Marcelin (Jean-François Alfred BAYARD - DUMANOIR)
Drame en trois actes.
Représenté, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 30 mai 1840.
Personnages
MONSIEUR CHATENAY
ÉLISE DE MONTDIDIER
MONSIEUR LEBERTHET
MADAME LEBERTHET
HENRI DE BRUGES
MARCELIN
DESCHAMPS
ROBERT, domestique
PLUSIEURS DOMESTIQUES
HOMMES et DAMES de la société de M. Chatenay
ACTE I
Le théâtre représente un petit salon élégant, de l’appartement de Madame de Montdidier. Au fond, une croisée avec draperie. Entrée par la droite, à l’angle du fond ; à gauche, à l’angle, la porte du boudoir ; celle de la chambre, du même côté, au second plan.
Scène première
ÉLISE, ensuite, MADAME LEBERTHET
Au lever du rideau, Élise est assise et paraît rêveuse.
ÉLISE.
Déjà huit heures !... Mon Dieu ! que le temps marche rapidement !... je voudrais que l’heure fatale n’arrivât jamais... Si je pouvais l’oublier !
Elle prend un livre.
Lire !... je n’y vois pas... j’ai des larmes dans les yeux...
MADAME LEBERTHET, entrant très gaiement.
Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? rien de prêt encore ?... un livre à la main ?...
Prenant le livre.
Quelque chose de bien intéressant ?... du Châteaubriand !... Les Martyrs !...
Riant.
Ah ! ah ! ah ! une mariée ! le matin de ses noces !... Les Martyrs !... Ceci m’a tout l’air d’une épigramme.
ÉLISE, se levant.
Mon Dieu ! je lisais au hasard... Que veux-tu que je fasse ?
MADAME LEBERTHET.
On fait sa toilette, on regarde ses diamants... ça fait prendre le temps en patience, et le mariage aussi... Une corbeille de noce, avec ses bijoux, ses cachemires, ses dentelles, c’est le beau côté de la chose...
La regardant.
Eh ! mais, les yeux rouges... tu as pleuré ?
ÉLISE.
Moi ! je ne sais... tu crois ?
MADAME LEBERTHET, gaiement.
J’en suis sûre... Une veuve ! quel enfantillage !... Une jeune fille qui se marie, je ne dis pas... à dix-huit ans, on ne sait rien... Moi, qui te parle, je sanglotais, j’avais peur... Mon Dieu ! que j’étais sotte !... j’en ai bien ri plus tard...
L’observant et changeant de ton.
Un soupir ! encore !... Ce n’est pas cela, je me trompais...
Se rapprochant, et à demi-voix.
Ma chère Élise, tu m’avais promis de ne plus y penser.
ÉLISE, balbutiant.
Moi ! je pense...
MADAME LEBERTHET.
À M. Henri de Bruges.
ÉLISE.
Oh ! ne prononce pas ce nom-là !... Oui, c’est la dernière fois... un souvenir qui revient malgré moi...
MADAME LEBERTHET.
C’est juste... Pauvres femmes que nous sommes ! nous avons tant de peine à oublier ces monstres, qui nous oublient si vite !... Témoin, ton perfide.
ÉLISE.
Oh ! tu le sais, s’il m’eût été fidèle, rien au monde n’aurait pu me décider à ce mariage !... c’est lui que j’aimais...
MADAME LEBERTHET.
Et ça n’avait pas le sens commun... Épouser, qui ?... un jeune homme barbu, bien léger, bien étourdi... gentil, à la bonne heure... tu le dis, et je veux bien le croire... Je ne l’ai jamais vu... Mais enfin, un fashionable, sans état, sans espérance... un lion qui n’a pas le sou... Où cela vous aurait-il menés ?... toi, surtout, à qui ton mari n’a laissé que son nom !... Au lieu que M. Chatenay est un homme charmant... toujours gai, toujours aimable, toujours complaisant... La complaisance ! voilà une vertu de ménage !... la seule qui ne trompe pas et qu’on retrouve toujours... Il n’est plus jeune, c’est vrai... mais qui est-ce qui est jeune à présent ?... Eh ! mon Dieu ! ceux qui le paraissent le plus...
Soupirant.
Il y a tant de désappointements dans le monde ! Et puis, ces petits messieurs, il semble qu’on soit trop heureuse de les adorer... ils nous aiment du bout des lèvres, ils nous font payer cher le bonheur qu’ils nous donnent... quelquefois... Un mot, un rien, et ils se croient quittes... Mais un brave homme de mari... déjà mûr... tient ce qu’il promet... c’est peu, mais c’est sûr... Il cherche à racheter ce qui lui manque par des petits soins, des petites attentions... il vous sait gré de cette beauté qui le rajeunit lui-même... et son amour est d’autant plus généreux, qu’il sent bien, en conscience, qu’il vous redoit toujours quelque chose... Et M. Chatenay, par exemple...
ÉLISE.
Oh ! lui, c’est le meilleur des hommes !... Je n’ai point oublié qu’il sauva mon mari d’une ruine, où son honneur allait se perdre ; que plus tard, quand je fus veuve, il vint à mon secours avec une amitié que je ne me rappelle pas sans émotion... Et pourtant, lorsqu’il demanda ma main, je l’aurais refusé peut-être, si je n’eusse appris presqu’en même temps le départ de M. de Bruges, qui, en dépit de notre amour, de ses serments, allait...
MADAME LEBERTHET.
Se marier à une autre !... Le petit infâme !... Je ne le connais pas, mais c’est égal, je le déteste de confiance... Oh ! les hommes ! les hommes !... Tiens, je les prendrais en haine, tous !... sans mon mari, qui me raccommode quelquefois avec eux.
ÉLISE.
Oh ! moi, je ne tiens plus à rien... J’ai consenti à être la femme de M. Chatenay, par reconnaissance pour lui...
MADAME LEBERTHET.
Et par vengeance pour un autre.
ÉLISE.
Air : Un homme pour faire un tableau.
Que dis-tu là ?
MADAME LEBERTHET.
Pourquoi rougir ?
ÉLISE.
Eh ! quoi ! ma chère, la vengeance !
Y penses-tu ?
MADAME LEBERTHET.
C’est un plaisir
Dont je comprends la jouissance.
ÉLISE.
Toi qui, parmi nous, au couvent,
Avais la douceur en partage !...
MADAME LEBERTHET.
Oh ! j’ai bien changé...
ÉLISE.
Depuis quand ?
MADAME LEBERTHET.
Eh ! mais, depuis mon mariage.
Scène II
ÉLISE, MADAME LEBERTHET, UN DOMESTIQUE
ÉLISE.
Qu’est-ce que voulez-vous ?
LE DOMESTIQUE.
Le tapissier vient d’arriver... c’est-à-dire, son apprenti.
MADAME LEBERTHET.
Ah ! ce jeune ouvrier que j’ai aperçu en arrivant... fort bien, un air distingué, un jeune homme charmant... Je l’ai pris pour quelque chose.
ÉLISE.
Tu l’as remarqué ?
MADAME LEBERTHET.
Moi, je remarque toujours ce qui est bien.
LE DOMESTIQUE, se rapprochant.
Il demande par où il doit commencer.
ÉLISE.
Dites-lui qu’il attende l’arrivée de M. Leberthet, qui a bien voulu se charger de ces détails... Laissez-nous.
Le domestique sort.
Scène III
MADAME LEBERTHET, ÉLISE
MADAME LEBERTHET.
Ah ! c’est juste, mon mari est ton grand maître des cérémonies... Le voilà dans son élément : il est très tatillon... Chez moi, il veut tout voir, il veut tout faire... ça m’arrange assez... et d’une complaisance !...
ÉLISE.
Ton mari ?... c’est singulier... il m’a semblé...
MADAME LEBERTHET.
C’est une éducation que j’ai faite... je l’ai formé.
ÉLISE.
Vrai ! et tu as réussi ?
MADAME LEBERTHET.
Complètement... Il a bien eu d’abord quelque peine à s’y faire... ces hommes ! c’est si mal commencé !... Mais enfin, comme il avait des dispositions naturelles, il a fait tout ce que j’ai voulu.
ÉLISE.
Et moi qui croyais, au contraire...
MADAME LEBERTHET.
Quoi donc ?
ÉLISE.
Je t’avoue que ton mari me faisait peur... Oui ; le mien, mon premier, était aimable et doux... mais je craignais que ce ne fût une exception... et depuis que je t’ai revue... Tiens, franchement, si mon mari ressemblait au tien, qui est son ami...
MADAME LEBERTHET.
Je te conseillerais de te plaindre !
ÉLISE.
Mais c’est que vous vous chamaillez toujours.
MADAME LEBERTHET.
Tu crois ?...
ÉLISE.
Dame ! ce que je vois...
MADAME LEBERTHET.
Tu ne vois rien.
ÉLISE.
Cependant... tu lui obéis toujours.
MADAME LEBERTHET, riant.
J’obéis, moi !... Veux-tu que je te mette dans mon secret ?... cela pourra te servir.
ÉLISE.
Comment ! M. Leberthet n’est pas maussade, exigeant ?
MADAME LEBERTHET.
Lui ?... un agneau, ma chère... Mais dans les premiers mois de notre mariage, je l’avais rendu si complaisant... tranchons le mot, si bonasse... qu’on se moquait de lui... Je ne m’en apercevais pas... ni lui non plus, à plus forte raison... Les maris de s’aperçoivent de rien... c’est une grâce d’état... Mais un jour, je sentis qu’il fallait sauver sa dignité d’homme... car ils ont tous leur dignité d’homme... mon mari aussi, il a la sienne !... ça fait pitié, mais enfin il l’a... Et, pour concilier ce qu’il me doit et ce qu’il doit au monde, nous convînmes que je lui demanderais toujours le contraire de ce que je voudrais... de sorte, qu’en ayant l’air de refuser, il céderait encore... Je veux, il ne veut pas ; je dis non, il dit oui... aux yeux du monde, il est le maître ; mais au fond, ça revient au même... C’est un gant que je retourne comme je veux.
ÉLISE, riant.
Air : Vaudeville de l’Île des Noirs.
C’est le secret de ton ménage !
Le moyen de le deviner ?
MADAME LEBERTHET.
Ainsi, chacun a son partage :
C’est à mon mari de régner.
ÉLISE.
Pour lui l’avantage est fort mince,
Dans ton système...
MADAME LEBERTHET.
En pareil cas,
Un mari, vois-tu, c’est un prince,
Qui règne et ne gouverne pas.
Tiens, le voici... je suis enchantée qu’il vienne... Je veux qu’il reste ici, puisque nous en avons besoin... Tu vas voir.
Scène IV
MADAME LEBERTHET, ÉLISE, LEBERTHET
LEBERTHET, à la cantonade.
C’est bien, faites-le venir.
Apercevant Élise.
Ah ! belle dame, pardon !... Voulez-vous recevoir mes compliments ?... c’est un beau jour pour vous.
MADAME LEBERTHET.
De qui parliez-vous donc, en entrant ?
LEBERTHET.
D’un jeune tapissier, à qui j’ai des ordres à donner... je l’attends ici.
MADAME LEBERTHET, avec intention.
Ici ?... oh ! vous feriez mieux d’aller le rejoindre là-bas... Allez-y donc, mon cher.
LEBERTHET, comprenant sa pensée.
Non... je ne m’en soucie pas.
MADAME LEBERTHET.
Ce serait plus convenable.
LEBERTHET.
Je ne trouve pas.
MADAME LEBERTHET.
Mais si !
LEBERTHET.
Mais non !
MADAME LEBERTHET.
Cependant...
LEBERTHET.
Ah ! madame !...
MADAME LEBERTHET.
C’est juste, vous êtes le maître.
Elle regarde Élise, qui se retourne en souriant.
LEBERTHET, à Élise.
Ah ! belle dame, j’ai donné des ordres... les voitures seront ici de bonne heure... l’église ne nous fera pas attendre... à une heure tout sera dit... ce matin, une noce charmante, et ce soir... enfin...
Il rit.
MADAME LEBERTIET.
M. Leberthet !... c’est inconvenant.
LEBERTHET.
Ah bah !... Et puis, dans deux jours, vous partez pour la campagne... votre mari, mon ami Chatenay, veut que nous vous accompagnions.
Mouvement de joie de Mme Leberthet.
ÉLISE.
Et vous viendrez ?
LEBERTHET, regardant sa femme.
Je ne sais pas encore.
MADAME LEBERTHET.
À la campagne ?... oh ! non, je ne m’en soucie pas.
LEBERTHET.
Ah ?... et pourquoi donc cela, ma chère ?
MADAME LEBERTHET.
Oh !... oh !... parce que j’aime mieux rester à Paris.
LEBERTHET.
Moi, je préfère la campagne.
MADAME LEBERTHET.
Vous, je ne dis pas... mais moi...
LEBERTHET.
Vous viendrez.
MADAME LEBERTHET.
Non, Monsieur !
LEBERTHET.
Je l’exige !
MADAME LEBERTHET.
Mais vous êtes un tyran !...
LEBERTHET.
C’est possible... mais c’est comme ça... je n’aime pas les caprices.
MADAME LEBERTHET, à Élise.
Tu vois.
LE DOMESTIQUE, entrant.
Le tapissier !
MADAME LEBERTHET.
Ah ! ah ! mon petit protégé...
Elle s’approche de la table avec Élise.
Scène V
MADAME LEBERTHET, ÉLISE, LEBERTHET, MARCELIN
LEBERTHET.
Eh ! arrive donc, toi !... que diable ! tu te fais bien attendre.
MARCELIN, à part.
Tiens ! tiens ! tiens ! on se tutoie ici !...
LEBERTHET.
Voyons, vas-tu commencer ?
MARCELIN.
Dame !... quand tu voudras.
LEBERTHET.
Hein ?... qu’est-ce que c’est, drôle ?
MARCELIN.
Il n’y a rien de drôle... vous me dites : Vas-tu commencer ?... je vous réponds : Quand tu voudras... donnant, donnant... voilà !
LEBERTHET, avec colère.
Eh ! mais, je crois qu’il raisonne !...
MARCELIN.
Un peu, Monsieur.
MADAME LEBERTHET.
Il se révolte, le petit !
ÉLISE.
Monsieur...
Le reconnaissant.
Eh mais !... je ne me trompe pas... oui, M. Marcelin.
MARCELIN, ôtant vivement sa casquette.
Madame... Ah ! pardon ! je n’avais pas vu... je ne savais pas...
ÉLISE.
Ouvrier ?... apprenti tapissier... M. Marcelin ?
MADAME LEBERTHET.
Ah ! tu connaissais...
LEBERTHET.
Vous, Madame ?... ça ?...
Marcelin le regarde vivement.
ÉLISE.
Oui... un jeune homme... un enfant, alors... qui venait quelquefois chez mon mari... pour une pension... de l’argent... que sais-je ?...
LEBERTHET.
Des mémoires qu’il lui payait.
MARCELIN.
Non, Monsieur.
MADAME LEBERTHET.
Je suis sûre que Monsieur... comment dites-vous ?
MARCELIN.
Marcelin.
MADAME LEBERTHET.
Que M. Marcelin était un brave et honnête garçon... il porte cela sur sa figure... l’air intéressant... il est bien tout-à-fait.
LEBERTHET.
Hein ?... plaît-il ?...
MARCELIN.
Madame est bien bonne.
ÉLISE.
C’était un écolier, qui se conduisait bien et qui paraissait fort heureux.
MARCELIN, gaiement.
Ah ! oui, c’est vrai, Madame... Dans ce temps-là, voyez-vous, rien ne me manquait... vivant au jour le jour, sans passé, sans avenir, je ne songeais qu’au présent... J’étais heureux et gai... jamais de peines... Ah ! bien, oui ! ma mère les gardait pour elle... car j’avais une mère alors !... et si bonne !... qui m’aimait tant !
MADAME LEBERTHET.
Ah ! votre mère...
MARCELIN.
Je n’avais qu’elle... je n’ai plus personne, Madame... ça été mon premier chagrin !
ÉLISE.
Et l’état que vous avez pris...
MARCELIN.
Il n’est pas brillant... possible... mais j’y tiens... C’est elle, c’est ma mère qui me l’a conseillé... Sans ça, je battrais peut-être le pavé, comme tant d’autres... Marcelin, m’a-t-elle dit, avant de me quitter : mon enfant, du courage !... travaille, prends un état modeste, et ne compte que sur toi.
LEBERTHET.
C’est maigre... c’est maigre.
ÉLISE.
C’est bien !
MADAME LEBERTHET, émue.
Oh ! oui, très bien... pauvre garçon !... Et comme ça, vous n’avez personne ?...
MARCELIN.
Dame ! à peu près... personne... qu’un brave et digne homme.
ÉLISE.
Un parent ?
MADAME LEBERTHET.
Un ami ?
LEBERTIET.
Un ouvrier comme t...
Se reprenant.
Comme vous.
MARCELIN, s’attendrissant peu à peu.
