Les Mousquetaires (Alexandre DUMAS Père - Auguste MAQUET)

Drame en cinq actes, en treize tableaux dont un prologue.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 27 octobre 1845.

 

Personnages

 

CHARLES Ier

CROMWELL

MORDAUNT

ATHOS, mousquetaire

D’ARTAGNAN, mousquetaire

PORTHOS, mousquetaire

ARAMIS, mousquetaire

DE WINTER

LE COLONEL DE GROSLOW

L’AUBERGISTE DE BÉTHUNE

MOUSQUETON, valet de Porthos

GRIMAUD, valet d’Athos

BLAISOIS, autre valet d’Athos

TOMY, valet de Winter

LE BOUREAU DE BÉTHUNE

PARRY, valet de chambre du Roi

TOM LOW, homme du peuple

UN BRIGADIER FRANÇAIS (Au prologue)

UN HUISSIER DU PARLEMENT

UN HOMME DU PEUPLE

UN SOLDAT PURITAIN

FINDLEY

LE PATRON ANDRÉ

UNE SENTILLE

UNE AUTRE SENTINELLE

HENRIETTE DE FRANCE

MADELEINE TURQUENNE

L’HÔTESSE

LE FILS DE CHARLES

LA PETITE FILLE

SOLDATS DE CROMWELL et AUTRES

HOMMES et FEMMES DU PEUPLE, etc.

 

 

PROLOGUE

 

L’auberge de Pernes, près de Béthune. Une porte au premier plan à droite ; un escalier praticable au fond. À gauche, au deuxième plan, une fenêtre ; au troisième plan, du même côté, la porte de l’hôtellerie.

 

 

Scène première

 

UN INCONNU, assis devant une table, L’AUBERGISTE, L’HÔTESSE, puis UN BRIGADIER, puis MORDAUNT

 

L’AUBERGISTE.

Que désirez-vous ?

L’INCONNU.

Du pain et du vin d’abord, s’il vous plaît ; car, depuis le matin, je n’ai rien pris.

L’AUBERGISTE.

On va vous donner cela.

Il lève la trappe de la cave.

L’HÔTESSE, paraissant sur la balustrade de l’escalier.

Eh ! l’homme !

L’AUBERGISTE.

Quoi ?

L’HÔTESSE.

La mule du moine.

L’AUBERGISTE, descendant.

Bon !

L’HÔTESSE.

Tout de suite.

L’AUBERGISTE, du fond de la cave.

Ah ! oui, tout de suite ; avec ça qu’ils payent bien, tes mendiants de moines !

L’HÔTESSE.

Celui-là paye... et paye en or même !

L’AUBERGISTE, reparaissant, une bouteille à la main.

Bah !... En ce cas, c’est autre chose !

Il dépose la bouteille sur la table, et ouvre la fenêtre de la cour.

Eh ! Pataud !...

UNE VOIX.

Quoi qu’il va ?

L’AUBERGISTE.

La mule de Sa Révérence... tout de suite.

L’INCONNU.

Vous avez un moine chez vous ?

L’AUBERGISTE.

Oui.

L’INCONNU.

De quel ordre ?

L’AUBERGISTE.

Y a-t-il un ordre qui s’appelle l’ordre des questionneurs ?

L’INCONNU.

Je ne crois pas.

L’AUBERGISTE.

J’en suis fâché... Celui-là en serait sûrement.

L’INCONNU.

Il vous a fait des questions ?

L’HÔTESSE.

Seigneur Dieu ! il n’a fait que cela depuis qu’il est arrivé. « Combien y a-t-il d’ici à Béthune ?... Combien de Béthune à Armentières ?... Avez-vous jamais été dans un couvent d’augustines ?... » On dirait qu’il a un de ses parents qui a perdu quelque chose de ce côte-là, il y a une dizaine d’années, et qu’il cherche ce qu’il a perdu.

On frappe à la fenêtre qui donne sur la route.

UNE VOIX.

Eh ! l’ami !

L’HÔTESSE.

Tiens ! on frappe... Ouvre donc.

L’AUBERGISTE.

Des gens à cheval... Si c’étaient des Espagnols !

L’HÔTESSE.

Eh ! non, puisqu’ils parlent français.

LA VOIX, du dehors.

L’ami !... l’ami !

L’AUBERGISTE, ouvrant.

Que désirez-vous, monsieur le brigadier ?

LE BRIGADIER.

Peux-tu me donner des nouvelles de l’armée espagnole ?

Il entre par la porte de gauche, suivi de quelques Hommes.

L’AUBERGISTE.

Ah ! morbleu ! tout le monde peut vous en donner... Les pillards !... on ne peut pas faire cent pas qu’on n’en rencontre ?

LE BRIGADIER.

Des partisans, oui... Mais c’est le corps d’armée que nous cherchons.

Mordaunt, vêtu d’une robe de moine, paraît au haut de l’escalier, s’arrêt et écoute.

L’AUBERGISTE.

Ah ! l’armée, c’est autre chose.

LE BRIGADIER.

Écoute : nous sommes envoyés par M. le Prince... L’armée espagnole a quitté ses cantonnements, et l’on ignore où elle est. Cinquante patrouilles sont en route dans ce moment, et il y a cent pistoles de récompense pour qui donnera des nouvelles certaines de la marche de l’ennemi.

L’INCONNU.

Je puis vous en donner, moi.

LE BRIGADIER.

Vous ?

L’INCONNU.

Oui, moi.

LE BRIGADIER.

Vous savez où est l’armée espagnole ?

L’INCONNU.

Je le sais. Elle a passé hier la rivière de la Lys.

LE BRIGADIER.

Où cela ?

L’INCONNU.

Entre Saint-Venant et Aire.

LE BRIGADIER.

Par qui est-elle commandée ?

L’INCONNU

Par l’archiduc en personne.

LE BRIGADIER.

De combien d’hommes se compose-t-elle ?

L’INCONNU.

De dix-huit mille hommes.

LE BRIGADIER.

Et elle marche ?

L’INCONNU.

Sur Lens.

LE BRIGADIER.

Comment savez-vous tous ces détails ?

L’INCONNU.

Je revenais de Hazebrouck à Béthune, lorsque les Espagnols m’ont pris et m’ont forcé de leur servir de guide ; à trois lieues d’ici, grâce à l’obscurité, je me suis sauvé.

LE BRIGADIER.

Et nous pouvons nous fier aux renseignements que vous nous donnez ?

L’INCONNU.

Comme si vous aviez vu vous-même ce que je vous dis.

LE BRIGADIER.

Votre nom ?

L’INCONNU.

Pour quoi faire ?

LE BRIGADIER.

Pour vous envoyer la récompense promise, si vos renseignements sont exacts.

L’INCONNU.

Inutile.

LE BRIGADIER.

Comment, inutile ?

L’INCONNU.

On dit la vérité gratis ; on ment pour de l’argent... J’ai dit la vérité ; vous ne me devez rien.

LE BRIGADIER.

Cependant, mon ami, puisque cent pistoles ont été promises par M. le Prince.

L’INCONNU.

Si je dis la vérité, vous enverrez les cent pistoles au curé de Béthune, qui les distribuera aux pauvres.

LE BRIGADIER.

Mais nous boirons bien un verre de vin ensemble, à la santé de notre général et aux ordres de la France.

L’INCONNU.

Merci !

LE BRIGADIER.

Pourquoi cela ?

L’INCONNU.

Parce que vous ne me connaissez pas, et qu’un jour, si vous me connaissiez, vous pourriez vous repentir d’avoir choqué votre verre contre le mien... Poursuivez donc votre roule, monsieur, et hâtez-vous de porter à M. le Prince la nouvelle que je vous donne.

LE BRIGADIER.

Vous avez raison... Votre main, mon ami ?

L’INCONNU.

Ce serait trop d’honneur pour moi, monsieur.

Il se recule.

LE BRIGADIER.

Singulier personnage !...

À ses hommes.

Allons, en route !

Il sort.

 

 

Scène II

 

L’INCONNU, L’HÔTESSE, MORDAUNT

 

MORDAUNT, à part.

Oui, singulier personnage... Au reste, il habite Béthune, à ce qu’il a dit ; peut-être, par lui, aurai-je quelques renseignements.

Il descend et va s’asseoir à une table.

L’HÔTESSE.

Que désirez-vous, mon révérend ?

MORDAUNT.

Une lampe, voilà tout ! puis j’ai demandé ma mule.

L’HÔTESSE.

On est en train de la seller.

MORDAUNT.

Merci !

À l’inconnu.

Vous êtes des environs, monsieur ?

L’INCONNU.

Je suis de Béthune.

MORDAUNT.

Ah ! de Béthune... Et vous demeurez depuis longtemps à Béthune ?

L’INCONNU.

J’y suis né.

MORDAUNT, à l’Hôte, qui lui apporte une lampe.

Merci !

Il ouvre une carie géographique. À l’Inconnu.

Monsieur, combien comptez-vous de Béthune à Lilliers ?

L’INCONNU.

Trois lieues.

MORDAUNT.

Et de Béthune à Armentières ?

L’INCONNU.

Sept.

MORDAUNT.

Vous avez dû faire quelquefois cette route ?

L’INCONNU.

Souvent.

MORDAUNT.

Est-elle donc dangereuse ?

L’INCONNU.

Sous quel rapport ?

MORDAUNT.

Sous ce rapport que quelqu’un y puisse être assassiné ?

L’INCONNU.

À moins que ce ne soit eu temps de guerre, comme aujourd’hui, par exemple, la route est tout à fait sûre.

MORDAUNT.

Sûre !...

À part.

Je l’avais bien pensé ; il faut que ce soit quelque vengeance particulière. Ah ! à mon retour, je repasserai par ici... Il y a assez longtemps que je fais les affaires de M. Cromwell pour faire un peu les miennes. Maintenant, monsieur, pourriez-vous me dire... ?

 

 

Scène III

 

L’INCONNU, L’HÔTESSE, MORDAUNT, DE WINTER, L’AUBERGISTE

 

DE WINTER, entrant, à l’Aubergiste.

Dites donc, maître !

L’AUBERGISTE.

Voilà, Votre Seigneurie.

MORDAUNT, relevant la tête.

Oh ! oh !

DE WINTER.

Où suis-je ici, s’il vous plaît ?

L’AUBERGISTE.

À Pernes, monsieur.

MORDAUNT, à part.

C’est lui ! Je me doutais qu’il était en France.

DE WINTER.

À Pernes, entre Lilliers et Saint-Pol, alors ?

L’AUBERGISTE.

Justement.

DE WINTER.

C’est bien.

L’AUBERGISTE.

Votre Seigneurie désire-t-elle qu’on lui serve à souper ?

DE WINTER.

Non ; je voudrais seulement prendre quelques renseignements sur le chemin.

L’INCONNU, à part.

Plus je le regarde et plus je l’écoute... plus ce visage et cette voix...

L’AUBERGISTE.

Quelques renseignements sur le chemin ?... À votre service, monsieur.

DE WINTER.

Pour aller à Doulens, quelle est la route qu’il faut prendre ?

L’AUBERGISTE.

Celle de Paris.

DE WINTER.

Alors, on n’a qu’à suivre tout droit.

L’AUBERGISTE.

Mais cette route est infestée de partisans espagnols... Je ne vous conseille pas de la prendre, ou tout au moins, si vous la prenez, attendez le jour.

DE WINTER.

Impossible... Il faut que je continue mon chemin.

L’AUBERGISTE.

Alors, prenez la route de traverse.

DE WINTER.

Mais ne me perdrai-je point ?

L’AUBERGISTE.

Ah ! dame, la nuit...

DE WINTER.

Mon ami, voulez-vous me servir de guide ?

L’HÔTESSE, s’approchant.

Oh ! non, monsieur...

À son mari.

J’espère bien que tu n’accepteras pas !

DE WINTER.

Pourquoi cela, ma bonne femme ?... Je donnerai une récompense.

L’HÔTESSE.

Non, monsieur ; pour tout l’or du monde, je ne le laisserais pas aller... pour qu’on le tue !

DE WINTER.

Et qui cela ?

L’HÔTESSE.

Qui cela ?... Ces brigands d’Espagnols, donc.

DE WINTER.

Mon ami, il y a vingt pistoles pour celui qui me servira de guide.

L’AUBERGISTE.

Ce serait quarante, monsieur, ce serait cent, que je refuserais... Voyez-vous, ce qu’il y a de plus précieux au monde, c’est la vie ; et se hasarder à cette heure, dans la campagne, au milieu de tous ces bandits, c’est jouer sa vie sur un coup de dés.

DE WINTER.

Mon ami, si l’argent ne vous tente pas, laissez-moi vous parler au nom de l’humanité. En me servant de guide, en m’aidant à gagner Paris le plus tôt possible, vous rendrez un immense service à quelqu’un qui est en danger de mort.

L’INCONNU, se levant.

S’il y a à rendre un si grand service que vous dites, monsieur, et que vous vouliez bien m’accepter pour guide... me voilà.

DE WINTER.

Vous ?

L’INCONNU.

Oui, moi ! Acceptez-vous, monsieur ?

DE WINTER.

Certainement... Et à votre tour, tenez, mon ami...

Il veut lui donner une bourse.

L’INCONNU.

Pardon, monsieur, j’ai dit : s’il y a un service à rendre... et non de l’argent à gagner.

DE WINTER.

Cependant, monsieur...

L’INCONNU.

Chacun fait ses conditions... Moi, voilà les miennes.

DE WINTER, à part.

C’est singulier, il me semble que j’ai déjà vu cet homme.

L’INCONNU, à part.

Je ne me trompais pas, c’est bien lui.

DE WINTER, à l’Aubergiste.

Maintenant, mon ami, voici une guinée ; faites exactement ce que je vais vous dire.

L’AUBERGISTE.

Dites, monsieur.

DE WINTER.

Un homme m’attend à Doulens, au Lis couronné ; mais, comme je suis en retard, il est possible que cet homme, las de m’attendre, pousse jusqu’ici.

L’AUBERGISTE.

Comment le reconnaîtrai-je ?

DE WINTER.

Costume de laquais, trente-cinq à quarante ans, cheveux et barbe... il les avait noirs autrefois... Silencieux comme une pierre ; au reste, répondant au nom de Grimaud.

L’AUBERGISTE.

Et il demandera... ?

DE WINTER.

Il demandera lord de Winter.

L’INCONNU, à part.

C’est bien cela.

MORDAUNT, à part.

Ah ! mon cher oncle, j’aurais cru que vous gardiez un plus strict incognito.

L’AUBERGISTE.

Que lui dirai-je ?

DE WINTER.

Que j’ai pris les devants et qu’il me rejoigne. S’il ne me rejoint pas, il me trouvera à Paris, à mon ancien logement de la place Royale...

À l’inconnu.

Voulez-vous venir, mon ami ?

L’INCONNU.

Oui, monsieur, et ce n’est pas la première fois que je vous servirai de guide.

DE WINTER.

Comment cela ?

L’INCONNU.

Rappelez-vous la nuit du 22 octobre.

DE WINTER.

1636 ?

L’INCONNU.

Oui ; rappelez-vous la route de Béthune à Armentières.

DE WINTER.

Silence ! Oui, je vous reconnais... Venez, venez !

Ils sortent par la gauche. L’Aubergiste s’éloigne par la droite.

 

 

Scène IV

 

L’HÔTESSE, MORDAUNT, L’AUBERGISTE

 

MORDAUNT, se levant.

La nuit du 22 octobre !... la route de Béthune à Armentières !... Quelle étrange coïncidence !... Le 22 octobre, le jour où ma mère est morte !... le chemin de Béthune à Armentières, le lieu où elle a disparu !... Si le hasard allait faire pour moi plus que n’ont fait tous les autres calculs et toutes les recherches... Allons, il faut que je suive cet homme. Ma mule ! ma mule !

L’HÔTESSE.

Vous demandez ?...

MORDAUNT.

Ma mule est-elle prête ?

L’HÔTESSE.

Elle vous attend à la porte.

MORDAUNT.

Merci ; vous êtes payée, n’est-ce pas ?

L’HÔTESSE.

Oui, certainement ; il ne me reste plus qu’à vous demander votre bénédiction.

MORDAUNT, sortant.

Dieu vous garde !

 

 

Scène V

 

L’HÔTESSE, puis GRIMAUD et L’AUBERGISTE

 

L’HÔTESSE.

Pierre !...

Appelant.

Pierre !... Allons, le voilà encore parti ; il ne se tiendra pas tranquille, qu’il ne se fasse assassiner.

Coups de feu éloignés.

Ah ! mon Dieu ! tenez, voilà encore une fusillade... Pierre !... Pierre !...

Elle ouvre la fenêtre.

Pataud !

UNE VOIX.

Quoi ?

L’HÔTESSE.

Avez-vous vu votre maître ?

LA VOIX.

Il est là, au jardin.

L’HÔTESSE.

Ah ! à la bonne heure...

Elle se retourne, et aperçoit Grimaud.

Monsieur...

Grimaud salue.

Par où donc êtes-vous venu ?

Grimaud montre la porte.

Par la porte ? vous êtes donc à pied ?...

Grimaud fait signe que non.

À cheval ?

Grimaud fait signe que oui.

Et voulez-vous qu’on rentre votre cheval à l’écurie ?

Grimaud fait signe que non.

Alors, que voulez-vous ?

Grimaud fait signe qu’il veut boire.

Je comprends...

Elle apporte une bouteille et un verre.

Vous avez donc le malheur d’être muet, mon bon monsieur ?...

Grimaud fait signe que oui.

Oh ! pauvre cher homme !

L’Hôte rentre.

Dis donc, mon ami, à la bonne heure, en voilà un qui ne fait pas de bruit, il est muet.

L’AUBERGISTE.

Muet ? Si c’était notre homme !... Il ressemble au signalement que l’on m’a donné...

Il va à Grimaud.

Eh ! donc, monsieur !

Grimaud lève la tête.

Ne cherchez-vous pas quelqu’un ?

Grimaud fait signe que oui.

Un étranger ?...

Grimaud répète le même signe.

Un Anglais ?

Même jeu.

Qui se nomme lord de Winter ?

GRIMAUD.

Oui.

L’HÔTESSE.

Tiens ! le muet qui parle.

L’AUBERGISTE.

Et vous vous nommez ?

GRIMAUD.

Grimaud !

L’AUBERGISTE.

Eh bien, monsieur Grimaud, la personne que vous attendiez à Doulens...

GRIMAUD.

Oui.

L’AUBERGISTE.

Au Lis couronné...

GRIMAUD.

Oui.

L’AUBERGISTE.

Elle vient de partir, il y a dix minutes, avec un guide... et elle a dit que vous la retrouveriez à Paris, à son ancien logement de la place Royale.

GRIMAUD.

Bon !

L’AUBERGISTE.

Alors, puisque votre commission est faite, vous restez.

GRIMAUD.

Oui.

L’AUBERGISTE.

Avez-vous soupé ?

GRIMAUD.

Non.

L’AUBERGISTE.

Alors, vous allez souper et coucher ici ?

GRIMAUD.

Oui.

L’AUBERGISTE.

Et vous partirez... ?

GRIMAUD.

Demain.

L’AUBERGISTE, à sa femme.

Eh bien, en voilà un qui n’est pas bavard, à la bonne heure.

On frappe à une porte latérale.

 

 

Scène VI

 

L’HÔTESSE, GRIMAUD, L’AUBERGISTE, PATAUD, L’INCONNU

 

L’HÔTESSE.

Qui est là ?

PATAUD.

Ouvrez, ouvrez, ce sont les voisins qui rapportent un homme blessé.

L’AUBERGISTE.

Un homme blessé !

La voix de L’INCONNU.

C’est moi, c’est moi, ouvrez !

L’HÔTESSE.

Comment ! ce brave homme... ?

L’AUBERGISTE.

Qui accompagnait le seigneur anglais.

L’HÔTESSE.

Eh bien, avais-je raison de le dire de ne pas y aller ?

L’AUBERGISTE.

Un chirurgien !... un chirurgien !...

À Grimaud.

Monsieur, vous qui avez un cheval, vous devriez bien pousser jusqu’à Saint-Pol, et ramener un chirurgien.

GRIMAUD.

Combien de lieues ?

L’AUBERGISTE.

Une lieue et demie.

GRIMAUD.

J’y vais !

Il sort.

L’HÔTESSE.

Pauvre brave homme ! il faudrait le monter dans une chambre.

L’INCONNU.

Oh ! non, un matelas sur cette table, je souffre trop.

L’AUBERGISTE, à sa femme.

Jette un matelas...

À l’inconnu.

Que vous est-il donc arrivé, monsieur ?

L’INCONNU.

À deux cents pas d’ici, nous avons été attaqués par des Espagnols... Mais, heureusement, il n’est rien arrivé à lord de Winter.

L’HÔTESSE, jetant un matelas par-dessus la balustrade.

Voilà !

L’AUBERGISTE.

Bien ! couchez-le là-dessus... Un oreiller, un coussin... Que peut-on vous faire pour vous soulager, monsieur ?

L’INCONNU.

Rien : la blessure est mortelle.

L’AUBERGISTE.

Avez-vous besoin de quelque chose ?

L’INCONNU.

De l’eau, j’ai soif.

L’AUBERGISTE.

Tenez !

L’INCONNU.

Merci ; mais ne pourrait-on pas m’aller chercher un prêtre ?...

Mordaunt reparaît à la porte.

 

 

Scène VII

 

L’HÔTESSE, L’AUBERGISTE, L’INCONNU, MORDAUNT

 

L’HÔTESSE.

Ah ! mon révérend, venez, venez ! c’est le Seigneur qui vous ramène.

MORDAUNT.

Me voici !

L’HÔTESSE, montrant Mordaunt au blessé.

Monsieur...

L’INCONNU.

Par grâce, venez vite !

MORDAUNT.

Qu’on nous laisse.

L’AUBERGISTE, à sa femme.

C’est égal, voilà un singulier moine.

L’HÔTESSE.

Oh ! toi, tu es un hérétique.

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

MORDAUNT, L’INCONNU

 

MORDAUNT.

Me voilà, parlez !

L’INCONNU.

Vous êtes bien jeune.

MORDAUNT.

Les gens qui portent ma robe n’ont point d’âge.

L’INCONNU.

Hélas ! parlez-moi doucement, car j’ai besoin d’un ami à mes derniers moments.

MORDAUNT.

Vous souffrez beaucoup ?

L’INCONNU.

De l’âme plus que du corps.

MORDAUNT.

Parlez ! j’écoute.

L’INCONNU.

Il faut d’abord que vous sachiez qui je suis...

MORDAUNT.

Dites...

L’INCONNU.

Je suis... Mais je crains que vous ne m’abandonniez si je vous dis qui je suis.

MORDAUNT.

N’ayez pas peur !

L’INCONNU.

Je suis l’ancien bourreau de Béthune.

MORDAUNT, reculant.

L’ancien bourreau ?...

L’INCONNU.

Oh ! mais, depuis dix ans, je n’exerce plus... n’ayez donc pas horreur de moi... depuis dix ans, j’ai cédé ma charge.

MORDAUNT.

Vous avez donc horreur de votre état ?

L’INCONNU.

Depuis dix ans, oui !

MORDAUNT.

Et auparavant ?...

L’INCONNU.

Tant que je n’ai frappé qu’au nom de la loi et de la justice, mon état m’a laissé dormir tranquille, abrité que j’étais sous la justice et sous la loi... Mais, depuis cette nuit terrible où j’ai servi d’instrument à une vengeance particulière, où j’ai levé avec haine le glaive sur une créature de Dieu... depuis cette nuit...

MORDAUNT.

Que dit-il là ?

L’INCONNU.

J’ai pourtant essayé d’étouffer ce remords par dix ans de bonnes œuvres ; j’ai dépouillé la férocité naturelle à ceux qui versent le sang ; en toute occasion, j’ai exposé ma vie pour sauver la vie de ceux qui étaient en péril, et j’ai conservé à la terre des existences humaines en échange de celle que je lui avais enlevée... Ce n’est pas tout : le bien acquis dans l’exercice de ma profession, je l’ai distribué aux pauvres... Je suis devenu assidu aux églises ; les gens qui me fuyaient se sont habitues à me voir... quelques-uns même m’ont aimé ; mais il me semble que Dieu ne m’a point pardonné, lui ; car le souvenir de ce meurtre me poursuit sans cesse.

MORDAUNT.

Vous avez commis un meurtre ?

L’INCONNU.

Car il me semble, chaque nuit, voir se dresser le spectre de cette femme.

MORDAUNT.

C’était une femme ?...

L’INCONNU.

Oh ! ce fut une nuit maudite !

MORDAUNT.

Quelle nuit était-ce ?

L’INCONNU.

La nuit du 22 octobre 1636.

MORDAUNT, à part.

La même date qu’il a dite à lord de Winter... Ah ! justice du ciel ! si j’allais tout apprendre !

Il passe sa main sur son front.

Et quelle était cette femme que vous avez assassinée ?

L’INCONNU.

Assassinée !... Et vous aussi, vous aussi, vous dites comme la voix qui a retenti à mon oreille : assassinée !... Je l’ai donc assassinée, et non pas exécutée ?... je suis donc un assassin, et non un justicier ?

MORDAUNT.

Continuez !... continuez !... Je ne sais rien, je ne puis donc rien vous dire... Quand vous aurez achevé votre récit, nous verrons. En attendant, comment cela s’est-il fait ? Parlez, dites tout, n’omettez aucun détail.

L’INCONNU, se soulevant sur son oreiller.

C’était un soir. J’habitais une maison dans une rue retirée... Un homme qui avait l’air d’un grand seigneur, quoiqu’il portât la simple casaque de mousquetaire, frappa à ma porte et me montra un ordre signé : « Richelieu... » Cet ordre commandait obéissance à celui qui en était porteur.

MORDAUNT.

L’ordre était-il bien signé : « Richelieu ? »

L’INCONNU.

Oui ; mais je n’ose dire qu’il ne servait point à un autre but que celui dans lequel il était donné.

MORDAUNT.

Continuez !

L’INCONNU.

Je suivis cet homme, me réservant de résister si l’office qu’on réclamait de moi était injuste. À la porte de la ville, je trouvai quatre autres cavaliers qui nous attendaient ; nous fîmes cinq à six lieues, sombres, mornes, silencieux, presque sans échanger une parole... À cent pas d’Armentières, un homme couché dans un fossé se leva. « C’est là ! » dit-il en montrant de la main une petite maison isolée, à la fenêtre de laquelle brillait une lumière... Nous prîmes à travers terres, et nous nous dirigeâmes vers la maison. Trois autres laquais étaient jalonnés sur la route... Chacun d’eux se leva à son tour, et se joignit à nous... Le dernier gardait la porte. « Est-elle toujours là ? lui demanda l’homme qui était venu me chercher. – Toujours,» répondit-il.

MORDAUNT.

Que vais-je entendre, mon Dieu ?

L’INCONNU.

Alors, nous descendîmes de cheval, et nous remîmes les chevaux aux laquais ; il me frappa sur l’épaule... le même toujours... et, à travers les vitres, il me montra, à la lueur d’une lampe, une femme accoudée sur une table, en me disant : « Voilà celle qu’il faut exécuter. »

MORDAUNT.

Et vous avez obéi ?

L’INCONNU.

J’allais refuser, quand, tout à coup, en la regardant plus attentivement, je reconnus à mon tour cette femme...

MORDAUNT.

Vous la reconnûtes, vous ?

L’INCONNU.

Oui... Étant jeune fille, elle avait séduit et perdu mon frère... Une nuit, tous les deux avaient disparu avec les vases sacrés d’une église... J’avais retrouvé mon frère sur un gibet... Elle, je ne l’avais pas revue.

MORDAUNT.

Continuez !

L’INCONNU.

Oh ! je le sais bien, j’aurais dû pardonner ; c’est la loi de l’Évangile... c’est la loi de Dieu !... L’homme en moi étouffa le chrétien ; il me sembla que la voix de mon frère criait vengeance à mon oreille, et je dis : « C’est bien, j’obéirai ! »

MORDAUNT.

Continuez !

L’INCONNU.

Alors, le même, toujours le même, brisa la fenêtre d’un coup de poing... Deux entrèrent par cette fenêtre ; les trois autres par la porte... En les voyant, elle comprit qu’elle était perdue, car elle jeta un cri ; puis, pâle et muette, comme si dans ce cri elle eût épuisé toutes ses forces, elle recula chancelante jusqu’au moment où elle rencontra le mur.

MORDAUNT.

C’est horrible !

L’INCONNU.

Horrible, n’est-ce pas ? Mais attendez !... attendez !... Alors, ils s’érigèrent en accusateurs, et chacun, passant à son tour devant elle, lui reprocha : celui-ci, l’assassinat de son mari ; celui-là, l’empoisonnement de sa maîtresse, l’autre... et cet autre, c’était moi... l’autre, le déshonneur et la mort de son frère ; puis, d’une seule voix, d’une même voix, d’une voix unanime, sombre, terrible, solennelle... ils prononcèrent la peine de mort... Et moi...

MORDAUNT.

Et vous... ?

L’INCONNU.

Et moi qui l’avais condamnée avec les autres... moi, moi, je me chargeai de l’exécuter.

MORDAUNT, se levant.

Malheureux !... et vous commîtes le crime ?

L’INCONNU.

Sur mon salut, je croyais faire justice.

MORDAUNT.

Et ni prières ni larmes... car sans doute elle pria et pleura... ni beauté ni jeunesse, car elle était jeune et belle, n’est-ce pas ? rien ne put vous toucher ?

L’INCONNU.

Rien ! je croyais que c’était le démon lui-même qui avait revêtu la forme de cette femme.

MORDAUNT.

Ah !... plus de doute maintenant !

Il se lève et va pousser les verrous de la porte.

L’INCONNU.

Vous me quittez ? vous m’abandonnez ?

MORDAUNT.

Non, non, sois tranquille, me voilà... Maintenant, voyons, réponds... mais sans rien cacher, sans rien taire. Songes-y, la franchise de tes aveux peut seule attirer sur toi la miséricorde du ciel... Ces cinq hommes, ces cinq misérables, ces cinq assassins, qui étaient-ils ?

L’INCONNU.

Je ne sais pas leurs noms, je ne lésai jamais sus... Ils portaient l’uniforme de mousquetaires... Voilà tout ce que je sais.

MORDAUNT.

Tous ?

L’INCONNU.

Non, un seul était habillé comme un gentilhomme ; mais ce n’était pas un Français, lui ; c’était...

MORDAUNT.

C’était... ?

L’INCONNU.

C’était un Anglais.

MORDAUNT.

Il se nommait ?...

L’INCONNU.

J’ai oublié son nom...

MORDAUNT.

Tu mens !

L’INCONNU.

Mon Dieu !

MORDAUNT.

Il se nommait ?...

L’INCONNU.

Non, je ne puis...

MORDAUNT.

Je vais te le dire, moi... Il se nommait lord de Winter.

L’INCONNU.

Que dites-vous ?

MORDAUNT.

Je dis qu’il se nommait lord de Winter, je dis qu’il était là tout à l’heure, je dis que c’est celui avec lequel tu es sorti.

L’INCONNU.

Comment savez-vous cela ?

MORDAUNT.

Maintenant, le nom de cette femme ?...

L’INCONNU.

Je ne l’ai jamais su... Ils l’appelaient milady, voilà tout.

MORDAUNT.

Milady !... Mais, puisqu’elle avait séduit ton frère, dis-tu ; puisqu’elle avait causé la mort de ton frère, à ce que tu prétends ; puisque, jeune fille, elle s’était sauvée, emportant avec lui les vases sacrés d’une église, tu dois savoir son nom de jeune fille ?

L’INCONNU.

Oui, celui-là, je le sais.

MORDAUNT.

Son nom ?

L’INCONNU.

Il me semble que je vais mourir.

MORDAUNT.

Oh ! ne meurs pas sans m’avoir dit son nom.

L’INCONNU.

Me pardonnez-vous ?

MORDAUNT.

Son nom, te dis-je, son nom ?

L’INCONNU.

Anne de Breuil.

MORDAUNT, à part.

Ah ! mes pressentiments ne me trompaient donc pas !

L’INCONNU.

Maintenant, maintenant que vous savez son nom, pardonnez-moi, je me meurs !

MORDAUNT.

Moi, te pardonner ?... te pardonner ?... Tu ne sais donc pas qui je suis ?

L’INCONNU.

Qui êtes-vous donc ?

MORDAUNT.

Je suis John-Francis de Winter !

L’INCONNU.

De Winter !

MORDAUNT.

Et cette femme...

L’INCONNU, se soulevant.

Cette femme... ?

MORDAUNT.

Eh bien, cette femme, c’était ma mère !

L’INCONNU.

Sa mère !

MORDAUNT.

Oui, ma mère, comprends-tu ? ma mère ! morte... sans que j’aie pu savoir ni où ni comment.

L’INCONNU.

Oh ! pardonnez-moi ! pardonnez-moi !...

MORDAUNT.

Te pardonner ?... te pardonner ?... Dieu peut-être... Moi, jamais !

L’INCONNU.

Par pitié...

MORDAUNT.

Pas de pitié pour qui n’a pas eu de pitié... Meurs maudit, meurs désespéré, meurs et sois damné !

Il le frappe de son poignard.

L’INCONNU.

Au secours ! au secours !

VOIX, du dehors.

Ouvrez ! ouvrez !

MORDAUNT.

Un !

Il s’élance vers la fenêtre, l’ouvre et saute dehors. L’Aubergiste, l’Hôtesse et Grimaud se précipitent dans la chambre.

 

 

Scène IX

 

L’INCONNU, expirant, L’AUBERGISTE, L’HÔTESSE, GRIMAUD, VALETS, VOISINS, etc.

 

GRIMAUD.

Qu’y a-t-il ?

L’INCONNU.

Au secours !

L’AUBERGISTE.

Le moine ! où est le moine ?

L’INCONNU.

Il m’a poignardé, et c’était justice... Le moine... c’était son fils...

GRIMAUD.

Quel fils ?

L’INCONNU, apercevant Grimaud.

Mon Dieu !

GRIMAUD.

Quoi ?

L’INCONNU.

Vous étiez un des quatre laquais des quatre seigneurs... cette nuit... ?

GRIMAUD.

Oui !

L’INCONNU.

Eh bien, ce moine, c’est son fils.

GRIMAUD.

Le fils de milady ?

L’INCONNU.

Prenez ce poignard, portez-le aux quatre gentilshommes... et dites-leur ce que vous savez...

Il expire.

GRIMAUD.

Ah ! vous avez raison, pas un instant à perdre... M. le comte de la Fère, M. le comte de la Fère...

Il va pour sortir.

L’AUBERGISTE, l’arrêtant.

Eh bien, cet homme ?...

GRIMAUD.

Cet homme est mort !

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

La chambre de d’Artagnan, à l’hôtel de la Chevrette, rue Tiquetonne, à Paris. Au premier plan, à droite, porte d’entrée ouvrant sur un escalier ; à gauche, dans le pan coupé, armoire fermée par un rideau. Au fond, large fenêtre.

 

 

Scène première

 

MADELEINE, seule

 

Elle tient un justaucorps et le brosse.

Ah ! ah ! voici un justaucorps de velours bleu que je ne connaissais pas à M. d’Artagnan... C’est sans doute avec celui-là qu’il fait ses conquêtes, l’ingrat !... Mais qu’est-ce que je sens dans ses poches ?... Des papiers... On me dira peut-être que c’est de la curiosité ; mais, après tout, j’ai bien le droit d’être curieuse... Voilà un billet, j’en étais sûre...

Elle déplie un papier et le lit.

« Dindonneau en hachis, carpe à l’étuvée, fritôt à la Mazarin, trois bouteilles de vin d’Anjou... » C’est déjà une infidélité... Comme si la table de la Chevrette ne devait pas suffire à un galant homme !... Mais cette infidélité-là, je la lui passe encore.

Elle tire une autre lettre.

Second papier.

Elle lit.

« Monsieur, votre adversaire commence à entrer en convalescence ; il n’a plus que trois coups d’épée qui m’inquiètent, les autres se cicatrisent déjà... » Ah ! il s’agit du sergent suisse qui s’était installé dans mon hôtel, bien malgré moi, je puis le dire... et que M. d’Artagnan, à son retour de la campagne de Flandre, a trouvé établi dans sa chambre... Il en a été quitte pour cinq coups d’épée... pauvre cher homme !

Raccrochant l’habit.

Ah ! monsieur d’Artagnan, vous étiez amoureux dans ce temps-là, car vous étiez jaloux de tout le monde... même des Suisses... Passons à celui-ci...

Elle prend un autre habit.

