retrouvant encore ici, j’ai été frappée de cette rencontre... mais j’étais bien loin d’espérer...

SOPHIE.

Que je viendrais à vous... Mais ce n’est pas madame de Bussières, c’est Sophie qui vous parle... Marie-Jeanne, je voudrais être pour quelque chose dans votre bonheur... dites-moi ce qui vous manque pour être heureuse... je suis riche...

Soupirant.

très riche, et si vous ne me refusez pas le plaisir de vous être utile, c’est moi qui vous devrai de la reconnaissance.

MARIE.

Je vous remercie, madame... mais j’ai beau chercher... je ne désire rien.

SOPHIE, étonnée.

Rien !... Mais l’ouvrage peut vous manquer, un jour... le besoin peut venir...

MARIE.

J’ai des économies pour attendre... quinze cents francs !... J’ai mis dix ans à amasser ça... et, voyez-vous, madame, l’argent que vous me donneriez me serait venu trop facilement, ça me ferait regarder comme rien du tout celui que j’ai eu tant de peine à gagner.

SOPHIE.

Dix ans de travail !

MARIE.

Ah ! dame, oui !... V’là pourquoi je me mets en ménage plus tard que vous... Nous autres, nous nous marions quand nous le pouvons.

SOPHIE.

Oui... mais alors, vous épousez qui vous aimez ?

MARIE.

Ah ! quant à ça, j’en conviens... j’ suis folle de mon mari, moi !

SOPHIE, avec douleur.

Si vous avez dans le cœur une... tendre amitié... une affection d’enfance... un amour qui ferait le bonheur de toute votre vie, on ne vous force pas de le sacrifier à des convenances de fortune... Si vous implorez pour que l’on vous donne à celui qui vous aime, on ne vous jette pas dans les bras de celui qui vous achète !

MARIE.

Oh ! mamzelle !... vous aimiez monsieur Théobald !

SOPHIE.

Théobald !... vous saviez... vous le connaissez ?... Tu le connais, Marie-Jeanne ?... Oh ! assez... plus un mot !... Je suis mariée, Marie-Jeanne ! entendez-vous ?... je suis mariée !...

MARIE, à part.

Pauvre femme ! c’est jeune, belle, millionnaire !... et moi, pauvre fille du peuple, je suis cent fois plus heureuse qu’elle !

SOPHIE, avec calme.

Allons... puisque je ne peux rien pour votre bonheur, je vous quitte... Je n’ai pas même la ressource de vous dire : Si un jour vous êtes malheureuse, venez vers moi comme vers une sœur, car demain je pars pour l’Italie... la santé de mon mari exige ce voyage... Mais du moins...

Elle lui donne sa bague.

portez ce bijou en souvenir de moi... Vous me le promettez, n’est-ce pas ?

MARIE, émue.

Je vous le promets !... Et... si je le revoyais... lui ?

SOPHIE.

Oh ! non... non !... Taisez-vous... taisez-vous !... Adieu, adieu, Marie-Jeanne... adieu !

Elle sort accompagnée du domestique.

MARIE.

Adieu, madame... Oh ! vous méritiez un meilleur sort !

 

 

Scène IX

 

MARIE-JEANNE, MARGUERITE, BERLINGUET, PLUSIEURS AMIS, qui entrent en criant, puis THÉOBALD

 

PLUSIEURS INVITÉS.

La mariée !... On demande la mariée !...

MARIE.

La... la mariée ? me v’là, que me veut-on ?

BERLINGUET.

Le grand salon est prêt, cousine ; le violon est arrivé, et on va commencer la danse...

MARIE.

C’est bien... je suis à vous... me voilà !

BERLINGUET.

Cousine, je peux-t’y vous inviter pour la première ?

MARIE.

Avec plaisir, mon cousin...

THÉOBALD, entrant par le fond, à droite.

Pardon, mes amis ; vous êtes sans doute du pays ?

BERLINGUET, aux gens de la noce.

Un étranger... C’est sans doute un invité...

THÉOBALD.

Puis-je vous demander ?...

MARIE, le regardant.

Qu’ai-je vu ?...

THÉOBALD.

Mais je ne me trompe pas... c’est Marie-Jeanne ?...

MARIE.

Monsieur Théobald !... vous ici... aujourd’hui !

BERLINGUET.

Tiens... c’est le cousin du marié du château... Il vient peut-être pour la noce...

THÉOBALD, à Marie.

C’est toi !... toi, que je revois la première à mon retour, comme tu as été la dernière que j’ai vue le jour de mon départ.

MARIE, à part.

Oh ! mon Dieu !... Est-ce qu’il ne sait pas ?...

THÉOBALD, la regardant.

Eh ! mais, je n’avais pas remarqué... cette robe, ce bouquet, cette couronne... Tu te maries ?...

MARIE.

Oui, monsieur Théobald... oui... Ah ! dame, quand on s’absente comme ça pendant trois ans... il y a bien des jeunes filles qu’on risque de retrouver mariées... Est-ce que vous n’avez pas eu de nouvelles de votre famille ?

THÉOBALD.

Pas depuis un an... J’ai par couru tant de pays, que les lettres me suivaient sans m’atteindre.

MARIE.

Alors, vous ne savez pas ?... vous ne soupçonnez rien ?...

THÉOBALD.

De quel air tu me dis cela...

MARGUERITE.

Ah ! c’est qu’y a bien du changement, allez !

MARIE, bas.

Tais-toi...

THÉOBALD.

Je devine... tu veux parler de la mort de madame de Bussières, notre tante, qui m’a déshérité au profit de mon cousin Jules... mais que m’importe !

MARIE.

C’est tout ce que vous savez ?... Oh ! monsieur Théobald, pourquoi êtes-vous parti ?...

THÉOBALD.

Pourquoi ?... Parce que j’ai mais ! Marie-Jeanne...

MARIE.

Et vous la quittiez ?...

THÉOBALD.

Pouvais-je devenir son époux, moi, sans état, sans fortune... Et si je me suis exilé volontairement, c’était pour acquérir ces biens qui me manquaient, c’était pour revenir digne d’elle !... Trois ans se sont à peine écoulés, et le ciel a béni mes efforts, et je reviens plus heureux et plus riche que je ne n’osais l’espérer... Nul obstacle entre elle et moi, désormais... Je suis riche, Marie Jeanne, je suis riche, et Sophie sera ma femme !

MARIE, à part.

Pauvre jeune homme... sa joie me fait mal !

BERLINGUET, qui est remonté vers le fond.

Tiens ! v’là là-bas tout le monde dans le parc... Ils vont se mettre à danser... Eh ! dites donc, si nous profitions de leur musique en dansant ici ?

TOUS.

C’est ça !... c’est ça !...

THÉOBALD.

Il y a donc une fête chez ma dame d’Anglemont ?

MARIE.

Une fête... non... oui... c’est...

THÉOBALD.

Comme tu parais troublée... mais, parle, parle donc... c’est...

MARIE.

Monsieur Théobald... écoutez-moi.

BERLINGUET, s’approchant.

Pardine, c’est vous qui demandez ça ?... mais c’est la noce de vot’ cousin, monsieur Jules de Bussières.

THÉOBALD, avec effroi.

Sa noce... là... là ? dans cette maison ?...

MARIE.

Du courage, monsieur Théobald... du courage !

THÉOBALD.

Mais qui ?... qui donc épouse-t-il ?...

BERLINGUET.

Eh ben, mais... il épouse mamzelle Sophie d’Anglemont.

THÉOBALD.

Sophie !... Oh ! malheureux... malheureux que je suis !

Plusieurs invités sortent de chez le traiteur, en criant : La contredanse ! la contredanse !

BERLINGUET.

Cousine !...

THÉOBALD, sur le devant à droite.

Dussé-je en mourir de douleur, je veux la voir encore !...

Il entre dans le parc.

GROSMENU.

La main aux dames !...

TOUS.

La main aux dames...

MARIE.

Ah ça... et... et mon mari, où donc est-il ?

TOUS.

Bertrand ?... tiens, c’est vrai...

Appelant.

Eh ! Bertrand, Bertrand ! Le marié ! le marié !...

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, BERTRAND et RÉMY, sortant de chez le traiteur

 

BERTRAND, gris.

Qu’est-ce que c’est ?... qu’est-ce qu’il y a ?

MARIE.

Grand Dieu !... dans quel état !...

RÉMY, une bouteille d’une main, et un verre de l’autre.

Le v’là, vot’ mari... on n’ vous l’a pas mangé, vot’ mari !...

Il va s’asseoir à la petite table qui est à gauche.

MARIE.

Bertrand, mon ami, parle-moi... réponds-moi...

BERTRAND, chancelant.

De quoi... Pourquoi qu’on m’a appelé ?... si c’est pour rester ici, ça ne me va pas... Rémy s’embête ici, j’ veux m’en aller, moi !... Rémy a envie d’aller à Paris... J’ veux retourner à Paris, moi...

TOUS.

Comment, à Paris...

MARIE, sur le devant.

Rémy !... toujours Rémy... même après sa promesse...

BERTRAND, même jeu.

D’ailleurs, j’aime pas la campagne, moi, je préfère la comédie, moi... allons... en rrroute ! À Paris, mam’ ma femme !

TOUS LES PERSONNAGES, leur barrant le passage.

Comment !... Eh ben, et la danse !

BERTRAND, même jeu.

Eh ben, on dansera à Paris...

MARIE, bas, lui prenant le bras.

Bertrand, au nom du ciel, calme-toi, calme-toi !... songe que tout le monde nous regarde... souviens-toi de ce que tu m’as promis... de ce que j’ai droit d’exiger...

BERTRAND, se redressant.

De quoi, exiger !... pas de ces mots-là... ce que je veux... il faut le vouloir...

MARIE.

Mais...

BERTRAND, lui serrant la main.

Chut !... ce que je veux... faut le vouloir...

MARIE, avec douleur.

Oh !

RÉMY, se versant à boire.

Bravo ! il va bien, il va très bien, mon élève !

MARIE, bas.

Eh bien ! oui, oui, je serai soumise... mais, je t’en conjure, pas d’bruit, pas de scandale devant nos amis... attends, attends un peu ! et j’t’obéirai, j’ t’obéirai toujours...

BERTRAND.

À la bonne heure !...

BERLINGUET, à la grille du parc.

Eh ! les amis, entendez-vous les violons des gens riches ? Allons !... à la danse !...

TOUS.

À la danse !... à la danse !...

GROSMENU.

Eh ben, et vous, monsieur Rémy... est-ce que vous n’en êtes pas, du bal ?

RÉMY.

Je n’en suis pas, excusez...

Montrant sa bouteille.

V’là la troisième que je fais danser...

MARGUERITE, frappant sur l’épaule de Bertrand.

Eh bien ! le marié ?

BERTRAND, qui est resté immobile.

Présent... il n’est pas perdu, le marié !...

Il va prendre place.

MARIE, à part sur le devant.

Oh ! mon Dieu !... est-ce que je me serais trompée !...

BERLINGUET, l’invitant.

Allons ! ma cousine à la danse !...

Ils prennent place ; déjà les quadrilles sont formés sur le devant du théâtre, ainsi que de l’autre côté de la grille, par les invités de Sophie ; danse générale.

RÉMY.

La chaîne anglaise ! en avant deux ! la main droite ! la poule ! la queue du chat ! chassez-croisez ! Grand galop général !

Il se met à danser devant sa bouteille et son verre. Tout ceci doit être dit par Rémy tandis que le rideau baisse.

 

 

ACTE II

 

 

Premier Tableau

 

Une chambre pauvrement meublée. Au fond, à droite, une fenêtre sans rideau qui donne sur la rue. Sur le côté, une porte qui communique dans une autre pièce ; près de cette porte, une commode en noyer, sur laquelle est un globe de verre qui recouvre un bouquet de fleur d’oranger et une couronne de mariée. Au fond, à gauche, la porte d’entrée. Sur le côté, une cheminée avec un miroir et un petit cartel ; un poêle devant la cheminée, puis une table sur laquelle sont des hardes d’enfant.

 

 

Scène première

 

MARIE-JEANNE, MARGUERITE.

 

Au lever du rideau, Marie-Jeanne est assise et endormie auprès de la table ; elle tient encore son ouvrage à la main ; une chandelle à demi consumée brûle à côté d’elle. On entend frapper à la porte.

MARIE, se réveillant.

On a frappé... tiens, déjà grand jour... C’est Bertrand qui rentre, sans doute.

Allant ouvrir et apercevant Marguerite.

Non... c’ n’est pas lui !...

Avec tristesse.

Bonjour, Marguerite, bonjour...

MARGUERITE, entrant, son panier à braise à la main. Elle le dépose en entrant.

Bonjour, Marie... Comment que ça va, ma bonne ?

MARIE.

Bien, très bien, merci...

MARGUERITE.

Bien ?... Hum ! c’n’est pas ce que dit ton visage... les yeux rouges, l’air fatigué... et cette chandelle qui brûle à huit heures du matin !... Marie, t’as encore passé la nuit à travailler...

MARIE.

Moi ! du tout, tu te trompes...

Éteignant la chandelle, et la mettant sur la cheminée.

Je l’avais allumée... pour faire du feu.

MARGUERITE.

Et tu l’éteins parce que tu t’aperçois que tu n’as rien à brûler, n’est-ce pas ? Et moi qui venais te demander d’ la braise.

MARIE.

Oh ! j’ vais descendre ! il faut que j’aille chez la fruitière, chez l’ boulanger...

Elle va pour sortir.

Mais j’ai peur que mon enfant ne se réveille...

MARGUERITE.

La fruitière ne te fera plus crédit, le boulanger m’a montré ton compte, il y a vingt-deux crans, la taille est pleine, il n’en recommencera pas une autre.

MARIE, avec douleur.

Ah ! ils t’ont dit ça ?

Avec contrainte.

Bah ! j’ les payerai, v’là tout.

MARGUERITE.

Avec quoi ?... avec l’argent que va te rapporter ton mari... Il est sans doute allé en chercher qu’il n’est pas rentré de c’te nuit...

MARIE.

Pas rentré ? Qu’est-ce qui te le fait croire ?... parce qu’il n’est pas ici ?... c’est pas étonnant, il est parti avant le jour, il est allé...

Cherchant.

il est allé reconnaître de l’ouvrage qu’il avait à... la Gare... Oui, c’est ça, à la Gare.

MARGUERITE.

De l’ouvrage !... lui !... Allons donc... y a longtemps qu’il ne connaît plus ce mot-là et qu’il a oublié le chemin du chantier. Il passe sa vie à boire, à s’amuser, tandis que tu souffres, tandis que tu pleures ! Il vous abandonne, toi et ton pauvre petit enfant !...

MARIE, avec contrainte.

Ce n’est pas vrai ! v’là comme vous êtes, vous autres, parce que vous m’avez dit avant mon mariage : n’ te marie pas, c’n’est pas l’homme qu’il te faut, vous n’ voulez pas en avoir le démenti. Et à vous entendre, Bertrand s’rait un mauvais père... un mauvais mari, qui me rendrait la plus malheureuse des femmes !... Mais c’ n’est pas vrai, entends-tu, c’ n’est pas vrai !...

MARGUERITE.

Alors, pourquoi es-tu si changée, toi qui étais autrefois si gaie, si joyeuse... tandis qu’à présent...

MARIE.

Est-ce qu’y a besoin de rire toujours pour être contente ? On devient plus sérieuse quand on est mère !... tu ne peux pas comprendre ça, toi qui n’a jamais rien aimé.

MARGUERITE.

Ainsi tu es heureuse ?

MARIE.

Oui, j’ suis heureuse.

MARGUERITE.

Bertrand ne te laisse pas dans le besoin, dans la misère ?

MARIE.

La misère !... plus souvent !... Ah ! peut-on dire des choses comme ça !... Tiens, je vais te prouver que je ne suis pas si à plaindre que tu le prétends, je vais te prouver que Bertrand est plus rangé, plus travailleur qu’on ne dit...

Elle va a la commode, en ouvre le tiroir du haut, et lui montre de l’argent qui est caché dans la corne d’un mouchoir.

J’ vas te montrer enfin qu’il n’ me laisse pas sans pain comme t’as l’air de le croire... Regarde.

MARGUERITE, surprise.

Trente francs !... Ah ! c’est différent.

MARIE.

Tu n’en as peut-être pas autant à ton service.

MARGUERITE.

Je te croyais plus pauvre que ça... j’avais même pensé que l’ouvrage n’allant plus, tu ferais bien d’accepter une place que je t’avais trouvée, pour tenir la lingerie dans une bonne maison ; mais je me suis trompée... n’en parlons plus...

Elle prend son panier.

MARIE.

Attends... une place... Où ça ?

MARGUERITE.