Oh ! non... trop au-dessus de moi, pour que nos mains se rencontrent souvent... Je ne peux pas l’aimer à mon aise... ce qui fait que je ne suis pas heureux comme je le voudrais... mais c’est égal, voyez-vous, je donnerais ma vie, et avec joie, pour lui épargner une peine, un chagrin !... et pour lui, pour lui !...
S’efforçant d’être gai.
Oh ! mais je suis un enfant, moi... je m’attendris là, pendant que mon ouvrage... et puis, je vous dis un tas de choses... mon Dieu ! que vous êtes bonnes de m’écouter comme ça !... Pardon... par où faut-il commencer ?...
LEBERTHET.
Par où ?... mais par-là, d’abord... par la chambre de la mariée.
MARCELIN.
Ah ! il y a une mariée ?... excusez !...
ÉLISE.
Bonjour, M. Marcelin.
MARCELIN.
Madame, j’ai bien l’honneur...
MADAME LEBERTHET, émue.
Bonjour, M. Marcelin.
LEBERTHET.
C’est bien, c’est bien... dépêche-toi...
Se reprenant.
dépêchez-vous !...
MARCELIN,
Tout de suite, M. l’intendant...
À part.
Je vas penser à la mariée... pour me ragaillardir un peu.
Il entre dans la chambre.
Scène VI
ÉLISE, LEBERTHET, MADAME LEBERTHET, ensuite CHATENAY
MADAME LEBERTHET.
Bon petit homme !... il m’intéresse.
ÉLISE.
C’était un charmant enfant.
LEBERTHET.
À présent, c’est un ouvrier, voilà tout... et assez mal appris, encore !
MADAME LEBERTHET.
Oh ! avec votre manie de tutoyer les gens... vous l’avez blessé...
CHATENAY, chantant en dehors.
Oui, c’en est fait, je me marie,
Je veux vivre comme un Caton.
LEBERTHET.
Ah ! voilà le marié !
ÉLISE, regardant la pendule.
Dix heures !
CHATENAY, entrant.
S’il est un temps pour la folie,
Il en est un...
Ah ! belles dames !... ma chère Élise !...
MADAME LEBERTHET.
Toujours gai ?
CHATENAY.
Toujours !... en entrant dans cette maison, surtout... c’est un plaisir qui n’est pas sans émotion... Eh ! désormais, elle va être la mienne... j’y serai chez moi... chez nous !... Aussi, je sens mes yeux se mouiller un peu... et il me semble que je rajeunis pour plaire et pour aimer !... Ma belle future, que la journée vous soit heureuse !
LEBERTHET.
Il me semble que cela vous regarde...
MADAME LEBERTHET, à demi-voix.
M. Leberthet ! c’est inconvenant.
CHATENAY, à Élise.
Vous êtes triste, ce matin.
ÉLISE.
Mais non, je vous assure.
CHATENAY.
À la bonne heure !... Moi, d’abord, je serai gai, toute la journée, je vous en avertis... je serai fou, je serai aimable, ou le diable m’emportera !... Dame ! ma chère amie, il faut vous y faire... je n’aime pas le chagrin... toujours jeune, insouciant, ami du plaisir... Ah ! je vous en prie, n’attristons pas le commencement d’une journée qui doit finir si bien... Et d’abord, ce matin, en sortant des mains de mon tailleur... À propos, comment trouvez-vous qu’il m’ait arrangé ?... pas mal, n’est-ce pas ?... c’est bien fait, c’est bien porté...
À Élise.
Pardon, je suis un fat c’est pour vous plaire...
Reprenant.
J’ai été à l’église... j’ai demandé une messe de mariage soignée... un peu courte... On voulait me donner un abbé, un vicaire, que sais-je !... j’ai demandé tout ce qu’il y a de mieux... Comme hier, à la mairie, ne voulaient-ils pas me donner un adjoint ?... allons donc !
LEBERTHET.
J’ai été marié comme ça...
Chatenay sourit.
Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.
Comment donc ! cela vous étonne ?
CHATENAY.
Moi, pour cette solennité,
J’ai voulu le maire en personne,
Avec son écharpe au côté.
C’est de bon augure, je pense,
Pour l’avenir... et j’entends bien,
Le jour où mon bonheur commence,
Que les adjoints n’y soient pour rien.
Après ça, j’ai commandé le dîner... Ah ! c’est là que je brille... pour organiser un dîner fin, galant, coquet, j’aurais rendu des points à feu Beauvilliers, Brillat-Savarin et Grimod de la Reynière... Quelles charmantes parties j’ai faites !...
À Élise.
Ah ! pardon, pardon !... je parle du passé... J’ai goûté les vins moi-même... parce que, voyez-vous, les vins, c’est grave, c’est délicat, c’est le côté moral d’un dîner... il n’y a rien de mieux autour d’une table... après les dames, s’entend...
MADAME LEBERTHET.
Vous êtes galant.
CHATENAY.
Toujours !... Dame ! puisque les jeunes gens ne le sont plus, ça nous regarde... n’est-ce pas, Leberthet ?
LEBERTHET.
Ça coule de source.
CHATENAY.
Ah ça ! la matinée s’avance... les voitures vont venir... nos amis vont arriver... et la mariée...
ÉLISE.
C’est juste... un moment à ma toilette, Monsieur, et je suis prête.
CHATENAY.
Votre toilette !... je ne peux pas y assister...
Mouvement d’Élise.
Non, pas encore... ce n’est pas moi qui la ferai...
LEBERTHET.
Mais vous la déf...
MADAME LEBERTHET.
M. Leberthet ! c’est inconvenant... Ma chère Élise, je t’accompagne... là, dans le boudoir.
CHATENAY.
À bientôt !... et surtout égayez donc un peu cette jolie figure... Ne craignez rien, ayez confiance... vous serez heureuse... je vous le jure !
ÉLISE, lui tendant la main.
Et je vous crois.
Les dames entrent dans le boudoir à gauche.
Scène VII
CHATENAY, LEBERTHET
CHATENAY.
Elle a souri !...
LEBERTHET.
Parbleu !... elle est enchantée... comme la mienne, le jour de mes noces... elle n’avait pas l’air, et... si fait !
CHATENAY.
Elle est charmante, ma femme !... un air timide, chaste... on dirait qu’elle a peur... chère petite ! elle est bien bonne.
LEBERTHET.
Vous êtes heureux ?
CHATENAY.
Si je le suis !... je n’en ai pas dormi, ma parole d’honneur !... j’ai pensé à mon bonheur, toute la nuit...
Air : Vaudeville des Frères de lait.
Si, pour céder au plus riant mensonge,
Je me suis parfois endormi,
C’était pour mieux me transporter en songe
Aux temps heureux où je serai mari. (bis.)
Plus de sommeil !... en ménage, j’y songe,
Peut-on dormir ?...
LEBERTHET.
Très bien !... et pour raison :
On veut alors se reporter en songe
Aux temps heureux où l’on était garçon !
CHATENAY.
Laisse donc... ma femme est si jolie !... n’est-ce pas ?... l’air un peu sentimental... mais, bah !
LEBERTHET.
Bah !... il ne faut pas s’en plaindre... au contraire... parce qu’il y a toujours un moment dans la vie où cela ne fait pas mal...
CHATENAY.
Cela fait même très bien... Cette chère Élise ! comme je lui sais gré d’avoir accepté ma main... aussi, elle peu compter sur mon amour.
LEBERTHET, souriant.
Connu !...
CHATENAY.
Oui, je tiendrai toutes mes promesses... et cent fois davantage.
LEBERTHET.
Vieux fat !
Montrant la glace.
Regardez-donc votre tête grisonnante.
CHATENAY.
Eh ! mon cher... la nuit, tous les cheveux sont gris.
LEBERTHET.
Laissez-moi donc tranquille, jeune homme !
CHATENAY.
Oui, oui, jeune homme... amoureux, et au besoin, jaloux comme à vingt ans !... Pauvre petite femme !... elle mérite ça... elle, qui avait à choisir... c’est agréable de pouvoir se dire : J’ai eu la préférence.
LEBERTHET.
Certainement... et vous la devez à votre position... vous êtes riche, indépendant : les femmes aiment assez cela... elle n’aurait jamais voulu épouser un veuf, qui aurait traîné après lui une famille... elle aime mieux s’en faire une.
CHATENAY.
Et me voilà... un garçon, qui lui donne son cœur tout entier.
LEBERTHET.
Et une belle fortune par contrat... vous lui avez tout donné ?
CHATENAY.
À peu près...
Baissant la voix.
excepté, entre nous, une certaine somme dont je n’ai pas parlé... une soixantaine de mille francs, que je vous remettrai à vous, Leberthet, parce que vous êtes un homme sûr, honnête...
LEBERTHET.
Vous êtes bien bon... je n’ai besoin de rien.
CHATENAY.
Mais ce n’est pas pour vous, non plus... Un dépôt, une destination secrète.
LEBERTHET.
Ah ! ah ! mon gaillard !... une femme ?
CHATENAY.
Eh ! non... Quelque jour... plus tard... un jeune homme peut-être vous demandera...
LEBERTHET.
Ah ! j’y suis... un jeune homme... un péché...
CHATENAY.
C’est possible.
LEBERTHET.
Un de ces péchés mignons que l’on cache...
CHATENAY.
Mais que l’on n’oublie pas tout-à-fait.
LEBERTHET.
Vrai ! un petit Dunois ?...Bon enfant ! allez !... moi, je n’ai jamais voulu croire ces bêtises-là... par exemple !... avec des idées pareilles, on n’en finirait pas.
CHATENAY.
Chut ! quelqu’un !
Scène VIII
CHATENAY, LEBERTHET, MARCELIN
MARCELIN, à la cantonade.
En voilà un nid des amours, soigné !... quelle alcôve !... la mariée sera là comme une colombe.
LEBERTHET.
Ah ! ah !... c’est vous ?... vous avez fini ?
MARCELIN.
Oui, de ce côté ; et maintenant...
CHATENAY, se retournant.
Ah !
MARCELIN, l’apercevant.
Tiens !
Il laisse échapper son marteau.
LEBERTHET.
Quoi ?... Il paraît que cette figure-là doit produire son effet sur tout le monde.
MARCELIN.
Non... rien... c’est que j’ai travaillé pour Monsieur.
S’approchant de Chatenay avec émotion.
Bonjour, Monsieur... ça va bien, Monsieur ?...
CHATENAY.
Bien, mon garçon...
À Leberthet.
Allez donc voir si notre monde est arrivé... que diable ! le temps passe...
LEBERTHET.
Oui, j’y vais...
À Marcelin.
Toi... excusez... vous, à présent, vous allez disposer ces draperies.
MARCELIN.
Oui, tout de suite, Monsieur... J’attends mon échelle.
CHATENAY, à Leberthet.
Allez donc... vous me préviendrez.
LEBERTHET, à Marcelin.
Dans un instant... dépêchez-vous...
Bas à Chatenay.
Il est très fier, ce petit bonhomme !
Il sort, Marcelin est près de la fenêtre.
Scène IX
CHATENAY, MARCELIN
CHATENAY.
Ah ! te voilà ici, toi...
MARCELIN.
Dame !... comme vous voyez...
Se rapprochant.
Est-ce que vous en êtes fâché ?
CHATENAY.
Eh ! non... je n’ai pas dit...
Lui tendant la main.
Au contraire.
MARCELIN, la prenant vivement.
Oh ! oui, n’est-ce pas ?
Avec plus de calme.
Vous vous portez bien ?
CHATENAY.
Bien, mon garçon... et toi, toujours content ?
MARCELIN.
Merci... plus ou moins, toujours... mais à présent surtout... je suis si heureux de vous voir !... Dame ! ça ne m’arrive pas souvent.
CHATENAY.
Et comment, par quel hasard, ici ? qu’y viens-tu faire ?
MARCELIN.
Eh ! mais... mon état... le patron n’a pas pu venir... et alors, moi... voilà.
CHATENAY.
C’est juste... tapissier... c’est toi qui l’as voulu.
MARCELIN.
Dame ! il me fallait un état... autant celui-là qu’un autre... et j’y ferai mon chemin, je l’espère... avec du courage, voyez-vous, on arrive, et on n’est à charge à personne.
CHATENAY.
C’est bien ! tu es un bon petit homme... un peu têtu.
MARCELIN.
C’est possible.
CHATENAY.
Mais du cœur !
MARCELIN.
Oh ça ! c’est vrai !
CHATENAY.
Après tout, ce n’est pas ma faute... si tu avais voulu une autre profession...
MARCELIN.
Oh ! je n’avais pas de temps à perdre... j’ai été au plus pressé... et puis, dans le monde, n’est-ce pas ?... commis, clerc ? où ça m’aurait-il mené ?... jugez-donc... un pauvre diable qui n’a pas de famille, pas de protecteur.
CHATENAY.
Ah ça ! et moi ?...
MARCELIN.
Ah ! oui, vous... c’est vrai... vous êtes tout pour le pauvre Marcelin, qui n’est pas ingrat !... mais enfin, votre amitié, ça ne suffit pas...
L’observant.
Ça ne donne pas un nom.
CHATENAY.
Un nom !... un nom !... tu es bien difficile... tu t’appelles Marcelin... c’est un fort joli nom.
MARCELIN.
Oui, dans l’almanach.
CHATENAY.
Allons, c’est fait, tu es tapissier... c’est ta vocation, à ce qu’il paraît...
Marcelin secoue la tête.
N’en parlons plus ; sois sage, conduis-toi bien, et compte sur moi.
MARCELIN.
Oh ! oui, sur vous... toujours !... ma mère me l’a dit.
CHATENAY.
Ta mère !... ta mère !... une bonne femme, je ne dis pas... mais qui t’a donné une tête !...
MARCELIN.
Solide !...
CHATENAY.
Enfin, quand tu seras en état de t’établir, viens me trouver, et, si je suis content de toi, nous verrons... je t’aiderai... je t’ai promis...
MARCELIN.
Oui, de l’argent !...
CHATENAY.
Ce que je te donne ne te suffit peut-être pas... tes douze cents francs de pension... Voyons, parle ; je veux que tu t’amuses... Après le travail, le plaisir... Qu’est-ce qu’il te faut ?
MARCELIN, avec amertume.
Ah !... c’est tout !... de l’argent !
CHATENAY.
Ça te fâche ?... tu es bien dégoûté.
MARCELIN.
C’est quelque chose, je ne dis pas... mais je voudrais mieux que ça.
CHATENAY.
Ah ! bah !... quoi donc ?
MARCELIN.
Mais... la permission de vous voir... quelquefois... plus souvent...
CHATENAY.
Eh bien ! est-ce que je te la refuse ?... quand tu viens me voir le matin... de bonne heure... tu sais bien qu’à moi aussi ça me fait plaisir... à condition que tu ne battras pas mes domestiques, comme l’autre jour.
MARCELIN.
Pourquoi voulaient-ils m’empêcher d’entrer ?... Il y avait surtout un grand laquais, qui avait l’air de faire le maître chez vous... L’insolent !... je lui ai flanqué un coup de pied, à votre intention.
CHATENAY.
Merci... mais il ne fallait pas frapper si fort.
MARCELIN.
Oh ! pour vous, il n’y a rien de trop... et puis, c’est que je tenais à vous voir... Il y a des jours où l’on est triste, malheureux... et ça fait tant de bien, d’entendre quelques mots d’amitié... comme à présent !
CHATENAY.
Tu m’aimes donc ?
MARCELIN.
Si je vous aime !... vous me demandez ça, vous ?... Mais, je n’ai que vous au monde... je donnerais pour vous... je... Vous ne m’aimez donc pas, vous ?
CHATENAY, ému.
Eh ! si fait... puisque... Ah ! voilà que je m’attendris à présent !
Essuyant ses yeux.
C’est bête... aujourd’hui surtout... Et, tu vois bien... je ne suis pas chez moi.
MARCELIN.
C’est juste.
CHATENAY.
Allons, va, mon garçon, va à ton ouvrage... Pense à moi ; je ne t’oublie pas... va.
MARCELIN.
Oui... Excusez, si je me suis permis de vous reconnaître là... ç’a été plus fort que moi.
Il s’éloigne lentement et gagne la porte de sortie.
CHATENAY, à part.
Bon petit garçon !... il m’a tout bouleversé... Allons donc, je lui ferai du bien, parbleu !... je ne peux rien faire de mieux, moi.
Il se retourne et aperçoit Marcelin arrêté dans le fond.
Eh bien ?
MARCELIN.
C’est que... une chose, encore, que j’oubliais...
CHATENAY, mettant la main à sa poche.
Parle, voyons... tu veux ?...
MARCELIN.
Ce serait de vous embrasser... une fois... par hasard... comme à présent.
CHATENAY, regardant autour de lui.
Eh bien ! voyons... viens !
Il lui tend les bras ; Marcelin court l’embrasser.
Scène X
CHATENAY, MARCELIN, MADAME LEBERTHET
Aux premiers mots de Mme Leberthet, ils se séparent vivement.