C’est le pourpoint sacré, la fameuse casaque des mousquetaires, que nous gardons comme une relique... Voyons s’il n’y a rien dans les poches de la relique... Ah ! ah ! des papiers attachés avec une faveur... Ah ! traître ! une faveur bleue ! Commençons par cette petite écriture bien serrée ; ce doit être incontestablement d’une femme. « Mon cher d’Artagnan... » Son cher d’Artagnan ! « J’avoue que votre souvenir me poursuit jusque dans mon couvent de Noisy-le-Sec ! » Ah ! voilà une lettre, j’espère !... C’est affreux !... Ah ! mon Dieu ! du bruit ! c’est lui !... Vite, les baudriers, les habits, les pourpoints dans cette armoire... Eh bien, où est donc la casaque, maintenant ?... Ah ! la voici. Quand il sortira, je remettrai les lettres ; mais, cette fois, puisque j’ai trouvé la cachette, je veux savoir à quoi m’en tenir.

 

 

Scène II

 

D’ARTAGNAN, MADELEINE

 

D’ARTAGNAN.

Ah ! ah ! chère madame Turquenne, vous ici ?

MADELEINE.

Oui, monsieur d’Artagnan, oui ; vous voyez, je range.

D’ARTAGNAN.

Que c’est beau de pouvoir dire : « Je range ! » Le fait est, Madeleine,  

Regardant autour de lui.

que vous rangez souvent...

MADELEINE.

Eh bien, c’est le devoir d’une bonne femme, et je suis la vôtre...

D’Artagnan la regarde de côté.

Votre femme de ménage, j’entends... Oh ! je n’ai pas la prétention d’aspirer à la main d’un lieutenant de mousquetaires.

D’ARTAGNAN.

Bien, Madeleine... Je croyais que vos idées d’hyménée vous trottaient encore par l’esprit.

MADELEINE.

Hélas ! monsieur d’Artagnan, depuis que vous vous en êtes expliqué si catégoriquement avec moi...

D’ARTAGNAN.

Ma chère madame Turquenne, les bons comptes font les bons amis ; d’ailleurs, je ne suis pas bien certain que feu M. Turquenne soit mort... On a vu des maris qui revenaient, rien que pour faire pendre leur successeur... Mais il s’agit en ce moment de toute autre chose que de débattre l’existence ou la non-existence de votre premier époux, ma chère Madeleine... Il s’agit de trouver...

MADELEINE.

Quoi ?

D’ARTAGNAN.

Des idées, beaucoup d’idées, d’excellentes idées !

MADELEINE.

Oh ! quand elles vous manquent, vous savez où les chercher, vous.

D’ARTAGNAN.

Près de vous, n’est-ce pas, ma chère madame Turquenne ?

MADELEINE.

Non, mais derrière mes fagots.

D’ARTAGNAN.

Ceci est un vieux proverbe d’Athos : « Il y a plus d’idées au fond d’une seule bouteille que dans la tête de quarante académiciens. »

MADELEINE.

Et vous avez besoin de beaucoup d’idées ?

D’ARTAGNAN.

Il m’en faudrait deux, mais de qualité supérieure ; comprenez-vous, Madeleine ? une hardie, bouillante, énergique !... cachet rouge ; l’autre gaie, ingénieuse, fantasque !... cachet vert.

MADELEINE.

Oui, avec une tranche de ce pâté de chevreuil...

D’ARTAGNAN.

Que j’ai aperçu en bas en passant... C’est extraordinaire, chère madame Turquenne, comme vous lisez dans mon cœur.

Il la serre dans ses bras.

MADELEINE, touchant la poche de son habit.

Tiens ! qu’est-ce que vous avez donc là ? De l’argent ?

D’ARTAGNAN.

Mais oui.

MADELEINE.

Vous qui vous plaignez toujours d’en manquer...

D’ARTAGNAN.

Ce n’est pas à moi ; c’est un dépôt que m’a confié le gouvernement.

MADELEINE.

Oh ! cachotier que vous êtes ! je suis sûre que, si j’ouvrais ce secrétaire-là...

D’ARTAGNAN.

Madeleine, n’allez pas commettre cette imprudence ; c’est un secrétaire à secret qui vient de famille, et qui a déjà tué trois femmes imprudentes, qui ont eu la témérité... Mais, chère madame Turquenne, vous m’avez parlé de fagots, je crois ; il ne faut pas que cela se passe en conversation...

MADELEINE.

Ah ! vous pouvez vous vanter, vous, d’avoir une manière de faire faire aux femmes ce que vous voulez...

D’ARTAGNAN.

C’est le résultat de quinze ans d’étude, madame Turquenne ; voilà le grand avantage du vin sur les femmes ; c’est que le vin, plus on en goûte, plus on le connaît, tandis que les femmes, au contraire...

MADELEINE.

C’est bon, c’est bon ; on va vous chercher vos deux bouteilles.

D’ARTAGNAN.

Allez donc, et fermez la porte.

 

 

Scène III

 

D’ARTAGNAN, seul

 

Hein ! comme c’est dressé ! Elle n’a qu’un défaut : c’est de n’avoir jamais assez de ses propres poches... Comme elle a senti tout de suite dans la mienne l’argent de Son Éminence !... Mais casse-cou ! l’argent du Mazarin... Ladre vert, cuistre d’Italien, va !... cent pistoles !... Je croyais d’abord que c’était des roubles d’Espagne, cela en valait la peine ! cent pistoles... « Oun à-compte, monsou d’Artagnan... » Mazarin maudit !... Oui, mon ser lieutenant, recommencez à vous faire briser les jambes, casser les bras ; faites-vous traverser le ventre de grands coups d’épée, faites-vous trouer le moule de votre pourpoint avec forces pistolades, et je vous donnerai... quoi ? oun à-compte... Et à quand le compte, pleutre que tu es ?... Enfin je lui demande, quoi ?... la moindre des choses, un brevet de baron pour Porthos, qui dessèche de ne pas être titré... Il prend un parchemin, il écrit les noms, il burine le titre, et me le rend sans signer... « Mais la signature ? – À votre retour, mousser monsou d’Artagnan. – Et si nous ne revenons pas ?... – Dame, cela vous regarde... C’est à vous de revenir » Et la reine, avec son grand nez, sa lèvre à l’autrichienne, et ses belles mains insolentes : « Monsieur d’Artagnan, soyez bien dévoué à Sa Majesté... » Je lui serai dévoué pour cent pistoles, au roi, et encore... qu’est-ce que je dis donc là ! pour vingt-cinq, car les cent pistoles sont pour moi et mes trois amis : vingt-cinq pistoles pour Athos, vingt-cinq pistoles pour Porthos et vingt-cinq pistoles pour Aramis...

Il rit de pitié.

Il est vrai que, si je ne les retrouve pas... Oui, mais il faut que je les retrouve, ces dignes amis, que je n’ai pas vus depuis faut d’années ! Quelle étrange chose !... on vit trois, quatre, cinq ans ensemble, il semble qu’on ne pourra pas se passer les uns des autres... on le dit, on le répète, on le croit... Puis vient une bourrasque qui vous pousse, l’un au midi, l’autre au nord ; celui-ci à l’orient, celui-là à l’occident ; on se perd de vue et tout est fini ; à peine si une lettre... Cependant n’accusons pas : j’en ai reçu une d’Athos, c’était en 1643, six mois à peu près avant la mort du cardinal ; voyons, où était-ce ?... Ah ! c’était au siège de Besançon ; je me rappelle, j’étais de tranchée... Que me disait-il donc ? Ah ! qu’il habitait une petite terre... Oui, mais où ? J’en étais là quand un coup de vent a emporté la lettre d’Athos du côté de la ville : j’ai laissé le vent porter la lettre aux Espagnols, qui n’en ont que faire, et qui devraient bien me la renvoyer aujourd’hui que j’en ai besoin... Voyons donc, il faut songer non plus à Athos, mais à Porthos et à Aramis... Ils m’ont écrit aussi, eux... Où sont leurs lettres ? Ah ! probablement dans ma chère casaque !...

Il ouvre l’armoire.

Ah ! Madeleine rangeait... Je suis bien aise de savoir de quelle façon elle range, je lui en ferai mon compliment... Pauvre casaque !... en voilà une qui a vu bien des aventures et qui a assisté à bien des batailles ! aussi, elle en a gardé les cicatrices ; voilà le trou du biscaïen qui m’a roussi la peau au bastion Saint-Gervais, lors de notre combat d’héroïque mémoire, quatre contre cent, vingt-cinq pour un, juste comme les pistoles de Son Éminence... Voici une couture glorieuse... Par quelle main a-t-elle été faite ? Je ne me le rappelle pas... C’est singulier que, de tous les tissus, le plus solide, celui qui se recoud encore le plus facilement, c’est la peau humaine... Cette casaque de buffle n’est plus bonne à rien, et M. d’Artagnan vaut encore quelque chose... Mais, avec tout cela, je ne retrouve pas mes lettres, moi... C’est donc le diable ?... Ce sont ces pistoles de malheur qui m’ont ensorcelé ; elles étaient dans cette poche-là, cependant, les lettres... Ah ! j’y pense, Madeleine, qui range si bien... Madeleine ! Madeleine !...

 

 

Scène IV

 

D’ARTAGNAN, MADELEINE

 

MADELEINE.

Me voici, me voici ; j’ai voulu aller à la cave moi-même.

D’ARTAGNAN.

Fort bien. Dites-moi, Madeleine...

MADELEINE, à part.

Il a été au portemanteau.

Haut.

Cachet rouge.

À part.

Il aura découvert quelque chose...

Haut.

Cachet vert, regardez !

D’ARTAGNAN.

Chère madame Turquenne, vous me comblez... Mais posez les bouteilles sur la table, et venez ici.

MADELEINE.

Oh ! qu’est-ce que ce sac ?

D’ARTAGNAN.

L’argent du gouvernement, toujours... N’y touchez pas, çà brûle les doigts ; d’ailleurs, nous avons à causer.

MADELEINE.

Eh bien, causons.

D’ARTAGNAN.

Madeleine, mon enfant, nous avons donc rangé dans la chambre de ce bon M. d’Artagnan ?

MADELEINE, à part.

Nous y voilà !

Haut.

Mais oui, comme d’habitude... Je ne puis pas dire non : vous m’avez trouvée occupée...

D’ARTAGNAN.

À ranger, c’est cela... De sorte qu’en rangeant, pour que tout fût bien rangé, nous avons retourné les poches.

MADELEINE.

Moi ?... Non, non, jamais !

D’ARTAGNAN.

Madeleine, chère amie, entre autres qualités qui vous rendent précieuse à mes yeux, il y en a une dont je voudrais bien que vous trouvassiez à vous défaire : vous êtes horriblement jalouse, et, vous le savez, Madeleine, un grand prédicateur l’a dit, ou, s’il ne l’a pas dit, il aurait dû le dire : « La jalousie conduit les femmes à fouiller dans les tiroirs des tables et dans les poches des hauts-de-chausses. » Vous comprenez, Madeleine ?

MADELEINE.

Ah ! ce n’est point à moi qu’on peut faire ce genre de reproche.

D’ARTAGNAN.

N’importe, la morale n’est jamais perdue... Écoutez donc, ma chère Madeleine : si, comme vous le dites tous les jours, vous tenez à faire mon bonheur, sang-Dieu ! ne me rendez pas le plus malheureux des hommes !

MADELEINE.

Je ne puis cependant pas répondre...

D’ARTAGNAN.

Elles étaient dans ma poche, Madeleine, dans cette poche-là ; trois lettres, entendez-vous bien ?... La poche n’est aucunement trouée... Elles étaient liées avec une faveur bleue.

MADELEINE.

Ah ! je conçois, c’était fort galant.

D’ARTAGNAN.

Ma petite Madeleine, vous voyez que je suis très calme, très charmant, que je n’ai pas la moindre canne à la portée de la main ; faisions donc les choses galamment ; avouez-moi qu’en secouant mes vieux habits, ce paquet de lettres est tombé, hein ? il est tombé, n’est-ce pas ? et vous l’avez ramassé... Voyons, rendez-le-moi, ventrebleu !

MADELEINE.

Vous savez bien, monsieur d’Artagnan, que je ne bats point les habits de mes locataires.

D’ARTAGNAN.

Morbleu ! Madeleine, je ne me fâche pas, non, non, non... je ne veux point me fâcher du moins ; mais, si l’on ne me retrouve pas l’adresse d’Athos, d’Aramis et de Porthos... de Porthos surtout... j’étranglerai tout l’hôtel !

MADELEINE.

Mais ne criez donc pas comme cela, monsieur d’Artagnan !

D’ARTAGNAN.

L’adresse de Porthos, sang-Dieu ! ventrebleu ! corbleu !

MADELEINE.

On croira que nous nous disputons... Tenez, voilà quelqu’un qui monte.

D’ARTAGNAN, écoutant.

Ah ! mon Dieu ! ce pas... Trois cents livres pesant !...

On monte lourdement.

Si j’étais assez fat pour croire que la Providence s’occupe de moi, je dirais que c’est le pas de Porthos...

On frappe.

Si je ne savais mon digne ami dans sa terre de je ne sais où, et dans son château de je ne sais quoi, je dirais que c’est le poing de Porthos.

MADELEINE.

Eh ! mais il va enfoncer ma porte, ce monsieur !

PORTHOS, en dehors.

Eh bien, on n’ouvre donc plus la porte à son ami ?

D’ARTAGNAN.

C’est la voix de Porthos... En voilà une chance !

 

 

Scène V

 

D’ARTAGNAN, MADELEINE, PORTHOS, MOUSQUETON

 

D’ARTAGNAN.

Porthos ! en chair et en os ! Ah ! cher ami !

Il lui saute au cou.

PORTHOS.

Avec mon fidèle Mouston, comme vous voyez... Ne me reconnaissez-vous pas ?

D’ARTAGNAN.

Si fait ; mais je remerciais le hasard...

PORTHOS.

Le hasard ?

D’ARTAGNAN.

Oui.

PORTHOS.

Ce n’est point le hasard qui m’amène ici, c’est votre lettre.

D’ARTAGNAN.

Comment, ma lettre ?...

PORTHOS.

Sans doute ; tenez !

Il lui donne une lettre.

C’est bien à moi... « À monsieur du Vallon de Bracieux de Pierrefonds. »

D’ARTAGNAN.

Ah ! de Pierrefonds ! c’est cela, voilà le nom du château, je me le rappelle maintenant ; mais n’importe, ce n’est pas moi qui vous ai écrit.

PORTHOS.

Cependant...

Il lit.

« Trouvez-vous le 20 du mois d’octobre de la présente année 1648, à l’hôtel delà Chevrette, rue Tiquetonne, à Paris ; c’est là que demeure votre ami d’Artagnan, qui sera enchanté de vous voir. » C’est écrit.

D’ARTAGNAN.

Oui, mais ce n’est point écrit par moi, voilà tout ce que je puis vous dire.

MADELEINE.

C’est une lettre qui sera tombée des vieux habits de monsieur.

PORTHOS.

C’est possible !

Apercevant Madeleine.

Mais je vous demande pardon, madame, je n’avais pas eu l’honneur de vous voir.

D’ARTAGNAN.

Mon cher Porthos, je vous présente madame Madeleine Turquenne, la plus soigneuse hôtelière de France et de Navarre... une femme qui ne laisse jamais traîner les papiers de ses locataires... Mais ne parlons plus de cela ; vous voilà, Porthos, c’est le principal... Pourquoi, comment êtes vous venu, peu importe, cela s’éclaircira... Ma chère madame Turquenne, M. Porthos va partager mon dîner.

MADELEINE.

Alors, deux cachets rouges et deux cachets verts ; on va vous aller chercher cela.

D’ARTAGNAN.

Allez !

 

 

Scène VI

 

D’ARTAGNAN, PORTHOS, MOUSQUETON

 

D’ARTAGNAN.

Et maintenant, cher ami, en attendant le renfort qu’est allée nous chercher Madeleine, disons toujours un mot à ces deux bouteilles.

PORTHOS.

Oui, volontiers.

D’ARTAGNAN.

Sang-Dieu ! comme vous vous portez, cher ami !

PORTHOS.

Mais oui, la santé est bonne.

Il pousse un soupir.

D’ARTAGNAN.

Et toujours fort ?

PORTHOS.

Plus que jamais... Imaginez-vous que, dans mon château de Pierrefonds, j’ai une bibliothèque...

D’ARTAGNAN.

Bah ! vous êtes donc bien riche, mon cher Porthos, que vous vous êtes livré à des dépenses si inutiles ?

PORTHOS.

Elle faisait partie du château, que j’ai acheté tout meublé.

D’ARTAGNAN.

Bon ! mais qu’a de commun cette bibliothèque avec votre force ?

PORTHOS.

Attendez !... Dans cette bibliothèque, il y a un livre !

D’ARTAGNAN.

Comment ! dans votre bibliothèque, il n’y a qu’un livre ?

PORTHOS.

Non pas... attendez donc !... Mouston, combien y a-t-il de livres dans ma bibliothèque ?

MOUSQUETON.

Six mille, monsieur.

PORTHOS.

Il y a six mille livres.

Il pousse un second soupir.

D’ARTAGNAN.

À la bonne heure !

PORTHOS.

Eh bien, parmi ces six mille livres, il y en a un fort intéressant qui traite des douze travaux d’Hercule, des exploits de Thésée, et des faits et gestes de Milon de Crotone... Eh bien, là-bas, pour me distraire, j’ai fait tout ce que Milon de Crotone avait fait.

D’ARTAGNAN.

Vous avez assommé un bœuf d’un coup de poing ?

PORTHOS.

Oui.

D’ARTAGNAN.

Vous l’avez porté sur vos épaules pendant cinq cents pas ?

PORTHOS.

Six cents...

D’ARTAGNAN.

Et vous l’avez mangé en un jour ?

PORTHOS.

Presque... Il n’y a qu’une chose que je n’ai pu faire.

D’ARTAGNAN.

Laquelle ?

PORTHOS.

Il est dit dans le livre que Milon ceignait son front d’une corde, et qu’en enflant ses muscles, il rompait cette corde.

D’ARTAGNAN.

Ah ! c’est que votre force, à vous, n’est pas dans votre tête, Porthos.

PORTHOS.

Non, elle est dans mes bras.

D’ARTAGNAN.

Mordious ! que vous êtes heureux, Porthos ! riche, bien portant, et fort !

PORTHOS.

Oui, je suis heureux.

Il pousse un troisième soupir.

D’ARTAGNAN.

Porthos, voilà de bon compte trois soupirs que vous poussez.

PORTHOS.

Vous croyez ?...

D’ARTAGNAN.

Tenez, mon ami, on dirait que quelque chose vous tourmente.

PORTHOS.

Vraiment ?...

D’ARTAGNAN.

Auriez-vous des chagrins de famille ?

PORTHOS.

Je n’ai pas de famille.

D’ARTAGNAN.

Feriez-vous mauvais ménage avec madame du Vallon ?

PORTHOS.

Elle est morte il y a tantôt deux ans.

D’ARTAGNAN.

Ah ! elle est morte ?

PORTHOS.

Oui ; n’est-ce pas, Mouston ?

MOUSQUETON.

Il y a tantôt deux ans, oui, monsieur.

D’ARTAGNAN.

Mais, alors, mon cher, pourquoi soupirez-vous ?

PORTHOS.

Écoutez, d’Artagnan, il me manque quelque chose.

D’ARTAGNAN.

Que diable peut-il vous manquer ?... Vous avez des châteaux, des prairies, des terres, des bois, des montagnes ; vous êtes riche, vous êtes veuf, vous êtes fort comme Milon de Crotone et vous n’avez pas la crainte d’être mangé un jour par des lions.

PORTHOS.

C’est vrai, j’ai tout cela ; mais je suis ambitieux.

D’ARTAGNAN.

Vous ambitieux, Porthos ?

PORTHOS.

Oui, tout le monde est quelque chose, excepté moi. Vous êtes chevalier, Aramis est chevalier, Athos est comte...

D’ARTAGNAN.

Et vous voudriez être baron ?

PORTHOS.

Ah !

D’ARTAGNAN, tirant le brevet.

Allongez le bras, Porthos...

PORTHOS.

Pour quoi faire ?

D’ARTAGNAN.

Allongez toujours... Encore... Bien !

PORTHOS.

Un brevet aux armes de France !

D’ARTAGNAN.

Lisez !

PORTHOS.

« Ordonnance royale qui accorde à M. du Vallon le titre de baron. »

D’ARTAGNAN.

Baron, c’est écrit.

PORTHOS.

Ah ! oui ; mais ce n’est pas signé.

D’ARTAGNAN.

On ne peut pas tout avoir en même temps ; voilà d’abord le brevet, vous aurez la signature plus tard.

PORTHOS.

Et que faut-il faire pour avoir cette signature ?

D’ARTAGNAN.

Ah ! dame, quitter nos châteaux, reprendre le harnais, courir les aventures, laisser, comme autrefois, un peu de notre chair par les chemins.

PORTHOS.

Diable ! c’est donc la guerre que vous me proposez ?

D’ARTAGNAN.

Avez-vous suivi la politique, cher ami ?

PORTHOS.

Moi ? Pour quoi faire ?

D’ARTAGNAN.

Êtes-vous pour les princes ? êtes-vous pour Mazarin ?

PORTHOS.

Moi, je serai pour celui qui me fera baron.

D’ARTAGNAN.

Bien répondu, Porthos ; et vous êtes disposé à me suivre ?

PORTHOS.

Jusqu’au bout du monde.

D’ARTAGNAN.

Eh bien, en attendant, allez jusqu’à votre hôtel, qui est sur la route, et revêtez le buffle et la cuirasse.

PORTHOS.

Dix minutes... dix minutes seulement, je ne vous demande que dix minutes.

D’ARTAGNAN.

Vous avez un bon cheval ?

PORTHOS.

J’en ai quatre, n’est-ce pas Mouston ?

MOUSQUETON.

Oui, monsieur : Bayard, Roland, Joyeuse et la Rochelle.

D’ARTAGNAN.

En ce cas, ne perdez pas de temps ; peut-être partirons-nous aujourd’hui.

PORTHOS.

Bah !

D’ARTAGNAN.

J’allais vous chercher, mon cher, quand vous êtes arrivé.

PORTHOS.

Comme cela se trouve !... Et nous allons ?...

D’ARTAGNAN.

Je n’en sais rien.

PORTHOS.

Mais, si vous ne savez pas où vous allez, nous nous perdrons indubitablement.

D’ARTAGNAN.

Soyez tranquille ; M. de Mazarin nous enverra un guide.

PORTHOS.

Bon ! et, en revenant, je serai nommé baron ?

D’ARTAGNAN.

C’est dit ; allez donc vous équiper.

PORTHOS.

Viens-tu, Mouston ?

MOUSQUETON.

Oui, monsieur le baron.

PORTHOS, attendri.

Ah ! Mouston, voilà un mot que je n’oublierai de ma vie.

D’ARTAGNAN, étonné, à part.

Mouston ?

Porthos sort.

 

 

Scène VII

 

D’ARTAGNAN, MOUSQUETON

 

D’ARTAGNAN, arrêtant Mousqueton.

Pardon, mon cher Mousqueton, mais tu ne m’avais pas fait part du malheur que tu as eu de perdre une syllabe de ton nom... Comment diable cet accident t’est-il arrivé ?

MOUSQUETON.

Monsieur, depuis que, de laquais, j’ai été élevé au grade d’intendant de monseigneur, j’ai pris ce dernier nom, qui est plus digne, et qui sert à me faire respecter de mes subordonnés.

D’ARTAGNAN.

Je comprends ! ton maître et toi, vous avez chacun votre ambition ; lui d’allonger son nom ; toi, de raccourcir le tien... Allez, monsieur Mouston.

Mousqueton sort.

 

 

Scène VIII

 

D’ARTAGNAN, seul

 

Décidément, ce n’est pas si difficile qu’on le croit de mener les hommes. Étudiez les intérêts, flattez les amours-propres, piquez ferme et rendez la main, ils iront où vous voudrez ; donc, voilà Porthos embauche pour le compte du cardinal, c’est toujours cela... Oui, mais ce n’est point assez : il nous faudrait Athos et Aramis. Oh ! comme ils vont nous manquer, pauvres amis !... Il est vrai qu’Athos est peut-être bien vieilli ; c’était notre aîné à tous, et puis il buvait effroyablement, il sera complètement abruti ; c’est fâcheux, une si noble nature, une si puissante intelligence, une si haute seigneurie, un homme qui semait de l’argent comme le ciel fait de la grêle, et qui vous mettait l’épée à la main avec un air vraiment royal... Eh bien, ce noble gentilhomme à l’œil fier... ce beau cavalier si brillant sous les armes, que l’on s’étonnait toujours qu’il tînt une simple épée à la main au lieu d’un bâton de commandement ; eh bien, il sera transformé en quelque vieillard courbe, au nez rouge et aux yeux pleurants... Oh ! l’affreuse chose que le vin,

Il boit.

quand il est mauvais !

 

 

Scène IX

 

D’ARTAGNAN, MADELEINE

 

MADELEINE.

M. le comte de la Fère.

D’ARTAGNAN.

Qu’est-ce que cela, le comte de la Fère ?

MADELEINE.

Dame, je ne sais pas, un beau seigneur...

D’ARTAGNAN.

Jeune ?

MADELEINE.

Trente-cinq à quarante ans.

D’ARTAGNAN.

De haute mine ?

MADELEINE.

L’air d’un roi.

ATHOS, en dehors.

Eh bien, cher d’Artagnan, n’êtes-vous pas visible ?

D’ARTAGNAN.

Ah ! mon Dieu ! l’on dirait sa voix... Fais entrer, Madeleine.

 

 

Scène X

 

D’ARTAGNAN, MADELEINE, ATHOS

 

D’ARTAGNAN.

Athos, mon ami !

ATHOS.

D’Artagnan, mon cher fils, ne vouliez-vous donc plus me revoir ?

Ils s’embrassent.

D’ARTAGNAN.

Oh ! cher ami, non ; mais le nom de la Fère, que je ne vous ai jamais entendu donner...

ATHOS.

C’est le nom de mes ancêtres que j’ai repris ; mais, si j’ai changé de nom, je n’ai pas changé de cœur, ni vous non plus, n’est-ce pas ?

D’ARTAGNAN.

Athos, je pensais à vous aujourd’hui même... Aujourd’hui même, je demandais votre adresse à Porthos.

ATHOS.

Il est donc arrivé ?

D’ARTAGNAN.

Oui ; saviez-vous qu’il dût venir ?

ATHOS.

Continuez, d’Artagnan ; vous dites donc que vous demandiez mon adresse à Porthos ?

D’ARTAGNAN.

Oui, je voulais vous revoir.

ATHOS.

En effet, pauvre ami, il y a bien longtemps que nous ne nous étions vus.

D’ARTAGNAN.

Mais j’y pense, Athos, et moi qui ne vous offre rien... Voici de ce petit vin de Bourgogne dont vous avez fait avec Grimaud si rude consommation dans la cave de l’hôtelier de Beauvais... Où est-il, ce brave Grimaud ? J’espère qu’il est toujours à votre service ?

ATHOS.

Oui, mon ami ; mais, dans ce moment, il voyage.

D’ARTAGNAN.

Buvez donc, alors.

ATHOS.

Merci, d’Artagnan, je ne bois plus ; ou du moins je ne bois plus que de l’eau.

D’ARTAGNAN.

Vous, Athos, devenu un buveur d’eau ?... Impossible ! vous, le plus intrépide buveur de bouteilles des mousquetaires de M. de Tréville.

ATHOS.

Trouviez-vous que je buvais comme tout le monde, mon ami ?

D’ARTAGNAN.

Non, c’est vrai ! vous aviez d’abord une manière de casser le goulot des bouteilles qui n’appartenait qu’à vous ; et puis vous ne buviez pas à la manière des autres, vous. L’œil de tout buveur brille quand il porte le verre à sa bouche... Votre œil à vous ne disait rien... mais jamais silence n’a été si éloquent... Il me semblait l’entendre murmurer : « Entre, liqueur, et chasse mes chagrins. »

ATHOS.

C’est qu’en effet, c’était cela, mon ami.

D’ARTAGNAN.

Et la cause de ces chagrins ?

ATHOS.

Elle n’existe plus, mon ami.

D’ARTAGNAN.

Tant pis.

ATHOS.

Tant pis ?

D’ARTAGNAN.

Oui, j’allais vous proposer une distraction.

ATHOS.

Laquelle ?

D’ARTAGNAN.

C’était de reprendre la vie d’autrefois. Voyons, Athos, si des avantages réels vous attendaient, ne seriez-vous pas bien aise de recommencer, en ma compagnie et en celle de notre ami Porthos, les exploits de notre jeunesse ?

ATHOS.

C’est une proposition que vous me faites, alors ?

D’ARTAGNAN.

Nette et franche.

ATHOS.

Pour entrer en campagne ?

D’ARTAGNAN.

Oui.

ATHOS.

De la part de qui... et contre qui ?

D’ARTAGNAN.

Ah ! diable ! vous êtes pressant.

ATHOS.

Et surtout précis... Écoutez, d’Artagnan, il n’y a qu’une cause à laquelle un homme comme moi puisse être utile... C’est celle du roi.

D’ARTAGNAN.

Précisément.

ATHOS.

Oui, mais entendons-nous... Si par la cause du roi vous voulez dire celle de M. Mazarin, nous cessons de nous entendre.

D’ARTAGNAN.

Diable ! voilà que ça s’embrouille.

ATHOS.

Ne jouons pas au fin, d’Artagnan ; votre hésitation et vos détours me disent assez de quelle part vous venez... Cette cause, en effet, on ne peut l’avouer hautement, et, lorsqu’on recrute pour elle, c’est l’oreille basse et la voix embarrassée.

D’ARTAGNAN.

Ah ! mon cher Athos...

ATHOS.

Eh ! mon cher d’Artagnan, vous savez bien que je ne parle pas pour vous, pour vous qui êtes la perle des gens braves, des gens loyaux et hardis... Je parle de cet Italien mesquin et intrigant, de ce cuistre qui essaye de coiffer sa tête d’une couronne qu’il a volée chez la reine ; de ce faquin qui appelle son parti le parti du roi, et qui s’avise de faire mettre les princes du sang en prison, n’osant pas les tuer, comme faisait le grand Richelieu ; du fesse-Mathieu qui pèse ses écus d’or et garde les rognés, de peur, quoiqu’il triche, de les perdre à son jeu du lendemain ; d’un drôle, enfin, qui maltraite la reine, à ce qu’on assure, et qui va, d’ici à six semaines, nous faire une guerre civile pour garder ses pensions... Si c’est là le maître que vous me proposez, d’Artagnan, grand merci !

D’ARTAGNAN.

Vous en parlez fort à votre aise, mon cher ami ; vous êtes heureux, à ce qu’il paraît, dans votre médiocrité dorée. Porthos a cinquante ou soixante mille livres de rente, peut-être. Aramis doit avoir quinze duchesses qui se disputent l’Aramis de Noisy-le-Sec, comme elles se disputaient l’Aramis mousquetaire ; c’est encore un enfant gâté du sort ; mais, moi, que fais-je en ce monde ? Je porte ma cuirasse et mon buffle depuis vingt ans, cramponné ù ce grade insuffisant, sans avancer, sans reculer, sans vivre. Je suis mort, en un mot ! Eh bien, lorsqu’il s’agit pour moi de ressusciter un peu, de passer, de lieutenant, capitaine, vous venez me dire : « C’est un faquin, un cuistre, un mauvais maître !... » Eh ! pardieu ! cher ami, je le sais aussi bien que vous... Mais trouvez m’en un meilleur, ou faites-moi des rentes.

ATHOS.

Eh bien, c’est à quoi nous avons songé, Aramis et moi, mon ami ; et c’est pour cela que j’avais écrit à Porthos et à Aramis de se trouver aujourd’hui chez vous.

D’ARTAGNAN.

Ah ! je comprends maintenant cette coïncidence.

ATHOS.

Ne les avez-vous point vus déjà ?

D’ARTAGNAN.

Porthos, oui... Aramis, non.

ATHOS.

C’est étrange ! Aramis, le moins éloigné des trois... Aramis, qui n’a que trois ou quatre lieues de son couvent de Noisy-le-Sec à Paris.

D’ARTAGNAN.

Que voulez-vous, mon cher ! Aramis aura eu quelque pénitence à faire ; et puis, avec une vocation comme la sienne, on ne quitte pas facilement son couvent.

ATHOS.

Eh bien, vous vous trompez, mon ami ; Aramis est redevenu mousquetaire, et plus mousquetaire que jamais... Il boit, parle haut en buvant, compromet les femmes, se bat une fois le mois, et ne se fait appeler que le chevalier d’Herblay... Tenez, il est en retard... Eh bien, mon ami, je parie qu’il aura suivi quelque jupe qui lui aura fait perdre le chemin de la rue Tiquetonne.

 

 

Scène XI

 

D’ARTAGNAN, MADELEINE, ATHOS, ARAMIS

 

ARAMIS.

Ah ! mes bons amis, une aventure adorable !... Bonjour, comte ; bonjour, cher d’Artagnan.

D’ARTAGNAN.

Cher Aramis, vous voilà donc !

ARAMIS.

En personne. Imaginez-vous une femme charmante que j’ai rencontrée dans une église.

D’ARTAGNAN.

Et que vous avez suivie ?

ARAMIS.

Jusqu’à sa litière.

D’ARTAGNAN.

Et de sa litière ?...

ARAMIS.

Jusqu’à la porte d’un magnifique hôtel... Une adorable personne qui m’a rappelé la pauvre Marie Michon.

D’ARTAGNAN.

Mauvais sujet !

ATHOS.

Vous le voyez, toujours le même !

ARAMIS.

Moins l’hypocrisie ; car, autrefois, je l’avoue, mes amis, j’étais un franc hypocrite...

 

 

Scène XII

 

D’ARTAGNAN, MADELEINE, ATHOS, ARAMIS, PORTHOS, entrant armé en guerre

 

PORTHOS.

C’est bien vrai, par exemple.

ARAMIS.

Ah ! c’est vous, Porthos ! Bonjour.

PORTHOS.

Mais c’est donc une surprise ?

D’ARTAGNAN.

Oui, mon cher Porthos, mie surprise ménagée par Athos, et des plus agréables, comme vous voyez.

PORTHOS, pressant Aramis sur sa poitrine.

Ah ! cher Aramis, laissez-moi vous presser sur mon cœur, cher ami...

ARAMIS, étouffé.

Eh ! dites donc, ce n’est pas sur votre cœur que vous me pressez, c’est sur votre cuirasse.

ATHOS, donnant la main à Porthos.

Partez-vous donc pour les croisades, mon cher du Vallon ?

PORTHOS.

Ma foi, je n’en sais rien ; je sais que je pars, voilà tout.

D’ARTAGNAN.

Chut ! ils ne sont pas des nôtres.

PORTHOS.

Bah !

ARAMIS, bas, à Athos.

Leur avez-vous parlé de MM. les princes, et du voyage que de Winter fait à Paris ?

ATHOS, bas.

Inutile, ils sont à Mazarin.

ARAMIS, bas.

Nous agirons sans eux.

PORTHOS, bas, à d’Artagnan.

Comment ferons-nous, alors ?

D’ARTAGNAN, bas.

Nous nous passerons d’eux.

MADELEINE, qui, pendant ce temps, a mis le couvert.

Messieurs, la table est prête.

D’ARTAGNAN.

Alors, profitons des biens que Dieu nous envoie ; c’est la véritable sagesse, n’est-ce pas, Aramis ? À table, messieurs, à table !

PORTHOS.

C’est d’autant mieux raisonné que je meurs de faire.

ATHOS, s’asseyant.

Qu’est-ce que cette serviette ?

D’ARTAGNAN.

Ne la reconnaissez-vous pas, Athos ?

ARAMIS.

C’est celle du bastion Saint-Gervais.

PORTHOS.

Sur laquelle l’autre cardinal a fait broder les armes de France aux endroits où elle avait été trouée par trois balles.

ATHOS.

Pourquoi cette serviette à moi, amis ?

D’ARTAGNAN.

Parce que vous êtes le plus grand, le plus noble et le plus brave de nous, toujours !

ATHOS.

Alors, messieurs, par ce drapeau, le seul que nous devons suivre au milieu des discordes civiles qui vont jaillir assurément, et qui vont nous séparer peut-être, jurons-nous de rester les uns aux autres de bons seconds pour les duels, des amis dévoués pour les affaires graves, et de joyeux compagnons pour le plaisir.

D’ARTAGNAN.

Oh ! bien volontiers !

ATHOS.

Et, si jamais le hasard fait que nous nous trouvions dans deux camps opposés, chaque fois que nous nous rencontrerons dans la mêlée, à ce seul mot : « Mousquetaire ! » passons notre épée dans la main gauche et tendons-nous la main droite, fût-ce au milieu du carnage.

ARAMIS.

Oui, morbleu ! oui !

PORTHOS.

Oh ! que c’est bien dit, Athos, et que vous êtes éloquent, toujours ! j’en ai les larmes aux yeux, parole d’honneur !

ATHOS, d’un air sombre.

Et puis n’y a-t-il pas entre nous un autre pacte que celui de l’amitié ? n’y a-t-il pas celui du sang ?...

D’ARTAGNAN.

Vous voulez parler de milady ?

ATHOS.

Et vous, vous y pensiez, d’Artagnan.

D’ARTAGNAN.