Chez une jeune dame qui revient de voyage ; mais ça ne te convient pas ; d’ailleurs il faudrait te séparer de ton enfant.

MARIE.

M’en séparer... qui sait... le médecin dit qu’il le faut... qu’il le faut pour lui. Mais abandonner mon mari ! Oh ! non, non, Marguerite, je n’en suis pas là... Bertrand m’aime toujours... j’ suis heureuse, très heureuse dans mon ménage, et je ne peux pas, je ne veux pas le quitter.

MARGUERITE.

Soit, puisque je me trompais ; ce que j’en disais c’était dans ton intérêt, tu ne m’en veux pas... Adieu, Marie Jeanne !... adieu...

Elle sort.

MARIE, la reconduisant.

Adieu, Marguerite, adieu !

 

 

Scène II

 

MARIE-JEANNE, seule, pleurant

 

Heureuse !... moi !... Oh ! oui, je devrais l’être si le bonheur se payait avec des larmes ! car j’ai bien pleuré depuis un an !... Elle me plaignait, Marguerite, elle me plaignait ! et si elle savait tout ce que j’ai souffert déjà, tout ce que j’ai encore à souffrir... si elle savait combien il m’a fallu de travail, de veilles et de fatigues pour amasser le peu d’argent que j’ai là...

Elle s’assied à droite et regarde son argent.

C’t’ argent je mourrais à côté plutôt que d’y toucher... car ce n’est pas assez de mon mari qui m’abandonne, bientôt je n’aurai même plus mon enfant pour me consoler... il lui faut une nourrice, que m’a dit le médecin ! Les privations et la misère ont épuisé mes forces, et maintenant j’ai peur quand mon enfant s’éveille, quand il me tend les bras, j’ n’ose pas le presser sur mon sein, car c’ n’est pas la vie, c’est la mort qu’il y trouverait !... Et comme je ne veux pas qu’il meure, depuis un mois j’ai gardé le prix de mon travail de tous les jours, et j’y ai ajouté le travail de mes nuits... Qu’est-ce que ça me fait que le boulanger me refuse du pain, pourvu que mon enfant ne manque de rien !... Cachons-le bien, cet argent !...

Elle le remet dans la corne du mouchoir, puis, dans le tiroir qu’elle referme à clef.

Que Bertrand ne le voie pas surtout...

Avec douleur.

Ah ! s’il m’avait aimée du moins !...

Elle va à la table, et range ce qui est dessus, s’assied et coud.

Mais non, quand il rentre ici, il n’a avec moi que de la brusquerie, de la colère !... Je tremble devant lui comme si j’étais coupable ! quand il est absent je me désespère, et quand il est là... j’ai peur... Oh ! quelle existence !... quelle existence, mon Dieu !

 

 

Scène III

 

MARIE-JEANNE, RÉMY

 

RÉMY, entrant sans voir Marie.

Bonjour, Bertrand !...

MARIE.

Monsieur Rémy !

RÉMY.

Oh ! la bourgeoise !...

MARIE.

Vous, vous ici !

RÉMY.

Pardon, excuse, bonsoir !...

Il va pour sortir.

MARIE, l’arrêtant avec colère.

Restez, restez, monsieur Rémy !... Et puisque j’ vous vois une fois seul et en face, il faut que je vous dise tout ce que je pense.

RÉMY.

Non, merci, je n’accepterai rien, je sors de table.

MARIE, le retenant.

Oh ! vous ne m’échapperez pas... vous m’entendrez, je le veux !...

RÉMY.

Alors je suis trop galant pour vous refuser... vous dites donc, madame Bertrand !...

MARIE.

Je dis qu’c’est vous qui avez perdu not’ ménage. Je dis que sans vous, Bertrand n’ serait pas toujours à quitter l’ouvrage pour le cabaret ; je dis enfin...

RÉMY.

Des bêtises ! mais à vous entendre, il n’y aurait plus d’amis, et je n’ serais bon qu’à fourrer dans l’armoire de monsieur le préfet !

MARIE.

Un ami, vous... parce que vous flattez ses penchants et ses défauts !... un ami parce qu’à force de le dégrader, de l’avilir, de le détourner de son devoir, vous l’avez mis à vot’ niveau, lui qui était honnête et bon, vous l’ déshonorez... Ah ! tenez... vous aviez raison de vouloir partir, car le  désespoir donne aussi quelquefois de la force, et quand j’ pense que c’est à cause de vous que mon mari m’abandonne pendant des semaines entières ; qu’il nous laisse sans pain !... moi et son pauvre enfant qui est là... quand je pense à tout ça, j’oublie que je suis femme, et j’ai envie d’ vous faire payer tout ce que je souffre.

RÉMY, gagnant la porte.

Ne vous dérangez donc pas, je vous en prie. Au revoir, madame ; je reviendrai quand mon ami Bertrand quand le maître de la maison sera chez lui.

MARIE, le suivant avec menace.

Et moi, je vous défends d’y r’venir, entendez-vous, moi je vous chasse d’ici... je vous...

 

 

Scène IV

 

MARIE-JEANNE, RÉMY, BERTRAND

 

BERTRAND, entrant.

Eh ben ! quoi donc !...

MARIE.

Bertrand !

BERTRAND.

Qu’est-ce qui se passe donc ici ?

À Marie.

Ah ça, voyons, parleras-tu ?

RÉMY.

Ce n’est rien, rien du tout, c’est mam’ ton épouse qui balayait sa chambre sans voir que j’étais là, et qui me poussait à la porte, par mégarde !

BERTRAND.

À la porte ! lui, Rémy !... tu te permets de renvoyer mes amis, toi !...

MARIE.

Dame, écoute donc, Bertrand, c’est qu’y a des moments où l’on se révolte à la fin, et moi, vois-tu...

Pleurant.

Eh bien, je ne peux plus, je ne peux plus vivre comme ça !...

BERTRAND.

Allons, bon, v’là des larmes, à présent.

RÉMY.

Bonsoir.

BERTRAND.

Tu t’en vas ?

RÉMY.

J’aime pas la pluie...

Bas.

et d’ailleurs on m’attend chez Bourdichon, y a noce complète, j’étais venu te prévenir.

BERTRAND, bas.

C’est bon, dans un quart d’heure j’ suis des vôtres ; dis qu’on m’attende.

RÉMY.

Convenu... Serviteur, mam’ Bertrand...

Il sort.

 

 

Scène V

 

BERTRAND, MARIE

 

BERTRAND.

À présent à nous deux, madame comme il faut.

MARIE, assise à droite et regardant dans l’autre chambre.

Oh ! je t’en supplie, Bertrand, pas de cris, pas de violence...

BERTAND.

C’est ça, faudra peut-être que je vous remercie de vos jérémiades devant mes amis !... que je me laisse accuser devant les autres... n’est-ce pas ?

MARIE avec douceur.

J’ai peut-être eu tort de me plaindre devant monsieur Rémy... oui, c’est ma faute !... depuis le temps, je devrais être accoutumée à tout ça... à vos colères, à vos absences ; car enfin, voilà trois grands jours que vous êtes dehors sans qu’on sache ce que vous êtes devenu.

BERTRAND.

Eh ben !...

MARIE, se levant.

Eh bien, pendant ce temps-là, les huissiers sont venus au nom du propriétaire, ils ont tout saisi, et demain... il faudra sortir d’ici.

BERTRAND.

On en sortira ; après ?...

MARIE.

Mais où irons-nous ?...

BERTRAND, allant s’asseoir à gauche près de la table.

Oh ! quelle galère, mon Dieu !

MARIE.

Mais, si tu voulais...

BERTRAND, avec force en frappant sur la table.

Assez, en v’là assez... ma soupe.

MARIE.

Ta soupe ?

BERTRAND.

Eh bien, oui, ma soupe. Est-ce qu’on ne mange plus ici ?

MARIE.

C’est que...

BERTRAND.

C’est que quoi ?

MARIE.

Tu sais bien t’as emporté tout ce qu’y avait d’argent.

BERTRAND.

De l’argent, toujours de l’argent... Est-ce que j’ peux en faire, moi, de l’argent ? est-ce que j’en fabrique ?...

MARIE.

Si tu travaillais...

BERTRAND.

Ah ! oui, si je travaillais... encore la même rengaine... Avec ça que c’est amusant de s’éreinter du matin au soir... D’ailleurs j’ai eu des mots avec le bourgeois, et j’ai pas trouvé d’ouvrage ailleurs... je me suis mis en grève.

MARIE.

Tu n’as peut-être pas assez cherché.

BERTRAND.

Allons, bon ! v’là que c’est de ma faute à présent !... Ah ! mariez-vous, mariez-vous donc pour être scié comme ça ! Imbécile, va ! j’étais si heureux avant...

MARIE, avec résignation.

Oh ! mon Dieu ! si c’est moi qui suis la cause de votre malheur, il faut me quitter, Bertrand.

BERTRAND, avec douceur.

Vous quitter ?

MARIE.

Puisque vous ne m’aimez plus... puisque c’est un supplice pour vous de rentrer à la maison, d’entendre mes plaintes et de me voir pleurer... Eh bien, renvoyez-moi.

BERTRAND.

Te renvoyer !

MARIE.

Comme ça, du moins, n’y aura qu’un de nous malheureux... et il vaut mieux que ce soit moi... qui en ai l’habitude...

BERTRAND, ému.

Voyons... Marie...

MARIE.

Seulement... il faudra me laisser not’ pauvre petit enfant... ce n’est pas pour vous l’ôter que je dis ça... mais il est faible... vois-tu... et s’il manque de soins... il mourra !...

BERTRAND, à part.

Mourir... lui !...

MARIE.

Et tu n’veux pas qu’il meure, n’est-ce pas...

BERTRAND, essuyant ses yeux.

Oh ! tais toi, tais-toi, Marie ; rien que ce mot-là, ça me bouleverse, ça me déchire le cœur... Et... et je le sens, j’ai eu tort de te parler comme je l’ai fait...

MARIE, avec bonté.

Oh ! je n’y pense déjà plus...

BERTRAND, à lui-même.

Pauvre femme... tant de douceur, de bonté...

À Marie.

Tiens, je vois à présent comme j’ai été coupable envers toi...

MARIE.

Bertrand !

BERTRAND.

Oui, bien coupable, et tu dois me détester, me maudire ?

MARIE, souriant.

Par exemple !

BERNARD, se levant.

Oh ! c’est égal... tu ne peux plus m’aimer comme autrefois, je t’ai donné tant de chagrins !...

MARIE, elle lui prend la main.

Mais tu m’as aussi donné... notre enfant.

BERTRAND.

Tiens, ne me parle pas de lui ; ça me fait honte quand je songe qu’y a des moments où je peux l’oublier... c’est bien affreux... Mais c’est aussi la faute de ce brigand de Rémy.

MARIE.

Oui, c’est sa faute... Car toi, tu es faible, tu te laisses entraîner, v’là tout... et si au lieu de ses mauvais conseils, il t’en avait donné de bons, tu les aurais suivis de même.

BERTRAND.

C’est vrai... mais c’te faiblesse, c’est de la lâcheté... Et puisque je ne sais pas me conduire moi-même, c’est toi, toi seule que j’aurais dû écouter... que j’écouterai toujours à l’avenir.

MARIE.

Toujours !... Ah ! si tu savais le bien que tu me fais en me parlant comme ça... y a si longtemps que tu ne m’as dit de si bonnes paroles, que ça me rend heureuse, ça me transporte, ça me... Ah ! tiens, embrasse-moi, veux-tu ?

BERTRAND, l’embrassant.

Ma bonne petite femme !

MARIE.

À présent que la paix est faite, ne perdons pas une minute.

Elle prend son châle.

BERTRAND.

Tu sors ? où vas-tu donc ?

MARIE.

Au chantier, où je t’aurai bientôt raccommodé avec le patron, sois tranquille.

BERTRAND.

Tu crois ?

MARIE.

J’en suis sûre... c’est un brave et digne homme, et nous nous entendrons bien ensemble... Au revoir, Bertrand, au revoir, mon bon Bertrand...

BERTRAND.

Au revoir, ma bonne Marie Jeanne !

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

BERTRAND, puis RÉMY

 

BERTRAND.

Allons, c’est fini ! j’ veux de venir un honnête homme... un bon ouvrier... Et quand j’irai m’amuser maintenant, j’ je ferai sans inquiétude, sans remords, sans entendre une voix qui me reproche ma con duite... j’ veux enfin pouvoir rentrer chez moi tranquillement...

Il s’assied.

Chez moi !... mais c’est qu’on est mieux ici, après tout, que dans ces vilains cabarets de barrière... ousque Rémy me mène toujours... c’est donc gentil pour un père de famille... Et mon petit Charlot que j’ n’ai pas vu depuis trois jours... Oh ! j’y tiens pas... faut que je l’embrasse...

Il se dirige vers la porte de droite, où est l’enfant. On entend Rémy.

RÉMY, dans l’escalier.

Oh ! eh ! houp !

BERTRAND, s’arrêtant.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

RÉMY, de même.

Oh ! eh ! houp !... Oh ! eh ! la coterie !... oh ! eh !

BERTRAND.

Ah ! c’est monsieur Rémy... oui, appelle, appelle... plus souvent que j’irai !...

RÉMY, allongeant la tête par la porte d’entrée.

Pst, pst !

BERTRAND, sans se retourner.

Eh ben, de quoi ?

RÉMY.

Madame n’y est pas ?

BERTRAND.

Eh ben ! non... Qu’est-ce qu’y a ? quoique tu veux ? qué que tu réclames ?

RÉMY.

Comment, quoi que je réclame ?... le plaisir de te voir, l’honneur de ta présence.

BERTRAND.

Alors, regarde-moi bien en face, car c’est la dernière fois.

RÉMY.

Ah ! bah !

BERTRAND.

Ça t’étonne, n’est-ce pas ?

RÉMY.

Moi ! pas du tout, je serais bien plus surpris si c’était autrement ! et quand les amis, qui s’impatientaient de t’attendre, m’ont dit d’aller te chercher, je suis venu pour leur faire plaisir ; mais je savais bien que ta femme ne te laisserait pas mettre le pied dehors.

BERTRAND.

Ma femme !

RÉMY.

Eh ! oui, la femme, la bourgeoise, la maîtresse, quoi ! Ta femme qui commande et devant qui tu cagnes.

BERTRAND.

Moi... c’est faux... et t’as vu toi-même, tout à l’heure.

RÉMY.

Ah ! des manières quand y a du monde !... mais quand vous êtes seuls, en semble... aplati, éteint !... Après ça, t’es marié, c’est tout simple, quand et toutes fois qu’on l’est... on l’est... et tu l’es...

BERTRAND.

D’autres, c’est possible, mais moi...

RÉMY.

Toi, comme les autres... maritatus, maritatum... Une fois dans la boîte aux perruques... bonsoir !

BERTRAND.

Erreur que je te dis... et la preuve...

RÉMY.

La preuve ?...

BERTRAND.

C’est que si je voulais sortir, je sortirais.

RÉMY.

Oui, mais tu ne le veux pas...

BERTRAND.

Je ne le veux pas... parce que...

RÉMY.

Parce que t’as peur.

BERTRAND.

Peur, moi !... Rémy !...

RÉMY.

Parce qu’on t’a défendu de bouger.

BERTRAND.

C’est faux que je te dis... cent fois faux...

RÉMY.

Alors c’est donc pour ne pas payer la tournée que tu dois et que t’as promis d’offrir aujourd’hui ? car tu dois quinze litres.

BERTRAND, surpris.

Allons, bon ! je l’avais oublié !... et avec ces gueux-là, n’y a pas à dire... faut s’exécuter... Après ça, c’est le moyen d’en finir tout de suite... Allons ! je vas te suivre... marche devant...

RÉMY.

Ah ! à la bonne heure.

BERTRAND.

Entendons-nous... j’y vas pour m’acquitter... Car c’est une dette d’honneur ; après ça... fini... plus rien de commun entre nous...

Fouillant dans ses poches.

Allons !... bon !... j’ n’ai pas d’argent, à présent...

RÉMY.

La monnaie de poche te manque ? mais t’es dans tes meubles. Bah ! t’as de quoi en faire... Et la femme à mon oncle !...

BERTRAND, hésitant.

Le mont de piété...

RÉMY.

Eh ben ! c’te pauv’ tante ?...

BERTRAND, à part.

Au fait, c’est pour un bon motif... c’est pour rompre à tout jamais avec eux... D’ailleurs je l’ai promis.

Il va à la commode.

Tiens !... pas de clef.

RÉMY.

Ta femme l’aura emportée.

BERTRAND.

Nom d’un...

RÉMY.

Elle met tout sous clef, ta femme, et le mari avec... je te le disais bien.

BERTRAND.

Et moi j’te dis que je suis le maître... Regarde plutôt.