CHATENAY, MARCELIN, à la cantonade.
C’est bien l’éventail dans la corbeille...
Apercevant Chatenay.
Ah ! Monsieur, que faites-vous donc là ?
CHATENAY.
Moi ?... Rien... j’attendais.
MADAME LEBERTHET.
Eh bien ! vous pouvez vous présenter... la toilette est finie.
CHATENAY.
Ah ! merci... j’y vais.
MADAME LEBERTHET.
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ?... vous avez les yeux rouges... comme la mariée...
Riant.
Est-ce que l’émotion... hein ?
CHATENAY, riant aussi.
Ah ! ah ! ah ! quelle folie !
MADAME LEBERTHET, voyant Marcelin occupé de sa draperie.
Eh ! mais, encore notre jeune ouvrier !
Bas à Chatenay.
Il est fort intéressant, ce jeune homme... il est très bien.
CHATENAY, riant avec fatuité.
Vous trouvez ?... c’est flatteur.
MADAME LEBERTHET.
Pour lui.
CHATENAY.
Eh parbleu ! c’est ce que je voulais dire.
Il entre dans le boudoir.
MADAME LEBERTHET.
Je vous suis ; je porte l’éventail.
Elle retourne à la corbeille.
MARCELIN, à part.
Oh ! oui, il m’aime... j’ai senti une larme, là, sur ma joue... D’ailleurs, lui aussi, il n’a que moi au monde ; et, quelque jour... oh ! oui, il aura besoin, près de lui, de quelqu’un, d’un ami, d’un... Allons, ne pensons plus à cela.
MADAME LEBERTHET, l’observant.
Qu’est-ce qu’il a donc, ce petit ?
Scène XI
MADAME LEBERTHET, HENRI, MARCELIN
HENRI, entrant vivement.
Ces voitures, ce monde... que signifie ?...
Il heurte Marcelin, qui remonte la scène.
MARCELIN.
Excusez.
HENRI.
Ah ! mon ami... Mme Élise de Montdidier ?
MARCELIN.
C’est ici.
HENRI.
Eh ! je le sais bien...
Baissant la voix.
Mais je veux la voir ici, seule... allez la prévenir.
À part.
Elle va être surprise, enchantée.
MARCELIN, à part.
Tiens ! tiens ! c’est le marié.
Mme Leberthet lui fait signe de rester... Il s’occupe de la draperie.
MADAME LEBERTHET, qui est descendue.
Monsieur demande ?...
HENRI.
Madame... Ah ! pardon !
À part.
Et moi, qui ne voulais être vu de personne !...
MADAME LEBERTHET.
Monsieur, je n’ai pas l’honneur de connaître...
HENRI.
Oh ! c’est inutile ; je ne veux parler qu’à Madame...
MADAME LEBERTHET.
Elle est à sa toilette. Monsieur vient sans doute pour le mariage ?
HENRI.
Le mariage... de qui ?...
MADAME LEBERTHET.
Eh ! mais, le sien.
HENRI.
Le sien ?... Oh ! non... cela ne se peut pas ! vous me trompez !
MARCELIN, à part.
Tiens ! tiens ! c’est plutôt un amoureux.
Il se rapproche.
MADAME LEBERTHET.
Permettez...
HENRI.
C’est impossible !... Élise !...
MADAME LEBERTHET.
Ô ciel !
À Marcelin.
Sortez ! sortez !
Elle le pousse vers la porte.
MARCELIN.
Tiens ! tiens !... Mais, Madame...
MADAME LEBERTHET.
Laissez-nous ! sortez !
Il sort stupéfait.
Scène XII
HENRI, MADAME LEBERTHET
MADAME LEBERTHET.
Vous êtes monsieur Henri.
HENRI.
Vous savez mon nom !...
MADAME LEBERTHET.
Eh ! un amoureux, ça se devine tout de suite... M. Henri de Bruges... vous, qui l’aimez... Mais, marié sans doute ?
HENRI.
Eh ! non, Madame ; je reviens à Élise, plus épris que jamais, lui rappeler des serments...
MADAME LEBERTHET.
Qu’elle ne peut tenir.
HENRI.
Ce mariage, quel qu’il soit, je l’empêcherai !
MADAME LEBERTHET.
Il est trop tard.
HENRI.
Mais Élise elle-même...
MADAME LEBERTHET.
Il est trop tard, vous dis-je.
À part.
Eh bien ! voilà qui est gentil... il arrive à propos.
HENRI.
Trop tard ! trop tard !... Je la verrai, du moins...
MADAME LEBERTHET.
Encore une idée !... Imprudent !... que personne ne sache...
HENRI.
En arrivant, je n’ai rencontré personne... mais je ne crains pas les regards... Mon amour...
MADAME LEBERTHET.
Votre amour la perdrait... un mariage superbe, qui assure sa fortune, son bonheur... un mari qui l’aime.
HENRI.
Un mari !... je le tuerai.
MADAME LEBERTHET, souriant.
Ah ! oui, je n’y pensais pas... règle générale, on veut toujours tuer le mari.
HENRI.
Il ne l’épousera pas !
MADAME LEBERTHET.
C’est fait !
HENRI.
Grand Dieu !
MADAME LEBERTHET.
Oui, d’hier... le maire les a mariés.
HENRI, accablé.
Ah ! Madame !... vous ne me trompez pas ?...
MADAME LEBERTHET.
On va se rendre à l’église.
HENRI, tombant assis.
Mariée !... mariée !...
MADAME LEBERTHET, émue, à part.
Pauvre garçon ! il me fait de la peine !... Un amant qui se désole, on a beau savoir ce que c’est, ça remue toujours un peu...
Allant à lui.
Allons, M. Henri, du courage !... Tout est fini... éloignez-vous, partez... cachez à tous les regards un amour, qui désormais ne peut faire que des malheureux.
HENRI, se levant.
Partir !... oui, il le faut... mais Élise !... oh ! de grâce, que je la revoie encore !
MADAME LEBERTHET.
Ne l’essayez pas... c’est impossible... Soyez son ami... oh ! je vous en conjure...
HENRI.
Oui, je le vois, tout est fini... adieu, Madame, adieu !
Il fait un mouvement vers le fond.
Scène XIII
HENRI, MADAME LEBERTHET, ÉLISE
ÉLISE.
Eh bien !... on va partir... mon éventail ?
HENRI.
C’est elle !
MADAME LEBERTHET.
Ô ciel !
HENRI.
Élise !
ÉLISE.
Henri !
MADAME LEBERTHET, à part.
Une reconnaissance !... nous ne l’échapperons pas !
ÉLISE.
Vous ici ! vous !...
HENRI.
Oui, moi, qui viens vous demander compte d’un amour que vous avez oublié !
ÉLISE.
Qu’osez-vous dire ?
MADAME LEBERTHET.
Allons ! bien ! voilà le feu à la maison !
HENRI.
Moi, qui reviens plus épris, plus fidèle que jamais !...
ÉLISE.
Oh ! sortez, Monsieur, laissez-moi !... cet amour, pouvez-vous le réclamer, quand vous l’avez trahi vous-même ?...
À Mme Leberthet.
Viens !
MADAME LEBERTHET.
C’est ce que nous avons de mieux à faire...
HENRI.
Non, vous ne sortirez pas... Vous saurez tout !... Une fortune brillante, une jeune fille qui m’offrait sa main, j’ai tout refusé pour vous, pour vous seule !...
ÉLISE.
Grand Dieu !... Henri !... il serait vrai !... vous m’aimez encore !...
MADAME LEBERTHET, écoutant.
Silence !... Voilà un moment bien choisi pour s’adorer ! pour se faire des reproches !... quand le mari est là !...
HENRI.
Eh ! ce mari... que m’importe ?
MADAME LEBERTHET.
C’est possible... mais il lui importe beaucoup.
HENRI.
Je ne lui dois ni égards, ni respect...
MADAME LEBERTHET.
Jeune homme !... un mari est toujours respectable !
ÉLISE.
Henri ! s’il vous trouvait chez moi, en ce moment !...
MADAME LEBERTHET.
Air de Teniers.
Partez, Monsieur, c’est moi qui vous implore...
Éloignez-vous.
HENRI.
Non, ne l’espérez pas !
ÉLISE.
Pour mon repos, si vous m’aimez encore,
Partez...
HENRI.
Jamais !... je m’attache à vos pas.
Non, ce bonheur, auquel j’ai pu prétendre,
Ces biens si chers, ils m’étaient dus...
Et renoncer à les défendre,
C’est mériter de les avoir perdus !
MADAME LEBERTHET.
Grand Dieu ! on vient !... Monsieur, de grâce !...
HENRI.
Je reste !
ÉLISE.
Henri !... Oh ! je me meurs...
HENRI.
Élise !... revenez à vous.
MADAME LEBERTHET.
Henri... M. Henri... songez-y donc !... votre présence ici, en ce moment... son trouble, le vôtre !...
HENRI.
Oh ! oui, oui, je pars... mais bientôt...
MADAME LEBERTHET, à la porte d’entrée.
Venez...
S’arrêtant.
Dieu ! il n’est plus temps !...
Du côté du boudoir.
Par ici !
ÉLISE, avec effroi.
Non... mon mari !...
HENRI.
Ah !... là ! là !...
Il se jette dans la chambre à coucher.
ÉLISE.
Monsieur ! Monsieur !...
Leberthet paraît.
MADAME LEBERTHET, à part.
Dans la chambre de la mariée... en voilà une inspiration !
Scène XIV
MADAME LEBERTHET, ÉLISE, LEBERTHET, MARCELIN, ensuite CHATENAY, PLUSIEURS INVITÉS
LEBERTHET.
Dépêchez, mon garçon...
À un domestique qui porte une petite échelle.
Place l’échelle là, toi.
MADAME LEBERTHET.
Allons, bien !... Qu’est-ce que vous venez faire, vous ?
LEBERTHET.
Je viens... Eh ! mais, quelles figures !...
À Élise.
Qu’est-ce que vous avez donc ?
ÉLISE.
Moi !... rien... je vous assure...
MARCELIN, à part.
Le fait est que la mariée à l’air un peu...
MADAME LEBERTHET.
Que voulez-vous qu’on ait ?... Allons, laissez-nous, faites travailler ce garçon d’un autre côté.
LEBERTHET.
Non... allez, petit, allez... Nous sommes pressés, on se réunit dans le salon à côté.
MADAME LEBERTHET.
Mais je vous dis de sortir !
LEBERTHET.
Mais, je veux rester !
MADAME LEBERTHET.
Mais...
LEBERTHET.
Mais... je reste !
MADAME LEBERTHET, à part.
Ah ! c’est juste... j’oubliais.
MARCELIN, montant à son échelle.
Dame ! mettez-vous d’accord.
CHATENAY, entrant.
Eh ! vite ! vite !... les voitures attendent... tout le monde est arrivé... sommes-nous prêts ?... la mariée ?... Ah ! charmante !... moi, je ne suis pas mal... mais je n’approche pas de cela... Dieu ! quelle superbe entrée à l’église ! Le suisse en tête avec sa hallebarde... Il me semble que je me vois passer... dame ! c’est la première fois, je n’ai pas coutume de... Ah ! pardon !
Lui offrant la main.
Ma chère amie, voulez-vous me permettre...
MARCELIN, à part, sur son échelle.
Tiens ! tiens ! tiens !
CHATENAY, aux invités qui paraissent à la porte d’entrée.
Messieurs, faites-moi compliment... voici la mariée... ma femme !
MARCELIN, de même, avec un cri étouffé.
Sa femme !...
MADAME LEBERTHET, regardant au fond de la chambre.
C’est gentil pour l’autre... s’il entend !
CHATENAY.
Partons ! et qui m’aime me suive... C’est étonnant, comme j’ai des amis ce matin !
Il sort à droite, suivi des personnes invitées.
LEBERTHET, à sa femme, qui regarde la porte à gauche.
À quoi pensez-vous donc ?
MADAME LEBERTHET.
Aux maris... en général.
Ils sortent.
Scène XV
MARCELIN, ensuite HENRI
MARCELIN, seul, descendant de l’échelle.
Sa femme ! sa femme !... il se marie !... Il aura une famille... une autre !... et moi, moi, plus rien pour lui !... Oh ! mon Dieu ! j’en mourrai !
HENRI, sortant de la chambre.
Mariée ! mariée !... oh ! c’est infâme !
MARCELIN, sans être vu.
Hein ?... qu’est-ce que c’est que ça ?
HENRI.
Élise !... quand je venais pour réclamer des droits...
MARCELIN, de même.
Que dit-il ?... la mariée...
HENRI.
N’importe !... elle sera à moi !
Il sort.
MARCELIN, jetant un cri.
Ah !... mon père !...
Le rideau baisse.
ACTE II
La scène se passe chez M. Chatenay, à la campagne, à quelques lieues de Paris.
Le théâtre représente un petit salon dont l’entrée principale est au fond. À droite, la porte de l’appartement de Chatenay ; à gauche, celle de la salle à manger. portes-croisées ouvrant sur des balcons.
Scène première
LEBERTHET, MADAME LEBERTHET
Ils arrivent du fond, Leberthet donnant le bras à sa femme, d’un air pensif. Il tient encore une ombrelle ouverte, porte sous le bras un pliant et un gros bouquet de fleurs des champs à son gilet.
MADAME LEBERTHET.
Ah ! la délicieuse habitation... des bois ! de l’eau ! des fleurs !... et des poules !... C’est ravissant... n’est-ce pas ?
LEBERTHET, préoccupé.
Oui.
MADAME LEBERTHET, quittant le bras de son mari et allant s’asseoir à droite.
Ah ! tant pis !... M. Leberthet, vous vous arrangerez comme vous voudrez, mais il me faut une campagne comme celle-ci.
LEBERTHET, tenant toujours l’ombrelle ouverte.
Oui.
Il se promène d’un air soucieux.
MADAME LEBERTHET, sans le regarder.
Quelle charmante retraite pour une nouvelle mariée !... À la bonne heure, voilà comme je comprends la lune de miel... la solitude des champs et une société choisie... Aussi, depuis huit jours qu’Élise est ici, avec son mari, elle est plus fraîche et plus jolie que jamais... n’avez-vous pas remarqué, M. Leberthet ?
LEBERTHET, s’arrêtant devant le public.
Oui.
MADAME LEBERTHET, toujours de même.
Et moi, je ne puis me lasser de courir, de me promener partout... de respirer cet air vif et pur... Voilà trois heures que nous sommes dehors, et je ne suis pas du tout fatiguée... Vous n’êtes pas fatigué non plus, M. Leberthet ?
LEBERTHET, se promenant.
Non.
MADAME LEBERTHET.
Vous êtes un homme charmant...
À part.
mais peu amusant ce matin... Oui, non, il ne sort pas de là !
LEBERTHET, s’arrêtant tout-à-coup.
Oui, oui, oui !... je l’ai vu... de mes propres yeux, vu !... et puis, ces lettres, ces lettres qui...
S’arrêtant.
Après ça, qui sait ?... dame...
MADAME LEBERTHET, se retournant.
Vous dites ?...
Elle le regarde et part d’un éclat de rire.
Ah ! ah ! ah !
LEBERTHET, s’arrêtant.
Hein ?... quoi ?...
MADAME LEBERTHET, riant plus fort.
Ah ! ah ! ah ! ah !
Scène II
LEBERTHET, MADAME LEBERTHET, ÉLISE
ÉLISE, entrant par la droite.
Ah ! mon Dieu ! quelle gaîté !... qu’est-ce donc ? qu’as-tu ?...
MADAME LEBERTHET, montrant son mari.
Mais regarde-le donc ! mais regarde-le donc !
ÉLISE, riant aussi.
Le fait est...
LEBERTHET, s’apercevant de sa position.
Ah !...
Il ferme l’ombrelle avec colère et se débarrasse du pliant.
Mme Leberthet, vous auriez dû m’avertir au lieu de... Quand on voit un homme soucieux et préoccupé, on lui dit : Monsieur, votre ombrelle est ouverte...
Offrant le bouquet à Élise.
Madame...
ÉLISE.
Merci, Monsieur.
MADAME LEBERTHET.
Soucieux et préoccupé, vous ?... sans que je sache pourquoi !
LEBERTHET.
J’ai des raisons pour cela... des raisons graves, que je ne peux pas, que je ne veux pas dire.
MADAME LEBERTHET, à part.
Ah ! Monsieur ne veut pas ?... voilà du nouveau !
LEBERTHET.
Je dois d’abord consulter Chatenay, qui nous revient ce matin de Paris, où il est depuis avant-hier...
À part et retombant dans sa rêverie.
Et c’est précisément cette coïncidence qui me...
MADAME LEBERTHET.
Encore !... oh ! il faut qu’il s’explique.
Haut.
M. Leberthet...
LEBERTHET, comme s’éveillant.
Hein ?
MADAME LEBERTHET.