Tenez, Athos, vous êtes terrible avec votre coup d’œil... Eh bien, oui, messieurs... je vous le demande, en pensant parfois à cette terrible nuit d’Armentières, à cet homme enveloppé dans un manteau rouge, qui était le bourreau ; à cette exécution nocturne, à cette rivière qui semblait couler des flots de sang, et à cette voix qui cria au milieu de la nuit : « Laissez passer la justice de Dieu ! » n’avez-vous pas quelquefois éprouvé des mouvements de terreur qui ressemblent... ?

ATHOS.

A du remords, n’est-ce pas ? j’achève votre pensée... D’Artagnan, est-ce que vous avez du remords, vous ?

D’ARTAGNAN.

Non, je n’ai pas de remords, parce que, si nous l’eussions laissée vivre, elle eût sans aucun doute continué son œuvre de destruction ; mais une chose qui m’a toujours étonné, mon ami... voulez-vous que je vous le dise ?...

ATHOS.

Dites...

D’ARTAGNAN.

C’est que vous, vous trouvant le seul d’entre nous à qui cette femme n’eût rien fait, le seul qui n’eût pas à se plaindre d’elle, ce soit vous, vous, Athos, si bon, qui vous soyez chargé de tout préparer pour cette expédition d’Armentières, qui ayez été chercher le bourreau, qui nous ayez conduits à la chaumière ; que ce soit vous enfin qui, comme l’envoyé des justices divines, ayez prononcé le jugement sur elle ; et, quand moi-même, le corps frissonnant, la voix haletante, les yeux en pleurs, j’étais prêt à pardonner, que ce soit vous qui ayez dit de frapper.

ATHOS.

Cela vous a toujours étonné, n’est-ce pas ?

D’ARTAGNAN.

Oui, je l’avoue ; si vous ne nous en eussiez pas parlé, j’eusse gardé le silence... Mais vous vous en êtes ouvert à moi le premier ; alors, je vous ai dit ce que je pensais. Excusez-moi, Athos, si cela peut en quelque point vous blesser.

ATHOS.

Amis, laissez-moi vous raconter un épisode de ma vie, que je n’ai jamais raconté à personne... Cela vous expliquera peut-être tout...

ARAMIS.

Dites, cher ami.

ATHOS.

Je ne vous recommande pas la discrétion ; quand vous aurez entendu ce que je vais vous dire, vous jugerez la chose assez terrible, je pense, si non pour l’oublier, du moins pour l’ensevelir au plus profond de votre cœur.

D’ARTAGNAN.

Nous vous écoutons, Athos !

ATHOS.

Écoutez... J’avais vingt-cinq ans, j’étais comte, j’étais le premier de ma province, sur laquelle mes ancêtres avaient régné presque en rois ; j’avais une fortune princière, tous les rêves d’amour, de bonheur et de gloire qu’on a à vingt-cinq ans ; au reste, libre entièrement de ma personne, de mon nom et de ma fortune. Un jour, je rencontrai, dans un de mes villages, une jeune fille de seize ans, belle comme les amours et comme les anges à la fois. À travers la naïveté de son âge perçait un esprit ardent, un esprit non pas de femme, mais de poète ; elle ne plaisait pas, elle enivrait. Elle vivait près de son frère, jeune homme mélancolique et sombre : tous deux étaient arrivés dans le pays depuis six mois ; ils venaient on ne sait d’où ; mais, en les voyant, elle si belle, lui si pieux, on ne songeait pas à leur demander d’où ils venaient. J’étais le seigneur du pays, j’aurais pu la séduire ou l’enlever à mon gré... Malheureusement, j’étais honnête homme, je l’épousai.

D’ARTAGNAN.

Puisque vous l’aimiez...

ATHOS.

Attendez ! Je l’emmenai dans mon château, j’en fis la première dame de la province... Oh ! il faut lui rendre justice, elle tenait parfaitement sa place.

D’ARTAGNAN.

Eh bien ?

ATHOS.

Eh bien, un jour que nous chassions à courre, son cheval, effrayé par la vue d’un poteau, fit un écart, elle tomba évanouie... Nous étions seuls ; je m’élançai à son secours, et, comme elle étouffait dans ses habits, je les fendis avec mon poignard... Devinez ce qu’elle avait sur l’épaule, d’Artagnan ? Une fleur de lis... Elle était marquée !

D’ARTAGNAN.

Horreur !... que dites-vous là, Athos ?

ATHOS.

La vérité pure... Mon cher, l’ange était un démon, la belle et naïve jeune fille avait volé les vases sacrés de l’église, avec son prétendu frère, qui n’était autre que son amant ; je sus tout cela depuis, le frère ayant été pris et condamné.

D’ARTAGNAN.

Mais elle, qu’en fîtes-vous ?...

ATHOS.

Oh ! elle... J’étais, comme je vous l’ai dit, un grand seigneur, d’Artagnan ; j’avais sur mes terres droit de justice basse et haute ; j’achevai de déchirer les habits de la comtesse, je pris une corde, et je la pendis à un arbre.

D’ARTAGNAN.

Un meurtre !...

ATHOS.

Non pas, malheureusement ; car, tandis que je m’éloignais au galop de cet endroit fatal et de ce pays maudit, quelqu’un vint sans doute, qui la sauva. Elle quitta la France alors, passa en Angleterre ; elle épousa un lord, et elle en eût un fils ; puis le duc mourut et elle revint en France, se mit à la solde de Richelieu, coupa dans un bal les ferrets de la reine, fit assassiner Buckingham par Felton... et, pardonnez-moi, cher d’Artagnan, de rouvrir cette blessure en votre cœur, empoisonna au couvent des Augustines de Béthune, cette femme que vous adoriez, cette charmante Constance Bonacieux.

D’ARTAGNAN.

Ainsi, c’était la même ?...

ATHOS.

La même ! tout le mal qui nous avait été fait nous venait d’elle ; une fois, elle m’avait échappé pour commettre trois meurtres... Cette fois, je jurai qu’elle ne m’échapperait plus et qu’elle avait fini le cours de ses scélératesses ; voilà pourquoi j’allai chercher le bourreau de Béthune, voilà pourquoi je vous conduisis tous à la chaumière où elle était cachée, voilà pourquoi je prononçai la sentence ; voilà pourquoi, lorsque vous hésitiez, vous, Porthos ; lorsque vous frémissiez, vous, Aramis ; lorsque vous pleuriez, vous d’Artagnan... voilà pourquoi je dis : « Frappe !... »

D’ARTAGNAN.

Corbleu ! je comprends tout, maintenant...

PORTHOS.

Et moi aussi !...

ARAMIS.

Bah !... c’était une infâme, n’y pensons plus...

D’ARTAGNAN.

Heureusement que, de ce passé, il ne reste aucune trace...

ATHOS.

Elle avait un fils de ce lord de Winter... frère de celui que nous connaissons.

D’ARTAGNAN.

Je le sais bien, puisqu’au moment de sa mort vous vous êtes écrié : « Elle n’a pas même songé à son fils ! »

ARAMIS.

Eh ! qui sait ce qu’il est devenu ? Mort le serpent, morte la couvée. Croyez-vous que de Winter, notre compagnon, celui qui nous guida dans l’accomplissement de l’acte de justice, se sera amusé à recueillir le fils ?... D’ailleurs, si le fils existe, il était en Angleterre ; à peine s’il connaissait sa mère... Puis tout a été fait dans le silence et dans la nuit, chacun de nous avait intérêt à garder le secret et l’a gardé... Ce fils ne sait rien, il ne peut rien savoir.

Ils s’asseyent.

PORTHOS.

Bah ! l’enfant est mort, ou le diable m’emporte ! il fait tant de brouillard dans cette maudite Angleterre... Mangeons.

MADELEINE, entrant.

L’envoyé de Son Éminence...

ATHOS.

Qu’y a-t-il ?...

D’ARTAGNAN.

Rien !...

ARAMIS.

Si c’est une femme, cher ami, nous vous laissons.

D’ARTAGNAN.

Non pas, messieurs, c’est un homme.

PORTHOS.

Eh bien, si c’est un homme, qu’il entre et qu’il se mette table.

D’ARTAGNAN.

Non pas ; ce serait sans doute trop mauvaise compagnie, pour Athos et pour Aramis ; il s’agit d’un envoyé de Mazarin, quelque pleutre comme lui ; il n’a qu’un mot à me dire ; demeurez là, et ne vous fâchez pas si nous parlons à voix basse.

PORTHOS.

Sans doute ; mais expédiez-le promptement, que diable ! il est temps que nous déjeunions.

Les trois amis se retirent dans un coin.

D’ARTAGNAN.

Faites entrer, madame Turquenne.

 

 

Scène XIII

 

D’ARTAGNAN, MADELEINE, ATHOS, ARAMIS, PORTHOS, MORDAUNT, en costume de puritain

 

Madeleine seule peut entendre ce que disent d’Artagnan et l’envoyé de Mazarin.

MORDAUNT.

M. le chevalier d’Artagnan ?

D’ARTAGNAN.

C’est moi, monsieur.

MORDAUNT.

Lieutenant aux mousquetaires de Sa Majesté, compagnie Tréville ?

D’ARTAGNAN.

C’est moi.

MORDAUNT.

N’attendiez-vous pas quelque chose, monsieur ?

D’ARTAGNAN.

Oui ; un message de Son Éminence, message qu’il devait m’envoyer par un homme de confiance.

MORDAUNT, lui remettant une lettre.

Voici le message, monsieur, et c’est moi qui suis le messager.

D’ARTAGNAN, lisant.

« Faites ce que vous dira le porteur, et, quant à la dépêche qu’il doit vous remettre, ne l’ouvrez qu’en pleine mer ! »

MADELEINE, à part.

Tiens ! en pleine mer... Me voilà encore veuve, moi.

MORDAUNT.

Vous avez lu ?

D’ARTAGNAN.

Oui.

MORDAUNT.

Vous êtes prêt à obéir aux ordres que Son Éminence vous transmet par ma voix ?

D’ARTAGNAN.

Sans doute ; ne suis-je pas à son service ?

MORDAUNT.

Alors, équipez-vous en guerre, et trouvez-vous seul avec les amis que vous avez promis à M. le cardinal de rattacher à son parti, jeudi prochain, à huit heures du soir, sur la digue de Boulogne.

MADELEINE, à part.

Sur la digue de Boulogne... Il paraît que c’est en Angleterre qu’ils vont...

D’ARTAGNAN.

Jeudi, dites-vous, monsieur ? Nous sommes aujourd’hui samedi... C’est dans cinq jours... À merveille, j’y serai.

MORDAUNT.

À jeudi, huit heures du soir, à Boulogne, et songez que, si vous n’étiez pas arrivé au jour et à l’heure dits, je n’ai pas le droit de vous attendre une minute de plus.

D’ARTAGNAN.

Il est inutile de recommander l’exactitude à un soldat.

MORDAUNT.

Adieu, monsieur.

D’ARTAGNAN.

Au revoir...

Mordaunt sort en faisant un léger salut aux trois amis.

 

 

Scène XIV

 

D’ARTAGNAN, MADELEINE, ATHOS, ARAMIS, PORTHOS

 

MADELEINE.

À nous deux, maintenant.

D’ARTAGNAN.

Vous nous écoutiez ?

MADELEINE.

Moi ? Oh ! par exemple... Il paraît que vous allez quitter la France ?

D’ARTAGNAN.

C’est probable, madame Madeleine.

MADELEINE.

Et que vous allez passer en Angleterre ?

D’ARTAGNAN.

C’est possible, chère amie.

MADELEINE.

Eh bien, je vais profiter de cela, pour vous faire une recommandation.

D’ARTAGNAN.

Une recommandation ?

MADELEINE.

Oui ; ma sœur tient l’hôtellerie de la Corne du cerf, sur la place du Parlement, à Londres ; si vous y allez...

D’ARTAGNAN.

Elle aura ma pratique.

MADELEINE.

C’est dit ?

D’ARTAGNAN.

Et redit.

MADELEINE.

Merci.

Elle sort.

PORTHOS.

Si nous déjeunions...

D’ARTAGNAN.

Me voici.

ATHOS.

Quand je vous disais, d’Artagnan, que le Mazarin était un vilain homme.

D’ARTAGNAN.

Pourquoi ?

ATHOS.

C’est qu’en vérité ses envoyés sont de vilaines gens. Comment ! il y a dans ce coin trois gentilshommes, et il fait pour nous trois un salut qui suffirait à peine à un seul !

D’ARTAGNAN.

Messieurs, il faut lui pardonner ; je crois que c’est un puritain.

ATHOS.

Il vient d’Angleterre ?

D’ARTAGNAN.

Je l’en soupçonne.

ATHOS.

Alors, ce serait quelque envoyé de Cromwell ?

D’ARTAGNAN.

Peut-être.

ATHOS.

En tout cas, il ne me revient pas le moins du monde, votre envoyé.

PORTHOS.

Ni à moi.

ARAMIS.

Ni à moi.

ATHOS.

Et comment s’appelle-t-il, ce monsieur ?

D’ARTAGNAN.

Je ne sais pas.

PORTHOS.

Messieurs, déjeunons !

 

 

Scène XV

 

D’ARTAGNAN, MADELEINE, ATHOS, ARAMIS, PORTHOS, GRIMAUD

 

GRIMAUD, en dehors.

Au cinquième, n’est-ce pas ? la porte à gauche...

MADELEINE.

Oui !...

GRIMAUD, en dehors.

Bien !

D’ARTAGNAN.

Au cinquième, la porte à gauche, c’est ici.

ATHOS.

C’est la voix de Grimaud.

D’ARTAGNAN.

Il parle donc, maintenant ?

ARAMIS.

Oui, dans les grandes circonstances.

Grimaud entre précipitamment.

ATHOS.

Oh ! messieurs ! il est arrivé quelque chose... Grimaud, pourquoi cette pâleur, pourquoi cette agitation ?

GRIMAUD.

Messieurs, milady de Winter avait un enfant ; l’enfant est devenu un homme... La tigresse avait un petit ; le tigre est lancé, il vient à vous, prenez garde !

D’ARTAGNAN.

Que veux-tu dire ?

ATHOS.

Que dis-tu ?

GRIMAUD.

Je dis, monsieur le comte, que le fils de milady a quitté l’Angleterre, qu’il est en France et qu’il vient à Paris, s’il n’y est déjà.

ARAMIS.

Diable ! Et tu es sûr ?...

PORTHOS.

Eh bien, après tout, quand il viendrait à Paris, nous en avons vu bien d’autres ; qu’il vienne !

D’ARTAGNAN.

Et, d’ailleurs, c’est un enfant.

GRIMAUD.

Un enfant, messieurs !... Savez-vous ce qu’il a fait, cet enfant ? Déguisé en moine, il a appris du bourreau de Béthune toute l’histoire de sa mère, qu’il ignorait, et, après l’avoir confessé, il lui a, pour absolution, planté dans le cœur le poignard que voici... Tenez, il est encore rouge et humide !

ARAMIS.

L’as-tu vu, lui ?

GRIMAUD.

Oui.

D’ARTAGNAN.

Sais-tu comment il s’appelle ?

GRIMAUD.

Je ne sais pas.

ATHOS, se levant.

Je le sais, moi !... Il s’appelle le vengeur !

 

 

Deuxième Tableau

 

Un salon chez lord de Winter, à la place Royale.

 

 

Scène première

 

DE WINTER, ATHOS

 

DE WINTER.

Vous dites donc, comte ?

ATHOS.

Je dis que Grimaud est arrivé comme il expirait, qu’il nous a rapporté le poignard tout fumant encore.

DE WINTER.

Alors, il sait tout ?

ATHOS.

Tout, excepté nos noms.

DE WINTER.

Mais comment, mais pourquoi a-t-il quitté l’Angleterre ?

ATHOS.

Il était donc en Angleterre ?

DE WINTER.

Eh ! oui.

ATHOS.

Qu’y faisait-il ?

DE WINTER.

C’est un des sectateurs les plus ardents d’Olivier Cromwell.

ATHOS.

Comment s’est-il rallié à cette cause ? Son père et sa mère étaient catholiques, je crois.

DE WINTER.

Le roi, sur ma demande, l’a déclaré bâtard, l’a dépouillé de ses biens et lui a défendu de porter le nom de Winter. Sa haine pour Charles Ier l’a poussé vers Cromwell.

ATHOS.

Et comment s’appelle-t-il maintenant ?

DE WINTER.

Mordaunt.

ATHOS.

C’est bien, je m’en souviendrai... la Providence nous a prévenus, tenons-nous sur nos gardes. Mais, voyons, revenons à l’affaire qui vous amène à Paris, milord.

DE WINTER.

Deux mots d’abord... Vous avez toujours pour amis MM. Porthos et Aramis ?

ATHOS.

Ajoutez d’Artagnan, milord ; nous sommes toujours comme autrefois quatre amis dévoués les uns aux autres... Seulement, lorsqu’il s’agit d’être frondeurs, nous ne sommes plus que deux, Aramis et moi.

DE WINTER.

Je vous reconnais bien là ! vous avez adopté la cause des princes, la grande cause ; c’était la seule qui pût aller à votre caractère noble et généreux. Je ne vous cacherai pas que j’étais venu en France dans cet espoir.

ATHOS.

Sommes-nous donc pour quelque chose dans votre voyage ?

DE WINTER.

Oui, comte, j’ai besoin de vous deux... Vous avez prévenu M. Aramis ?

ATHOS.

Tenez, le voici.

 

 

Scène II

 

DE WINTER, ATHOS, ARAMIS

 

DE WINTER.

Bonjour, chevalier ; vous arrivez à merveille, j’allais demander à M. le comte la permission de vous présenter tous deux à la reine d’Angleterre.

ARAMIS.

À la reine d’Angleterre ?

ATHOS.

À madame Henriette de France ?... Pardon, milord, je ne connais de Sa Majesté que ses malheurs là-bas, et son exil ici.

DE WINTER.

Mais je vous connais, vous... et je lui ai promis, ce matin de vous conduire près d’elle.

ATHOS.

Au Louvre ?...

DE WINTER.

Non, aux Carmélites... Êtes-vous prêts, messieurs ?

ATHOS.

À vos ordres, milord.

 

 

Scène III

 

DE WINTER, ATHOS, ARAMIS, TOMY, puis PARRY

 

DE WINTER.

Que voulez-vous, Tomy ?

TOMY.

Le valet de chambre de Sa Majesté la reine d’Angleterre demande à remettre à Votre Seigneurie une lettre de son auguste maîtresse.

DE WINTER.

Entrez, Parry, entrez. Quelle nouvelle de Sa Majesté ?

PARRY.

Bien portante de corps, mais bien triste de cœur, milord.

DE WINTER.

Vous êtes chargé de quelque chose pour moi ?

PARRY.

Cette lettre, milord.

DE WINTER brise le cachet, ouvre la lettre et lit.

« Milord, je crains, si vous venez me trouver au Louvre ou aux Carmélites, que vous ne soyez suivi, ou que nous ne soyons écoutés ; j’aime donc mieux me rendre chez vous. Plus la démarche que je fais est contre les habitudes royales, moins elle sera épiée... Attendez-moi donc chez vous au lieu de me venir trouver ; j’y serai presque en même temps que mon messager. Votre affectionnée, Henriette. » Bien !... Parry, j’attends votre maîtresse.

TOMY.

Milord permet-il un dernier mot ?

DE WINTER.

Dites.

TOMY.

Je viens d’interroger M. Parry... et cet homme qui, ce matin, nous a suivis jusqu’ici...

DE WINTER.

Eh bien ?

TOMY.

Il est encore au coin de la rue... M. Parry l’a vu, et l’a reconnu au signalement que je lui ai donné.

DE WINTER.

Et vous ne savez pas qui cet homme peut être ?

TOMY.

À ma vue, il s’est détourné, et, depuis ce matin, vous m’avez retenu ici, milord.

DE WINTER.

C’est bien, je me garderai ; allez !... Merci, Parry !

ATHOS.

Cette lettre dérange-t-elle quelque chose à vos projets, milord ?

DE WINTER.

Non, comte.

ATHOS.

Elle semblait vous contrarier.

DE WINTER.

Elle m’étonnait seulement, à cause du grand honneur qu’elle m’annonce.

PARRY, rouvrant la porte.

Milord...

DE WINTER.

Serait-ce la personne qui m’a fait l’honneur de m’écrire ?

PARRY.

Justement ; sa litière s’arrête à la porte.

DE WINTER.

Allez la recevoir, Parry, allez.

ARAMIS.

Une femme ?

DE WINTER.

Non, une reine.

ATHOS.

Sa Majesté madame Henriette ?

DE WINTER.

Oui, messieurs.

ATHOS.

Alors nous nous retirons, milord.

DE WINTER, levant une tapisserie.

Non pas ; au contraire, entrez ici et écoutez ce qui va se dire entre Sa Majesté et moi ; vous serez libres de vous montrer ou de demeurer cachés ; si vous vous montrez, c’est que vous acceptez ; si vous demeurez cachés, c’est que vous refusez.

ARAMIS.

Mais, milord, nous ne comprenons pas.

DE WINTER.

Vous comprendrez plus tard... Entrez, entrez !...

Ils entrent ; de Winter laisse retomber la tapisserie.

 

 

Scène IV

 

DE WINTER, TOMY, LA REINE, tout en noir

 

DE WINTER.

Ouvrez les deux battants de la porte, Tomy.

Tomy ouvre en s’inclinant.

LA REINE, soulevant son voile.

Ah ! milord, c’est donc bien vous ! je croyais avoir mal lu, je craignais que les lettres dont se compose votre nom ne m’eussent trompée. Vous venez de la part du roi, milord ?... Parlez vite ! qu’avez-vous à me dire ?

DE WINTER.

J’ai à remettre ce message à Votre Majesté.

Il s’agenouille, et présente à la Reine un étui d’or.

LA REINE, ouvrant l’étui et en tirant une lettre.

Milord, vous m’apportez trois choses que je n’avais pas vues depuis bien longtemps : de l’or, une lettre et un ami dévoué... Relevez-vous, milord...

Lui donnant la main.

Merci, mon ami, merci !

DE WINTER.

Votre Majesté me comble.

LA REINE.

Et maintenant, voyons ce que contient cette précieuse lettre... Ah ! c’est bien l’écriture, c’est bien la signature de mon Charles...

Lisant.

« Madame et chère épouse, nous voici arrivés au terme ; toutes les ressources dont je dispose sont concentrées dans ce camp de Newcastle, d’où je vous écris : là, j’attends l’armée de mes sujets rebelles, et, avec le secours de mes braves Écossais, je vais lutter une dernière fois contre eux. Vainqueur, je prolonge la lutte ; vaincu, je suis perdu complètement ; dans ce dernier cas, je n’aurai qu’à gagner les côtes de France ; mais voudra-t-on y recevoir un roi malheureux, qui apportera un si funeste exemple dans un pays déjà soulevé par les discordes civiles ? Le porteur des présentes, que vous connaissez comme un de mes vieux et de mes plus fidèles amis... »

Elle s’interrompt et tend la main à de Winter.

Oh ! oui, milord !...

Continuant.

« Le porteur des présentes vous dira, madame, ce que je ne puis confier aux risques d’un accident, il vous expliquera quelle démarche j’attends de vous, et je le charge aussi de ma bénédiction pour ceux de mes chers enfants qui sont en France, et de tous les sentiments de mon cœur pour vous, madame et chère épouse. Charles, encore roi. – Dieu permet que nos deux enfants, la princesse Élisabeth, et le duc de Glocester, qui sont à Londres, se portent bien. » Ah ! mon Dieu ! qu’il ne soit plus roi, qu’il soit vaincu, exilé, proscrit, mais qu’il vive ! que mes enfants renoncent au trône de leur père, mais qu’ils vivent ! Oh ! dites-moi, milord, la position du roi est donc bien désespérée ?

DE WINTER.

Plus désespérée certainement qu’il ne le croit lui-même, madame.

LA REINE.

Et qu’attend-t-il de moi, dans cette extrémité ? Voyons, dites vite.

DE WINTER.

Que Votre Majesté demande des secours à Mazarin, ou tout au moins un refuge en France.

LA REINE.

Hélas ! milord, croyez-vous que j’aie attendu cette lettre pour faire, de ce côté, tout ce que j’ai pu faire ?

DE WINTER.

Eh bien ?

LA REINE.

Eh bien, secours, asile... argent, M. Mazarin m’a tout refusé.

DE WINTER.

Comment ! il a refusé un asile au roi Charles, au beau-frère du roi Louis XIII, à l’oncle du roi Louis XIV ?

LA REINE.

Hélas ! je l’inquiète et le fatigue bien assez... Ma présence et celle de ma fille lui pèsent... à plus forte raison celle du roi... Milord, écoutez... c’est triste et presque honteux à dire, mais nous avons passé l’hiver au Louvre, Henriette et moi, sans argent, sans linge, presque sans pain... restant souvent couchées une partie de la journée faute de feu !... de sorte que nous serions peut-être mortes toutes deux de faim et de misère, sans les aumônes qu’a bien voulu nous accorder le parlement.

DE WINTER.

Horreur ! la fille de Henri IV mourant de faim dans cette patrie où son père voulait que le dernier paysan eût plus que le nécessaire !... Que ne vous adressiez-vous au premier de nous, madame ?... Il eût partagé sa fortune avec vous, ou plutôt, il eût mis tout ce qu’il possédait aux pieds de sa reine.

LA REINE.

Vous voyez bien, de Winter, que je ne puis plus qu’une seule chose : c’est de repasser en Angleterre avec vous.

DE WINTER.

Pour quoi faire, madame ?

LA REINE.

Pour mourir avec le roi, puisque je ne puis le sauver.

DE WINTER.

Ah ! madame, voilà surtout ce que le roi craignait, voilà ce qu’il vous prie et, au besoin, ce qu’il vous ordonne de ne pas faire.

LA REINE.

Milord, le roi parle en cœur qui craint et non pas en cœur qui aime... Ignore-t-il donc que la pire douleur, c’est l’incertitude ?... On s’habitue à un malheur que l’on envisage en face ; car, lorsqu’on le connaît, ce malheur, on peut trouver des ressources contre lui... Mais à un malheur vague, éloigné, indéfini, insaisissable, inconnu, il n’y a d’autre remède que la prière... et j’ai tant prié, milord, sans que rien ait changé dans le sort du roi ou dans le mien, que je commence à désespérer... Milord, si le roi, dans l’extrémité où il se trouve, veut m’éloigner de lui, c’est que le roi ne m’aime pas.

DE WINTER.

Oh ! madame, vous savez vous-même qu’une pareille accusation est injuste. Non, le roi craint que tant de dangers... tant de fatigues...

LA REINE.

Les dangers, les fatigues... Eh ! n’y suis-je pas habituée ?... N’ai-je pas, seule, sous prétexte de conduire ma fille en Hollande, été solliciter de Guillaume d’Orange des secours d’armes et d’argent ?... À mon retour, n’ai-je point été assaillie par une tempête terrible, comme si, contre notre malheureuse cause, se déchaînaient à la fois la colère des hommes et la colère de Dieu ?... Au milieu de cette tempête, ai-je quitté le pont du bâtiment ? à toutes les représentations du capitaine et de l’équipage que j’encourageais par ma présence, ai-je répondu autre chose, sinon qu’il n’y avait point d’exemple dans l’histoire qu’une reine se fût jamais noyée ?... Enfin, après avoir perdu deux vaisseaux, une partie des secours que j’apportais, repoussée sur les côtes de la Hollande, ai-je hésité, au premier souffle de vent favorable, à me remettre en mer ?... Cette fois, Dieu se tait, lasse de me poursuivre !... J’abordai... Mais, à peine à terre... la maison dans laquelle je m’étais réfugiée fut cernée, attaquée ; vous le savez, milord, puisque c’est vous qui vîntes me délivrer... Où m’avez-vous trouvée, milord ? Dites !... sur la brèche que le canon venait de faire à cotte maison croulante... au milieu du feu, des blessés, des morts, toute sanglante du sang de mes défenseurs et du mien, car un éclat de bois m’avait blessée... En vous voyant, milord, ai-je songé à moi ?... Pour qui a été mon premier mot ? Pour Charles... Quand il m’a fallu, pour arriver jusqu’à lui, revêtir des habits d’homme, ai-je hésité ?... Trois jours et trois nuits, vous m’avez vue à vos côtés... Ai-je poussé un soupir ?... ai-je proféré une plainte ?... ai-je demandé autre chose que ce que demandait le dernier de vos officiers ?... Non ; car fatigues, privations, dangers, tout fut oublié quand je revis mon époux et mon roi... Une année tout entière, je la passai près de lui... dans les montagnes, au camp, presque toujours sous la tente, bien rarement dans une maison... De palais, hélas ! depuis longtemps il n’en était plus question pour nous !... Qui m’a forcée de le quitter ?... La volonté seule de Dieu et l’amour de mon enfant... J’allais devenir mère... Je ne craignais pas de mourir, je craignais de tuer ma pauvre petite Henriette... Je vous parlais de misère, milord !... mais, à ce moment, n’ai-je pas été la plus misérable des femmes ?... Ici, du moins, j’ai le Louvre, tout dénué qu’il m’est offert ; le couvent des Carmélites, tout sombre qu’il est. Qu’avais-je à Exeter ?... Une simple chaumière... Ma pauvre enfant vit le jour sur un grabat, sans matelas ni couverture. Ce fut alors qu’il m’arriva un messager de la reine ma sœur ; ce messager m’apportait deux cent mille livres... Ai-je gardé une pistole pour moi, milord ?... Non, jusqu’au dernier écu, j’ai tout envoyé à Charles, parce que Charles, c’est tout pour moi, voyez-vous... Aussi, lorsqu’il m’a fallu le quitter pour revenir en France... eh ! milord, vous étiez encore là, vous avez vu ma douleur, mes larmes, mon désespoir !... Et, quand vous venez me dire que sa position est plus désespérée encore qu’il ne le croit lui-même, que sa liberté est menacée, sa vie peut-être !... vous me parlez de dangers et de fatigues, à moi dont le règne a été une longue fatigue et la vie un long danger ?... Ah ! milord, si le roi vous a dit cela, le roi manque de mémoire, et, si vous vous opposez à ce que je le rejoigne, vous, milord, oh ! vous manquez de pitié !

DE WINTER.

C’est justement parce qu’il se souvient de tout ce que vous avez souffert, que le roi veut que vous restiez en France ; c’est justement, pardonnez-moi le mot, parce que j’ai pitié de ma reine, que je ne veux pas qu’elle passe en Angleterre.

LA REINE.

Eh bien, n’en parlons plus, milord ; je ne veux pas vous mettre entre la déférence que vous devez à votre reine et l’obéissance que vous devez à votre roi... Parlons de vous... parlons de lui... N’avez-vous pas d’autre but, en venant en France, que celui que vous m’avez exposé ?

DE WINTER.

Si fait, madame.

LA REINE.

Eh bien, dites, voyons...

DE WINTER.

J’ai connu en France, autrefois, quatre gentilshommes.

LA REINE, avec tristesse.

Quatre gentilshommes ! et voilà le secours que vous comptez reporter à un roi sur le point de perdre son trône ?

DE WINTER.

Ah ! si je les avais tous quatre, je répondrais de bien des choses, madame... Avez-vous entendu parler de quatre gentilshommes qui soutinrent autrefois la reine Anne d’Autriche contre le cardinal de Richelieu ?

LA REINE.

Oui, c’est une tradition de la cour.

DE WINTER.

De quatre gentilshommes qui traversèrent la France à travers toutes les embûches, tachant de leur sang la route qu’ils suivaient pour aller chercher en Angleterre ces fameux ferrets de diamants qui faillirent perdre Anne d’Autriche ?

LA REINE.

Oui.

DE WINTER.

Ces quatre gentilshommes, si je vous disais tout ce qu’ils ont fait, madame, vous croiriez que je vous raconte un chapitre de l’Arioste ou que je vous lis un chant du Tasse... Mais, hélas ! de ces quatre vaillants, je l’ai appris ce matin, il n’en reste plus que deux !

LA REINE.

Les deux autres sont morts ?...

DE WINTER.

Pis que cela... Les deux autres sont au cardinal Mazarin.

LA REINE.

Et les deux qui restent ?...

DE WINTER.

Les deux qui restent, madame, je ne sais pas encore s’ils ne sont point invinciblement à Paris, ou même si, étant libres, ils ne s’effrayeront pas des dangers qui menacent une pareille entreprise, et s’ils consentiront à me suivre en Angleterre.

 

 

Scène V

 

DE WINTER, LA REINE, ATHOS, ARAMIS

 

ATHOS, sortant da cabinet avec Aramis.

Milord, dites à Sa Majesté que, pour une si belle cause, nous irons jusqu’au bout du monde.

LA REINE.

Oh ! mon Dieu ! ces messieurs nous écoutaient...

DE WINTER.

Et vous voyez, madame, que l’on pouvait tout dire devant eux.

LA REINE.

Merci, messieurs, merci !... Milord, les noms de ces deux braves gentilshommes, que je les garde religieusement dans ma mémoire...

DE WINTER.

M. le comte de la Fère, M. le chevalier d’Herblay.

LA REINE.

Messieurs, j’avais autour de moi, il y a quelques années, des courtisans, des armées, des trésors... À un signe de ma main, tout cela s’employait pour mon service... Aujourd’hui, regardez autour de moi : pour accomplir un dessein d’où dépend le salut du royaume et la vie d’un roi, je n’ai plus que lord de Winter, un ami de vingt ans, et vous, messieurs, que je ne connais que depuis quelques secondes.

ATHOS.

C’est assez, madame, si la vie de trois hommes peut, aux regards du Seigneur, racheter celle de votre royal époux... Maintenant, ordonnez, que faut-il que nous fassions ?...

LA REINE, à Aramis.

Mais vous, monsieur, avez-vous donc, comme le comte de la Fère, compassion de tant de malheur ?

ARAMIS.

Moi, madame, d’habitude, partout où va M. le comte de la Fère, je le suis, sans même lui demander où il va... Mais, lorsqu’il s’agit du service de Votre Majesté, je ne le suis pas, madame, je le précède.

LA REINE.

Eh bien, messieurs, puisque vous voulez bien vous dévouer au service d’une pauvre princesse que le monde entier abandonne, voici ce qu’il s’agit de faire... Le roi est seul au milieu d’Écossais dont il se délie, quoiqu’il soit Écossais lui-même. Je demande beaucoup, je demande trop, peut-être, quoique je n’aie aucun titre pour demander... mais enfin, si vous consentez à servir cette grande cause de la royauté attaquée dans le roi Charles... passez en Angleterre, messieurs, joignez le roi... soyez ses amis, soyez ses gardiens, marchez à ses côtés dans la bataille, marchez devant et derrière lui dans sa maison, où des embûches se pressent, plus périlleuses que tous les risques de la guerre... Et, en échange de ce sacrifice que vous me ferez, messieurs, je vous promets, non de vous récompenser, ce mot vous blesserait, j’en suis sûre ; d’ailleurs,  il sied mal à l’exilé qui implore de parler de récompense, mais de vous aimer comme une sœur vous aimerait, et de vous préférer à tout ce qui ne sera pas mes enfants ou mon époux.

ATHOS.

Madame, quand faut-il que nous partions ?

LA REINE.

Ainsi, vous consentez ?... Ah ! messieurs, voici le premier moment d’espoir que j’aie éprouvé depuis cinq ans... Vous le comprenez, ce n’est plus son trône, ce n’est plus sa couronne que je vous recommande : c’est la vie de mon Charles, de mon époux, de mon roi, que je remets entre vos mains.

ATHOS.

Madame, tout ce que deux hommes qui ne reculeront devant aucun danger peuvent faire, attendez-le de nous.

LA REINE, leur tendant sa main, que les deux gentilshommes baisent à genoux.

Encore une fois, oh ! de toute mon âme, merci, messieurs !

DE WINTER.

Votre Majesté veut-elle que je la reconduise ?

LA REINE.

Non, vous pourriez être reconnu.

ATHOS.

Mais nous, madame, nous ne courons pas le même risque.

LA REINE.

J’ai ma litière, messieurs.

ATHOS, s’inclinant.

Alors, nous suivrons humblement, et de loin, la litière de Votre Majesté.

LA REINE.

Adieu, comte ; dites au roi que mes jours ne sont plus qu’une longue souffrance, mes nuits qu’une longue insomnie... que toute ma vie n’est qu’une éternelle prière, mais qu’au moment où Dieu nous réunira... soit sur la terre, soit au ciel... tout sera oublié.

Elle sort, suivie un instant après par Athos et Aramis.

 

 

Scène VI

 

DE WINTER, puis MORDAUNT

 

DE WINTER, regardant par la fenêtre.

Pauvre reine !

Mordaunt paraît et se tient debout sur le seuil de la porte ; de Winter quitte la fenêtre, et, apercevant Mordaunt.

Qui est-là ?... que voulez-vous, monsieur ?...

MORDAUNT.

Oh ! oh ! ne me reconnaitriez-vous point, par hasard ?

DE WINTER.

