Madelon Friquet (Micjel-Nicolas Balisson de ROUGEMONT - Charles DUPEUTY)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Musique nouvelle de M. Ch. Tolbecque.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Variétés, le 1er octobre 1835.

 

Personnages

 

LE PRINCE DE SOUBISE

LE COMTE DE LAPERRIÈRE, colonel du régiment de Picardie

PHILIDOR, répétiteur de la danse à l’Opéra

TRANQUILLE, ouvrier chapelier

MADAME POITEVIN, propriétaire de l’hôtel de la reine de Suède

MADELON FRIQUET, sa nièce

MADAME GUIMARD, danseuse de l’Opéra

BABIOLE, servante de l’hôtel

UN LAQUAIS de Laperrière

 

La scène se passe en 1760.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une salle basse de l’hôtel de la reine de Suède. Un cabinet, à droite du spectateur, ayant une croisée sur le public ; une table à repasser à gauche. Des fers sur un réchaud. Du linge sur une chaise, etc... etc.

 

 

Scène première

 

MADAME POITEVIN, BABIOLE

 

Au lever du rideau, Babiole est occupée à plier du linge sur une table.

MADAME POITEVIN, entrant.

Eh bien, Madelon n’est pas encore rentrée.

BABIOLE.

Non, madame Poitevin...

MADAME POITEVIN.

Je sais mon nom, mademoiselle Babiole, et vous n’avez aucun besoin de me le répéter incessamment ; c’est très inconvénient.

BABIOLE.

Ça suffit, madame Poitevin.

MADAME POITEVIN.

Vous êtes une sotte en trois lettres...

BABIOLE.

Mademoiselle Madelon en sortant, a dit qu’elle rentrerait dans un quart-d’heure ; elle ne peut tarder, car voilà une demi-heure qu’elle est en dehors.

MADAME POITEVIN.

C’est bien disgracieux... en attendant, le linge est là, les bras croisés, sans être repassé, et le feu se consomme.

BABIOLE.

Ah ! elle n’est pas embarrassée, pour regagner le temps perdu, celle-là...

MADAME POITEVIN.

Je sais qu’elle est très vil ! la pauvre orpheline, quand défunt ma sœur la veufe Friquet me la confia en mourant, elle n’avait que les yeux pour pleurère... mais, Dieu merci, l’hôtel de la Reine de Suède dont je suis propiétaire, est une bonne hôtel... ma sœur s’est dit, à l’oreille : Madame Poitevin est une femme cossue... qui a de la vertu el qui connaît sa langue française sur le bout de son doigt... Madelon sera heureuse avec elle, si elle s’en sarge, et je m’en suis sargée.

BADIOLE.

Je crois que la voilà qui rentre, madame Poitevin.

MADAME POITEVIN.

Si vous continuez, Babiole, voire congé ne tiendra qu’à un fil...

 

 

Scène II

 

MADAME POITEVIN, BABIOLE, MADELON

 

MADELON, entrant.

Air connu.

Je suis Madelon Friquet,
Et je me moque
Qu’on se choque...
Je suis Madelon Friquet,
Et je me moque
Du caquet.

À moi chansons,
Jolis garçons,
Fi des bégueules
Toujours seules ;
On n’a pas longtemps
Vingt ans.

Je suis Madelon Friquet, etc.

Bigott’s en vain, vous nous prêchez...
Mieux vaut nos fredaines
Mondaines,
Que vos gros péchés
Cachés.

Je suis Madelon Friquet, etc.

Que je vous embrasse donc, ma petite tante...

Elle l’embrasse.

Bonjour, la grosse Babiole...

MADAME POITEVIN.

Tu es demeurée bien longtemps absente, Madelon.

MADELON.

Vous trouvez, eh bien, le temps ne m’a pas duré...

MADAME POITEVIN.

Cela peut apprêter à jaser... il y a tant de mauvaises langues dans le quartier, qui cherchent à mordre sur le prochain, et la réputation d’une jeunesse est si casuelle.

MADELON.

Bah ! est-ce qu’on ne peut pas être sage, sans être toujours de mauvaise humeur ? ma foi, moi, quand un jeune homme me suit, je ne me mets pas en colère, surtout s’il est poli, et qu’il ait la jambe bien faite... s’il m’ennuie, je lui fais la grimace, et je double le pas... s’il m’insulte...

Baissant les yeux.

pan !... un soufflet bien appliqué... bref, jeunes ou vieux, je ris avec tout le monde, je blanchis, je repasse pour tout le monde... après cela, comme je ne fais pas de mal, qu’on parle, qu’on jase, qu’on bavarde, qu’on cancane, qu’on jabote, je m’en fiche, et voilà...

MADAME POITEVIN.

Ma nièce, vous avez des espressions qui ne sont point équivalentes, rappelez-vous que les plus jolies qualités dans une femme, c’est la vertu et la grande mère française... Suivez-moi, Babiole.

BABIOLE.

Oui, madame Poitevin...

Madame Poitevin sort avec Babiole.

 

 

Scène III

 

MADELON, seule

 

Elle est drôle, ma tante

Elle va à ses fers et les touche.

de s’inquiéter comme ça des cancans des voisins et des voisines, ce qui ne l’empêche pas, sans être méchante, de se laisser faire la cour par ce gros richard de M. Camoin...

Approchant un fer de sa joue.

il n’est pas assez chaud, celui-ci... et d’écouter en même temps les douceurs de M. Philidor, mon maître de danse...

Elle a pris un autre fer.

il est brûlant celui-là... je n’y pense guères, moi, à ce que font les autres... c’est-à-dire, si, j’y pense, je voudrais bien savoir ce que fait en ce moment, une personne de ma connaissance... voilà quatre grands mois que ce lambin de Tranquille est parti pour aller recueillir la succession d’un oncle qu’il avait à Rouen... et pas de nouvelles ! ah ! bah ! j’ai dans l’idée qu’il va nous tomber ici un de ces jours, habillé tout à neuf... avec des écus plein ses poches... je le vois déjà... Allons, mamzell’ Madelon, me v’là, faut nous marier... Pourquoi pas, M. Tranquille... Nous irons faire une fameuse noce au Panier fleuri, chez M. Landelle... Non, non, Tranquille, pas d’embarras, mon garçon, à la bonne franquette.

Air de la Fricassée.

Nous f’rons
La noce aux Porcherons
À la guinguette
S’ marie une grisette :
Nous f’rons
La noce aux Porcherons,
Où nous dans’rons
Deux ou trois cotillons !

On fait là des entrechats,
Sans craint’ de montrer ses bas,
J’ vous d’mande un peu s’il vous plaît...
Quel mal ça fait...
Surtout quand on a l’ pied bien fait !

Nous f’rons, etc.

Elle danse, Philidor entre et la regarde danser.

 

 

Scène IV

 

PHILIDOR, MADELON

 

PHILIDOR.

Pas mal, pas mal... seulement, il faut tomber en attitude... la, la, la, la, pas de bourrée... et les poings sur la hanche...

Il a dansé et retombe.

Voilà !...

MADELON, l’imitant.

Voilà !

PHILIDOR.

C’est cela, ma toute belle... pose chorégraphique Dieu ! quel effet ferait une figure comme celle-là, dans le ballet des Quatre Éléments.

MADELON.

Sans me flatter, vous en avez de plus laides à votre Opéra... il y en a surtout une grande, longue, qui fait les grâces et qui est maigre...

PHILIDOR.

Mademoiselle Gaussin.

MADELON.