Il fait sauter la serrure.

RÉMY.

Bravo ! Qu’est-ce qu’y a dans le puits ?

BERTRAND.

Des hardes, un tas de fatras...

Il bouleverse le tiroir, et fait tomber le mouchoir où est l’argent.

RÉMY, qui a entendu sonner l’argent.

De quoi ! des faces.

BERTRAND, surpris.

De l’argent, c’est-il Dieu possible... de l’argent... Elle avait de l’argent.

RÉMY.

Donne-moi ça que j’te le r’serre.

BERTRAND, sans l’écouter.

Et tout à l’heure elle gémissait.

RÉMY.

Est-ce que ça ne geint pas toujours, les femmes ?

BERTRAND.

Elle me parlait d’huissier... de saisie... et j’avais la bêtise de m’apitoyer... de pleurer... imbécile... Ces femmes c’est comme ça qu’elles nous mènent... elles cachent l’argent... et puis elles pleurent misère... Me tromper à ce point... elle me le payera...

RÉMY.

Très bien.

BERTRAND.

Oh ! il ne sera pas dit qu’elle se sera moquée de moi, et d’abord ceci confisqué.

Il met l’argent dans sa poche.

RÉMY.

C’est ça... part à deux.

Écoutant.

Chut ! la mouche à miel... fermons la brèche.

Il ramasse tout ce que Bertrand a jeté à terre, et le met dans le tiroir, qu’il ferme à peu près.

 

 

Scène VII

 

BERTRAND, RÉMY, MARIE-JEANNE

 

MARIE, entrant et ôtant son châle, et sans voir Rémy.

Ah ! me v’là revenue... Tout est arrangé... tu peux aller au chantier... on t’attend...

BERTRAND.

Alors ils attendront longtemps.

MARIE.

Qu’est-ce que tu veux dire ?

BERTRAND.

Je veux dire qu’on m’attend aussi ailleurs.

MARIE.

Mais j’ai promis à ton bourgeois.

BERTRAND.

Moi, j’ai donné ma parole à un autre et je m’en vas.

MARIE.

Oh ! mon Dieu ! quel changement !

RÉMY, se montrant.

Nous avons promis à Bourdichon, il a notre parole ! l’honneur est engagé...

MARIE.

Monsieur Rémy... Oh ! je comprends ! toutes tes promesses, toutes tes belles résolutions se sont évanouies ; monsieur Rémy est rentré ici !

BERTRAND.

Et il a bien fait d’y venir !... c’est un ami, un véritable ami qui ne me trompe pas, lui.

MARIE.

Comment ?

BERTRAND.

Y ne me fait ni cachotterie ni mystère lui !... Il n’est pas menteur et traître, lui !...

MARIE.

De quel air tu me dis cela !... Bertrand...

BERTRAND.

Ah ! laissez-moi ! Il n’est pas comme les femmes, Rémy, il ne flatte pas d’une main pour égratigner de l’autre !...

MARIE.

Mais au nom du ciel, explique-toi !

BERTRAND.

Avec vous, pourquoi donc faire ?

À Rémy.

Allons-nous-en.

RÉMY.

Serviteur, madame Bertrand !

MARIE, le retenant.

Je t’en supplie, mon ami, ne t’en vas pas, ne me quitte pas ainsi... Si j’ai fait quelque chose de mal, que je puisse du moins me justifier... voyons, dis...

BERTRAND, hésitant.

Eh bien !...

RÉMY, bas.

C’est ça... demande-lui pardon...

BERTRAND, avec force.

Oui, t’as raison... J’n’ai rien à vous dire. Allons-nous-en.

RÉMY.

Enlevé ! toujours vainqueur.

Il sort.

MARIE, arrêtant Bertrand.

Comment !... mais Bertrand !...

BERTRAND, la repoussant.

Oh ! laissez-moi... laissez-moi...

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

MARIE-JEANNE, seule

 

Ah ! me voilà abandonnée de nouveau !... Et moi qui revenais si gaie, si contente !... Je me disais : Bertrand va se remettre à l’ouvrage, son travail et le mien vont ramener un peu de bien-être dans la maison !... Nous pourrons toutes les semaines aller ensemble voir notre enfant, qui ne manquera plus de rien !... qui sera bien soigné. Pauvre Marie-Jeanne ! c’était un rêve !... le bonheur n’est pas fait pour toi !... Il ne faut plus y penser... résignons-nous !... J’ai besoin de mon courage, c’est aujourd’hui, tout à l’heure, qu’il faudra m’en séparer... le confier à une autre qui aura ses premières caresses, ses premiers baisers.

Soupirant.

Oui, elle va venir ! allons, préparons tout... son argent aussi.

Allant à la commode.

Son argent, à elle qui me l’enlève ! quand je voudrais en donner mille fois plus pour le garder près de moi.

Voyant la commode forcée.

Ouverte !... la serrure brisée !... quel désordre... comment se fait-il ?... Oh ! mon Dieu ! j’ai peur de regarder. Oh ! non, non, Bertrand aura eu quelque chose à y prendre, un vêtement, et...

Elle cherche.

Rien !... Rien !...

Changeant de ton.

Bah ! c’est la frayeur qui me trouble... il doit y être... j’ai mal cherché, je... je n’ vois pas ce que je fais !...

Cherchant de nouveau.

Mais non !... on me l’a pris !...

Courant à la fenêtre.

Bertrand !... Bertrand... c’était pour sauver notre enfant !...

La nuit arrive peu à peu.

Parti !... il est parti !...

Elle s’assied près de la fenêtre

Et à présent, je n’ai plus de ressource !... je n’ai plus d’espoir !... Mais qu’est-ce que je vais donc faire !... Une nourrice, ont-ils dit... une nourrice ou sans cela... il faudra donc que je le voie mourir...

Elle se lève.

Mourir sous mes yeux !... oh ! non ! Dieu ne le voudra pas !... Dieu ne m’abandonnera pas ! Non, Dieu n’abandonne pas une mère qui a son enfant à nourrir !

Elle tombe à genoux et comme frappée d’une inspiration.

Dieu ! mais les hommes non plus ne l’abandonnent pas ! Il y a un asile pour les orphelins ! un asile pour les pauvres enfants que les mères ne peuvent nourrir... les Enfants-Trouvés ! oh ! non, jamais, jamais !

Elle se relève.

Quel autre moyen cependant ? Je n’ai plus rien ici ! plus rien à moi que je puisse vendre... Là, du moins, il vivra !... Je ne le verrai plus, mais il vivra ! J’en mourrai ; oh oui ! j’en mourrai, je le sens, mais il vivra, il vivra !

Elle prend son châle et s’élance dans l’autre chambre, dont la porte reste ouverte ; et tandis que la scène reste vide, on entend la voix de Rémy, celle de Bertrand et de plusieurs autres, qui chantent dans la rue :

Si l’empereur savait la vie que nous menons,
Il quitterait sa couronne pour se faire compagnon,
Il quitterait sa couronne pour se faire recevoir,
Pour se faire recevoir compagnon du devoir.

MARIE, reparaissant pâle et défaite, et portant son enfant enveloppé dans son châle de façon qu’on ne puisse le voir.

Allons !...

Elle sort précipitamment.

 

 

Deuxième Tableau

 

La rue d’Enfer.

L’extérieur de l’hospice des Enfants-Trouvés, formant deux étages. Au milieu, une petite porte bâtarde ; un bouton de sonnette à hauteur de main. À droite de la porte sont deux fenêtres, qui forment dans l’intérieur une salle basse ; elles sont grillées toutes deux ; la première, contre la petite porte, est éclairée à l’intérieur. En dessous est le tour où l’on dépose les enfants. À droite un bouton de sonnette qui correspond dans l’intérieur. À gauche de la petite porte en est une grande à deux battants, ayant au-dessus pour titre : Hospice des Enfants-Trouvés et des Orphelins. À droite, à la même hauteur de l’inscription, est un bec de gaz au-dessous duquel est le numéro 74 ; sur le côté à droite, premier plan, est le coin d’une maison, un banc de pierre puis une borne. À gauche, au deuxième plan, un coin de maison.

 

 

Scène première

 

Au lever du rideau, il fait nuit ; la rue est éclairée par le bec de gaz et par un effet de lune.

Bertrand et Rémy, entrant en chantant l’air qu’on a entendu dans le tableau précédent. Bertrand est ivre.

BERTRAND.

Dis donc, Rémy... Ah ça, où allons-nous donc comme ça !

RÉMY.

Qu’est-ce que ça te fait ?

BERTRAND.

Ce que ça me fait ? mais ça me fait marcher beaucoup trop.

RÉMY.

Pourquoi as-tu voulu me suivre ? Je t’ai dit de m’attendre au cabaret...

BERTRAND.

Au cabaret tout seul, jamais !... et puis, j’n’avais plus d’argent... v’là pourquoi je t’ai suivi ; mais c’est pas une raison pour toujours marcher... et puis ce satané petit-blanc que tu m’as fait boire... il m’a d’abord grimpé dans la tête et puis crac, ça m’est descendu dans les jambes... Rien ne va plus !

RÉMY.

Repose-toi... Tiens... j’ crois que v’là un banc... et dors... c’est ici que j’ai affaire.

BERTRAND.

Ah ça, où diable sommes-nous ici ?...

RÉMY.

Tu n’ te r’connais pas... Eh bien ! c’est ici la rue d’Enfer !

BERTRAND.

Comment !... tu donnes des rendez-vous rue d’Enfer... Ah ! c’est juste ! v’là le tour de l’hospice.

RÉMY.

Justement... C’est là que les mères sensibles viennent confier leurs enfants aux soins paternels du gouvernement.

BERTRAND, se couchant sur le banc.

Eh bien... qu’est-ce que ça te fait à toi ? Tu n’as pas de petits à lui confier, au gouvernement.

RÉMY.

Non, mais...

BERTRAND.

Alors, qu’est-ce que tu lui veux, au gouvernement ?

RÉMY.

Rien, j’ te l’ai déjà dit ? J’ai rendez-vous ici...

BERTRAND.

Avec le gouvernement ?

RÉMY.

Allons, tais-toi... attends que je sois libre, et dors...

BERTRAND, s’endormant.

J’veux bien... à condition que tu me réveilleras quand il viendra...

RÉMY.

Qui ça ?

BERTRAND.

Le gouvernement... Je ne serais pas fâché de le voir, ce farceur de gouvernement... farceur de gouv...

Il s’assoupit tout à fait.

RÉMY, s’approchant de lui.

Bonsoir, la compagnie... J’aime mieux ça... il aurait pu gêner ma pratique... un homme bien comme il faut...

Appiani est entré par la gauche, enveloppé dans un manteau. Il s’avance lentement en examinant Rémy.

que je ne connais que par correspondance, et qui va me faire gagner plus d’argent ce soir que n’en ramassent en un mois tous ces feignants qui travaillent au chantier... Ah ça, il n’arrive pas ?...

APPLANI, lui touchant l’épaule.

Me voilà.

 

 

Scène II

 

APPIANI, RÉMY, puis MARIE-JEANNE

 

RÉMY, voulant se retourner.

Ah ! enfin, monsieur...

APPIANI, lui mettant une main sur chaque épaule.

Je vous défends de me regarder...

RÉMY, avec colère.

De quoi ! vous me défendez ?...

APPIANI, se tenant derrière lui.

Je vous défends, parce que je vous paye... À cette condition, vous aurez le double de la somme convenue. Si vous refusez, rien de fait, je m’adresserai à un autre.

RÉMY.

Si c’est comme ça, je deviens aveugle.

APPIANI, lui lâchant les épaules.

Vous dites donc que c’est ici que nous trouverons ce qu’il me faut ?

RÉMY.

J’en réponds.

APPIANI.

Mais, sans cris, sans violence...

RÉMY.

Sans violence et sans cris... Deux cents francs pour la femme, et...

APPIANI.

Quatre cents pour vous.

RÉMY.

Alors, je réponds de l’affaire... Où faudra-t-il porter l’objet ?

APPIANI.

Vous me le remettrez ici, échange de votre argent... et quand vous l’aurez reçu, nous partirons, vous d’un côté, moi de l’autre.

RÉMY.

Fort bien... je suis un intermédiaire aveugle... je fais la commission les yeux fermés... Mais pourquoi monsieur n’opère-t-il pas par lui-même ?

APPIANI.

Parce qu’une mère pourrait être moins docile ou plus clairvoyante que vous, et que je ne veux pas qu’elle puisse me reconnaître jamais.

RÉMY.

Mais si elle allait me reconnaître, moi ?...

APPIANI.

Que m’importe ? si vous ne savez pas qui je suis.

RÉMY.

Ah !... je n’y comprends rien du tout.

APPIANI.

C’est précisément ce que je veux.

RÉMY.

Alors, ça se trouve bien... Chut !... attention...

Il regarde à gauche.

J’aperçois quelqu’un... une femme ! tenez-vous à l’écart et laissez-moi agir.

APPIANI, s’éloignant.

Faites, mais bâtez-vous !

MARIE entre du premier plan à gauche, portant son enfant sous son châle.

Ici... ça doit être ici...

RÉMY, la reconnaissant.

Qu’ai-je vu ?

MARIE, avec effroi.

Quelqu’un !

Elle se cache un instant.

RÉMY, à part.

Elle nous aura suivis, son mari et moi, pour ravoir son magot... Si elle me reconnaît, elle va faire manquer ma spéculation...

Il remonte la scène et se trouve près d’Appiani.

APPIANI.

Eh bien... cette femme ?

RÉMY.

Ce n’est pas notre affaire... mais, tenons-nous chacun un côté de la rue, et avant une heure vous serez satisfait...

Il sort à droite, Appiani à gauche.

 

 

Scène III

 

MARIE-JEANNE, revenant, tenant toujours son enfant, qu’on ne doit pas voir

 

Personne... plus personne...

Regardant autour d’elle.

Oui, c’est bien ici... c’est la troisième fois que j’y reviens sans avoir le courage... Il le faut pourtant, il le faut, si je ne veux pas le voir mourir de faim et de froid. Le voir mourir, lui mon enfant !... mon pauvre enfant pour qui j’ai tant souffert, pour qui j’ai tant de fois dévoré mes larmes !... Je me croyais malheureuse dans ce temps là. Mais aujourd’hui qu’il faut que je m’en sépare, aujourd’hui que je vais l’abandonner !... l’abandonner.

Elle tombe à genoux.

Mais c’est un crime que je vais commettre là, un crime !... Et pourtant, est-ce que je peux faire autrement, voyons ?... Je n’ai plus de bois pour réchauffer ses pauvres petits membres, plus d’argent pour acheter le lait qui devait le faire vivre... je n’ai plus rien, plus rien ! Tu vois bien qu’il faut que je t’abandonne !... Oh ! tu ne peux pas m’entendre, mais Dieu m’entend pour toi ; il voit mes larmes, il reçoit mon serment, le serment de ne vivre que pour toi, de travailler toujours... toujours pour te ravoir !... car... on me le rendra... Oh ! oui, on me le rendra. Si je ne le croyais pas... mais j’aimerais mieux mourir avec lui... Non, non, ce sont de braves gens qui sont là, ils te donneront des soins, de bons soins... ils garderont bien ce que j’ai mis sur toi pour te reconnaître... tout y est... oui... Mon Dieu ! il est glacé, j’ai trop tardé déjà... Il le faut ; adieu, mon fils bien-aimé... Oh ! non, ce n’est pas adieu.

L’embrassant.

C’est au revoir, mon enfant, c’est au revoir !... c’est... c’est au revoir.

Elle se relève, et se dirige lentement vers le tour, agite la sonnette, le tour se présente. Elle y dépose son enfant, agile encore la sonnette, l’enfant disparaît. Criant.

Ah !... je ne veux plus... Rendez-le-moi, rendez-le-moi !...

Elle tombe évanouie. Au même moment Bertrand, éveillé par les cris, se soulève.

 

 

Scène IV

 

BERTRAND, MARIE

 

BERTRAND.

Hein ? qu’est-ce qu’y a ? Rémy ! Rémy ! il n’est plus là... C’est singulier, j’ai entendu un cri qui m’a fait mal !... Bah ! je rêvais... Mais où diable est Rémy ?

Il marche et rencontre le corps de Marie.

Rémy ! Rémy !... Qu’est-ce que c’est que ça ? Une femme... une femme évanouie !...

Il se penche et la regarde.

Mon Dieu ! c’est Marie-Jeanne !

L’appelant.

Marie !... ma pauvre Marie !

Il la soulève.

MARIE, revenant à elle.

Mon enfant... abandonné... perdu pour moi.

BERTRAND.

Notre enfant... Ah ça, que dit-elle ?... Et comment se trouve-t-elle ici ! À cette heure, près de cet hospice ?... j’ai peur... Marie, parle-moi, réponds-moi.