Si fait, monsieur... et la preuve, c’est que je vous répèterai à Paris ce que je vous ai dit à Londres : votre persécution me lasse, retirez-vous donc ! ou je vais appeler mes gens.

MORDAUNT.

Ah ! mon oncle !

DE WINTER.

Je ne suis pas votre oncle, je ne vous connais pas.

MORDAUNT.

Appelez vos gens, si vous voulez ; vous ne me ferez pas chasser à Paris, comme vous l’avez fait à Londres. Quant à nier que je suis votre neveu, vous y regarderez à deux fois maintenant que j’ai appris certaines choses que j’ignorais il y a un an.

DE WINTER.

Eh ! que m’importe, à moi, ce que vous avez appris !

MORDAUNT.

Oh ! il vous importe beaucoup, j’en suis sûr, et vous allez être de mon avis tout à l’heure. Quand je me suis présent chez vous pour la première fois à Londres, c’était pour vous demander ce qu’était devenu mon bien ; quand je me suis présenté chez vous pour la seconde fois, c’était pour vous demander ce qui avait souillé mon nom... Et ces deux fois, je le reconnais comme vous l’avez dit, vous m’avez fait chasser... Mais, cette fois, je me présente chez vous pour vous faire une question bien autrement terrible que toutes ces questions... Je me présente pour vous dire, comme Dieu a dit au premier meurtrier : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ?... » Milord, qu’avez-vous fait de votre sœur ?

DE WINTER.

De votre mère ?

MORDAUNT.

Oui, de ma mère, milord.

DE WINTER.

Cherchez ce qu’elle est devenue, malheureux, et demandez-le à l’enfer, peut-être que l’enfer vous répondra.

MORDAUNT, s’avançant vers de Winter.

Je l’ai demandé au bourreau de Béthune, et le bourreau de Béthune m’a répondu... Ah ! vous me comprenez maintenant ; avec ce mot, tout s’explique ; avec cette clef, l’abîme s’ouvre... Ma mère avait hérité de son mari, vous avez assassiné ma mère... Mon nom m’assurait le bien paternel, vous m’avez dégradé de mon nom... Je ne m’étonne plus maintenant que vous ne me reconnaissiez pas, il est malséant d’appeler son neveu, quand on est spoliateur, l’homme qu’on a fait pauvre... quand on est meurtrier, l’homme qu’on a fait orphelin.

DE WINTER.

Vous voulez pénétrer dans cet horrible secret, monsieur ? Eh bien, soit ; sachez donc quelle était cette femme dont vous venez aujourd’hui me demander compte... Cette femme avait empoisonné mon frère ; et, pour hériter de moi, elle allait m’assassiner à mon tour... Que direz-vous à cela ?

MORDAUNT.

Je dirai que c’était ma mère.

DE WINTER.

Elle a fait poignarder, par un homme autrefois bon, juste et pur, le malheureux duc de Buckingham... Que direz-vous à ce crime dont j’ai la preuve ?

MORDAUNT.

C’était ma mère !

DE WINTER.

Revenue en France après cet assassinat, elle a empoisonné, dans le couvent des Augustines de Béthune, une femme qu’aimait un de ses ennemis ; ce crime vous persuadera-t-il de la justice du châtiment... Ce crime, j’en ai la preuve.

MORDAUNT.

C’était ma mère !

DE WINTER.

Enfin, chargée de meurtres, de débauches, odieuse à tous, menaçante encore comme une panthère altérée de sang, elle a succombé sous les coups d’hommes qu’elle avait désespérés, et qui jamais ne lui avaient causé le moindre dommage... Elle a trouvé, à défaut de ses juges naturels, des juges que ses attentats hideux ont évoqués. Et ce bourreau qui vous a tout raconté... s’il vous a, en effet, tout raconté, a dû vous dire qu’il a tressailli de joie en vengeant sur elle la honte et le suicide de son frère... Fille pervertie, épouse adultère, sœur dénaturée, homicide, empoisonneuse, exécrable à tous les gens qui l’avaient connue, à toutes les nations qui l’avaient reçue dans leur sein, elle est morte maudite du ciel et de la terre ; voilà ce qu’était cette femme.

MORDAUNT.

Taisez-vous, monsieur ; c’était ma mère ! ses désordres, je ne les connais pas ; ses vices, je ne les connais pas ; ses crimes, je ne les connais pas ; c’était ma mère ! Donc, je vous en préviens, écoutez bien les paroles que je vais vous dire, et qu’elles se gravent dans votre mémoire de manière que vous ne les oubliiez jamais... Ce meurtre qui m’a tout ravi, qui m’a fait sans nom, qui m’a fait pauvre ; ce meurtre qui m’a fait corrompu, méchant, implacable... j’en demanderai compte à vos complices quand je les connaîtrai, à tous mes ennemis enfin, sans en excepter le roi Charles Ier.

DE WINTER.

Voulez-vous m’assassiner, monsieur ? En ce cas, je vous reconnaîtrai véritablement pour mon neveu ; car vous serez véritablement le fils de votre mère.

MORDAUNT.

Non, je ne vous tuerai pas, en ce moment du moins ; car, sans vous, je ne découvrirais pas les autres... Mais, quand je saurai le nom des quatre hommes d’Armentières, tremblez, monsieur, tremblez pour vous et pour vos complices ! J’en ai déjà poignardé un sans pitié, sans miséricorde, et c’était le moins coupable de vous tous.

Il sort.

DE WINTER.

Mon Dieu ! je vous remercie... Qu’il ne connaisse que moi !

 

 

Troisième Tableau

 

La digue de Boulogne. On voit à droite, au premier plan, une maison de pêcheur ; au troisième plan, le brick le Parlement. Au fond, à l’ancre, la corvette l’Éclair ; à gauche, un escalier qui conduit au phare.

 

 

Scène première

 

MORDAUNT, se promenant sur la digue, ANDRÉ, patron du brick le Parlement

 

MORDAUNT, à André, qui entre.

Eh bien, patron André ?

ANDRÉ.

Personne encore, monsieur.

MORDAUNT.

Vous avez été à l’hôtel des Armes d’Angleterre, cependant...

ANDRÉ.

Oui, monsieur.

MORDAUNT.

Et vous avez demande si deux gentilshommes, nommés d’Artagnan et du Vallon, n’étaient point arrivés de Paris ?

ANDRÉ.

On ne les a pas vus encore.

MORDAUNT.

Ni personne qui leur ressemble ?

ANDRÉ.

Trois gentilshommes arrivaient juste au moment où je causais avec l’hôtelier ; j’ai eu un moment d’espoir, mais je me trompais : ils allaient loger à l’Épée du grand Henri ; encore un seul des trois y est-il entré... Les deux autres n’ont fait que jeter la bride de leurs chevaux aux mains de leurs laquais et demander le chemin du port.

MORDAUNT.

Qu’ils y réfléchissent bien, je leur ai donné jusqu’à huit heures du soir ; je ne les attendrai pas une minute de plus... À huit heures juste, capitaine André, vous appareillez.

ANDRÉ.

Bien, monsieur ; je suis à vos ordres.

 

 

Scène II

 

MORDAUNT, ANDRÉ, PARRY

 

PARRY, s’approchant d’André.

Monsieur, n’êtes-vous pas le patron de ce bâtiment ?

ANDRÉ.

Oui, monsieur.

PARRY.

Vous partez ce soir ?

ANDRÉ.

À huit heures.

PARRY.

Pouvez-vous me donner passage, à moi et à ma sœur ?

ANDRÉ, bas, à Mordaunt.

Vous entendez.

MORDAUNT, bas.

Sachez quelle est cette sœur.

ANDRÉ, à Parry.

Mais connaissez-vous notre destination ?

PARRY.

Oui, vous allez à Newcastle, et, comme Newcastle est frontière d’Écosse, nous n’aurons que la Tyne à traverser pour nous trouver dans notre pays.

ANDRÉ, à Mordaunt.

Que faut-il faire ?

MORDAUNT.

Voyez cette femme, tâchez de savoir qui elle est, ce qu’elle veut, et ensuite, s’il est nécessaire, je la verrai moi-même.

ANDRÉ.

Où est votre sœur ?

PARRY, montrant la petite maison à droite.

Dans cette maison ; dois-je l’appeler ?

ANDRÉ.

Non, ne la dérangez pas ; je vais lui parler moi-même.

MORDAUNT.

Allez !... Ah ! ah ! je crois que voici nos hommes.

ANDRÉ, regardant.

Non, ce sont les deux voyageurs qui ont demandé le chemin du port, à l’hôtel de l’Épée du grand Henri.

MORDAUNT.

Ils venaient par la route de Paris ?

ANDRÉ.

Oui.

MORDAUNT.

Je tirerai peut-être d’eux quelques nouvelles. Allez donc... Mais, vous comprenez, ne promettez rien que je n’aie vu moi-même.

ANDRÉ.

Oh ! soyez tranquille.

À Parry.

Venez, monsieur.

 

 

Scène III

 

MORDAUNT, seul

 

Non, ce n’est pas eux. Mais, en vérité, si je ne me trompe pas, ce sont leurs deux amis... les mêmes qui étaient avec eux dans la chambre de M. d’Artagnan quand j’y suis entré. Ne nous faisons pas connaître d’abord.

 

 

Scène IV

 

MORDAUNT, sur le devant, ATHOS et ARAMIS, traversant sur une écluse, et s’arrêtant au milieu

 

ARAMIS.

Que dites-vous de ce bâtiment, Athos ?...

ATHOS.

Qu’il est en partance aussi, mais que ce ne peut être le nôtre ; celui-ci est un brick, et le nôtre est une corvette ; celui-ci est dans le port, et le nôtre nous attend en mer ; celui-ci se nomme le Parlement, et le nôtre, à ce que nous a dit de Winter, du moins, s’appelle l’Éclair.

MORDAUNT.

De Winter !... Est-ce qu’ils n’ont pas prononcé le nom de Winter ?

ARAMIS.

Chut !... Il y a un homme là qui semble nous écouter...

ATHOS.

Il aura perdu son temps ; car nous n’avons rien dit, ce me semble, qui ne puisse être entendu.

ARAMIS.

N’importe, parlons d’autre chose, d’autant plus, tenez, que cet homme s’approche de nous.

MORDAUNT, attendant Athos et Aramis à leur arrivée.

Pardon, messieurs ; je ne me trompe pas, je présume ; j’ai eu l’honneur de vous voir à Paris, je crois.

ATHOS.

Vous, monsieur ? Je ne me rappelle pas, pour mon compte, avoir eu cet honneur.

ARAMIS.

Ni moi, monsieur.

MORDAUNT.

Chez M. d’Artagnan, il y a quatre jours.

ATHOS.

Ah ! c’est vrai, monsieur, je me rappelle parfaitement ; excusez, je vous prie, ce défaut de mémoire.

ARAMIS.

Très bien !

MORDAUNT.

Pourriez-vous me dire si M. d’Artagnan est toujours à Paris ?...

ATHOS.

Nous l’avons quitté il y a trois jours à l’hôtel de la Chevrette.

MORDAUNT.

Et il ne vous a point dit qu’il se préparait pour quelque voyage ?

ATHOS.

Non, monsieur.

MORDAUNT.

Excusez-moi donc, messieurs, pour vous avoir dérangés, et recevez mes remerciements sur votre complaisance.

Il salue et sort.

 

 

Scène V

 

ATHOS, ARAMIS

 

ARAMIS.

Que dites-vous de ce questionneur ?

ATHOS.

C’est un provincial qui s’ennuie.

ARAMIS.

Ou un espion qui s’informe.

ATHOS.

C’est possible.

ARAMIS.

Et vous lui avez répondu ainsi ?

ATHOS.

Rien ne m’autorisait à lui répondre autrement ; il a été poli envers nous et je l’ai été envers lui.

ARAMIS.

N’importe, dans notre position, Athos, il faut nous défier de tout le monde.

ATHOS.

C’est bien plutôt à vous qu’il faut faire cette recommandation ; vous avez prononcé le nom de Winter.

ARAMIS.

Eh bien ?

ATHOS.

Eh bien, c’est à ce nom que le jeune homme s’est arrêté.

ARAMIS.

Vous avez remarqué cela ?

ATHOS.

Parfaitement.

ARAMIS.

Raison de plus alors, quand il nous a parlé, pour l’inviter à passer son chemin.

ATHOS.

Une querelle ?

ARAMIS.

Et depuis quand une querelle vous fait-elle peur ?

ATHOS.

Une querelle me fait toujours peur quand on m’attend quelque part et que cette querelle peut m’empêcher d’arriver... D’ailleurs, voulez-vous que je vous avoue une chose ?

ARAMIS.

Laquelle ?

ATHOS.

J’avais parfaitement reconnu le jeune homme pour le messager de M. Mazarin.

ARAMIS.

Ah ! vraiment !

ATHOS.

Mais je voulais le voir de près.

ARAMIS.

Pourquoi cela ?

ATHOS.

Aramis, vous allez vous moquer de moi... Aramis, vous allez dire que je répète toujours la même chose... Aramis, vous allez me prendre pour le plus peureux des visionnaires.

ARAMIS.

Après ?

ATHOS.

À qui trouvez-vous que ce jeune homme ressemble, autant toutefois qu’un homme peut ressembler à une femme ?

ARAMIS.

Oh ! pardieu ! je crois que vous avez raison, Athos ; cette bouche fine et rentrée, ce nez taillé comme le bec d’un oiseau de proie, ces yeux qui semblent toujours aux ordres de l’esprit et jamais à ceux du cœur... Si c’était le moine !...

ATHOS.

Malgré moi, j’ai eu cette pensée.

ARAMIS.

Et vous n’avez pas écrasé le serpenteau ?

ATHOS.

Êtes-vous fou !... sans savoir ?... D’ailleurs, fussions-nous certains, ce jeune homme ne nous a rien fait.

ARAMIS.

Ah ! voilà où je reconnais mon Athos !... puéril à force de grandeur, imprudent à force de loyauté... Eh bien, que je sache que c’est lui, moi, et je lui brise la tête contre la première pierre que je trouve !

ATHOS.

Chut ! de Winter.

ARAMIS.

Si nous lui en parlions ! il doit connaître son neveu, lui.

ATHOS.

Nous aurions l’air d’enfants peureux.

ARAMIS.

C’est vrai... Laissons aller les choses et défions-nous du jeune homme, si nous le retrouvons... Mais est-ce bien de Winter ?

ATHOS.

Oui, vous voyez ; voilà nos laquais qui débouchent à vingt pas derrière lui, à l’angle du bastion. Je reconnais Grimaud à sa tête roide et à ses longues jambes, et mon petit Blaisois à son air provincial. C’est lui qui porte nos carabines.

ARAMIS.

C’est vrai. Mais qu’a donc notre ami ? Il ressemble à ces damnés du Dante, à qui Satan a disloqué le cou et qui regardent leurs talons... Que cherche-t-il donc ainsi derrière lui ?

 

 

Scène VI

 

ATHOS, ARAMIS, DE WINTER, puis GRIMAUD, BLAISOIS et UN AUTRE VALET, puis UN BATELIER

 

La nuit vient, on allume le phare.

DE WINTER.

Ah ! vous voici, messieurs ! je suis bien aise de vous avoir rejoints ; nous allons partir, n’est-ce pas, à l’instant même ?

ARAMIS.

Ce n’est pas nous qui vous retiendrons, milord... quoique j’aime peu la mer pendant le jour et encore moins la nuit... Mais qu’avez-vous donc qui vous essouffle ainsi ?

DE WINTER, regardant derrière lui.

Rien, rien... Cependant, en passant derrière le bastion, il m’a semblé... Mais partons... Tenez, voyez-vous, là-bas, ce bâtiment au delà du phare ?... C’est notre corvette qui es à l’ancre ; je voudrais déjà être embarqué !

ARAMIS.

Ah çà ! vous oubliez donc quelque chose, milord ?

DE WINTER.

Non ; c’est une préoccupation.

ATHOS, à Aramis.

Il l’a vu.

DE WINTER.

Descendons, messieurs !... Holà ! patron !...

Un homme couché dans une barque se lève.

Vous êtes le batelier qui doit nous conduire à la corvette l’Éclair, n’est-ce pas ?

LE BATELIER.

Oui, monsieur.

DE WINTER.

Aidez nos laquais, alors.

LE BATELIER.

Venez par ici.

Mordaunt reparaît de l’autre côté de la jetée, et monte l’escalier qui mène a phare. Les trois Gentilshommes s’embarquent.

ARAMIS, à Athos.

Oh ! oh ! voici encore noire jeune homme... Voudrait-il s’opposer à notre embarquement ?

ATHOS.

Comment voulez-vous qu’il ait cette intention ?... Il est seul et nous sommes sept, y compris le batelier.

ARAMIS.

N’importe, il nous en veut assurément.

DE WINTER.

Qui cela ?

ARAMIS.

Le jeune homme.

DE WINTER.

Quel jeune homme ?

ARAMIS.

Tenez, celui qui est là-bas, au bord du phare.

DE WINTER.

C’est lui !... J’avais bien cru le reconnaître !

ATHOS.

Qui, lui ?

DE WINTER.

Le fils de milady.

GRIMAUD.

Le moine !

MORDAUNT, de la jetée, d’où il domine la barque.

Oui, c’est moi, mon oncle ! moi le fils de milady, moi le moine, moi le secrétaire et l’ami de Cromwell, et je vous connais, vous et vos compagnons !

ARAMIS.

Ah ! ah ‘ c’est là le neveu ! c’est là le moine ! c’est là le fils de milady !

DE WINTER.

Hélas ! oui.

ARAMIS.

Attendez, alors !...

Il prend sa carabine et met Mordaunt en joue.

GRIMAUD.

Feu !

ATHOS, détournant le canon.

Que faites-vous, ami ?

ARAMIS.

Le diable vous emporte ! Je le tenais si bien au bout de mon mousquet ; je lui eusse mis la balle en pleine poitrine !

ATHOS.

C’est bien assez d’avoir tué la mère !

La barque commence à marcher.

MORDAUNT.

Ah ! c’est bien vous ! c’est bien vous, messieurs ! je vous reconnais maintenant, et nous nous retrouverons en Angleterre !

La barque disparaît ; il la suit un moment des yeux.

Allez ! allez !...

Il redescend.

Oh ! c’est la Providence qui me les a fait reconnaître ; c’est la Providence qui les conduit là-bas, où je suis tout puissant !... Deux sur quatre, c’est toujours cela... Ne désespérons point de retrouver les deux autres...

 

 

Scène VII

 

MORDAUNT, D’ARTAGNAN, PORTHOS, MOUSQUETON

 

PORTHOS.

Je crois décidément que nous sommes en retard.

D’ARTAGNAN.

C’est votre faute, mon cher : avec votre appétit démesuré, nous n’en finissons jamais.

PORTHOS.

Ce n’est pas moi, c’est ce drôle de Mouston qui a toujours faim... Mouston, avez-vous les provisions de bouche ?

MOUSQUETON.

Oui, monsieur le baron.

MORDAUNT.

Ah ! ah ! il me semble que voici nos deux gentilshommes.

D’ARTAGNAN.

Où diable allons-nous trouver notre M. Mordaunt, maintenant ?

PORTHOS.

Sur la jetée... N’est-ce pas là qu’il nous a donné rendez-vous ?

D’ARTAGNAN.

Oui, mais jusqu’à huit heures...

PORTHOS.

Eh ! voilà huit heures qui sonnent !

MORDAUNT.

Oui, messieurs, et je suis bien aise de voir que vous êtes exacts.

D’ARTAGNAN.

C’est une habitude militaire qui date de vingt ans, monsieur.

MORDAUNT.

Je vous en félicite. Rien ne s’oppose à ce que nous partions, n’est-ce pas ?

D’ARTAGNAN.

Quand vous voudrez, nous sommes prêts.

PORTHOS.

Un instant, monsieur... Le bâtiment est-il suffisamment pourvu de vivres ?

MORDAUNT.

Oui, monsieur ; d’ailleurs, nous n’avons que trois jours de traversée.

PORTHOS.

En trois jours, on peut avoir très faim.

MORDAUNT.

Soyez tranquilles, messieurs, et, si vous n’avez pas d’autre objection à faire...

D’ARTAGNAN.

Aucune autre.

MORDAUNT.

Alors, passez à bord.

D’ARTAGNAN.

Venez, Porthos.

Porthos et d’Artagnan traversent la planche.

MOUSQUETON.

Comment, monsieur, il faut que je passe là-dessus ?

PORTHOS.

Sans doute.

D’ARTAGNAN.

Nous y sommes bien passes, nous.

MOUSQUETON.

Ah ! vous, c’est autre chose, vous êtes très braves.

D’ARTAGNAN.

Allons donc ! allons donc !...

PORTHOS.

Donne-moi la main, mon pauvre Mouston... Ah ! tu te fais vieux !

Mousqueton passe.

 

 

Scène VIII

 

MORDAUNT, sur le devant, ANDRÉ

 

MORDAUNT.

Eh bien, patron André, cette femme ?...

ANDRÉ.

Elle est toujours là, monsieur.

MORDAUNT.

Faites-la venir.

ANDRÉ.

À l’instant même...

À la porte de la petite maison.

Venez, madame.

MORDAUNT.

Allez faire les apprêts du départ ; il faut que nous soyons hors du port avant neuf heures.

 

 

Scène IX

 

MORDAUNT, LA REINE, PARRY

 

LA REINE, en femme écossaise.

Monsieur, vous êtes, m’a-t-on dit, le patron de ce bâtiment ?

MORDAUNT.

Non, pas précisément, madame ; mais je l’ai loué.

LA REINE.

Vous en êtes le maître, c’est ce que je voulais dire.

MORDAUNT.

À peu près... Que désirez-vous, madame ?

LA REINE.

Vous me rendriez un grand service en me donnant passage, à moi et à mon frère.

MORDAUNT.

Vous allez en Angleterre ?

LA REINE.

En Écosse.

MORDAUNT.

Mais, nous, c’est à Newcastle que nous allons.

LA REINE.

Je le sais, monsieur ; mais, de Newcastle, j’espère me rendre facilement dans le comté de Perth.

MORDAUNT.

C’est avec grand plaisir, madame ; mais nous n’avons plus qu’une place disponible.

LA REINE.

Ah ! mon Dieu, que me dites-vous là, monsieur !

MORDAUNT.

La vérité.

LA REINE.

Mon frère a le plus grand désir de m’accompagner, monsieur, et il passera, n’importe à quelle place, avec les matelots, avec les domestiques.

MORDAUNT.

Impossible.

LA REINE.

Monsieur, ni prières ni argent... ?

MORDAUNT.

Rien.

LA REINE.

Il faut donc se résigner... Je passerai seule, monsieur.

MORDAUNT.

En ce cas, madame, ne perdez pas de temps.

LA REINE, à Parry.

Adieu, mon pauvre Parry ; il faut que nous nous quittions ; je vais à Newcastle, et, de là, je gagnerai le camp du roi partout où il sera... Passez en Angleterre par la première occasion, et venez nous rejoindre.

PARRY.

Oh ! madame, quitter Votre Majesté !

LA REINE.

Il le faut, mon ami.

PARRY.

Ah ! Votre Majesté m’a appelé...

LA REINE.

Son ami... Des serviteurs comme vous, Parry, valent mieux que beaucoup d’amis comme ceux que nous connaissons.

PARRY, presque à genoux et lui baisant sa robe.

Ah ! madame !

MORDAUNT.

C’est la reine, je m’en étais douté... Allons, allons, le ciel me les livre tous !...

À la Reine.

Voulez-vous prendre mon bras, madame ? On n’attend plus que nous.

On entend tous les commandements qui constituent l’appareillage ; et la toile tombe au moment où la Reine traverse la planche qui doit la conduire au bâtiment.

 

 

ACTE II

 

 

Quatrième Tableau

 

La grand’chambre d’une maison occupée à Newcastle par Cromwell.

 

 

Scène première

 

CROMWELL, GROSLOW

 

CROMWELL.

Et vous dites, colonel ?

GROSLOW.

Je dis, monsieur Cromwell, que, si vous le voulez, aujourd’hui même, ou demain au plus tard, le roi Charles Ier est à nous.

CROMWELL.

Et comment cela, voyons, colonel ?

GROSLOW.

Parce que les secours qu’il attendait de France lui manquent, parce qu’au lieu d’une armée et des trésors que devait lui ramener son ami de Winter, son ami de Winter ne lui a rapporté que quelques diamants, dernières ressources de madame Henriette, et ramené deux gentilshommes, dernier secours, je ne dirai pas que la royauté de France lui envoie pour lui rendre sa couronne, mais que la noblesse lui dépêche pour le voir mourir.

CROMWELL.

C’est bien, colonel ; je songerai à ce que vous me dites, et, dans ma première dépêche, j’instruirai le parlement de votre zèle.

GROSLOW.

Mais, général, il me semble qu’à votre place...

CROMWELL.

Monsieur, j’attends des nouvelles de France ; moi aussi, j’ai envoyé quelqu’un à M. Mazarin.

GROSLOW.

Votre envoyé peut tarder, général ; les flots et les vents ne sont aux ordres de personne... et l’occasion manquée...

CROMWELL.

Vous vous trompez, monsieur, les flots et les vents sont aux ordres de l’Éternel ; c’est pour cela qu’on l’appelle le Dieu des tempêtes, et l’Éternel est pour nous.

GROSLOW.

Général...

CROMWELL, s’asseyant.

Regardez par cette fenêtre.

GROSLOW.

Oui, monsieur.

CROMWELL.

Elle donne sur le port, n’est-ce pas ?

GROSLOW.

Oui.

CROMWELL.

Eh bien, que voyez-vous de nouveau dans le port ?

GROSLOW.

Un navire qui vient de jeter l’ancre.

CROMWELL.

Et, sur la route du port, ne vient-il pas quelqu’un ?

GROSLOW.

Deux hommes enveloppés dans des manteaux, et qui paraissent étrangers.

CROMWELL.

Maintenant, écoutez ; qu’entendez-vous ?

GROSLOW.

Quelqu’un qui monte.

CROMWELL.

Ce bâtiment qui est dans le port, c’est le navire le Parlement ; ces deux hommes qui sont sur la route, ce sont les envoyés de M. Mazarin ; cet homme qui monte

On frappe à la porte.

et qui frappe, c’est mon secrétaire, M. Mordaunt. Si vous en doutez, colonel, allez ouvrir, et vous verrez.

GROSLOW, allant ouvrir.

Vous êtes vraiment inspiré, monsieur.

 

 

Scène II

 

CROMWELL, GROSLOW, MORDAUNT

 

CROMWELL.

Soyez le bienvenu, Mordaunt ! quelque chose m’avait dit cette nuit que je vous verrais ce matin.

MORDAUNT.

C’était la voix du Seigneur ; le Seigneur parle à ceux qu’il a chargés de parler en son nom.

CROMWELL.

Qu’apportez-vous de France, mon fils ?

MORDAUNT.

De riches nouvelles, monsieur.

CROMWELL.

Soyez deux fois le bienvenu alors ! Avez-vous vu le cardinal ?

MORDAUNT.

Je l’ai vu.

CROMWELL.

Et il vous a fait une réponse ?

MORDAUNT.

Oui.

CROMWELL.

Verbale ?

MORDAUNT.

Écrite.

CROMWELL.

Il vous l’a remise ?

MORDAUNT.

Pour que la chose ait plus de poids près de vous, il vous l’envoie par le lieutenant des mousquetaires du roi et par un seigneur de la cour.

CROMWELL.

On les nomme ?

MORDAUNT.

Le lieutenant, M. le chevalier d’Artagnan ; le seigneur, M. du Vallon.

CROMWELL.

Deux espions qu’il accrédite près de moi.

MORDAUNT.

Le génie de l’Éternel est en vous, monsieur ; on n’espionne pas Dieu.

CROMWELL.

Et ces deux hommes sont en bas ?

MORDAUNT.

Ils attendent vos ordres.

CROMWELL.

Vous entendez, colonel Groslow, je crois que le moment que vous désiriez est venu.

GROSLOW.

Qu’ordonnez-vous, général ?

CROMWELL.

Faites mettre les côtes de fer sons les armes, ordonnez à votre régiment de se tenir prêt au premier son de la trompette, et qu’il en soit ainsi de toute l’armée.

GROSLOW.

J’obéis.

CROMWELL.

En passant, dites à ces deux gentilshommes de monter.

Groslow sort.

 

 

Scène III

 

MORDAUNT, CROMWELL

 

CROMWELL.

Vous avez encore autre chose à me dire, mon fils ?

MORDAUNT.

Oui, monsieur, j’avais à vous dire que, sur le même bâtiment que nous, une femme est passée en Angleterre.

CROMWELL.

Une femme ! quelle est cette femme ?

MORDAUNT.

Le général Cromwell la verra. Un chef doit tout voir par lui-même.

CROMWELL.

Et comment la verrai-je ?

MORDAUNT.

J’ai donné ordre qu’on la surveillât, et qu’au moment où elle tenterait de sortir de la ville, on la conduisît près de Votre Honneur.

CROMWELL.

Vous croyez donc cette femme de quelque importance.

MORDAUNT.

Vous en jugerez.

CROMWELL.

Silence ! on vient.

 

 

Scène IV

 

MORDAUNT, CROMWELL, D’ARTAGNAN, PORTHOS

 

MORDAUNT.

Entrez, messieurs ; vous êtes devant le général Cromwell.

CROMWELL.

Monsieur Mordaunt, si vous n’êtes pas trop fatigué du voyage...

MORDAUNT.

Je ne suis jamais fatigue, monsieur, vous le savez.

CROMWELL.

En ce cas, prenez cette lettre préparée pour vous, lisez-la, et exécutez à l’instant même les conditions qu’elle renferme. Après avoir lu, vous brûlerez.

MORDAUNT, s’inclinant.

Quel que soit l’ordre que contient cette lettre, il sera exécuté, milord.

CROMWELL.

Silence, mon fils ! nous ne sommes plus seuls.

D’ARTAGNAN, pendant que Cromwell suit des yeux Mordaunt.

Eh bien, qu’en dites-vous, Porthos ?

PORTHOS.

De qui ?...

D’ARTAGNAN.

Du général Cromwell ?

PORTHOS.

Je dis qu’il a l’air d’un boucher qu’il est.

D’ARTAGNAN.

Vous vous trompez, c’est le colonel Harrison qui est un boucher.

PORTHOS.

Ah ! oui, lui, c’est...

D’ARTAGNAN, voyant que Cromwell se retourne.

Lui, c’est le général Olivier Cromwell... Laissez-moi dire.

Mordaunt sort.

CROMWELL.

Salut, messieurs. Je ne puis croire à ce que me dit M. Mordaunt.

D’ARTAGNAN.

Il ne vous a dit que la vérité cependant, monsieur, s’il vous a dit que nous venions à vous comme envoyés de l’illustrissime cardinal.

CROMWELL.

Vous me pardonnerez, mais je ne puis croire à tant d’honneur. Le nom du pauvre brasseur de Huntington est donc connu de l’autre côté du détroit ?

PORTHOS, à lui-même.

Ah ! c’est vrai, c’est brasseur qu’il était.

D’ARTAGNAN, bas.

Chut !

Haut.

Ce n’est pas le nom du brasseur de Huntington qui est connu de l’autre côté du détroit, monsieur, c’est celui du vainqueur de Marston-Moor et de Newbury.

PORTHOS.

Bravo ! ce diable de d’Artagnan, où va-t-il prendre tout ce qu’il dit ?

CROMWELL.

On voit, monsieur, que vous arrivez de la cour la plus courtoise de l’Europe... Comment se portait la reine, à votre départ ?

D’ARTAGNAN.

La reine Anne d’Autriche ?

CROMWELL.

Non, notre reine à nous, Sa Majesté Henriette de France, femme de Charles Ier que les fidèles enfants de l’Angleterre ont le regret de combattre en ce moment.

D’ARTAGNAN.

Mais je crois que Sa Majesté se portait bien ; depuis longtemps, je n’ai pas eu l’honneur de la voir.

CROMWELL.

Ne vient elle plus au Palais-Royal ?

D’ARTAGNAN.

Je ne pais si elle y vient, mais voilà plus d’un an que je ne l’y ai vue.

CROMWELL.

Alors, M. de Mazarin va lui faire sa cour ?

D’ARTAGNAN.

M. de Mazarin n’a pas le temps ; il faut qu’il écrive, et cela me rappelle que je suis porteur d’une lettre.

CROMWELL.

Pour moi, c’est vrai ?

D’ARTAGNAN.

Pour vous, monsieur.

CROMWELL.

Donnez.

À part.

Allons, M. de Mazarin choisit bien ses hommes ; c’est un homme d’esprit que ce chevalier d’Artagnan.

PORTHOS, bas, à d’Artagnan.

Dites donc, d’Artagnan !

D’ARTAGNAN.

Quoi ?

PORTHOS.

Il ne me paraît pas fort, votre général Olivier ; et puis voyez donc comme il est vêtu.

D’ARTAGNAN.

Il était encore plus mal velu que cela lorsqu’il se présenta à la chambre des communes, et que le fameux Hampden dit, en le voyant : « Vous voyez ce paysan si mal vêtu ; ce sera, si je ne me trompe, un des plus grands hommes de notre temps. »

PORTHOS.

Et qu’était-ce que le fameux Hampden ?

D’ARTAGNAN.

C’était le premier de l’Angleterre avant que Cromwell l’en fût fait le second.

CROMWELL, après avoir lu.

Merci, messieurs ; j’ai trouve M. de Mazarin tel que je l’attendais. C’est un grand politique que M. de Mazarin.

PORTHOS.

Tiens, c’est drôle, on ne dit pas cela de lui en France.

D’ARTAGNAN.

Et nous ferez-vous l’humeur de nous charger d’une réponse, monsieur ?

CROMWELL.

Vous devez être fatigués, messieurs ; prenez d’abord quelque repos... et demain...

D’ARTAGNAN.

Vous nous donnerez une lettre, général ?

CROMWELL.

Non ; demain, vous partirez... et vous direz... vous direz tout simplement ce que vous aurez vu... Salut, messieurs.

D’ARTAGNAN.

Eh bien, qu’en dites-vous, Porthos ?

PORTHOS.

Je dis qu’il a bien fait de nous congédier ; j’ai très faim.

D’ARTAGNAN.

Aurons-nous l’honneur de vous revoir avant notre départ ?

CROMWELL.

Ma maison est la vôtre, messieurs, et, toutes les fois que, pendant votre séjour en Angleterre, court ou long, vous en franchirez le seuil, vous me ferez honneur et plaisir.

 

 

Scène V

 

CROMWELL, seul

 

Allons, tout marche au but, tout concourt à la réussite. Mazarin l’abandonne et les Écossais le vendent... Un homme seul restait entre le trône et moi ; cet homme va disparaître, oui, mais pour faire place à un spectre... Voyons, à tout prendre, est-ce bien mon intérêt que Charles Ier tombe dans l’abîme et se tue en tombant ? Une fois délivrée de son roi l’Angleterre aura-t-elle besoin de son général ? n’est-ce pas Stuart qui rend Cromwell nécessaire, et, Stuart, en tombant, n’entraînera-t-il pas Cromwell ? Oui, cela pourrait être s’il y avait en Angleterre un seul homme qui pût à son tour précipiter Cromwell comme Cromwell a précipité Stuart ; mais que peuvent les Harrison ? que peuvent les Pridge ? que peuvent les Fairfaix ?... Des instruments, des machines à qui je donne l’impulsion, des automates à qui j’imprime le mouvement... Le parlement... oui, je le sais bien, là est l’opposition... C’est un coupa frapper, voilà tout ; je casserai le parlement. La royauté est de trois siècles plus vieille que le parlement, et j’aurai bien brisé la royauté ? Mais aussi c’est que les Anglais sont las de la royauté !... Est-ce de la royauté ou du roi qu’ils sont las ? C’est du roi... Est-ce même du roi ? C’est du nom... Il faudrait trouver un nom qui n’eût pas encore été usé. Consul, il faudrait avoir les vertus d’un Brutus ; dictateur, il ne faudrait pas avoir les vices d’un Sylla... Je voudrais une charge qui permit à celui qui la remplit d’obtenir tous les honneurs sans en imposer aucun ; il faudrait avoir l’air de protéger l’Angleterre, quoique l’Angleterre n’eût plus besoin de protecteur... Eh bien, mais, protecteur, voilà un nom, voilà un titre, voilà une appellation inconnue, nouvelle, simple et hautaine à la fois... où l’on peut indifféremment être appelé monsieur... milord... altesse... Parti d’en bas, pour arriver en passant par la bourgeoisie, par les communes, par l’armée, j’ai fait sur ma route une triple station assez longue pour connaître les bourgeois, les parlementaires et les soldats... Il ne me reste donc qu’à étudier la noblesse. Bah ! la noblesse, je la verrai à mes genoux quand je serai protecteur... Que demande-t-elle ? Non pas à être vaincue, mais à faire semblant de croire que ce n’est pas moi qui lui aurai tué son roi... Eh bien, mais j’ai joué ce rôle-là jusqu’à présent et je n’ai qu’à continuer... Charles Ier lui-même ne me regarde pas comme son ennemi, et souvent il m’a pris pour intermédiaire entre lui et le parlement. Intermédiaire... oui...

