Malvina (Eugène SCRIBE)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 8 décembre 1828.

 

Personnages

 

MONSIEUR DUBREUIL, riche négociant

MALVINA, sa fille

MARIE, sa nièce

ARVED DUBREUIL, son neveu

MONSIEUR DE BARENTIN, ami de la maison

CATHERINE, femme de charge et gouvernante de Dubreuil

 

La scène se passe aux environs de Nantes, dans une maison de campagne appartenant à monsieur Dubreuil.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un grand salon : porte au fond ; deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

CATHERINE, MARIE, assise sur le devant, à gauche, est occupée à dessiner

 

CATHERINE, entrant.

Comment, mademoiselle Marie, vous êtes restée à la maison, toute seule à travailler ?... vous n’êtes pas à la promenade du matin ?

MARIE.

Non ; mais je les ai vus partir... La cavalcade était magnifique : mon oncle était dans la calèche ; Malvina, ma cousine, était à la portière... et elle a tant de grâce à cheval ; elle monte si bien !

CATHERINE.

Joli talent, pour une demoiselle !

MARIE.

Et où est le mal ?

CATHERINE.

Les convenances avant tout, mademoiselle, les convenances... et quand je pense aux accidents.

MARIE.

Il n’y avait rien à craindre, puisque monsieur de Barentin, ce jeune élégant, qui est l’ami de la maison, caracolait, à ses côtés, sur son beau cheval anglais.

CATHERINE.

Son cheval... qui appartient à monsieur votre oncle.

MARIE.

Comme il s’en sert toujours, c’est le sien.

CATHERINE.

À ce compte, cette maison de campagne serait aussi la sienne.

Air du Ménage de garçon.

Sans façon, et deux ans de suite,
Il est venu loger ici.

MARIE, quittant son dessin, et allant auprès de Catherine.

C’est un jeune homme de mérite,
Un philosophe sans souci,
Un sage... qui n’a rien à lui...

CATHERINE.

Je conçois bien cette sagesse ;
Car il peut, grâce à son à-plomb,
Se passer toujours de richesse,
Tant que les autres en auront.
Il peut se passer de richesse,
Tant que les autres en auront.

MARIE.

Toi, qui, l’année dernière, l’avais vu arriver avec tant de plaisir.

CATHERINE.

Sans doute, le premier abord est pour lui... un joli cavalier, une jolie tournure ; et ses malheurs dont il parlait toujours... et ce service qu’il avait rendu à votre oncle... ce spectacle, où il avait pris sa défense sans le connaître... et puis, vous le dirai-je, j’ai cru d’abord que c’était un prétendu pour vous.

MARIE.

Pour moi ?...

CATHERINE.

Oui ; il était galant, assidu ; il ne vous quittait pas ; et j’aime tout de suite ceux qui vous aiment... mais soudain cela a cessé, et pourquoi ?... je vous le demande ?

MARIE.

Je m’en vais te le dire... Il y a un an, quand il est venu ici pour la première fois, il n’y avait que moi ; car ma cousine Malvina était à Paris. À mon aspect il parut troublé ; toutes ses phrases, qu’il n’achevait jamais, étaient toujours précédées et terminées par un soupir... quand je le rencontrais dans le jardin, c’était dans des allées solitaires, un mouchoir à la main, les yeux rouges, et un air de désespoir et d’égarement qui me faisait peine et qui me faisait peur... car il avait toujours l’air d’un roman... mais d’un roman au cinquième volume... au moment des catastrophes.

CATHERINE.

Voyez-vous cela ?

MARIE.

Mon oncle même s’en était aperçu, et ne nous laissait jamais ensemble ; et un jour que j’étais à travailler, comme aujourd’hui, dans le salon, il prit une chaise, s’assit à côté de moi : « Marie, me dit-il, Marie... » Il leva les yeux au ciel, laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et la conversation en resta là.

CATHERINE.

C’était fort embarrassant.

MARIE.

Aussi, ne sachant que lui dire, je me mis à lui parler de tout le monde, de ma famille, de mon oncle Dubreuil. Je lui appris qu’il était le plus riche négociant de la Bretagne, qu’il adorait sa fille unique, qu’il s’occupait de son établissement... que ma cousine Malvina, qui était dans ce moment à Paris, chez une de nos tantes, aurait un jour une dot superbe... tandis que moi, pauvre orpheline, élevée par les bontés de mon oncle, je n’avais rien à attendre, rien à espérer... et pendant que je parlais, je voyais sur sa physionomie une expression toute particulière... Dans ce moment on sonna le dîner, auquel, contre son habitude, il fit le plus grand honneur... le soir, au salon, il prit du punch... le lendemain, sa mélancolie était partie ; et quelques jours après il fit comme elle.

CATHERINE.

Vraiment !

MARIE.

Il allait à Paris, disait-il, pour des affaires importantes ; et cette année, au moment où on l’attendait le moins, il est revenu... toujours galant et empressé auprès de moi... mais ce n’est que quand il y a du monde, et quand on nous regarde.

CATHERINE.

C’est singulier... et, en attendant,

Air de Oui et Non.

Il commande dans la maison,
Plus haut que votre oncle peut-être.

MARIE.

C’est bien vrai.

Elle va s’asseoir, et reprend son dessin.

CATHERINE.

Pour prendr’ chez nous un pareil ton,
Après tout, est-il notre maître ?
Quoique souvent il en ait l’air,
À le servir qu’d’autres essaient ;
Je n’en suis pas, moi : j’ai l’cœur fier,
J’n’obéis qu’à ceux qui me paient.
Oui, mad’moisell’, j’ai le cœur fier,
J’n’obéis qu’à ceux qui me paient.

MARIE.

Ce n’est pas vrai ; car moi, qui n’ai rien, qui ne te donne rien...

CATHERINE.

Quelle différence ! vous êtes mon enfant d’adoption, vous ; et votre cousin Arved que j’ai nourri, que j’ai élevé...

Regardant le dessin de Marie.

Ah ! mon Dieu ! ce dessin que vous faites là !... mais c’est lui ! c’est lui-même.

MARIE.

Oui : d’après le portrait qui est là-bas dans le salon.

CATHERINE.

Quelle différence !... celui-ci est bien plus ressemblant.

MARIE.

Tu l’as reconnu... tant mieux. C’est une surprise que je ménage à mon oncle, pour sa fête.

Elle se lève.

CATHERINE.

Si je l’ai reconnu !... ce cher enfant... depuis qu’il est parti pour l’armée, je n’ai plus que vous à qui je puisse parler de lui ; car mademoiselle Malvina, la fille de notre maître... ce n’est pas ma faute si je ne la chéris pas autant que vous deux... Elle est bien aimable, bien brillante dans un salon... mais, si j’étais homme, si j’étais à marier, si je voulais être heureux tous les jours, ce n’est pas elle que je choisirais : c’est vous.

MARIE.

Y penses-tu, ma bonne Catherine ?... ne parlons plus de cela.

CATHERINE.

Et pourquoi donc ?

MARIE.

Parce que, probablement, je ne me marierai jamais... car, vois-tu bien, dans le temps où nous vivons, quand on n’a pas de dot...

CATHERINE.

Est-ce que votre oncle ne vous en donnera pas une ?

MARIE.

Je le crois ; mais, si j’accepte sa dot, il faudra, en même temps, accepter le mari qu’il me donnera... et je tiendrais à choisir.

CATHERINE.

C’est aisé.

MARIE.

C’est selon... peut-être suis-je difficile... non, que je veuille, comme ma cousine, de grands sentiments, de grandes passions : je me rends justice, je suis peu faite pour les inspirer.

Air de la Robe et les Bottes.

Pour jamais sortir de ma sphère,
Je n’ai pas assez de talents ;
C’est pour cela qu’il me faudrait, ma chère,
Un mari comme je l’entends,
Qui, me comprenant tout de suite,
Se contentât d’être chéri :
Et voulût bien prendre pour du mérite,
Tout l’amour que j’aurais pour lui.

Mais, pour cela, je lui voudrais un caractère, des qualités...

CATHERINE.

Que vous avez rêvés.

MARIE.

Non ; que je connais, que j’ai vus quelque part.

CATHERINE.

Votre cousin Arved... par exemple.

MARIE.

Mais, oui... si je choisissais un mari, je voudrais qu’il lui ressemblât... Il est si bon, si aimable... et je me dis souvent, ma bonne Catherine, que celle qu’il épousera sera bien heureuse.

CATHERINE.

Et pourquoi ne serait-ce pas vous ?

MARIE.

Y penses-tu ?... Arved est déjà maître d’une fortune considérable... il fera un beau chemin dans le militaire... mon oncle a des vues sur lui, j’en suis sûre... et moi, qui dois tout à ses bontés, pourrais-je penser à contrarier les plans de bonheur qu’il forme pour sa fille ?... non, Catherine... qu’il n’en soit plus question : et comme Arved ne peut jamais être mon mari... eh bien !... je resterai demoiselle... il y a encore de vieilles filles qu’on aime bien, quand elles sont bonnes, et pas trop ennuyeuses... mais j’entends la calèche.

CATHERINE.

C’est votre oncle qui revient avec monsieur de Barentin.

Marie rentre dans la chambre à gauche, en emportant son carton de dessins.

 

 

Scène II

 

CATHERINE, DUBREUIL, à qui BARENTIN donne le bras

 

BARENTIN.

Air de la Guarrache (de la Muette de Portici.)

Sur mon bras, de grâce,
Allons, appuyez vous ;
Ah ! loin qu’il me lasse,
Ce poids est bien doux...
Soin touchant qui semble
Un soin filial ;
Tableau dont l’ensemble
Est patriarcal.

DUBREUIL.

Oui, c’est la jeunesse
Qui, je le sens bien,
Doit à la vieillesse
Servir de soutien.

BARENTIN.

Ainsi, dans la vie,
Bien souvent, dit-on,
On voit la folie
Guider la raison.

Ensemble.

DUBREUIL.

C’est assez, de grâce,
J’irai bien sans vous ;
Rien ne nous menace,
Nous voici chez nous.
C’est, en conscience,
Un soin filial ;
À sa complaisance,
Non, rien n’est égal.

BARENTIN.

Sur mon bras, de grâce,
Allons, appuyez-vous ;
Ah ! loin qu’il me lasse
Ce poids est bien doux...
Soin touchant qui semble
Un soin filial ;
Tableau dont l’ensemble
Est patriarcal.

CATHERINE.

J’admire sa grâce,
Aimable pour tous ;
Jamais rien ne lasse
De soins aussi doux.
C’est, en conscience,
Un soin filial ;
À sa complaisance,
Non, rien n’est égal.

BARENTIN.

Eh bien, Catherine ! vous ne pensez pas à donner un fauteuil à monsieur ?..... vous ne pensez à rien...

À Dubreuil.

Asseyez-vous donc.

Dubreuil s’assied sur le fauteuil que Barentin lui a donné : Barentin reste debout à sa gauche, Catherine à sa droite. Barentin s’adressant à Catherine.

Vous direz aussi à Joseph de promener mon cheval, de lui donner du vin chaud... ces chevaux anglais demandent tant d’égards ! je sais cela, moi, qui, avant mes malheurs, en avais dix dans mon écurie... Et un tabouret sous ses pieds, monsieur Dubreuil... donne, donne, Catherine.

DUBREUIL.

Vous êtes trop bon... et vous vous donnez trop de peines... vous me feriez croire à la fin plus vieux que je ne le suis. Tiens, Catherine, prends-moi mon chapeau.

Barentin prend le chapeau de Dubreuil, et le pose sur une chaise : Catherine se retire avec humeur.

Eh bien ! tu t’en vas !...

CATHERINE.

Puisque monsieur est là... vous n’avez pas besoin de moi ; et vous pourriez vous passer de tous vos domestiques.

DUBREUIL.

Catherine !...

BARENTIN.

Laissez-la dire... moi, j’aime les duègnes, les gouvernantes... il faut qu’elles soient toujours de mauvaise humeur !... privilège touchant de la fidélité... et puis celle-ci vous rend de grands services.

CATHERINE.

Monsieur en convient donc ?

BARENTIN.

Certainement... la vieillesse chagrine et morose fait ressortir encore mieux celle qui est aimable et indulgente ; et à ce titre, il faut garder votre gouvernante, vous ne trouverez jamais mieux.

CATHERINE.

Monsieur...

DUBREUIL.

Allons, Catherine, tais-toi, et laisse-nous.

CATHERINE.

On m’impose silence... c’est là le plus fort.

Marie rentre ; Barentin va au-devant d’elle, et lui parle bas pendant que Catherine chante son couplet.

Air du vaudeville de l’Homme Vert.