MARIE, le regardant.

Ah ! Bertrand...

Se dégageant de ses bras.

Laisse-moi, laisse-moi, malheureux.

BERTRAND, ému.

Voyons, Marie-Jeanne, appuie-toi sur moi.

MARIE, d’une voix sourde.

Sur vous... allons donc !

BERTRAND.

Mais tu es toute tremblante, tu souffres, tu es malade.

MARIE, de même.

Qu’est-ce que ça vous fait, à vous ?

BERTRAND, tremblant.

Dis-moi du moins ce que tu viens faire ici... Dis-moi où est... où est notre enfant.

MARIE.

Notre enfant !... Vous n’êtes donc plus ivre que vous vous occupez de lui ?... vous voulez savoir où il est ?

Le prenant par le bras et l’amenant devant le tour.

Eh ben, t’nez... j’ l’ai mis là.

BERTRAND, anéanti.

Là... aux Enfants-Trouvés...

MARIE, sanglotant.

Oui, j’ l’ai mis là... je l’ai condamné à vivre loin de sa mère, à manger le pain de l’aumône.

BERTRAND, avec désespoir.

Mon enfant ! mon pauvre enfant !... Et tu as fait cela, toi ?

MARIE.

Oui, j’ai fait cela, moi.

Faisant explosion.

Mais ce n’est pas vrai, c’est toi, toi seul, entends-tu ? Qu’est-ce qu’a dissipé en un an mes économies de dix années ? Est-ce moi, dis ? Qu’est-ce qu’a amené dans not’ ménage le désordre et la misère ?... Est-ce moi, dis ? Qu’est-ce qu’a dépensé nos dernières ressources, qu’est-ce qu’a mangé le pain de la pauvre petite créature ?... Est-ce toujours moi, dis ? dis ?

BERTRAND.

Eh bien, oui, je suis un misérable, un brigand !... mais avant de faire une chose pareille, avant de renier mon fils, j’aurais été capable de tout... Il fallait me parler franchement, il fallait me dire que tu en étais réduite là, et le travail, le travail pouvait tout réparer... La raison et le courage vous reviennent quand il s’agit de ne pas abandonner un pauvre petit enfant.

MARIE, au désespoir.

Oui, le courage vous revient, je le sais bien, moi qui en trouvais au milieu de toutes mes souffrances... Oui, le travail pouvait réparer beaucoup de choses, je le sais bien, moi qui travaillais pour lui nuit et jour... et ça depuis le moment où le médecin m’avait dit : si vot’ enfant n’a pas une nourrice, il mourra... Ah ! je me sentais de la force, allez... et en un mois j’avais amassé tout l’argent qu’il fallait pour ça... tout, pour assurer son existence... C’t’ argent je l’avais bien caché, c’était la vie de mon enfant !... Mais un voleur s’est introduit dans notre pauvre chambre, il a découvert mon trésor, il me l’a pris... et ce voleur c’était vous !...

BERTRAND.

Oui, c’était moi, malheureux que je suis... Écoute, maintenant je veux tout racheter, viens.

MARIE, le repoussant.

Avec vous !... allons donc !...

BERTRAND.

Comment ?

MARIE, même jeu.

Jamais, vous dis-je... ne m’approchez pas, ne me touchez pas... Oh ! tenez, rien que de vous voir seulement ça me fait horreur. Ah ! ça vous étonne, n’est-ce pas de m’entendre vous parler comme ça... moi qui ai tant supporté de mauvais traitements sans me plaindre... c’est que dans ce temps-là je l’avais, lui, pour me consoler... c’est que dans ce temps-là vous ne faisiez souffrir que moi seule... Je n’étais qu’une femme malheureuse et je me résignais ; mais vous m’avez condamnée à être une mauvaise mère... il n’y plus rien de commun entre nous... allez-vous-en, je ne vous connais plus.

BERTRAND, pleurant.

Marie, je ne chercherai pas à me justifier, je ne le pourrais pas... je ne chercherai pas à te faire comprendre tout ce qui se passe dans mon cœur... je... je ne le pourrais pas non plus ; mais puisque tu me renvoies, puisque tu me chasses... je ne te demande qu’une chose... dis-moi à quoi on doit reconnaitre mon fils sur quels indices on pourra nous le rendre.

MARIE.

Je ne vous le dirai pas.

BERTRAND.

Pourquoi ?

MARIE.

Parce que vous êtes sur la route du bagne, et que je ne veux pas qu’un jour vous lui montriez ce chemin-là.

BERTRAND, avec colère.

Prends garde, Marie.

MARIE, sanglotant.

Oh ! tuez-moi, ça m’est bien égal, pour le bonheur que j’ai à présent !...

BERTRAND, ému.

Mais rien ne peut donc te fléchir ?

MARIE.

Rien... je serais mourante que je ne vous le dirais pas.

BERTRAND, pleurant.

C’est mal, Marie, c’est bien mal... et si coupable que j’aie été, je suis assez puni, tu ne devrais pas tant m’accabler.

Ici Appiani paraît au fond, les examine, écoute, et va contre le banc à droite, tire son portefeuille et écrit dessus tout ce que Marie a mis sur son enfant pour le reconnaître.

Ainsi quand nous serons morts tous les deux, moi par le désespoir et Je remords... toi par l’isolement, par l’abandon, car je te connais, si je ne te rends pas bientôt notre enfant, tu ne vivras pas, pauv’ Marie-Jeanne... et après nous personne ne pourra lui dire : Voilà où repose votre mère, c’était une brave et digne femme qui vous aimait bien ; personne ne pourra lui montrer la croix de bois devant laquelle il devra prier à genoux... non, Marie, non, c’est impossible ; maudis-moi, quitte-moi, mais laisse moi du moins l’espoir de te retrouver lorsqu’à force de privations et de travail je pourrai te rendre ton fils.

MARIE.

Eh bien... eh bien, oui, je vous le dirai.

BERTRAND.

Ah ! enfin...

MARIE.

Mais souvenez-vous que je ne vous reverrai qu’avec lui.

BERTRAND.

Avec lui, c’est convenu.

MARIE, pleurant.

J’ai mis sur lui un papier où j’ai écrit son nom, Charles Bertrand.

BERTRAND.

Après ?

MARIE.

J’ai placé près de lui mon anneau  de mariage, et la branche de buis béni qui était au-dessus de son berceau...

BERTRAND.

C’est tout ?

MARIE.

Oui, tout... et à présent adieu.

Elle s’éloigne par la gauche.

BERTRAND.

Adieu, Marie-Jeanne ; je te le rapporterai, ou je mourrai à la peine.

Il s’éloigne par le fond, à droite.

APPIANI, au milieu du théâtre, et lisant ce qu’il a écrit.

Charles Bertrand... un anneau de mariage... une branche de buis  béni...

Il va à la petite porte de l’hospice, en agite la sonnette ; la porte s’ouvre, il entre ; l’intérieur est éclairé et laisse voir un tableau de sainteté. Le rideau baisse.

 

 

ACTE III

 

Chez Mme de Bussières. Un salon richement meublé. Grande porte au fond. À droite et à gauche, premier plan, porte ; celle de droite ouvre sur le théâtre. Du même côté, au deuxième plan, est une grande fenêtre un peu en pan coupé. Draperie, grands rideaux. À gauche, au deuxième plan, formant le pan coupé semblable à la fenêtre, est une porte secrète plus petite que les autres. Guéridon, avec un petit coffre. Canapé à gauche, fauteuil au fond et un à côté de la fenêtre.

 

 

Scène première

 

APPIANI, puis GUILLAUME

 

Au lever du rideau, fait presque nuit. Appiani entre mystérieusement par la porte secrète, portant un enfant sous son manteau. Il examine attentivement autour de lui, va sans rien dire à la porte du fond pour voir si personne ne vient, puis il se dirige vers celle de droite. On entend un coup de sonnette. Le jour vient peu à peu.

GUILLAUME, entrant.

Un seul coup... C’est madame qui appelle la femme de chambre... Elle est éveillée de bien bonne heure, madame... Ce n’est pas étonnant, elle est si inquiète depuis le départ de monsieur le docteur.

Deuxième coup de sonnette. La femme de chambre entre vivement.

Allez donc, ma’mzelle Charlotte ; c’est la seconde fois que madame a sonné...

CHARLOTTE.

La seconde fois... oh ! j’y cours.

Elle entre chez Sophie par la porte de gauche.

GUILLAUME.

Pauvre dame... et depuis deux jours pas de nouvelles de monsieur le docteur.

Apercevant Appiani qui se tient sur le seuil de la porte par laquelle il est entré.

Ah ! mon Dieu !

APPIANI.

Chut ! qu’as-tu donc ?

GUILLAUME.

C’est que j’étais si loin de m’attendre... et puis monsieur est entré sans que personne l’ait vu... Ferai – je prévenir madame de l’arrivée de monsieur le docteur ?

APPIANI.

Non... approche et réponds, mais surtout parle bas... Que s’est-il passé en mon absence ?

GUILLAUME.

Madame a beaucoup pleuré... Elle appelait son enfant qui se mourait, disait-elle, et plusieurs fois il a fallu que nous nous souvenions bien de vos ordres, pour l’empêcher de partir et d’aller vous retrouver... Elle nous suppliait tant que les autres auraient peut-être cédé... mais j’étais là.

APPIANI.

Ceci pendant les premiers jours ; mais depuis ?

GUILLAUME.

Depuis, vos lettres l’ont un peu calmée... mais comme vous êtes resté deux jours sans écrire... vous, dont madame recevait une lettre chaque matin, elle a d’abord été très agitée hier.

APPIANI, froidement.

Bien.

GUILLAUME.

Et ce matin, si j’en juge au coup de sonnette réitéré de madame, toutes ses alarmes doivent être réveillées.

APPIANI, froidement.

Très bien.

GUILLAUME.

Mais monsieur apporte, sans doute, d’heureuses nouvelles ?

APPIANI, avec hauteur.

Monsieur Guillaume !

GUILLAUME, baissant la tête d’un ton humble.

Pardon, pardon, monsieur le docteur...

APPIANI.

Il n’est rien survenu d’autre ?... pas de visites ?

GUILLAUME.

Aucune.

APPIANI.

Pas de lettres ?

GUILLAUME.

Une seule, d’un monsieur Théobald... j’ai su qu’elle était de lui parce qu’on a répondu aussitôt, et que j’ai été chargé de porter la réponse.

APPIANI, à part.

Théobald... je devine ce que contenait cette lettre ! Il a attendu que le veuvage fût expiré, et aujourd’hui il de mande la permission de se présenter... mais il est dans votre destinée, notre cher cousin, d’arriver toujours trop tard.

GUILLAUME.

Monsieur a-t-il encore des ordres à me donner ?

APPIANI.

Oui, ne t’éloigne pas.

Guillaume se met à ranger.

Allons, c’est une lutte qui va s’engager ! À nous deux, monsieur Théobald !... C’est une guerre étrange, car nous comptons, l’un et l’autre, sur le même auxiliaire !... sur Sophie, votre parente !... vous avez pour vous... la femme ; mais j’ai pour moi la mère !... Guillaume !...

GUILLAUME, s’approchant.

Monsieur ?

APPIANI.

Si madame de Bussières t’interroge, souviens-toi que tu ne m’as pas vu, que je ne suis pas de retour ; tu m’entends ?

GUILLAUME.

Je m’en souviendrai, monsieur.

Appiani rentre à droite.

 

 

Scène II

 

GUILLAUME, seul

 

Tu ne m’as pas vu... je ne suis pas de retour... et l’enfant qu’on disait mourant chez sa nourrice... il n’en a pas parlé... Le signor Appiani n’aime pas les questions ! Pourtant j’aurais bien voulu savoir... c’est que c’est une existence fièrement précieuse !... une petite tête de trois mois sur laquelle reposent plusieurs millions... et monsieur le docteur, qui doit épouser madame, a grand intérêt à ce qu’il vive, ce petit... c’est tout simple, car, lui mort, ces biens immenses retourneraient à la famille de feu M. de Bussières !... Oh ! il vivra, il est si savant, monsieur le docteur !

 

 

Scène III

 

CHARLOTTE, SOPHIE, GUILLAUME

 

SOPHIE, à Charlotte ; elle sort lie la porte à gauche.

C’est bien... si cette femme est malheureuse, comme on vous l’a dit, et si elle est honnête...

CHARLOTTE.

Oh ! madame peut être tranquille ; Marguerite, ma cousine, m’a répondu de sa probité.

SOPHIE.

Alors qu’elle vienne... je consens à la prendre.

La femme de chambre sort. Apercevant Guillaume.

Il n’est rien venu ? Personne de la part du docteur ?

GUILLAUME, hésitant.

Non, non... madame, personne...

SOPHIE.

C’est bien...

Guillaume sort par le fond.

Deux jours... deux jours entiers sans nouvelles de mon enfant... et l’on m’en chaîne ici...

Elle s’assied sur le canapé.

Je ne puis voler auprès de lui... et dans cette dernière lettre que m’a écrite Appiani il ne me donne que de vagues espérances.

Parcourant la lettre qu’elle tient à la main.

« Je comprends vos angoisses, car vous êtes loin de lui, madame... et, cependant, rien ne lui manquera, je vous le jure, ni les soins qu’aurait inventés l’âme ingénieuse et tendre d’une mère, ni les ressources les plus secrètes et les plus puissantes de notre art. » Oh ! oui, oui, il le sauvera !... Mais, mon Dieu, pourquoi ce silence ?... Pourquoi rester deux jours sans m’écrire ?

GUILLAUME, annonçant.

Monsieur Théobald de Bussières...

SOPHIE, se levant.

Lui... qu’il entre !... j’étais informée de sa visite... je l’attendais... Et cependant je me sens toute émue... je tremble !...

Guillaume introduit Théobald et sort.

 

 

Scène IV

 

SOPHIE, THÉOBALD

 

THÉOBALD, entrant et saisissant la main de Sophie.

Sophie !... chère Sophie !

S’arrêtant et lui lâchant la main.

Oh ! pardon, mille pardons, madame !...

SOPHIE, avec un calme affecté.

Pour quoi vous excuser, Théobald ? pourquoi ne laisserais-je pas ma main dans la votre ? N’êtes vous pas l’ami, le compagnon de mon enfance ?... N’étiez-vous pas aussi le plus proche parent de mon mari ?...

THÉOBALD.

Votre mari... Dieu l’a rappelé à lui, et j’oublie le mal qu’il m’a fait...

SOPHIE, même jeu.

Si vous parlez de cet héritage, de cette fortune que l’injustice de votre tante lui a donnée tout entière, sachez qu’en mourant, votre cousin a voulu...

THÉODALD.

Pas un mot, pas un mot de plus... Sophie, vous savez que ce n’est pas là le bien que je regrette !... La fortune !... que me fait la fortune à moi... Oh ! je lui aurais abandonné encore celle que j’avais amassée avec tant de peines, je lui aurais tout donné sans regret, et je l’aurais béni, s’il n’avait laissé le seul trésor, le seul bonheur qu’avait rêvé mon âme !... Mais ce que je vous dis là, vous le savez déjà, Sophie ! Ce n’est pas pour vous parler d’un intérêt d’argent que ma lettre d’hier implorait un moment d’entretien ; je voulais vous dire : Sophie, cet amour que je vous ai voué depuis notre enfance ne s’est  pas éteint dans les larmes, il s’est accru dans la douleur ! il a grandi dans le désespoir !... et aujourd’hui, comme il y a un an, tout mon bonheur est en vous... aujourd’hui, comme il y a un an, ma vie est entre vos mains.

SOPHIE.

Et moi... j’ai voulu vous voir, lieu de vous écrire, pour diminuer, si je puis, l’amertume de vos regrets, pour soutenir votre courage.

THÉOBALD.

Mon courage !...mais je croyais, après tout ce que j’ai souffert, n’avoir plus désormais de malheurs à redouter !...

SOPHIE.

Théobald !...

Avec douleur.

Il y a sur cette terre des cours que le ciel soumet à de cruelles épreuves ! Théobald, ne me parlez plus d’amour !... je ne m’appartiens plus.

Elle s’assied gauche.

THÉOBALD, debout à côté d’elle.

Grand Dieu !... Oh ! mais non, c’est impossible !

SOPHIE.

Mon ami...

Mettant la main sur son cœur.

je comprends votre douleur... et je vous plains.

THÉOBALD, avec amertume.

Vous me plaignez... vous !

SOPHIE.

Oui, je vous plains, Théobald, et vous avez tort de me parler avec amertume, vous avez tort de donner à vos regards cette expression de reproche et de dédain, vous souffrez !... mais regardez-moi donc... Est-ce que mes traits pâles et flétris ne vous disent pas que j’ai beaucoup souffert aussi ?... Est-ce que mes yeux ternis ne vous disent pas que j’ai beaucoup pleuré ?