Avec un sourire.

comme la hache est l’intermédiaire entre le patient et le bourreau !... Ah ! quelqu’un... Protecteur, c’est décidément un excellent titre. Qui vient là ?

 

 

Scène VI

 

CROMWELL, DEUX SOLDATS, LA REINE, avec le même déguisement que sur la digue de Boulogne

 

UN SOLDAT.

Général, c’est une femme...

CROMWELL.

Ah ! oui, j’avais oublié... Quelle est cette femme ?

LE SOLDAT.

Une femme arrivée par le navire le Parlement, et que nous avons arrêtée comme elle s’apprêtait à passer dans le camp royaliste... Et nous vous l’amenons.

CROMWELL.

Bien, mes amis, faites entier.

LE SOLDAT, à la cantonade.

Entendez-vous ? le général vous appelle.

LA REINE, entrant.

Le général !... Quel général, messieurs ?

LE SOLDAT.

Il n’y a, par toute l’Angleterre, qu’un général, non pas qui porte, mais qui mérite ce titre : c’est le général Cromwell.

LA REINE.

C’est donc au général Cromwell que je dois demander justice de la violence qui m’a été faite ?

CROMWELL.

Oui, madame, et c’est le général Cromwell qui vous l’accordera, soyez-en certaine, si effectivement il y a eu violence.

LA REINE.

Il y a eu violence, monsieur, si la loi anglaise garantit toujours la liberté de tous.

CROMWELL.

La loi anglaise garantit la liberté de tous les bons Anglais.

LA REINE.

Mais où sont les bons Anglais ? est-ce dans le camp du général Olivier Cromwell ? est-ce dans le camp du roi Charles Ier ?

CROMWELL.

Il y a de bons Anglais partout, madame.

LA REINE.

Même parmi ceux qui font la guerre à leur souverain ?

CROMWELL.

Nous ne faisons pas la guerre à notre souverain ; nous faisons la guerre à ses ministres ; nous faisons la guerre aux Straffort, aux Land, aux Windebanck ; nous respectons la royauté dans le roi, le roi dans l’homme... Maintenant, qui êtes-vous ?

LA REINE.

Je suis Catherine Parry.

CROMWELL.

Où allez-vous ?

LA REINE.

En Écosse.

CROMWELL.

Dans quel but ?

LA REINE.

Pour recueillir, en mon nom et au nom de mon frère, la succession de mon père, qui vient de mourir.

CROMWELL.

Vous êtes donc du comté de Perth ?

LA REINE.

Oui.

CROMWELL.

Vous êtes donc la fille de William Parry ?

LA REINE.

Oui.

CROMWELL.

Vous êtes donc la sœur de John Parry ?

LA REINE.

Oui ; comment savez-vous cela ?

CROMWELL.

Je le sais, vous voyez bien. Pourquoi n’avez-vous pas dit cela à ceux qui vous ont arrêtée ?

LA REINE.

Je l’ai dit.

CROMWELL.

Et ils n’ont pas voulu vous croire ?

LA REINE.

Non !...

CROMWELL.

Que voulez-vous ! ils ont été si souvent trompes, qu’ils sont devenus défiants.

LE SOLDAT.

Cette femme disait donc la vérité, général ?

CROMWELL.

Oui.

LE SOLDAT.

Alors, nous avons eu tort de l’arrêter et de vous l’amener ?

CROMWELL.

Non ; c’est à moi de reconnaître les bons d’entre les mauvais... C’est pour cela que l’Éternel m’a fait ce que je suis.

LE SOLDAT.

Alors, elle pourra passer librement ?

CROMWELL.

Librement... Allez.

Ils sortent.

 

 

Scène VII

 

CROMWELL, LA REINE

 

LA REINE.

Ainsi, je puis donc les suivre ?

CROMWELL, se levant et se découvrant.

Un instant encore, si Votre Majesté le permet !

LA REINE.

Grand Dieu ! que dites-vous là, monsieur ?

CROMWELL.

Je dis que c’est bien imprudent à la fille du roi Henri IV, à la sœur du roi Louis XIII, à la femme du roi Charles Ier de venir en Angleterre en ce moment, et de débarquer justement dans une ville que lient le général Olivier Cromwell.

LA REINE.

Vous vous trompez, monsieur, je ne suis ni fille, ni sœur, ni femme de roi ; je suis fille d’un pauvre highlander.

CROMWELL.

William Parry n’avait qu’un fils et une fille.

LA REINE.

Eh bien, cette fille...

CROMWELL.

Cette fille, dont vous avez pris le nom, est morte il y a six mois, et votre père, dont vous allez toucher l’héritage, vit encore.

LA REINE.

Mais vous connaissez donc tout le monde en Angleterre et en Écosse ?

CROMWELL.

Oui ! tous ceux que c’est mon intérêt ou mon devoir de connaitre, madame ; comment alors Votre Majesté veut-elle que je ne la connaisse pas ?

LA REINE.

C’est bien ; je ne nierai pas plus longtemps : je suis, non pas une reine qui vient régner sur son royaume, car, en réalité, Charles Ier n’est plus roi... mais une femme qui vient partager le sort de son époux. Maintenant, faites de moi ce que vous voudrez.

CROMWELL.

C’est à moi à attendre les ordres de ma souveraine.

LA REINE.

Que dites-vous ?

CROMWELL.

Je dis que, pour mes collègues, je dis que, pour le parlement, je dis que, pour la nation même, Charles Ier n’est peut-être plus que Charles Stuart ; mais, pour moi, Charles Stuart est toujours roi.

LA REINE.

En vérité, vous me confondez, monsieur.

CROMWELL.

Je dis, madame, que la Providence ne fait rien sans raison, et que c’est la Providence qui vous a envoyée vers moi, pour que je vous envoie vers votre mari.

LA REINE.

Comment ! je suis donc libre d’aller le rejoindre ?

CROMWELL.

Oui, madame, et vous lui direz ce que vous allez entendre de ma bouche, et ce que vous n’avez encore entendu de celle de personne, la vérité !... Vous lui direz que, s’il livre la bataille, il est perdu.

LA REINE.

Mais le parlement... ?

CROMWELL.

Vous lui direz que, s’il traite avec le parlement, il est perdu.

LA REINE.

Mon Dieu !

CROMWELL.

Vous lui direz que, par toute l’Angleterre, il n’y a peut-être, à cette heure, qu’un homme qui désire sincèrement le salut du roi Charles Ier, et que cet homme, c’est le général Olivier Cromwell.

LA REINE.

Parlez-vous franchement, monsieur ?...

CROMWELL.

Oui ; mais qu’il y prenne garde, derrière la volonté, il y a le destin ; derrière la Providence, il y a la fatalité, et moi, madame, moi, je suis l’homme du destin, l’homme de la fatalité. Qu’il parte !

LA REINE.

Mon Dieu !...

CROMWELL.

Madame, il y a dix ans, j’allais quitter l’Angleterre pour l’Amérique, j’avais déjà le pied sur le bâtiment qui devait m’emmener... Un ordre du roi m’a défendu de quitter l’Angleterre, où l’avenir m’attendait... Qu’il parte !

LA REINE.

Mais c’est renoncer à toute espérance.

CROMWELL.

Madame, à l’âge de quinze ans, une femme m’est apparue ; elle tenait à la main une tête couronnée, elle a pris la couronne sur cette tête, et l’a mise sur la mienne... Qu’il parte !

LA REINE.

Mais vous avouez donc, alors... ?

CROMWELL.

Madame, ma nourrice avait une tache de sang qui lui prenait à l’épaule et qui ne finissait qu’au bout du sein, de sorte que, lorsqu’elle me donnait à boire, j’avais l’air de boire, non pas du lait, mais du sang... Qu’il parte !... qu’il parte !

LA REINE.

Il partira, monsieur ; mais comment parviendrai-je près du roi ?...

CROMWELL.

Je vous donnerai un sauf-conduit.

LA REINE.

Mais, si je m’égare... voici la nuit qui vient...

CROMWELL.

Je vous donnerai un guide.

LA REINE.

Quand cela ?

CROMWELL.

Tout de suite ; attendez...

LA REINE.

Ah ! monsieur...

CROMWELL.

Prenez garde ; si l’on entrait, on pourrait croire que je fais glace et non pas justice...

Il écrit quelques lignes.

Voici un laissez passer pour une femme se rendant à l’armée royale.

LA REINE.

Merci ! merci !...

CROMWELL.

Ce n’est pas tout...

Il frappe dans ses mains.

Findley...

Un Serviteur entre.

Findley, vous accompagnerez madame, sous quelque costume qu’il lui plaise de prendre, jusqu’aux premiers postes du camp royaliste.

FINDLEY.

Oui, général.

CROMWELL.

Quelque chose qu’elle veuille vous offrir, vous ne recevrez rien.

FINDLEY.

Non, général.

CROMWELL.

Il vous faut deux heures pour arriver au camp...

Findley fait un mouvement.

Vous entendez, deux heures, pas plus, pas moins.

FINDLEY.

Bien, général.

CROMWELL, à la Reine.

Maintenant, j’espère, vous ne pourrez plus dire à celui vers qui je vous envoie que je suis son ennemi.

LA REINE.

Dieu veuille que vous disiez la vérité, monsieur ; en attendant, merci !...

La Reine sort avec Findley.

 

 

Scène VIII

 

CROMWELL, seul

 

Dans deux heures, il sera trop tard pour que Charles profite du conseil... Mais le conseil n’en aura pas moins été donné.

 

 

Cinquième Tableau

 

Le camp de Charles Ier. À droite, la tente royale, fermée par une large tapisserie aux armes d’Angleterre et d’Écosse. À gauche, une maison dont le rez-de-chaussée est fermé d’une fenêtre garnie de barreaux de fer, et d’une porte à laquelle on arrive par trois marches. La fenêtre est en retour à gauche. Au fond, paysage de plaines et de montagnes.

 

 

Scène première

 

DE WINTER, couché dans son manteau devant l’entrée de la tente du Roi, ARAMIS, UNE SENTINELLE, puis ATHOS, puis MORDAUNT, à la tête d’UNE PATROUILLE, GROSLOW, SOLDATS, etc.

 

ARAMIS, à la Sentinelle.

Et vous dites, mon ami, que, depuis deux ans, vous n’êtes point payé ?

LA SENTINELLE.

Non, monsieur... et c’est dur, avec une guerre comme celle que nous faisons.

ARAMIS.

Oui, je le sais bien... Mais, lorsque le roi Charles remontera sur le trône, il récompensera ses fidèles Écossais.

LA SENTINELLE.

Oui, s’il y remonte.

ARAMIS.

Espérons que Dieu donnera l’avantage à la cause de la justice.

ATHOS, s’avançant vivement par derrière la maison.

Aramis !

ARAMIS.

Eh bien ?

ATHOS.

Pas un instant à perdre, il faut prévenir le roi.

ARAMIS.

Que se passe-t-il donc ?

ATHOS.

Ce serait trop long à vous dire... Où est de Winter ?

ARAMIS.

Venez...

Donnant une demi-pistole à la Sentinelle.

Tenez, mon ami, voici une demi-pistole pour boire à la santé du roi.

LA SENTINELLE.

Qu’elle soit la bienvenue ; il y avait longtemps que je n’avais vu la pareille de la dernière qui m’est passée entre les mains.

ATHOS, touchant de Winter à l’épaule.

De Winter !... de Winter !...

DE WINTER, s’éveillant.

Ah ! c’est vous, comte !... c’est vous, chevalier !... Avez-vous remarqué comme le soleil est rouge en se couchant, ce soir ?

ATHOS.

Milord, dans une position aussi précaire que la nôtre, c’est la terre qu’il faut examiner et non le ciel... Avez-vous étudié nos Écossais ?

DE WINTER.

Quels Écossais ?...

ATHOS.

Eh ! pardieu ! les nôtres... les Écossais du comte de Lœven.

DE WINTER.

Non.

ATHOS.

Vous croyez donc à leur fidélité ?

DE WINTER.

Sans doute !

On entend la marche d’une Patrouille.

Voyez avec quelle régularité le service se fait...

On entend tinter l’heure dans le lointain.

Sept heures... et, à l’heure sonnante, voilà qu’on relève les sentinelles.

ATHOS.

En effet.

On relève successivement les Sentinelles ; enfin la Patrouille s’approche de la tente du roi Charles.

LA SENTINELLE.

Qui vive ?

MORDAUNT, à la tête de la Patrouille.

Charles et Loyauté... La consigne ?

LA SENTINELLE.

Ne laisser approcher de la tente du roi que ceux qui auront le mot d’ordre.

MORDAUNT, donnant une bourse à la Sentinelle.

Tiens, voilà ce qui a été promis.

ATHOS, qui a écouté.

De l’argent !

 

 

Scène II

 

DE WINTER, ARAMIS, ATHOS, LA SENTINELLE, SOLDATS, etc.

 

DE WINTER, à Aramis, tandis qu’Athos fait quelques pas pour s’assurer que la Patrouille s’éloigne.

Dites-moi, chevalier, n’est-ce pas une tradition en France que la veille du jour où il fut assassiné, Henri IV, qui jouait aux échecs avec M. de Bassompierre, vit des taches de sang sur l’échiquier ?

ARAMIS.

Oui, milord... et le maréchal m’a, dans ma jeunesse, mainte fois raconté la chose à moi-même.

DE WINTER.

C’est cela, et, le lendemain, Henri IV fut tué.

ARAMIS.

Quel rapport cette vision a-t-elle avec vous, comte ?

DE WINTER.

Aucun... Seulement, vous savez, chevalier, que l’homme le plus fort a des heures de tristesse, pendant lesquelles il n’est pas maître de lui-même... Mais ne parlons plus de cela ; comte, vous aviez quelque chose à me dire.

ATHOS.

Je voulais parler au roi.

DE WINTER.

Après avoir travaillé toute la soirée, le roi dort.

ATHOS.

Milord, j’ai à lui révéler des choses de la plus haute importance.

DE WINTER.

Ces choses ne peuvent être remises à demain ?

ATHOS.

Il faut qu’il les sache à l’instant même, et peut-être est-il déjà trop tard.

DE WINTER, soulevant le rideau de la tente.

Alors, entrez, comte.

À la lueur d’une lampe, on voit une table chargée de papiers. Le Roi dort appuyé sur cette table.

 

 

Scène III

 

LE ROI, DE WINTER, ARAMIS, ATHOS, LA SENTINELLE, SOLDATS, etc.

 

ATHOS, en soupirant.

Sire !

LE ROI, s’éveillant.

C’est vous, comte ?

ATHOS.

Oui, sire.

LE ROI.

Vous veillez tandis que je dors, et vous venez m’apporter quelque nouvelle.

ATHOS.

Hélas ! oui, Votre Majesté a deviné juste.

LE ROI.

Alors, la nouvelle est mauvaise ?

ATHOS.

Oui, sire.

LE ROI, se levant.

N’importe ! le messager est le bienvenu, et vous ne pouvez entrer chez moi sans me faire toujours plaisir, vous dont le dévouement ne connaît pas de patrie et résiste au malheur ; vous qui m’êtes envoyé par ma bonne Henriette, que Dieu fasse là-bas plus heureuse que je ne le suis ici !... Parlez donc avec assurance, monsieur.

ATHOS.

Sire, M. Cromwell est arrivé hier à Newcastle.

LE ROI.

Je le sais.

ATHOS.

Votre Majesté sait-elle pourquoi il est venu ?

LE ROI.

Pour me combattre.

ATHOS.

Pour vous acheter.

LE ROI.

Que dites-vous, comte ?

ATHOS.

Je dis, sire, qu’il est dû à l’année écossaise quatre cent mille livres sterling.

LE ROI.

Pour solde arriérée, oui... Depuis plus de deux ans, mes braves et fidèles Écossais se battent pour l’honneur.

ATHOS.

Eh bien, sire, quoique l’honneur soit une belle chose, ils se sont lassés de se battre pour lui... Et, ce soir...

LE ROI.

Eh bien, ce soir ?...

ATHOS.

Ce soir, ils ont vendu Votre Majesté pour deux cent mille livres sterling, c’est-à-dire pour la moitié de ce qui leur est du.

DE WINTER.

Que dit-il ?

ARAMIS.

Je m’en doutais.

LE ROI.

Les Écossais m’ont vendu ?... Impossible !... Les Écossais vendre leur roi pour deux cent mille livres !...

ATHOS.

Les Juifs ont bien vendu leur Dieu pour trente deniers.

LE ROI.

Et quel est le Judas qui a fait ce marché ?

ATHOS.

Le comte de Lœven.

LE ROI.

Et avec qui a-t-il été fait ?

ATHOS.

Avec le secrétaire de M. Cromwell.

DE WINTER.

Avec Mordaunt ?

ATHOS.

Oui, milord.

LE ROI.

N’est-ce pas ce jeune homme qui me poursuit avec tant d’acharnement, de Winter ?

DE WINTER.

Hélas ! oui !...

LE ROI.

Que lui ai-je donc fait ? Je ne me le rappelle plus.

DE WINTER.

Sur ma demande, Votre Majesté l’a déclaré bâtard, et lui a défendu de prétendre aux biens et de porter le nom de son père.

LE ROI.

Ah ! c’est vrai... Mais c’était justice, et je ne me repens pas...

À Athos.

Vous dites donc, monsieur le comte ?

ATHOS.

Je dis, sire, que, couché près de la tente du comte de Lœven, j’ai tout vu, tout entendu.

LE ROI.

Et quand doit se consommer cet odieux marché ?

ATHOS.

Cette nuit même... Comme Votre Majesté le voit, il n’y a pas de temps à perdre.

LE ROI.

Pas de temps à perdre ! pour quoi faire, puisque vous dites que je suis vendu ?...

ATHOS.

Pour profiter de la nuit, sire, pour traverser la Tyne, pour rejoindre lord Montrose, qui ne vous vendra pas, lui.

LE ROI.

Et que ferai-je en Écosse ? Une guerre de partisan ! Comte, une pareille guerre est indigne d’un roi.

ATHOS.

L’exemple de Robert Bruce est là pour vous absoudre, sire.

LE ROI.

Non, comte, non, il y a trop longtemps que je lutte... je suis au bout de mes forces ; ils m’ont vendu, qu’ils me livrent, et que la boute de leur trahison retombe sur eux.

ATHOS.

Sire, peut-être est-ce ainsi que doit parler un roi ; mais ce n’est point ainsi que doit agir un époux et un père... Sire, nous avons traversé la mer ; sire, nous sommes venus au nom de votre femme et de vos enfants ; je vous dis : Venez sire. Dieu le veut !

LE ROI.

Vous l’emportez, comte ; que me conseillez-vous ?

ATHOS.

Sire, Votre Majesté a-t-elle dans toute l’armée un régiment, un seul, sur lequel elle puisse compter ?

LE ROI.

De Winter, croyez-vous à la fidélité du vôtre ?

DE WINTER.

Sire, ce ne sont que des hommes... et ces hommes sont devenus bien faibles ou bien méchants... Je crois à leur fidélité, mais je n’en réponds pas... Je leur confierais ma vie, mais j’hésite à leur confier celle de Votre Majesté.

ATHOS.

Eh ! ne comptons que sur nous, alors ; nous sommes trois hommes dévoués et résolus, nous suffirons... Que Votre Majesté monte à cheval, qu’elle se place au milieu de nous... Nous traverserons la Tyne, nous gagnerons l’Écosse, et nous sommes sauvés.

LE ROI.

Est-ce votre avis, de Winter ?

DE WINTER.

Oui, sire !

LE ROI.

Est-ce le vôtre, monsieur d’Herblay ?

ARAMIS.

Oui, sire !

LE ROI.

Qu’il soit donc fait comme vous le désirez ; partons.

ATHOS.

Attendez, sire.

LE ROI.

Quoi donc ?

ATHOS.

Les sentinelles qui veillent à la porte de Votre Majesté pourraient donner l’alarme en voyant s’éloigner le roi... Il faut les enlever.

LE ROI.

Les sentinelles ?

ATHOS.

Sire, j’ai vu tout à l’heure l’officier qui lésa placées où elles sont, leur compter de l’argent.

LE ROI.

Oh ! mon Dieu !

DE WINTER.

Et comment les enlever ?...

ATHOS.

Avez-vous seulement quatre hommes sur lesquels vous puissiez compter, milord ?

DE WINTER.

Oui, mais dans mes propres serviteurs.

ATHOS.

Allez les prendre, et faites le coup.

DE WINTER.

J’y vais.

Il sort de la tente.

ARAMIS.

Et nous, comte, qu’allons-nous faire pendant ce temps ?

LE ROI.

Venez, messieurs ; je vais vous occuper à quelque chose.

Il va à une armoire ; il en tire deux plaques de l’ordre de la Jarretière.

ATHOS.

Que faites-vous, sire ?

LE ROI.

À genoux, comte.

ATHOS.

Sire, ces ordres ne peuvent être pour nous.

LE ROI.

Et pourquoi cela ?...

ATHOS.

Ces ordres sont presque royaux.

LE ROI.

Passez en revue tous les rois du monde, mes frères... qui m’abandonnent en ce moment, et trouvez-moi plus grands cœurs que les vôtres ! Non, non, messieurs, vous ne vous rendez pas justice ; mais cela me regarde, moi... À genoux, comte.

ATHOS.

Vous l’ordonnez, sire ?

LE ROI, tirant son épée.

Je ne vous dirai pas : « Je vous fais chevalier, soyez brave, fidèle et loyal ; » Je vous dirai : « Vous êtes brave, fidèle et loyal je vous fais chevalier... » À votre tour, monsieur d’Herblay...

Aramis se mot à genoux ; au même moment, de Winter paraît au fond avec quatre Hommes.

LA SENTINELLE.

Qui vive ?

DE WINTER.

Charles et Loyauté.

LA SENTINELLE.

Avancez à l’ordre.

ARAMIS, se relevant.

Merci, sire.

ATHOS, étendant la main vers les Sentinelles.

Écoutez !...

Pendant ce temps, de Winter et ses Hommes se sont emparés d’une des Sentinelles ; mais l’autre, qui a entendu le bruit, met sa pique en arrêt.

LA SENTINELLE.

Qui vive ?

ARAMIS, qui est sorti de la tente derrière elle, lui mettant son poignard sur la poitrine.

Si tu dis un mot, tu es mort.

ATHOS, aux Hommes de Winter.

Emmenez ces deux sentinelles, et gardez-les à vue.

ARAMIS.

Et, au premier mot, au premier signe, au premier geste qu’elles feront pour donner l’alarme, tuez-les.

DE WINTER.

Maintenant, sire, nous sommes prêts.

On emmène les deux Sentinelles.

LE ROI.

Il faut donc fuir !

ATHOS.

Fuir à travers une armée, sire, dans tous les pays du monde, cela s’appelle charger.

LE ROI.

Allons donc, messieurs !

DE WINTER, à Aramis.

Est-ce que l’un de nous est blessé ? Je vois à terre des taches le sang.

ATHOS, qui a déjà fait quelques pas en dehors.

Écoutez, sire, écoutez.

LE ROI.

Qu’y a-t-il ?

ATHOS.

J’entends le piétinement d’une troupe nombreuse, j’entends le hennissement des chevaux.

ARAMIS.

Il est trop tard ; nous sommes cernés.

DE WINTER fait deux pas en avant, tandis que le Roi et ses deux compagnons écoutent, puis il revient.

C’est l’ennemi !

LE ROI.

Ainsi, tout est perdu !

ATHOS.

Il y a encore un moyen, sire.

LE ROI.

Lequel ?

ATHOS.

Que Votre Majesté, au lieu de garder son costume si connu, prenne celui de l’un de nous et nous donne le sien ; tandis qu’on s’acharnera à celui qu’on prendra pour le roi, peut-être le roi parviendra-t-il à se sauver.

ARAMIS.

L’avis est bon, sire, et, si Votre Majesté veut bien faire à l’un de nous cet honneur...

LE ROI.

Que pensez-vous de ce conseil, de Winter ?

DE WINTER.

Je pense que, s’il y a un moyen au monde de vous sauver, le comte de la Fère vient de le proposer.

LE ROI.

Mais c’est la mort ou tout au moins la prison pour celui qui prendra ma place.

DE WINTER.

C’est l’honneur d’avoir sauvé son roi... Choisissez, sire.

LE ROI.

Venez, de Winter.

DE WINTER.

Oh ! merci, mon roi !

ATHOS.

C’est juste ; il y a plus longtemps qu’il le sert que nous.

ARAMIS.

Hâtez-vous, sire ! nous garderons l’entrée de votre tente.

Tous deux se placent en sentinelle, l’épée à la main ; pendant ce temps, le Roi donne à de Winter son cordon du Saint-Esprit, son chapeau et son pourpoint ; en échange, de Winter donne au Roi les mêmes objets, plus la cuirasse de cuivre. Au moment où l’échange se termine et où le Roi sort par le fond de la tente, on voit venir une Patrouille composée de six hommes.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, DE WINTER, ARAMIS, ATHOS, SOLDATS, D’ARTAGNAN, PORTHOS, MOUDAUNT

 

ARAMIS.

Qui vive ?

ATHOS.

Qui vive ?

D’ARTAGNAN, à Mordaunt, au fond.

Singulier pays que le vôtre, monsieur, où l’on tire toujours la bourse et jamais l’épée !

PORTHOS.

Il paraît que c’est l’usage eu Angleterre.

MORDAUNT.

Par l’épée ou par l’argent, peu importe, messieurs ; vous voyez que le camp est à nous.

D’ARTAGNAN.

C’est égal, voilà une étrange guerre.

ATHOS et ARAMIS.

Qui vive, donc ?

MORDAUNT.

Charles et Loyauté.

ARAMIS et ATHOS.

On ne passe pas.

MORDAUNT.

Comment, on ne passe pas ?

D’ARTAGNAN.

À la bonne heure ! cela se gâte à la fin, et je commence à croire que nous tirerons l’épée.

MORDAUNT.

Qui donc a changé le mot d’ordre ?

ARAMIS.

Le roi !

MORDAUNT.

Pourquoi cela ?

ATHOS.

Parce que vous êtes des traîtres.

D’ARTAGNAN.

Des traîtres ?

PORTHOS.

Il a dit des traîtres, je crois.

D’ARTAGNAN.

Voilà une dure parole, messieurs, et nous allons, j’en ai peur, vous la faire rentrer dans la gorge.

ARAMIS.

Venez-y !

MORDAUNT.

Bien !... Faites tête, messieurs ! Nous, à la tente du roi !

À ses Hommes.

Venez !

Athos combat d’Artagnan, Aramis Porthos. Tous quatre sont d’égale force. Tout à coup, Mordaunt paraît au fond de la tente. Les hommes qui suivent Mordaunt prennent de Winter et crient : « Le roi ! le roi ! prenez-le vivant ! » regardant de Winter comme le Roi.

Non, ce n’est pas le roi !... non, vous vous trompez. N’est-ce pas, milord de Winter, que vous n’êtes pas le roi ? n’est-ce pas, milord de Winter, que vous êtes mon oncle ?

DE WINTER, reculant levant Mordaunt.

Le vengeur !

MORDAUNT.

Souviens-toi de ma mère !...

Il tue de Winter d’un coup de pistolet. À la lueur des flambeaux, les quatre amis se reconnaissent.

ARAMIS, PORTHOS, D’ARTAGNAN et ATHOS, passant l’épée de la main gauche dans la main droite.

Mousquetaires !

D’ARTAGNAN, bas, à Athos.

Rendez-vous, Athos ; vous rendre à moi, ce n’est pas vous rendre.

PORTHOS.

Aramis, vous comprenez !

ARAMIS.

Je me rends.

MORDAUNT, agenouillé près du corps de Winter.

Deux !

ATHOS, montrant Mordaunt.

Voyez-vous ce jeune homme ?

D’ARTAGNAN.

Le fils de milady, n’est-ce pas ?

PORTHOS.

Le moine ?

ARAMIS.

Oui !

D’ARTAGNAN.

Ne soufflez pas un mot, ne faites pas un geste, ne risquez point un regard pour moi ni Porthos... car milady n’est pas morte, et son âme vit dans le corps de ce démon.

Pendant ce temps, le Roi a été entouré, repoussé sur le devant de la scène.

 

 

Scène V

 

LE ROI, ARAMIS, ATHOS, D’ARTAGNAN, PORTHOS, MOUDAUNT, GROSLOW

 

LE ROI.

Qui de vous osera le premier porter la main sur son roi ?

GROSLOW, entrant.

Charles Stuart, rendez-moi votre épée.

LE ROI.

Colonel Groslow, le roi ne se rend pas ; l’homme cède à la force, voilà tout.

Il brise son épée.

GROSLOW.

Victoire, messieurs ! le roi est prisonnier, nous tenons le roi.

MORDAUNT, se retournant.

Le roi !... Le roi est-il pris ?

PLUSIEURS VOIX.

Oui ! oui !

MORDAUNT.

Bien ! il ne nous manque plus que...

Il aperçoit les quatre amis.

ATHOS.

Il nous a vus.

ARAMIS.

Laissez-moi le tuer.

D’ARTAGNAN, regardant ses amis.

Mordions !...

À Mordaunt.

Bonne prise, ami Mordaunt, bonne prise !... nous en tenons chacun un, M. du Vallon et moi... Des chevaliers de la Jarretière, rien que cela.

MORDAUNT.

Mais ce sont des Français, ce me semble.

D’ARTAGNAN.

Des Français ?...

ATHOS.

Je le suis.

D’ARTAGNAN.

Eh bien, ils sont prisonniers de compatriotes.

LE ROI, à Athos et à Aramis.

Salut, messieurs ; la nuit à été malheureuse, mais ce n’est pas votre faute, Dieu merci. Où est mon vieux de Winter ?...

MORDAUNT.

Cherche où est Straffort !

LE ROI, apercevant le cadavre.

En effet... comme Straffort, il a reçu le prix de sa fidélité !

Il s’agenouille devant de Winter, lui soulève la tête et l’embrasse au front.

Adieu, cœur fidèle, qui est allé chercher là-haut la récompense du dévouement et me préparer celle du martyre ; Adieu !

D’ARTAGNAN.

De Winter est donc tué ?

ATHOS

Oui, par son neveu.

D’ARTAGNAN.

C’est le premier de nous qui s’en va ; qu’il dorme en paix, c’était un brave !

LE ROI.

Maintenant, messieurs, conduisez-moi où vous voudrez.

GROSLOW.

L’ordre du général Cromwell est de vous conduire à Londres.

LE ROI.

Quand dois-je partir ?

GROSLOW.

À l’instant même.

LE ROI.

Allons !

ATHOS, au Roi qui s’éloigne.

Salut à la Majesté tombée.

D’ARTAGNAN.

Mordious ! Athos, vous nous ferez tous égorger.

Le Roi sort de scène, ainsi que Groslow.

 

 

Scène VI

 

ATHOS, ARAMIS, MORDAUNT, D’ARTAGNAN, PORTHOS, puis LE SERGENT HARRY

 

MORDAUNT, à d’Artagnan et à Porthos.

Venez-vous chez le général, messieurs ? Il aura des compliments à vous faire.

D’ARTAGNAN.

Avec bien du plaisir, monsieur... Mais il faut d’abord que nous mettions nos prisonniers en lieu de sûreté... Savez-vous, monsieur, que ces gentilshommes valent chacun deux mille pistoles ?

MORDAUNT.

Oh ! soyez tranquille ; mes soldats les garderont, et les garderont bien... Je vous réponds d’eux !

D’ARTAGNAN.

Je ne voudrais pas leur donner cette peine, et je les garderai encore mieux moi-même... D’ailleurs, que faut-il ? Une bonne chambre fermée de barreaux... comme celle-ci, par exemple, avec des sentinelles, ou leur simple parole qu’ils ne chercheront pas à fuir ; car, dans notre pays, la parole vaut le jeu, dit un proverbe... Je vais mettre ordre à cela, monsieur ; après quoi, j’aurai l’honneur de me présenter chez le général, et de lui demander ses ordres pour retourner en France.

MORDAUNT.

Vous comptez donc partir bientôt ?

D’ARTAGNAN.

Notre mission est finie, et rien ne nous arrête plus en Angleterre, que le bon plaisir du grand homme près lequel nous avons été envoyés.

MORDAUNT.

Bien, messieurs.

À un Sergent.

Sergent Harry, prenez dix hommes avec vous et gardez cette porte... et sous aucun prétexte ne laissez sortir les deux prisonniers.

LE SERGENT.

Et les deux autres ?

MORDAUNT.

Ils sont libres... Maintenant, connaissez-vous cette maison ?

LE SERGENT.

J’y ai commandé un poste.

MORDAUNT.

A-t-elle une autre sortie que celle-ci ?

LE SERGENT.

Non.

MORDAUNT.

Ils ne peuvent donc fuir ?

LE SERGENT.

Impossible !

MORDAUNT.

Bien. Savez-vous où est le général Cromwell ?

LE SERGENT.

À Newcastle, probablement.

MORDAUNT, sortant.

Mon cheval ! mon cheval !

Pendant ce temps, d’Artagnan a fait rentrer les deux amis dans la maison, dont il a fermé la porte et a mis la clef dans sa poche. Porthos le regarde faire.

 

 

Scène VII

 

D’ARTAGNAN, PORTHOS, LE SERGENT HARRY

 

D’ARTAGNAN.

Ami Porthos, pendant que je vais garder religieusement le seuil de cette porte, vous allez me faire le plaisir... Approchez-vous plus près, que ces deux drôles-là n’entendent pas ce que nous disons... Vous allez me faire le plaisir de réunir Grimaud, Mousqueton et Blaisois.

PORTHOS.

C’est facile ; je leur ai indiqué un endroit où ils doivent s’occuper de nous préparer à souper.

D’ARTAGNAN.

Bon ! nous souperons demain matin... Allez les trouver, Porthos ; qu’ils tiennent nos chevaux prêts à tout événement derrière cette maison.

PORTHOS.

Pourquoi ne couchons-nous pas ici ?

D’ARTAGNAN.

Parce que l’air y est malsain.

PORTHOS.

Bah !

D’ARTAGNAN.

C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.

PORTHOS.

Alors, c’est autre chose.

Il s’éloigne.

D’ARTAGNAN, seul sur le plus haut degré.

Maintenant, voyons ce que font là ces drôles...

Il descend une marche, puis, s’adressant au sergent Harry et à ses Hommes, qui se sont établis devant la maison.

Mes amis, désirez-vous quelque chose ?

LE SERGENT.

Non, monsieur.

D’ARTAGNAN.

Alors, pourquoi vous tenez-vous là, s’il vous plaît ?

LE SERGENT.

Parce que nous avons l’ordre de vous aider à garder les prisonniers.

D’ARTAGNAN.

Vraiment !... et qui vous a donné cet ordre ?

LE SERGENT.

M. Mordaunt.

D’ARTAGNAN.

Je le reconnais à cette attention délicate... tenez, mon ami.

LE SERGENT.

Qu’est-ce que cela ?

D’ARTAGNAN.

Une demi-couronne, mon ami, pour boire à la santé de M. Mordaunt.

LE SERGENT.

Les puritains ne boivent pas.

Il met la pièce dans sa poche.

PORTHOS, reparaissant.

C’est fait !

D’ARTAGNAN.

Silence donc !

PORTHOS.

Je n’ai pas dit ce qui était fait.

D’ARTAGNAN.

Il vaudrait mieux... Tenez, Porthos, rentrez et ne sortez plus que quand vous m’entendrez tambouriner sur la porte la Marche des Mousquetaires.

PORTHOS.

Bien, je rentre... Mais vous, que faites-vous là ?

D’ARTAGNAN.

Moi ? Rien... je regarde la lune.

 

 

Scène VIII

 

D’ARTAGNAN, PORTHOS, LE SERGENT HARRY, CROMWELL, puis MORDAUNT

 

Cromwell entre lentement dans la tente par le fond.

CROMWELL.

Il y a deux portes à cette tente : l’une par laquelle il est sorti, et qui conduit à l’échafaud ; l’autre par laquelle j’entre, et qui mène au trône ; me voilà où il était... Peut-être vais-je où il va. Orgueilleux Charles Stuart !... qui l’eût dit, il y a dix ans, il y a un mois, il y a une heure, qu’ici, sur cette table, avec ce papier préparé pour toi, avec cette plume que tu as trempée dans l’encre, j’écrirais aux rois de l’Europe : « Charles Stuart n’est plus votre frère. » Écrivons.

Mordaunt apparaît sur la porte de droite. Avec un léger mouvement d’impatience.

J’avais dit que je voulais être seul.

MORDAUNT.

On n’a pas cru que cette défense regardât celui que vous appelez votre fils, monsieur... Cependant, si vous l’ordonnez, je suis prêt à sortir.

CROMWEI.L.

Ah ! c’est vous, Mordaunt ! Puisque vous voilà, c’est bien, restez.

MORDAUNT.