Me faire taire... je suffoque...
Je n’y tiens plus, et je m’en vais ;
Sachez, c’est là ce qui me choque,
Que chiens, chevaux, femm’ et laquais,
Il prend tout... de tout il dispose,
Du vieux aussi bien que du neuf ;
Bien heureux, monsieur, et pour cause,
Que, grâce au ciel, vous soyez veuf.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

DUBREUIL, BARENTIN, MARIE

 

BARENTIN, à Marie.

Combien j’étais impatient du retour !... car vous savez, mademoiselle Marie, qu’il n’est point de plaisirs où vous n’êtes pas.

DUBREUIL.

Voilà déjà monsieur de Barentin dans ses galanteries et ses déclarations... et ma fille, où est elle donc ?

BARENTIN.

Elle n’était pas encore descendue de cheval ; car elle en a un dont d§ voulait former le caractère... un cheval anglais que l’on prendrait pour un naturel du pays, pour un franc Breton... tant il a de ténacité dans les idées... il en a une, entre autres, que j’appellerais une idée fixe : c’est de rester en place quand il aperçoit une barrière ; et mademoiselle Malvina a voulu absolument lui faire franchir celle de la cour... je l’ai vue qui s’éloignait au galop pour prendre du champ.

DUBREUIL.

Et vous ne vous y êtes pas opposé !... vous n’êtes pas resté près d’elle ?

BARENTIN.

L’empressement que j’avais de vous donner le bras... et de revoir mademoiselle.

DUBREUIL.

Eh ! ce n’est pas de cela qu’il s’agissait... courons vite...

 

 

Scène IV

 

MALVINA, en amazone et la cravache à la main, DUBREUIL, BARENTIN, MARIE

 

MALVINA.

Je le savais bien, qu’il m’obéirait.

DUBREUIL.

Comment ! cette barrière, tu l’aurais franchie ?

MALVINA.

Trois fois de suite... mon cheval ne s’est abattu qu’à la dernière.

DUBREUIL.

Imprudente que tu es !... et il ne t’est rien arrivé ?

MALVINA.

J’étais à terre avant lui.

MARIE.

Et tu n’as pas eu peur ?

MALVINA.

Si, un instant... mais il y a, dans le danger que l’on brave, une certaine émotion qui n’est pas sans plaisir.

DUBREUIL.

Et tu n’as pas pensé à ton vieux père, qu’une pareille imprudence pouvait condamner à des regrets éternels ?...

MALVINA.

Ah ! vous avez raison... je me le reproche maintenant... Pardonne-moi, mon père ; cela ne m’arrivera plus.

DUBREUIL.

En attendant, c’est tous les jours quelque folie pareille... Depuis que je t’ai laissée faire ce voyage à Londres, tu as pris des manières anglaises... tu n’es plus de notre pays.

MALVINA.

Ah ! mon père !

DUBREUIL.

Et notre pays en vaut bien un autre... entendez-vous, mademoiselle ?... je ne suis pas un Anglais... je ne suis pas un milord, grâce au ciel... car je ne les aime pas... j’ai fait ma fortune dans le commerce, je l’ai faite en France, et je ne me soucie pas de la manger en pays étranger ; et ici, depuis quelque temps,

Air : Il me faudra quitter l’empire.

On est plutôt à Londres qu’en Bretagne,
Romans anglais, paris, course à cheval,
Combats de coqs... enfin, dans ma campagne,
On prend du thé, qui toujours me fait mal ;
Et que je hais par goût national.
Mais le Bordeaux, mais le Champagne même,
C’est différent : ce sont mes vieux amis ;
Et fier du sol qui nous les a produits,
Lorsque je bois de ces bons vins que j’aime,
Je crois que j’aime encor plus mon pays.

BARENTIN.

Et vous avez raison... je partage vos sentiments.

DUBREUIL.

Je le sais, et mon vin aussi... car, chez moi, vous êtes le seul qui me teniez tête... mais, pour ma fille...

Regardant Malvina.

Qu’est-ce que c’est ? te voilà fâchée !... ce que je t’en dis, mon enfant, ce n’est pas pour te faire de la peine... c’est pour le monde... c’est pour les autres... car, pour moi, je te trouve toujours bien, et je voudrais que chacun fût de mon avis... ainsi, voyons ; ne me boude pas, et embrasse-moi.

MARIE, à part.

Je m’y attendais... c’est là la fin ordinaire de tous les sermons.

Elle sort par la porte du fond.

DUBREUIL.

Nous voilà raccommodés, n’est-il pas vrai ?

MALVINA.

À une condition ; c’est que vous viendrez tantôt à cette partie de chasse où le nouveau préfet nous a invités.

DUBREUIL.

Comment ! encore ?

MALVINA.

Cette fois, c’est dans un but utile... une chasse aux renards... et vous viendrez, n’est-il pas vrai ?... dans l’intérêt public.

DUBREUIL.

Dire que je ne peux rien lui refuser...

Marie entre suivie du domestique qui porte un guéridon sur lequel est le déjeuner.

nous verrons... le déjeuner porte conseil... c’est pour cela que je voudrais bien le voir arriver.

MARIE.

Le voici, mon oncle.

DUBREUIL,

Très bien... Marie est une bonne fille qui est toujours à son affaire.

MARIE, lui donnant les journaux.

De plus, voici vos lettres et vos journaux.

DUBREUIL.

Plus tard... on ne peut pas faire tout à la fois.

BARENTIN.

Ne suis-je pas là ?... N’est-ce pas moi qui suis votre lecteur ordinaire ?

DUBREUIL.

Vraiment, monsieur de Barentin, vous êtes d’une complaisance... et de plus un homme universel... vous me lisez le matin, vous faites le soir ma partie de piquet...

Ils se mettent à table dans l’ordre suivant : Barentin, Marie, Dubreuil, Malvina.

MALVINA.

Ce ne sont pas les seuls services que monsieur vous ait rendus.

DUBREUIL.

Non, sans doute ; et je n’oublierai pas que, l’année dernière, il s’est exposé pour moi avec une générosité...

BARENTIN.

Je n’ai fait que mon devoir...

À Marie, qui lui sert du thé.

Assez, assez de thé, je vous en prie... Ces spectacles de province sont si mal composés... des jeunes gens de si mauvais ton... et défendre un vieillard respectable, qu’on insulte, est une cause si belle...

À Malvina.

je vous demanderai un peu de sucre... que j’ai été trop heureux de venger vos cheveux blancs.

MALVINA.

Et vous ressentez-vous encore de la blessure que votre adversaire vous a faite ?

BARENTIN.

Heureusement.

Air de Turenne.

Oui, de ce bras je suis encor malade.

DUBREUIL.

Et c’est celui, je crois m’en souvenir,
Que vous m’offrez toujours en promenade.

BARENTIN.

C’est vrai ; mais, fier d’un si doux souvenir,
Chaque douleur est un plaisir.

MALVINA.

À cet honneur il a droit de prétendre ;
Votre vieillesse à lui doit se fier...
Et sans crainte peut s’appuyer
Sur le bras qui sut la défendre...
Sur le bras qui sait la défendre.

BARENTIN.

Mademoiselle a raison... l’idée seule de votre amitié peut compenser les chagrins qui ont assailli le matin de ma vie.

MARIE.

À votre âge... déjà !

BARENTIN.

Oui ; jeune encore, j’ai appris le malheur... c’est même la seule chose que je sache complètement.

MALVINA.

N’allez-vous pas lui rappeler de pareils souvenirs !... Monsieur nous avait promis de lire les journaux... et les nouvelles sont si intéressantes !

MARIE.

Surtout quand on est à cent lieues de Paris.

DUBREUIL.

Pour moi, depuis que les ennemis sont entrés en France, leur lecture me fait plus de mal que de bien... Je sais que la paix a été signée avec les monarques alliés ; et que mon neveu Arved n’a été ni tué, ni blessé... je n’en demande pas davantage.

BARENTIN.

Voici pourtant des documents, des détails historiques sur les affaires du mois dernier... entre autres, sur la bataille de Montereau.

MALVINA.

Ah ! voyons...

Barentin lui donne le journal ; elle lit.

« Un des régiments d’élite, vivement pressé par l’armée autrichienne, avait ordre de se retirer, et de faire sauter tous les ponts... Déjà les ennemis paraissaient sur l’autre rive, et, quoique le feu eût été mis, la mine ne partait pas encore... On ordonne à un soldat d’y retourner, et, prêt à obéir à cet ordre périlleux, il s’arrête un instant... « À quoi penses-tu ? lui crie le comte Dubreuil, son colonel. – À ma femme et à mes trois enfants... Adieu, mon colonel, je vous les recommande. – Tu as raison, s’écrie le comte Dubreuil en l’arrêtant, donne... moi, je suis garçon ! » et, saisissant la mèche enflammée, il s’élance sous une grêle de balles ; et, quelques minutes après, le pont avait sauté.

MARIE.

Et ce brave colonel, que lui est-il arrivé ?... en est-il revenu ?

MALVINA.

On n’en dit rien... mais, s’il a péri, je ne m’en consolerai jamais.

BARENTIN.

Y pensez-vous ?

MALVINA.

Oui, monsieur... cela est si beau, si généreux... sur un trait pareil, j’adorerais le comte Dubreuil.

Ils se lèvent ; le domestique emporte le guéridon.

BARENTIN.

L’adorer !... c’est un peu fort ; et je vous conseillerais de vous en tenir à l’admiration, ce qui est bien assez.

DUBREUIL.

Mais attendez donc... Dubreuil... il me semble que ce nom-là... ce doit être un de nos parents... il est vrai qu’excepté mon neveu Arved, ils sont tous dans le commerce.

MARIE.

Et puis, le comte Dubreuil... Vous savez bien qu’il n’y a pas de nobles dans notre famille.

DUBREUIL.

Air de Préville.

Eh ! oui, c’est juste... et puis, au bout du compte,
Notre famille, on le sait bien,
N’a pas besoin d’un baron, ni d’un comte ;
Mais un bon cœur, mais un homme de bien ;
Un tel parent ne gâte jamais rien.

Prenant le journal.

Fier de ce titre, où le courage brille,
Avec orgueil, chez soi, dans sa maison,
On le conserve, et c’est avec raison.
Car ce sont-là des papiers de famille
Qui valent bien les titres d’un baron.

BARENTIN, passant auprès de Dubreuil.

Je suis tout-à-fait de votre avis ; car j’ai beaucoup connu le comte Dubreuil autrefois, quand j’étais à l’armée.

MARIE.

Monsieur a été militaire ?

BARENTIN.

Oui, mademoiselle, nous étions frères d’armes.

Dubreuil va s’asseoir sur un fauteuil, à gauche, et parcourt quelques lettres.

MALVINA.

Il serait vrai !

BARENTIN.

Partageant les mêmes périls... logeant sous la même tente.

DUBREUIL.

En effet, je reçois justement une lettre où l’on me parle de vous, monsieur Barentin.

BARENTIN, troublé.

De moi ?

DUBREUIL.

Je vois que vous avez été dans les gardes d’honneur.

BARENTIN.

Il est vrai ; et ce mot seul a réveillé des souvenirs et des idées de gloire, dont je ne croyais plus que mon âme flétrie fût désormais susceptible.

MALVINA.

Et pourquoi donc, monsieur ? pourquoi vous décourager ?... rien n’est perdu, tant qu’il y a encore des périls et de la gloire à acquérir.

DUBREUIL, qui a décacheté une seconde lettre.

Dieu ! qu’ai-je vu !... Marie, va dire à Catherine de préparer la plus belle chambre... à tous mes gens de se tenir prêts.

MARIE.

Qu’est-ce donc ?

DUBREUIL.

Arved ! mon neveu Arved !... il sera ici dans quelques heures.

MALVINA et BARENTIN.

Ô ciel !

MARIE.

Est-ce bien vrai ?... ne vous trompez-vous pas ?

DUBREUIL.

Il m’écrit de Nantes, trois lieues d’ici, qu’il y arrive en garnison, et que, s’il peut s’échapper, il viendra passer quelques jours avec nous.

Air des Comédiens.

Le ciel enfin daigne donc nous le rendre.

MARIE.

Ah ! quel bonheur de revoir son cousin !
À tout le monde, ici, je vais l’apprendre,
Et puis je cours m’établir au jardin.

À part.

Du pavillon, en ouvrant la fenêtre,
De loin, d’avance, on peut l’apercevoir ;

Regardant Malvina.

Oui, pour une autre, hélas ! il vient peut-être ;
Mais je serai la première à le voir.

Ensemble.

Le ciel enfin daigne donc nous le rendre, etc.

MALVINA.

À le revoir j’étais loin de m’attendre.
Pourquoi vient-il et quel est son dessein ?
Au fond du cœur, hélas ! je ne peux rendre
Ce que j’éprouve à ce retour soudain.

DUBREUIL.

À le revoir j’étais loin de m’attendre.
Je pourrai donc accomplir mon dessein ;
Ah ! quel bonheur ! ici, je ne puis rendre
Ce que j’éprouve à ce retour soudain.

BARENTIN.