THÉOBALD.

Vous, Sophie !... vous, madame !...

SOPHIE, souriant amèrement.

Oh ! c’est une révélation étrange que je vous fais là, n’est-ce pas !... Est-ce que le bonheur pouvait me manquer ?... On me donnait un mari deux fois millionnaire !...

Avec douleur.

Non, ce n’est pas de mon plein gré que l’on m’a faite comtesse de Bussières... et cependant, Dieu m’est témoin qu’au lit de mort de mon mari, je n’ai épargné ni veilles, ni larmes, ni prières ; je ne voyais plus en lui l’époux que l’on m’avait imposé ! C’était le père de l’enfant que je sentais déjà vivre en moi !

THÉOBALD.

Mais cette mort vous a rendue libre !...

SOPHIE.

Attendez...

Théobald s’assied.

Je n’étais pas seule au chevet de mon mari... Pendant sa cruelle agonie, un autre aussi lui prodiguait ses soins... c’était un ami de monsieur de Bussières... le docteur Appiani.

Appiani entr’ouvre la porte et écoute.

THÉOBALD.

Appiani ?...

SOPHIE.

Vous le connaissez.

THÉOBALD.

Non... peut-être... Continuez.

SOPHIE.

Comme moi, il veillait attentif près du malade ; comme moi, il s’efforçait d’adoucir les dernières heures du pauvre mourant ! Et avant que la vie ne s’éteignit tout à fait en lui, monsieur de Bussières avait mis ma main dans celle d’Appiani, en me disant : S’il vous faut, après moi, un guide, un appui dans la vie... pensez à lui... Sophie !

THÉOBALD.

Et c’est là le seul engagement ?

SOPHIE.

Écoutez-moi, je vous prie. Quelque temps après, je revins en France ; mais la fatigue et les veilles avaient rapproché le temps où mon enfant devait voir le jour. Il vint au monde si frêle si débile... et ma lutte contre la douleur avait été si cruelle et si longue, qu’on se disait autour de nous, en voyant cette femme qui était trop tôt mère, et cet enfant qui naissait avant l’âge, que leurs deux âmes allaient se confondre et s’envoler dans leur premier baiser !

THÉOBALD.

Mais Dieu ne l’a pas voulu !...

SOPHIE.

Non, Dieu ne l’a pas voulu !... Seulement il fallait à mon fils un air plus pur que celui de Paris ; on l’enleva de mes bras, quand mes yeux l’avaient à peine contemplé... quand je l’avais à peine pressé sur mon cœur !... Il partit, et j’étais attachée à mon lit de souffrance ! Il partit... et depuis ce jour fatal, depuis trois grands mois ma faiblesse et l’ordre du médecin m’enchaînent ici. Chaque heure c’étaient de nouvelles alarmes, de nouvelles terreurs... Un jour, il se mourait, m’écrivait-on... mon enfant se mourait... comprenez-vous, et dans mon égarement, dans ma douleur, vous qui m’aimez, ai-je dit à Appiani, volez vers lui, sauvez mon enfant, sauvez-le, et je suis à vous !

THÉOBALD, accablé, se levant.

À lui ?...

SOPHIE, se levant.

Le ciel a semblé seconder ses efforts... Des nouvelles plus rassurantes me sont venues... mais depuis deux jours... toutes mes inquiétudes, toutes mes frayeurs viennent de renaître... car depuis deux jours...

 

 

Scène V

 

SOPHIE, THÉOBALD, APPIANI

 

APPIANI, entrant.

Depuis deux jours, madame, votre enfant est sauvé.

SOPHIE.

Sauvé !...

THÉOBALD, à part, considérant Appiani.

C’est lui, c’est bien lui !

SOPHIE.

Sauvé, avez-vous dit ?

APPIANI.

Oui, madame, et pour rassurer entièrement votre tendresse alarmée... il est là près de vous...

SOPHIE.

Là !... oh ! venez, venez, docteur !

Elle s’élance vivement vers la chambre que lui indique Appiani, qui s’apprête à la suivre.

THÉOBALD.

Pardon, monsieur...

APPIANI, s’arrêtant.

Que me voulez-vous, monsieur ?

THÉOBALD.

Ne me reconnaissez-vous pas, monsieur ?

APPIANI, qui a tressailli après l’avoir regardé.

Vous êtes, je crois, un ami, un parent de madame de Bussières !

THÉOBALD.

Ce n’est pas cet ami, ce n’est pas ce parent que vous connaissez, monsieur ; quand nous nous sommes rencontrés à Ferrare, vous ne connaissiez que mon visage ! et mon nom vous était étranger.

APPIANI.

À Ferrare ?

Se remettant.

je ne me souviens pas...

THÉOBALD.

Dites qu’il vous plaît d’oublier.

APPIANI.

Soit... Il me plaît d’oublier cette prétendue rencontre comme il vous plaît, ce me semble, de ne pas vous rappeler votre position dans cette demeure...

THÉOBALD.

Que voulez-vous dire, monsieur ?

APPIANI.

Que vous aimez madame de Bussières ; mais que madame de Bussières, comme elle vous l’a dit tout à l’heure, est engagée à un autre...

THÉOBALD.

Ah ! vous savez déjà qu’elle m’a appris ?...

APPLANI, d’un ton hypocrite.

Oui, par hasard... j’étais là, veillant sur son bonheur... sur son enfant !... et ce n’est pas quand elle faisait de moi l’éloge trop pompeux que lui dictait son cœur, qu’il n’était possible de me montrer...

THÉOBALD.

C’est-à-dire que vous écoutiez ?

APPIANI, avec colère.

Monsieur !

Se calmant tout à coup.

Monsieur Théobald, l’amour le plus pur est toujours blessant pour une femme qui s’est donnée à un autre ! La présence de l’homme qui ressent cette tendresse... malheureuse, est souvent gênante pour celle qui en est l’objet ! Vous êtes trop homme du monde pour ne pas le savoir... et s’attaquer à un rival préféré en employant contre lui la malveillance ou la calomnie, c’est, une action peu digne et peu loyale... vous êtes trop honnête homme pour ne pas savoir cela...

Il s’incline et sort.

 

 

Scène VI

 

THÉOBALD, puis MARIE-JEANNE

 

THÉOBALD.

Tant d’audace me confond !...Et pourtant il s’est troublé à ma vue !... Oh ! oui, c’est lui... c’est bien lui !... mais comment le démasquer ?...

GUILLAUME, conduisant Marie-Jeanne.

Attendez ici ; je vais prévenir madame.

THÉOBALD.

Et je laisserais Sophie aux mains d’un pareil homme !... Oh ! non, c’est impossible !...

MARIE, relevant la tête.

Cette voix...

THÉOBALD.

Oui, je quitte cette maison, signor Appiani, mais c’est pour chercher le moyen de vous en chasser.

Il sort vivement.

MARIE, qui a fait un pas vers lui.

Monsieur Théobald !... Il ne m’a pas reconnue... ça vous change si vite, la misère !... Depuis que je suis seule j’ai prié Marguerite de me conduire dans cette maison où elle m’a trouvé une place...

Regardant autour d’elle.

Comme tout ça est brillant !... que de richesses !... Ceux qui habitent cet hôtel doivent être bien heureux !... Pourvu que ma pauvreté ne les rebute pas... et puis les riches, le chagrin des autres leur déplaît, la vue des larmes les ennuie... il faut tâcher de sourire, ma pauvre Marie-Jeanne...

 

 

Scène VII

 

MARIE-JEANNE, SOPHIE

 

SOPHIE.

Je l’ai revu... je l’ai embrassé !... oh ! je suis heureuse ! bien heureuse !...

Apercevant Marie.

Ah ! c’est vous que l’on m’a recommandée, sans doute ?... Approchez... approchez...

MARIE.

Oui, madame, oui ; je viens pour...

La regardant.

Mais... mais je ne me trompe pas... mademoiselle Sophie ! madame de Bussières ?...

SOPHIE.

Vous me connaissez ?... Attendez donc... je crois me souvenir... La jeune femme qui se mariait le même jour que moi ?...

MARIE.

Il y a un an, oui, madame.

SOPHIE.

Que j’ai rencontrée à l’église ?

MARIE.

Et à la grille de vot’ parc.

SOPHIE.

Marie-Jeanne !...

Regardant ses vêtements.

Pauvre Marie-Jeanne !

MARIE.

Oui, pauvre Marie-Jeanne !... Vous regardez les vêtements qui me couvrent ? mais ce n’est pas pour ça qu’il faut me plaindre... la misère, ce n’est rien que ça, voyez-vous...

SOPHIE.

Mais pourquoi n’êtes-vous pas venue me trouver ? Pourquoi est-ce une recommandation étrangère qui vous amène ici ? Est-ce que vous en aviez besoin... j’aurais eu tant de joie à vous secourir. 

MARIE.

Je vous croyais bien loin, en voyage !... oh ! sans cela je serais venue... avec vous je n’aurais pas eu de honte !...

SOPHIE.

C’est bien !

MARIE.

Du moins, le ciel a exaucé ma prière... vous êtes heureuse, n’est-ce pas ?

SOPHIE, baissant les yeux.

Heureuse !... Heureuse mère, seulement...

MARIE.

Heureuse mère, seulement... mais c’est tout, c’est toute la vie ça.

Elle pleure.

SOPHIE.

Oh ! que de douleur dans sa voix !... mais que vous est-il donc arrivé, Marie-Jeanne ?...

MARIE.

J’ai perdu mon fils.

SOPHIE.

Perdu !... mort ?

MARIE.

Oh ! non, non... mais il est... il est là bas... Ah ! je ne peux pas vous dire... et vous ne pouvez pas me comprendre ! vous qui êtes riche vous ne soupçonnez pas jusqu’où le malheur peut conduire !...

SOPHIE.

Parlez, parlez... je le veux...

MARIE.

Eh bien, il y a dans Paris une maison bien vaste, bien grande, mais qui, dit-on, est toujours pleine !... une maison où les mauvaises mères abandonnent leurs enfants... Oh ! je n’en étais pas une mauvaise moi, et pourtant !...

SOPHIE.

Oh ! malheureuse !

MARIE, avec désespoir.

Oh ! ce n’est pas moi qui l’ai mis là, madame... C’est la misère !... entendez-vous !... la misère !

SOPHIE.

La misère, pauvre femme !... pauvre Marie-Jeanne ! une mère, une mère privée de son enfant, mais c’est horrible !...

MARIE.

Oui, oui, bien horrible, allez !...

SOPHIE.

Oh ! il ne restera pas dans cette affreuse maison.

MARIE.

Qu’est-ce que vous dites, madame ?

SOPHIE.

Je dis qu’il faut aller le reprendre, aujourd’hui, tout à l’heure... à l’instant...

MARIE.

Le... le reprendre ! mais comment... j’ peux pas... je n’ai rien, je...

SOPHIE.

Est-ce que je vous abandonnerai, moi !...

MARIE.

Vous ! Ah ! madame ! madame...

SOPHIE, allant prendre de l’argent dans le coffret.

Tenez, tenez... donnez-leur tout ce qu’ils vous demanderont... et si ce n’est pas assez... oh ! Dieu merci... je suis riche !...

MARIE.

Le revoir ! l’embrasser déjà !... quand je m’en croyais séparée pour si longtemps, pour toujours peut-être !...

SOPHIE.

Vous l’amènerez ici, près du mien, qu’il ne quittera plus...

MARIE.

Merci, merci, madame... voyez-vous... je suis si peu faite au bonheur... que ma pauvre tête se perd !... que les paroles me manquent !... Je n’sais pas... je ne peux pas vous dire tout ce que je sens-là...

Avec force.

Oh ! c’est donc pour cela que Dieu nous a fait venir dans la même église !... C’est vous qui me le rendez !... Je n’ai que ma vie, madame... mais s’il vous la fallait... oh ! vous pouvez me croire, je la donnerais bien pour vous !

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

SOPHIE, puis APPIANI

 

SOPHIE.

Pauvre mère ! Soyez béni, mon Dieu, de me l’avoir envoyée !...

APPIANI entre, suivi de Guillaume et de Charlotte qui portent un riche berceau.

Placez-le là... près de cette fenêtre qui donne sur le jardin.

Ils placent le berceau et sortent, Guillaume par le fond, Charlotte à droite.

SOPHIE, allant vers Appiani.

Toujours occupé de nous, docteur ?

APPIANI.

C’est qu’il a encore besoin de tous mes soins...

SOPHIE, s’approchant du berceau.

Pauvre ange !... il a déjà bien souffert !

APPIANI.

Oui, madame, oui, son état a plusieurs fois excité de vives alarmes... c’était d’abord une fièvre ardente, qui consumait sa vie !... et que rien ne pouvait éteindre !...

SOPHIE.

Oh ! mon Dieu !

APPIANI.

Puis ensuite un abattement, une faiblesse si grande, que si vous aviez été là, vous l’auriez cru mort...

SOPHIE.

Oh ! merci, merci de m’avoir épargné cet horrible spectacle !

APPIANI.

Puis enfin, la dernière crise, la plus violente, la plus terrible de toutes... J’ai vu ses joues pâlies se colorer tout à coup, ses yeux abattus et ternes se relever brillants et mobiles comme s’ils vous cherchaient ; ses pauvres petits membres se tordre dans les convulsions de la douleur, et ses lèvres s’ouvrir avec effort, comme pour appeler sa mère !...

SOPHIE, hors d’elle-même.

Oh ! docteur !

APPIANI.

Et je l’ai sauvé, madame, puis que vous l’avez là, calme et souriant.

SOPHIE.

Oui, sauvé... sauvé par vous... oh ! je tiendrai mon serment... je vous le jure encore !...

Elle lui tend la main.

APPIANI.

Ce serment !... la joie, le bonheur de toute ma vie, je ne vous l’aurais pas rappelé !... mais j’attendais cette parole de votre bouche... Je l’attendais, Sophie, avec l’anxiété la plus vive !...

SOPHIE.

Doutez-vous de moi, docteur ?

APPIANI.

Non !... mais je me connais, madame... Je sais le peu que je suis, et je tremble devant une rivalité dangereuse.

SOPHIE.

Je vous dois la vie de mon enfant... c’est à mes yeux le titre le plus grand, le plus sacré... et quand vous aurez fixé l’époque... le jour de notre mariage, venez réclamer la promesse que je vous ai faite... je n’hésiterai pas... Je serai votre femme...

APPIANI.

Et alors, c’est moi qui vous devrai tant, que mon existence tout entière ne suffira pas pour m’acquitter envers vous !

 

 

Scène IX

 

SOPHIE, APPIANI, MARIE-JEANNE

 

MARIE, dans le plus grand désordre.

Volé !... volé !...

APPIANI.

Qu’est-ce donc ?

SOPHIE.

Qu’y a-t-il ?... qu’avez-vous, Marie-Jeanne ?

MARIE.

Ce que j’ai !... vous n’avez donc pas entendu ? On me l’a pris... on me l’a volé !... 

SOPHIE.

Qui ?...

MARIE.

Lui ! mon enfant !...

APPIANI, à part.

Quelle est donc cette femme ? que veut-elle ?

SOPHIE.

Mais qu’avez-vous, Marie-Jeanne, et dites-moi...

MARIE, avec force.

Eh ! qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?... On me l’a pris... v’là tout !

APPIANI.

Comment cela ?... votre enfant... chez vous ?

MARIE.

Non, monsieur, non... Ah ! ben oui, chez moi, est-ce qu’on aurait pu ? est-ce que je l’aurais quitté ?... mais la misère m’avait forcé de l’exposer...

APPIANI, troublé.

L’exposer...

MARIE.

Grâce à madame, je pouvais le ravoir !... J’ai couru là-bas !... J’arrive, j’entre, je questionne !... on me répond qu’il est venu un homme, un homme bien riche, car il a laissé de l’or, beaucoup d’or pour la maison... Que cet homme a donné tous les renseignements, il a dit tout ce que j’avais mis sur lui pour le reconnaître... mon anneau de mariage, la branche de buis béni !... tout, tout, tout... Et qu’il a emporté l’enfant !...

APPIANI, à part.

C’était elle !

MARIE.

Ça ne se pouvait pas... Je ne voulais pas le croire... et je suis restée malgré eux... j’ai voulu voir ces pauvres créatures abandonnées, pour être bien sûre de mon malheur, les voir toutes... Il n’y était pas... il n’y était pas, madame !... Alors !... oh ! alors ma tête s’est perdue... Comment je suis sortie, comment je suis venue chez vous... comment je vis encore... je ne sais pas, je ne sais plus rien, je ne comprends plus rien...