Oui, je crois que c’est ce nom-là... Dieu ! est-elle... parlez-moi de mademoiselle Guimard... c’est celle-là qui est jolie comme un ange.

PHILIDOR.

Et méchante comme un démon...

MADELON.

Guimard, allons donc, c’est la meilleure enfant du monde.

PHILIDOR.

Tiens, vous en parlez comme...

MADELON.

Comme d’une camarade d’enfance... nous sommes nées porte à porte, nous avons été à l’école ensemble ; c’est la fille d’un perruquier qui battait sa femme quand il était gris, et qui se grisait tous les jours.

PHILIDOR.

Ah ! que je suis content de connaître son origine...

Riant.

Ah, ah, ah !

Il passe un entrechat.

je vais joliment la faire enrager, elle qui se donne pour la fille d’un chevalier de Saint-Louis.

MADELON.

Je vous le défends, M. Philidor.

PHILIDOR.

Vous me le défendez, et à quel titre ?

MADELON.

J’ai des droits... elle a été si bonne pour nous... il y a de cela quatre ou cinq ans... ma pauvre mère était bien malade... ma tante n’était pas riche encore... tout le monde nous abandonnait, les médecins eux-mêmes ne voulaient plus venir... car, il n’y avait pas un sou à la maison... je ne sais pas comment Guimard l’apprit... mais ce jour-là, il y avait à l’Opéra une grande représentation à son bénéfice, et le lendemain à neuf heures, elle était chez nous... près du lit de ma mère, une bourse d’or à la main... il me semble encore la voir, l’entendre...

Air de la Robe et des Bottes.

Ma visite n’a rien d’étrange,
Cet argent-là vous était destiné...
Foi de Guimard, j’ai dansé comme un ange,
Avec plaisir le public l’a donné.
Me refuser me rendrait malheureuse,
Allons, allons, prenez... point de fierté...
Car, pour vous seule, aujourd’hui la danseuse.
Se fait dame de charité.

Ma pauvre mère se rétablit... moi, je continuai mon apprentissage, et tout cela, grâce à elle ; aussi, si jamais je pouvais lui rendre un service...

PHILIDOR.

La fortune l’a bien changée, la Guimard.

MADELON.

Du tout, elle est toujours la même avec moi... de temps en temps, elle nous envoie un billet de troisième loges... et quand je vais la voir, ce qui n’arrive pas tous les jours, elle serait au milieu d’un régiment de cordons bleus, que Victoire les quitterait sans cérémonie, pour venir causer un instant dans sa chambre avec la pauvre Madelon... moi, ça me trouble, ça me confusionne... il y a des moments où c’est plus fort que moi, je n’ose plus la tutoyer.

PHILIDOR.

Moi, je ne suis pas dans ses bonnes grâces, j’en ai reçu avant hier le plus beau soufflet.

MADELON.

Peut-être bien que vous le méritiez.

PHILIDOR.

Mais, elle ne le portera pas en Paradis, d’abord, par une bonne raison, c’est qu’elle n’ira pas.

MADELON.

Qu’en savez-vous ? il y a de la place pour tout le monde.

PHILIDOR.

Un soufflet, à moi, Philidor, le héros delà pochette... le demi-Dieu de la contredanse... jamais je ne m’étais trouvé dans une pareille position...

Il fait quelques pas et retombe en attitude.

Au surplus, je suis déjà à moitié vengé...

MADELON, avec intérêt.

Comment, il lui serait arrivé quelque chose de fâcheux ?

PHILIDOR.

Mademoiselle... a des caprices... des volontés.

MADELON.

Ah ! si ce n’est que ça... est-ce que chacun n’a pas les siens.

PHILIDOR.

Elle croit que l’Opéra ne peut pas se passer d’elle.

MADELON.

Je crois bien qu’à la rigueur, il se passerait plutôt de vous.

PHILIDOR.

Guimard est mon ennemie personnelle... si elle reste, je donne ma démission, et je viens mettre le nom de Philidor, et cent louis de retraite aux pieds d’une beauté de votre connaissance, je ne m’explique pas davantage... Mais si un jeune homme comme moi,

Il fait une pirouette.

avec mes avantages physiques et intellectuels, vous proposait de faire votre bonheur.

MADELON, riant.

Mon bonheur, vous vous y prenez trop tard... si vous m’en aviez parlé plutôt.

PHILIDOR.

Comment ?

MADELON.

Eh ! mon Dieu, oui... il y a déjà quelqu’un qui s’en est chargé.

PHILIDOR.

Vous penseriez encore à ce petit chapelier ?

MADELON.

Et pourquoi donc, que je n’y penserais pas ?

PHILIDOR.

Vous me faites bondir...

Il passe un quatre.

MADELON.

Au surplus, cela ne me fait pas maigrir, comme vous voyez... attendu que je suis sûre de la fidélité de Tranquille... c’est un honnête et loyal garçon qui m’aime toujours.

PHILIDOR.

Et qui n’arrive jamais ; si vous étiez de l’Opéra... vous sauriez ce que pèse la fidélité ; pendant que vous l’attendez ici... votre Tranquille aura épousé là-bas une ou deux normandes.

MADELON.

Apprenez, monsieur, que quand on pense à moi, on n’épouse personne...

PHILIDOR.

Est-elle originale !... quel plaisir de faire un avant deux avec une créature aussi jolie.

Il la prend à bras le corps comme pour la faire danser. Madame Poitevin paraît.

 

 

Scène V

 

PHILIDOR, MADELON, MADAME POITEVIN

 

MADAME POITEVIN.

Eh bien, monsieur Philidor, ne vous gênez pas... et toi, Madelon...

MADELON, un fer à la main.

Moi, ma tante... j’attendais que mes fers fussent chauds...

PHILIDOR.

Et nous repassions notre leçon de la dernière fois.

MADAME POITEVIN.

En voilà assez de leçons... comme ça...

MADELON.

Ma tante, le mois est commencé...

PHILIDOR.

Ah ! par exemple... je ne m’attendais guère à celle-là...

Bas à madame Poitevin.

Quoi ! c’est vous, aimable Poitevin... qui voudriez diminuer les occasions de nous parler de notre amour ?...

MADAME POITEVIN.

Elle est belle, votre amour.

PHILIDOR.

Allons, allons... ça se calmera.

Il tire sa montre.

Au surplus, voilà précisément l’heure où je donne ma leçon à votre locataire du second... j’y monte... et en descendant j’apaiserai cette charmante colère...

Il se met en posture pour exécuter ce qu’il va dire.

Changement de pied, une pirouette... chassé-croisé... et au revoir.

Il sort. Pendant tout ce temps-là Madelon s’est occupé de son ouvrage en fredonnant.

 

 

Scène VI

 

MADAME POITEVIN, MADELON

 

MADAME POITEVIN.

Madelon...c’est fort mal.

MADELON, riant.

Qu’est-ce que vous avez donc, ma tante ?

MADAME POITEVIN.

Je suis très éritée contre vous.

MADELON.

Ah ça, ma petite tante, est-ce que par hasard vous seriez jalouse ?...

MADAME POITEVIN.

Moi, jalouse !...

MADELON.

Est-ce que vous croyez que je ne me suis pas aperçue que M. Philidor vous en conte.

MADAME POITEVIN.

Je ne chercherai point à m’en disculper. Oui, il me faisait... la cour, c’est vrai ; il me disait même des choses fort agréables.

MADELON.

Voyez-vous ce monstre-là, qui disait des choses agréables à ma tante.

MADAME POITEVIN.