À ce retour j’étais loin de m’attendre.
Qu’avions-nous donc besoin de ce cousin ?
Au fond du cœur, ici, je ne peux rendre
Ce que j’éprouve à ce retour soudain.

Marie sort.

 

 

Scène V

 

BARENTIN, DUBREUIL, MALVINA

 

BARENTIN, à part.

C’est cela... toutes les têtes renversées !... il n’y a rien que je déteste comme les reconnaissances de famille, et la sensibilité en sortant de table...

DUBREUIL.

Voilà près de trois ans que je ne l’ai embrassé... car c’est à la fin de 1811 qu’il est parti, comme capitaine, pour cette campagne de Russie, d’où j’ai cru qu’il ne reviendrait jamais... Eh bien ! ma chère amie, eh bien ! tu ne vas pas t’habiller pour le recevoir ?

MALVINA.

À quoi bon ?... pour un cousin, il n’y a pas besoin de cérémonies.

BARENTIN.

Mademoiselle a raison... c’est une si belle parure, que la simplicité et le naturel !... sans compter que c’est peut être la plus rare.

DUBREUIL, le regardant.

Je ne dis pas non ; mais, dans cette circonstance, j’ai des motifs...

À Malvina.

pour que le premier coup d’œil soit à ton avantage... tu connais mes projets... je ne te les ai pas laissé ignorer...

MALVINA.

Non, certainement... mais je ne sais pas comment vous l’expliquer... il est des inclinations, des sympathies qui naissent d’un coup d’œil... et ces sentiments-là, jamais Arved ne pourra me les inspirer... non que je ne lui reconnaisse d’excellentes qualités... c’est un brave garçon, bien rond, bien uni ; mais pas d’élévation dans les idées, pas d’enthousiasme, d’imagination... en un mot, il ne fera jamais qu’un honnête homme, et pas autre chose.

DUBREUIL.

Et un bon mari.

MALVINA.

C’est ce que je voulais dire ; et jamais nous ne pourrions nous comprendre... Dès l’enfance, nous n’étions jamais d’accord ; élevés ensemble, avec lui et Marie, ma jeune cousine, il prenait toujours son parti contre moi... me contrariait à tout propos, et nous étions toujours en guerre.

DUBREUIL.

Et c’est pour un pareil motif que tu refuses le plus riche parti de la Bretagne ?

MALVINA.

Eh ! mon père... qu’avons-nous besoin de tant de richesses ?... quant à moi, si j’étais maîtresse de mon choix, je préférerais celui qui, pauvre et malheureux, sait aimer et souffrir en silence... je serais fière de réparer envers lui, les torts de la fortune, et je croirais faire mon bonheur, en l’enchaînant à moi par l’amour, par la reconnaissance, par tous les sentiments qui ont du pouvoir sur un cœur généreux.

BARENTIN.

Ah ! mademoiselle !... une telle manière de penser vous fait trop d’honneur.

DUBREUIL.

Oui : c’est magnifique... en théorie ; et ces mariages-là font toujours admirablement bien dans les romans... mais, dans le monde, c’est autre chose.

 

 

Scène VI

 

BARENTIN, MARIE accourant, DUBREUIL, MALVINA

 

MARIE.

Le voilà ! le voilà !... je l’ai aperçu du bout de l’avenue, sur un beau cheval, qui arrive au grand galop... et, si vous saviez, mon oncle, comme il a bonne tournure.

DUBREUIL.

Allons tous à sa rencontre...

À Malvina.

Viens.

MALVINA.

Mon père... puisque vous le voulez... je vais...

DUBREUIL.

Où donc ?

MALVINA.

À ma toilette.

DUBREUIL.

À la bonne heure... tu vas donc te faire bien jolie... je t’en remercie... viens m’embrasser... tu es une bonne fille... Va, va, mon enfant.

Malvina sort par la gauche.

BARENTIN.

Pour moi, si vous le permettez, je vais faire un tour de parc ; je craindrais de gêner les épanchements de la nature, et je vous laisse en famille.

Il sort par la droite.

DUBREUIL.

Comme vous voudrez.

 

 

Scène VII

 

MARIE, CATHERINE, ARVED, DUBREUIL, CHŒUR DE PAYSANS

 

CHŒUR.

Air de Mathilde de Sabran (de Rossini), arrangé par monsieur Hus-Desforges.

Enfin, il revoit le séjour
Témoin de sa jeunesse ;
Enfin, il revoit ce séjour,
Pour nous quel heureux jour !

ARVED, qui est entre, tenant la main de Catherine, s’élance dans les bras de Dubreuil.

Je me retrouve dans vos bras,
Sur mon cœur je vous presse.

CATHERINE.

Moi, de plaisir, j’en pleure, hélas !

MARIE, à part.

Et moi, qu’il ne voit pas !

ARVED et LE CHŒUR.

Enfin { me voilà de retour
         { le
Aux lieux de { ma jeunesse.
                    { sa
Enfin { me voilà de retour ;
         { le
Ah ! pour { moi quel beau jour !
                { lui

ARVED, à Dubreuil.

Et mes cousines, où sont-elles ?
Et Marie, et puis Malvina ?
Donnez-moi donc de leurs nouvelles.

Se retournant, et apercevant Marie.

Qu’ai-je vu !... ma sœur, te voilà !

MARIE, avec joie, courant à Arved.

Il m’a reconnue.

ARVED.

Et sans peines,
Ton souvenir ne m’a jamais quitté.
Et quoique, hélas ! sur des rives lointaines
Près de vous, mes amis, mon cœur était resté.

CHŒUR.

Enfin le voilà de retour, etc.

À la fin de cette reprise, Dubreuil fait signe aux paysans de se retirer. Catherine les conduit jusqu’à la porte du fond, et se place ensuite auprès de Dubreuil.

ARVED.

Voici donc ces lieux que je désespérais de revoir, et auxquels tant de fois j’ai cru dire un éternel adieu... et je reviens, et je suis an milieu de ceux que j’aime... mon Dieu ! que je suis heureux !

DUBREUIL et MARIE.

Et nous donc !

CATHERINE.

Ce cher enfant ! combien il a souffert !... aussi je le trouve changé.

DUBREUIL.

Il en peut dire autant de nous.

ARVED.

Non... je vous retrouve toujours les mêmes. Nous voilà encore, comme nous étions, il y a trois ans... et maintenant, il ne me semble pas que je sois parti... car rien ici n’est changé, excepté Marie, que je trouve embellie... et beaucoup.

MARIE.

Vraiment, mon cousin ?

DUBREUIL.

Que sera-ce donc, quand tu verras Malvina... c’est la beauté du pays, et nous ne manquons pas d’adorateurs... car c’est à qui me la demandera en mariage... mais moi, j’ai mes idées... des idées, dont nous parlerons... car tu restes ici quelques jours... tu en as la permission de ton colonel ?

ARVED, souriant.

Je n’en ai pas besoin... je me la suis donnée.

MARIE, avec joie.

Est-ce que tu serais devenu colonel ?

ARVED.

Mieux que cela, ma cousine...

DUBREUIL.

Général de brigade !

ARVED.

Vous l’avez dit.

DUBREUIL.

À moins de trente ans... il serait possible !... la belle chose que la guerre... j’ai un neveu qui est général !

MARIE.

Et moi, qui n’ai pas mis d’épaulettes à un seul de ses portraits.

DUBREUIL.

Toi, qui, après la bataille de Hanau, n’étais que chef d’escadron...

ARVED.

C’est que, depuis quelque temps, mon oncle, cela a été vite.

DUBREUIL.

J’entends... il y a eu de l’avancement... et monsieur Gérard, ton ami, ton lieutenant-colonel, dont tu me parlais dans toutes tes lettres ?

ARVED.

Mort dans un jour de victoire !... mort à Montmirail.

DUBREUIL.

Ah ! mon Dieu !... et ton brave colonel, qui t’avait pris en amitié, qui te traitait comme son fils ?

ARVED.

Mort à Champ-Aubert !...

DUBREUIL, secouant la tête.

Je conçois... je conçois alors que, de chef d’escadron... on devienne général en quelques mois...

Soupirant.

C’est une belle chose que la guerre, mon neveu Arved... je crois, malgré cela, que j’aime mieux le commerce... mes commis ne vont pas si vite, mais ils durent plus longtemps... Et toi-même ?... et ces blessures dont on nous avait parlé ?

ARVED.

Ce n’est rien, mon oncle... il en est d’autres plus difficiles à guérir... d’autres plus douloureuses encore pour le cœur d’un soldat... ces drapeaux étrangers, que, tant de fois, j’avais vus fuir devant nous... Allons, allons, n’y pensons plus... que cette larme soit la dernière que je donne au passé !...

DUBREUIL.

Si mon pauvre Edmond... si ton père était là !...

ARVED.

Vous le remplacerez, mon oncle... vous me tiendrez lieu de ce père que je regrette, et que je retrouve en vous... désormais, nous ne nous quitterons plus... Quand on a vu de près d’aussi grandes catastrophes, toute idée ambitieuse s’éloigne de notre âme, qui n’aspire plus qu’au repos, à la tranquillité ; et c’est ici que je les retrouverai... Mon seul désir, maintenant, est de m’établir près de vous, en famille, avec ma femme et mes enfants, que, d’avance, je chéris déjà... car tout le long de la route je m’occupais de leur bonheur... de leur avenir... et j’étais encore avec eux, quand j’ai aperçu de loin les tourelles de votre château.

DUBREUIL.

C’est un présage... et moi, j’y crois... mais va donc voir, Catherine, si ma fille est prête, et dis-lui de descendre.

ARVED.

Comment ! des cérémonies... je te sais gré, Marie, de n’en avoir pas fait pour moi.

MARIE.

Aussi je suis moins belle.

ARVED.

Oui ; mais aussi je t’ai vue plus tôt...

À Catherine.

Et Charlot, ton fils et mon frère de lait... et tous mes filleuls... car, j’étais, je crois, le parrain de tout le village.

CATHERINE.

Air : Vos maris en Palestine.

Ils n’sont pas tous à leur aise ;
La guerr’ fait tant d’malheureux...
Aussi, l’année est mauvaise ;
Et les indigents nombreux.
Les indigents sont nombreux.

MARIE.

Mais à ceux qu’en sa bienfaisance
Mon oncle n’a pu secourir,
À ceux qu’il ne peut secourir...
Je dis : « Prenez patience,
« Mon cousin va revenir. »

ARVED.

Et tu as bien fait... je t’en remercie... allons-y en semble... viens les voir.

Catherine sort.

DUBREUIL.

Un instant... nous avons à parler affaires... et d’affaires importantes... ainsi, Marie, laisse-nous.

MARIE.

Oui, mon oncle...

À part.

À peine arrivé, déjà lui parler d’affaires... ne pas lui laisser le temps d’être heureux... et à nous aussi...

DUBREUIL.

Marie...

MARIE.

Je m’en vais...

En s’éloignant, elle regarde Arved.

Adieu, mon cousin...

Sur un nouveau signe de Dubreuil.

Oui, mon oncle... je m’en vais.

 

 

Scène VIII

 

ARVED, DUBREUIL

 

DUBREUIL.

Tu te doutes bien, mon garçon, du sujet dont je veux t’entretenir ; car, entre nous, nous pouvons parler sans façon... il s’agit donc du rêve de ma vie entière, du bonheur de ma fille, que je veux te confier.

ARVED.

Je sais, mon oncle, que cette union a toujours été le désir de mon père et le vôtre... et moi-même, avec mes idées de mariage, je serais enchanté que cela pût réussir ; mais, avant tout, il faut que cela convienne à Malvina... et puis, vous le dirai-je ? j’ai toujours eu au fond du cœur un faible pour ma cousine Marie ; et, depuis que je l’ai revue, je la trouve si bonne et si gentille !

DUBREUIL.

Ne vas-tu pas te passionner d’avance, et sans voir seulement celle que je te destine ?

ARVED.

Non, mon oncle.

DUBREUIL.

Je te dirai donc, que pour Marie j’avais d’abord d’autres vues... nous avons ici un monsieur de Barentin, qui, l’année dernière, lui a fait une cour très assidue.

ARVED.

Vous en êtes bien sûr ?

DUBREUIL.

C’étaient des langueurs, des soupirs... il en était amoureux fou... au point même de m’inquiéter.

ARVED.

Et Marie ?...

DUBREUIL.

On ne sait jamais au juste ce que pensent les petites filles... je crois cependant qu’elle le voyait avec plaisir ; et comme cette année il s’occupe beaucoup plus de moi et du soin de me plaire, que de plaire à Marie... j’ai pensé qu’il avait son aveu, et qu’ils étaient d’accord.

ARVED, ému.

Ah ! vous croyez ?... alors, mon oncle, il ne faut plus penser à rien... qu’au bonheur de Marie.

DUBREUIL.