Je vous apporte mes félicitations, monsieur.

CROMWELL.

Vos félicitations ? et de quoi ?

MORDAUNT.

De la prise de Charles Stuart... Vous êtes maintenant le maître de l’Angleterre.

CROMWELL.

Je l’étais bien mieux il y a deux heures.

MORDAUNT.

Comment cela, général ?

CROMWELL.

Il y a deux heures, l’Angleterre avait besoin de moi pour prendre le tyran... Maintenant, le tyran est pris. Le colonel du régiment des gardes de Charles Stuart, celui qui avait pris le costume du roi, a été tué, m’a-t-on dit.

MORDAUNT.

Oui, monsieur.

CROMWELL.

Par qui ?

MORDAUNT.

Par moi.

CROMWELL.

Comment se nommait-il ?

MORDAUNT.

Lord de Winter.

CROMWELL.

C’était votre oncle.

MORDAUNT.

Les traîtres à l’Angleterre ne sont pas de ma famille.

CROMWELL, avec mélancolie.

Mordaunt, vous êtes un terrible serviteur.

MORDAUNT.

Quand le ciel ordonne, il n’y a pas à marchander avec ses ordres.

CROMWELL, s’inclinant.

Vous êtes fort parmi les forts, Mordaunt... Allez...

MORDAUNT.

Avant de m’en aller, j’ai quelques questions à vous adresser, monsieur, et une demande à vous faire, mon maître.

CROMWELL.

À moi ?

MORDAUNT, s’inclinant.

À vous ! Je viens à vous, mon héros, mon protecteur, mon père, et je vous dis : Maître, êtes-vous content de moi ?

CROMWELL, le regardant avec étonnement.

Sans doute ; car, depuis que je vous connais, vous avez fait non-seulement votre devoir, mais encore plus que votre devoir... Vous avez été fidèle ami, adroit négociateur... bon soldat ; mais où voulez-vous en venir ?...

MORDAUNT.

À vous dire, milord, que le moment est venu où vous pouvez d’un seul mot récompenser tous mes services.

CROMWELL.

Ah ! c’est vrai, monsieur, j’oubliais que tout service mérite sa récompense... que vous m’avez servi, et que vous n’êtes pas encore récompensé.

MORDAUNT.

Monsieur, je puis l’être à l’instant même, et au delà de mes souhaits.

CROMWELL.

Comment cela ?

MORDAUNT.

Monsieur, m’accorderez-vous ma demande ?

CROMWELL.

Voyons d’abord si cela est possible.

MORDAUNT.

Lorsque vous avez eu un désir, et que vous m’avez chargé de son accomplissement, vous ai-je jamais répondu : « Ce que vous voulez est impossible, monsieur ? »

CROMWELL.

Eh bien donc, Mordaunt, je vous promets de faire droit à votre demande.

MORDAUNT.

Monsieur, avec le roi, on a fait deux autres prisonniers ; je vous les demande.

CROMWELL.

Des Anglais ?

MORDAUNT.

Des Français.

CROMWELL.

Ils ont donc offert une rançon considérable ?

MORDAUNT.

Je ne me suis pas occupe s’ils avaient offert une rançon.

CROMWELL.

Mais ce sont des amis à vous ?

MORDAUNT.

Oui, monsieur, vous avez dit le mot, des amis à moi, et des amis bien chers !... si chers, que je donnerais ma vie pour avoir la leur.

CROMWELL.

Rien, Mordaunt ; je te les donne ; fais-en ce que tu voudras.

MORDAUNT, se jetant à genoux.

Merci, monsieur ! merci ! Ma vie est désormais à vous, et, en la perdant, je vous serais encore redevable ; merci ; vous venez de payer magnifiquement mes services.

CROMWELL.

Quoi ! pas de récompense, pas de titres, pas de grade ?

MORDAUNT.

Vous m’avez donné tout ce que vous pouviez me donner, milord... et, de ce jour, je vous tiens quitte du reste.

Il s’élance hors de la tente. Au Sergent.

Les prisonniers sont toujours là ?

LE SERGENT.

Oui, monsieur.

MORDAUNT.

Prenez-les, et conduisez-les à l’instant même à mon logement.

D’ARTAGNAN.

Plaît-il, monsieur ?

MORDAUNT.

Ah ! vous êtes là ?

D’ARTAGNAN.

Oui.

MORDAUNT.

Vous avez entendu, alors ?

D’ARTAGNAN.

Oui ; mais je n’ai pas compris.

MORDAUNT.

Monsieur, j’ai chargé cet homme de conduire les prisonniers à mon logement.

D’ARTAGNAN.

À votre logement ?... comment dites-vous cela, s’il vous plaît ?... Pardon de la curiosité ; mais, vous comprenez, je désire savoir pourquoi les prisonniers faits par M. du Vallon et M. d’Artagnan doivent être conduits chez M. Mordaunt.

MORDAUNT.

Parce que les prisonniers sont à moi, et que j’en dispose à ma fantaisie.

D’ARTAGNAN.

Permettez... vous faites erreur ; les prisonniers sont à ceux qui les ont pris... Vous pouviez prendre monsieur votre oncle : vous l’avez tue... vous en étiez le maître... Nous pouvions tuer MM. de la Fère et d’Herblay : nous les avons pris... chacun son goût.

PORTHOS, qui écoute de l’intérieur.

Oh ! oh !

MORDAUNT.

Monsieur, vous feriez une résistance inutile ; ces prisonniers m’ont été donnés par le général Olivier Cromwell.

D’ARTAGNAN.

Ah ! monsieur Mordaunt... que ne commenciez-vous par me dire cela ! En vérité, vous venez de la part de M. Olivier Cromwell, l’illustre capitaine ?

MORDAUNT.

Oui, monsieur.

D’ARTAGNAN.

En ce cas, je m’incline ; prenez-les.

PORTHOS.

Eh ! mais que dit-il donc ?

MORDAUNT.

Merci !

D’ARTAGNAN.

Mais, si le général Cromwell vous a, en réalité, fait don de nos prisonniers, monsieur, il vous a sans doute fait par écrit cet acte de donation ; il vous a remis quelque petite lettre pour moi... un chiffon de papier qui atteste que vous venez en son nom... Veuillez me montrer cette lettre, veuillez me confier ce chiffon.

MORDAUNT.

Lorsque je vous dis une chose, monsieur, me ferez-vous l’injure d’en douter ?

D’ARTAGNAN.

Moi, douter de ce que vous me dites, cher monsieur Mordaunt ? Dieu m’en garde !... Mais, vous comprenez, si j’abandonne mes compatriotes, il me faut une excuse... De retour en France, on peut me reprocher de les avoir vendus, par exemple, et je dois répondre à cette accusation en montrant l’ordre de M. Cromwell.

MORDAUNT.

C’est juste, monsieur ; cet ordre, vous l’aurez.

PORTHOS.

Que dit-il donc ?

MORDAUNT.

Mais, en attendant, laissez-moi toujours prendre les prisonniers.

D’ARTAGNAN.

Oh ! monsieur, le général Cromwell est là, dans la tente du roi Charles... C’est un retard de cinq minutes à peine, voilà tout.

Il tambourine sur la porte de la maison avec une baguette.

MORDAUNT.

Savez-vous, monsieur, que je commande ici ?

Porthos sort et se place sur le seuil.

D’ARTAGNAN.

Non, je ne le savais pas.

MORDAUNT.

Et que, si je le voulais, avec ces dix hommes... ?

D’ARTAGNAN.

Oh ! monsieur, on voit bien que vous ne nous connaissez pas, quoique nous ayons eu l’honneur de voyager dans votre compagnie : nous sommes Français, nous sommes gentilshommes... nous sommes capables, M. du Vallon et moi, de vous tuer, vous et vos soldats. N’est-ce pas, monsieur du Vallon ?

PORTHOS.

Oui !

D’ARTAGNAN.

Pour Dieu, ne vous obstinez pas, monsieur Mordaunt... car, lorsqu’on s’obstine, je m’obstine aussi ; alors, je deviens d’un entêtement féroce, et voilà M. du Vallon qui, dans cas-là, est encore bien plus entêté et bien plus féroce que moi... N’est-ce pas, monsieur du Vallon ?

PORTHOS.

Plus entêté et plus féroce, c’est le mot.

D’ARTAGNAN.

Sans compter que nous sommes envoyés par M. le cardinal Mazarin, lequel représente le roi de France... ce qui fait qu’en ce moment nous représentons le roi et M. le cardinal... Il en résulte qu’en notre qualité d’ambassadeurs, nous sommes inviolables... chose que M. Olivier Cromwell, aussi grand politique qu’il est grand général, est homme à parfaitement comprendre.

MORDAUNT.

Eh bien, alors, monsieur, suivez-moi chez lui.

D’ARTAGNAN.

Oh ! je n’oserais le déranger... De pareilles familiarités sont bonnes pour vous qui êtes son secrétaire, son ami... c’est bon pour vous qu’il appelle son fils.

MORDAUNT.

C’est bien ; attendez-moi là, monsieur ; j’y vais.

D’ARTAGNAN.

Comment donc !...

MORDAUNT.

Ne perdez pas de vue ces deux, hommes.

LE SERGENT.

Soyez tranquille.

Mordaunt entre dans la tente.

MORDAUNT, à Cromwell.

Monsieur...

CROMWELL, écrivant.

Un instant, Mordaunt ; j’ai fini.

D’ARTAGNAN.

Ami Porthos, avez-vous toujours ce joli poignet qui faisait de vous l’égal de Milon de Crotone ?

PORTHOS.

Toujours.

D’ARTAGNAN.

Feriez-vous toujours, comme autrefois, un cerceau avec une barre de fer, et un tire-bouchon avec le manche d’une pelle à feu ?

PORTHOS.

Certainement.

D’ARTAGNAN.

Alors, rentrez, tirez à vous un des barreaux de la fenêtre jusqu’à ce qu’il vienne... entendez-vous, jusqu’à ce qu’il vienne.

PORTHOS.

Il viendra.

D’ARTAGNAN.

Faites passer par ce barreau... Athos le premier, Aramis ensuite, vous le troisième.

PORTHOS.

Bien ! mais vous ?

D’ARTAGNAN.

Ne vous inquiétez pas de moi.

PORTHOS.

Bon !

Il entre dans la maison.

CROMWELL.

Que demandez-vous, Mordaunt ?

MORDAUNT.

L’ordre écrit, monsieur, l’ordre de prendre les deux hommes... On refuse de me les remettre si je n’apporte cet ordre écrit de votre main.

CROMWELL.

Mais...

MORDAUNT.

Ah ! vous m’avez promis ces deux hommes, monsieur... Me les refuserez-vous maintenant ?

CROMWELL.

Vous avez raison.

Il prend un papier et écrit.

MORDAUNT, de la tente, au Sergent.

Ils y sont toujours ?

LE SERGENT.

Oui.

MORDAUNT.

Rien ne bouge ?

En ce moment, Athos descend.

LE SERGENT.

Rien !

MORDAUNT.

Bon !

Aramis passe à son tour.

D’ARTAGNAN, entr’ouvrant la porte.

Eh bien ?

PORTHOS, à moitié sorti.

C’est fait !

D’ARTAGNAN.

Bravo, Porthos !

CROMWELL, à Mordaunt.

Voici l’ordre.

D’ARTAGNAN.

Y êtes-vous ?

PORTHOS.

Oui.

D’ARTAGNAN.

À mon tour, alors.

Il rentre et ferme la porte au verrou.

MORDAUNT, sortant de la tente.

Monsieur d’Artagnan ! monsieur d’Artagnan ! me voilà !...

Il monte les degrés.

La porte est fermée !

 

 

Scène IX

 

CROMWELL, MORDAUNT, FINDLEY, D’ARTAGNAN

 

FINDLEY entre dans la tente.

Général, cette femme vient d’arriver au camp... Qu’ordonnez-vous d’elle ?

CROMWELL.

Elle est libre d’aller où elle voudra ; nous ne faisons pas la guerre aux femmes.

D’ARTAGNAN, qui a passé par la fenêtre.

Serviteur, monsieur Mordaunt !

MORDAUNT.

Monsieur d’Artagnan !... À moi, sergent ! aidez-moi à enfoncer cette porte...

On l’enfonce. Mordaunt s’élance dans l’intérieur, et voit le barreau enlevé.

Ah !... Aux armes ! aux armes !...

CROMWELL, se levant.

Qu’y a-t-il ?

MORDAUNT.

Ces hommes... ces prisonniers, ces démons... À moi !... Évadés !... Ah ! aux armes ! aux armes !...

Il sort en courant, suivi d’une foule de Soldats.

CROMWELL, à lui-même.

C’était pour tuer ces deux hommes qu’il me les demandait ! quels sont donc mes serviteurs ?

 

 

ACTE III

 

 

Sixième Tableau

 

La place du Parlement. À gauche, la façade de l’hôtellerie de la Corne-du-cerf ; à droite, l’entrée du Parlement.

 

 

Scène première

 

LE PEUPLE, traversant la scène, FINDLEY, TOM LOWE, ATHOS, ARAMIS, D’ARTAGNAN, PORTHOS

 

LE PEUPLE.

Au parlement ! au parlement !

FINDLEY, en faction à la porte du Parlement.

On ne passe pas.

TOM LOWE.

Comment, on ne passe pas ?... Ou refuse au peuple l’entrée du Parlement ?... Camarades, enfonçons les portes !

LE PEUPLE.

Enfonçons les portes !

Ils forcent l’entrée et passent malgré les Gardes.

ATHOS, sortant de l’hôtellerie avec Aramis.

Chevalier, je n’y tiens plus... Le peuple vient d’entrer au Parlement, il faut que nous voyions par nous-mêmes.

ARAMIS.

Et d’Artagnan qui ne revient pas !

D’ARTAGNAN, arrivant en costume d’ouvrier.

Me voici, me voici ! Eh bien, nous sommes donc prêts ?

ATHOS, vêtu en homme du peuple.

Oui, cher ami.

ARAMIS, en costume bourgeois.

Il n’y a plus que Porthos, qui cherche un miroir. Allons, Porthos !

D’ARTAGNAN.

Eh bien, que dites-vous des nouveaux costumes que je vous ai trouvés ?

ATHOS.

Je dis que nous sommes affreux.

ARAMIS.

Nous devons puer le puritain à faire frémir !

D’ARTAGNAN.

Moi, je me sens une énorme envie de prêcher.

PORTHOS, entrant.

Brrr ! j’ai froid à la tête, et ce maudit brouillard m’a pénétré jusqu’aux os, en dépit de cette vile casaque qui cache notre habit de mousquetaire.

ATHOS, à d’Artagnan.

Vous venez de la séance ?

D’ARTAGNAN.

J’arrive.

ATHOS.

Qu’avez-vous appris ?

D’ARTAGNAN.

Que l’arrêt sera rendu aujourd’hui, et qu’on le rend peut-être en ce moment.

ATHOS.

Qui donc ?

D’ARTAGNAN.

Le parlement pur.

ARAMIS.

Comment, le parlement pur ? Il y a donc deux parlements ?

D’ARTAGNAN.

Par le parlement pur, cher ami, ou entend le parlement que M. le colonel Pridge a épuré.

ARAMIS.

Ah ! vraiment, ces gens-là sont du plus suprême ingénieux... D’Artagnan, il faudra, quand vous reviendrez en France, que vous donniez ce moyen à M. de Mazarin... et à M. le coadjuteur ; l’un épurera au nom de la cour, l’autre au nom du peuple ; de sorte qu’à force d’épuration, il n’y aura plus de parlement du tout.

PORTHOS.

Qu’est-ce que le colonel Pridge, d’abord ?

D’ARTAGNAN.

Le colonel Pridge, mon cher Porthos, est un ancien charretier, homme de beaucoup d’esprit, lequel avait remarqué une chose en conduisant sa charrette : c’est que, lorsqu’une pierre se trouvait sur sa route, il était plus court d’enlever la pierre que de faire passer la roue par-dessus. Or, sur deux cent cinquante et un membres dont se composait le parlement, cent quatre-vingt-onze le gênaient, et auraient pu faire verser sa charrette politique... Il les a pris, comme autrefois il prenait sa pierre, et les a jetés hors de la chambre.

PORTHOS.

Joli !

D’ARTAGNAN.

Commencez-vous à croire que c’est une cause perdue, Athos ?

ATHOS.

Je le crains ; mais cela ne changera rien à ma résolution.

D’ARTAGNAN.

Et, par conséquent, à la mienne. Vous savez ce qui est convenu entre nous. Athos : partout où vous allez, je vous suis ; ce que vous faites, je le fais ; entre nous, même passé, même avenir, et, puisque nous avons même cœur, ayons même sort... Mais, vous le savez, Athos, tout cela est à une condition...

ATHOS.

Laquelle ?

D’ARTAGNAN.

C’est que, si jamais M. Mordaunt me tombe entre les mains, vous ne serez pas là pour vous opposer à ce que nous fassions de lui selon notre plaisir.

ATHOS.

D’Artagnan, pourquoi vous acharner sur ce jeune homme ?

D’ARTAGNAN.

Vous êtes charmant, sur mon honneur ! Pourquoi m’acharner sur un serpent, sur un tigre enragé ? Sans compter que vous ne l’avez pas vu regarder le roi Charles d’une certaine façon... Si vous aviez surpris ce regard-là comme moi, Athos, je vous déclare que vous écraseriez M. Mordaunt sans pitié ni miséricorde, car ce regard voulait dire : « Roi Charles, je te tuerai comme j’ai tué le bourreau de Béthune, comme j’ai tué mon oncle. » Quand il tua de Winter, nous l’avons tous entendu compter deux... Prenez garde qu’il ne compte trois, Athos !

PORTHOS.

À quoi bon revenir là-dessus, puisque c’est une chose décidée ?...

ATHOS.

Voyons, je vous prie, des nouvelles du roi.

Rumeurs du Peuple.

CRIS.

Vive le parlement !

TOM LOWE, sortant du Parlement.

Condamné ! condamné !

LE PEUPLE.

Vive le parlement !... vive M. Cromwell !

ATHOS.

Le roi condamné à mort !

D’ARTAGNAN.

Venez, Athos, venez ; tout n’est pas perdu, que diable !... On est Gascon... et l’on a plus d’un tour dans son sac... Eh bien, nous allons voir.

ATHOS.

Ami, tout est fini pour le roi.

D’ARTAGNAN.

Et moi, je vous dis que non.

LES GARDES.

Place ! place !

 

 

Scène II

 

LE PEUPLE, FINDLEY, TOM LOWE, ATHOS, ARAMIS, D’ARTAGNAN, PORTHOS, PARRY, LE ROI

 

PARRY, sortant le premier.

Sire, au nom du ciel !... Sire, ne regardez pas à votre droite en sortant.

Il cherche à détourner l’attention du Roi ; qui descend l’escalier du Parlement.

LE ROI.

Et pourquoi cela, mon bon Parry ?

PARRY.

Ne regardez pas, je vous en supplie, mon roi...

LE ROI.

Mais qu’y a-t-il donc ?

PARRY.

Ah ! que vous importe !

LE ROI.

N’as-tu pas entendu qu’ils me reprochaient de n’avoir rien vu par mes yeux... Parry, je n’ai plus que trente-six heures à vivre... Je veux voir...

Il écarte Parry et regarde dans la coulisse.

Ah ! ah ! la hache !... épouvantail ingénieux et bien digne de ceux qui ne savent pas ce que c’est qu’un gentilhomme... Eh bien, hache du bourreau, tu ne me fais pas peur,

Il frappe le billot avec sa canne.

et je te frappe, eu attendant patiemment et chrétiennement que tu me le rendes !... Allons !...

Il se remet en marche.

Que de gens !... et pas un ami !

ATHOS.

Salut à la Majesté tombée !

LE PEUPLE, en tumulte.

Ah ! ah !... Mort aux stuartistes !

LE ROI.

Qu’ai-je vu ?

D’ARTAGNAN et PORTHOS, se jetant de chaque côté d’Athos.

Arrière !

ARAMIS, se glissant près du Roi.

Tout n’est pas perdu encore, sire ; nous veillons.

TOM LOWE.

Salut ? Qu’est-ce qu’il dit donc ?... Tiens, Majesté, voilà comme Tom Lowe te salue.

Il ramasse une pierre qu’il jette au Roi ; on le retient.

LE ROI.

Le malheureux ! pour une demi-couronne, il en eût fait autant à son père.

ATHOS, prêt à s’élancer.

Oh ! le misérable !

D’ARTAGNAN.

Pas un mot, Athos ; je me charge de cet homme.

LE ROI.

Mon Dieu ! donnez-moi la résignation !... soutenez-moi jusqu’au bout de mon martyre !

 

 

Scène III

 

LE PEUPLE, FINDLEY, TOM LOWE, ATHOS, ARAMIS, D’ARTAGNAN, PORTHOS, PARRY, LE ROI, LA REINE.

 

LA REINE.

Non, non, laissez-moi, je veux le voir, je veux lui parler...

ATHOS.

La reine ! la reine à Londres !

ARAMIS.

Comte, un peu de patience !

LA REINE.

Charles, mon roi !

Elle se précipite, fend la foule et arrive jusqu’à Charles.

LE ROI.

Henriette !... toi ici... mon ange bien-aimé... Ah ! je puis mourir maintenant, puisque je t’ai revue.

TOM LOWE.

Une femme... Quelque maîtresse... quelque courtisane... Place à la maîtresse de Stuart !

LE ROI.

Vous vous trompez, c’est... ce n’est ni une courtisane ni ma maîtresse...

Il lui arrache son voile.

Saluez tous, c’est votre reine ! vous ne l’avez pas condamnée, elle !

Silence profond.

Merci, cœur fidèle et dévoué... pour qui la mauvaise fortune n’existe point... pour qui la mer n’est pas un obstacle, et qui, pareil aux envoyés du Seigneur, te plais à planer au-dessus des abîmes, merci !

LA REINE.

Mon Charles ! bénissez-moi !

LE ROI.

Oh ! oui... oui !... reçois la triple bénédiction de celui qui va mourir... Reine, je te bénis !... épouse, je te bénis !... mère, je te bénis !... ton martyre est plus douloureux que le mien, car tu vivras, toi.

LA REINE.

Mon Dieu ! mon Dieu ! protégez-le.

LE ROI, l’embrassant au front.

Insultez-la maintenant, si vous l’osez... Allons, messieurs, je vous suis.

La Reine veut suivre Charles ; Athos et Aramis la font entrer dans l’auberge de la Corne-du-cerf. Charles s’éloigne ; tous le suivent, excepté les quatre amis et Tom Lowe, lequel reste avec un de ses compagnons.

 

 

Scène IV

 

D’ARTAGNAN, ATHOS, PORTHOS, ARAMIS, TOM LOWE, UN HOMME DU PEUPLE

 

UN DES HOMMES DU PEUPLE.

Tu as eu tort de l’insulter, Tome Lowe... Il m’a fait peine, à moi !

TOM LOWE.

Ah ! parce que tu as le cœur d’un lâche ; mais ce serait à refaire, que je le ferais encore.

L’HOMME.

C’est comme cela ? Eh bien, adieu !

Il sort.

TOM LOWE, essayant de passer, et rencontrant toujours quelqu’un.

Que me voulez-vous ?

D’ARTAGNAN.

Je vais te le dire.

TOM LOWE, reculant jusqu’à Porthos.

Hein ?

D’ARTAGNAN, le touchant du doigt à la poitrine.

Tu as été lâche !... tu as insulté un homme sans défense, tu vas mourir !...

Aramis écarte son manteau et tire une épée.

Non, pas de fer... Le fer est bon pour les gentilshommes... Porthos, assommez-moi ce misérable d’un coup de poing.

Tom Lowe recule ; Porthos et lui entrent dans la coulisse. On entend un cri et le bruit d’un corps qui tombe.

D’ARTAGNAN.

Ainsi meurent tous ceux qui oublient qu’un homme enchainé est une tête sacrée !

ATHOS.

Et qu’un roi captif est deux fois le représentant du Seigneur !

PORTHOS, rentrant.

S’il en revient, cela m’étonnera beaucoup.

D’ARTAGNAN.

Maintenant, que chacun se tienne prêt.

TOUS.

Qu’y a-t-il ?

D’ARTAGNAN.

J’ai un projet !

 

 

Septième Tableau

 

Une chambre au palais de Whitehall. À droite, une fenêtre ; à gauche, un lit de repos ; au fond, grande porte.

 

 

Scène première

 

LE ROI, PARRY, assoupi dans un fauteuil

 

LE ROI, s’arrêtant devant Parry.

Il dort ! le dévouement a cédé à la fatigue... Pauvre vieux serviteur, qui m’a couché dans mon berceau, et qui me couchera dans ma tombe... Dors, bon Parry !... il me semble que je rêve, moi... et que tout ce qui m’est arrivé depuis quinze jours est un songe de mon délire.

Il va à la fenêtre.

Mais non, tout est bien réel ; je vois reluire les mousquets des sentinelles, je vois travailler des hommes près de la fenêtre... J’ai été condamné hier par le parlement... je suis prisonnier à Whitehall, et voici les portraits de mes ancêtres, qui semblent prendre des regards vivants pour me voir mourir. Soyez tranquilles, mes nobles aïeux... soyez tranquilles, vous serez contents de moi.

Il s’assied devant une table.

Hélas ! si j’avais du moins, pour m’assister à ce moment suprême, une de ces lumières de l’Église dont l’âme a sondé tous les mystères de la vie, toutes les petitesses de la grandeur, peut-être sa voix étoufferait-elle la voix du père et de l’époux qui se lamente dans mon âme... Mais j’aurai quelque prêtre à l’esprit vulgaire, dont ma chute aura brisé la carrière et la fortune, et qui me parlera de Dieu et de la mort comme il on a parlé à d’autres mourants... sans comprendre que ce mourant royal a plus de choses que les autres à regretter dans ce monde d’où ou l’arrache violemment.

L’heure sonne.

PARRY, s’éveillant.

Ah ! mon Dieu !... Pardon, pardon, sire ! je dormais ; mais, au milieu de mon sommeil... j’ai entendu sonner l’heure... Quelle heure était-ce, sire ?

LE ROI.

Six heures ; rassure-toi, nous avons encore quelques instants à demeurer ensemble ; ce n’est qu’à huit heures...

PARRY.

Oh ! mon roi, il me semble qu’ils n’oseront pas commettre un pareil sacrilège.

LE ROI.

Que t’ont-ils répondu pour mes enfants ?

PARRY.

Que Votre Majesté pourrait les voir.

LE ROI.

Et pour mon confesseur ?

PARRY.

Que, puisque Votre Majesté avait choisi M. Juxon, M. Juxon recevrait l’autorisation de pénétrer jusqu’à elle... Seulement, leur puritanisme s’effraye de voir pénétrer un prêtre jusqu’à Votre Majesté dans son costume ecclésiastique ; ils exigent que M. Juxon soit vêtu en laïque.

LE ROI.

Et Juxon a-t-il consenti ?...

PARRY.

Pour accomplir les derniers désirs de Votre Majesté, il a dit qu’il était prêt à tout.

LE ROI.

Allons, ils sont meilleurs encore que je ne l’espérais. Parry, je n’ai pas dormi cette nuit, et je suis bien fatigué.

PARRY.

Sire, jetez-vous un instant sur votre lit, je veillerai sur vous, et j’espère qu’ils respecteront votre sommeil.

LE ROI.

Oui, un instant seulement pour prendre des forces.

Il se couche ; on entend clouer près de la fenêtre.

PARRY.

Ah ! mon Dieu ! il ne manquait plus que cela !

LE ROI.

Parry, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen d’obtenir que ces ouvriers frappassent moins fort ?

Le bruit redouble.

PARRY.

Oui, sire, je vais le leur demander.

Il ouvre la fenêtre.

 

 

Scène II

 

LE ROI, PARRY, UNE SENTINELLE, ATHOS et D’ARTAGNAN

 

LA SENTINELLE.

On ne passe pas.

PARRY.

Pardon... c’était seulement pour dire à ces ouvriers que le roi les prie de faire moins de bruit.

LA SENTINELLE.

Ah ! si c’est pour cela, parlez-leur.

PARRY.

Mes amis, voulez-vous frapper plus doucement ? Le roi dort, et il a besoin de sommeil.

On voit paraître Athos, qui met son doigt sur sa bouche.

M. le comte de la Fère !

LA VOIX DE D’ARTAGNAN.

C’est bien, c’est bien ; dis à ton maître que, s’il dort mal cette nuit, il dormira mieux la nuit prochaine.

PARRY, se reculant.

Grand Dieu ! est-ce que je rêve ?

Il ferme la fenêtre.

 

 

Scène III

 

LE ROI, PARRY

 

LE ROI.

Eh bien ?

PARRY.

Sire, savez-vous quoi est cet ouvrier qui fait tant de bruit ?

LE ROI.

Comment veux-tu que je le sache ? est-ce que je connais cet homme, moi ?

PARRY.

Sire, c’est le comte de la Fère.

LE ROI.

Parmi ces ouvriers ! es-tu fou, Parry ?

PARRY.

Oui, parmi ces ouvriers, et qui n’est là sans doute que pour faire un trou à la muraille.

LE ROI.

Chut ! tu l’as vu ?

PARRY.

Et Votre Majesté elle-même eût pu le voir si elle eût regardé du côté de la fenêtre.

LE ROI, descendant du lit.

En effet, n’est-ce pas lui qui m’a salué au moment où je sortais du Parlement ?

PARRY.

Oui, sire, c’est lui-même.

LE ROI.

Ils auront beau dire que je suis un tyran ; un homme qui a de tels dévouements autour de lui sera vengé par la postérité.

PARRY.

Sire !

LE ROI.

Quoi ?

PARRY.

J’entends du bruit dans le corridor.

LE ROI.

Qui peut venir ?

UNE VOIX.

M. Juxon !

 

 

Scène IV

 

LE ROI, PARRY, ARAMIS, enveloppé d’un manteau noir et coiffé d’un chapeau à larges bords, puis GROSLOW

 

LE ROI.

Juxon ! soyez le bienvenu, Juxon... Allons, Parry, ne pleure plus ; voici Dieu qui vient à nous... Entrez, mon père !... venez, mon dernier ami ! je n’espérais pas qu’ils vous permettraient de me voir.

ARAMIS.

Quel est cet homme, sire ?

LE ROI.

Parry, mon vieux serviteur... un homme dévoué et que je vous recommande après ma mort.

ARAMIS.

Alors, si c’est Parry, je n’ai plus rien à craindre ; permettez-moi donc, sire, de saluer Votre Majesté, et de lui dire pour quelle cause je viens.

Il se découvre.

LE ROI.

Le chevalier d’Herblay ! Ah ! comment êtes-vous parvenu jusqu’ici... Mon Dieu ! s’ils vous reconnaissaient, vous seriez perdu !

ARAMIS.

Ne songez pas à moi, ne songez qu’à vous, sire ; vos amis veillent, vous le voyez.

LE ROI.

Je le savais, mais je n’y pouvais croire.

ARAMIS.

Comment le saviez-vous, sire ?

LE ROI.

Parmi les ouvriers, Parry a reconnu le comte de la Fère.

ARAMIS.

Bien !

LE ROI.

Mais comment cela se fait-il ? Expliquez-moi cela ; est-il donc seul ?

ARAMIS.

Non, sire ; il est avec deux de nos amis qui se sont joints à nous et se sont dévoués à votre cause.

LE ROI.

Mais que s’est-il fait ?... que comptez-vous faire ?

ARAMIS.

Sire, hier au soir, au moment où, devant les fenêtres de Votre Majesté, s’arrêtaient les voitures des charpentiers, vous avez dû entendre un cri.

LE ROI.

Oui, je me souviens.

ARAMIS.

Ce cri, c’est le chef des travaux qui l’a poussé ; une poutre a roulé de la voiture et lui a brisé la cuisse.

LE ROI.

Eh bien ?

ARAMIS.

Pour que la besogne allât plus vite, il devait ramener quatre ouvriers au maître charpentier ; mais sa blessure l’a forcé d’envoyer à sa place l’un des hommes avec une lettre de recommandation... Nous avons acheté cette lettre, avec laquelle nous nous sommes présentés au maître charpentier, qui nous a reçus.

LE ROI.

Mais quel est votre espoir ?

ARAMIS.

Votre Majesté dit qu’elle a vu le comte de la Fère ?

LE ROI.

Oui.

ARAMIS.

Eh bien, le comte de la Fère perce le mur... Au-dessous de la fenêtre de Votre Majesté est un tambour pareil à un entresol... Le comte pénètre dans ce tambour, lève une planche du parquet, Votre Majesté passe par l’ouverture, on referme la planche, vous gagnez un des compartiments de l’échafaud... Un habit d’ouvrier est préparé, vous descendez avec nous, et en même temps que nous...

LE ROI.

Mais il vous faudra un temps énorme pour en arriver là.

ARAMIS.

Le temps ne nous manquera pas, sire.

LE ROI.

Vous oubliez que c’est pour huit heures.

ARAMIS.

Oui, pour huit heures ; mais l’exécuteur ne se trouvera point.

LE ROI.

Où est-il donc ?

ARAMIS.

Dans une salle basse de l’hôtellerie de la Corne-du-cerf, gardé par nos trois laquais.

LE ROI.

En vérité, vous êtes des hommes merveilleux, et l’on m’eût raconté ces choses, que je ne les eusse pas crues. Mais, une fois hors de la prison, nos moyens de fuite ?

ARAMIS.

Une felouque que nous avons frétée nous attend, étroite comme une pirogue, légère comme une hirondelle.

LE ROI.

Où cela ?

ARAMIS.

À Greenwich. Trois nuits de suite, le patron et l’équipage se tiennent à notre disposition ; une fois à bord, nous profitons de la marée, nous descendons la Tamise, et, en deux heures, nous sommes en pleine mer.

LE ROI.

Et qui a fait ce plan ?

ARAMIS.

Le plus adroit, le plus brave, et je dirais presque le plus dévoué de nous quatre, le chevalier d’Artagnan.

LE ROI.

Un homme que je ne connais pas ! Oh ! mon Dieu, vous ne voulez donc pas que je meure, puisque vous faites en ma faveur de pareils miracles ?

ARAMIS.

Maintenant, sire, n’oubliez pas que nous veillons pour votre salut... Le moindre signe, le moindre geste, le moindre chant de ceux qui s’approchent de Votre Majesté, épiez tour, écoulez tout, commentez tout.

LE ROI.

Chevalier, que puis-je vous dire ? aucune parole, vint-elle du plus profond de mon cœur, n’exprimerait jamais ma reconnaissance. Si vous réussissez, je ne vous dirai pas que vous sauvez un roi. Non, vue du point où je la vois, la couronne, je vous le jure, est bien peu de chose... mais vous conservez un mari à sa femme, un père à ses enfants... Chevalier, touchez ma main.

ARAMIS.

Oh ! sire !

LE ROI.

Et la reine... qu’est-elle devenue, pauvre femme, au milieu de ce malheur ?

ARAMIS.

À l’instant même où Votre Majesté venait de quitter la place du Parlement, nous avons arraché la reine à ce funeste spectacle, et nous l’avons conduite à notre hôtellerie. À peine a-t-elle connu nos projets, qu’elle s’est éloignée précipitamment de nous, et, depuis ce moment, nous ne l’avons pas revue.

LE ROI.

Pauvre Henriette, qu’est-elle devenue ?

GROSLOW, entrant.

Eh bien, est-ce fini, messieurs ?

LE ROI.

Pourquoi cela, monsieur le colonel Groslow ?

GROSLOW.

Parce qu’une femme, munie d’un laissez passer du général Cromwell, demande à vous parler.

LE ROI.

Tue femme ! qui cela peut-il être ?... Faites entrer, monsieur.

GROSLOW.

Rappelez-vous que vous i»‘avez plus qu’une heure.

LE ROI.

C’est bien, colonel.

GROSLOW.

Entrez, madame.

Il introduit la Reine, puis sort en refermant la porte.

 

 

Scène V

 

LE ROI, PARRY, ARAMIS, LA REINE

 

LA REINE.

Mon Charles !

LE ROI.

Henriette ! toi ici ! C’est impossible, mon Dieu ! ou mes yeux me trompent, ou je suis si malheureux, que je suis devenu fou.

LA REINE.

Non, mon roi, vos yeux ne vous trompent point ; non, Charles, vous n’êtes pas devenu fou.

LE ROI.

Mais qui vous a permis de pénétrer jusqu’à moi ?

LA REINE.

Le général Olivier Cromwell.

LE ROI.

Cromwell !

ARAMIS.

Cromwell !

LA REINE.

Oh ! déjà il m’avait donné un laissez passer pour vous joindre au camp ; mais mon guide s’est égaré et nous sommes arrivés trop tard.

LE ROI.

Cromwell ! et vous n’avez pas craint d’aller demander une faveur à cet homme ?

LA REINE.