J’aurais dû ne pas l’écouter... mais si tu savais comme moi la mythologie... je te dirais que nous portons tous la peine du péché de la première femme...

MADELON.

Bah !... c’est toujours la première femme qui est cause de tout... Eh ! mon Dieu !... si ça n’avait pas été la première... ç’aurait été la seconde...

MADAME POITEVIN.

Quand je pouvais m’en tenir à mon futur de l’été dernière... M. Camoin, joaillier de la ville de Paris... marguillier de la paroisse de Saint-Pierre-aux-Bœufs... un homme établi en gros, incapable de donner un démenti à un perroquet...

MADELON.

Eh bien, ma tante... il faut y revenir, et planter là ce petit monstre de sauteur... qui veut épouser la tante, et qui fait les yeux doux à la nièce...

MADAME POITEVIN.

Le planter là... tu ne sais pas tout, Madelon...

MADELON.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

MADAME POITEVIN.

Émagine-toi, que toute cette hiver, M. Philidor est venu, comme tu as pu l’observer, boire du cidre et manger des marrons.

MADELON.

Et même, il en mangeait tant, que je croyais toujours qu’il n’avait pas dîné...

MADAME POITEVIN.

Je ne lui en fais pas un crime...mais, j’ai voulu le faire espliquer... je ne puis pas le désavouer il s’esprime très bien... il m’a dit qu’il m’aimait... qu’il m’adorait... il m’a demandé ma main... son langage m’avait submergée... j’ai presque dit : oui...

MADELON.

Quand vous auriez promis, ça n’engage à rien...

MADAME POITEVIN.

Le monstre est parti le lendemain pour Mémorency... et j’ai eu la faiblesse de correspondre avec lui...

MADELON.

Ah ! vous lui avez écrit une lettre ?...

MADAME POITEVIN.

Quatre, mon enfant !... et de huit pages encore...

MADELON.

De huit pages, vous n’aviez donc que cela à faire ?

MADAME POITEVIN.

Il me répétait si souvent : « Quand on parle comme vous, on doit dictère comme madame de Sévignet... » Je me suis compromise...

MADELON.

Je m’en moquerais pas mal... à votre place, je n’en ferais ni une ni deux, je l’enverrais promener.

MADAME POITEVIN.

Mais alors, il se vengera en divulguant mes lettres... Oui, je fais la pariure qu’il les montre au tiers et au quart, et adieu cette réputation intaque que je me suis amassée dans le quartier.

MADELON.

Ne vous chagrinez pas, ma petite tante, nous trouverons moyen de vous tirer de là... c’est comme moi... est-ce que vous croyez que je me tourmente l’âme, parce que mon cousin... mon amoureux est en retard de quatre mois, ça ne m’empêche pas de dormir sur les deux oreilles, et d’être bien tranquille.

 

 

Scène VII

 

MADAME POITEVIN, MADELON, TRANQUILLE, BABIOLE

 

TRANQUILLE, entrant subitement.

Qui est-ce qui m’appelle ?

MADAME POITEVIN et MADELON.

Tranquille...

MADELON.

Ah ! vous voilà donc, pas pressé ?...

TRANQUILLE.

Ah ! Dieu !... pas pressé !... j’arrive par le carrosse de Rouen... nous n’avons mis que huit jours pour faire trente lieues.

MADAME POITEVIN.

Allons, allons, puisque le voilà sain et sauve...

TRANQUILLE.

Et juste, comme je suis parti... aussi gras, aussi gros... aussi amoureux...je ne pèse pas deux onces de moins.

MADELON.

Tout cela est bel et bon... mais quel quantième sommes-nous aujourd’hui ?

TRANQUILLE.

Le dix de février.

MADELON.

Quand deviez-vous revenir ?

TRANQUILLE.

Au mois d’octobre ; mais...

MADELON.

Qu’est-ce que je vous ai promis ?

TRANQUILLE.

Fidélité...

MADELON.

Jusqu’à la Toussaint...

MADAME POITEVIN.

Ma nièce... la fidélité n’a point de terme... c’est à perpétuité.

MADELON.

Je vous ai dit jusqu’à la Toussaint... et huit jours de grâce en sus.

MADAME POITEVIN.

Allons, allons, Madelon...

TRANQUILLE.

Je vous ai dit : Je pars pour recueillir une succession. – Vous m’avez dit : Tant mieux ! – Je vous ai dit : Soyez-moi fidèle. – Vous m’avez dit : Pour la vie.

MADELON.

Jusqu’à la Toussaint.

TRANQUILLE.

Je vous ai dit : Je serai de retour, que vous ne vous serez pas aperçue de mon absence... – Vous m’avez dit : Vous ne serez donc pas longtemps ?... – Je vous ai dit : Quinze jours. – Vous m’avez dit : Que ça ?... – Je vous ai dit : Pas six semaines de plus... – Vous m’avez dit :

MADELON, l’interrompant avec impatience.

Eh bien... je vous ai dit... je vous ai dit... que je vous attendrais un mois ou deux, vous m’aviez promis d’être de retour avant ce temps-là... et voyez-vous. Tranquille, avec moi, il faut être de parole.

TRANQUILLE.

J’en ai été de parole... si ce n’est que je n’ai pas pu tenir ma promesse... Je pars pour recueillir la succession d’un oncle paternel du côté de ma mère... mon oncle n’était pas mort... il a bien fallu attendre, parce que les successions, ça ne vient pas du vivant du défunt !... je voulais m’en revenir pour donner le temps à ce brave homme d’en finir à son aise... mais les médecins m’ont dit de prendre patience, qu’ils étaient sûrs de mon affaire ; alors, j’ai attendu... mais ils y ont mis de la-négligence... car ça encore traîné plus de deux mois.

MADELON.

Ces deux mois-là... je suis encore assez bonne pour vous les passer, mais les deux autres...

TRANQUILLE.

Est-ce que vous croyez que quand un homme est défunt... c’est fini... vous n’y êtes pas... et les scellés... les inventaires... les chicanes... un tas de cérémonies qu’ils ont inventées pour détruire les successions... mon oncle a laissé six mille livres.

MADAME POITEVIN.

Diantre ! six mille livres... c’est un beau dénier...

TRANQUILLE.

Mais, les notaires... les procureurs, les greffiers, les huissiers-priseurs... qui ont toujours leur part dans les successions... tout ça a hérité avant moi... et il ne m’est resté que 349 livres 10 sous.

MADELON.

Tout ça de monnaie.

TRANQUILLE.

Non, je n’ai que trente sous de monnaie... Le reste est en louis d’or et en écus de six livres... C’est encore cher les successions ; on ne m’attrapera plus à en recevoir des héritages... D’abord je n’ai plus de parents... J’ai que mon père...

MADELON.

Mais pourquoi n’avez-vous pas écrit ?

MADAME POITEVIN.

Oui, pourquoi n’avez-vous pas correspondu par une lettre ?

TRANQUILLE.

Pourquoi j’ai pas écrit ? Ah ! dam !... il y a bien des raisons pour ça... D’abord, on ne m’a pas appris à écrire... ce qui fait que je ne sais pas.

MADELON.

On va trouver quelqu’un, on fait écrire pour soi.

TRANQUILLE.

Du tout... je me suis dit : Madelon me connaît ; elle sait qu’avec moi il n’y a pas deux paroles... Je sais bien que ça la contrariera un peu de ne pas recevoir de mes nouvelles... mais elle est fille à se dire : Tant que je n’aurai pas reçu de billet d’enterrement, je suis sûr que Tranquille ne respire que pour moi... Comme de fait, je n’ai jamais respiré pour une autre.