Tu entends bien que mon dessein est de l’établir, de lui donner une dot convenable ; mais avant tout, et en ma qualité d’oncle, j’ai d’abord été aux informations, ce qui était assez difficile à cause du mystère dont s’enveloppait ce monsieur de Barentin... cependant, comme il prétendait avoir servi dans les gardes d’honneur, j’ai pris des renseignements à ce sujet ; et ceux que je viens de recevoir ce matin sont très incomplets... on croit qu’il est d’une bonne famille de Rouen... qu’il avait autrefois une belle fortune qu’il a perdue... comment ?... c’est ce qu’on ignore ; car on ne sait même pas si Barentin est son véritable nom... et tout cela ne me plaît pas beaucoup.

ARVED.

Peut-être l’a-t-on calomnié.

DUBREUIL.

Et comment s’en assurer ?

ARVED, prenant la lettre.

Je m’en charge... donnez... donnez... j’ai dans un de mes régiments deux compagnies entières qui sont de la Seine-inférieure... des jeunes gens de Rouen... je vais écrire, et dans peu de temps vous aurez les renseignements les plus exacts... tout le monde se connaît en province.

DUBREUIL.

En attendant, je crois convenable de le prévenir avec égards, car je lui en dois... que nous attendons du monde, des amis à toi... enfin des phrases très polies qui lui permettent de retourner à la ville... sauf à le rappeler plus tard.

ARVED.

Certainement... et s’il est digne de ma cousine... eh bien ! mon oncle, il faudra les marier... quoique, je ne vous le cache pas, cela me fasse un peu de peine.

DUBREUIL.

Quand tu auras vu Malvina, tu n’y penseras plus... elle est si jolie... et tiens... tiens, regarde-la donc.

ARVED.

Vous avez raison, mon oncle... il est impossible d’être plus belle et plus séduisante.

DUBREUIL.

Je te le disais bien... courage, mon garçon... courage, mon gendre.

 

 

Scène IX

 

ARVED, DUBREUIL, MALVINA, entrant par la gauche

 

DUBREUIL.

Approche, approche, mon enfant... voici un beau militaire qui t’attendait avec impatience.

MALVINA.

Je suis enchantée, monsieur, de votre heureux retour... dans notre famille.

ARVED.

Monsieur !... eh ! mais, cousine, j’ai cru que tu allais... je veux dire, que vous alliez, comme ma petite Marie, me traiter sans cérémonie, et en cousin...

DUBREUIL.

Il a raison... entre cousins on s’embrasse, c’est par-là que l’on commence.

MALVINA.

Oui... quand nous étions enfants ; mais maintenant que nous sommes raisonnables... Arved, j’en suis sûre, ne tient pas plus que moi à ces vaines démonstrations.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Mon cousin, qu’ici je retrouve,
N’en a pas besoin dans ce jour ;

Lui tendant la main.

Pour croire au plaisir que j’éprouve
En le voyant parmi nous de retour.

DUBREUIL, parlant.

Une poignée de main... à la bonne heure.

Il passe à la droite d’Arved et lui dit bas.

Vois-tu, mon cher, c’est à l’anglaise.
À Londres, on s’aime, et l’on s’embrasse ainsi.

ARVED, de même.

J’aimerais mieux, je vous l’avoue ici,
Que l’on m’aimât à la française.

DUBREUIL.

Ah ça ! mon garçon, nous avons tantôt une partie de chasse, qui ne me plaisait pas beaucoup... mais te voilà, elle me convient... parce que tu nous accompagneras ; et tu verras ma fille qui est une intrépide amazone... qui n’a peur de rien... cela doit te faire plaisir à toi, à un militaire.

ARVED.

Eh mais ! je ne déteste pas les femmes qui ont peur...

MALVINA.

Quoi ! monsieur !

ARVED.

Ah ! pardon... mon ancienne franchise qui revient.

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

Il me sied mal, grave censeur,
De me permettre ici le blâme.

MALVINA.

Parlez, de grâce...

ARVED.

D’une femme
La faiblesse plaît à mon cœur.
Mais, quand son âme peu craintive
Hardiment brave le danger,
Rien ne peut nous dédommager ;
Car son courage, hélas ! nous prive
Du bonheur de la protéger.

MALVINA.

Monsieur sera-t-il des nôtres ?

ARVED.

Si cela peut vous faire plaisir... si je suis nécessaire... mais vous ne comptiez pas sur moi ; et, si vous voulez bien me le permettre, j’aime autant rester ici.

DUBREUIL.

Comment ! tu as refusé ma fille... mais c’est la première fois que cela lui arrive.

ARVED.

J’espère que ma cousine ne m’en voudra pas... j’arrive... je suis fatigué... nous avons marché toute la nuit ; et, en enfant de la maison, je vous demanderai la permission de dormir quelques heures, avant le dîner.

MALVINA.

Vous êtes le maître.

ARVED.

D’ailleurs, cousine, je crois que vous n’aurez pas beau temps pour votre chasse... le ciel est couvert... et je crains de la pluie.

MALVINA.

Vous, un militaire ! qui par état devez braver tous les éléments.

ARVED.

Oui, quand il le faut... raison de plus pour s’en priver quand il ne le faut pas.

DUBREUIL.

Il a raison ; ce n’est pas chez soi qu’il faut se gêner... ainsi, mon garçon, liberté entière, et je t’en donne l’exemple... Je vais écrire à monsieur de Barentin la lettre en question.

À Malvina.

Viens-tu, mon enfant ?

MALVINA.

Non, mon père... je reste : je tiendrai compagnie à mon cousin.

DUBREUIL.

Il serait possible !

Bas à Arved.

Jamais je ne l’ai vue aussi aimable pour personne.

Haut.

Eh bien ! mes enfants, causez ensemble.

Bas à Arved.

Cela va à merveille, j’en étais sûr.

Il entre dans l’appartement à droite.

 

 

Scène X

 

ARVED, MALVINA

 

ARVED.

Je pense bien, ma cousine, que mon refus ne vous fâche pas ; sans cela, à pied, comme à cheval, je suis prêt à suivre la chasse, toute la journée, s’il le faut.

MALVINA.

C’est inutile... car moi-même j’ai changé d’idée... je n’irai pas.

ARVED.

Vous qui disiez tout à l’heure...

MALVINA.

Oui, j’y tenais, pour m’y trouver avec vous.

ARVED.

Vraiment ?

MALVINA.

Vous n’y allez pas... vous restez... je reste aussi...

ARVED.

Que dites-vous ?... je serais assez heureux...

MALVINA.

Ne vous hâtez pas de me remercier... j’ai besoin de vous parler à vous seul, sans qu’on puisse nous interrompre... puis-je compter, mon cousin, que tantôt, pendant qu’ils seront tous à la chasse, vous m’accorderez un moment d’entretien ?

ARVED.

Moi, ma cousine... je suis à vos ordres... et, quelque soit l’objet de cette conversation, quelque demande que vous ayez à me faire... j’y souscris d’avance... je vous le jure.

MALVINA.

Vraiment ?

ARVED.

Et j’espère alors que vous quitterez avec moi ce ton froid et solennel qui me tient toujours à distance... nous avons l’air de deux partis ennemis qui se craignent et s’observent.

Air du vaudeville du Petit Courrier.

Assez longtemps, par ses méfaits,
La guerre a dévasté le monde ;
Rois et sujets, tous à la ronde
S’unissent pour vouloir la paix.
Et dans l’Europe, ainsi qu’en France,
Quand nul ne se dispute plus,
Pourquoi de la Sainte-Alliance
Les cousins seraient-ils exclus ?

MALVINA.

Cela dépendra de vous... Vous avez vu mon père ?... il vous a parlé...

ARVED.

Du seul objet qui l’occupe ; de vous, de sa fille chérie.

MALVINA.

Ainsi, vous connaissez ses projets ?

ARVED.

Oui, ma cousine... il m’en a fait part.

MALVINA.

Et qu’en dites-vous ?

ARVED.

Rien encore.

MALVINA.

Comment ! votre idée à vous ?...

ARVED.

Je n’en ai pas... j’attends les vôtres, et je crains bien qu’elles ne me soient pas favorables... Je me connais, ma cousine, je me rends justice ; et plus je vous regarde... plus je trouve de raisons pour que vous me refusiez ; mais je n’en vois aucune pour que vous doutiez de mon amitié, et j’espère que vous me traiterez du moins comme un frère et un ami.

MALVINA, s’approchant de lui.

Arved !...

ARVED.

À la bonne heure ; le premier pas est fait, et nous allons nous entendre... Voyons, ma jolie cousine... ces projets que nos pères avaient formés depuis longtemps... ce bonheur qu’ils avaient arrangé pour nous, sans nous consulter... ce mariage, enfin, ne vous plaît pas beaucoup ?

MALVINA.

Mais...

ARVED.

Il vous déplaît... je comprends... et je m’explique maintenant la froideur de votre accueil... vous redoutiez mon arrivée... vous aviez peur de moi... Ah ! je suis bien malheureux d’avoir pu vous causer un instant de crainte ou de chagrin... si j’avais pu le penser, je vous aurais crié, en arrivant : « Ma cousine, embrassez-moi et aimez-moi... je ne vous épouse pas. »

MALVINA.

Vraiment !... une telle générosité...

ARVED.

Mon Dieu ! cousine, pas de remerciements, je suis fait à ces malheurs-là, et ça ne m’étonne pas... je n’ai jamais pu être aimé... je ne suis pas né pour cela... tout ce que je puis faire, c’est de chérir les gens de tout mon cœur, de tout sacrifier au monde pour les rendre heureux ; mais pour leur plaire, pour m’en faire aimer, pour les prévenances, les soins, les attentions, en un mot, pour tout ce qui est essentiel, je n’y entends rien... il me serait plus aisé de me faire tuer pour une personne que j’aime, que de lui adresser un compliment... Vous comprenez alors qu’avec un pareil système je n’ai pas dû être étonné de votre refus... je m’y attendais ; et je cours trouver mon oncle, pour tout lui raconter.

MALVINA, le retenant.

Non... mon père... ce mariage lui tient tellement à cœur, que, quand il saura mon refus, il m’accablera de reproches... il me maudira peut-être !

ARVED.

Ô ciel !

MALVINA.

Et cependant, comment faire ?

ARVED.

Eh bien ! voyons, ma cousine, il ne faut pas vous désoler... cherchons un moyen... cherchons tous deux.

MALVINA.

Il n’y en a pas.

ARVED.

Et pourquoi donc ?... Si, par exemple, le refus venait de moi ?

MALVINA.

Que dites-vous ?

ARVED.

Ce n’est guère croyable... mais enfin.

MALVINA.

Air d’Aristippe.

Dieu ! qu’entends-je ! ô surprise extrême !
Vous, Arved, vous pourriez, hélas !
Braver un oncle qui vous aime,

Tendrement.

Pour moi, qui ne vous aime pas !

ARVED.

Ah ! de grâce, n’achevez pas.
Oui, ce mot qui me désespère
À vous servir ne fait que m’animer.
Obligeons ceux qui ne nous aiment guère,
Pour les forcer à nous aimer.

MALVINA, avec émotion.

Ah ! que je vous connaissais peu !... plus tard, Arved, plus tard vous saurez... oui, mon cousin, oui, j’ai besoin de toute votre amitié, de vos conseils... je ne vois que vous au monde à qui je puisse me confier.

ARVED, lui tendant la main.

Que dites-vous ? achevez...

MALVINA, retirant sa main, et s’éloignant de lui.

Silence !... on vient.

 

 

Scène XI

 

ARVED, MALVINA, MARIE entrant avec DUBREUIL

 

MARIE.

Oui, mon oncle, c’est un beau militaire, un lancier, qui apporte des dépêches pour le général.

MALVINA.

Le général !

MARIE, à demi-voix.

Et il y a dessus, écrit en grosses lettres : « Au général comte Dubreuil. »

MALVINA.

Le comte Dubreuil !... Comment ! ce que nous lisions ce matin ?...

MARIE.

C’était lui !... cela ne m’étonne pas.

ARVED, levant la tête.

Qu’est-ce donc ?

DUBREUIL.

Comment, mon ami, tu serais comte ?

ARVED.

Oui, mon oncle... où est le surprenant ?

DUBREUIL.

Et tu ne nous en disais rien ?

ARVED.

À quoi bon ?... ce n’était pas le comte Dubreuil qui venait vous voir... c’était votre neveu ; et je crois trop à votre amitié, pour penser qu’un titre puisse y ajouter quelque chose.

DUBREUIL.

Non certainement... parce que moi, tu me connais ; les titres, les dignités... je n’y tiens pas... mais un comte dans notre famille, c’est honorable... et puis, celle que tu épouseras sera madame la comtesse...

Regardant Malvina et Arved.

Ah ça ! mes enfants... eh bien ! qu’en dites-vous ?... j’étais sûr qu’avec le temps vous finiriez par vous entendre... aussi je ne suis pas pour brusquer les choses... mais enfin, voyons, entre nous, à quand la noce !