Votre ombrelle est ouverte.
LEBERTHET, s’oubliant.
Mais, quand je vous dis que je l’ai vu !... ce jeune homme, s’élancer par-dessus le mur !...
ÉLISE.
Ciel !
MADAME LEBERTHET, se retournant de son côté.
Hein !...
À part.
Ah ! pour le coup, ça devient intéressant.
Haut.
Un jeune homme qui franchit des murs ! Allons donc, vous êtes fou...
LEBERTHET, se remettant.
Oui, sans doute... j’ai eu tort de dire...
MADAME LEBERTHET, avec intention.
En voilà assez, taisez-vous.
LEBERTHET.
C’est juste.
ÉLISE, à part.
Il a donc vu aussi...
MADAME LEBERTHET, étonnée.
Eh bien ? il ne comprend donc plus ?...
Haut.
Je vous dis de vous taire.
LEBERTHET, comprenant tout-à-coup, à part.
Ah ! bon !
Haut.
Et moi, Madame, je veux parler... je parlerai !
MADAME LEBERTHET, à l’oreille d’Élise.
Il va très bien... tu vois !...
Remarquant son trouble.
Oh !...
LEBERTHET.
Oui ! cette nuit, entre quatre et cinq heures, au point du jour, j’ai été réveillé par les aboiements des chiens...
À sa femme.
Vous n’avez pas entendu les chiens qui aboyaient ?
MADAME LEBERTHET.
Allons donc ! c’est vous...
LEBERTHET.
Comment ! c’est moi...
MADAME LEBERTHET.
Qui croyez toujours entendre...
LEBERTHET.
Mais écoutez donc...
À Élise.
J’ai cru que votre mari vous revenait un peu matin... une douce surprise pour sa femme... quel joli réveil ! hein ?
MADAME LEBERTHET.
M. Leberthet ! c’est inconvenant... Après ?...
LEBERTHET.
Bref ! je m’habille à peu près, je descends à la hâte dans le jardin... et, comme je passais sous vos fenêtres, qu’est-ce que j’aperçois... un jeune homme qui prend la fuite à mon approche !
MADAME LEBERTHET.
Un jeune homme !
ÉLISE, émue.
Vous croyez ?
LEBERTHET.
Je l’ai poursuivi en lui criant : Monsieur... pardon, Monsieur... qui demandez-vous ?... Mais, bah !... par-dessus les murs du parc... disparu !
MADAME LEBERTHET.
Et vous n’avez pas vu sa figure ?
LEBERTHET.
Si fait, parbleu !... une figure que j’ai cru reconnaître... je suis sûr d’avoir déjà rencontré ce profil-là quelque part... et si jamais je le retrouve...
ÉLISE, effrayée.
Ah ! mon Dieu !
LEBERTHET.
Plaît-il ?
MADAME LEBERTHET, vivement.
Ah ! mon ami ! vous nous avez sauvé la vie !... c’était un voleur !
LEBERTHET.
Un voleur !... Ah ! sacrebleu, si je l’avais cru !...
MADAME LEBERTHET.
Vous l’auriez arrêté ?
LEBERTHET, avec calme.
Je ne serais pas descendu... Et même, dans la crainte de vous effrayer, je ne voulais rien dire... mais voilà ce que c’est que de m’imposer silence, Madame !
ÉLISE.
Oui, oui, un voleur...
À part.
Je respire.
LEBERTHET.
J’ai pensé un moment que c’était peut-être ce paysan qui apporte ici des lettres tous les matins...
MADAME LEBERTHET.
Des lettres ?
Elle observe Élise.
LEBERTHET.
Mystérieuses...
ÉLISE, troublée.
Vous pensez ?...
À part.
Il sait tout !
MADAME LEBERTHET.
Sans doute, pour M. Chatenay...
Élise fait un mouvement, elle lui serre la main.
Des lettres qu’on lui donnera à son retour...
Bas.
Remets-toi !...
LEBERTHET.
J’avais eu l’idée...
ÉLISE, à part.
Ah ! encore !...
MADAME LEBERTHET.
Eh bien ?... qui ?... après ?...
LEBERTHET.
J’avais eu l’idée...
MADAME LEBERTHET, l’interrompant avec intention.
Quelle idée ?... continuez-donc, parlez-donc !
LEBERTHET.
Que c’était...
MADAME LEBERTHET, marchant à lui.
Parlez-donc !... votre idée ?... nous voulons tout savoir... parlez ! parlez !...
LEBERTHET, comprenant, à part.
Ah ! bon !
Haut.
Non !... je veux me taire, moi, je n’ai plus rien à dire.
ÉLISE, écoutant.
Eh ! mais... une voiture !
MADAME LEBERTHET.
C’est ton mari !... Voyez-donc, M. Leberthet.
LEBERTHET.
J’y cours.
Il va au fond à droite et ouvre la fenêtre.
MADAME LEBERTHET, bas et vivement à Élise.
Cet homme... Henri, peut-être ?
ÉLISE, de même.
En effet, j’ai cru entendre... Il m’avait prévenue... une lettre...
LEBERTHET, à la croisée, à droite.
Tiens ! il n’est pas seul...
MADAME LEBERTHET.
Ah !... ces lettres !... de lui ?
ÉLISE.
Toutes, brûlées.
MADAME LEBERTHET.
Sans les lire ?
ÉLISE.
Et ce matin, j’ai écrit...
MADAME LEBERTHET.
Silence !... le voici !
ÉLISE.
Mon mari !
LEBERTHET.
Le voilà !... il monte.
Scène III
LEBERTHET, MADAME LEBERTHET, ÉLISE, CHATENAY
CHATENAY.
Eh ! bonjour, mes amis... Ma chère Élise !...
Il la baise au front et continue étourdiment.
Enfin, je me retrouve, je renais, je respire !... Moi, qui ne m’ennuyais jamais seul, à Paris, autrefois ; ces deux jours m’ont paru deux siècles !... Dame ! on s’habitue si vite à ce qui est bon !... Au diable, la vie de garçon !... je n’en veux plus... Aussi, j’ai mené rondement les maudites affaires qui m’avaient fait partir... j’ai mis sur les dents le notaire, les clercs, les saute-ruisseaux... je crois que je les aurais...
S’arrêtant.
Ah ! mon Dieu ! et mon compagnon de voyage que j’oublie !...
LEBERTHET.
Une visite ?...
CHATENAY, revenant.
Que je vous amène... une rencontre à l’auberge de la dernière poste... et, vous concevez, un jeune homme, un camarade de plaisirs qu’on a connu à l’Opéra, à la Bouillotte, à Chantilly... à pied et à cheval... on ne peut pas s’empêcher, quand on le trouve à deux pas de chez soi...
Allant à la croisée.
Eh ! montez donc... vous êtes superbe, comme ça... vous avez assez arrangé votre cravate et épousseté vos bottes... Bon ! il se coiffe, à présent.
TOUS.
Mais qui donc ?
CHATENAY.
Je ne l’ai pas nommé ?... c’est un de nos lions... M. Henri de Bruges.
ÉLISE, à part, et s’appuyant sur un fauteuil.
Ciel !
MADAME LEBERTHET, à part.
Ah ! le maladroit !
CHATENAY.
Au fait, vous ne le connaissez peut-être pas.
LEBERTHET.
J’en doute... je vis peu avec les lions.
CHATENAY.
Où allez-vous ? d’où venez-vous ?... me suis-je écrié tout d’abord... et la question à paru l’embarrasser... ce qui m’a fait supposer qu’il y avait là-dessous quelque farce... parce que, nous autres garçons...
À Élise.
Ah ! pardon ! pardon !...
Continuant.
Je lui ai parlé de mon mariage, de mon bonheur... je ne parle plus que de cela à tout le monde... il m’a félicité.
MADAME LEBERTHET.
Vrai ?
CHATENAY
Parole d’honneur !... en regrettant de n’avoir pu être témoin de la cérémonie : car, m’a-t-il dit, j’arrive à l’instant de Strasbourg, où je viens de passer plusieurs mois.
ÉLISE, à part.
Lui !
MADAME LEBERTHET, de même.
Eh bien ! en voilà un qui ment avec aplomb !
LEBERTHET, à la croisée.
Ah ça ! est-ce qu’il fait sa toilette au bas de l’escalier ?... est-ce qu’il change de linge ?
CHATENAY.
Ah ! ah ! ah !... Eh ! non, je l’entends.
Il remonte.
ÉLISE, bas à Mme Leberthet.
Ah ! je suis perdue !
MADAME LEBERTHET.
Que veux-tu dire ?
ÉLISE.
Ton mari qui l’a vu, qui va le reconnaître !
MADAME LEBERTHET.
Ciel !
LEBERTHET, passant sa tête entre elles.
Quoi, ciel ?...
MADAME LEBERTHET, vivement à son mari.
M. Leberthet, je vous défends... non, je vous ordonne... non, je disais bien, je vous défends de...
LEBERTHET, étourdi.
Quoi donc ?... quoi donc ?
Il se retourne du côté d’Élise.
ÉLISE, suppliante.
Ah ! Monsieur !...
Henri s’avance, conduit par Chatenay.
MADAME LEBERTHET, à part.
Il n’est plus temps !
LEBERTHET.
Mais qu’est-ce qu’il y a ?
Scène IV
LEBERTHET, MADAME LEBERTHET, ÉLISE, CHATENAY, HENRI
CHATENAY, le tenant par la main, à Élise.
Madame... ma chère Élise...
À Henri.
C’est ma femme...
Continuant, à Élise.
Voici M. Henri de Bruges, qui veut bien s’arrêter ici quelques instants.
HENRI, balbutiant.
Madame... trop heureux, assurément...
À part.
Ah ! je respire à peine.
MADAME LEBERTHET, à part.
Oh ! ces maris ! ces maris !... ce sont toujours eux qui nous les présentent.
CHATENAY, à Henri.
Mme Leberthet, une ferme charmante... que vous avez eu, sans doute, le plaisir de rencontrer dans le monde.
HENRI, à part.
Je ne crois pas... je n’ai pas eu l’honneur...
CHATENAY.
Et mon ami Leberthet.
HENRI, s’approchant.
Monsieur...
MADAME LEBERTHET, à part.
Voilà l’explosion !
LEBERTHET, pincé par sa femme.
Aïe, ma chère !
À Henri.
Enchanté de faire la connaissance de Monsieur...
À sa femme.
Vous m’avez fait...
MADAME LEBERTHET, bas.
Bien !
LEBERTHET.
Quoi ?
CHATENAY.
Hein ?
MADAME LEBERTHET.
Rien... C’est que je croyais que M. Leberthet avait vu... connaissait...
LEBERTHET.
Monsieur ?... pas du tout...
À Chatenay.
C’est un fort beau garçon.
ÉLISE, à part.
Ce n’était pas lui !...
CHATENAY, à Leberthet.
Est-ce que vous avez peur, jaloux ?...
HENRI.
Pardon, Mesdames, d’arriver ainsi au milieu d’une réunion toute intime... mais les instances de M. Chatenay, qui m’a presqu’enlevé malgré moi...
MADAME LEBERTHET, à part.
Il l’a amené de force... comme c’est nature !
CHATENAY.
Ah ! quand je vous ai parlé de deux jolies femmes, vous ne vous êtes plus tant fait prier... Il ne faut pas vous troubler pour ça... J’aurais bien fait comme vous...
Se reprenant.
Autrefois, autrefois !... quand j’étais garçon et que je tenais au célibat, comme lui...
À Élise.
Il y tient !... Et maintenant, je veux marier tout le monde.
Air du Baiser au porteur.
Je voudrais voir rangés sous ma bannière
Tous mes amis... vous aussi... voulez-vous ?
HENRI.
Moi, Monsieur ?... je n’y pense guère.
CHATENAY.
Pour y penser, restez chez nous :
Lorsque l’on voit des heureux... c’est si doux !...
On veut aussi, suivant même méthode,
Avoir même bonheur enfin.
LEBERTHET.
Sans compter ceux qui trouvent plus commode
De prendre celui du voisin.
CHATENAY.
Et surtout, on ne pense pas à se faire tuer en duel, comme vous, ce matin encore.
MADAME LEBERTHET.
Un duel !
ÉLISE.
Que voulez-vous dire ?
LEBERTHET.
Quelle bêtise !...
Se reprenant.
Pardon !... quelle imprudence !
HENRI.
Je ne comprends pas...
CHATENAY, gaiement.
Ah ! ah ! vous ne comprenez pas que je sais tout... votre querelle avec ce jeune homme... un inconnu, installé ici près, depuis deux jours... que sais-je !
HENRI.
Ah ! oui, un petit impertinent, qui s’est attaché à moi comme un mauvais génie... mais qui a perdu mes traces, je l’espère... Sa persistance à me poursuivre à fini par m’irriter... je l’ai menacé de le jeter par la fenêtre... Mais un duel !... ah ! fi donc !... je ne sais à qui il en veut.
LEBERTHET.
À votre portefeuille, peut-être... oui, voulez-vous que je vous dise... c’est un fripon... Le pays est superbe, très pittoresque... mais il y a beaucoup de voleurs... j’en ai vu un cette nuit...
HENRI, à part.
Grand Dieu !...
ÉLISE, à Mme Leberthet.
Le malheureux !
CHATENAY.
Un voleur ?
MADAME LEBERTHET, à part.
C’est lui !
Partant d’un éclat de rire.
Ah ! ah ! ah ! il a vu son ombre... et il s’est sauvé...
LEBERTHET.
Comment ! une ombre ?...
CHATENAY, riant.
Vous nous conterez cela ce soir, après dîner... En attendant, je vais confier mon voyageur à ces dames, qui lui feront servir quelques rafraîchissements... Ma chère Élise, cela vous regarde...
ÉLISE.
Oui, mon ami... je vais... des ordres à donner...
MADAME LEBERTHET, vivement.
Eh ! non... y penses-tu ?... ton mari qui arrive...
À Chatenay.
On ne veut pas vous enlever votre chère Élise... et Monsieur voudra bien se contenter de...
HENRI.
Ah ! Madame, tant de bontés...
À part.
De quoi se mêle-t-elle !...
CHATENAY, prenant le bras d’Élise.
Bravo !... adopté !... votre femme est charmante, Leberthet.
MADAME LEBERTHET.
Eh ! mon Dieu ! il le sait bien.
LEBERTHET.
Parbleu !... Allez, mon cher, allez lire vos lettres.
CHATENAY.
Ah ! j’ai des lettres ?
LEBERTHET.
Beaucoup... et la rencontre de cette nuit, c’est sérieux... tout cela m’a fait penser...
MADAME LEBERTHET, marchant à lui.
Quoi ? voyons, dites, parlez... dépêchez-vous.
Leberthet la regarde et sort brusquement sans rien dire. Henri s’est rapproché d’Élise.
CHATENAY, riant.
Ah ! ah ! ah ! où diable va-t-il ?...
Appelant.
Leberthet ?...
MADAME LEBERTHET.
Donnez donc le bras à votre femme...
À Henri.
Et maintenant, Monsieur, je suis toute à vos ordres.
CHATENAY.
À bientôt, M. Henri... mettez-vous à votre aise... vous n’avez personne ici qui vous tourmente, qui vous poursuive...
HENRI, à part.
Parbleu ! j’y compte bien...
À Mme Leberthet.
Madame...
À part.
Maintenant je suis tranquille, je ne le verrai plus.
Chatenay, qui donnait le bras à sa femme, la fait sortir à droite et s’apprête à la suivre. Mme Leberthet est sortie à gauche, suivie d’Henri. Tout-à-coup, Marcelin paraît au fond et aperçoit Henri, qui sort à gauche.
Scène V
MARCELIN, CHATENAY
MARCELIN, suivant Henri des yeux.
Le voilà ! c’est lui !... j’en étais sûr !...
La porte de gauche se referme.
CHATENAY, s’arrêtant et se retournant.
Qu’est-ce que... Eh ! mais !... Marcelin !...
Fermant la porte à droite.
Que fais-tu ici, malheureux ?
MARCELIN, d’une voix étouffée.
Moi ?... je ne sais... pardon !...
Il chancelle ; Chatenay court à lui.
CHATENAY.
Ô ciel ! qu’as-tu donc ?...
Le soutenant dans ses bras.
Marcelin !... mon enfant !...
MARCELIN, sanglotant.
Oh ! j’étouffe !... grâce, si je viens !... si je...
À part.
Il est ici !...
CHATENAY.
Reviens à toi !...
Le faisant asseoir.
Pauvre garçon !... assieds-toi... comme il a chaud !...
Il lui essuie le front.
MARCELIN.
J’ai tant couru !...
Avec inquiétude.
Votre femme ?... elle est...
CHATENAY.
Là... chez elle... Mais à qui en as-tu ?... t’est-il arrivé quelque malheur, quelqu’accident ?... voyons, parle !... Tu arrives de Paris ?
MARCELIN, vivement.
À l’instant.
CHATENAY.
Tu m’as suivi ?