MADELON, lui tapant sur la joue.

C’est égal ! monsieur, je suis fâchée, je suis très fâchée...

TRANQUILLE.

Allez, allez, ne vous gênez pas... Dieu ! y a-t-il longtemps que j’ai senti ces bonnes mains-là... Ah ça, dites-donc, madame Poitevin, à présent que j’ai de quoi faire la noce, c’est le cas de mettre les fers au feu pour notre mariage...

Il frappe sur sa poche.

Les entendez-vous ? Ils ne demandent qu’à sortir.

MADAME POITEVIN.

Dam... ça regarde Madelon.

MADELON.

Ah ! bien, si ça me regarde, je n’irai pas par quatre chemins.

MADAME POITEVIN.

Ma nièce, mettez-y un peu de défense.

MADELON.

Pourquoi donc refuser de lui faire plaisir à ce pauvre garçon qui m’aime ?

TRANQUILLE.

Oh ça ! la preuve que je vous aime et que je pensais toujours à vous, ma chère Madelon Friquet, c’est que là-bas j’en avais privé un à votre intention.

MADELON.

Un quoi ?

MADAME POITEVIN.

Un de quoi ?

TRANQUILLE.

Eh ben !... un friquet !... un superbe oiseau... il était tout petit... il aurait à présent un plumage magnifique, s’il n’avait pas été dévoré par un vilain matou ; c’est ce qui m’a empêché de vous l’apporter.

MADELON.

Je ne sais pas faire de façons. Je crois que je serai heureuse avec toi... Or, comme le bonheur ne vient jamais trop tôt, va-t’en te faire beau et reviens bien vite ici me prendre, afin d’aller à la paroisse pour faire afficher nos bans.

TRANQUILLE.

Afficher nos bans... oh ! oh ! j’étouffe de plaisir... Voyez-vous, je suis comme ça : tout me fait de l’effet... Si je vous avais trouvée infidèle, j’étais capable d’en faire une maladie... d’en avoir une fluxion de poitrine.

MADELON.

Oui, oui, je sais que tu as la tête un peu faible.

TRANQUILLE.

Mais suis-je donc heureux ? êtes-vous bonne, êtes-vous...

Brusquement et changeant de ton.

Faut que j’embrasse madame votre tante.

Il embrasse madame Poitevin.

Air : Vaud. des Amours d’été.

Vite en avant les gants blancs,
Le fin jabot de dentelle,
Les bouquets et les rubans,
Et mort à mes trois cents francs.
Chez les fripiers du Pont-Neuf,
Je vol’ comme une hirondelle
Ach’ter un habit d’Elbeuf,
Et je vous reviens tout neuf.

ENSEMBLE.

Vite en avant les gants blancs,
Le fin jabot de dentelle,
Les bouquets et les rubans
{Et mort à mes trois cents francs.
{Et ménag’ tes trois cents francs.

Tranquille sort avec madame Poitevin.

 

 

Scène VIII

 

MADELON, BABIOLE, puis GUIMARD, en ouvrière

 

BABIOLE entrant.

Mamzelle Madelon, il y a là une ouvrière qui demande à vous parler...

MADELON étonnée.

À moi ?...

BABIOLE.

Oui, mamzelle Madelon...

MADELON.

Fais-la entrer.

Babiole sort.

Qu’est-ce qu’elle vient donc faire ici, celle-là ?... est-ce qu’elle s’imagine que nous avons plus de besogne que nous n’en pouvons faire ?

GUIMARD, entrant.

Madelon !...

MADELON.

Tiens !... c’est toi, Guimard... c’est vous.

GUIMARD.

Pourquoi te reprendre ?... tu disais bien d’abord ; oui, c’est moi, ton ancienne camarade et toujours ton amie, qui vient te voir, causer avec toi. Pour des motifs que je te dirai tout à l’heure, Guimard a quitté la robe de la danseuse et repris le caraco de la grisette.

MADELON.

Ah mon Dieu oui ! vous l’ayez été... Bah ! tu l’as été comme moi... En as-tu fait endèver de ces garçon !

GUIMARD.

C’était le bon temps, et sauf un peu de misère par ci parla, nous étions les plus joyeuses filles du monde.

MADELON.

Tu regrettes ce temps-là... toi qui roules voiture, qui as des laquais, des maisons de campagne... toi la reine de l’Opéra.

GUIMARD.

Tu tombes bien... nous sommes brouillés, l’Opéra et moi...

MADELON.

Ah ! oui, on m’en a parlé... Pourquoi donc cela ?

GUIMARD.

Parce que je n’ai pas voulu danser.

MADELON.

Est-ce que tu n’es plus danseuse ?

GUIMARD.

Ce n’est pas une raison pour danser au pied levé... quand il plaît à un directeur, à la cour, à tout le monde...

MADELON.

Tu as refusé de danser à la cour...

GUIMARD.

J’ai refusé mieux que ça, j’ai refusé madame Dubarry.

MADELON.

Celle qui fait la place de la reine ?

GUIMARD.

Oui, elle avait fait demander le Jugement de Pâris.

MADELON.

Eh bien ?

GUIMARD.

Je n’étais pas en jambes, et puis j’avais une partie délicieuse à Brunoy.

MADELON.

Mais tu vas te faire de mauvaises affaires.

GUIMARD.

Oui, j’ai le For-l’Évêque en perspective... Heureusement que mon prince de Soubise s’est mis en campagne.

MADELON.

On dit qu’il n’est pas heureux dans ses campagnes, le prince de Soubise... Ah ça ! tu le connais donc ?

GUIMARD.

C’est ma providence... Chacune de nous a la sienne qui la défend contre les injustices du directeur, les vexations de l’autorité. Sans cette providence-là, ma chère, l’Opéra ne serait pas tenable !... nous serions victimes de l’arbitraire, on nous ferait danser du matin au soir, comme si nous n’avions que cela à faire.

MADELON.

Mais cependant... si tu as fâché la comtesse Dubarry... si tu as refusé de danser.

GUIMARD.

Oh ! j’y ai mis des formes... des procédés ; j’ai déclaré que j’avais la migraine... que j’allais me mettre au lit... Cet imbécile de Rebel, notre directeur, ne s’est-il pas avisé de croire ce que je lui disais. Il a envoyé chez moi... On ne m’y a pas trouvée... c’est tout simple, je n’y étais pas...

MADELON.

Et il a fait son rapport ?...

GUIMARD.

Où... je suis traitée... menacée... j’avais bien envie de les attraper et de m’en aller à Londres... mais il n’y a qu’un Paris... j’y tiens et le prince aussi !... Oh ! je lui rends justice... il a pris la chose à cœur... depuis deux jours il a fait plus de démarches pour moi, qu’il n’en ferait pour avoir le bâton de maréchal de France.

MADELON.

Ça lui viendra sans qu’il s’en doute...

GUIMARD.

Aussi, j’ai pour lui une reconnaissance... À propos... il va venir ici un jeune officier me demander...

MADELON.

De la part du prince Soubise !...

GUIMARD.

Au contraire... et j’ai pris ce costume afin de ne pas être suivie... reconnue...

MADELON.

Ah ! mademoiselle Victoire... au surplus cela vous regarde... ce sont tes affaires, quant à moi, je m’en moque...

Philidor entre en gambadant, il fait un entrechat et vient tomber entre les deux dames.

 

 

Scène IX

 

MADELON, GUIMARD, PHILIDOR

 

PHILIDOR.

Ah !...