Je ne craignais qu’une chose, mon Charles : de ne point te revoir. Instruite des projets de nos fidèles amis, il fallait aussi, moi, que j’arrivasse jusqu’à toi ; et, pour y parvenir, je n’avais qu’un espoir, Cromwell. Puis, sois-en persuadé, cet homme n’est pas ce que tu crois, ou, du moins, mon Dieu, il y a donc des visages impénétrables ! tout à l’heure, près de lui, l’œil attaché sur ses yeux, sondant tous les replis de cette âme, ton Henriette, dont tu es la vie, l’a interrogé, prié, conjuré... Eh bien, crois-moi, Charles, croyez-moi, chevalier,-loin d’applaudir à cette mort publique, terrible, infamante, cette mort, il la repoussait !... et, la main sur le livre sacré pour lui comme pour nous, car ce livre, c’est la parole même de Dieu ! il m’a juré qu’il ne voulait que votre salut et votre liberté, qui, au compte même de son ambition, lui sont plus utiles que votre mort. Charles, mon Charles, ayons confiance en Dieu, et croyons qu’il nous a réunis pour que nous ne nous quittions plus et pour que je l’accompagne dans ta fuite ; pour que nous nous retrouvions loin de cette terre sanglante, libres, heureux, sur notre belle terre de France, qui est ma patrie et qui deviendra la tienne !

LE ROI.

Mais enfin que l’a-t-il dit ?

LA REINE.

Il m’a chargé de vous répéter, sire, ce qu’il vous a déjà fait savoir vingt fois, assure-t-il : c’est qu’il était, sinon le plus fidèle serviteur de Votre Majesté, du moins son plus loyal ennemi, et la preuve, c’est qu’il n’était pas au nombre de vos juges.

ARAMIS.

Mais, madame, il a signé la sentence cependant.

LA REINE.

Il a signé ?

ARAMIS.

Oui.

LA REINE.

Eh ! mon Dieu, pouvait-il faire autrement dans le poste qu’il occupe et sous les yeux qui l’enveloppaient ?

LE ROI.

Cet homme est un abîme... Mais n’importe, en attendant que la fondre éclaire cet abîme, vous voilà, Henriette... voilà un ami près de moi... tandis qu’un autre...

On frappe au plancher.

ARAMIS.

Sire, entendez-vous le comte de la Fère ?...

LE ROI.

Est-ce lui qui frappe ainsi sous mes pieds ?

ARAMIS.

C’est lui-même, et vous pouvez lui répondre.

Le Roi frappe avec sa canne.

LE ROI.

Que va-t-il faire ?

ARAMIS.

Il va passer la journée ainsi ; ce soir, il lèvera une lame de parquet ; Parry, de son côté, pourra l’aider.

PARRY.

Mais je n’ai aucun instrument.

ARAMIS.

Voici un poignard ; mais prenez garde de le trop émousser, vous pourriez en avoir besoin pour creuser autre chose que de la pierre.

LA REINE.

Ah ! l’heure sonne !

LE ROI, écoutant.

Huit heures !

ARAMIS.

Vous voyez bien, sire, que tout est remis à demain, puisque huit heures étaient le moment fixé.

LE ROI.

Oh ! chère Henriette, retiens bien ce que je vais te dire...

LA REINE.

Parle, mon roi !

LE ROI.

Prie toute la vie pour ce gentilhomme que tu vois, toute la vie pour cet autre que tu entends sous nos pieds, toute la vie pour ces deux autres encore qui, quelque part qu’ils soient, veillent à mon salut.

ARAMIS.

Maintenant, sire, permettez-moi de me retirer ; nos amis peuvent avoir besoin de moi ; si vous redemandez encore une fois M. Juxon, je reviendrai.

LE ROI.

Merci, chevalier ; recevez toute l’expression de ma reconnaissance.

LA REINE.

Chevalier, jamais je n’oublierai un seul instant que la vie de mon époux, je la dois à vous et à vos amis.

ARAMIS.

Ah ! madame !... Mais voilà le jour, je pourrais être reconnu ; ce n’est pas pour moi que je crains, c’est pour Votre Majesté ; ma présence avérée dénoncerait le complot.

LA REINE.

Oui, oui, allez !

LE ROI.

Au revoir, chevalier.

ARAMIS.

Dieu veille sur vous, sire !

LA REINE.

Encore un mot, chevalier ; pardon, mais vous comprenez les angoisses d’une épouse et d’une mère... Cet homme... le bourreau, il est bien séduit... acheté... en notre puissance... prisonnier ? il ne peut fuir, s’échapper, sortir, reparaître ?

ARAMIS.

Je réponds de tout, madame.

Il va au fond ; on entend des pas dans le corridor.

LA REINE.

Quel est ce bruit ?

LE ROI.

On dirait celui d’une troupe d’hommes armés...

ARAMIS.

Ils viennent... ils se rapprochent !

LA REINE.

La porte s’ouvre...

Un Homme masqué apparaît sur le seuil.

Ah ! mon Dieu !...

On voit l’antichambre pleine de Gardes. Un Commissaire-greffier du parlement entre avec Groslow. Il déploie, en entrant, un parchemin.

 

 

Scène VI

 

LE ROI, PARRY, ARAMIS, LA REINE, LE COMMISSAIRE-GREFFIER DU PARLEMENT, GROSLOW

 

ARAMIS.

Que signifie cela ?

LE GREFFIER.

Arrêt du parlement...

LE ROI.

Assez, monsieur ; je tiens le jugement pour lu !

LA REINE.

Mais c’est donc pour aujourd’hui ?

LE GREFFIER.

Le roi n’a-t-il pas été prévenu que c’était pour ce matin huit heures ?

ARAMIS.

Sur mon âme, ont-ils laissé s’échapper le bourreau ?

LA REINE, comme à elle-même.

Ce n’était qu’un sursis de quelques heures, je le sais bien ; mais quelques heures le sauvaient ; j’avais entendu dire... me suis-je donc trompée ?... Quel est donc cet homme qui vient d’apparaître sur le seuil, terrible, sous son masque noir ?

GROSLOW.

Le bourreau de Londres a disparu ; mais, à sa place, un homme s’est offert... On ne retardera donc que du temps demande par Charles Stuart pour mettre ordre à ses affaires temporelles... car les autres doivent être finies.

ARAMIS.

Ah ! mon Dieu !

LE ROI, l’embrassant.

Courage !...

Au Colonel.

Monsieur, je suis prêt... Je ne désire qu’une chose, c’est d’embrasser mes enfants, que, depuis trois ans, je n’ai pas vus et que je ne reverrai qu’au ciel !

GROSLOW.

Ils attendent depuis un quart d’heure.

LA REINE, tombant à genoux.

Ah ! mon Dieu !...

ARAMIS.

Où est Dieu, sire ?... que fait Dieu ?

LE ROI.

Ne te désole pas ainsi, mon enfant ! Tu demandes où est Dieu ? Tu ne le vois point parce que les passions de la terre te le cachent... Tu me demandes ce qu’il fait ? Il regarde ton dévouement et mon martyre, et, crois-moi, l’un et l’autre auront leur récompense ; prends-t’en donc de ce qui t’arrive aux hommes et non à Dieu ; ce sont les hommes qui me font mourir, ce sont les hommes qui te font pleurer !

LA REINE, priant.

Ayez pitié ! ayez pitié ! ayez pitié !

LE ROI.

Henriette, ne brisez point ma force avec vos larmes, qui me déchirent le cœur ; vous n’êtes plus la femme de Charles Stuart, vous êtes la reine d’Angleterre !

On amène les Enfants du Roi.

 

 

Scène VII

 

LE ROI, PARRY, ARAMIS, LA REINE, LE COMMISSAIRE-GREFFIER DU PARLEMENT, GROSLOW, LE FILS et LA FILLE de Charles

 

LA REINE.

Mes enfants !

LE ROI.

Mon fils, vous avez vu beaucoup de gons dans les rues et dans les salles de ce palais ; vous voyez encore ceux qui nous entourent ; ces gens vont tuer votre père... Ne me dites pas que vous ne l’oublierez jamais ; car ceux-là, peut-être, vous appelleront, un jour, à porter la couronne qu’ils arrachent en ce moment de ma tête ; ne l’acceptez pas, mon fils, si vous deviez rentrer dans ce palais escorté de la haine et de la colère. Soyez alors bon, clément, oublieux, et détournez les yeux quand vous croirez voir passer mon ombre sous ces voûtes ; car, si vous aviez un règne de vengeance et de représailles, vous ne pourriez, même dans votre lit, mourir sans crainte et sans remords, comme je vais mourir, moi, sur un échafaud !... Et maintenant, votre main dans les miennes... Jurez, mon fils...

L’Enfant pousse un sanglot en se cachant dans le sein de son père.

Et vous, ma fille,

Il prend à son tour la jeune Henriette.

toi, mon enfant, ne m’oublie jamais !

La jeune Princesse embrasse son père, qui la prend par la main et la remet dans les bras de la Reine.

Maintenant, Henriette, nos enfants n’ont plus que leur mère... Adieu !...

LA REINE.

Oh ! vivant ! vivant là, dans mes bras, là, sur mon cœur, et dans un instant... Non, non, messieurs, c’est impossible !... car enfin, cet homme, c’est votre roi, c’est celui qui était tout-puissant, c’est celui qui tenait la vie d’un peuple entre ses mains... celui-là, on ne peut pas le tuer, il est inviolable, sacré !... Mon Dieu, c’est votre image sur la terre... Mon Dieu, j’en appelle à vous !... c’est mon Charles, mon époux. C’est le père de mes enfants... Mes enfants, priez ! mes enfants, à genoux !...

Les Enfants s’agenouillent ; la Reine veut sa mettre à genoux, les forces lui manquent.

Oh ! à moi !... à moi !... je me meurs !...

Elle tombe à genoux, les bras étendus et elle s’évanouit en poussant un cri.

LE ROI.

Parry, je te confie la reine...

À Aramis.

Chevalier, un dernier service, votre bras... Messieurs, je vous suis... marchons !...

Le Cortège se forme. On entend les tambours, la grande cloche de Westminster. Le Roi sort par la gauche.

 

 

Huitième Tableau[1]

 

La fenêtre de Whitehall. L’échafaud, tendu de noir, s’appuie sur la fenêtre, ouverte à droite. Au lever du rideau, Athos, placé sous cet échafaud dont les tentures le cachent au Peuple, creuse un trou sous la fenêtre.

 

 

Scène première

 

ATHOS, frappant dans la muraille

 

Encore quelques instants, et le passage secret sera complètement ouvert... D’Artagnan et Porthos doivent être à leur poste sur la place... Quant à Aramis, il a pu pénétrer jusqu’au roi, et l’instruire de nos projets... Mais d’où vient que je n’entends plus le signal convenu ? Une fois seulement, ou a frappé sur la dalle de la cheminée, et j’ai répondu !... mais, depuis un quart d’heure, nul bruit, nul avertissement ne sont parvenus jusqu’à moi... Ce silence est effrayant ! cette immobilité me glace le cœur... Ils attendent, ces spectateurs sanguinaires... Oui, attachez bien vos yeux sur la fenêtre ! quelques instants, et le signal va venir à mon oreille, et je vous enlève votre proie... Mais voilà un bruit d’armes, ce me semble !

Il entrouvre la tapisserie avec son poignard.

Que vois-je ? des cavaliers, des pertuisaniers... et au delà, les premières rangées du peuple, qui, pareil à un sombre océan, bouillonne et mugit... Mon Dieu, qu’est-il donc arrivé ? Parmi les spectateurs qui tous ont les yeux fixés sur la fenêtre, n’aperçois-je pas d’Artagnan ? Que regarde-t-il ? Ah ! quel est ce bruit ? qui donc marche sur le funèbre chemin ?

Les Hallebardiers paraissent sur l’échafaud.

LE PEUPLE, en dehors.

Le bourreau ! le bourreau !

ATHOS.

Le bourreau !... Mais à la fin, c’est donc vrai ?

Le Roi s’avance, suivi d’Aramis.

 

 

Scène II

 

ATHOS, LE ROI, ARAMIS, GROSLOW, UN HOMME masqué, GARDES

 

LE ROI, à Groslow.

Un moment, je vous prie.

ATHOS, en bas.

Cette voix !... c’est lui !...

Il s’essuie le front.

Mais pourquoi est-il sorti du palais ?

LE ROI, regardant autour de lui.

Personne !... Tout est bien fini pour moi !...

Au Peuple, qu’on ne voit pas.

Anglais, et vous tous qui êtes les auteurs ou les complices de ma mort, je vous la pardonne... Sans doute, pendant le cours de ma vie, si courte qu’elle ait été, j’ai commis quelque injustice... Les rois ne peuvent être exempts d’erreur ; que ceux-là qui en ont souffert viennent me voir mourir, et qu’ils me pardonnent à leur tour...

Le Colonel s’approche.

Attendez, je n’ai pas terminé.

ATHOS.

Oh ! rien... rien pour le sauver.

LE ROI, continuant.

Peuple ! tu comprendras un jour ma conduite ; un jour, tu rendras justice à ma mémoire... En attendant, assouvis comme la mer ta fureur et ton aveugle ressentiment... Cela est juste, puisque le ciel l’a permis.

ATHOS.

Mon Dieu ! mon Dieu !

LE ROI, tirant de sa poitrine une croix de diamants et la montrant à Aramis.

Monsieur, je garderai cette croix jusqu’au dernier moment ; vous me la reprendrez quand je serai mort.

ARAMIS.

Oui, sire, vous serez obéi.

ATHOS.

La voix d’Aramis !... Il a déjà un ami près de lui !

Le Roi ôte son chapeau et le jette devant lui.

LE ROI, au Bourreau.

Maintenant, toi, écoute ! Je ne veux pas que la mort me surprenne... Je m’agenouillerai pour prier : qu’on attende que j’ouvre les bras en disant : « Souviens-toi !... » Alors...

Aux Assistants.

Voici le moment de quitter le monde, messieurs ; je vous laisse au milieu de la tempête et vous précède dans cette patrie qui ne connaît pas d’orage... Adieu !...

Il regarde Aramis et lui fait signe de la tête.

Maintenant, éloignez-vous et laissez-moi faire tout bas et librement ma prière...

Il s’agenouille comme s’il voulait baiser la plate-forme.

Comte de la Fère, êtes-vous là, et puis-je parler ?

ATHOS, tremblant.

Oui, Majesté.

LE ROI.

Ami fidèle, cœur généreux, je n’ai pu être sauvé par toi... Je ne devais pas l’être... Maintenant, dussé-je commettre un sacrilège, je te dirai : Oui, j’ai parlé aux hommes, j’ai parlé à Dieu, je te parle à toi le dernier. Pour soutenir une cause que j’ai crue sacrée, j’ai perdu le trône de mes pères et diverti l’héritage de mes enfants... Vous les aimerez, n’est-ce pas, comte de la Fère ?

ATHOS.

Oh ! Majesté !

LE ROI.

Je te confie, ô mon dernier ami, je te confie le soin de porter mon suprême adieu, à la reine... Qu’elle espère ! qu’elle vive pour nos enfants... Comte, voici ma dernière volonté, tu m’entends ?

ATHOS.

Oui, Majesté.

LE ROI.

Tu parleras souvent de moi à mon fils ; tu lui diras que je le bénis et que je l’aime... Toi aussi, je t’aime et je te bénis ; remercie tes nobles amis, et ce que vous avez fait pour moi sur la terre, je vais prier Dieu de vous le rendre dans le ciel, où nous nous retrouverons. Maintenant, comte de la Fère, dites-moi adieu.

ATHOS, balbutiant, glacé de terreur.

Adieu, Majesté sainte et martyre !

Le Roi se relève et part, appuyé sur Aramis.

ATHOS.

On marche !... il s’éloigne !... Oh ! mon Dieu, mon Dieu !... Vous ne me parlez plus, sire !

Il écoute à gauche et sort un moment.

LE ROI, dans la coulisse.

Souviens-toi !

UNE VOIX, dans la coulisse.

Trois !

Athos revient en scène en chancelant.

ATHOS.

Mort ! le roi mort !... Oh !...

Il tombe évanoui.

 

 

ACTE IV

 

 

Neuvième Tableau

 

Une maison isolée aux portes de Londres. À droite, avenue d’arbres bordant la maison ; à gauche, muraille d’un cloître ruiné ; au fond, la porte de la ville. Westminster et l’horizon. Il neige.

 

 

Scène première

 

UN HOMME, enveloppé d’un manteau, D’ARTAGNAN, GRIMAUD, BLAISOIS, MOUSQUETON

 

Un Homme enveloppé d’un manteau noir, coiffé d’un large chapeau rabattu sur un masque, sort de la porte de la ville, et s’avance avec précaution vers la porte de la maison isolée. On distingue sous son masque une barbe grisonnante. Il regarde avec soin autour de lui, et se décide à ouvrir la porte de la maison ; puis il regarde encore, et entre brusquement. À peine la porte se referme-t-elle, que d’Artagnan paraît à l’angle de la porte de la ville, et s’avance rapidement sur les traces de l’inconnu qu’il a vu entrer.

D’ARTAGNAN, regardant la maison.

Il est là.

Il fait signe à Grimaud, Mousqueton et Blaisois, qui accourent sur ses pas.

C’est le chemin du port où nous nous étions donne rendez-vous. Blaisois, tu te rappelles la route que nous venons de suivre... Cours à l’hôtel, amène ces messieurs par ici, et pas un mot d’explication... sinon que je les attends... Cours vite !...

Il s’avance vers la maison.

Une porte par devant... Y a-t-il d’autres issues ?

Il fait le tour de la maison.

GRIMAUD, regardant le ciel.

Noir !

MOUSQUETON.

Brrr !... quel froid !

D’ARTAGNAN, revenant.

Une autre porte donnant sur ce quai désert !... Grimaud, près de cette porte, tu trouveras une borne... cache-toi derrière.

Il lui parle a l’oreille.

GRIMAUD ouvre son manteau et montre un large coutelas.

Oui.

Il sort.

D’ARTAGNAN.

Mousqueton, de ce coin, tu peux tout voir, tout entendre... Laisse entrer dans la maison ; mais, si l’on sort, appelle... Je vais donner un coup d’œil aux environs, et reconnaître les abords de la place... À propos !...

Il lui parle à l’oreille ; Mousqueton relève son manteau et montre deux pistolets.

Bien !

Mousqueton se place à l’angle de la maison, la tête en saillie, de façon à veiller sur la porte. D’Artagnan sort à droite.

 

 

Scène II

 

ATHOS, ARAMIS, PORTHOS, BLAISOIS

 

ATHOS.

Mais quel chemin nous fais-tu prendre ?

BLAISOIS.

Le bon chemin, messieurs.

ARAMIS.

Vaincus par la fatalité !

ATHOS.

Noble et malheureux roi ! Dieu nous a abandonnés.

PORTHOS.

Ne vous désolez pas, comte ; nous sommes tous mortels... Mais pourquoi diable d’Artagnan n’est-il pas rentre ?... pourquoi nous a-t-il envoyé Blaisois ?... pourquoi Blaisois ne veut-il rien dire ?... Est-ce qu’il serait arrivé quelque chose à ce cher d’Artagnan ?

ARAMIS.

Nous allons le savoir, puisqu’il nous envoie chercher.

PORTHOS.

C’est que je l’ai perdu, moi, dans cette bagarre, et, quelques efforts que j’aie faits, je n’ai pu le rejoindre.

ATHOS.

Oh ! je l’ai vu, moi ; il était au premier rang de la foule, admirablement placé pour ne rien perdre ; et, comme, à tout prendre, le spectacle était curieux, il aura voulu voir jusqu’au bout.

D’ARTAGNAN, qui, sur les derniers mots d’Athos, est entré à droite.

Ah ! comte de la Fère, est-ce bien vous qui calomniez les absents ?

TOUS.

D’Artagnan !

PORTHOS.

Enfin, le voilà donc !

ATHOS.

Je ne vous calomnie pas, mon ami ; on était inquiet de vous, et j’ai dit où je vous avais vu. Vous ne connaissiez pas le roi Charles... Ce n’était qu’un étranger pour vous... vous n’étiez pas forcé de l’aimer.

En disant ces mots, il tend la main à d’Artagnan ; celui-ci feint de ne pas voir ce geste et garde sa main sous son manteau.

PORTHOS.

Allons, puisque nous voilà tous réunis, partons.

ATHOS.

Oui, quittons cet abominable pays. La felouque nous attend, vous le savez ; partons ce soir ; nous n’avons plus rien à faire en Angleterre.

D’ARTAGNAN.

Vous êtes bien pressé, monsieur le comte.

ATHOS.

Ce sol sanglant me brûle les pieds.

D’ARTAGNAN.

La neige ne me fait pas cet effet, à moi.

ATHOS.

Mais que voulez-vous donc que nous fassions ici, maintenant que le roi est mort ?

D’ARTAGNAN, négligemment.

Ainsi, monsieur le comte, vous ne voyez pas qu’il vous reste quelque chose à faire en Angleterre ?

ATHOS.

Rien... rien qu’à douter de la bonté divine, et à mépriser mes propres forces.

D’ARTAGNAN.

Eh bien, moi, chétif, moi, badaud sanguinaire, qui suis allé me placer à trente pas de l’échafaud pour mieux voir tomber la tête de ce roi que je ne connaissais pas, et qui, à ce qu’il paraît, m’était indifférent. Je pense autrement que M. le comte : je reste.

PORTHOS.

Ah ! vous restez à Londres ?

D’ARTAGNAN.

Oui... Et vous ?

PORTHOS, embarrassé.

Dame... si vous restez... comme je ne suis venu qu’avec vous, je ne m’en irai qu’avec vous ; je ne vous laisserai pas seul dans cet affreux pays.

D’ARTAGNAN.

Merci, mon excellent ami... Alors, j’ai une petite entreprise à vous proposer, et que nous mettrons à exécution ensemble quand M. le comte sera parti, et dont l’idée m’est venue pendant que je regardais le spectacle que vous savez.

PORTHOS.

Laquelle ?

D’ARTAGNAN.

C’est de savoir quel est cet homme masqué qui s’est offert si obligeamment pour couper la lote du roi.

ATHOS.

Un homme masqué... Vous n’avez donc pas laissé fuir le bourreau ?

D’ARTAGNAN.

Le bourreau ? Il est toujours enfermé dans la salle basse de notre hôtellerie.

ATHOS.

Quel est donc le misérable qui a porté la main sur son roi ?

ARAMIS.

Un bourreau amateur, qui, du reste, manie la hache avec facilité ; car il ne lui a fallu qu’un coup.

PORTHOS.

Je suis fâché de ne pas l’avoir suivi.

D’ARTAGNAN.

Eh bien, mon cher Porthos, voilà justement l’idée qui m’est venue, à moi.

ATHOS.

Pardonne-moi, d’Artagnan, j’ai bien douté de Dieu, je pouvais bien douter de toi ; pardonne-moi.

D’ARTAGNAN.

Nous verrons cela tout à l’heure.

ARAMIS.

Eh bien ?

D’ARTAGNAN.

Tandis que je regardais, non pas le roi, comme le pense M. le comte, – car je sais ce que c’est qu’un homme qui va mourir, et, quoique je dusse être habitué à ces sortes de choses, elles me font toujours mal, – mais bien le bourreau masqué, cette idée me vint, ainsi que je vous l’ai dit, de savoir qui il était. Or, comme nous avons l’habitude de nous compléter les uns par les autres, et de nous appeler à l’aide comme on appelle sa seconde main au secours de la première, je regardais autour de moi pour voir si Porthos ne serait pas là, car je vous avais reconnu près du roi, Aramis, et vous, comte, je savais que vous deviez être sous l’échafaud ; ce qui fait que je vous pardonne, car vous avez dû bien souffrir. J’aperçus dans la foule Grimaud, Mousqueton et Blaisois ; je leur fis signe de ne pas s’éloigner... Tout finit, vous savez comment... d’une façon lugubre... Le peuple s’éloigna peu à peu. Le soir venait, je m’étais retiré dans un coin de la place avec mes hommes, et je regardais de là le bourreau, qui, rentré dans la chambre royale, s’enveloppa d’un manteau et disparut ; je devinai qu’il allait sortir, et je courus en face de la porte... En effet, cinq minutes après, nous le vîmes descendre l’escalier.

ATHOS.

Vous l’avez suivi ?

D’ARTAGNAN.

Parbleu !... mais ce n’est pas sans peine, allez !... Enfin, après une demi-heure de marche à travers les rues les plus tortueuses de la Cité, il arriva à une petite maison isolée, où pas un bruit, pas une lumière n’annonçait la présence de l’homme... Sans doute, celui que nous poursuivions se croyait bien seul, car j’entendis le grincement d’une clef, une porte s’ouvrit, et il disparut.

ATHOS.

Mais cette maison ?

TOUS.

Cette maison ?...

D’ARTAGNAN, montrant la maison.

La voici !

TOUS.

Oh !

Ils veulent s’élancer.

D’ARTAGNAN, les arrêtant.

Attendez !

Il frappe dans ses mains ; Mousqueton se lève. À Mousqueton.

Personne n’est sorti de la maison, j’espère ?

MOUSQUETON.

Non, monsieur.

D’ARTAGNAN.

Quelqu’un y est-il entré ?

MOUSQUETON.

Non, monsieur.

D’ARTAGNAN.

Et par l’autre porte ?

MOUSQUETON.

Je ne sais pas ; c’est Grimaud qui veille.

D’ARTAGNAN.

Va le relever... et qu’il vienne ici.

Mousqueton sort ; Grimaud entre un instant après.

PORTHOS.

J’étais bien sûr, moi, que d’Artagnan n’avait pas perdu son temps.

ATHOS et ARAMIS, serrant la main de d’Artagnan.

Oh ! merci ! merci !

GRIMAUD, entrant.

Voilà !

D’ARTAGNAN.

Personne n’est entré par la porte que tu gardais ?

GRIMAUD.

Non.

D’ARTAGNAN.

Personne n’est sorti ?

GRIMAUD.

Non.

D’ARTAGNAN.

Alors, tout est comme lorsque je t’ai laissé ?

GRIMAUD.

Oui.

ATHOS.

Il est dans cette chambre ?

PORTHOS.

Effectivement, on voit de la lumière.

ARAMIS.

Il faudrait pouvoir regarder par le balcon.

D’ARTAGNAN.

Porthos, mon ami, placez-vous là, et, si cela ne vous humilie pas de servir d’échelle à Grimaud...

PORTHOS.

Comment donc !...

Il se place ; Grimaud monte sur ses épaules pour atteindre au balcon.

D’ARTAGNAN.

Eh bien ?

ATHOS.

Peux-tu voir ?

GRIMAUD.

Je vois !

D’ARTAGNAN.

Quoi ?

GRIMAUD.

Deux hommes.

D’ARTAGNAN.

Les connais-tu ?

GRIMAUD.

Attendez !

D’ARTAGNAN.

Que font-ils ?

GRIMAUD.

L’un écrit.

ATHOS.

Qui est-ce ?

GRIMAUD.

C’est, je crois...

ATHOS.

Eh bien ?

GRIMAUD.

Attendez...

D’ARTAGNAN.

Voyons !

GRIMAUD.

Le général Olivier Cromwell.

ATHOS, PORTHOS et ARAMIS.

Que dit-il !

D’ARTAGNAN.

Je m’en doutais !... Mais l’autre... celui que nous avons suivi ?

GRIMAUD.

Il est dans l’ombre... il se lève... il s’approche du général... Ah !

Il pousse un cri et saule à bas des épaules de Porthos.

PORTHOS.

Eh bien, quoi donc ?

D’ARTAGNAN.

Tu l’as vu ? Parle vite !

GRIMAUD.

Mordaunt !

Cri de joie des amis.

ATHOS, à part.

Fatalité !

D’ARTAGNAN.

Un moment, messieurs ; ceci devient intéressant... Allons, mon brave Grimaud, remonte à ton observatoire, et que le moindre mot, le moindre geste de ces hommes nous soient traduits... Vous, à la porte, Aramis ; vous avec moi, Porthos ; vous, Athos, veillez !...

 

 

Dixième Tableau

 

L’intérieur de la maison de Cromwell. Chambre fermée d’une porte à droite. On voit la fenêtre qui donne sur le balcon du même côté.

 

 

Scène première

 

CROMWELL, MORDAUNT

 

MORDAUNT.

Votre Honneur m’avait donné deux de ces Français, alors qu’ils n’étaient coupables que d’avoir pris les armes en faveur de Charles Ier. Maintenant qu’ils sont coupables de complot contre l’Angleterre, Votre Honneur veut-il me les donner tons les quatre ?

CROMWELL.

Prenez-les.

Mordaunt s’incline avec un soupire de triomphante férocité.

Mais revenons, s’il vous plaît, à ce malheureux Charles. A-t-on crié parmi le peuple ?

MORDAUNT.

Fort peu, si ce n’est : « Vive Cromwell ! »

CROMWELL.

Où étiez-vous placé ?

MORDAUNT.

J’étais placé de manière à tout voir et à tout entendre.

CROMWELL.

Il paraît que l’homme masqué a fort bien rempli son office ?

MORDAUNT, d’une voix calme.

En effet, un seul coup à suffi.

CROMWELL.

Peut-être était-ce un homme du métier.

MORDAUNT.

Le croyez-vous, monsieur ?

CROMWELL.

Pourquoi pas ?

MORDAUNT.

Cet homme n’avait pas l’air d’un bourreau.

CROMWELL.

Et quel autre qu’un bourreau eût voulu exercer cet affreux métier ?

MORDAUNT.

Mais peut-être quelque ennemi personnel du roi Charles, qui aura fait vœu de vengeance et qui aura accompli ce vœu ; peut-être quelque gentilhomme qui avait de graves raisons de haïr le roi déchu, et qui, sachant qu’il allait fuir et lui échapper, s’est placé ainsi sur sa route, le front masqué et la hache à la main, non plus comme suppléant du bourreau, mais comme mandataire de la fatalité.

CROMWELL.

C’est possible.

MORDAUNT.

Et, si cela était ainsi, Votre Honneur condamnerait-il son action ?

CROMWELL.

Ce n’est point à moi de le juger ; c’est une affaire entre lui et Dieu.

MORDAUNT.

Mais, si Votre Honneur connaissait ce gentilhomme ?

CROMWELL.

Je ne le connais pas, monsieur, et je ne veux pas le connaître. Que m’importe, à moi, que ce soit celui-là ou un autre ? Du moment que Charles était condamné, ce n’est point un homme qui lui a tranché la tête, c’est une hache.

MORDAUNT.

Et cependant, sans cet homme, le roi était sauvé. Vous l’avez dit vous-même : on l’enlevait.

CROMWELL.

On l’enlevait jusqu’à Greenwich. Là, il s’embarquait sur une felouque frétée hier par ses sauveurs. Mais, sur la felouque, au lieu du patron Crabbe qu’ils s’attendaient à trouver, étaient quatre hommes à moi, et quatre tonneaux de foudre à la nation. En mer, les quatre hommes descendaient dans un canot qui suit la felouque, abandonnant le roi et ses sauveurs dans le bâtiment ; et vous êtes déjà trop habile en politique, Mordaunt, pour que je vous explique le reste.

MORDAUNT.

Oui, en mer, ils sautaient tous.

CROMWELL.

Justement ! L’explosion faisait ce que la hache n’avait pas voulu faire. Le roi Charles disparaissait anéanti ; ou disait qu’échappé à la justice humaine, il avait été poursuivi et atteint par la vengeance céleste ; nous n’étions plus que ses juges et c’était le ciel qui l’avait frappé !...

MORDAUNT.

Monsieur, comme toujours, je m’incline et m’humilie devant vous : vous êtes un profond penseur, et votre idée de la felouque minée est sublime.

CROMWELL.

Absurde, puisqu’elle est devenue inutile. Il n’y a d’idée sublime que celle qui porte ses fruits ; toute idée qui avorte est folle et aride. Vous irez donc, ce soir, à Greenwich, Mordaunt ; vous demanderez le patron de la felouque l’Éclair, vous lui montrerez un mouchoir blanc noué par les quatre bouts ; c’était le signe convenu entre les Français et le patron Crabbe : vous direz à mes gens de reprendre terre, et vous ferez reporter la poudre à l’arsenal.

MORDAUNT.

À moins que cette felouque, telle quelle est, ne puisse servir à des projets utiles à la nation.

CROMWELL.

Je comprends.

MORDAUNT.

Ah ! milord, milord ! Dieu, en vous faisant son élu, vous a donné son regard auquel rien ne peut échapper.

CROMWELL, riant.

Je crois que vous m’appelez milord ! c’est bien, parce que nous sommes entre nous ; mais il faudrait faire attention qu’une pareille parole ne vous échappât point devant nos puritains.

MORDAUNT.

N’est-ce pas ainsi que Votre Honneur sera appelé bientôt ?

CROMWELL, se levant et prenant son manteau.

Je l’espère, du moins ; mais il n’est pas encore temps.

MORDAUNT.

Vous vous retirez, monsieur ?

CROMWELL.

Oui, j’ai couché ici hier et avant-hier, et vous savez que ce n’est pas mon habitude de coucher trois fois dans le même lit.

MORDAUNT.

Ainsi, Votre Honneur me donne toute liberté pour la nuit ?

CROMWELL.

Et même pour la journée de demain, si besoin est... Venez-vous avec moi, Mordaunt ?

MORDAUNT.

Merci, monsieur ; les détours que vous êtes oblige de faire en passant par le souterrain me prendraient du temps, et, d’après ce que vous venez de me dire, je n’en ai peut-être déjà que trop perdu. Je sortirai par l’autre porte.

CROMWELL appuie la main sur un bouton perdu dans la tapisserie, et sort par une porte secrète.

En ce cas, adieu !

Au moment où Cromwell disparaît par la porte secrète, Grimaud paraît sur le balcon. Pendant ce temps, Mordaunt a remis son manteau. Il prend la lampe sur la table et sort. La fenêtre s’ouvre ; Porthos et Aramis viennent se placer dans la chambre. Aussitôt après, on voit revenir Mordaunt, pâle, épouvanté, reculant, sa lampe à la main, devant d’Artagnan, qui, chapeau bas, marche vers lui avec une esquisse politesse. Derrière d’Artagnan entre Athos.

 

 

Scène II

 

MORDAUNT, D’ARTAGNAN, PORTHOS, ATHOS, ARAMIS

 

D’ARTAGNAN.

Monsieur Mordaunt, puisqu’après tant de jours perdus a courir les uns après les autres, le hasard nous rassemble enfin, causons un peu, s’il vous plaît.

MORDAUNT.

Je vous écoute, monsieur.

D’ARTAGNAN.

Il me paraît, monsieur, que vous changez de costume aussi rapidement que je l’ai vu faire aux mimes italiens que M. le cardinal Mazarin fit venir de Bergame, et qu’il vous a sans doute mené voir pendant votre séjour en France ?

ARAMIS.

Tout à l’heure vous étiez déguisé, je veux dire habillé en assassin, et maintenant...

MORDAUNT.

Et maintenant, au contraire, j’ai tout l’air d’être dans l’habit d’un homme qu’on va assassiner, n’est-ce pas ?

PORTHOS.

Ah ! monsieur, comment pouvez-vous dire de ces choses-là, quand vous êtes en compagnie de gentilshommes, et que vous avez une si bonne épée au côté ?

MORDAUNT.

Il n’y a pas de si bonne épée, monsieur, qui vaille quatre épées et quatre poignards ; sans compter les épées et les poignards de vos acolytes, qui vous attendent à la porte.

ARAMIS.

Pardon, monsieur, vous faites erreur. Ceux qui nous attendent à la porte ne sont point nos acolytes, ce sont nos laquais. Je tiens à rétablir les choses dans leur plus scrupuleuse vérité.

D’ARTAGNAN.

Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit, et j’en reviens à ma question. Je me faisais donc l’honneur de vous demander, monsieur, pourquoi vous changiez d’extérieur ?... Le masque vous était assez commode, ce me semble ; la barbe grise vous seyait à merveille, et, quant à cette hache, dont vous avez fourni un si illustre coup, je crois qu’elle ne vous irait pas mal non plus en ce moment. Pourquoi donc vous en êtes-vous dessaisi ?

MORDAUNT.

Parce qu’en me rappelant la scène d’Armentières, j’ai pensé que je trouverais quatre haches pour une, puisque j’allais me trouver entre quatre bourreaux.

D’ARTAGNAN, avec calme.

Monsieur, quoique profondément vicieux et corrompu, vous êtes jeune ; ce qui fait que je ne m’arrêterai pas à vos discours frivoles... oui, frivoles, car ce que vous venez de dire à propos d’Armentières n’a pas le moindre rapport avec la situation présente. En effet, nous ne pouvions pas offrir une épée à madame votre mère, et la prier de s’escrimer contre nous. Mais, à vous, monsieur, à un jeune cavalier qui joue du poignard, du pistolet et de la hache comme nous vous avons vu faire, et qui porte au côté une épée de la taille de celle-ci, il n’y a personne qui n’ait le droit de demander la faveur d’une rencontre.

MORDAUNT.

Ah ! ah ! c’est donc un duel que vous voulez ?

D’ARTAGNAN, avec sang-froid.