MARCELIN.
Oui, c’est cela.
CHATENAY.
Mais, enfin, qu’est-ce qui t’amène ?... la raison ?... est-ce quelque danger ?
MARCELIN, se levant tout-à-coup.
Oui, pour vous !
CHATENAY.
Pour moi ?
MARCELIN, se calmant.
C’est-à-dire... je croyais... on m’avait dit... je vois bien, à c’te heure, qu’on m’a trompé.
CHATENAY, riant.
Quel danger ?... Allons, ne mens pas... il y a quelque chose...
Marcelin détourne la tête.
Que diable ! est-ce que je te fais peur ?
MARCELIN.
Oh ! non, oh ! jamais !
CHATENAY.
Tu me caches quelque secret... Est-ce aussi à cause de ce danger... imaginaire... qu’à Paris, pendant les deux ou trois jours qui ont suivi mon mariage, je te retrouvais toujours... près de chez moi... rôdant en secret à ma porte ?... on t’aurais pris pour...
MARCELIN, souriant.
Un espion, n’est-ce pas ?... c’est que je voulais vous voir souvent...
CHATENAY.
Et ce jour que tu t’es précipité devant mon cheval... pour me forcer à rentrer, à rester chez moi ?...
MARCELIN.
Un cheval si fougueux !... il vous aurait jeté par terre, très bien.
CHATENAY.
Parbleu ! tu l’avais effrayé... Oh ! tu avais une idée fixe... il y a quelque chose dans cette mauvaise tête-là... Et ce n’est pas tout... tu te déranges.
MARCELIN.
Moi ?
CHATENAY.
Oui... je viens de Paris... j’ai passé deux fois devant ton magasin... je voulais te voir aussi.
Marcelin lui prend la main.
Je ne t’ai pas vu... je t’ai demandé... on m’a dit que tu ne venais pas depuis deux jours...
Il le regarde.
Depuis deux jours !...
Marcelin baisse les yeux.
Alors, je suis allé chez toi... j’étais inquiet... j’ai grimpé tes cinq étages...
Marcelin lui baise en souriant la main qu’il tient toujours.
Cinq étages !... que diable ! mon cher, quand on demeure dans ces régions-là, on prévient, si l’on n’y est pas... J’en ai été pour mon voyage... et j’ai remporté mes baisers et mon argent...
Marcelin le regarde avec émotion.
Monsieur avait découché.
MARCELIN.
Ah ! je vous jure...
CHATENAY.
Tu avais découché !... avoue-le... Où étais-tu ?... Une amourette, n’est-ce pas, drôle ?...
Marcelin baisse les yeux.
Eh ! il n’y a pas de mal, mon garçon... tu es jeune, tu es gentil, et les amours, vois-tu, ça n’a qu’un temps...
Soupirant.
et ça passe si vite !... Mais ce n’est pas une raison pour que tu te déranges... Ce qui me fait de la peine, c’est que cela date de l’époque de mon mariage.
MARCELIN, avec émotion.
De votre mariage !... c’est possible... je ne dis pas... Pourquoi aussi vous êtes-vous marié ?
CHATENAY.
Pourquoi je me suis... tu es bien curieux !... qu’est-ce que cela te fait ?... Cela t’a chagriné... tu as pleuré, comme si je t’abandonnais !... et je n’y comprends rien... est-ce que je t’en aime moins ?... est-ce que je suis moins bon, moins généreux pour toi ?... il y a des convenances, des ménagements à garder... tu le sais bien... Mais va toujours, sois tranquille, et ne me reproche plus mon mariage... mon bonheur !
MARCELIN, avec élan.
Votre bonheur !... mais avec ce mot-là, vous me feriez... tenez, vous me feriez rire, quand j’ai envie de pleurer...
Soupirant.
Votre bonheur !...
CHATENAY.
Ah ! ça, la drôle de figure !... tu en doutes ?...
MARCELIN.
Non... j’ai peur, voilà tout.
CHATENAY.
Peur !... mais tu n’as donc pas regardé ma femme ?... si jeune ! si jolie !
MARCELIN.
C’est pour ça.
CHATENAY.
Chérie, adorée !...
MARCELIN.
C’est pour ça !
CHATENAY.
Hein ? tu dis ?...
MARCELIN.
Et l’air si bon, si affable !... oh ! c’est un ange !
CHATENAY, le regardant avec surprise.
Eh ! mais ! comme tu dis cela !... Au fait, tu la connais...
MARCELIN.
Oui, depuis longtemps... quand M. Montdidier payait ma pension... Je voyais toujours là sa... votre femme...
Se rapprochant et l’observant.
et je pensais tout bas : une femme si jeune, si belle... doit être joliment aimée !...
CHATENAY.
À qui le dis-tu ?
MARCELIN.
De son mari... et puis... des autres...
CHATENAY.
Hein ?
MARCELIN.
Oui... des déclarations, vous concevez, ça se fait, ça se reçoit... et un brave homme, comme M. Montdidier...
Hésitant.
comme vous...
CHATENAY.
Comme moi !
MARCELIN.
Dame ! écoutez donc... il y a dans votre monde, dans votre société, des jeunes gens si audacieux, si entreprenants !... et s’il s’en trouvait un...par hasard... qui osât...
CHATENAY.
Je le tuerais !... Ou plutôt, il me tuerait...
Mouvement de Marcelin.
car je n’ai jamais su tenir une épée... Mais alors, vois-tu, Marcelin, je redeviendrais jeune... jeune de cœur, jeune de bras... je le suis encore... et je me battrais, jusqu’à la dernière goutte de mon sang !
MARCELIN, suffoquant.
Oh ! non !... oh ! non !...
CHATENAY.
Mais ma femme !... Élise !... si j’apprenais... Oh ! ce serait pour en mourir !...
Air : Ce titre de soldat m’honore.
À ma confiance trompée
Pourrais-je survivre un moment ?...
Mieux vaut alors un coup d’épée,
Qu’un long chagrin dont on meurt lentement.
Je châtierais la perfidie
Ou périrais en combattant...
Celui qui flétrit notre vie,
Doit achever son œuvre, en nous l’ôtant.
MARCELIN, se cachant la tête dans ses mains.
Oh ! jamais !...
CHATENAY.
Mais quelles diable d’idées viens-tu me fourrer dans la tête ?... si c’est pour cela que tu arrives de Paris...
Scène VI
MARCELIN, CHATENAY, MADAME LEBERTHET, ensuite LEBERTHET
MADAME LEBERTHET, sortant de la salle à manger, sans les voir.
Cela devient effrayant !... cet état d’exaltation !... Courons prévenir Élise...
Apercevant Chatenay.
Ah ! son mari !...
CHATENAY.
Eh bien ! M. de Bruges ?...
Marcelin relève la tête.
MADAME LEBERTHET.
Il est là... il dévore...
À part.
de rage, je crois.
CHATENAY, à Marcelin, lui faisant un signe.
Chut !... pas un mot !
MADAME LEBERTHET.
Eh mais ! je ne me trompe pas... voici notre jeune tapissier de Paris !
CHATENAY, s’oubliant.
Ah ! vous connaissez... Oui, il vient me voir...
MARCELIN, vivement.
Pour un meuble, que Monsieur m’a commandé...
CHATENAY.
Et il va s’en retourner à Paris, comme un brave garçon qu’il est...
MARCELIN, le regardant.
Ce soir... oui, ce soir... parce que ce matin, je suis si fatigué !...
CHATENAY,
C’est juste... ce soir, mon ami...
Appuyant.
ce soir !... et je vais donner des ordres pour qu’on te serve quelque chose... et du meilleur.
MARCELIN.
Ce n’est pas de refus.
MADAME LEBERTHET.
C’est cela... demandez ce qu’il vous faut...
À Chatenay.
C’est mon protégé... j’aime beaucoup ce petit homme-là.
LEBERTHET, entrant du fond.
Mon cher Chatenay, voici votre garde qui...
Se trouvant en face de Marcelin.
Ah bah !
CHATENAY.
Qu’est-ce ?
LEBERTHET, saluant Marcelin.
Monsieur...
Marcelin lui rend son salut.
MADAME LEBERTHET.
Mon Dieu ! quel air effaré !...
LEBERTHET.
Ah bien ! ah bien ! en voilà d’une autre, à présent !
MADAME LEBERTHET et CHATENAY,
Quoi donc ?
LEBERTHET, passant entre eux, les attirant à part et à demi-voix.
Chut !... c’est lui, je le reconnais !...
MADAME LEBERTHET, à demi-voix.
Qui ?
LEBERTHET, de même.
Lui !
CHATENAY.
Lui ?... qui ?...
LEBERTHET.
Eh bien !... le jeune homme de cette nuit, dans le parc...
MADAME LEBERTHET et CHATENAY.
Après ?
LEBERTHET, montrant Marcelin.
Le voilà.
CHATENAY.
Bah !...
Il rit.
Ah ! ah ! ah ! ah !
MADAME LEBERTHET.
Ce petit ?...
LEBERTHET.
Mais... oui.
MADAME LEBERTHET, partant d’un éclat de rire.
Ah ! ah ! ah !... Vous êtes fou !
LEBERTHET.
Mais...
CHATENAY.
Ce jeune tapissier ?...
Ils rient plus fort.
MARCELIN, à part.
Qu’ont-ils donc à rire, en me regardant ?
LEBERTHET.
Le tapissier ?... je disais bien, j’ai vu cette figure-là quelque part...
Allant à Marcelin.
N’est-ce pas que ce matin, à quatre heures...
CHATENAY.
Allons donc !... il ne fait que d’arriver.
MADAME LEBERTHET.
Mon ami, vous rêviez... Ah ! mon Dieu ! vous êtes peut-être somnambule !... ah ! ah ! ah !
LEBERTHET.
Moi ?...
CHATENAY.
Allons, venez, et laissez ce pauvre garçon tranquille.
S’approchant de Marcelin et à voix basse.
Ce soir...
MARCELIN, de même.
C’est promis.
MADAME LEBERTHET, allant à droite.
Il faut pourtant que je prévienne Élise...
LEBERTHET, toujours occupé de Marcelin.
C’est bien certainement...
Chatenay et Mme Leberthet se rapprochent de lui et partent encore d’un éclat de rire.
MADAME LEBERTHET et CHATENAY.
Ah ! ah ! ah !
LEBERTHET, sortant avec Chatenay.
Oui, riez ! riez !...
Ils sortent par le fond, et Mme Leberthet par la droite.
Scène VII
MARCELIN, seul
Partir !... il le faut... oui... Mais il y a là quelqu’un qui partira avec moi... avant moi... Il partira !... quand je devrais l’entraîner, le...
S’arrêtant.
Oh ! malheureux ! un éclat !... pour tout perdre !... pour mettre le désespoir dans cette maison !... pour détruire le repos, le bonheur... de qui, mon Dieu !...
Scène VIII
MARCELIN, HENRI
HENRI, sortant de la porte à gauche.
Maintenant, cette femme n’est plus là...
MARCELIN, l’apercevant.
Ah !...
Il se glisse derrière lui, de manière à ne pas être vu.
HENRI, gagnant le milieu de la scène.
J’en ai trop dit devant elle... Il ne manquerait plus que de la trouver toujours sur mes pas, comme ce maudit jeune homme... que je ne crains plus, heureusement !... Mais, Élise...
En se retournant, il se trouve en face de Marcelin.
Ah !... c’est trop fort !
MARCELIN, avec calme.
Bonjour, Monsieur... ça va bien, depuis ce matin ?
HENRI.
Comment ! vous avez l’audace...
MARCELIN.
Vous me croyiez bien loin... et pourtant, vous savez qu’on ne m’échappe pas facilement, à moi...
Mouvement de Henri.
Je suis entêté, hein ?... et je vous ennuie bien, pas vrai ?
HENRI, contenant sa colère.
Combien vous paie-t-on, l’ami, pour faire ce métier-là ?
MARCELIN.
Ah ! c’est méchant... mais ce n’est pas neuf... vous me l’avez déjà dit ce matin.
HENRI.
Mais, ce matin aussi, je vous ai dit que je vous jetterais par la fenêtre !
MARCELIN.
Avisez-vous-en !... vous y passeriez le premier.
HENRI, éclatant.
Misérable !...
MARCELIN.
Prenez garde !... si vous criez, on va vous entendre.
HENRI.
Mais, enfin... ton nom ?... qui es-tu ?... que me veux-tu ?
MARCELIN.
Mon nom ?... je ne me nomme pas... Ce que je suis ?... vous ne le saurez pas... Ce que je veux ?... oh ! ça, vous le saurez... Je veux que vous sortiez de cette maison, à l’instant... à l’instant même, entendez-vous ?... je veux que vous renonciez à votre projet... à votre idée fixe... qui est infâme !
HENRI, avec explosion.
Infâme !
MARCELIN.
Ne criez donc pas, on va vous entendre... Oui, infâme !... parce que c’est infâme, voyez-vous, de pénétrer chez un honnête homme, un ami, pour lui ravir l’honneur, pour séduire sa femme !
HENRI.
Ô ciel ! parlez bas.
MARCELIN.
Ah ! vous ne criez plus ?... C’est infâme, de corrompre ses gens pour faire parvenir vos lettres jusque dans cette maison... de pénétrer chez lui, comme un voleur, en secret, la nuit !
HENRI.
Ce n’est pas vrai ! vous ne pouvez savoir...
MARCELIN.
Je sais tout !... Le jour du mariage, quand vous sortiez de la chambre à coucher, un homme était là... vous avez dit : Elle sera à moi !... vous l’avez dit !... car cet homme, le voici... et depuis lors, je me suis attaché à vous... je vous ai suivi comme une ombre... j’ai marché sur l’empreinte de vos pas... À Paris, quand vous cherchiez à vous glisser dans l’hôtel, qui est-ce qui vous renvoyait le mari ?... c’était moi !... et cette nuit encore, quand vous escaladiez les murs du parc, qui est-ce qui les franchissait avec vous, pour donner l’alarme ?... c’était moi ! toujours moi !...
HENRI.
Mais c’est un démon !
MARCELIN.
Oui, un démon, qui ne vous fera pas grâce... Vous avez vos projets, j’ai les miens... Il faudra que l’un de nous deux cède à l’autre, et ce ne sera plus moi, je vous le déclare !... Car j’ai juré de sauver cette femme, que vous voulez perdre... cet homme, que vous voulez déshonorer, et qui n’a pas un fils là, pour le défendre... C’est une lâcheté !...
Mouvement de Henri.
Je le défends, moi, parce que je l’aime, cet homme ; parce que son honneur est le mien... parce qu’une plainte, une larme de lui, me retomberait sur le cœur, et que j’en mourrais !...
HENRI.
Quel langage !... Ah ! je devine...
MARCELIN, effrayé.
Quoi donc ?... je n’ai rien dit !...
HENRI.
Tu aimes sa femme !
MARCELIN.
Sa femme !... moi !... Oh ! c’est misérable, ce que vous dites là !
HENRI.
Car, pour lui, si tu l’aimais, si tu tenais à son repos, si tu n’avais pas d’autre but... tu ne dirais rien, tu partirais, tu craindrais un éclat qui nous perd tous ! qui nous met les armes à la main !... qui le tuera !...
MARCELIN, à part.
Ciel !...
Changeant de ton.
Non, non, pas d’éclat, pas de scandale !... tout cela entre nous deux !
Du ton de la prière.
M. Henri, je vous ai menacé... c’est ce qui vous a excité davantage... j’ai eu tort... Mais voyez, je suis calme à présent... Si vous avez du cœur... oh ! oui, vous êtes jeune, vous devez avoir de ça... Allons, M. Henri... ayez pitié de... de tout le monde... Pour lui... pour elle... un bon mouvement !... dites que vous allez partir... Ne craignez rien de moi, rien... un mot qui lui ferait douter de sa femme... de vous... Ah ! si ça en venait là, tenez, j’aimerais mieux... Partez, partez...
Henri le regarde un instant, puis va s’asseoir et prend un livre. Avec rage.
Ah !...
Allant à lui.
Vous ne voulez donc pas partir ?
Henri se tait.
Vous ne voulez donc pas partir ?
HENRI, très calme.
Non.
MARCELIN, avec force.
Eh bien ! je vous dis, moi, que vous partirez !... Je dirai tout !...
HENRI, souriant.
Et quand je dirai, moi, que vous en avez menti, croyez-vous donc qu’on hésite entre ma parole et la vôtre ?
MARCELIN, tirant de sa poche une lettre fermée.
Mais entre votre parole et... cette lettre !
Il la lui montre.
HENRI, se levant tout-à-coup.
Une lettre !... d’Élise ?...
Il veut la prendre.
MARCELIN, la retirant.
Pour vous...
HENRI.
Une lettre d’elle... pour moi !... et dans vos mains !...
MARCELIN.
Vous veniez de partir... alors, moi, je m’en suis emparé, et...
HENRI.
Rendez-la moi !... à l’instant !... je te l’arracherai...