GUIMARD et MADELON, effrayée.

Ah !...

GUIMARD, à part.

Philidor...

MADELON.

Vous devriez bien avertir quand vous avez envie de faire peur...

PHILIDOR.

Zéphir est-il fait pour effaroucher les grâces ?... Je viens chercher mon cachet !... Quelle est donc cette beauté qui se dérobe aux regards ?

MADELON.

C’est une de mes amies qui est venue me voir...

PHILIDOR.

Mais nous avons une tournure...

MADELON.

C’est une blanchisseuse de fin...

PHILIDOR, à part.

Il y a du mystère... je connais ces pieds-là, je les ai vus au magasin... c’est de l’Opéra !...

À Madelon.

Dites donc, belle enfant, si nous profitions du moment où votre tante n’y est pas... pour achever la leçon... j’ai dans la tête une petite allemande à trois...

GUIMAUD, à part.

Ah ! mon Dieu !... il me regarde...

Elle met les pieds en dedans.

PHILIDOR, à part.

Les pieds en dedans... déguisement complet qui confirme mes soupçons... allons, en place.

MADELON.

Non, pas pour le moment...

PHILIDOR.

Votre amie profiterait de l’occasion... qui sait... elle aime peut-être la danse... quand on aune taille connue celle-là...

Il va pour lui prendre la taille, Guimard lui donne une tape sur les doigts.

Un diamant... c’est de chez nous !

MADELON.

Là !... c’est bien fait...

Lui donnant un cachet.

Tenez, monsieur, voilà votre cachet.

PHILIDOR.

Un de plus... un de moins, je n’y tiens pas

Il le met dans sa poche.

et j’aurais préféré voir...

Il se tourne du côté de Guimard. Madelon le retourne.

MADELON.

Ce que vous ne verrez pas !... Est-ce qu’on est curieux comme cela ? Si mon amie se cache de vous, c’est qu’elle a probablement ses raisons... et quand un homme d’esprit s’aperçoit qu’il devient gênant, importun... il tire sa révérence et s’en va... voilà une leçon de politesse qui vaut bien une leçon de danse... et je ne vous demande pas de cachet.

PHILIDOR.

Une échappée... partez du pied droit.

Il fait un pas de danse.

Mesdemoiselles

Il salue et dit à part.

Oh... je te guetterai...

Comme il va pour sortir, Laperrière entre, il est en grenadier de Picardie.

 

 

Scène X

 

MADELON, GUIMARD, PHILIDOR LAPERRIÈRE

 

LAPERRIÈRE.

Pardon, excuse, mes belles demoiselles, n’est-ce pas ici l’enseigne de l’hôtel de la Reine de Suède ?...

MADELON.

Oui, monsieur le soldat...

PHILIDOR, à part.

L’amant de la Guimard.

LAPERRIÈRE.

Pourriez-vous m’obliger de me dire, si personne n’est encore venu demander le grenadier Latulipe...

MADELON.

Non, monsieur...

Guimard lui tire la robe.

Si fait !... si fait !...

PHILIDOR, à part.

Tu vas me payer ton soufflet...

Il sort.

 

 

Scène XI

 

GULMARD, MADELON, LAPERRIÈRE

 

LAPERRIÈRE, à Madelon.

Alors, pourriez-vous me dire...

MADELON.

Chut...

GUIMARD.

Enfin, le voilà parti.

LAPERRIÈRE.

Quel est donc cet original ?

GUIMARD.

M. Philidor, un de nos répétiteurs.

LAPERRIÈRE, surpris.

Ah !...

GUIMARD.

Je tremblais qu’il ne me reconnût... heureusement... il ne m’a pas vue...

À Madelon.

Ma chère amie... Monsieur est la personne que j’attendais, monsieur le comte de Laperrière.

MADELON, à part.

L’officier !... double travestissement.

LAPERRIÈRE, changeant de ton.

Vous redoutiez la jalousie de monsieur de Soubise... et pour échapper aux espions dont il vous entoure, j’ai cru devoir me cacher sous cet habit...

GUIMARD.

Une grisette... un soldat !... qui nous reconnaîtrait sous de pareils costumes

D’un ton grivois.

je n’ai pas déjeuné... Latulipe...

LAPERRIÈRE, même ton.

Si un verre de vin pouvait vous être agréable, mamzelle Victoire...

MADELON.

Un verre de vin... je vais vous faire servir le déjeuner là...

Elle montre le cabinet et sort vivement.

 

 

Scène XII

 

LAPERRIÈRE, GUIMARD

 

LAPERRIÈRE.

Êtes-vous bien sûre que cette jeune fille ?...

GUIMARD.

C’est Madelon...

LAPERRIÈRE.

Madelon !... la jeune personne dont vous m’avez si souvent parlé ?...

GUIMARD.

Un caractère charmant... bonne, simple, sans façon... aussi gaie, aussi franche aujourd’hui qu’elle l’était à l’âge de dix ans... ne songeant pas plus à ce qui se dit et se fait autour d’elle... et toujours prête à se mettre en quatre pour vous rendre service... avec cela d’une figure...

LAPERRIÈRE.

À laquelle il manque beaucoup de choses pour être comparée à la votre...

GUIMARD.

Vous êtes allé à l’Opéra, hier soir...

LAPERRIÈRE.

Le foyer était en rumeur ; votre aventure fait un bruit du diable !... les opinions se divisent...on vous blâme... on vous approuve... tout le parti de madame la dauphine est pour vous... mais de son côté, madame Dubarry est furieuse...

GUIMARD.

Oh ! elle est trop bonne fille pour garder rancune à une camarade !... quoiqu’elle ait un peu usurpé la couronne.

Air de la Famille de l’Apothicaire.

Le sort l’a placée avant moi,

LAPERRIÈRE.

Mais la beauté vous égalise.

GUIMARD.

Pour protecteur elle a le roi...

LAPERRIÈRE.

Et vous, le prince de Soubise !
Vous avez les mêmes destins,
Car d’après les lois existantes...

Bis ensemble.

Le prince et le roi sont cousins,
Et vous êtes presque parentes.

Et pourtant, je ne vous cacherai pas qu’il est question d’obtenir un ordre pour vous empêcher de reparaître à l’Opéra.

GUIMARD, riant.

M’interdire l’Opéra... à moi, Guimard... mais ils sont donc devenus fous...

LAPERRIÈRE.

On fait valoir les règlements...

GUIMARD.

Est-ce que nous connaissons ça, les règlements...les règlements sont pour les commençantes... pour celles qui n’ont d’autre appui que leur talent.

LAPERRIÈRE.

C’est juste !

GUIMARD.

J’espère bien que le prince ne se laissera pas donner ce soufflet sur ma joue... je lui arracherais les yeux...

Pendant ce qui précède, on a vu passer un garçon qui a servi un déjeuner dans le cabinet à droite.

MADELON, entrant.

Maintenant... votre déjeuner est prêt...

GUIMARD.

Si le cœur t’en dit... quand il y en a pour deux... il y en a pour trois...

MADELON.

Merci, j’ai déjeuné... et puis, il faut que je travaille... j’ai assez flâné... toute la matinée...

GUIMARD, à Laperrière.

Est-elle gentille, hein ?

LAPERRIÈRE.

Oui, pas mal...

À part.

Elle est mieux que Guimard...

Il offre la main à Guimard ; ils entrent dans le cabinet.