Elle tombe dans les bras d’Appiani et de Sophie ; ils la placent sur le canapé.

SOPHIE.

Docteur, mais est-il donc possible qu’une action pareille s’accomplisse ?

APPIANI, à Marie.

Vous le retrouverez, madame... Il faut...

MARIE.

Mais qu’est-ce que je pourrai faire, moi, pauvre femme du peuple... Sans appui, sans soutien ?... Est-ce qu’on m’écoutera seulement ?

SOPHIE.

Et moi, Marie-Jeanne ! Mais, j’ai des amis, des amis considérés et puissants... Oh ! nous vous le retrouverons... on vous le rendra, allez !...

MARIE, pleurant.

Oui, oui, vous m’aiderez, n’est-ce pas... vous serez compatissante, vous serez bonne... Oh ! c’est à présent, voyez-vous, c’est à présent qu’il faut avoir bien pitié de moi... parce que moi, je ne peux plus... je ne sais plus... Oh ! ayez pitié de mon malheur !

SOPHIE.

Je vous le promets, je vous le jure !... Est-ce que je ne comprends pas vos douleurs... Est-ce que je ne suis pas mère aussi...

Elle indique le berceau.

MARIE.

Oui, oui, c’est vrai !... Et vot’ enfant, allez. Il aura, plus tard, deux bons serviteurs, mon fils et moi... nous serons tout à lui, d’abord...

Regardant du côté du berceau.

Oh ! oui, mon enfant, oui, quand ta mère nous aura sauvés...

Elle s’approche du berceau.

APPIANI, allant au-devant de Marie.

Arrêtez !

MARIE.

Oh ! soyez tranquille... je ne lui ferai pas peur, allez... je vais lui sourire...

APPLANI.

Mais...

SOPHIE, le retenant.

Laissez, laissez, docteur !

MARIE.

Oui, cher enfant... oui, quand ta mère nous aura sauvés, nous ne te quitterons pas...

Regardant l’enfant.

Nous... nous...

Poussant un cri déchirant.

Ah !...

SOPHIE.

Qu’y a-t-il ?

MARIE.

Mais c’est lui, c’est... lui, le voilà !...

SOPHIE.

Lui !...

APPIANI, à part.

Oh ! que faire ?... Ah !...

Il va sonner violemment.

MARIE, regardant toujours l’enfant.

C’est mon enfant !... mon enfant que je revois... que je retrouve...

SOPHIE, à Appiani.

Mais que dit-elle donc ?

MARIE, redescendant la scène.

J’dis... qu’on me l’a volé, et que le v’là !...

Plusieurs domestiques entrent au coup de sonnette.

SOPHIE.

Mais, docteur...

APPIANI, avec force, se plaçant entre les deux femmes.

Et moi !... je dis que cette femme, est folle !...

Il fait un geste aux domestiques, qui s’approchent de Marie-Jeanne,

MARIE, se frappant le front.

Folle !... folle !... moi !

SOPHIE.

Folle !...

Elle court vers le berceau et se place devant, comme pour protéger son enfant.

 

 

ACTE IV

 

Un salon, servant de parloir d’une maison de santé. Porte à droite et à gauche, premier plan. Celle du fond, ainsi que celles qui sont de chaque côté, sont ouvertes, et laissent voir un jardin. À gauche, sur le devant, un bureau, tout ce qu’il faut pour écrire, une petite sonnette, deux fauteuils.

 

 

Scène première

 

APPIANI, INFIRMIER

 

Ils viennent du fond.

APPIANI.

Et vous dites que Marie-Jeanne.

L’INFIRMIER.

La pauvre femme a passé toute la nuit à se débattre, à crier qu’elle n’est pas folle.

APPIANI.

C’est ce que répètent tous vos aliénés, n’est-ce pas ?

L’INFIRMIER.

Oh ! non monsieur, pas tous.

APPIANI.

Du moins quelques-uns... D’ailleurs, sa folie est bien dûment constatée, par moi d’abord, et ensuite par le médecin en chef de l’établissement.

L’INFIRMIER.

Je dois lui rendre compte des symptômes que j’aurai observés.

APPIANI.

Vous, monsieur... Ah ! c’est à vous qu’elle est confiée !... nous tenons beaucoup à la guérison de cette infortunée, et vous me permettrez de reconnaître tous les soins que vous lui donnerez.

L’INFIRMIER.

Vous êtes trop bon, monsieur.

APPIANI.

Je crois que nous nous entendons à merveille. Les symptômes que vous avez observés se rapportent probablement avec ceux qui m’ont frappé moi-même.

L’INFIRMIER.

Mais de l’agitation, beaucoup d’agitation.

APPIANI.

Oui, c’est cela... Je crois que nous pouvons avoir en vous toute confiance, mais malheureusement la pauvre femme est folle, bien folle... Tenez, prenez ceci...

Il lui donne une pièce d’or.

L’INFIRMIER.

Tant que cela ?...

APPIANI.

Je vous ai dit combien nous nous intéressons à Marie-Jeanne... Allez, mon ami, et n’oubliez rien de ce que nous avons remarqué tous les deux.

L’INFIRMIER.

Soyez tranquille... monsieur.

APPIANI.

Ensuite, vous direz à monsieur le docteur que je désire lui parler.

L’INFIRMIER.

Oui, monsieur.

L’infirmier sort par le fond, il se rencontre avec Rémy et lui indique Appiani.

 

 

Scène II

 

APPIANI, puis RÉMY, qui reste un moment au fond

 

APPIANI.

Tout marche mieux que je ne l’espérais d’abord, et ces mots : Elle est folle, que je n’avais prononcés que dans un moment de trouble, m’ont ensuite merveilleusement servi... Oui, elle est folle, elle le sera bientôt pour tout le monde... car je serai là pendant la seconde visite du docteur. Allons, c’est un beau mariage, mais qui m’aura coûté cher. Une lutte avec ce Théobald, des craintes, des dangers...

RÉMY, l’interrompant.

Et quinze cents francs que mosieur va me compter.

APPIANI.

Hein ? que me voulez-vous ?

RÉMY.

Quinze cents francs, si ça vous est égal.

APPIANI, le regardant.

Lui !...

Haut.

Qui êtes-vous ? je ne vous connais pas !

RÉMY.

Qui je suis ? je n’ai pas sur moi ma carte, mais j’ vas vous rafraîchir la mémoire ; j’ vas vous débiter mes noms, prénoms et qualités.

APPIANI.

Eh ! que m’importe ?

RÉMY.

Ça vous importe beaucoup !

Se posant.

Pierre-Antoine-Nicolas Rémy !... v’là pour les noms... Quant à mes qualités, c’est un peu plus long... j’ai beaucoup de qualités !

APPIANI.

Allons, abrégez... on m’attend !

RÉMY, changeant de ton.

Oui ?... Eh bien, rien qu’un mot : Je suis l’homme dont vous vouliez vous servir pour vous procurer un enfant... Nos conventions étaient arrêtées, vous avez fait le coup sans moi, vous m’avez ôté le pain de la bouche... c’est pour ça que je vous demande deux mille francs.

APPIANI, avec mépris.

Et c’est tout ce que vous avez à me dire ?...

RÉMY.

À peu près.

APPIANI.

En ce cas, adieu !

RÉMY.

Adieu ? J’ vas m’adresser à monsieur Théobald et à madame de Bussières.

APPIANI, avec effroi.

Madame de Bussières ! Tu saurais ?...

RÉMY.

Tout : que vous lui avez donné l’enfant de Marie-Jeanne pour le sien, afin de faire un brillant mariage !... Et c’est au moment de réussir, au moment de conclure une si belle affaire, que vous regardez à deux mille cinq cents malheureux francs... Allons donc ! c’est petit, c’est mesquin !

APPIANI.

Plus bas, plus bas ! malheureux !

RÉMY.

Ah ! vous avez agi sans moi ! ça vous a porté malheur, car je tenais à ma somme et je vous ai suivi... Une fois sur la trace... par tout ce que je savais du petit Bertrand, j’ai bien vite deviné le reste, et j’ai attendu... Rémy, que je me suis dit, on te fait tort de mille écus, mon bonhomme ; mais sois tranquille, ça te rapportera quatre mille francs.

APPIANI.

Mais, tais-toi... tais-toi donc, misérable !

RÉMY, élevant la voix.

Ah ! mais c’est que vous ne lui imposerez pas silence à celui-là, vous ne le ferez pas enfermer celui-là... il y a de la bonne cervelle dans ceci... Vous me ferez difficilement passer pour une malheureuse mère qui a perdu la raison !

APPIANI.

Mais si je te donne ce que tu demandes, te tairas-tu, enfin ?

RÉMY.

Eh ben... oui... dès que j’aurai touché les cinq billets de mille...

APPIANI.

Soit... tu les auras...

RÉMY, à part.

Oh ! si j’aurais su !...

APPIANI.

Mais je ne veux pas, en te les donnant d’avance, me mettre pour toujours à ta merci... Tu les auras... le jour de mon mariage.

RÉMY.

Accepté.

APPIANI.

Tu ne me trahiras pas ?

RÉMY.

Soyez donc paisible... j’ai deux bonnes raisons pour cela... mon intérêt, d’abord ! et ensuite ma haine pour ce cafard de Bertrand, qu’a eu la lâcheté de se remettre à l’ouvrage, et qui m’a chassé de son garni, l’ feignant...

APPIANI.

Ainsi, marché conclu ?

RÉMY.

Et cette fois je suis sur que vous ne me ferez pas faux bond... j’irai les toucher pendant la solennité de votre hyménée...

Regardant sa mise.

Mais je n’pourrai guère me présenter à vot’ noce dans ce petit négligé...

APPIANI, lui donnant sa bourse.

Tiens... et laisse-moi... Tu sais maintenant quand tu dois venir chercher le reste ?...

RÉMY.

Le reste ? fi donc !... ceci ne compte pas... c’est pour mes fournisseurs... des simples frais de toilette... pour faire honneur à môsieu...

APPIANI.

On vient... pars donc, malheureux.

RÉMY.

Au revoir, mon généreux ami !

Il sort.

APPIANI.

Encore un danger surmonté. Il n’en reste plus qu’un seul : Marie-Jeanne !... Et bientôt, je l’espère, elle ne sera plus à redouter... Ce médecin est honnête homme, dit-on, il faut le mettre dans mes intérêts... cherchons le moyen...

 

 

Scène III

 

LE DOCTEUR, APPIANI

 

LE DOCTEUR, entrant par la porte à gauche.

C’est vous, monsieur, qui désirez m’entretenir ?

APPIANI.

Oui, docteur...

Le Docteur lui fait signe de s’asseoir.

Je viens au nom de madame de Bussières, et au mien, vous recommander, tout particulièrement, une de vos pauvres malades.

LE DOCTEUR.

Monsieur, mes soins sont également acquis à tous les infortunés de cette maison.

APPIANI.

Vous le savons, docteur, mais je viens vous dire que pour cette cure... qui sera longue, aucun sacrifice ne nous coûtera... Déjà nous avons choisi de préférence votre maison si justement recommandable, et quelle que soit la somme que vous fixiez, je me charge, moi...

LE DOCTEUR.

Pardon, monsieur... Je suis médecin de cet établissement ; un traitement m’est alloué par ceux qui le dirigent... et pour vous que le soulagement que peut donner la science soit également réparti sur tous, je me suis fait une loi de ne rien accepter qui vienne d’une autre source...

APPIANI, à part.

Ce n’est pas cela !...

Haut.

Votre haute probité nous est connue, monsieur ; nous comptions remettre en vos mains cet argent qui devait se répandre en aumônes sur ceux qui souffrent... Oui, monsieur, je vous connais depuis longtemps, moi qui vis cependant loin de votre belle France.

LE DOCTEUR, avec douceur.

Vous... me connaissez ?

APPIANI.

Je suis médecin comme vous... et il y a bien longtemps que, dans nos facultés de Florence et de Bologne, nous répétions avec admiration le nom du docteur Barthèle !...

LE DOCTEUR, avec joie.

Mon nom !... mes travaux m’auraient valu tant d’honneur !...

APPIANI, à part.

C’est plutôt cela !...

Haut.

Oui, monsieur, oui, nous suivions avec enthousiasme les progrès de science et de lumière dont vous dotiez notre art... et je brûlais du désir de serrer votre main.

LE DOCTEUR, lui prenant la main.

Ah ! monsieur.

APPIANI, à part.

À présent, il est à moi...

Haut.

Revenons à la pauvre Marie-Jeanne... Je lui ai donné les premiers soins ; mais son état exige, comme vous l’indiquera votre grande expérience, un bien long traitement.

LE DOCTEUR.

Mais il m’a semblé, quand je l’ai vue, hier...

APPIANI.

Que sa folie est de celles qui trompent, au premier coup d’œil, un praticien novice ; mais vous avez bien vite reconnu les ravages qu’elle a produits déjà... C’est maintenant une idée fixe, une sorte de monomanie chez cette pauvre femme, qui, ayant perdu son enfant, croit le retrouver partout... Et, comme le dernier qu’elle a vu est le fils de madame de Bussières, l’infortunée accuse cette noble et généreuse dame, sa bienfaitrice, du vol le plus odieux...

LE DOCTEUR.

Et madame de Bussières vous est personnellement connue ?...

APPIANI.

Je suis son médecin depuis un an, et il y a trois mois que je soigne son enfant !... une frêle et chétive nature, pour laquelle je réclamerai bientôt l’aide de votre profond savoir.

LE DOCTEUR.

Je serai toujours à vos ordres.

Ils se lèvent.

APPIANI.

Fort bien. Voulez-vous mainte nant que nous examinions ensemble notre pauvre folle ?

LE DOCTEUR.

J’y consens.

Il sonne. À l’infirmier qui paraît.

Amenez la femme du numéro huit.

L’infirmier sort.

Ce que venez de m’apprendre des antécédents de Marie-Jeanne, lève dans mon esprit bien des doutes et détruit bien des hésitations...

APPIANI, à part.

J’y comptais.

LE DOCTEUR.

La voilà ; tenez-vous d’abord un peu à l’écart.

 

 

Scène IV

 

LE DOCTEUR, APPIANI, MARIE-JEANE, accompagnée de l’infirmier, qui sort sur un signe du Docteur

 

MARIE.

Ah ! monsieur, prenez pitié de moi... je vous en conjure !... Vous voyez, je ne me révolte plus, je suis résignée, je suis soumise... mais défendez-leur de m’attacher, défendez leur de me mettre sur la tête cette glace qui me rendra folle... et il faut bien que je garde ma raison, pour reprendre mon enfant !

APPIANI, s’approchant. Bas.

Docteur, remarquez... toujours la même pensée...

Haut.

Votre enfant qu’on vous a volé, n’est-ce pas, Marie-Jeanne ?

MARIE, le reconnaissant.

Ah !... encore cet homme ?... c’est lui qui veut me perdre, lui qui a dit que j’étais folle... lui qui a dit que je mentais, que je me trompais, comme si le cœur d’une mère pouvait se tromper !

LE DOCTEUR.

Voyons, rassurez-vous ; ce n’est pas monsieur, c’est moi, moi seul qui commande ici.

MARIE.

Alors, si vous ne voulez pas être complice de ce crime-là... laissez-moi sortir.

LE DOCTEUR.

Maintenant c’est impossible... soyez raisonnable, soyez calme, et... nous verrons.

MARIE.

Que je sois calme ! est-ce que je le peux ?... Mais vous me croyez donc folle aussi, vous ?... Ces médecins, ils disent qu’ils vous sauvent... Mais vous me tuez, moi, monsieur, vous me tuez !...

APPIANI, à part.

Bien ! bien !...

Au Docteur.

Vous voyez...

MARIE, montrant Appiani.

Oh ! ne croyez pas cet homme, ne le croyez pas... Tenez, tenez, monsieur le docteur, pour vous convaincre, je ferai effort sur moi-même... Je me contiendrai, j’oublierai les horribles supplices qu’on m’a fait souffrir... J’oublierai tout ce que je souffre là... J’oublierai tout enfin, pour vous répondre avec calme, pour que vous ne puissiez pas dire aussi que ma tête est perdue...

Se redressant.

Allons, voyons, interrogez-moi, je suis prête, je vais vous répondre... parlez !...

LE DOCTEUR.

Eh bien, Marie-Jeanne...

APPIANI, l’interrompant.

À la bonne heure, Marie-Jeanne, vous voilà plus sensée... Eh ! mon Dieu ! que demandons-nous, monsieur et moi ? votre guérison, et rien de plus...

MARIE, avec dédain.

Ma guérison !... vous espérez que je m’emporterai de nouveau ?... Non, allez, allez toujours ; je veux convaincre monsieur.

Mouvement d’Appiani.

APPIANI.