MARCELIN.
Vous m’arracherez plutôt la vie !
HENRI, s’élançant sur lui.
Misérable !... je veux... rends-la moi !
Il le saisit au collet.
MARCELIN, se débattant.
Monsieur ! Monsieur !...
Scène IX
MARCELIN, HENRI, CHATENAY
CHATENAY.
Qu’est-ce donc ?... ce bruit !...
MARCELIN, bas à Henri.
C’est lui !...
HENRI, bas.
C’est ce que tu voulais !
CHATENAY, s’interposant.
Ah ! M. Henri !... cet enfant... que vous a-t-il fait ?... Marcelin, comment Monsieur, que vous voyez pour la première fois...
MARCELIN.
Oh ! je connaissais Monsieur...
HENRI.
Oui, ce jeune homme, dont on vous parlait... qui m’a insulté ce matin... on dirait qu’il cherchait, qu’il cherche encore un malheur...
Mouvement de Marcelin.
et quand je l’ai retrouvé ici...
CHATENAY.
Qui, lui ?... dans cette auberge, depuis deux jours ?... Il arrivait à l’instant, disait-il... Il mentait donc ?
Marcelin baisse les yeux.
HENRI.
Il mentait.
À part.
Que dira-t-il ?
CHATENAY.
Mais cette dispute... celle de ce matin ?...
HENRI.
Je ne sais... je l’ai trouvé sur mon chemin, et son impertinence m’a irrité... comme en ce moment... Il voulait se battre.
MARCELIN.
Et vous avez refusé... comme en ce moment encore, peut-être ?
HENRI, avec dédain.
Me battre avec toi !... un autre, je ne dis pas...
Marcelin regarde Chatenay.
Mais un ouvrier, qui n’ose même dire son nom... Parle, ton nom ?
MARCELIN.
Mon nom ?...
Bas à Chatenay qui le retient.
Mais dites-lui donc mon nom, Monsieur, pour qu’il se batte avec moi !... mais nommez-moi donc !...
CHATENAY, bas, lui imposant silence.
Ah ! taisez-vous...
À Henri.
Je vous l’atteste, M. Henri, c’est un honnête garçon... du moins, je l’ai cru jusqu’à ce jour...
Bas à Marcelin.
Mais j’en doute à présent... car ce mystère... et ce que me disait Leberthet tout à l’heure... cet homme surpris dans le parc, cette nuit... c’était toi !
HENRI, à part, les observant.
Il ne dit rien !
CHATENAY, bas à Marcelin.
Je ne t’en demande pas la raison... tu mentirais encore !...
MARCELIN, d’une voix étouffée.
Oh ! de grâce !...
CHATENAY, changeant de ton, à Henri.
Oubliez cela, mon cher... je venais vous prendre pour vous promener dans mon parc.
HENRI.
Très volontiers.
Il va prendre son chapeau.
CHATENAY, à part.
Je m’y perds !
Bas à Marcelin.
Tu vois à quoi tu nous exposes... en venant ici, sans me consulter... Tu te prends de querelle avec un homme, qui se croit au-dessus de toi, parce qu’il t’a plu de n’être que... ce qu’il dit... un ouvrier... il te demande un nom que tu n’as pas... et...
HENRI, revenant.
Je suis à vos ordres.
CHATENAY.
Me voici.
Haut, à Marcelin.
Et maintenant, mon garçon, que tu as pris tes mesures...
Il sonne.
Tu vas partir à l’instant pour Paris.
MARCELIN, à demi-voix.
Ce soir !
CHATENAY.
À l’instant !
Marcelin veut parler.
Je le veux !
Il lui glisse sa bourse dans la main.
HENRI, à part, avec joie.
Toujours rien !
CHATENAY, dans le fond, à un domestique.
Ah ! Robert...
Le domestique entre.
Vous allez servir ce garçon, comme je vous l’ai dit... avant son départ... à l’instant...
À Henri.
Donnez-vous donc la peine de passer...
Quand Henri est sorti.
À l’instant !
Avec émotion.
Adieu !...
Marcelin va comme pour s’élancer vers lui : Chatenay sort.
Scène X
MARCELIN, ROBERT, ensuite ÉLISE
MARCELIN, regardant dans sa main.
De l’or !... de l’or !... mon père !... et il sort avec lui !... et il ne sait pas !...
ROBERT.
Si vous voulez me suivre à l’office...
MARCELIN.
Ah !
Lui donnant la bourse.
Tiens, voilà pour boire...
À part.
Et partir... oh ! non !
ROBERT, à part.
En voilà un qui paie !... à la bonne heure !
Très respectueusement.
Si Monsieur veut passer dans la salle à manger ?...
MARCELIN.
Oui, oui...
Apercevant Élise qui entre avec inquiétude.
Ah !
ÉLISE, sans les voir.
Oh ! je veux le voir... lui parler... Henri !...
MARCELIN.
Je vais...
S’arrêtant.
Non... je n’oserai jamais...
ÉLISE, l’apercevant.
Marcelin !... c’est vous ?... oui, je savais... mon mari m’a dit... un divan, je crois...
MARCELIN, à part.
Quel trouble !
ROBERT.
Monsieur m’a ordonné de servir...
ÉLISE.
Marcelin ?... c’est bien... allez...
MARCELIN.
Pardon, Madame... le peu de temps que j’ai encore à rester est si précieux !... si j’osais vous parler...
ÉLISE.
Plus tard, mon ami... laissez-moi, je vous en prie... plus tard...
MARCELIN, comme frappé d’un souvenir.
Ah !
Revenant à elle, au moment de sortir.
Madame...
ÉLISE.
Encore !
MARCELIN, tirant de sa poche la lettre montrée à Henri.
Permettez... c’est que... j’ai là une lettre...
ÉLISE, baissant la voix.
Une lettre !...
MARCELIN, de même.
Oui, une lettre... égarée sans doute, Madame... La voici... mais faut prendre garde, voyez-vous... elle pouvait tomber dans les mains d’une autre personne... et ça peut compromettre... Quant à moi, Madame, je n’ai rien vu, je ne sais rien...
Élise retient un cri de surprise et d’effroi, en reconnaissant sa lettre. Marcelin se retourne vivement vers Robert qui s’est approché.
J’y vais, j’y vais.
Il sort précipitamment par la gauche.
Scène XI
ÉLISE, ensuite HENRI
ÉLISE, seule.
Cette lettre !... la mienne !... celle que ce matin j’écrivais... Comment se fait-il ?... lui ! cet ouvrier !... mais où l’a-t-il eue ?... mais il sait donc...
Regardant la lettre.
Non, cachetée encore... et ses regards... sa voix...
Henri paraît au fond et referme sur lui la porte avec précaution.
Henri partira, il le faut !... Ô mon Dieu ! est-ce qu’il ne comprendra pas qu’il y va de mon honneur et de mon repos ?...
HENRI, qui s’est avancé.
Mais il y va de ma vie, à moi !
ÉLISE, poussant un cri.
Ah !... Henri ! vous m’avez entendue !... M. Henri, au nom du ciel, ne restez pas ici !... votre présence me glace et m’épouvante... Cette lettre, que je vous écrivais... vous ne l’avez donc pas reçue ?
HENRI.
Cette lettre, il vous l’a rendue ?
ÉLISE.
Marcelin, ce jeune ouvrier... Mais pourquoi, par quel hasard dans ses mains ?...
HENRI.
Que vous dirai-je ?... je n’y puis rien comprendre... il y a ici quelque machination infernale !... Mais, n’importe, j’ai vos serments, votre amour... et quand je devrais briser cette chaîne odieuse qui vous retient...
ÉLISE.
Oh ! ne parlez pas ainsi !... cette chaîne, je ne la maudis pas, Henri... et sans vous, je serais heureuse peut-être... Oui, mon mari est si bon pour moi, il se confie à mon honneur avec tant d’abandon, il m’aime tant !... Ah ! pourquoi vous ai-je revu ?... Partez !
HENRI.
Élise !... mais vous ne voyez donc pas que je souffre, que je suis malheureux ! que la perte de mes espérances, cette barrière qui nous sépare, vos craintes, ces dangers qui nous environnent, tout a irrité mon amour ?... Mais non, vous ne voyez rien ! vous n’avez plus pour moi que de l’indifférence... de la haine !
ÉLISE.
Moi !... c’est à moi que vous dites cela !...
Air d’Yelva.
S’il était vrai, si cette indifférence,
Me protégeait contre un mot, un regard,
Que me ferait votre présence ?
Que me ferait votre départ ?
Serais-je là, tremblante à cette place,
Prête à vous prier à genoux ?
Enfin, demanderais-je grâce,
Si je n’avais pas peur de vous ?...
HENRI.
Qu’entends-je ?... vous m’aimez encore !
ÉLISE.
Henri ! par pitié !...
HENRI.
Que je parte ?... Oui, mais non pas seul !... mais avec vous... vous êtes à moi... vous m’appartenez !...
Il veut l’enlacer dans ses bras.
ÉLISE, fuyant vers la fenêtre à droite.
Laissez-moi !... grâce !...
HENRI, la rejoignant.
Élise !
ÉLISE, jetant un cri et s’éloignant de la fenêtre.
Ah !...
HENRI.
Quoi donc ?... ce cri !...
ÉLISE, pâle et tremblante, le bras tendu vers la fenêtre.
Là !... là !... par cette fenêtre... mon mari !... il nous a vus !...
HENRI, l’entraînant.
Ciel ! perdue !... vous, Élise !... Eh bien ! partons, venez !...
Il l’entraîne vers la gauche.
Scène XII
ÉLISE, HENRI, MARCELIN
MARCELIN, courant à lui.
Malheureux !...
Il l’éloigne violemment et se trouve entre eux.
ÉLISE.
Ah ! mon Dieu !...
Elle tombe dans un fauteuil.
HENRI, avec rage.
Encore lui !...
MARCELIN, se croisant les bras.
Mais où donc l’entraîniez-vous, ainsi ?
HENRI.
Ah ! il faut en finir !...
ÉLISE, avec effroi.
Mon mari !...
Henri court à la porte et pousse le verrou.
MARCELIN, hors de lui.
Oui, il va venir... Qu’il sache donc que vous le déshonorez !...
HENRI.
Te tairas-tu ?
MARCELIN.
Que sa femme vous aime et le trahit !...
ÉLISE, s’élançant vers lui.
Ah ! Monsieur !...
MARCELIN.
Et après cela...que m’importe ?... qu’il la chasse, qu’il vous tue... qu’il meure !...
Élise tombe à genoux.
Oh ! non, non !...
HENRI.
Madame...
CHATENAY, en dehors.
Élise !...
MARCELIN.
Il monte !... il appelle !...
ÉLISE.
Silence !
HENRI.
Que veux-tu faire ?
Chatenay frappe à la porte.
MARCELIN, bas, à Henri.
Vous partirez ?
CHATENAY, en dehors.
Élise ! Élise ! ouvrez !...
ÉLISE, à Henri.
Oh ! oui !...
HENRI, avec effort.
Oui !
On frappe plus fort, et on secoue la porte.
MARCELIN.
Eh bien ! là... sur ce balcon...
Il ouvre la porte-croisée à gauche ; Henri s’élance sur le balcon ; Marcelin referme vivement la fenêtre sans bruit.
ÉLISE, comme le remerciant.
Monsieur !...
MARCELIN, allant à elle.
Passez chez vous, Madame...
Il la soutient.
Du courage !...
En ce moment, la porte, toujours secouée jusque-là, s’ouvre avec fracas, et Chatenay, pâle, défait, entre précipitamment, et se trouve en face de Marcelin, qui tient Élise dans ses bras.
Scène XIII
ÉLISE, HENRI, MARCELIN, CHATENAY, ensuite MONSIEUR et MADAME LEBERTHET
CHATENAY, entrant.
Mais, qui donc...
Apercevant Marcelin.
Ah ! Marcelin !...
D’une voix étouffée.
Cet homme que j’entendais là... que vous repoussiez ! que je voulais tuer !...
Éclatant.
Marcelin !
MARCELIN.
Que dit-il ?
CHATENAY.
Oh ! non ! non ! c’est impossible !...
Entendant M. et Mme Leberthet et repoussant violemment Marcelin.
Mais éloignez-vous donc !
MADAME LEBERTHET, entrant par la droite et courant à Élise.
Élise !
LEBERTHET, entrant par le fond.
Mon Dieu ! qu’y a-t-il donc ? ces cris... Ma femme !...
CHATENAY, balbutiant.
Rien... C’est moi...
Montrant Élise.
C’est Madame qui surprenait...
À part.
Oui, tout s’explique, à présent !... ce mystère... cette tristesse continuelle... ce séjour près d’ici... cette nuit dans le parc... lui qui, autrefois, chez Montdidier...
Bas à Élise.
Mais, répondez donc, Madame !... c’était... c’était !...
Il montre en tremblant Marcelin.
MARCELIN, avec effroi.
Ce regard !... cette main tendue vers moi !...
ÉLISE, se cachant la tête dans ses mains.
Ah ! Monsieur !...
MADAME LEBERTHET.
Mais expliquez-moi donc...
LEBERTHET.
Hein !... ce jeune homme... que j’ai bien vu...
CHATENAY.
C’est un misérable, un infâme !...
MARCELIN, à part.
C’est moi qu’il soupçonne !... qu’il accuse !... Oh ! qu’il sache tout... qu’il sache tout !...
Il s’élance vers la fenêtre, qu’il ouvre brusquement. Élise pousse un cri, et Mme Leberthet court pour le retenir.
ÉLISE.
Oh !
MADAME LEBERTHET.
Il va se tuer !
Henri à disparu du balcon.
ÉLISE, à part.
Personne !
MARCELIN, à part, la regardant.
Il a tenu sa parole !
CHATENAY, contenant son émotion.
Se tuer !... oh ! non, il est trop lâche !... c’est moi, qui devrais !... Oui, un autre, peut-être... Mais lui, il ne mérite pas ma colère... et je le
chasse !...
MARCELIN, courant à lui.
Me chasser !... vous !...
CHATENAY, reculant.
Moi ?... Je ne vous connais pas... je ne vous dois rien... que du mépris et de la pitié !...
Marcelin veut se rapprocher encore. Chatenay s’éloigne, et, s’adressant à deux domestiques qui ont paru dans le fond.
Que cet homme sorte de chez moi !
MARCELIN, sanglotant.
Me chasser !
CHATENAY.
Sortez !...
Marcelin s’éloigne en sanglotant.
MADAME LEBERTHET.
Pauvre garçon !
LEBERTHET, à part.
Que diable ma femme fait elle dans tout cela ?...
Marcelin, sorti du salon, jette un dernier regard sur Chatenay et tombe à genoux sur le seuil de la porte, que les domestiques referment sur lui. Chatenay cache sa tête dans ses mains. Élise tombe dans un fauteuil, et Mme Leberthet regarde avec surprise son mari, qui paraît furieux.
ACTE III
Le théâtre représente la maison du garde. Deux portes au fond, en face du public, ou aux angles : l’une, à droite, donnant sur le parc ; l’autre, à gauche, donnant sur la campagne. Chambre du garde, à droite, au premier plan ; cheminée à gauche.
Scène première
MARCELIN, DESCHAMPS, ensuite CHATENAY et MADAME LEBERTHET
Au lever du rideau, Marcelin est endormi dans un grand fauteuil de cuir près de la cheminée. Deschamps est de l’autre côté, occupé de son fusil, qu’il nettoie.
DESCHAMPS.
Pauvre jeune homme ! dort-il bien !... ça fait plaisir à voir... Il est joliment heureux que je me sois levé de bonne heure, celui-là...
MARCELIN, endormi.
Grâce !... grâce !...
DESCHAMPS, se rapprochant de lui.
À quoi rêve-t-il ?...
Ainsi placé, il cache Marcelin, que Chatenay et Mme Leberthet ne peuvent voir en entrant.
CHATENAY, entrant de la droite et continuant une conversation.
Vous me cachez un secret.
MADAME LEBERTHET.
Vous êtes fou !
CHATENAY.
Je suis fou, je suis fou !...
Voyant le garde.
Ah ! Deschamps... cours à la poste, et ramène-moi des chevaux.
MADAME LEBERTHET.
Vous partez ?
CHATENAY.
Non... M. de Bruges.
MADAME LEBERTHET.
Et vous aussi...
Avec reproche.
vous quittez votre femme en ce moment !
CHATENAY.
Ma femme ! Que lui importe ?... veut-elle me voir ?... et cette obstination à se taire...
MARCELIN, endormi.
Chassé !...
CHATENAY, se retournant.
Hein ?
MADAME LEBERTHET.
Qu’est-ce que... Ciel !
CHATENAY.
Que vois-je !
DESCHAMPS.
Ne faites pas attention, Monsieur, Madame... c’est une trouvaille de ce matin.
CHATENAY, à part.
Il n’est pas parti !...
MADAME LEBERTHET, à part.
Encore ici !...