 

 

Scène XIII

 

MADELON, seule

 

En voilà une qui a fait son chemin... toujours dans les grands seigneurs !... Eh bien ! j’aime mieux être comme je suis... je déteste tout ce qui tient à l’étiquette, je veux un mari avec qui je puisse jouer... rire... badiner... j’aime qu’on me chiffonne, je ne pourrais jamais donner une tape à un grand seigneur, et ça m’amuse... aussi, quand nous serons mariés, j’espère m’en régaler sur la bonne grosse joue de Tranquille...

Elle entend parler à droite.

Ah ! on parle dans la salle de ma tante... tiens ! c’est la voix de M. Philidor.

Elle écoute.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?... Ah ! mon Dieu ! je vous dis mon prince, que la Guimard est ici... je l’ai vue... avec son amant... Ah ! le misérable, qui a été la dénoncer... Ah ! la pauvre fille...elle est perdue...

Elle court au cabinet et frappe.

Vite...vite ouvrez-moi.

On ouvre. Elle entre.

 

 

Scène XIV

 

LE PRINCE DE SOUBISE, PHILIDOR, BABIOLE, MADAME POITEVIN, MADELON, LAPERRIÈRE, GUIMARD, ces derniers dans le cabinet d’abord

 

MADAME POITEVIN.

Mon Dieu, messieurs, je vous le réitère... je n’ai point connaissance de tout cela...

PHILIDOR.

Et moi, madame Poitevin, je vous déclare que j’ai vu ici même, dans cette salle la susdite dame... et le susdit monsieur, or, comme en sortant, j’ai eu soin de désigner leur costume afin qu’on pût les suivre, s’ils venaient à s’échapper et qu’il n’est sorti personne... ils doivent naturellement se trouver ici...

Il se frotte les mains.

LE PRINCE, id.

Ils doivent naturellement se trouver ici...

PHILIDOR.

Vous voyez que c’est l’avis de monseigneur...

MADAME POITEVIN.

Je suis sorti dehors la valicence d’un instant... ils auront profité de cet incident pour entrer... si Madelon était présente, on pourrait le lui en faire la question.

PHILIDOR.

Appelez-la...

LE PRINCE.

Appelez-la...

PHILIDOR.

Le prince vous dit de l’appeler...

Madame Poitevin sonne.

BABIOLE, entrant.

Qu’y a-t-il pour votr’ service, madame Poitevin.

MADAME POITEVIN.

Qu’on cherche voir après ma nièce... elle doit être montée en haut.

BABIOLE.

J’y vais, madame Poitevin.

Elle sort.

PHILIDOR.

L’homme, je l’ai parfaitement reconnu, pour un officier supérieur du régiment de Picardie, à qui i. le duc d’Ayen en a beaucoup voulu dans le temps pour mademoiselle Duthé.

On voit mademoiselle Guimard grondant Laperrière et Madelon les forçant d’écouter.

Quant à mademoiselle Guimard... c’était elle... je la vois encore, mantelet noir, bonnet plissé, ruban vert, couleur d’espérance,

Madelon ferme la porte du cabinet.

à telles enseignes qu’elle m’a donné sur les doigts, bien certainement, elle est dans la maison...

LE PRINCE.

Bien certainement, elle est dans la maison.

PHILIDOR.

Et quand le prince affirme une chose, c’est qu’il en est certain... C’est d’autant plus affreux que le prince venait d’obtenir sa rentrée à l’Opéra, aussi son altesse ne lui pardonnera jamais...

LE PRINCE.

Son altesse ne lui pardonnera jamais.

BABIOLE, rentrant.

On n’a pas trouvé mamzell’ Madelon, madame Poitevin... mais l’Endormi assure avoir servi un déjeuner de deux personnes dans ce cabinet-là...

PHILIDOR.

Dans ce cabinet-là... nous les tenons.

Il se frotte les mains.

LE PRINCE, de même.

Nous les tenons !

PHILIDOR.

Vous l’entendez... le prince est sûr de son fait.

MADAME POITEVIN, frappant à la porte.

Monsieur et madame... je vous prierais d’ouvrir la porte sans vous déranger.

Personne ne répond.

PHILIDOR.

Il paraît que ça les dérangerait.

Il y va lui-même.

Quelles que soient les personnes qui pour le moment habitent ce cabinet, on serait charmé de leur dire deux mots.

Même silence.

MADAME POITEVIN.

Mortas es, pour vous comme pour moi.

PHILIDOR.

En cas de refus, nous aurons recours à la violence.

LE PRINCE.

Nous aurons recours à la violence.

PHILIDOR.

Monseigneur y est décidé... ouvrez-nous.

 

 

Scène XV

 

LES MÊMES, LAPERRIÈRE, puis TRANQUILLE

 

LAPERRIÈRE, reparaissant.

Qui ose se permettre.

LE PRINCE.

Le colonel Laperrière sous cet habit.

LAPERRIÈRE, feignant la surprise.

Ah ! pardon, monseigneur, j’ignorais que votre altesse fût ici...

PHILIDOR.

Il fait l’étonné.

LE PRINCE.

Il fait l’étonné.

LAPERRIÈRE.

Je ne puis comprendre l’intérêt qu’elle peut avoir à troubler un innocent rendez-vous.

LE PRINCE.

Un innocent rendez-vous ?...

LAPERRIÈRE.

La position la plus élevée ne saurait autoriser, ni excuser une esclandre de cette nature... et il est des secrets qu’un prince lui-même doit respecter...

PHILIDOR.

Oui... quand ces secrets ne le regardent pas... mais quand il est sûr qu’on le trompe... qu’une personne honorée de ses bienfaits... trahit sa confiance... qu’on se moque de lui...

LE PRINCE, à Philidor.

Monsieur, laissez-moi donc parler... mais, quand je suis sûr qu’on me trompe... qu’une personne honorée de mes bienfaits, trahit ma confiance... qu’on se moque de moi...

LAPERRIÈRE.

Mon prince, vous avez trop d’esprit pour penser ce que vous dites...

PHILIDOR.

Eh bien, qu’elle se montre...

LE PRINCE.

Qu’elle se montre...

LAPERRIÈRE.

Mon prince, qui sait si elle, n’a pas à redouter ici, d’autres regards qui les vôtres...

PHILIDOR.

C’est une défaite...

LE PRINCE.

C’est une défaite, je connais cela... qu’elle se montre...

LAPERRIÈRE.

Tant que je serai ici, personne ne contraindra sa volonté, c’est à elle seule à décider...

Ici, Madelon sort du cabinet, elle s’avance à pas lents au milieu de la scène ; elle a son mouchoir sur les yeux. Tout le monde se groupe autour d’elle, et n’est occupé que d’elle ; on jouit d’avance de sa confusion. Pendant ce temps-là, Guimard profite de l’attention générale portée sur Madelon, pour quitter le cabinet et disparaître. Musique à l’orchestre.

LE PRINCE.

Eh bien, perfide, c’est donc ainsi...

MADELON, ôtant son mouchoir et riant aux éclats.

Ah ! ah, ah, ah !...

PHILIDOR.

Ce n’est pas elle.

LE PRINCE.

Ce n’est pas elle.

MADAME POITEVIN.

Ma nièce...

LAPERRIÈRE, à part.

Elle nous a tirés d’un bien mauvais pas.

MADAME POITEVIN.

Comment, Madelon...

PHILIDOR.

Un moment, un moment...

LE PRINCE.

Ah ! ah ! vous voilà dérouté, monsieur le rapporteur... mantelet noir... bonnet plissé... ruban vert, couleur d’espérance.

PHILIDOR.

Oui, oui, le costume est pareil, et l’on peut s’y tromper... mais certain diamant...