Pensez-vous donc qu’on vous retiendrait ici, si vos réponses étaient toujours ce qu’elles sont maintenant ?... Écoutez, Marie-Jeanne, vous avez beaucoup souffert dans votre ménage...

MARIE, avec désespoir.

Oh ! oui, beaucoup souffert !...

APPIANI.

Au milieu de vos malheurs, de votre misère, ne gardiez-vous pas le sou venir d’une personne compatissante et bonne ?...

MARIE.

Oui, c’est vrai.

APPIANI.

Cette personne, n’est-ce pas madame de Bussières ?...

MARIE.

C’est vrai !... c’est encore vrai !

APPIANI.

Lorsqu’on vous a offert une place chez une jeune veuve, ne vous a-t-on pas dit qu’elle avait un enfant ?

MARIE.

On me l’a dit.

APPIANI, avec douceur.

Eh bien, comment se ferait-il que cet enfant, que je soigne depuis sa naissance, ne fût pas celui de madame de Bussières ? comment se ferait-il que cette femme dont vous connaissez toutes les vertus, toute la charité, vous ait secourue, vous ait recueillie chez elle, pour vous placer près d’un enfant qu’elle vous aurait indignement soustrait ?

MARIE, avec désespoir.

Je ne sais pas, moi !... Je ne sais pas comment ça se ferait ; mais son enfant est à moi !

APPIANI.

Bien... bien... plus tard nous nous reverrons, Marie-Jeanne... Venez, docteur...

MARIE.

Plus tard... plus tard, avez-vous dit !... oh ! je ne peux pas... je ne veux pas attendre... Je mourrai ici...

APPIANI, la ramenant sur le devant.

Vous n’y resterez pas longtemps... bientôt, grâce à notre savant ami, le calme rentrera dans votre âme !... vous reconnaîtrez alors votre erreur d’aujourd’hui ; vous comprendrez que vos longues souffrances, vos cruels chagrins, et par-dessus tout, peut-être, une perte bien douloureuse, avaient pour quelque temps égaré votre esprit.

MARIE, avec abattement.

Encore !

APPIANI, d’un air ému.

Et alors, vous viendrez vers nous, vous nous retrouverez toujours prêts à vous tendre la main, à vous secourir, à vous consoler...

MARIE, avec doute, accablée.

Me secourir... me consoler... vous...

APPIANI.

Adieu, pauvre femme... adieu !

MARIE.

Si c’était vrai, pourtant !

APPIANI, à part.

Allons donc !

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène V

 

MARIE-JEANNE, seule

 

Si c’était vrai, pourtant ! si mes malheurs, si la misère, si tout ce que j’ai souffert m’avaient rendue !... Et puis ce qu’il a dit : et par-dessus tout, peut-être une perte bien douloureuse... si mon enfant était mort, et que j’en sois devenue folle !... Oh ! non, non ! s’il était mort, j’en serais morte !...

Elle s’assied à gauche.

Cependant, ils ne s’entendent pas tous pour me tromper... et puis, elle était si bonne, cette jeune dame... elle n’aurait pas résisté à mon désespoir, à mes larmes... Mais alors, c’est donc vrai !... oh ! ils ont raison, ma tête brûle !... c’est le vertige qui vient de nouveau !... Et tous mes souvenirs, mensonges !... cette soirée à la porte de l’hospice des pauvres orphelins... mensonge !... ce sacrifice imposé par la misère !... cette séparation si cruelle !... cet espoir de le retrouver un jour !... mensonges ! toujours mensonges !...

Avec terreur.

Folle, mon Dieu ! je suis folle !...

Apercevant Bertrand qui entre, elle pousse un grand cri.

Bertrand ! ah ! il va me dire, lui... j’ vais bien savoir... Parle, parle, parle...

 

 

Scène VI

 

MARIE-JEANNE, BERTRAND

 

BERTRAND, la regardant avec douleur.

Ma pauv’ femme, ma pauv’ Marie-Jeanne... te r’trouver dans cet état !

MARIE.

Oh ! ne m’ plains pas, réponds-moi.

BERTRAND.

Comment ?...

MARIE.

Par grâce, par pitié, réponds-moi. Où t’ai-je vu pour la dernière fois ?

BERTRAND.

Là-bas... devant l’hospice...

MARIE.

Que t’ai-je dit alors ?

BERTRAND.

Que tu me pardonnerais le jour où j’ te rendrais notre enfant...

MARIE.

Eh ben ?

BERTRAND.

Eh ben, j’ai revu Rémy, et je l’ai chassé, comme tu m’avais chassé moi-même, et je suis allé au chantier. Là, on m’a d’abord repoussé, mais ça, j’ m’y attendais, j’ suis resté tout d’ même... On m’a dit qu’y n’y avait plus d’argent à gagner pour moi chez l’ bourgeois ; n’importe, je suis resté ; car ce n’était pas de l’argent qu’il me fallait d’abord, mais de l’ouvrage, rien que de l’ouvrage ; pour m’y faire de nouveau, pour rompre mes bras à la fatigue, et mon corps aux privations, pour m’habituer à me passer de repos et de sommeil, à travailler enfin trois fois plus qu’un autre ; et, malgré le contremaître, malgré le bourgeois lui-même, je me suis mis à l’ouvrage, je suis resté !...

MARIE.

C’est bien, ça !... Mais après ?

BERTRAND.

Le lendemain, j’étais au chantier au point du jour, et j’y étais encore à l’entrée de la nuit !... et je me disais : Va, malheureux, va, c’est pour rendre à la pauvre Marie-Jeanne l’enfant que tu lui as arraché. Et je travaillais, je travaillais toujours... V’là qu’en relevant la tête, j’aperçois le patron qui me regardait d’un air ému... j’ crois qu’il pleurait, c’t’ home ! « Bertrand, qu’il m’dit, arrête un peu et repose-toi ; ton visage est tout baigné de sueur. » Y se trompait, c’n’étaient qu’ des larmes !...

MARIE.

Des larmes ?...

BERTRAND.

Me reposer ? que je réponds ; mais pendant c’ temps-là, ma pauvre femme n’a pas son enfant !... Pendant c’ temps-là, elle pleure abandonnée, elle se meurt peut-être !... non, bourgeois, non, il n’y a plus de repos pour moi, tant qu’il n’y a plus de bonheur pour elle !

MARIE, avec force.

Ah ! Bertrand ! tu étais redevenu honnête homme !

BERTRAND.

Oui, oui, c’est ce qu’a pensé le bourgeois, et en me le disant, il m’a mis dans la main une année d’ ma paye !... toute une année... Alors, tu comprends bien où j’ai couru tout d’ suite...

MARIE, agitée.

Oui, là-bas, n’est-ce pas ? là-bas... Eh bien ?

BERTRAND.

Eh bien ! on m’a dit qu’un autre était venu, qu’il avait donné toutes les indications, et qu’il avait emporté l’enfant !

MARIE.

On t’a dit ça !... on l’a dit ça aussi...

Avec force.

Ah ! je ne suis donc pas folle ?

BERTRAND.

Comment ? explique-toi...

MARIE.

Non, toi, toi, parle encore...

BERTRAND.

J’ai pensé que t’avais trouvé des secours de ton côté, et que tu avais envoyé quelqu’un.

MARIE.

Non, non.

BERTRAND.

Qu’enfin, c’était de ta part que cet homme était venu.

MARIE.

Non, non...

BERTRAND.

Mais alors ?

MARIE.

Alors, on nous l’a volé !

BERTRAND.

Volé !... mais qui ?... qui donc ?

MARIE.

Attends, je vais te l’apprendre, car à présent, vois-tu, je suis bien sûre de moi... Quand tu t’es mis à ma recherche, on t’a annoncé que j’étais folle, n’est-ce pas ?

BERTRAND.

Mon Dieu ! oui...

MARIE.

Sais-tu pourquoi ils ont inventé cela ? Parce que je m’étais présentée comme toi à l’hospice, et qu’on m’avait fait la même réponse ; parce qu’en allant chez une belle dame du grand monde, je l’ai retrouvé, je l’ai reconnu, lui, entends-tu ? lui !...

BERTRAND.

Mais es-tu bien sûre ?

MARIE, avec explosion.

Oh ! il faut me croire, toi, Bertrand, il ne faut pas me dire aussi que ma tête est perdue... parce que si tu me disais ça, vois-tu, tout serait fini, tu n’aurais plus ni femme ni enfant !

BERTRAND.

Non, Marie, non, je ne doute pas...

MARIE.

À la bonne heure.

BERTRAND.

Mais alors, il faut qu’il y ait là une horrible machination.

MARIE.

Oh ! oui, bien horrible ! Mais te v’là, nous la déjouerons !

BERTRAND.

Nous ne sommes que de pauvres ouvriers... qui nous aidera ?... qui nous protégera ?... Moi, on me repoussera pour ma conduite passée... toi... tu es enfermée ici...

MARIE.

J’en sortirai, sois tranquille...

BERTRAND.

Mais quand ?

MARIE.

Bientôt... J’en suis sûre !

BERTRAND.

Par quel moyen ?

MARIE, apercevant le Docteur.

Tu vas le savoir...

BERTRAND.

Un mot avant : le nom et la demeure de cette femme ?

MARIE.

Madame de Bussières, rue d’Hanovre, n° 40.

BERTRAND.

Bien...

MARIE, voyant entrer Appiani et le Docteur.

Cet homme est encore avec lui ; n’importe, je réussirai, je le veux !

 

 

Scène VII

 

MARIE-JEANNE, BERTRAND, APPIANI, LE DOCTEUR

 

Ils entrent par la droite.

APPIAN, à part.

Encore ici !

Haut.

Quel est cet homme ?...

LE DOCTEUR.

C’est son mari... Vous n’êtes pas encore rentrée, Marie-Jeanne...

MARIE.

Non, messieurs... J’étais là avec mon pauvre Bertrand... qui essayait de me consoler de la perte de notre enfant...

APPIANI.

Comment ?...

MARIE.

Hélas ! oui... monsieur... je l’ai perdu, il est mort !...

APPIANI, la regardant avec étonnement.

Mort !

LE DOCTEUR, à part.

Que dit-elle ?

BERTRAND, bas.

Mais, Marie, je ne te comprends pas.

MARIE, bas.

Tais-toi.

APPIANI.

Ainsi, vous reconnaissez... que l’enfant... que vous avez vu chez madame de Bussières...

MARIE.

L’enfant que j’ai vu chez madame de Bussières...

APPIANI.

Oui...

MARIE.

Cet enfant est à elle.

APPIANI, étonné.

À elle !...

MARIE.

À qui donc serait-il ?

APPIANI.

Ainsi, quand vous disiez que vous l’aviez mis aux Enfants-Trouvés...

MARIE, avec étonnement.

J’ai dit cela ?...

APPIANI.

Quand vous prétendiez qu’on vous l’avait volé...

MARIE, avec contrainte.

J’étais folle !... bien certainement...

APPIANI.

Quand vous reconnaissiez, quand vous vouliez embrasser celui que vous avez vu hier...

MARIE, même jeu.

J’étais folle, mon bon monsieur... j’étais folle !

APPIANI, hors de lui.

C’est impossible !... non, c’est maintenant, maintenant que sa tête est perdue !... Voyez, docteur, comme ses traits se contractent, comme elle est troublée...

LE DOCTEUR, qui les a observés tous deux.

Pardon, monsieur, mais vous êtes plus troublé qu’elle...

APPIANI, se remettant.

Moi !...

LE DOCTEUR, à part.

Oh ! je vois, je comprends tout maintenant.

Haut.

Continuez, Marie-Jeanne, continuez...

MARIE, à Appiani.

Et à présent que la raison m’est revenue comme vous le désiriez tant, je me rappelle ce que vous m’avez dit : Venez vers nous, vous nous trouverez toujours prêts à vous tendre la main, à vous secourir, à vous consoler...

Montrant le Docteur.

Et dès que monsieur me permettra de sortir de cette maison où votre bonté m’a fait conduire...

APPIANI, vivement au Docteur.

Sortir... supposez-vous donc, docteur, qu’une guérison puisse s’opérer si vite... et votre profond savoir ne vous dit-il pas qu’il serait imprudent d’abandonner à elle-même...

BERTRAND, avec force.

À elle-même ! oh ! non, non, je suis là pour la défendre...

Se reprenant.

Je veux dire pour veiller sur elle.

APPIANI.

Docteur, les fous ont leurs moments lucides, et il se peut que bientôt Marie-Jeanne...

LE DOCTEUR, examinant Marie-Jeanne.

Bientôt, Marie-Jeanne, bientôt, je l’espère, vous serez libre !

TOUS.

Libre !

LE DOCTEUR, à Appiani.

Pardon, monsieur ; des devoirs impérieux exigent ma présence... et...

APPIANI.

Je vous laisse, monsieur, je me retire.

À part.

Maintenant, il faut agir promptement.

Il sort.

BERTRAND.

Marie ! mais tu leur as dit qu’il était mort !...

MARIE, avec force.

Il le fallait bien pour être libre ! Il le fallait pour le sauver !

Au Docteur.

Oh ! monsieur le docteur, vous devinez, vous comprenez tout ce qui se passe dans le cœur de la pauvre mère...

LE DOCTEUR.

Oui, oui, je vous comprends...

BERTRAND.

Ainsi, elle va sortir... elle va venir avec moi.

LE DOCTEUR.

Pas encore... songez qu’on a les yeux sur vous... vos ennemis sont puissants !... Il faut du courage, de la patience !...

MARIE.

Oh ! j’en aurai, monsieur, j’en aurai !...

BERTRAND,

Et toi, ma pauv’ Marie Jeanne...

MARIE, avec force.

Eh ! ne t’occupe donc pas de moi ; va, pars, songe à lui, à lui seul, entends-tu ?

LE DOCTEUR.

Et dans quelques jours, je vous rendrai votre femme...

BERTRAND.

Dans quelques jours... Marie, je te rendrai ton enfant... Adieu !...

MARIE.

Adieu ! adieu !

Le Docteur l’emmène à droite, Bertrand sort par le fond

 

 

ACTE V

 

Dans une maison de campagne près de Paris. Un riche salon ; deux portes latérales, une au fond. Guéridon à droite, tout ce qu’il faut pour écrire ; deux flambeaux allumés ; un fauteuil tout près du guéridon, un autre à gauche, sur le devant.

 

 

Scène première

 

APPIANI, GUILLAUME, SOPHIE

 

Au lever du rideau, Sophie est occupée à écrire. À droite, Appiani, assis de l’autre côté de la scène, tient un journal. Guillaume près d’Appiani semble lui parler.

SOPHIE.

Vous êtes toujours là, Guillaume ?

GUILLAUME.

Oui, madame ; j’attends.

SOPHIE.

Tenez, vous ferez porter cette lettre à Paris...

Elle lui donne une lettre, puis une autre.

Vous mettrez celle-ci à la poste.

GUILLAUME.

Oui, madame.

Sur un signe d’Appiani, Guillaume s’approche de lui, lui remet les lettres, puis semble lui demander des yeux s’il doit exécuter l’ordre de Sophie.

APPIANI, lui rendant la première lettre après avoir lu la suscription.

Oui...

Mettant l’autre dans sa poche.

Non...

Bas à Guillaume.

Personne ne s’est présenté ? personne n’a demandé à voir madame de Bussières ?

GUILLAUME, bas.

Personne, monsieur, depuis que nous avons quitté Paris pour venir habiter cette petite maison d’Auteuil.

APPIANI, bas.

Et à l’hôtel ?

GUILLAUME.

Je n’ai pas encore de nouvelles, mais je vais envoyer à l’instant.

APPIANI.

Bien... Que l’on réponde toujours que madame la comtesse est partie pour... un long voyage.

GUILLAUME.

Oui, monsieur...

APPIANI.

Et si, par hasard, on nous demandait ici, souvenez-vous que nous ne recevons personne.

GUILLAUME.

Je m’en souviendrai, monsieur.

À Sophie.

Si madame n’a plus d’ordres à me donner, je me retire...

SOPHIE.

Allez, Guillaume.

Il sort par le fond.

 

 

Scène II

 

APPIANI, SOPHIE

 

APPIANI, se levant et allant à Sophie.

Je crains, chère Sophie, que vous ne vous fatiguiez... vous êtes bien faible encore... cette pâleur... Seriez-vous plus souffrante ?...

SOPHIE, se levant ; avec tristesse.

Un peu de fatigue seulement, c’est l’agitation d’une nuit sans sommeil...

APPIANI, lui prenant la main.

Votre main est brûlante... et puis...

L’observant.

on dirait qu’un chagrin secret...

SOPHIE, retirant vivement sa main.

Vous vous alarmez à tort...

Avec contrainte.