MARIE, à part.

Ô ciel !...

ARVED et MALVINA.

Que dites-vous ?

DUBREUIL.

Il n’y a pas ici d’étrangers, nous sommes en famille...

Air de Téniers.

Oui, tous les deux, vous vous aimez de même :
Rien ne peut plus vous séparer ;
Comblez les vœux d’un père qui vous aime,
C’est son bonheur... pourquoi le différer ?...
Lorsque l’on a passé la soixantaine,
De se presser, ma fille, on a besoin ;
Hâte-toi d’être heureuse ; à peine
Ai-je le temps d’en être le témoin.

MALVINA.

Mon père !...

DUBREUIL.

Tu baisses les yeux... tu rougis... tu l’aimes, n’est-ce pas ?

MALVINA, troublée.

Ah ! je le sens, personne, plus que lui, ne mérite d’être aimé... aussi je l’aime...

Se reprenant.

comme un ami, comme un frère.

MARIE, à part, avec étonnement.

Que cela ?

DUBREUIL.

C’est comme un époux qu’il faut le chérir.

ARVED.

Mon oncle, soumise à vos volontés, ma cousine était prête à vous obéir.

DUBREUIL.

Dis-tu vrai ?

ARVED.

C’est moi, moi seul... que des obstacles invincibles éloignent de cette alliance...

MARIE, à part.

Qu’entends-je !...

DUBREUIL.

Toi... Arved... toi, mon fils... tu me ferais un pareil chagrin... tu refuserais ma fille, l’amie de ton enfance... celle que ton père mourant t’avait destinée...

MARIE, pleurant.

Oh ! mon cousin, vous ne le pouvez pas.

ARVED.

Aussi... croyez bien... que c’est malgré moi... et que des promesses antérieures.

DUBREUIL.

Tu me trompes... oui, maintenant j’en suis sûr, tu me l’aurais dit ce matin... quand je t’ai parlé de mes projets... de cet hymen auquel tu consentais... et tu manquerais à tes promesses, à ta parole !... Non, ce n’est pas possible... tu es mon neveu... tu es un honnête homme...

MALVINA, vivement.

Il l’est toujours.

ARVED.

Que faites-vous ?

MALVINA.

Mon devoir... Que penseriez-vous de moi, mon cousin, si je souffrais que votre générosité portât atteinte à votre honneur !... Oui, mon père, c’est moi qui, pour différer cet hymen, l’avais supplié...

DUBREUIL.

Toi ?...

MALVINA.

Ne m’y obligez pas... du moins, dans ce moment, je vous en conjure.

DUBREUIL.

Non, l’instant de la faiblesse est passé, et tu l’épouseras aujourd’hui même.

ARVED.

Écoutez-moi !

DUBREUIL, passant à droite.

Je n’écoute rien... elle t’épousera... je l’entends ainsi.

ARVED.

Et moi, mon oncle, j’entends que ma cousine soit libre et maîtresse de son choix... que vous lui laissiez le temps qu’elle demande pour se décider en ma faveur, ou en faveur de tout autre... sinon, je pars, je quitte ces lieux ; vous ne me reverrez plus.

MARIE.

Ah ! que c’est bien à toi !... je te reconnais là.

MALVINA.

Mon cousin, mon ami ! quelle générosité !

DUBREUIL, à Arved.

Et toi aussi... ne vas-tu pas te fâcher ?... les voilà tous contre moi, parce que je veux les rendre heureux !...

 

 

Scène XII

 

DUBREUIL, ARVED, MARIE, MALVINA, BARENTIN, portant les châles de Malvina et de Marie, et le manteau de monsieur Dubreuil

 

BARENTIN.

Pardon de déranger un groupe de famille... voici l’heure de la chasse, et j’apportais à ces dames leurs chapeaux et leurs châles, ainsi que le manteau de monsieur Dubreuil...

DUBREUIL.

Ah ! monsieur !...

BARENTIN.

Non, vraiment, les derniers jours d’avril sont encore très froids, et nous ne voudrions pas qu’une partie de plaisir devînt pour nous un sujet d’alarmes...

Passant auprès d’Arved, qu’il salue.

J’apprends à l’instant, par Catherine, votre nouveau grade, général, dont je vous félicite, ainsi que de votre heureux retour dans vos foyers.

DUBREUIL, à Arved.

C’est monsieur de Barentin.

Marie passe à la gauche de Malvina.

MALVINA.

Un ami de la famille.

BARENTIN.

Titre honorable, que bientôt, j’espère, vous daignerez confirmer... épris de tout ce qui est noble et généreux, je suis un ami de la gloire... c’est déjà être le vôtre... malheureusement je suis obligé de vous quitter, général... de partir dès demain.

MALVINA.

Que dites-vous ?

BARENTIN.

Une lettre importante que je reçois à l’instant de Paris...

DUBREUIL, bas à Arved.

C’est la mienne.

BARENTIN.

M’empêchera de cultiver une connaissance...

DUBREUIL.

Qui était déjà bien avancée... vous, qui, à l’armée, logiez sous la même tente que le comte Dubreuil.

BARENTIN.

Comment... le comte Dubreuil !...

MARIE.

Vous nous l’avez dit.

BARENTIN.

Pardon... pardon... il y a erreur... le comte Dubreuil, dont je voulais parler, est celui qui a fait la campagne de Pologne. C’est là que je l’ai connu... et puis, dans l’armée, il y a tant de braves, que l’on peut aisément confondre... mais je crains que ces dames ne fassent attendre ; car voici toute la société qui vient les chercher.

 

 

Scène XIII

 

DUBREUIL, ARVED, MARIE, MALVINA, BARENTIN, CHASSEURS, PAYSANS et PAYSANNES

 

FINAL.

Air du Comte Ory.

Venez, suivez-moi tous.

Ensemble.

ARVED et LE CHŒUR.

Chasseurs joyeux, il faut partir.
La chasse { vous invite,
                 { nous
Au plaisir { courez     vite
               { courrons
Il ne faut pas le laisser fuir.

DUBREUIL, MARIE, BARENTIN, MALVINA.

Voici l’instant, il faut partir ;
Le plaisir fuit si vite ;
Hélas ! il fuit si vite,
Au passage il faut le saisir.

MALVINA, MARIE, BARENTIN, DUBREUIL.

Le plaisir fuit si vite,
Au passage il faut le saisir.

ARVED.

Moi, le sommeil m’invite,
Et sans façon je vais dormir.

MALVINA et LE CHŒUR.

Pour que l’on en profite,
Au passage il faut le saisir.

ARVED.

Moi, le sommeil m’invite,
Et sans façon je vais dormir.

MALVINA, MARIE, DUBREUIL.

Ne le laissons pas fuir,
Non, non, ne le laissons pas fuir.

Ensemble.

BARENTIN et LES CHASSEURS.

Il faut, il faut partir,
Il faut partir.

ARVED.

Pour moi, je vais dormir,
Je vais dormir.

Dubreuil va prendre son manteau, que Marie lui donne ; Arved parle avec les chasseurs ; Barentin et Malvina restent seuls sur le devant de la scène.

BARENTIN, bas à Malvina et à part.

Tantôt, après la chasse, il faut que je vous parle.

MALVINA, de même.

Impossible ; je ne le puis.

BARENTIN.

Il le faut.

MALVINA.

Monsieur...

BARENTIN.

Je le veux.

MALVINA.

J’obéirai.

Reprise de l’ensemble.

ARVED.

Partez, le temps se passe,
Bonne chasse,
Et retour joyeux...

Ensemble.

DUBREUIL, BARENTIN, MARIE.

Voici l’instant, il faut partir,
Le plaisir fuit si vite ;
Pour que l’on en profite,
Au passage il faut le saisir.

MALVINA.

Il faut les suivre, il faut partir,
Ah ! quel trouble m’agite !
D’effroi mon cœur palpite ;
Que faire, hélas ! que devenir !

ARVED.

Chasseurs joyeux, il faut partir,
Au plaisir courez vite ;
Moi, le sommeil m’invite,
Et sans façon je vais dormir.

LE CHŒUR.

Chasseurs joyeux, il faut partir,
La chasse nous invite,
Au plaisir courons vite ;
Il ne faut pas le laisser fuir.

Barentin donne la main à Marie, Dubreuil prend celle de Malvina ; ils sortent par le fond : Arved par la droite.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une chambre à coucher élégante : le fond est occupé par un lit. À la gauche de l’acteur, la porte d’entrée, auprès de laquelle se trouve un cabinet à porte secrète. À droite, la porte qui conduit dans l’intérieur ; une table à écrire auprès de cette porte. Au lever du rideau, Arved dort profondément sur un canapé placé auprès de la porte secrète.

 

 

Scène première

 

ARVED, dormant

 

Mon oncle, embrassons-nous encore... Malvina... Marie !... Marie... quel dommage !

Catherine entre, en ce moment, par la porte à droite.

 

 

Scène II

 

ARVED, CATHERINE

 

ARVED, se réveillant brusquement.

Qui va là ?... qui vive ?... Soldats, à vos armes... Hein ?... où suis-je ?... C’est toi, Catherine ?... pardor...

CATHERINE.

Que je suis fâchée de vous avoir éveillé !

ARVED.

Il n’y a pas de mal... Je me croyais surpris par les Autrichiens ou par les Russes... Combien donc ai-je dormi ?

CATHERINE.

Près de trois heures.

ARVED.

C’est une nuit entière... mais on repose si bien dans le château de ses pères.

Air de Partie et Revanche.

Oui, pour nous autres militaires,
Dont chaque jour menace le destin,
Il n’est que des plaisirs précaires ;
Mais aujourd’hui mon bonheur est certain,
Et je crois même au lendemain.
Dans un bon lit la nuit s’achève,
Sans qu’un houra trouble notre sommeil.
Pour les dangers, on n’en a plus qu’en rêve,
Et le bonheur nous attend au réveil.

CATHERINE.

Au moins, étiez-vous bien ?...

ARVED.

Tu me demandes cela, à moi qui, depuis longtemps, n’avais pas d’autre chambre à coucher que le bivouac... je me trouve ici dans un palais.

CATHERINE.

Dam !... c’est la plus belle chambre du château !... c’est celle qu’occupait monsieur de Barentin... et, pendant qu’ils sont à la chasse, je l’ai déménagé pour vous y installer.

ARVED.

J’en suis fâché...

CATHERINE.

Et moi, j’en suis ravie... Qui donc sera bien logé, si ce n’est le fils de la maison ?... c’est aux étrangers à lui faire place...

ARVED.

Tu aurais pu attendre... vu qu’il part demain.

CATHERINE.

Dieu soit loué ! il part... et nous voilà... on a bien raison de dire qu’un bonheur n’arrive jamais seul... aussi, j’étais venue pour vous dire... que... attendez donc... Pourquoi étais-je venue ?... ah !... d’abord, pour vous voir... car je ne peux pas m’en lasser... et puis, pour vous donner cette lettre qu’on vient d’apporter... C’est charmant... depuis que nous avons ici un officier supérieur, les estafettes et les courriers se succèdent à chaque instant... le château a l’air d’un quartier-général... sans compter qu’il faut donner à boire à tous ces gaillards-là... et que, pendant qu’ils boivent, je les fais causer de vous et de vos campagnes.

ARVED, pendant ce temps, a ouvert la lettre.

Ah ! ce sont les renseignements que j’avais demandés sur monsieur de Barentin...

Lisant.

« Mon général ;

« Nous connaissons parfaitement le jeune compatriote dont vous nous parlez... on le nommait autrefois Duhamel ; mais il est très vrai qu’il avait près de Rouen, à Barentin, une fabrique assez considérable, d’où il aura pris probablement son nouveau nom. »

S’interrompant.

C’est la mode maintenant !... et si ce n’est que cela, il n’y a pas grand mal...

Continuant la lecture de la lettre.

« C’est un excellent garçon... Son père, qui jouissait de l’estime générale, était un des premiers confiseurs de Rouen. »

CATHERINE.

Il serait possible !... lui qui nous donnait toujours à entendre qu’il était un grand seigneur déguisé à cause des événements politiques.

ARVED, lisant.

« Monsieur Duhamel le père laissa en mourant vingt-cinq à trente mille livres de rentes, qu’il avait mis quarante ans à amasser, et que son fils a mangées en quelques années, d’une manière originale... Né avec une complexion assez délicate, les médecins de Rouen ne lui avaient donné que cinq ou six ans à vivre... alors, et pour ne rien laisser après lui, il s’était imposé, pour système financier, de dépenser cent mille francs par an. Mais à mesure que sa fortune s’en allait, sa santé revenait... de sorte, qu’au bout de six ans, il s’est trouvé guéri et ruiné ; et il n’a conservé de sa maladie que son goût pour la dépense, qui, probablement, ne le quittera jamais. Forcé de partir ensuite dans les gardes d’honneur, il s’y est fort bien conduit, et était très aimé du régiment, auquel il donnait tous les jours à dîner... en un mot, mon général, c’est ce que les pères de famille appellent un mauvais sujet ; et ce que, nous autres militaires, appelons un bon enfant... Tels sont, mon général, les renseignements que nous avons l’honneur de vous faire passer à son avantage, etc. etc. etc. »

Fermant la lettre.