MADELON, tendant la main.

Le voici... eh bien, M. Philidor...

PHILIDOR.

Je suis un sot...

LE PRINCE.

Ah ! ah ! je suis...

Se reprenant.

Vous êtes un sot...

MADAME POITEVIN.

Un diamant à Madelon... ah ! malheureuse enfant.

Final de M. Chartes Tolbecque.

MADELON, riant.

C’est un scandale épouvantable,
Ici, l’on me croit coupable...
Mon renom est perdu
Ayez donc de la vertu !

MADAME POITEVIN.

C’est un scandale abominable,
Quoi, ma nièce est donc coupable...
De mes yeux je l’ai vu
Croyez donc à la vertu !

PHILIDOR, regardant le cabinet.

Cette aventure est impayable,
Cette femme est donc le diable...
La Guimard a disparu
Me voilà confondu !

LE PRINCE et LAPERRIÈRE.

Cette aventure est adorable,
Sa nièce était la coupable...
De leurs yeux ils l’ont vu
Quel échec pour sa vertu !

MADELON.

Vous devez tous savoir, je pense,
Qu’il ne faut pas trop croire à l’apparence ;
Je vous dirais bien mes secrets.
Mais vous êtes trop indiscrets...

ENSEMBLE.

C’est un scandale, etc... etc,

LAPERRIÈRE, bas à Madelon.

Comptez sur moi, bonne autant que jolie !

MADELON, bas.

Allez, monsieur, rassurez mon amie,
Pour elle je me sacrifie ! bis.

LAPERRIÈRE.

Mais vous ?

MADELON

Dieu merci...

Tranquille entre paré avec des gants blancs et des bouquets. Madelon l’apercevant.

Tranquille ! ô ciel ! je n’ pensais plus à lui !

TRANQUILLE.

Au rendez-vous, me v’là mamzelle,
L’habit tout neuf... le cœur fidèle...
Et les gants blancs
Pour faire publier nos bans.

MADELON, vivement.

Partons, partons !...

MADAME POITEVIN.

Comment ! elle ose...

TRANQUILLE.

N’étions-nous pas convenus de la chose...

MADAME POITEVIN, prenant la main de Madelon.

Tiens, regarde ce diamant...

MADELON.

Ô ciel !

MADAME POITEVIN.

C’est un cadeau de monsieur, d’un amant,
Que nous venons de surprendre avec elle...

TRANQUILLE.

Ça ne se peut pas...

MADELON.

Quel embarras.

LAPERRIÈRE.

Je plains son embarras.

TRANQUILLE.

Ça n’est pas vrai, n’est-ce pas mamzelle ?

MADELON, à part.

Et ne pouvoir, peine cruelle...
Le détromper en ce moment.

PHILIDOR.

C’est désolant pour un amant.

MADELON.

Malgré les discours de ma tante,
Tranquille, je suis innocente...
Après ça tu croiras
Tout ce que tu voudras.

Il déchire son bouquet et le met en pièces, il va en faire autant de ses gants ; il s’en aperçoit, les plie et les met dans sa poche.

Patience, patience !
Demain (bis.) mon innocence
Va paraître au grand jour...
Demain (bis.) j’aurai mon tour !

TRANQUILLE.

Dans c’ cœur pour vous il n’y a plus de place,
À vous je renonce, et pour de bon !

MADELON.

Tans pis pour toi, mon pauvr’ garçon...

MADAME POITEVIN.

Pareille audace !
Éloigne-toi...
D’ici, je l’chasse.

MADELON.

Je resterai chez moi !

LAPERRIÈRE.

D’honneur, elle est charmante

LE PRINCE.

Vraiment, vous êtes charmante.

MADELON.

Votre altesse est bien indulgente.

LAPERRIÈRE, bas.

Comptez sur moi...

MADELON.

Sur vous ! pourquoi ?

MADAME POITEVIN.

Hypocrite !

TRANQUILLE.

Infidèle !

MADELON.

Grand merci !

MADAME POITEVIN.

Perrouelle !

TRANQUILLE.

Infidèle !

MADELON.

Grand merci !

PHILIDOR.

Que dites-vous de tout ceci.
Ma belle ?

MADELON, les regardant en levant les épaules.

Je suis Madelon Friquet,
Et je me moque
Qu’on se choque.
Je suis Madelon Friquet.
Et je me moque
Du caquet !

ENSEMBLE.

C’est un scandale épouvantable !

MADAME POITEVIN.

C’est un scandale abominable, etc.

PHILIDOR.

Cette aventure est impayable, etc.

LE PRINCE et LAPERRIÈRE.

Cette aventure est adorable, etc.

TRANQUILLE.

Quel événement épouvantable, etc.

La toile tombe.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une chambre mansardée. Une table, un petit miroir, des chaises de paille, quelques images du temps, çà et là. Un cabinet à gauche.

 

 

Scène première

 

MADELON, seule, elle est assise

 

Me voilà donc depuis trois jours, toute seule dans ma petite mansarde établie blanchisseuse à mon compte... j’ai fait mettre en bas, à la porte de la rue, en lettres à six liards pièce... sans compter les points et les virgules : « Madelon Friquet, blanchit  la cour et la ville à juste prix. » Et malgré ça personne ne se présente... pas même Guimard, pour laquelle je me suis sacrifiée de si bon cœur l’autre jour... Te v’là fraîche, ma petite Madelon... chassée par ta tante, abandonnée par ton amoureux... et par dessus le marché, pas un rabat, pas une paire de bas de soie dans les mains... une autre se désolerait... moi, j’espère... peut-être que quand elle n’aura plus rien à faire, la providence tournera les yeux de mon côté...

On frappe doucement.

Ah !...

Guimard entre et lui saute au cou.

 

 

Scène II

 

MADELON, GUIMARD

 

GUIMARD.

Que je t’embrasse donc, ma chère petite.

MADELON, surprise et contente.

J’étais bien sûre qu’elle ne m’oublierait pas...

GUIMARD.

Moi, t’oublier... au surplus, ç’aurait été ta faute... étourdie !... qui part de chez sa tante sans donner son adresse, sans dire où elle va... il a fallu que le hasard fut plus aimable que toi... tout à l’heure, j’étais dans ma dormeuse avec le colonel... nous passions dans cette rue pour aller chez son bijoutier... tout à coup il lève les yeux... et jetant un cri de surprise ; il me montre du doigt, ton nom écrit en grosses lettres... je descends de voiture...il continue sa route, et moi, je viens embrasser ma chère... ma bonne Madelon...

MADELON.

C’est pourtant vrai... je n’ai donné mon adresse à personne... Dam !... j’étais si ahurie !... dans ces moments-là... on ne pense à rien...

GUIMARD.

Ah !... quel service tu m’as rendu.

MADELON.

Tant mieux... ton prince ne s’est pas douté...

GUIMARD.

Lui !... est-ce qu’il se doute de rien !... il est venu chez moi...il a eu la simplicité de me raconter sa visite chez ta tante... je lui ai fait une scène !... j’ai crié à ravir... j’ai eu des moments superbes !... j’ai voulu pleurer, je n’ai pas pu... alors, j’ai eu des attaques de nerfs... le prince était dans un état... j’ai eu pitié de lui, et j’ai pardonné...

MADELON.

Ah ! ça les princes sont donc aussi... comme les autres...

GUIMARD, déclamant.

« Les mortels sont égaux...ce n’est pas la naissance...