DESCHAMPS.
Je m’en vais, pour les chevaux...
CHATENAY, les yeux attachés sur Marcelin.
Reste... c’est inutile ; je ne pars pas... Mais, comment se fait-il... parle donc !...
MADAME LEBERTHET, à part.
Maudit contretemps !
DESCHAMPS.
Pour lors, j’allais me mettre en plaine...
CHATENAY.
Plus bas !... il dort... Après ?...
DESCHAMPS, baissant la voix.
Sur le coup de cinq heures... le fusil sur l’épaule... Scipion en éclaireur.
MADAME LEBERTHET.
Qu’est-ce que c’est que Scipion ?
DESCHAMPS.
C’est mon chien de guette... un fameux nez !... D’abord, je voulais sortir par cette petite porte, qui donne en dehors du parc ; mais, une idée du bon Dieu !... j’ai pris de l’autre côté, par le château... et v’là que, tout-à-coup, au pied d’un gros arbre vert, Scipion se met à gronder... J’approche, et je vois ce pauvre jeune homme étendu, là, par terre, les mains glacées, trempé par la pluie, qui tombait encore... Il ne respirait plus... il était mort, quoi !
CHATENAY, s’approchant vivement de Marcelin.
Mort !...
Il regarde Mme Leberthet et s’arrête.
DESCHAMPS.
C’était tout comme... évanoui.
MADAME LEBERTHET, à Chatenay.
Ah ! il m’avait fait peur !... et à vous aussi.
DESCHAMPS.
Et, vite, je le transporte ici... dans ce grand fauteuil... J’allume un bon feu pour sécher ses habits.
Chatenay touche les habits de Marcelin.
Oh ! ils sont sèches !
Chatenay retire vivement sa main.
Et puis, je nous ai fait avaler à tous les deux un petit verre, pour le réchauffer à l’intérieur... ça l’a ragaillardi un peu.
MADAME LEBERTHET.
Et ça vous a fait plaisir.
CHATENAY, serrant la main de Deschamps, et à demi-voix.
C’est bien !... tu es un brave homme !
MADAME LEBERTHET, regardant Marcelin.
Mon Dieu ! comme il est pâle !
CHATENAY, vivement.
Il n’est pas blessé ?
DESCHAMPS.
Non, il va bien.
Reprenant son récit.
Il paraît qu’il s’était égaré... Aussi, quand il a commencé à se r’avoir, il a voulu partir.
CHATENAY.
Ah ! il a voulu...
MADAME LEBERTHET, à part.
Il aurait bien fait.
DESCHAMPS.
Oh ça ! il y tenait ferme ; mais, pas moyen... parce que ses jambes... plus personne... Un moment après, j’étais sorti ; j’étais allé chez le voisin, le maître d’école... En rentrant, voilà que j’ai retrouvé ce petit qui fondait en larmes... Oh ! il pleurait !... que ça fendait le cœur...
CHATENAY, à part, essuyant une larme.
Il pleurait !... et moi !...
MADAME LEBERTHET.
Pauvre garçon !...
DESCHAMPS, confidentiellement.
Oui, il a l’air gentil ; mais c’est joueur... c’est endetté... et puis...
MADAME LEBERTHET.
Comment ?
DESCHAMPS.
Dame ! un homme qu’on ramasse comme ça... J’ai voulu savoir ce qu’il est... et, je le sais... il est amoureux.
MADAME LEBERTHET.
Amoureux ?...
CHATENAY, vivement.
Qui te l’a dit ?
MARCELIN, endormi.
Chassé !
DESCHAMPS.
V’là qu’il se réveille...
CHATENAY, se rapprochant.
Ah ! enfin...
MARCELIN.
Mon... mon père !...
MADAME LEBERTHET.
Il a dit ?...
DESCHAMPS.
Mon p...
CHATENAY, vivement, lui serrant la main.
Rien ! rien... il rêve...
À part.
Son père !... il n’en a plus !
Deschamps les regarde avec surprise.
Scène II
MARCELIN, DESCHAMPS, CHATENAY, MADAME LEBERTHET, LEBERTHET
LEBERTHET, entrant.
Ah ! vous voici... M. Henri va partir.
MADAME LEBERTHET, à Chatenay.
Eh ! vite, Chatenay, voyez M. de Bruges ; recevez ses adieux... qu’il n’approche pas.
CHATENAY.
Oui, j’y vais... Mais ce jeune homme, Marcelin, il faut que je lui parle... il le faut.
Marcelin commence à s’éveiller.
DESCHAMPS, à part.
Tiens ! il sait son nom.
LEBERTHET, apercevant Marcelin.
Ah ! bah !... D’où tombe-t-il, celui-là ?
MADAME LEBERTHET, à son mari.
Silence !
À Chatenay.
Allez, vous le retrouverez... je le retiendrai...
À son mari.
Restez, M. Leberthet.
À Chatenay.
M. Henri vous attend.
CHATENAY.
Je reviens.
Il sort.
MARCELIN, frappé de ce mot, à part.
Henri !
MADAME LEBERTHET, appuyant.
Restez, M. Leberthet.
LEBERTHET.
Mais parbleu ! oui... je reste,
MADAME LEBERTHET.
Comment ! vous restez ?... Vous ne me comprenez donc pas ?
LEBERTHET.
Si fait, si fait... mais ce jeune homme... ce mystère...
MARCELIN, s’éveillant tout-à-fait.
Henri !
MADAME LEBERTHET.
Mon cher ami, vous êtes jaloux ?... ça n’a pas le sens commun, vous le savez bien... Tenez-vous là, dehors, en sentinelle... regardez, si vous voulez ; mais épiez le retour de Chatenay... il y va de notre repos, à tous.
MARCELIN, se levant.
Henri !
LEBERTHET.
C’est inouï ! depuis hier, on va, on vient, on parle... et je ne sais rien... sacrebleu !
MARCELIN, vivement.
Il est parti, Madame ?
DESCHAMPS, à part.
Ils se connaissent tous.
MADAME LEBERTHET.
Il va partir, à l’instant.
LEBERTHET.
Il déjeune.
Mme Leberthet le regarde avec impatience.
J’y vais... allons, j’y vais.
DESCHAMPS, à part.
Il sort.
Je vas déjeuner aussi, moi.
À Marcelin.
Si le cœur vous en dit...
MADAME LEBERTHET.
Oui, tout à l’heure.
Deschamps sort à droite.
Scène III
MARCELIN, MADAME LEBERTHET, LEBERTHET, en dehors
MARCELIN.
Il va partir, Madame !... mais ses promesses, ses serments ?... mais, hier, cette nuit, il est resté !
MADAME LEBERTHET.
Eh ! vouliez-vous qu’il disparût comme un fou, comme un coupable... pour se trahir, pour tout perdre ?
MARCELIN.
N’importe !... il ne fallait pas rester. J’ai bien obéi, moi, Madame !... Il fallait tenir sa parole... j’ai bien tenu la mienne, au risque d’en mourir.
MADAME LEBERTHET.
C’est bien, ce que vous avez fait là, c’est très bien... C’est moi qui ai retenu M. Henri... D’ailleurs, le moyen de s’éloigner avec une entorse ?
MARCELIN.
Comment ?
MADAME LEBERTHET.
Tout de son long, par terre, en sautant de ce balcon... son chapeau d’un côté, son portefeuille de l’autre.
Riant.
Ah ! ah ! j’en rirai bien... plus tard... quand j’aurai le temps... Mais revenons à vous... Votre présence ici est un danger.
MARCELIN.
Je ne voulais pas m’en aller seul ; je l’attendais dans ce parc, où j’étais retenu comme malgré moi, la honte et le désespoir dans le cœur... Mais plus de force, plus de courage... mes yeux se sont fermés, je suis tombé... et il n’est pas parti !...
MADAME LEBERTHET.
Il a été plus sage que vous... il n’a pas trahi son secret, son amour, comme vous.
MARCELIN.
Je ne comprends pas...
MADAME LEBERTHET, le regardant.
Sans doute... D’où cet homme, ce garde, sait-il que vous êtes amoureux ?
MARCELIN.
Amoureux, moi !
MADAME LEBERTHET.
Eh ! mon Dieu ! je ne vous en fais pas un crime... C’est de votre âge... et j’ai compris tout de suite, comme Chatenay, qu’habitué à voir Élise chez son premier mari...
MARCELIN.
N’achevez pas !... Elle, dont l’honneur m’est plus cher que ma vie !... quand, pour la conserver pure à son mari, je donnerais, je... Oh ! non, Madame, non, vous ne le croyez pas, ni lui non plus... oh ! non, non, c’est impossible.
MADAME LEBERTHET.
Comment ! ce n’est pas par amour pour elle, par jalousie pour M. Henri de Bruges ?... mais, pourquoi donc, alors ?
MARCELIN, vivement.
Pourquoi ?...
S’arrêtant.
Ne le demandez pas Madame.
MADAME LEBERTHET.
Et pourtant, vous aimez quelqu’un ici... et, à moins que ce soit moi...
Mouvement de Marcelin.
Oh ! il n’y aurait pas de mal... je ne vous en voudrais pas pour cela... Mais je vous dirais : Passez votre chemin, mon garçon.
Leberthet se montre au fond.
Voilà mon mari, un honnête homme, vous voyez...
À Leberthet.
Il ne vient pas ?
LEBERTHET.
Non.
Il disparaît.
MARCELIN.
Il ne vient pas ?... qui donc ?
MADAME LEBERTHET.
Eh ! M. Chatenay, qui vous croyait bien loin et qui vous a vu ici, tout à l’heure.
MARCELIN.
Ici ! il était ici !... et je ne me suis pas éveillé !
MADAME LEBERTHET.
Eh ! tant mieux !... il veut avoir une explication avec vous.
MARCELIN.
Avec moi ! il veut me revoir !... Ah ! je cours, Madame.
MADAME LEBERTHET, le retenant.
Eh ! non ! y pensez-vous ?... Et que voulez-vous lui dire ?... détruire votre ouvrage, faire des victimes !... M. Chatenay, tout le premier, peut-être !... lui mettre les armes à la main !
MARCELIN.
Ah ! plutôt me faire tuer moi-même !
MADAME LEBERTHET.
Mais non... rien de tout cela...Vous partez, plus de soupçon... Élise, qui en ce moment est folle de terreur, se calme peu à peu... M. Henri s’éloigne, se marie... et Chatenay, toujours insouciant, vous oublie, vous, un étranger qu’il n’aime ni ne hait, qu’il ne verra plus... Voilà comme ça finit toujours, et personne n’en meurt.
MARCELIN, avec amertume.
Un étranger !
MADAME LEBERTHET.
Allons, M. Marcelin, du courage !... Gardez ce secret, que vous avez surpris... pensez aux heureux que vous faites... Plus tard, quand les cœurs seront plus calmes, quand nous n’aurons plus de craintes... on vous reverra, pour vous remercier, pour vous bénir... M. Chatenay, Élise... moi-même, M. Marcelin... comptez sur ma reconnaissance, et croyez-moi, la reconnaissance d’une jolie femme, ça porte toujours bonheur.
MARCELIN, lui baisant la main.
Ah ! Madame !
LEBERTHET, entrant.
Le voici...
Surprenant Marcelin.
Ah ! bien ! ah ! bien ! ne vous dérangez pas.
MADAME LEBERTHET.
M. Chatenay !... Entrez là, remettez-vous, et partez sans le revoir.
MARCELIN.
Oui, oui... Oh ! si je le revois, je ne partirai tandis que pas !
Il entre dans la chambre de Deschamps, Leberthet épie l’arrivée de Chatenay.
Scène IV
CHATENAY, LEBERTHET, MADAME LEBERTHET, puis MARCELIN
LEBERTHET.
Ce jeune homme ?...
MADAME LEBERTHET.
Taisez-vous.
LEBERTHET.
Mais...
MADAME LEBERTHET, à part.
À quel diable de jeu me fait-on jouer ici ?
CHATENAY, entrant.
Enfin, M. de Bruges vient de monter en voiture... j’étais d’une impatience !...
Cherchant autour de lui.
Où est-il ?... Marcelin ?
MADAME LEBERTHET.
Il est parti.
CHATENAY, faisant un mouvement vers la porte.
Parti !
MADAME LEBERTHET, regardant son mari.
Il y a longtemps.
LEBERTHET.
Il y a très longtemps.
CHATENAY, très ému.
Mais, alors, il est donc vrai !... s’il me fuit, s’il a peur...
À part.
On m’a trompé, il n’a rien là... rien de moi, rien pour moi !...
MADAME LEBERTHET, s’approchant de lui.
Chatenay, oubliez tout cela, n’en parlons plus...Vous prenez trop à cœur un enfantillage... Un étranger qui se prend d’une belle passion pour votre femme...
LEBERTHET.
Ça se voit tous les jours.
CHATENAY, s’oubliant.
Mais vous ne savez pas !...
Se reprenant et avec calme.
Oui, vous avez raison... mais il faut me pardonner... ce que j’éprouve-là est affreux, voyez-vous... Moi, si gai, si confiant... moi, qui n’avais jamais rien pris au sérieux... rien, pas même... pas même !... Oh ! j’en suis puni maintenant... Depuis hier, je souffre, une main de fer me brise le cœur... je n’existe plus, je ne vis plus... Il me semble que tout le monde s’occupe de moi... Cette nuit, seul, la tête en feu, je ne dormais pas ; et tout-à-coup, au moindre bruit, je me levais, j’écoutais, j’avais des vertiges... je me croyais trompé, trahi, je me défiais de tout le monde...
LEBERTHET.
C’est le mariage... c’est le mariage.
CHATENAY, lui serrant la main.
Ah ! en ce cas, je vous en fais mon compliment.
À Mme Leberthet.
Et ce matin, quand vous vous êtes enfermée avec M. Bruges...
LEBERTHET.
Hein ?... plaît-il ?... avec M. de Bruges ?
CHATENAY.
Vous parliez de moi... que vous disait-il ?... il sait tout, n’est-ce pas ?
MADAME LEBERTHET.
Non, rien, rien ; nous parlions d’autre chose.
LEBERTHET, à part.
Mais de quoi ?... Enfermée !...
CHATENAY.
Et ma femme... Élise... que pense-t-elle de moi ?... Hier, j’étais un fou, un insensé...
MADAME LEBERTHET.
Oui, vous lui avez fait une scène violente... la soupçonner, l’accuser !
LEBERTHET.
C’est vrai... c’est vrai.
CHATENAY.
J’avais tort... oui... Mais aussi, elle ne répondait à ma colère que par des menaces... elle parlait de quitter cette maison, de retourner dans sa famille... et depuis, je ne l’ai pas revue, et tout à l’heure encore, quand j’ai voulu qu’elle vînt recevoir les adieux de M. Henri...
MADAME LEBERTHET.
Ah ! vous avez voulu...
À part.
Il n’en manquera pas une !
LEBERTHET.
Eh bien ?...
CHATENAY.
Elle n’était pas chez elle... sortie, dans le parc... je ne sais où... Henriette, sa femme de chambre, m’a dit qu’elle était agitée... hors d’elle-même.
MADAME LEBERTHET, vivement.
Vous ne l’avez pas revue !...
Marcelin pousse violemment la porte en jetant un cri ; Mme Leberthet la repousse vivement et Chatenay se retourne sans avoir rien vu.
CHATENAY.
Quoi ?
LEBERTHET, embarrassé.
Hein ?
MADAME LEBERTHET, affectant du calme.
Je dis... vous ne l’avez pas revue ?
CHATENAY.
Non, j’ai reconduit M. de Bruges.
LEBERTHET, appuyant.
Qui est monté en voiture, devant vous ?
CHATENAY.
Sans doute... pourquoi cette demande ?
LEBERTHET.
Oui, pourquoi ?...
Mme Leberthet lui serre la main ; il se tait.
MADAME LEBERTHET.
Rien... Il faut rejoindre Élise, regagner sa confiance à force de bonté... Venez, mon ami, cherchons-la.
LEBERTHET.
Air : Ne raillons pas la garde citoyenne.
Assurément, il faut qu’on la retrouve :
Venez, venez ; nous vous suivons tous deux.
CHATENAY, les observant.
Qu’avez-vous donc ?...
À part.
Et qu’est-ce que j’éprouve ?...
Me marier !... j’étais las d’être heureux.
MADAME LEBERTHET.
Il faut rejoindre Élise... allons ensemble.
À part.
Où donc est-elle ? oh ! Dieu ! je meurs d’effroi.
LEBERTHET, à part.
Je n’y comprends rien du tout... mais je tremble...
Pour lui, d’abord... et puis, un peu pour moi.
L’orchestre achève l’air piano, pendant le dialogue qui suit.
MARCELIN, sortant vivement, à Mme Leberthet.
Il l’a enlevée, Madame !...
MADAME LEBERTHET, lui imposant silence.
Malheureux !
LEBERTHET, qui est à la porte, se retournant.
Ah !
CHATENAY, qu’on voit en dehors.