Ils sont jolis !... un mauvais sujet... un dissipateur... qui cherche à refaire ses affaires par un bon mariage, et qui mangerait la fortune de sa femme, comme il a mangé la sienne... du reste, cela ne me regarde pas... c’est à mon oncle d’en juger... tu lui remettras cette lettre.

CATHERINE.

Et avec plaisir ; monsieur qui ne voulait jamais me croire, quand je lui répétais... Mais, puisqu’il s’en va, je n’en dirai pas davantage... je suis trop heureuse aujourd’hui pour en vouloir à personne... Adieu, monsieur le général, adieu, mon fils Arved.

ARVED.

Adieu, ma bonne nourrice.

Catherine sort par la droite.

 

 

Scène III

 

ARVED, seul, se rejetant sur le canapé

 

Ah ! les braves gens !... quel bonheur de me trouver parmi eux !... de m’y fixer, de m’y établir... mais jusqu’à présent cela commence mal.

Air de Lantara.

Bien loin que l’hymen les engage,
Mes deux cousines, je le vois,
Malgré l’amitié du jeune âge,
Pour m’épouser ne pensent guère à moi,
Personne, hélas ! ne veut de moi.
Je ne sais pas quels destins sont les nôtres,
Et si jamais le bonheur me viendra ;
En attendant, rendons heureux les autres,
Peut-être un jour quelqu’un me le rendra.

Eh ! mais... une porte s’ouvre... une porte que je ne connaissais pas... qui peut venir ainsi dans ma chambre ?...

Reconnaissant Malvina.

Qu’ai-je vu !... Malvina !...

 

 

Scène IV

 

MALVINA, ARVED

 

MALVINA est entrée par la porte secrète du cabinet à gauche : elle va d’abord vers le fond ; puis, se retournant, elle voit Arved sur le canapé, et courant à lui, elle dit.

Êtes-vous là ?

ARVED.

Oui, ma cousine.

MALVINA, effrayée.

Dieu ! c’est Arved...

ARVED.

Est-ce que vous ne vous attendiez pas à me trouver ici ?

MALVINA, troublée.

Oh ! mon Dieu, si... je vous cherchais... je voulais vous parler.

ARVED.

En effet, il est un secret que ce matin vous aviez promis de m’apprendre.

MALVINA, tremblante.

Moi !... ah ! vous avez raison... à qui pourrais-je me confier, si ce n’est à vous, dont le cœur généreux... Ah ! mon cousin, je suis bien malheureuse !... je me suis défiée de mon père et de sa bonté !... je me suis privée de son appui, de ses conseils, de son amitié... je n’ai plus d’amis... Ah ! je me suis trompée !... vous voilà, il m’en reste un, qui me protégera, qui prendra ma défense.

ARVED.

Oui, ma cousine... oui, ma sœur, je le jure... mais quel malheur, quel chagrin a pu vous atteindre ?

MALVINA.

Oh ! je m’en vais tout vous dire... J’avais été passer l’autre hiver à Paris, chez une de mes tantes, et, dans les bals, dans les soirées où elle me conduisait, plusieurs adorateurs empressés m’offraient ces hommages qui reviennent de droit à une riche héritière, et qui me touchaient fort peu... Un jeune homme, un seul, que je rencontrais partout, et dont les regards suivaient constamment les miens, ne m’avait jamais adressé la parole... je ne connaissais de lui que son nom ; car il s’était fait présenter chez ma tante, lorsqu’une lettre que je reçois de mon père m’apprend qu’ici, à Nantes, ce même jeune homme lui a rendu, quelques semaines auparavant, un très grand service... qu’il a exposé ses jours pour lui, et qu’il a reçu une blessure en le défendant... Touchée de sa générosité, je lui en témoignai ma reconnaissance, en m’étonnant de sa discrétion à ce sujet, et de sa réserve habituelle... « Ah ! me répondit-il, vous êtes riche, je ne le suis pas ; et parmi tant d’hommages adressés à votre fortune, auriez-vous pu distinguer ceux qui ne s’adressaient qu’à vous seule ? » Et depuis ce moment, il reprit ses manières tristes et silencieuses, et se tint toujours éloigné de moi... Depuis ce moment aussi, je l’avouerai... je pensai à lui, et je m’en occupai malgré moi.

ARVED.

Eh bien ?

MALVINA.

Eh bien ! ce fut alors que je quittai Paris... Les armées ennemies avaient envahi nos frontières ; et mon père, tremblant pour sa fille, et ne voyant de salut pour moi qu’en pays étranger, me fit passer en Angleterre, dans la famille d’un de ses correspondants... Tous nos amis nous firent les plus tendres adieux, des offres de services... des protestations de dévouement... un seul ne dit rien... mais les larmes qui roulaient dans ses yeux attestaient assez sa douleur ; et, en arrivant à Londres, la première personne que je rencontrai ce fut lui.

ARVED.

Il vous avait suivie ?

MALVINA.

Oui, vraiment... il avait quitté pour moi sa patrie... il s’exilait pour partager mon exil... et, sur cette terre étrangère, nous voyant tous les jours rapprochés et unis par le malheur, comment rester insensible à la tendresse qu’il me témoignait ?... oui, je n’écoutai que cet enthousiasme, cette exaltation de la jeunesse. Je crus l’aimer... oui, je l’aimais ; quand, tout-à-coup, mon père m’écrit que le danger est passé, qu’il n’y a rien à craindre, que je peux revenir... qu’enfin il m’attend pour réaliser ses plus chères espérances, et pour m’unir à vous.

ARVED.

Grand Dieu !

MALVINA.

Vous jugez de notre surprise, de notre désespoir !... « Si vous retournez en France, me disait-il, sans être à moi, sans m’appartenir, je vous perds à jamais... qu’ici, avant votre départ, un prêtre reçoive nos serments ! » Et je résistais encore !... mais il voulait s’arracher la vie ; il voulait se tuer à mes yeux !... que vous dirai-je... je cédai à ses prières... je formai des nœuds que mon père n’a point bénis... et maintenant je suis à lui... je suis sa femme.

ARVED.

Vous, mariée !... Ah ! ma cousine !... mais ce n’est pas à vous qu’on doit faire des reproches... c’est à lui... et il ne peut les expier maintenant qu’en consacrant sa vie entière à vous rendre heureuse.

MALVINA.

Heureuse !... je le suis, Arved, je le suis... si on peut l’être, quand on craint les regards et les reproches d’un père.

Air de la romance de Benjamin, dans Joseph.

Oui, je serais moins misérable,
S’il me punissait de mes torts ;
Mais les bontés dont il m’accable
Redoublent encor mes remords.
Craignant les caresses d’un père,
Je les évite, et souvent j’ai rougi
D’usurper l’amour de celui
Dont je mérite la colère.

ARVED.

Pourquoi alors ne pas lui avouer !... le choix que vous avez fait serait-il donc ?...

MALVINA.

Digne de lui, à tous les égards... de la naissance, un nom honorable... Son seul tort, je vous l’ai dit, c’est d’être sans fortune.

ARVED.

Ah ! n’est-ce que cela ?... ce n’en est pas un à mes yeux... et je brûle de lui offrir mon amitié... parlez, où est-il ?

MALVINA.

Taisez-vous... le voici...

ARVED, apercevant Barentin.

Grand Dieu !

 

 

Scène V

 

MALVINA, ARVED, BARENTIN entrant par la gauche

 

BARENTIN.

Mille pardons de déranger un tête-à-tête... je suis vraiment désolé...

ARVED.

C’est moi, monsieur, qui ai des excuses à vous faire de ce qu’on s’est permis de vous déranger, et de me donner un appartement qui était le vôtre.

Bas à Malvina.

Adieu, cousine ; adieu, je vous laisse... plus tard, nous nous reverrons... Ah ! Malvina !...

Il s’éloigne en jetant un regard sur Malvina, et sort par la porte à gauche.

 

 

Scène VI

 

BARENTIN, MALVINA

 

BARENTIN.

À qui en a-t-il donc, monsieur le général ?... Je ne révoque point en doute son mérite ; mais je sais qu’entre autres talents, il a celui de me déplaire souverainement.

MALVINA.

Que dites-vous ?

BARENTIN.

Vous étiez autrefois de mon avis... vous en avez changé, je ne sais pas pourquoi ; mais je me défie de ce cousin.

MALVINA.

Lui, le plus généreux des hommes !

BARENTIN.

Précisément... je me défie, chère amie, de l’affection soudaine que vous avez pour lui.

MALVINA, troublée.

Moi !... qui peut vous faire croire ?...

BARENTIN.

Pardon... quand on aime bien, quand on aime réellement, la jalousie est si naturelle... mais enfin, puisque j’ai le bonheur de vous trouver seule, parlons un peu raison.

S’asseyant dans le fauteuil, pendant que Malvina reste debout à côté de lui.

Je suis rompu... cette partie de chasse était si fatigante et si ennuyeuse, et puis ces petits soins, ces attentions continuelles auxquelles je me suis astreint pour tout le monde... jusqu’à cette petite Marie, votre cousine, à laquelle il faut, de temps en temps, faire la cour, pour détourner les soupçons... tout cela, chère amie, est terrible, surtout pour un homme marié... et je n’y tiens plus.

MALVINA.

Autrefois, cela vous coûtait si peu !

BARENTIN, qui est toujours dans le fauteuil.

Vous l’exigiez, cela me suffisait... mais cela me coûtait beaucoup ; car, avant tout, la franchise ; et c’est pour cela que la position n’est pas tenable, et offre même des inconvénients auxquels vous ne pensez pas...

Il se lève.

Ainsi, aujourd’hui même, il faut tout déclarer à votre père.

MALVINA.

Moi ! un pareil aveu !... plutôt mourir.

BARENTIN.

Ce sont des idées... on ne meurt pas... on ne meurt jamais... pour des affaires de famille... cela finit toujours par s’arranger... tandis qu’en gardant le silence... demain je pars, et alors que faire ?... quel parti prendrez-vous ?

MALVINA.

Celui de vous suivre, monsieur ; c’est mon devoir maintenant... je quitterai, avec vous, la maison paternelle ! ma patrie, s’il le faut...

BARENTIN.

Une fuite... c’est très bien... c’est très agréable, et je vous en remercie... mais à quoi cela nous mènera-t-il ?... en pays étranger, comme ailleurs, on est bien près du ridicule quand on n’a rien... et nous en sommes-là.

MALVINA.

Eh ! monsieur, qu’importe ?

BARENTIN.

Il importe beaucoup... il ne s’agit pas ici de romanesque... il s’agit de ménage ; et, en ménage, chère amie, il faut du positif.

MALVINA.

Ce n’est pas là, monsieur, ce que vous disiez autrefois, quand vous méprisiez les richesses, quand vous vouliez vous ensevelir avec moi dans un désert.

BARENTIN.

Autrefois, certainement j’avais raison de le dire, et je le dirais encore, car je le pense toujours... quand on s’aime bien, on peut s’aimer partout, dans un désert comme ailleurs... mais s’il y a moyen de s’adorer ailleurs... chez soi, par exemple, dans un bon hôtel, avec cinquante mille livres de rentes... où est le mal ? Soyez persuadée, chère amie, que cet amour-là est aussi réel, aussi durable qu’un autre... peut-être davantage.

Air : les Postillons.

Je ne conçois, je n’entends l’existence,
Qu’en la parant des roses du plaisir...
Mais dans les maux, les travaux, la souffrance,
Passer ses jours !... plutôt mourir.
Je n’y tiens pas, je suis prêt à partir.
La vie en soi n’est qu’un ennui, ma chère ;
Et si de vivre on veut se consoler,
Il faut alors vivre millionnaire,
Ou ne pas s’en mêler.

Et songez bien que ce que j’en dis, c’est pour vous... pour votre bonheur avant tout...

MALVINA.

Eh bien ! s’il en est ainsi, je vous avouerai que je viens de confier notre secret à mon cousin Arved.

BARENTIN,

À lui ! et sans m’en prévenir.

MALVINA.

Lui seul peut nous servir... nous défendre auprès de mon père.

BARENTIN.

Et je vous déclare, moi, que je ne veux rien lui devoir... que nous n’avons pas besoin de ses services... j’ajouterai même que vos tête-à-tête avec lui me déplaisent au dernier point, et que vous me ferez le plaisir de ne plus lui parler, si c’est possible.

MALVINA.