Pardon, pardon, ne nous pressons pas ; car chacun de nous doit désirer que les choses se passent dans toutes les régies. Rasseyez-vous donc, cher Porthos, et vous, monsieur Mordaunt, veuillez rester tranquille. Nous allons régler au mieux cette affaire, et je vais être franc avec vous. Avouez, monsieur Mordaunt, que vous avez bien envie de nous tuer les uns ou les autres ?

MORDAUNT.

Les uns et les autres.

D’ARTAGNAN, se tournant vers Aramis.

C’est un bien grand bonheur, convenez-en, Aramis, que M. Mordaunt connaisse si bien les finesses de la langue française ; au moins, il n’y aura pas de malentendu entre nous.

Se retournant vers Mordaunt.

Cher monsieur Mordaunt, je vous dirai donc que ces messieurs payent de retour vos bons sentiments à leur égard, et seraient charmés de vous tuer aussi. Je dirai plus, c’est qu’ils vous tueront probablement ; toutefois, ce sera en gentilshommes loyaux, et la meilleure preuve que j’en puisse fournir, la voici.

En disant ces mots, il jette son chapeau sur le tapis, recule sa chaise contre la muraille, et fait signe à ses amis d’en faire autant ; puis, saluant Mordaunt avec grâce.

À vos ordres, monsieur ; car, si vous n’avez rien à dire contre l’honneur que je réclame, c’est moi qui commencerai, s’il vous plaît.

PORTHOS.

Halte-là ! je commence, moi, et sans rhétorique.

ARAMIS.

Permettez, Porthos...

D’ARTAGNAN.

Messieurs, messieurs, soyez tranquilles, vous aurez votre tour. Demeurez donc à votre place, comme Athos, dont je ne puis trop vous recommander le calme, et laissez-moi l’initiative que j’ai prise.

Tirant son épée avec un geste terrible.

D’ailleurs, j’ai particulièrement affaire à monsieur, et je commencerai, je le désire, je le veux !

À Mordaunt.

Monsieur, je vous attends.

MORDAUNT.

Et moi, messieurs, je vous admire ! Vous discutez à qui commencera de se battre contre moi, et vous ne me consultez pas là-dessus, moi que cela regarde un peu, ce me semble. Je vous hais tous, c’est vrai, mais à des degrés différents... J’espère vous tuer tous, mais j’ai plus de chance de tuer le premier que le second, le second que le troisième, le troisième que le dernier. Je réclame donc le droit de choisir mon adversaire ; si vous me déniez ce droit, tuez-moi, je ne me battrai pas.

PORTHOS et ARAMIS.

C’est juste.

MORDAUNT.

Eh bien, je choisis pour mon premier adversaire celui de vous qui, ne se croyant plus digne de se nommer le comte de la Fère, s’est fait appeler Athos.

ATHOS, secouant la tête.

Monsieur Mordaunt, tout duel entre nous est impossible ; faites à quelque autre l’honneur que vous me destiniez.

MORDAUNT.

Ah ! en voilà déjà un qui a peur.

D’ARTAGNAN, bondissant.

Mille tonnerres ! qui a dit ici qu’Athos avait peur ?

ATHOS, avec un sourire de tristesse et de mépris.

Laissez dire, d’Artagnan.

D’ARTAGNAN.

C’est votre décision, Athos ?

ATHOS.

Irrévocable.

D’ARTAGNAN.

C’est bien ! n’en parlons plus.

À Mordaunt.

Vous l’avez entendu, monsieur ; M. le comte de la Fère ne veut pas vous faire l’honneur de se battre avec vous. Choisissez parmi nous quelqu’un qui le remplace.

MORDAUNT.

Du moment que je ne me bats pas avec lui, peu m’importe avec qui je me bats. Mettez vos noms dans un chapeau, et je tirerai au hasard.

D’ARTAGNAN.

Voilà une idée.

ARAMIS.

En effet, ce moyen concilie tout.

PORTHOS.

Je n’y eusse point pensé, et cependant c’est bien simple.

D’ARTAGNAN.

Voyons, Aramis, écrivez-nous cela de cette jolie petite écriture avec laquelle vous écriviez à Marie Michon pour la prévenir que la mère de monsieur voulait faire assassiner milord Buckingham.

Aramis s’approche du bureau de Cromwell, déchire trois morceaux de papier d’égale grandeur, écrit un nom sur chacun d’eux, puis les présente à Mordaunt. Celui-ci, sans les lire, lui fait signe qu’il s’en rapporte parfaitement à lui. Aramis roule les papiers, les met dans un chapeau et les présente à Mordaunt, qui en tire un qu’il laisse dédaigneusement retomber sans le lire.

Ah ! serpenteau, je donnerais toutes mes chances au grade de capitaine des mousquetaires pour que ce bulletin portât mon nom !

ARAMIS, lisant le papier à haute voix.

« D’Artagnan ! »

D’ARTAGNAN.

Ah ! il y a donc une justice au ciel !

Se retournant vers Mordaunt.

J’espère, monsieur, que vous n’avez aucune objection à faire ?

MORDAUNT, tirant son épée et en appuyant la pointe sur sa botte.

Aucune, monsieur.

D’ARTAGNAN.

Êtes-vous prêt, monsieur ?

MORDAUNT.

C’est moi qui vous attends, monsieur.

D’ARTAGNAN.

Alors, prenez garde à vous, monsieur ! car je tire assez bien l’épée.

MORDAUNT.

Et moi aussi.

D’ARTAGNAN.

Tant mieux ! cela met ma conscience en repos. En garde !

MORDAUNT.

Un moment. Engagez-moi votre parole, messieurs, que vous ne me chargerez que les uns après les autres.

PORTHOS.

C’est pour avoir le plaisir de nous insulter que vous nous demandez cela, monsieur ?

MORDAUNT.

Non, c’est pour avoir, comme disait monsieur tout à l’heure, la conscience tranquille.

D’ARTAGNAN, regardant autour de lui.

Ce doit être pour autre chose.

PORTHOS et ARAMIS.

Foi de gentilhomme !

MORDAUNT.

En ce cas, messieurs, rangez-vous dans quelque coin, comme a fait M. le comte de la Fère, qui, s’il ne veut point se battre, me paraît au moins connaître les règles du combat, et livrez-nous de l’espace, nous allons en avoir besoin.

ARAMIS.

Soit !

PORTHOS.

Voilà bien des embarras.

D’ARTAGNAN.

Rangez-vous, messieurs ; il ne faut pas laisser à monsieur le plus petit prétexte de se mal conduire ; ce dont, sauf le respect que je lui dois, il me semble avoir grande envie... Allons, êtes-vous enfin prêt, monsieur ?

MORDAUNT.

Je le suis.

Ils croisent le fer.

D’ARTAGNAN.

Ah ! vous rompez, vous tournez !... Comme il vous plaira ; j’y gagne quelque chose : je ne vois plus votre méchant visage. Me voilà tout à fait dans l’ombre, tant mieux ! Vous n’avez pas d’idée comme vous avez le regard faux, monsieur, surtout lorsque vous avez peur. Regardez un peu mes yeux, et vous verrez une chose que votre miroir ne vous montrera jamais, c’est-à-dire un regard loyal et franc.

Mordaunt, en rompant, se trouve près de la muraille, à laquelle il appuie sa main gauche.

Ah ! pour cette fois, vous ne romprez phis, mon bel ami ! Messieurs, avez-vous jamais vu un scorpion cloué à un mur ?

Au moment où, plus acharne que jamais, après une feinte rapide et serrée, il s’élance comme l’éclair sur Mordaunt, la muraille semble se fendre, Mordaunt disparaît par l’ouverture béante, et l’épée, pressée entre les deux panneaux, se brise. D’Artagnan fait un pas en arrière ; la muraille se referme.

À moi, messieurs ! enfonçons cette porte ?

ARAMIS, accourant près de d’Artagnan.

C’est le démon en personne !

PORTHOS, appuyant son épaule contre la porte secrète.

Il nous échappe, sangdieu ! il nous échappe !

ATHOS, sourdement.

Tant mieux !

D’ARTAGNAN.

Je m’en doutais, mordions ! je m’en doutais ; quand le misérable a tourné autour de la chambre, je prévoyais quelque infâme manœuvre, je devinais qu’il tramait quelque chose ; mais qui pouvait se douter de cela ?

ARAMIS.

C’est un affreux malheur que nous envoie le diable, son ami !

ATHOS.

C’est un bonheur manifeste que nous envoie Dieu !

D’ARTAGNAN.

En vérité, vous baissez, Athos ! comment pouvez-vous dire des choses pareilles à des gens comme nous ? Mordious ?... vous ne comprenez donc pas la situation ?... Le misérable va nous envoyer cent côtes de fer qui nous pileront comme grain dans ce mortier de M. Cromwell... Allons, allons, en route ! Si nous demeurons seulement cinq minutes ici, c’est fait de nous.

ATHOS et ARAMIS.

Oui, vous avez raison, en route ?

PORTHOS.

Et où allons-nous ?

D’ARTAGNAN.

À l’hôtel, prendre nos bardes et nos chevaux ; puis, de là, s’il plaît à Dieu, en France, où du moins je connais l’architecture des maisons. Notre felouque nous attend ; ma foi, c’est encore heureux... En route !

TOUS.

En route !... en route !

Ils sortent.

 

 

ACTE V

 

 

Onzième Tableau

 

L’Éclair à l’ancre.  On voit le couronnement de la chambre de poupe avec une large fenêtre dans le pan coupé donnant sur la mer. À gauche, le pont. Au-dessous de la chambre de poupe, un compartiment rempli de gros tonneaux superposés, les premiers praticables, les autres peints. Un petit escalier correspond de ce compartiment avec le pont. À gauche, sous le pont, autre compartiment avec deux portes, l’une à droite, ouvrant sur le magasin aux tonneaux, l’autre à gauche. Hamacs, table suspendue. Il fait nuit.

 

 

Scène première

 

UNE SENTINELLE, sur le pont, GROSLOW, MORDAUNT

 

LA SENTINELLE.

Hé ! de la barque, halte là ? Qui vive ?...

Groslow sort du côté gauche. Il est enveloppé d’un caban de pêcheur ; barbe coupée.

UNE VOIX, au fond.

Officier !... de la part du général Cromwell.

GROSLOW.

Avancez à l’ordre... M. Mordaunt !... Quoi donc ! tout serait-il manqué ?...

MORDAUNT, sur le pont, le regardant avec attention.

Vous, colonel ?... Ah ! fort bien... Tout tient, au contraire. Mais n’y a-t-il rien de nouveau sur l’Éclair ? on n’a rien changea bord ?

GROSLOW.

Rien... Mais, puisque vous êtes ici, que s’est-il donc passé là-bas ?...

MORDAUNT.

Tout s’est passé comme on devait s’y attendre.

GROSLOW.

Alors... ?

MORDAUNT, montrant le mouchoir noué aux quatre bouts.

Alors, vous voyez que je sais tout.

GROSLOW.

C’est vrai...

MORDAUNT.

Ne perdons pas de temps, car ils vont bientôt arriver.

GROSLOW.

Qui donc ?

MORDAUNT.

Ces quatre conspirateurs qui devaient enlever le roi, et qui n’ont pas réussi.

GROSLOW.

Ah ! c’est à eux que M. Cromwell destine... ? Bien... je comprends... Ils viennent, dites-vous ?...

MORDAUNT.

Oui... Si rapide, si furieuse qu’ait été ma course, j’entendais toujours au loin derrière moi le hennissement de leurs chevaux. Ils viennent, vous dis-je !... mais... ils vous reconnaîtront... ils se défieront...

GROSLOW.

Impossible... sous ce caban... la nuit ; et puis, vous voyez, selon l’ordre du général, j’ai coupé ma barbe, et je saurai déguiser ma voix.

MORDAUNT.

Oui... c’est vrai... Moi-même, j’ai eu peine à vous reconnaître... Vous les logerez ?...

GROSLOW.

Dans la chambre de poupe... juste au-dessus de la cargaison de vins.

MORDAUNT.

Oui, mais ils ont leurs gens...

GROSLOW.

Leurs gens... dans l’entrepont, avec des portes bien verrouillées.

MORDAUNT.

Et moi... car, s’ils m’apercevaient, tout serait perdu.

GROSLOW.

Dans ma cabine, derrière une fausse cloison qui semble être le mur du navire, il y a une cachette impénétrable, même aux douaniers qui poursuivent la contrebande. Je vous en réponds... D’ailleurs, vous verrez.

MORDAUNT, les yeux fixés sur la mer.

C’est une barque qui s’approche... Oh ! enfin !...

GROSLOW.

Quelle vue vous avez !...

MORDAUNT, toujours regardant.

J’ai la vue d’un homme qui joue sa vie sur un regard ! Je vous dis que c’est une barque qui se dirige vers le bâtiment.

GROSLOW.

En effet, je la vois, maintenant... Sentinelle, bonne garde, et rappelle-toi le mot d’ordre.

LA SENTINELLE.

Oui, commandant.

MORDAUNT.

Les voici... tous !... bien tous !

GROSLOW.

Allons, cachez-vous... jusqu’à ce qu’ils soient installés... Venez.

LA SENTINELLE.

Hé ! de la barque... Holà ! qui vive ?...

D’ARTAGNAN.

Louis et France.

GROSLOW, revenant.

Laisse arriver.

 

 

Scène II

 

GROSLOW, D’ARTAGNAN, ATHOS

 

GROSLOW.

Entrez à bord, messieurs ; je vous attendais.

D’ARTAGNAN, arrêtant Athos.

Ce n’est pas la voix du patron Crabbe, ce n’est pas sa taille, ce n’est pas lui... Un moment, Athos !

ATHOS.

Qui êtes-vous, l’ami ? et pourquoi dites-vous que vous nous attendiez ?... On ne vous connaît pas.

GROSLOW.

Je sais, milord... Vous cherchez le patron Crabbe ; mais vous ne pourrez le voir.

D’ARTAGNAN.

Plaît-il ?... Pourquoi ne le verrons-nous pas ?

GROSLOW.

Hélas ! milord, mon pauvre beau-frère, le patron Crabbe, est tombé du mât de hune ce matin, et s’est presque cassé la jambe.

D’ARTAGNAN, soupçonneux.

Voilà un accident malencontreux... Tenez-vous sur vos gardes, Athos.

GROSLOW.

Mais, milord, ce mouchoir blanc, noué aux quatre bouts, que votre compagnon tient à sa main... et celui que je tenais tout noué dans ma poche, vous prouveront...

D’ARTAGNAN, à Athos.

C’est bien cela...

À Groslow.

Mais il y a encore quelque chose.

GROSLOW.

Oui, milord ; vous avez promis au patron Crabbe, mon beau-frère, soixante et quinze livres, si l’on vous débarque sains et saufs à Boulogne, ou sur tout autre point de la côte de France, à votre choix.

ATHOS, à d’Artagnan.

Eh bien, qu’en dites-vous ?...

D’ARTAGNAN.

Je dis que...

Il fait claquer sa langue en signe de dépit.

ATHOS.

Nous n’avons pas le temps d’être défiants.

D’ARTAGNAN.

D’ailleurs, nous pouvons nous défier ; même en entrant dans le navire, nous surveillerons cet homme... et, s’il ne marche pas droit, gare à lui !

ATHOS.

Je puis donc appeler notre arrière-garde. Grimaud, dites à ces messieurs de monter à bord, et renvoyez la barque sur laquelle nous sommes venus.

GROSLOW.

Vos Seigneuries restent à bord ?

ATHOS.

Oui.

D’ARTAGNAN.

Un moment... Combien avez-vous d’hommes ici ?...

GROSLOW.

Dix, milord, sans me compter.

D’ARTAGNAN.

Dix ?... Oh ! je me rassure... Mais, dites-moi, où nous logez-vous ?

GROSLOW.

Ici, milord, dans la chambre de poupe.

ATHOS.

Et nos gens ?...

GROSLOW.

Dans l’entrepont, milord. André, installez-les.

ANDRÉ.

Arrivez, vous autres.

D’ARTAGNAN.

Fort bien ! Comment vous appelle-t-on ?...

GROSLOW.

Roggers, milord... Par ici !

Il désigne aux Laquais l’escalier de l’entrepont. Mousqueton descend, puis Blaisois. Grimaud reste le dernier.

D’ARTAGNAN, à ses amis.

Vous, mes amis, tâchez de vous loger du mieux possible, tandis que je vais faire un tour sur le bâtiment.

ATHOS.

Prenez Grimaud avec vous.

D’ARTAGNAN.

Pour quoi faire ?...

ARAMIS.

On ne sait pas ce qui peut arriver ; prenez Grimaud.

PORTHOS.

Et informez-vous, en passant, s’il y a quelque chose pour souper.

D’ARTAGNAN.

Grimaud, prenez cette lanterne !... Suivez-moi, patron Roggers... Dix minutes, mes amis, et je reviens.

Ils descendent.

MOUSQUETON, dans l’entrepont.

Comme c’est bas ici ! comme nous aurons froid cette nuit ! comme nous serons durement couchés !... si par hasard le mal de mer... N’est-ce pas, Blaisois ?

BLAISOIS.

Je suis familiarisé avec les inconvénients de cet élément.

D’ARTAGNAN,
descendu dans la soute aux poudres, un pistolet derrière le dos.

Où sommes-nous ici ?...

GROSLOW, sur l’échelle.

Vous le voyez, milord, c’est un magasin.

D’ARTAGNAN.

Que de tonneaux ! on dirait la caverne d’Ali Baba... Qu’y a-t-il donc là dedans ?

Il prend la lanterne des mains de Grimaud et regarde.

GROSLOW, vivement et se reculant.

Du vin de Porto, milord.

D’ARTAGNAN.

Ah ! du vin de Porto, c’est toujours une tranquillité ; voilà notre Porthos qui est sûr du moins de ne pas mourir de soif... Et tous ces tonneaux sont pleins ?

Il approche sa lanterne.

GROSLOW, même jeu de frayeur.

Quelques-uns seulement, milord ; les autres sont vides.

D’Artagnan frappe du doigt sur les tonneaux, et introduit sa lanterne dans les intervalles des barriques.

D’ARTAGNAN.

C’est bien, je réponds de ce compartiment... Passons, monsieur Roggers.

Il passe dans la cabine.

ARAMIS, dans la chambre de poupe.

Eh bien, Porthos, que dites-vous de l’Angleterre ?

PORTHOS.

C’était beau d’y aller... mais c’est superbe d’en revenir.

ATHOS.

Hélas ! nous revenons seuls.

ARAMIS.

Dormons.

PORTHOS.

Ah çà ! mais vous n’avez donc pas faim, vous ?

D’ARTAGNAN, dans la cabine des Laquais.

Ah ! voilà nos hommes logés...

Il passe en revue tout le compartiment.

Il faut vous coucher, mes braves... Grimaud, je n’ai plus besoin de toi ; merci !

À part.

Rien encore ici.

À Groslow.

Patron, où conduit cette porte ?...

GROSLOW.

Pardon, milord, j’en ai la clef ; c’est ma chambre.

D’ARTAGNAN.

Voyons ; et puis vous me montrerez la cale.

GROSLOW.

Entrez, milord ; vous remonterez à votre chambre par l’escalier de ma cabine, qui conduit sur le pont.

MOUSQUETON, regardant partir d’Artagnan.

Voilà un officier qui sait faire des rondes !

BLAISOIS.

Avec des maîtres comme ceux-là, on peut goûter les douceurs du sommeil.

ATHOS.

D’Artagnan ne revient pas.

ARAMIS.

Si fait, j’entends sa voix ; il a fait le tour du bâtiment, et le voilà qui sort de l’écoutille là-bas.

D’ARTAGNAN, reparaissant sur le pont avec sa lanterne.

La cale est vide, rien de suspect dans la chambre du patron ; s’il y a une armée à bord, ça ne peut être qu’une armée de rats. Bien, patron Roggers, me voilà dans la chambre de poupe ; appareillez, veillez aux manœuvres et tâchez que nous allions vite.

GROSLOW, de loin.

Oui, milord !

PORTHOS.

Quelles nouvelles ?

D’ARTAGNAN.

Excellentes ; nous pouvons dormir avec la même tranquillité que si nous logions à la Chevrette, rue Tiquetonne.

Il tire son épée du fourreau, visite ses pistolets et se couche en travers de la porte.

ATHOS.

Eh bien, que faites-vous donc ?... Vous appelez cela de la tranquillité ?... Vous craignez donc encore quelque chose ?...

D’ARTAGNAN.

Le seul moyen d’être vraiment en sûreté, c’est d’avoir toujours peur de ne pas y être... Allons, mes amis, prenons des forces... Je vois bien ce qui vous afflige, cher Athos ; mais, vous l’avez dit souvent, accusons la fatalité... Aramis, vous allez revoir les duchesses, faites de bons rêves... Vous, cher Porthos, je sais bien ce qui vous manque ; mais je vous promets demain, à Boulogne, des huîtres, du vin d’Espagne, et un pâté d’Amiens... car, demain matin, nous serons en France !

ATHOS.

La patrie des cœurs loyaux !

ARAMIS.

Des femmes qu’on aime !

PORTHOS.

Du vin de Bourgogne !

TOUS.

À demain, en France... Bonsoir, amis !

Ils se serrent les mains et s’endorment.

 

 

Scène III

 

GRIMAUD, MOUSQUETON, BLAISOIS

 

GRIMAUD, faisant un calcul dans le fond de la cabine.

Vingt-trois louis.

BLAISOIS.

Que dit-il ?

MOUSQUETON.

En sa qualité de trésorier, il met à jour les comptes de la société... Mais ne me faites pas causer, Blaisois.

BLAISOIS.

Il faut manger et boire, cela vous remettra.

GRIMAUD, toujours calculant.

Quarante et un, quarante-deux.

MOUSQUETON.

Manger du pain d’orge, boire de la bière noire ?... Fi donc ! j’aime mieux un verre de vin que toute leur bière.

GRIMAUD, toujours comptant.

C’est facile.

MOUSQUETON.

Plaît-il ? Vous dites que c’est facile ?

GRIMAUD, étendant la main vers la cloison.

Porto !

BLAISOIS.

C’est du porto qu’il y a dans ces barriques que nous avons aperçues lorsque M. d’Artagnan a ouvert la porte ?

GRIMAUD.

Oui.

MOUSQUETON.

Bien ! mais la porte est fermée... Ah ! quel malheur ! c’est si bon, du porto !

GRIMAUD.

La trousse !

MOUSQUETON.

Comment la trousse ?... Ah ! oui... la trousse aux outils !...

Grimaud fait signe que oui. Mousqueton prend la trousse. 

GRIMAUD.

Le ciseau !

MOUSQUETON.

Voilà !

Il le lui donne. Grimaud soulève une des planches qui forment la cloison.

Quel homme ! quel homme !...

GRIMAUD.

La vrille !

BLAISOIS.

Voilà !

GRIMAUD.

La cruche !

Mousqueton lui passe la cruche.

Guettez !

Il lève la planche et entre dans le compartiment aux tonneaux ; Blaisois et Mousqueton prêtent l’oreille.

 

 

Scène IV

 

GRIMAUD, MOUSQUETON, BLAISOIS, GROSLOW, MORDAUNT, sur le pont

 

GROSLOW.

Je crois qu’ils dorment.

MORDAUNT.

Voyez-vous encore de la lumière chez eux ?

GROSLOW.

Oui, la petite veilleuse de la cabine ; mais ils dorment.

MORDAUNT.

Il faut donc se hâter... Votre canot est préparé, n’est-ce pas ?

GROSLOW.

Il est là... Voyez-vous ?

MORDAUNT.

Où sommes-nous, alors ?

GROSLOW.

À l’embouchure de la Tamise.

MORDAUNT.

Il y a des vivres dans ce canot, et des armes ?

GROSLOW.

Tout ce qu’il faut.

MORDAUNT.

Vous tiendrez prêt un coutelas bien affilé, pour que vos hommes coupent la corde quand nous serons tous embarqués.

GROSLOW.

J’ai ma hache d’abordage.

MORDAUNT.

Il y a encore les gens de ces misérables dans l’entrepont... Ceux-là dorment aussi ?

GROSLOW.

Nous le verrons en traversant leur chambre pour aller dans la sainte-barbe.

MORDAUNT.

Allons-y donc, j’ai hâte d’en finir !

Ils redescendent.

 

 

Scène V

 

GRIMAUD, MOUSQUETON, BLAISOIS

 

MOUSQUETON, à Grimaud.

Eh bien ?

GRIMAUD, près d’un tonneau.

Cela va.

MOUSQUETON.

Le tonneau est-il percé ?

GRIMAUD.

Ça coule.

MOUSQUETON.

Quel bonheur !

BLAISOIS.

Alarme ! on descend l’escalier, revenez !

MOUSQUETON.

Ah ! mon Dieu, que devenir ?... Il n’aura pas le temps...

GRIMAUD.

C’est bon !

MOUSQUETON.

Cette planche, vite !

Il repousse la planche enlevée et se place devant. Grimaud se cache derrière les tonneaux. La porte s’ouvre.

 

 

Scène VI

 

GRIMAUD, MOUSQUETON, BLAISOIS, GROSLOW, MORDAUNT, enveloppés de manteaux

 

Mordaunt tient une lanterne.

GROSLOW.

Quoi ! pas couchés encore ?... C’est contraire au règlement.

MOUSQUETON.

Nous soupions, messieurs.

GROSLOW.

Que dans dix minutes le feu soit éteint, et que dans un quart d’heure on ronfle.

MORDAUNT, à Groslow.

Ouvrez la porte, je vous prie.

MOUSQUETON.

Ah ! Jésus Dieu ! ils vont le découvrir.

BLAISOIS.

Si nous prévenions nos maîtres ?

Groslow et Mordaunt passent dans le cabinet aux tonneaux et referment la porte.

MORDAUNT, écoutant.

Oui, ils dorment profondément, et Dieu me les livre enfin...

Grimaud passe un peu sa tête derrière le tonneau.

Où sont les tonneaux pleins ?

GROSLOW.

Celui-là et les deux au fond. Mais voici celui auquel vous pouvez attacher la mèche... Il a un robinet.

MORDAUNT, tirant une mèche de son manteau.

Vous dites que cette mèche dure environ huit minutes ?

GROSLOW.

Huit minutes.

MOUSQUETON.

Est-ce que vous entendez ce qu’ils disent, vous ?

BLAISOIS.

Pas du tout... Seulement, comme ils ne crient pas, c’est qu’ils n’ont pas trouvé M. Grimaud.

MORDAUNT.

Et, par ce trou qui correspond à la cale, je pourrai mettre le feu à cette mèche... sans rentrer ici ?

GROSLOW.

Parfaitement ! mais ne vous pressez pas, attendez que nous soyons bien embarqués ; la besogne est périlleuse, laissez faire cette besogne à mon second.

Mordaunt attache la mèche au-dessous da tonneau.

MORDAUNT.

Je ne confie qu’à moi l’exécution de ma vengeance. Ne vous inquiétez pas ; lorsque l’horloge du bord piquera le quart après minuit, je redescendrai dans la cale ; vous, faites embarquer vos hommes dans le canot, et, à ce moment, avertissez-moi par un coup de sifflet.

GROSLOW.

Ce sera bientôt fait.

MORDAUNT.

Il me faut une minute pour vous rejoindre ; en une seconde, le câble est coupé ; nous faisons force de rames, et bientôt... oh ! bientôt l’incendie... l’explosion effroyable... Ce sera un magnifique spectacle, n’est-ce pas, ma mère ?...

Il lève son chapeau en regardant vers le ciel.

GRIMAUD, reconnaissant Mordaunt.

Ah !

GROSLOW.

Je cours donner le mot à mes gens.

MORDAUNT.

Non, pas un mot, pas un geste, pas un bruit... Ne réveillez pas nos ennemis !... Vous avez un quart d’heure ; songez donc à tout ce qui peut arriver en un quart d’heure.

GROSLOW.

N’importe, ne perdons pas de temps...

Ils vont à la porte.

MOUSQUETON.

On n’entend plus rien ; est-ce qu’ils l’auraient tué ?

BLAISOIS.

Il aurait crié... Mais on ouvre la porte ; les voici qui reviennent.

GROSLOW, après avoir fermé la porte.

Ah ! mes ordres sont suivis. Allons, vite, vite !

À Mordaunt.

Descendez à la cale ; moi, je monte sur le pont.

MORDAUNT.

Au coup de sifflet, je mets le feu !

À peine ont-ils refermé l’autre porte, que Grimaud se lève, pâle et tremblant. Il tient à la main la cruche, et va heurter à la planche. Le vaisseau commence à marcher.

MOUSQUETON, levant la planche.

Venez, ils n’y sont plus... Eh bien, en avez-vous tiré beaucoup ?

GRIMAUD, s’approchant de la lumière.

Oh !

Il recommande le silence aux Laquais et monte l’escalier de la chambre des Mousquetaires.

MOUSQUETON.

Eh bien, il emporte le vin ?

Grimaud est à moitié passé hors du pont. D’Artagnan fait un mouvement et se réveille.

GRIMAUD.

Chut !

D’ARTAGNAN.

Quoi donc ?

GRIMAUD.

De la poudre !

Il lui parle à l’oreille.

D’ARTAGNAN.

Est-ce possible, mon Dieu !

Même jeu de Grimaud.

Horreur !

À l’oreille d’Aramis.

Chevalier ! chevalier !...
Il lui met la main sur l’épaule.

Silence !... réveillez Athos.

Aramis réveille Athos de la même façon.

ATHOS.

Qu’y a-t-il ?

ARAMIS.

Silence !

D’ARTAGNAN réveille Porthos, qui se relève brusquement et va parler quand d’Artagnan lui ferme la bouche.

Amis, amis, savez-vous qui est le patron de cette barque ?... Le colonel Groslow... Chut !... Savez-vous ce qu’il y a dans ces barriques pleines de vin, disait-on ? Tenez...

Il arrache la cruche des mains de Grimaud et leur montre de la poudre.

Savez-vous enfin quel est l’homme qui va, dans un quart d’heure, mettre le feu à cette poudre ? C’est Mordaunt.

ATHOS.

Mordaunt ! nous sommes perdus !

ARAMIS.

Défendons-nous !

PORTHOS.

Ventrebœuf, égorgeons tout !

D’ARTAGNAN.

Silence !... mais silence donc ! Si Mordaunt se voyait découvert, il serait capable de se faire sauter avec nous... Ne désespérons pas, ne nous défendons pas, ne tuons pas... Avec des ennemis comme M. Mordaunt, pas de faux point d’honneur, mordious !... Grimaud, fais toujours monter tes camarades par le petit escalier... Voyons...

Il cherche.

Avez-vous confiance en moi ?...

TOUS.

Oh ! parlez ! parlez !

D’ARTAGNAN.

Eh bien, il n’y a qu’un seul parti à prendre... pas d’épées, pas de grandes manières ici... Partons !...

PORTHOS.

Partons... et par où ?...

D’ARTAGNAN, ouvrant le sabord par lequel on voit la mer.

Au-dessous de cette fenêtre est leur canot remorqué par un câble.

Il regarde.

Athos, Aramis, saisissons le câble, nous atteindrons la chaloupe, nous en couperons la corde avec votre poignard, et, une fois isolés, sur un terrain bien sûr, qu’ils nous attaquent s’ils l’osent... À la mer ! à la mer !

Il attache une échelle de corde, qu’il fait descendre jusqu’à la mer.

PORTHOS.

Il fait bien froid.

D’ARTAGNAN.

Mordious ! il fera trop chaud tout à l’heure... Nos gens, où sont-ils ?...

GRIMAUD, MOUSQUETON, BLAISOIS.

Nous voici !

BLAISOIS.

Je ne sais nager que dans les rivières.

MOUSQUETON.

Et moi, je ne sais pas nager du tout.

PORTHOS.

Je me charge de vous deux.

Il les saisit à la ceinture.

D’ARTAGNAN.

En avant !... en avant !

Athos descend à l’échelle de corde, puis Aramis, puis les autres. Le bateau continue à marcher.

 

 

Scène VII

 

GRIMAUD, MOUSQUETON, BLAISOIS, D’ARTAGNAN, ARAMIS, ATHOS, PORTHOS, s’enfuyant par l’échelle, GROSLOW

 

GROSLOW.

Il est temps. Aux échelles, vivement !

VOIX D’HOMMES.

Nous voici !

GROSLOW.

C’est bien !... Vous tenez le câble ?... Embarquez.

Il donne un coup de sifflet, le vaisseau disparaît dans la coulisse.

Le câble est coupé !

On entend un grand cri de désespoir dans la coulisse, et l’on voit, dans le compartiment des tonneaux, monter peu à peu la lueur de la mèche à laquelle Mordaunt a mis le feu du fond de la cale.

 

 

Douzième Tableau

 

La pleine mer. Le navire a disparu tout entier dans la coulisse. Le théâtre représente la pleine mer éclairée par la lune. Au milieu de la scène, on voit la barque chargée des sept hommes. Athos achève de couper le câble avec son poignard.

 

 

Scène unique

 

D’ARTAGNAN, PORTHOS, ARAMIS, ATHOS, GRIMAUD, MOUSQUETON, BLAISOIS, puis MORDAUNT, dans la mer

 

D’ARTAGNAN.

Maintenant, mes amis, je crois que nous allons voir quelque chose de curieux.

On voit dans le lointain reparaître le petit bâtiment avec des hommes sur le pont. L’explosion a lieu ; une vive clarté illumine toute la mer.

ARAMIS.

C’est superbe !

PORTHOS.

Voilà ce que c’est !

D’ARTAGNAN.

Pour le coup, nous sommes débarrassés de ce serpent... Qu’en dites-vous ?

ATHOS.

C’est horrible !... c’est horrible !

D’ARTAGNAN.

C’est horrible, si vous voulez, mais c’est consolant... Force de rames, mes amis !...

MORDAUNT, dans la mer.

À moi !... au secours !...

D’ARTAGNAN.

C’est la voix de Mordaunt !... Encore lui, le démon !

MORDAUNT, nageant.

Pitié ! messieurs, pitié, au nom du ciel ! je sens mes forces qui m’abandonnent.

ATHOS.

Le malheureux !... Arrêtez, mes amis...

D’ARTAGNAN.

Athos, je vous déclare que, s’il approche à dix pieds de la barque, je lui fends la tête d’un coup d’aviron.

MORDAUNT, nageant.

De grâce, ne me fuyez pas, messieurs !... de grâce, ayez pitié de moi !...

ATHOS.

Oh ! cela me déchire !... D’Artagnan !... d’Artagnan !... mon fils... il faut qu’il vive.

D’ARTAGNAN.

Mordious ! pourquoi ne vous livrez-vous pas tout de suite pieds et poings liés à ce misérable ?... Ce sera plus tôt fait.

MORDAUNT.

Monsieur le comte de la Fère ! c’est à vous que je m’adresse, c’est vous que je .supplie, ayez pitié de moi !... Où êtes-vous, monsieur le comte de la Fère ?... Je n’y vois plus... je me meurs... À moi !... à moi !...

ATHOS, se penchant et étendant le bras vers Mordaunt.

Me voici, monsieur, me voici ; prenez ma main et entrez dans notre embarcation.

D’ARTAGNAN.

J’aime mieux ne pas le regarder ; cette faiblesse me répugne.

ATHOS.

Bien ! mettez votre autre main ici.

Il lui offre son épaule comme second point d’appui.

Maintenant, vous voilà sauvé, tranquillisez-vous.

MORDAUNT, avec rage.

Ah ! ma mère, je ne peux t’offrir qu’une victime ; mais ce sera du moins celle que tu eusses choisie !

D’Artagnan pousse un cri, Porthos lève l’aviron, Aramis cherche une place pour frapper ; une secousse donnée à la barque entraîne Athos dans l’eau.

PORTHOS.

Oh ! Athos ! Athos ! malheur sur nous qui t’avons laissé mourir !

ARAMIS.

Malheur !

D’ARTAGNAN.

Oh ! oui, malheur !... Ah !... voyez !... ce cadavre qui monte lentement... C’est Mordaunt !

On voit paraître à la surface des flots le cadavre de Mordaunt avec le poignard dans le cœur.

ARAMIS.

Il a un poignard dans le cœur !

PORTHOS.

Le voilà flottant sur le dos des lames.

D’ARTAGNAN.

Ah ! sangdieu !... c’est le Mordaunt !...

PORTHOS.

Le beau coup !

D’ARTAGNAN.

Mais Athos, Athos !... où est-il ?...

ATHOS, reparaissant et s’attachant à la barque.

Me voici...

Explosion de joie des amis, qui enlèvent Athos dans la barque.

ARAMIS.

Enfin, Dieu a parlé !

D’ARTAGNAN.

Mort de la main d’Athos !...

ATHOS.

Ce n’est pas moi qui l’ai tué : c’est le destin.

D’ARTAGNAN.

Qu’importe, pourvu qu’il soit mort !... Et maintenant, amis, en France !

TOUS.

En France !... en France !...


[1] Ce tableau a été supprimé, par ordre, à la deuxième représentation.

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