Quels chagrins pourraient encore m’attrister ? ne m’avez-vous pas rendue la plus heureuse des mères ?... Seulement, vous le savez, j’ai tant souffert que mon esprit et mon cœur ne s’habituent que lentement à la pensée d’une vie meilleure... l’avenir ne m’apparaît plus calme et riant comme autrefois, et l’approche de ce moment solennel éveille, dans mon âme, je ne sais quels tristes pressentiments...

APPLANI.

Doutez-vous de mon amour... de mon dévouement ?...

SOPHIE.

Non... je vous dois plus que cette vie que je vais vous engager, Appiani ; mais mon premier mariage m’a déjà coûté bien des larmes...

APPIANI.

Et vous n’en verserez plus, désormais !... À moi, à moi seul, maintenant, tous les soins, tous les ennuis, tous les tourments et pour vous éviter aujourd’hui jusqu’à la moindre contrainte, pour que mon bonheur ne vous coûte ni gêne ni fatigue, j’ai voulu que notre mariage eût lieu sans éclat et sans bruit ; ici, loin de Paris, dans cette campagne où nous n’aurons que nos témoins... quelques membres de votre famille, dont voici les noms...

Il lui donne un papier.

SOPHIE, le parcourant ; à part.

Il n’y est pas !...

Haut.

C’est bien, docteur ; je vous remercie des peines que vous avez prises, et... du choix que vous avez fait...

Retenant ses larmes.

Personne en effet ne viendra exciter ni gêne ni contrainte... personne dont la présence puisse éveiller de pénibles souvenirs...

Elle lui remet la liste. Changeant de ton.

Mais l’heure avance, et...

Regardant sa toilette.

je ne suis pas encore prête... Vous me ferez prévenir, mon ami, lorsque le notaire arrivera...

Appiani s’incline, lui prend la main, et la conduit jusqu’à la porte de son appartement, à gauche, deuxième plan.

 

 

Scène III

 

APPIANI, revenant sur le devant

 

À merveille !... encore une heure et j’aurai réussi !...

Il s’assied à droite.

Il est enfin venu, ce jour si ardemment souhaité !... Le voilà près de s’accomplir ce rêve que je poursuis depuis une année... Plus d’obstacles à vaincre !... plus d’ennemis à redouter... Marie-Jeanne est retenue pour quelques jours encore dans cette maison où je l’ai enfermée, et Théobald ignore notre retraite... En m’adressant au cœur de Sophie, en lui parlant de la santé, de la vie de son enfant, j’ai su déjà la conduire ici, où ses ordres sont contrôlés par les miens, où, sans qu’elle le soupçonne, sa volonté est soumise à la mienne... et bientôt je saurai l’emmener assez loin pour être à jamais délivré de toute accusation, de toute pour suite...

Il se lève et va à gauche.

Est-ce bien moi ! moi, que les hommes avaient rejeté si bas, qui ait su déjà m’élever si haut !... Dans un instant, Sophie sera à moi, Sophie, la comtesse de Bussières !... et avec elle, le bonheur... la considération, la fortune !...

 

 

Scène IV

 

APPIANI, GUILLAUME

 

GUILLAUME, entrant vivement.

Monsieur, le notaire vient d’arriver... il est, en ce moment, chez madame.

APPIANI.

Bien ! c’est le contrat qu’il apporte...

Il se dirige vers la porte de Sophie.

GUILLAUME.

Pardon, monsieur, mais j’ai encore quelque chose à vous dire.

APPIANI, revenant.

Qu’est-ce donc ?

GUILLAUME.

Tout à l’heure, en revenant de la poste, je me suis aperçu qu’une femme me suivait de loin...

APPIANI.

Une femme !

GUILLAUME.

J’ai fait exprès plusieurs détours ; je me croyais enfin délivré de sa poursuite, lorsqu’en rentrant ici, je l’ai encore aperçue au bout de la grande allée, et cette fois, j’ai pu distinguer ses traits et la reconnaître. Cette femme, c’était la folle !

APPIANI.

Marie-Jeanne !...

GUILLAUME.

Oui, monsieur, c’était elle !

APPIANI, passant à gauche.

Libre !... libre déjà, et déjà maîtresse de mon secret ! mais qui donc a guidé ses pas ?... Comment a-t elle pu découvrir cette retraite ?... Était-elle seule, au moins ?

GUILLAUME.

Oui, monsieur, seule...

APPIANI, à part.

Oh ! n’importe, si ce médecin a attesté qu’elle n’est pas, qu’elle n’a jamais été folle ! Comment pourrais-je étouffer sa voix ! faire taire ses accusations ?... Si elle, arrive jusqu’à Sophie, si elle parvient à ébranler son esprit, à y semer le doute et le soupçon !... tout sera bientôt perdu pour moi.

GUILLAUME, à part.

Comme il est agité !

APPIANI.

Écoute, je puis compter sur toi, n’est-ce pas ?

GUILLAUME.

Monsieur sait que je lui suis tout dévoué.

APPIANI.

Je sais... comment je te payerai si tu me sers bien, et comment je te punirai si tu me trompes.

GUILLAUME.

Alors, vous êtes deux fois sûr de moi ! Que faut-il faire ?

APPIANI.

Il faut veiller toi-même sur cette femme, empêcher qu’elle puisse ni pénétrer ici, ni être aperçue de la comtesse.

GUILLAUME.

C’est bien, monsieur.

APPIANI.

Et ce notaire qui m’attend !... va, et souviens-toi de mes ordres.

GUILLAUME.

Soyez tranquille, monsieur, nous y veillerons tous.

Appiani entre chez Sophie. Guillaume emporte un flambeau et sort par le fond, demi-nuit.

 

 

Scène V

 

MARIE-JEANNE

 

À peine sont-ils sortis qu’on voit la porte du premier plan, à droite, s’ouvrir doucement et Marie-Jeanne paraître.

MARIE-JEANNE, à voir basse.

Personne !... avançons.

Elle va écouter à la porte du font.

Enfin, m’y voici !... Bientôt que m’avait dit Bertrand, je te rendrai... et je n’ai plus entendu parler de Bertrand... Qu’est-ce que cela me fait maintenant... puisque me voilà ici !... Oh ! oui, je saurai bien le leur reprendre... Mais où est-il ?

Elle regarde autour d’elle.

De ce côté peut-être ?...

Elle va entr’ouvrir la porte de droite du second plan.

Non !...

Passant à la porte de gauche du deuxième plan.

Fermée...

Elle indique la porte premier plan du même côté.

Si c’était...

Elle regarde.

Oui !... un berceau !... c’est lui !... Oh ! les forces m’abandonnent... je me soutiens à peine.

Elle s’appuie au fauteuil.

S’ils étaient là ceux qui prétendaient que j’étais folle ! s’ils pouvaient sentir les battements de mon cœur... oh ! ils n’oseraient pas dire que je ne suis pas sa mère !... Mon Dieu ! donnez-moi le courage et la force ; c’est mon bien que je veux leur enlever... Pourvu que ses cris ne trahissent pas sa pauvre mère !...

Elle entre dans la chambre.

 

 

Scène VI

 

APPIANI, puis MARIE-JEANNE

 

APPIANI, entrant par le fond, avec joie.

Le contrat est signé ! dans une heure le mariage, et aussitôt nous partons... Mais cette femme !... cette Marie-Jeanne... quel démon a pu la mettre sur nos traces ?... Oh ! malheur à elle si elle ose vie poursuivre jusqu’ici !... malheur à elle si elle vient renverser, en un instant, ce que j’ai en tant de peines à élever !...

On entend remuer un meuble dans la chambre de l’enfant.

Du bruit dans cette chambre...

Il va vers la porte.

Qui donc est-là ?...

Il entr’ouvre la porte et regarde.

Elle !... Marie-Jeanne. Oh !...

Un moment de silence ; il regarde autour de lui, va pousser le verrou de la porte du fond, puis celle où est entrée Marie-Jeanne ; il la ferme à clef, revient au milieu du théâtre, et après un temps il entre d’un pas ferme dans la chambre où se trouve Marie-Jeanne.

APPIANI, dans la chambre.

Malheureuse !... que faites-vous là ?...

MARIE, dans la chambre.

Laissez-moi, laissez-moi, monsieur.

APPIANI, dans la chambre.

Répondez, que voulez-vous ? que prétendez-vous ?...

MARIE, dans la chambre.

Ne me regardez pas ainsi, ne m’approchez pas... Ah ! vous me faites peur !...

APPIANI, dans la chambre.

Sortez... sortez donc...

MARIE, sortant.

Laissez, laissez-moi, vous dis-je...

APPIANI, la poursuivant.

Mais répondrez-vous enfin ? Je vous demande ce que vous êtes venue faire dans cette maison ; je vous demande qui vous y a fait pénétrer ?...

MARIE, tremblante.

Personne ! je suis venue seule, personne ne m’a vue entrer...

APPIANI.

Et vous vouliez ?...

MARIE.

Je voulais le revoir... l’embrasser.

APPIANI.

Et... rien de plus ?...

MARIE.

Rien de plus...

APPIANI.

Alors, vous allez partir...

MARIE.

Partir ?...

APPIANI.

À l’instant, à l’instant même.

MARIE.

Partir...

Avec force.

Vous allez donc me le rendre ?

APPIANI.

Vous le rendre !...

MARIE.

Tenez, je ne veux plus mentir... Non, je ne viens pas seulement pour le revoir, je ne viens pas seulement pour l’embrasser, j’ viens vous le reprendre.

APPIANI.

Vous ?

MARIE.

Oui, moi... moi, qui n’ai plus peur à présent !

APPIANI.

Silence, silence, malheureuse !... cet enfant... est à nous !

MARIE.

À vous ?

APPIANI, à voix basse, et regardant autour de lui.

Oui, car fussiez-vous sa mère...

MARIE.

Ah ! vous en convenez donc !

APPIANI, lui serrant les mains.

Fussiez vous sa mère !... il nous le faut, et je ne veux pas qu’il vous soit rendu !

MARIE, se dégageant.

Oh ! misérable !... misérable !...

APPIANI.

Croyez-moi donc, réfléchissez avec calme, et vous accepterez mes offres.

MARIE.

Vos offres ?

APPIANI.

Vous êtes pauvre, nous vous enrichirons.

MARIE.

Que je vous le laisse... que je vous le vende ?... Jamais ! j’aime mieux la misère avec lui !...

APPIANI, d’une voix sourde et s’avançant sur elle.

Mais tu ne vois donc rien, tu ne comprends donc rien ! Tu oses me braver ainsi, et tu ne trembles pas ?...

MARIE, reculant à droite.

Que dit-il !

APPIANI.

Tu t’es introduite ici furtive ment, tu oses dire à voix haute que tu veux mon déshonneur et ma ruine, et tu ne trembles pas !...

MARIE.

Mon Dieu !...

APPIANI.

Mais tu es en mon pouvoir, Marie-Jeanne, dans une demeure qui est la mienne, entourée de gens qui m’obéissent, et tu m’obéiras à ton tour.

MARIE, se trouvant de l’autre côté de la table.

Jamais... jamais...

APPIANI, s’avançant toujours avec menace.

Prends garde... personne ne t’a vue entrer dans cette maison, m’as-tu dit... si tu refuses, personne ne t’en verra sortir !

MARIE, reculant toujours et cherchant à fuir.

Me... me tuer... ah ! vous n’oserez pas me tuer !...

APPIANI.

Tais-toi...

MARIE, voyant que les portes sont fermées, passe à gauche.

Non !... j’appellerai madame de Bussières.

APPIANI, la saisissant.

Te tairas-tu, malheureuse ? 

MARIE, avec force.

Je lui dévoilerai votre infamie, je lui dirai... Ah ! au secours, au secours !

Appiani lui applique un mouchoir sur la bouche et la renverse sur un fauteuil à gauche.

 

 

Scène VII

 

APPIANI, MARIE-JEANNE, BERTRAND et THÉOBALD, puis SOPHIE, RÉMY

 

Ils ont forcé la porte, le verrou tombe.

BERTRAND et THÉOBALD.

Misérable !

Bertrand court délivrer Marie-Jeanne des mains d’Appiani.

APPIANI.

Grand Dieu !

MARIE.

Ah !... sauvez-moi ! sauvez-moi !

Elle se jette dans les bras de Bertrand.

THÉOBALD.

Oui, nous vous sauverons, pauvre femme, nous vous rendrons votre fils...

Montrant Appiani.

Et lui, je le chasserai de cette maison.

APPIANI, qui passe à droite ; avec un rire forcé.

Me chasser !...

THÉOBALD, au milieu.

Ah ! sans éclat, sans scandale ; je n’emploierai même ni la menace ni la force... je dirai seulement qui vous êtes.

APPIANI.

Qui... je suis !...

THÉOBALD.

Oui, qui tu es, Luidji Mariano ! Toi, que j’ai rencontré humble et suppliant à Ferrare... toi, qui mendiais un asile, cachant sous une prétendue proscription politique la sentence flétrissante qui venait de te frapper... comme faussaire...

APPIANI, avec force.

Vous mentez !

THÉOBALD, avec calme.

J’ai là votre arrêt... le voici...

Il lui montre un papier.

BERTRAND.

On vous a dit qui vous êtes... je vais vous dire maintenant ce que vous avez fait... Pour devenir le mari d’une femme jeune et riche... pour tromper une pauvre mère, vous en avez volé une autre !...

APPIANI, avec force.

Mensonge !

MARIE, avec force.

Il ose dire que c’est un mensonge...

THÉOBALD.

Oui, vous avez volé son enfant pour remplacer celui que votre ignorance avait tué.

APPIANI.

Des preuves...vous m’entendez... des preuves...

BERTRAND, prenant le milieu.

Des preuves ! mais fallait donc parler plus tôt... on vous en aurait donné !

MARIE.

Que dis-tu ?... oh ! parle, parle vite !...

BERTRAND.

Voilà ! vous aviez promis cinq mille francs à Rémy pour faire une mauvaise action, on lui en a donné dix mille pour en faire une bonne... son cœur n’a pas hésité... Alors, une fois sur la trace, j’ai couru à l’hôtel de madame de Bussières ; là, j’ai su le nom du village où avait été nourri l’autre petit ; y n’y avait que douze lieues, j’y vole, j’arrive, je m’informe... et je découvre enfin tout ce mystère, dont je vous apporte une preuve,

Il montre un papier.

oh ! mais une preuve irrécusable... tenez, c’est l’acte de décès du jeune Henri de Bussières...

SOPHIE, qui est entrée depuis un moment par le fond.

Ah ! qu’avez-vous dit ? qu’avez-vous dit ? monsieur, mon fils, mon fils...

Elle prend le papier des mains de Bertrand.

Ah !...

Elle tombe évanouie dans les bras de Théobald et de Marie-Jeanne, qui la font asseoir à gauche.

THÉOBALD.

Sophie !... chère Sophie !... au nom du ciel, revenez à vous... Du secours ! du secours !...

APPIANI.

Tout est perdu !...

Il va pour sortir par le fond.

BERTRAND, lui barrant le passage.

Excusez, on ne passe pas !

APPIANI.

Que faire ?...

Il va vers la porte par laquelle est entré Marie-Jeanne. Au moment où il va pour sortir, la porte s’ouvre et Rémy paraît.

RÉMY.

Bien le bonjour...

BERTRAND.

Rémy !...

RÉMY.

Je viens toucher mes six billets de mille.

APPIANI.

Eh ! laisse-moi, malheureux !... 

RÉMY, regardant autour de lui.

Bon, je d’vine, plus d’hyménée... pas vrai ? en ce cas rien de fait... nous sommes quittes... Bonsoir, monsieur...

Il le salue.

APPIANI, à part.

Libre !...

Il sort.

BERTRAND.

Comment ! tu l’as laissé partir...

RÉMY.

Qu’importe ? il y a d’ la société en bas pour le r’cevoir...

BERTRAND.

De la société ?...

RÉMY.

Et de la bonne...

THÉOBALD.

Elle revient à elle...

SOPHIE, revenant peu à peu.

Marie-Jeanne...

MARIE, se jetant à ses genoux.

Je vous aurais donné ma vie, madame ; mais mon enfant !... je ne le pouvais pas !...

SOPHIE, pleurant.

Mort ! mort !... Ah ! je te le rendrai... Marie-Jeanne, je te le rendrai... mais ne me l’arrache pas aujourd’hui... attends, attends un peu...

MARIE.

Oh ! oui, oui, madame, nous l’élèverons ensemble... nous attendrons...

BERTRAND, bas à Théobald.

Nous attendrons que le bon Dieu lui en ait donné un autre.

Sophie tend la main à Théobald. Marie-Jeanne entr’ouvre la porte où se trouve son enfant, et regarde avec joie. Bertrand et Rémy regardent et écoutent à la porte par laquelle est parti Appiani. Tableau.

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