Lui !... mon plus proche parent !... le seul ami qui me reste !... le seul qui prenne notre défense... et dont le généreux dévouement...

BARENTIN.

Raison de plus.

À part.

Avec une imagination comme la sienne...

Haut.

Enfin, je l’entends ainsi, je le veux.

MALVINA.

Encore !... Ah ! monsieur, vous, qui autrefois... soumis à mes moindres volontés...

BARENTIN...

Autrefois, chère amie, autrefois, et maintenant, c’est toujours la même chose... dans un ménage bien uni, il n’y a jamais qu’une volonté... que ce soit la vôtre ou la mienne, peu importe...

Passant à la gauche de Malvina.

Eh mais ! Dieu me pardonne, je crois que vous pleurez.

MALVINA.

Moi, monsieur !... non... je n’en ai pas le droit.

BARENTIN, à part.

Allons, encore des brouilles, des raccommodements ; c’est ce qu’il y a de plus terrible au monde...

Haut.

Je conviens que j’ai peut-être eu tort... Malvina, chère amie, pardonne-moi, je t’en supplie,

La baisant sur le front.

Et que tout soit oublié.

DUBREUIL, en dedans.

Il doit être chez lui...

MALVINA, s’éloignant.

On vient... Dieu ! c’est mon père !

Barentin entre dans le cabinet à gauche.

 

 

Scène VII

 

BARENTIN, MALVINA, DUBREUIL, entrant par la droite

 

DUBREUIL, tenant à la main une lettre ouverte qu’il referme ; à Malvina.

Ah ! te voilà ici ?...

MALVINA.

Oui, mon père... j’étais venue pour savoir... pour m’informer...

DUBREUIL.

C’est bien, mon enfant... c’est très bien... il faut que des maîtres de maison veillent à ce que rien ne manque à leurs hôtes... c’est pour cela que je venais... et, en même temps, pour causer avec Arved d’une lettre qu’il vient de m’envoyer par Catherine... Je l’attendrai ici... que je ne te retienne pas... va au salon, où nous attendons ce soir un grand monde ; car nous avons un bal pour célébrer le retour de mon neveu... et ce bal-là, je l’espère, ne sera que le prélude de celui de tes noces.

Pendant qu’il va s’asseoir près de la table à droite, Barentin sort doucement du cabinet à gauche.

BARENTIN, bas à Malvina.

Vous voyez qu’il n’y a pas de temps à perdre... parlez lui, c’est le moment...

Il sort par la porte à gauche.

MALVINA, timidement.

Mon père... j’aurais voulu vous dire... vous demander... mais je ne sais... je n’ose...

DUBREUIL.

C’est donc un secret...

MALVINA, tremblant.

Oui, mon père.

DUBREUIL, souriant.

Voyons, mon enfant ; voyons ce que c’est... eh bien ! te voilà toute tremblante ; c’est donc bien terrible ?

Air de Colalto.

Tous tes chagrins, tous tes secrets,
Sont les miens ; va, crois-moi, ma chère ;
Le malheur n’atteindra jamais
L’enfant qui cherche abri dans les bras de son père.
Ta confiance est, hélas ! mon seul bien,
Et d’un vieillard exauçant la prière,
Ce que tu fais pour le bonheur d’un père,
Le ciel le fera pour le tien.

Allons, dis toujours... eh bien ? qui est-ce qui vient là ? Marie... et monsieur de Barentin...

 

 

Scène VIII

 

MALVINA, DUBREUIL, MARIE, entrant par la droite, BARENTIN, entrant par la gauche

 

DUBREUIL, à Marie.

Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

MARIE, tristement.

Je venais vous avertir...

DUBREUIL.

Eh mais ! tu as les yeux rouges.

MARIE, les essuyant vivement.

Moi, mon oncle, au contraire... je venais vous avertir que voilà du monde qui arrive au salon.

BARENTIN.

C’est pour cela aussi que je venais...

MARIE,

Et puis votre premier commis qui attend vos ordres pour partir.

DUBREUIL.

C’est vrai ; mais plus tard, car cette petite fille vient nous déranger au moment le plus intéressant... quand j’allais apprendre un secret que ma fille a déjà assez de peine à m’avouer.

MARIE.

Si ce n’est que cela, mon oncle, je crois que je connais ce secret.

MALVINA et BARENTIN.

Ô ciel !

MARIE.

Et je puis lui éviter la peine de vous le dire.

À Malvina.

Aussi bien, cousine, c’est te rendre service.

MALVINA.

Je me meurs !

DUBREUIL.

Eh bien donc !... parle vite.

MARIE.

Eh bien ! mon oncle... c’est que Malvina, qui ce matin vous avait résisté, qui s’était opposée à vos volontés... ne sait comment faire pour vous avouer qu’elle aime mon cousin Arved.

MALVINA.

Que dis-tu ?

BARENTIN, à part.

Qu’entends-je !

DUBREUIL, embrassant Malvina.

Mon enfant ! ma chère enfant !... c’est là ce secret que tu craignais de m’avouer... ce secret qui me comble de joie.

MALVINA, à Barentin.

Non, monsieur ;

À Dubreuil.

non, mon père, me la croyez pas ; elle s’abuse elle-même.

MARIE, tristement.

Oh ! je le sais... je l’ai vu... j’en ai la preuve.

DUBREUIL, avec joie.

C’est cela ; nous la tenons !... nous en avons des preuves... tu en as, n’est-il pas vrai ?

MARIE.

Oui... tout à l’heure, en revenant de la chasse, elle est entrée au salon, et, sans s’apercevoir seulement que j’y étais, elle a regardé le portrait d’Arved, avec une expression... et en portant la main là !... Si ce ne sont pas des preuves...

MALVINA.

De mon amitié pour lui.

DUBREUIL.

À d’autres.

À Barentin.

Nous n’en croyons pas un mot, n’est-il pas vrai ? et maintenant, tu auras beau dire et beau faire...

Se retournant, et voyant Arved qui entre.

 

 

Scène IX

 

MARIE, DUBREUIL, ARVED, en uniforme élégant, entrant par la droite, MALVINA, BARENTIN

 

DUBREUIL.

Viens, mon garçon, viens... j’ai de bonnes nouvelles à t’apprendre...

À Barentin.

Vous, en attendant, daignez, mon cher ami, me remplacer un instant au salon.

BARENTIN.

Si toutefois cela est possible ; je l’essaierai, monsieur.

Bas à Malvina.

Il faut parler, ou je vais croire que cette petite fille a dit vrai.

Il sort.

DUBREUIL, à Arved.

Je voulais donc te dire...

MARIE.

Mon oncle... et votre premier commis...

DUBREUIL.

C’est vrai... car il faut la renvoyer aussi.

Il se met à la table et écrit.

MARIE, à part.

Allons... tout est fini... qu’ils soient heureux !... et pourvu que je n’en sois pas témoin...

Passant près d’Arved.

Mon cousin, moi, qui ne vous ai jamais rien demandé, j’attends de vous une grâce ; daignez parler pour moi à mon oncle.

Pendant le reste de cette scène, Malvina, debout et appuyée sur le dos du canapé, paraît plongée dans le plus profond chagrin.

ARVED.

Comment, et elle aussi !

MARIE.

Je venais tout à l’heure le prier de me laisser quitter ce château, de me laisser aller à Paris, dans une pension, pour un an seulement.

ARVED.

Comment, Marie, tu veux t’éloigner ?... tu veux partir quand j’arrive.

MARIE.

Oui, mon cousin, je le veux... et comme mon oncle ne le voudra peut-être pas... je vous supplie de l’y déterminer.

ARVED.

Ah ! j’étais loin de m’attendre... moi, qui espérais au contraire... mais tu le veux, je lui en parlerai ; et plus tard, nous verrons.

MARIE.

Non, mon cousin... tout de suite.

DUBREUIL, lui donnant le papier sur lequel il vient d’écrire.

Marie...

MARIE.

Oui, mon oncle :

À Arved.

tout de suite ; et je vais revenir dans l’instant pour savoir sa réponse.

Elle sort par la porte à droite.

 

 

Scène X

 

DUBREUIL, assis près de la table à gauche, et lisant la lettre qu’il tenait en entrant, ARVED, MALVINA

 

MALVINA, s’approchant d’Arved, et à voix basse.

Tout est perdu : il croit que je vous aime et veut nous marier... c’est fait de moi.

ARVED.

Du courage... je viens à votre secours.

MALVINA, de même.

Il faut tout déclarer.

ARVED.

Oui... mais je le vois si heureux, que je ne sais comment le préparer à une nouvelle qui peut lui donner le coup de la mort.

DUBREUIL, d’un air riant.

Eh bien ! mon cher ami, je n’ai pas voulu te troubler dans ta conférence avec Marie ; car il paraît que vous avez aussi des secrets ensemble.

ARVED.

Oui... oui, mon oncle.

DUBREUIL, de même.

Qui, peut-être, ont rapport à cette lettre que tu m’as envoyée par Catherine ; que je relisais là avec attention... Eh mais ! tu parais inquiet, embarrassé.

ARVED.

Je le suis en effet ; car Malvina et moi sommes chargés tous les deux d’implorer votre bonté, votre clémence en faveur d’une personne qui fut bien coupable sans doute...

MALVINA.

Oh oui ! plus coupable que je ne peux le dire.

DUBREUIL, passant entre eux deux.

Eh mais ! mes enfants, qu’est-ce que c’est donc ?... voilà que vous m’effrayez... et ce que Marie te disait tout à l’heure... est-ce que ce serait d’elle qu’il s’agirait ?

ARVED, hésitant.

Mais... peut-être bien.

MALVINA.

Que dites-vous ?

ARVED, faisant signe à Malvina.

Silence...

Haut.

Vous me parliez ce matin de ma cousine Marie, et des seins que, l’année dernière, que cette année encore, monsieur de Barentin avait l’air de lui rendre ?

DUBREUIL.

C’est vrai.

ARVED.

Eh bien ! que diriez-vous si... si elle l’aimait ?

DUBREUIL.

Ce que je dirais... je dirais : tant pis pour elle... parce qu’elle ne l’épousera pas... parce que jamais je ne consentirai à ce mariage.

ARVED.

Et si, prévoyant vos refus, et n’osant braver votre colère... si, en un mot, sa jeunesse, son inexpérience...

DUBREUIL.

Que dis-tu ?

ARVED.

Si elle s’était engagée à lui par des nœuds solennels...

DUBREUIL.

Ce n’est pas possible... vous vous abusez.

ARVED.

Non, mon oncle... c’est la vérité ; ils sont unis... mariés secrètement.

DUBREUIL, furieux.

Un mariage secret !

MALVINA, suppliant.

Mon père.

DUBREUIL.

Non, tu essaierais en vain de la défendre... nos lois ne reconnaissent pas de pareils mariages... il est nul... il sera rompu... j’en ai le droit.

ARVED.

Je le sais... mais vous ne voudrez pas en user... pour son honneur, pour celui de votre famille... car enfin, mon oncle, elle est à lui... elle lui appartient... elle est sa femme.

DUBREUIL.

Il est donc vrai ?

ARVED.

Et vous ne voudriez pas réduire au désespoir une personne que vous aimez, que nous aimons tous... quand, d’un seul mot, vous pouvez la rendre heureuse.

DUBREUIL.

Heureuse !... mais, c’est ce qui te trompe... elle ne le sera jamais.

MALVINA.

Que dites-vous ?

DUBREUIL.

Quand cette passion qui l’aveugle, quand ses premières illusions seront dissipées, et ce ne sera pas long, elle pleurera elle-même sur son imprudence, et se repentira du choix qu’elle a fait.

MALVINA.

Et pourquoi donc ?... À la fortune près, que pourrait on y blâmer ? n’est-il pas d’une honnête naissance ?... d’une famille distinguée ?

DUBREUIL.

Oui... le fils d’un confiseur.

MALVINA.

Ô ciel ! ce n’est pas possible.

DUBREUIL, montrant la lettre qu’il tient.

J’ai là ses titres et ses parchemins.

ARVED.

Eh ! qu’importe... le fils d’un honnête négociant n’en vaut-il pas bien un autre ?... et après tout, mon oncle... qui sommes-nous ?... n’est-ce pas aussi dans le commerce que notre famille s’est enrichie ?

DUBREUIL.

Oui... mais moi j’en suis fier... je m’en vante...

Air : Vaudeville de Partie carrée.

De père en fils, quand on a l’avantage
Et l’honneur d’être commerçant,
On ne va pas, d’un noble personnage,
Prendre le nom et le déguisement !
Oui, quelqu’état que le sort nous désigne,
On en est fier, alors qu’on l’ennoblit ;
Mais je me dis qu’on n’en est jamais digne
Sitôt qu’on en rougit.

Et ces grands malheurs, ces persécutions dont il se vantait... Lui ! persécuté !... et par qui ? par ses créanciers.

MALVINA.

Grands Dieux !