Eh bien ?
LEBERTHET.
Nous voici...
À sa femme.
Je comprends.
MADAME LEBERTHET.
Vous ne comprenez rien du tout.
Elle sort avec Leberthet, en faisant signe à Marcelin de se taire. Ils s’éloignent en suivant Chatenay.
Scène V
MARCELIN, DESCHAMPS, puis ÉLISE
MARCELIN.
Enlevée !... S’il était vrai... s’il avait eu l’audace... oh ! tout son sang !... Mais comment le rejoindre ?... où le rencontrer maintenant ?
Les yeux arrêtés sur le parc.
Mon père ! mon père !... et moi, qui espérais un jour le forcer à m’ouvrir ses bras, à dire avec joie, avec orgueil : C’est mon fils !... Jamais...
DESCHAMPS.
Maintenant que j’ai déjeuné... Ah ! ah ! c’est vous, jeune homme... Vous n’avez rien pris ?...
MARCELIN.
Merci, je pars...
À part.
Oh ! je le retrouverai !
DESCHAMPS, prenant son fusil.
Bon voyage...
MARCELIN.
Mais vous, en sortant, voyez donc autour des murs du parc, si une voiture... quelqu’un... Enfin, faites bonne garde...
DESCHAMPS.
Oh ! soyez sans crainte... Ah ça ! mais votre lettre, il faut que je vous la rende.
MARCELIN, s’arrêtant.
Que voulez-vous dire ?... et cet amour, dont vous parliez ce matin... qui vous fait croire...
DESCHAMPS.
Mais, dame ! votre lettre, que j’ai trouvée par terre... pas loin de vous...
MARCELIN.
Quelle lettre ?... quelle lettre ?...
DESCHAMPS.
Parbleu ! celle-ci...
Il la lui donne.
MARCELIN, jetant les yeux sur les premières lignes.
Ô ciel !
En ce moment Élise paraît à la porte du parc.
Ah ! c’est elle !
À Deschamps.
Sortez ! sortez !
Deschamps sort à gauche.
Scène VI
ÉLISE, MARCELIN
ÉLISE, sans voir Marcelin, resté près de la porte à gauche.
Ils ne m’ont pas vue !... oh ! non, ils ne me verront pas... ni eux, ni personne... Je souffre trop, et plutôt que de rougir devant eux, devant mon mari !... non, je ne dois plus le revoir... Mais seule, sans défense... à qui me confier ?... qui me protégera ?... qui m’arrachera de cette maison !...
En se retournant, elle voit Marcelin, et recule avec effroi !
Ah !... Monsieur ! Monsieur !
MARCELIN, très calme.
Madame, avant de partir, de m’éloigner pour toujours...
ÉLISE.
Ne m’approchez pas, Monsieur !... je ne vous connais pas... que venez-vous faire ici ?...
MARCELIN, avec amertume.
Ah ! mon Dieu ! vous ne me connaissez pas !... Mais hier, hier, je vous ai sauvée.
ÉLISE.
Hier, comme aujourd’hui, vous vous êtes introduit chez moi, auprès de moi... pour quelle raison ?... que me vouliez-vous ?... que me voulez-vous encore ?... êtes-vous un espion attaché à mes pas pour me perdre ?
MARCELIN.
Non, Madame... mais un ami, qui veut vous défendre contre les séductions d’un lâche.
ÉLISE.
Monsieur !...
MARCELIN.
Oui, c’est un lâche... qui ne mérite que votre haine, votre mépris.
ÉLISE, avec force.
Monsieur !... si je l’ai aimé, c’est qu’il est digne de cet amour que vous lui enviez peut-être... Vous ne savez pas qu’au moment où j’oubliais mes serments, il me sacrifiait tout, lui !... la fortune, le bonheur que lui promettait un brillant mariage !...
MARCELIN, plus bas.
Il vous trompait peut-être...
ÉLISE.
La preuve ?...
MARCELIN, plus bas encore.
C’est un fat !... je le sais... et sans doute, ce qu’il vous jurait, il le jurait à d’autres...
ÉLISE, avec plus de force.
La preuve ?...
Il veut parler.
La preuve, Monsieur !... ou vous n’êtes qu’un imposteur, à qui je ne dois que la haine et le mépris que vous me demandez pour un autre !
MARCELIN, avec éclat.
Ah ! c’en est trop !... c’est trop m’humilier... je me relève, Madame... Je suis fort, à présent, et je puis...
ÉLISE, vivement.
Silence !
Écoutant.
Entendez-vous ?
Regardant au fond.
Dieu !... c’est lui !... Henri !...
MARCELIN.
Il est donc vrai !... il n’est pas parti !... et il vient vous chercher, n’est-ce pas ?...
Avec ironie.
Il vient vous demander le prix de cette fortune, de ce bonheur qu’il vous a sacrifiés ?...
ÉLISE.
Monsieur !... laissez-moi...
MARCELIN.
La preuve, avez-vous dit ?... la preuve ?... La voici, Madame !
Il lui donne la lettre.
Et maintenant, qu’il vienne !
Scène VII
HENRI, MARCELIN, ÉLISE
HENRI.
Élise !... je vous trouve, et je viens...
Il se trouve en face de Marcelin, qui a remonté la scène.
MARCELIN.
Entrez, Monsieur, entrez.
Il se place entre eux, les yeux fixés sur Élise, qui lit la lettre et dont il suit les mouvements, sans écouter Henri, qui continue brusquement.
HENRI.
Que venez-vous faire ?... venez-vous ici pour livrer votre victime, ou pour l’effrayer d’un amour qu’elle méprise ?... mais c’est une folie, une audace que je châtierai !... plus tard !
Marcelin ne semble rien entendre.
Venez, Madame, venez !...
ÉLISE, reculant avec une sorte d’horreur.
Ah !...
HENRI.
Ne craignez rien... confiez-vous...
ÉLISE, lisant d’une voix tremblante.
« Henri, ton mariage est rompu... malgré tes protestations d’amour, on te refuse... »
Henri, frappé de ces mots, porte tout-à-coup la main à sa poche.
MARCELIN, le regardant en souriant.
Votre correspondance est malheureuse, Monsieur.
ÉLISE, continuant.
« Tes dettes, tes pertes au jeu, les conquêtes dont tu t’es vanté... la dernière surtout... »
HENRI, avançant la main.
Ah ! Madame, ne croyez pas...
MARCELIN, lui retenant le bras.
Mais, laissez donc lire Madame !
ÉLISE, poursuivant.
« Reprends le roman que de riches espérances avaient interrompu... et que ton Élise te console. »
HENRI.
Mais je vous jure... cette lettre... je ne comprends pas...
MARCELIN.
C’est pourtant bien simple... on tombe d’un balcon... un portefeuille s’échappe... un papier se perd...
HENRI.
Mais, c’est infâme !
MARCELIN.
De manquer à sa parole, n’est-ce pas ?
HENRI.
Madame...
ÉLISE, reculant et lui tendant la lettre sans le regarder.
Un roman !... ton Élise !... ah !...
Henri va pour reprendre la lettre... Marcelin l’enlève vivement.
HENRI.
Donnez !...
S’approchant encore d’Élise.
C’est un ami... un jeune fou...
ÉLISE, avec une violence concentrée.
Mais sortez donc, Monsieur !
Marcelin déchire froidement la lettre. Élise est tombée assise. Henri, après un mouvement de dépit, s’approche de Marcelin.
HENRI, bas.
Vous me rendrez raison !... vous me rendrez...
MARCELIN.
Tout ce que vous voudrez...
Jetant les morceaux de la lettre.
Excepté cela !
HENRI.
Je saurai qui vous êtes !
MARCELIN.
Vous le saurez.
Leberthet paraît à la porte du parc, regarde et s’arrête.
Scène VIII
HENRI, MARCELIN, ÉLISE, LEBERTHET
LEBERTHET, faisant signe à la cantonade.
Ah !... Par ici ! par ici !
Entrant.
Nous cherchions...
Apercevant Marcelin.
Tiens ! tiens !
HENRI, l’entraînant.
Venez, Monsieur ! venez !... il le faut !...
LEBERTHET, étourdi.
Hein ?... quoi ?... encore !... qu’est-ce que...
Henri l’entraîne par la porte à gauche.
MARCELIN, s’approchant d’Élise.
Eh bien, Madame ?...
À part.
Ah ! elle ne l’aime plus !... je puis mourir à présent !
Il sort du même côté qu’Henri.
Scène IX
ÉLISE, CHATENAY
Chatenay entre, les yeux baissés, et ne les relève qu’à la voix d’Élise.
ÉLISE.
Mais c’est un rêve, cela !... c’est un rêve affreux !...
CHATENAY, s’approchant.
Non, Élise...
ÉLISE, se levant tout-à-coup.
Mon mari !...
CHATENAY.
Non, ce ne n’est point un rêve... Vous vouliez partir, quitter cette maison, fuir avec lui... peut-être !...
ÉLISE.
Ah ! Monsieur !...
CHATENAY.
Quand je vous cherchais, pour vous demander grâce... pour vous dire d’oublier des reproches, que je croyais injustes... des soupçons que je désavouais !... non, ce n’est point un rêve...
ÉLISE.
Oh ! ne croyez pas... je ne fuyais pas... je restais... je... ah !...
Elle chancelle.
CHATENAY.
Ne craignez rien... je vous crois... Chacun ici a fait son devoir : je ferai le mien... quelle que soit ma douleur, elle mourra là... mes larmes... s’il m’en venait par hasard... vous ne les verriez pas... ni vous, ni personne... Non, soyez tranquille, personne ne saura ce que je souffre...
Air : Un page aimait la jeune Adèle.
C’est votre honneur qui le commande :
Car dans le monde, songez-y,
C’est à la femme qu’on demande
Compte des chagrins du mari.
Je ne veux pas vous exposer au blâme :
C’est-là, surtout, c’est-là ce que je crains...
Et pour cacher vos torts, Madame,
Je saurai cacher mes chagrins.
Allons ! du courage !... j’en ai bien, moi !
ÉLISE.
Ah ! Monsieur, quelle froide sévérité !... C’en est donc fait ! j’ai perdu, pour toujours, votre estime, votre... votre confiance !
CHATENAY, s’animant peu à peu.
C’est vous qui m’avez refusé la vôtre... Je vous accuse, et vous courbez la tête !... que voulez-vous que je pense, que je dise, que je fasse ?...
S’emportant.
Mais, répondez-moi donc ! :
Élise recule avec crainte.
Rien ?... toujours rien !... Aussi bien, à quoi me sert de vous arracher un aveu inutile ?... Ah ! c’est avant ce fatal mariage, quand je vous tendais la main en ami, quand je vous disais avec bonheur : Élise, voulez-vous m’aimer ?... c’est alors qu’il fallait m’ouvrir votre cœur et me répondre : C’est lui que j’aime... lui seul !...
ÉLISE.
Monsieur !...
CHATENAY.
Vous le pouviez, alors... et pourquoi non ?... Ce n’était qu’un ouvrier, sans doute... eh ! qu’importe ?... il avait reçu une éducation au-dessus de son état... il avait dans le cœur des sentiments élevés... je le croyais, du moins... Que lui manquait-il ? de la fortune ?... Pour vous, je lui aurais donné la mienne... Un nom ?... il en aurait un... et je serais heureux, et vous me béniriez, et son amour ne serait pas un crime !
ÉLISE.
Que dites-vous ?
CHATENAY, avec exaltation.
Oui, un crime !... Car ce secret, il faut que vous le sachiez... et que ce soit votre châtiment et le mien !... Ce traître, cet ingrat, ce misérable... c’est mon fils !...
ÉLISE, le regardant avec surprise et devinant peu à peu.
Votre fils !...
CHATENAY.
Que je hais, que je renie, que je maudis !...
ÉLISE, avec élan.
Oh ! ne dites pas... Je devine, maintenant... Votre fils !... mais c’est le meilleur, le plus généreux des hommes !...
CHATENAY.
Élise !...
ÉLISE.
Mais sans lui... sans lui, j’étais perdue !...
Chatenay écoute avec anxiété.
Oui, perdue !... Le laisser soupçonner, accuser, maudire, lui !... Je dirai tout... Oui, Monsieur, oui, j’aimais...
Mouvement de Chatenay.
Oh ! je suis digne de vous, je vous le jure !... J’aimais, avant de vous connaître, un homme qui avait juré ma perte... Je le retrouvais partout... à Paris, ici même...
CHATENAY.
Ici !...
ÉLISE.
Je voulais fuir, lui échapper... il trompait mon cœur et ma raison... Mais ici, à Paris, partout... mon sauveur, mon bon ange, apparaissait tout-à-coup entre lui et moi... Hier, dans ce salon, d’où il se laissait chasser plutôt que de vous dire : Elle en aime un autre, elle vous trahit !... et tout à l’heure, il n’y a qu’un instant, quand, par un départ perfide, par un retour plus perfide encore, on m’entraînait vers un abîme... qui m’a sauvée, et pour jamais ? qui m’a rendue vous, à moi-même ?... Lui ! toujours lui !...
CHATENAY, respirant à peine.
Marcelin !
ÉLISE.
Votre fils !... et je ne comprenais pas !... votre fils !
CHATENAY.
Marcelin ! mon enfant !... quand je craignais de laisser voir, quand je refoulais mon amour !...
Changeant de ton.
Et l’infâme qui nous perdait tous... M. de Bruges !...
ÉLISE.
Ô ciel !
CHATENAY.
Oh ! c’est lui ! c’est lui !... Il m’enlevait mon fils, ma femme, mon bonheur !... Je le tuerai !... Où est-il ?...
Scène X
ÉLISE, CHATENAY, MADAME LEBERTHET
MADAME LEBERTHET, accourant.
Qui donc ?... Oh ! vous resterez... Ce duel n’aura pas lieu !
CHATENAY.
Quel duel ?
ÉLISE.
Que veux-tu dire ?
MADAME LEBERTHET, à Chatenay.
Oh ! vous le savez bien... Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines... Je l’ai appris quand il n’était plus temps, quand les épées ont été données...
ÉLISE.
Quelles épées ?
CHATENAY.
On se bat donc ?... lui, peut-être !
ÉLISE.
Marcelin !
CHATENAY, avec désespoir.
Et c’est pour vous, pour moi !... nous l’aurons tué !... Courons...
MADAME LEBERTHET.
Hein ?... je n’y suis pas du tout !...
LEBERTHET, en dehors.
Venez donc !
ÉLISE, dans le fond.
M. Leberthet !
MADAME LEBERTHET, y courant.
Mon mari !
Scène XI
ÉLISE, CHATENAY, MADAME LEBERTHET, LEBERTHET, MARCELIN, DESCHAMPS
LEBERTHET et DESCHAMPS, en dehors.
Eh ! non, vous viendrez, que diable !
MARCELIN, amené par eux.
Non ! laissez-moi !
Ils paraissent tous les trois à la porte du fond.
ÉLISE, poussant un cri.
Ah ! c’est lui !
CHATENAY.
Marcelin !
Marcelin n’a plus son habit ni sa cravate, il tient une épée à la main. Au cri de Chatenay, il s’élance, jette son épée, et vient tomber genoux devant lui.
MARCELIN.
Grâce, Monsieur !... J’ai pris le nom de mon père, pour me battre et pour le venger !...
MADAME LEBERTHET, bas à son mari.
M. Henri ?...
LEBERTHET, bas.
Mais, oui... chut !
CHATENAY, avec transport.
Mon nom ! mon nom !... et tu me demandes grâce ! quand je t’ai chassé !... toi, qui la sauvais... qui voulais encore mourir pour elle, pour moi !... Mon nom !... mais c’est le tien !
MARCELIN.
Grand Dieu !
CHATENAY, lui tendant les bras.
Là !... là !...
Le pressant dans ses bras.
Mon enfant !... mon fils !...
Regardant autour de lui.
Oui, j’en suis fier et glorieux... c’est mon fils !
MADAME LEBERTHET.
Son fils ?
LEBERTHET.
Mais, oui... chut !...
MARCELIN, avec joie.
Ô mon Dieu !
ÉLISE, avec effusion.
Mon ami !... mon sauveur !... mon frère !...
CHATENAY.
Ah ! c’est trop de joie ! trop de bonheur !... mon fils !...
Regardant sa main qu’il tient.
Mais, blessé !... blessé !...
LEBERTHET.
Oh ! peu de chose...
MARCELIN.
Rien, rien... voyez, je ris, je suis heureux, je ne souffre pas... Mon père !...
MADAME LEBERTHET.
Ah ! je comprends... bon jeune homme !...
Avec élan.
Je n’y tiens plus... embrassez-moi aussi !
LEBERTHET.
Mme Leberthet ! c’est inconvenant...
MADAME LEBERTHET.
Laissez-moi donc tranquille !... quand vous deviez empêcher ce duel !... Qu’avez-vous fait pour cela ?
LEBERTHET, naïvement.
J’ai servi de témoin.