DUBREUIL.

Un prodigue ! un dissipateur ! un mauvais sujet !

ARVED, voulant l’arrêter.

Mon oncle... je vous en supplie.

MALVINA.

Mon père !...

DUBREUIL, à Malvina.

Oui, ma chère enfant, c’est comme je te le dis, j’en ai les preuves !... et voilà pourtant comme, avec de grandes phrases et une feinte passion, une jeune personne se laisse séduire... Ô jeunesse imprudente !... quand vos parents, quand un père lui-même, malgré toutes les recherches, toutes les précautions, tous les soins de la tendresse la plus vive, peut encore se tromper sur le choix d’un gendre... vous, n’écoutant que les rêves de votre imagination, vous jouez ainsi au hasard votre bonheur et l’espoir de votre vie entière.

ARVED, cherchant toujours à l’arrêter.

Mon oncle !... quels que soient ses torts, me refuserez-vous la première grâce que je vous demande ?

DUBREUIL.

Tu le veux, mon fils... puis-je rien refuser à toi... à ma fille... à vous qui êtes mes enfants !... vous, qui devez faire ma joie et ma consolation.

ARVED.

Grand Dieu !

DUBREUIL.

Parle, mon ami... guide-moi... dis-moi ce qu’il faut faire... je suivrai tes conseils...

ARVED.

Eh bien !... à votre place, j’écrirais d’abord à monsieur de Barentin.

DUBREUIL.

Lui écrire !...

Se mettant à la table à droite.

M’y voici... dicte toi-même ; j’écris.

ARVED, dictant.

« Monsieur, vous avez de grands torts envers moi... je vous les pardonne. »

DUBREUIL.

Lui pardonner !

MALVINA, suppliant.

Mon père...

DUBREUIL.

Allons, tu le veux aussi... le mot est écrit.

ARVED, dictant.

« Je vous les pardonne, si vous rendez heureuse celle à qui votre sort est uni... »

DUBREUIL...

Après ?

ARVED.

Voilà tout.

Regardant Malvina.

N’est-il pas vrai ?

DUBREUIL.

Et je signe : « Votre oncle. »

ARVED, l’arrêtant.

Non... je ne signerais pas ce mot-là.

DUBREUIL.

Et pourquoi ?

ARVED.

Ah ! c’est que... Silence... c’est Marie.

MALVINA, à part.

C’est fait de moi.

ARVED, à Dubreuil, qui s’avance vers Marie, et qu’il s’efforce d’arrêter.

Ne lui parlez pas encore... que, devant elle, il ne soit question de rien, je vous en conjure.

DUBREUIL.

Pour quelles raisons ?

ARVED,

Vous le saurez... venez, passons dans votre cabinet.

Il va à Marie ; Malvina passe auprès de son père.

 

 

Scène XI

 

DUBREUIL, ARVED, MALVINA, MARIE, entrant par la gauche

 

MARIE, timidement.

Eh ! bien, mon cousin ?... consent-il ?

ARVED, à demi-voix.

Oui... mais silence.

DUBREUIL, regardant Marie avec colère.

Et elle ose se présenter devant moi !

MARIE.

Qu’y a-t-il donc ?... quel regard sévère ?

DUBREUIL.

Oui, mademoiselle !

ARVED, lui faisant signe de se modérer.

Mon oncle...

DUBREUIL.

Je me tairai, je l’ai promis ; et je vais t’attendre... tu viens, n’est-il pas vrai ?

Il sort en regardant toujours Marie.

ARVED.

Oui, mon oncle... je vous suis.

Malvina suit des yeux son père qui s’éloigne ; quand il a disparu, elle va se jeter aux genoux d’Arved dont elle baise les mains. Arved voulant la retenir.

Ma cousine, y pensez-vous ? je n’ai rien fait encore... mais bientôt, je l’espère...

La relevant, et l’embrassant.

Du courage !... du courage, et attendez nous.

Il sort par la même porte que Dubreuil.

 

 

Scène XII

 

MALVINA, MARIE

 

MARIE.

Que se passe-t-il donc ?

MALVINA, sans la regarder.

Bientôt tu le sauras.

MARIE.

Et dites-moi, ma cousine, pourquoi, en s’en allant, mon oncle avait-il l’air si en colère contre moi ? est-ce que tout à l’heure ?... Mais vous ne m’écoutez pas.

MALVINA, regardant vers la droite.

Si vraiment.

MARIE.

Il a donc été bien fâché, quand mon cousin lui a dit que je voulais partir ?

MALVINA.

Comment ! tu nous quittes ?... tu t’éloignes ?

MARIE.

Vous le savez bien, puisque vous étiez là.

MALVINA.

Oui, c’est vrai... j’étais là... mais pour quelle raison ?... surtout dans un pareil moment ?

MARIE.

Oui... au moment où vous allez épouser Arved.

MALVINA, à part.

Ô ciel !

MARIE.

Au moment de votre bonheur, ce n’est pas bien à moi, je le sais... vous qui m’avez toujours traitée comme une sœur... mais, voyez-vous, ma cousine, il le faut... je ne pourrais pas rester ici... j’en mourrais.

MALVINA.

Que dis-tu ?... et toi aussi, tu souffres... tu es malheureuse.

MARIE.

Ah ! plus que je ne puis vous le dire... mais j’aurai de la force, du courage... Cela se passera... pourvu que je m’en aille, et que je ne voie pas ce mariage.

MALVINA.

Qu’ai-je entendu ?... ce trouble, ces larmes... Arved... tu l’aimerais ?

MARIE.

Moi !... qui vous l’a dit ?

MALVINA.

Oui... tu l’aimes... et j’en suis sûre...

À part.

Ô mon Dieu ! qu’est-ce que j’éprouve là ? il ne me manquait plus que ce dernier tourment.

Haut.

Aime-le, Marie, aime-le... c’est le meilleur, le plus généreux des hommes... un pareil amour ne te condamne ni aux regrets ni aux remords.

S’arrêtant avec effroi, et lui faisant signe de la main.

Tais-toi.

MARIE.

Qu’avez-vous donc ?... pourquoi tremblez-vous ?

MALVINA.

C’est mon père !... je l’entends... Va-t’en... va-t’en.

Marie, effrayée, s’enfuit.

Que je sois seule au moins à subir mon arrêt.

 

 

Scène XIII

 

DUBREUIL, MALVINA

 

Dubreuil est pâle et défait ; il s’approche lentement de Malvina, qui, sans prononcer une seule parole, joint les mains, et tombe à ses genoux.

DUBREUIL, froidement, parlant avec effort.

Je sais tout ; et si je n’avais écouté que ma juste colère... Mais Arved, mais mon fils... car lui seul est maintenant mon fils... il a prié pour toi... et lui, qui n’est pas coupable, il a, comme toi, embrassé mes genoux... enfin, il m’a menacé, si je ne te pardonnais pas, de m’abandonner aussi... et je n’ai pas voulu renoncer à un fils que j’aime, pour un enfant ingrat que je n’aime pl...

MALVINA.

Mon père...

DUBREUIL, la relevant.

Ah ! malgré moi, je t’aime encore... et je n’ai plus que la force de te plaindre... Quel sort tu t’es préparé, ma fille !

MALVINA.

Je le supporterai sans me plaindre, sans murmurer... et mon courage peut-être me rendra votre estime... mais lui, du moins... lui pardonnerez-vous aussi ?

DUBREUIL.

Je voulais le bannir, le chasser de ces lieux ; mais Arved a encore prié pour lui... et quant à la fortune, quant à l’avancement de ce... de ton mari... ce n’est pas moi, c’est lui qui s’en charge.

MALVINA.

Arved !... ô mon appui... ô mon Dieu tutélaire !

DUBREUIL.

Oui... voilà celui que tu as repoussé, que tu as dédaigné... Malheureuse enfant !je t’avais donné le meilleur des amis et des époux... le modèle de toutes les vertus !

MALVINA.

Ah ! ne m’accablez pas, car, dussé-je en mourir de honte, vous connaîtrez toute l’étendue de mes maux.

À voix basse.

Je l’aime, mon père, je l’aime de toutes les forces de mon âme !

DUBREUIL.

Tu l’aimes !... Ah ! le ciel est juste !... il te punit de ta désobéissance par le malheur de ta vie.

 

 

Scène XIV

 

DUBREUIL, MALVINA, CATHERINE et MARIE, entrant par la gauche

 

MARIE.

Ah ! mon Dieu ! mon oncle... qu’est-ce que cela signifie ! et quel est ce bruit qui se répand dans tout le château !

CATHERINE.

On dit que mademoiselle Malvina est mariée.

MARIE.

Et que ce n’est point à mon cousin Arved.

CATHERINE.

Où donc alors est ce nouvel époux ?... et quel est-il ?

 

 

Scène XV

 

DUBREUIL, MALVINA, CATHERINE, MARIE, ARVED

 

ARVED.

Monsieur de Barentin.

CATHERINE.

Grand Dieu !

MARIE.

Monsieur de Barentin ?

ARVED.

Lui-même, que des considérations particulières avaient forcé jusqu’ici à cacher ce mariage,

Bas à Dubreuil.

et qui, malgré le pardon que je lui ai promis en votre nom, n’ose encore se présenter devant vous.

MARIE, à Malvina, à demi-voix.

Oh ! ma cousine, que je suis fâchée maintenant de partir.

MALVINA, de même.

Sois tranquille... tu ne partiras pas.

DUBREUIL, à Malvina.

Je veux croire, comme me l’a assuré mon neveu, que monsieur de Barentin ne t’a épousée que par amour, et sans penser à ma fortune ?

MALVINA.

Ah ! je vous l’atteste.

DUBREUIL.

C’est à sa conduite à me le prouver, et à mériter ce qu’un jour peut-être je ferai pour ma fille.

ARVED, passant entre Dubreuil et Malvina.

Il a déjà commencé à se rendre digne de vous... Il a accepté la sous-lieutenance que je lui ai proposée... Nous marcherons ensemble désormais dans la même carrière... nous la parcourrons avec honneur : et quant aux torts de sa jeunesse... c’est sur le champ de bataille qu’il saura les réparer.

Dubreuil va s’asseoir auprès de la table.

MALVINA.

Ah ! mon cousin !... je ne sais comment vous remercier, et je n’ai plus qu’un moyen de vous prouver ma reconnaissance, en m’occupant aussi de votre bonheur... Les vœux de votre père et du mien étaient de resserrer encore tous nos liens de famille... que cet espoir que j’ai déçu soit par vous réalisé... et que ma cousine Marie, que vous aimiez dès l’enfance...

ARVED.

Ah ! ce fut le rêve de mes jeunes années !... ce fut toujours mon unique pensée !... mon oncle vous le dira.

MARIE.

Ô ciel !

ARVED.

Mais je ne suis pas heureux, ma cousine, dans mes projets, ni dans mes amours... Marie veut s’éloigner... elle veut quitter ces lieux, au moment où j’arrive.

MALVINA.

Vous croyez ? et moi j’ai idée que, si vous la priez de rester...

ARVED, passant près de Marie.

Serait-il vrai !... Marie, ma cousine, toi que j’ai toujours regardée comme la compagne de ma vie... veux-tu combler mes plus chères espérances ?

MARIE, hors d’elle-même, et regardant Catherine.

Moi !

ARVED.

Oui, veux-tu accepter et mon cœur et ma main ?

MARIE, à part.

Ah ! j’en mourrai de joie !

ARVED, à Malvina.

Vous voyez... elle hésite.

MARIE, vivement.

Non, mon cousin, non, j’accepte.

ARVED.

Il serait possible ! toi, du moins, tu ne m’as donc pas repoussé ! tu veux bien de mon amour : Ah ! j’emploierai ma vie entière à t’en remercier, à prévenir tous tes vœux, à embellir ces jours que tu veux bien me consacrer.

CATHERINE, à demi-voix.

Et moi je ne puis souffrir son erreur... je veux qu’il sache à quel point il est aimé.

MARIE, de même.

Tais-toi donc... je le lui dirai bien moi-même.

On entend au dehors un prélude de contredanse.

DUBREUIL.

Entendez-vous ?... c’est ce bal... c’est tout ce monde que j’avais invité pour un autre motif... Allons leur présenter les nouveaux mariés... et tous mes enfants...

Il passe entre Arved et Marie qu’il presse dans ses bras, et tend la main à Malvina qui est à sa droite.

car tu es toujours mon fils, n’est-il pas vrai ?

ARVED, le serrant dans ses bras.

Oui, toujours.

DUBREUIL, essuyant une larme.

Ah ! c’est égal... ce n’est pas la même chose... Allons, n’y pensons plus... Venez tous.

Ils vont pour sortir.

MALVINA, seule, à gauche, la main appuyée sur le dos du canapé, et regardant Arved qui s’éloigne.

Ah ! je l’aimerai toute ma vie !...

La contredanse reprend plus fort.

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