Mais n’en disons pas de mal, il est si bon !... je ne sais pas ce qu’il aurait donné pour m’apaiser. Demandez-moi ce que vous voudrez, disait-il, en me pressant les mains, et foi de gentilhomme je vous l’accorde...

MADELON.

Et tu lui as demandé...

GUIMARD.

Rien encore... je veux réfléchir...

MADELON.

Tu as peut-être eu tort... les premiers moments sont toujours les meilleurs.

GUIMARD.

Oh ! le prince est de parole... aussi, je serais désolée qu’une indiscrétion vînt lui apprendre la vérité... Tu me promets bien...

MADELON.

Foi de Madelon, il ne la saura jamais par moi.

GUIMARD.

Ah ça, après ton dévouement, je serais un monstre d’ingratitude, si je ne cherchais pas à te rendre la plus heureuse petite femme... j’ai pensé à ton avenir... il faut que tu sois des nôtres... je veux te faire émanciper...

MADELON, riant.

Je suis bien déjà assez émancipée comme ça...

GUIMARD.

Tu as de la taille... de la figure... avant huit jours, tu seras inscrite sur le catalogue des danseuses...

MADELON.

Moi, encataloguée... Ah ! par exemple !...

Air nouveau de M. Ch. Tolbecque.

Non, je suis blanchisseuse ;
Mais ma foi, j’aime mieux ça
Que d’être danseuse
Danseuse de l’Opéra !

Quoi, tu veux que je débute,
J’aim’ la dans’, mais pour de bon...
On ne craint pas une chute
Avec un rigaudon.

Oui, je suis blanchisseuse, etc.

J’ sais bien, grâce à ta gentillesse,
Qu’ ducs et marquis sont sous tes lois,
Qu’e’ qu’ça m’ fait à moi, pauvr’ jeunesse,
Qui n’ veux me marier qu’une fois. (bis.)

Oui, je suis blanchisseuse, etc.

GUIMARD.

Mais tu es folle, ma chère... regarde-toi donc dans ton miroir... Hein ?

MADELON, se regardant.

Oui, je suis gentille !... je ne dis pas le contraire... si je voulais m’en donner la peine, je mettrais quelques têtes de grands seigneurs à l’envers.

GUIMARD.

Et tu voudrais me faire croire que tu préférerais cette petite mansarde à l’éclat d’un riche appartement.

MADELON.

Deux petites pièces bien propres, une demi-douzaine de fers à repasser, des pratiques qui me paient bien, et du charbon qui ne fume pas, voilà tout ce qu’il me faut.

GUIMARD.

Bah ! bah ! j’en ai converti bien d’autres qui faisaient comme toi les récalcitrantes, et qui après avoir été l’honneur de la couture, la gloire de la lingerie, ont fini par faire les délices de la diplomatie ; il n’y a pas à répliquer je t’enlève ce soir... tu dîneras avec moi...

MADELON.

Avec toi... moi !...

GUIMARD.

Nous serons seules... en petit comité... je reviens te prendre dans deux heures... et nous ne nous quitterons plus, que je n’aie assuré ton bonheur...

Air : Ce n’est pas cela.

Je veux me charger
De le ranger
Sous notre bannière.
Satisfaire
Tous ses désirs
Est-il d’autres plaisirs !

ENSEMBLE.

Je veux me charger, etc.

MADELON.

Tu veux te charger
De me ranger
Sous votre bannière.
Simple ouvrière,
Mon seul désir
Est dans un modeste avenir.

Guimard sort.

 

 

Scène III

 

MADELON, seule

 

Elle est tout de même bonne fille... chacune de nous deux a son chemin à suivre... et tout l’or du Pérou, ne me ferait pas sortir du mien.

TRANQUILLE, en dehors.

Mamzell’ Madelon !

MADELON.

C’est la voix de Tranquille.

TRANQUILLE.

Mademoiselle Madelon !

MADELON.

Hein ?

TRANQUILLE.

Êtes-vous chez vous ?

MADELON.

Entrez pour voir, monsieur Tranquille.

Tranquille entre.

Enfin... vous voilà !

 

 

Scène IV

 

TRANQUILLE, MADELON

 

TRANQUILLE.

Oui, mamzelle, c’est moi-même, ou plutôt l’ombre de moi-même !... vous me voyez à présent... mais quand je serai maigri... j’aurai l’air d’un vrai squelette...

MADELON.

Il me semblait que tu ne devais plus me reparler.

TRANQUILLE.

C’est bien toujours mon intention.

MADELON.

Vraiment !

TRANQUILLE.

Aussi, en trouvant à mon doigt, cette bague d’argent que vous m’avez donnée, je me suis dit : Allons lui rendre ; ça s’ ra une bonne occasion de lui montrer que je ne veux plus la voir.

MADELON.

Et comment as-tu découvert mon logement ?

TRANQUILLE.

En cherchant donc ? voilà trois jours que je m’abîme les jambes... que je m’éreinte, quoi... pour venir vous dire que je ne vous aime plus ; que vous pouvez en aimer un autre... deux autres... trois autres... si vous voulez... Ah !...

MADELON.

Pourquoi pas dix tout de suite.

TRANQUILLE.

Dix aussi.

MADELON, à part.

Pauvre garçon !...il dit qu’il ne m’aime plus.

TRANQUILLE.

Et maintenant que vous savez ma façon de penser... voilà votre anneau... je n’en veux plus...

Il s’assied.

Adieu...

MADELON.

Et moi, je veux que tu le gardes.

TRANQUILLE.

Et si je ne le voulais pas ? Ah !...

Il remet l’anneau à son doigt sans y faire attention.

MADELON.

Je serais curieuse de voir ça. Allons, voyons... ne fais plus tes gros yeux... et causons comme une paire d’amis...

Elle prend une chaise et s’assied à distance de lui.

TRANQUILLE.

Je ne peux pas être une paire d’amis avec vous...

MADELON.

Pourquoi cela ?

TRANQUILLE.

Puisque vous m’avez trahi... puisqu’on vous a trouvée avec un soldat... qui n’était pas un vrai soldat.

MADELON.

Ils ne savent ce qu’ils disent... ni toi non plus... raconte-moi un peu ce qu’il y a de nouveau chez ma tante.

TRANQUILLE.

Ce qu’il y a de nouveau ?

À Madelon.

approchez-vous.

MADELON.

Il me semble que tu peux bien t’approcher toi.

TRANQUILLE.

Ah ! oui...

Il s’approche.

D’abord, moi, j’ai été comme un fou... j’ai battu la campagne j’avais perdu la tête... c’est drôle comme le sentiment vous fait dire des bêtises...

MADELON.

Tu es gentil comme tout... et qu’est-ce qu’on dit de moi ?...

TRANQUILLE.

De vous !... les cent z’horreurs de la vie...

MADELON.

Ah ! bah !...

TRANQUILLE.

Vous savez bien la grosse Agathe, qui manque de se marier, toutes les fois qu’il passe un régiment... Elle dit que vous vous êtes ensauvée avec un tambour-major... et puis la petite Fanchette.

MADELON.

Qu’est-ce que c’est que ça la petite Fanchette ?

TRANQUILLE.

Faites donc comme si vous ne la connaissiez pas... un petit louchon qui louche.

MADELON.

Qui boite.

TRANQUILLE.

Qui louche et qui boite... Eh bien ! elle dit que vous avez ensorcelé, je ne sais combien d’imbéciles sans me compter...

MADELON.

Le quartier est si triste... ça les amuse. Et ma tante ?...

TRANQUILLE.

La tante Poitevin... ah !... elle vous en veut joliment... à vous !... et à cette vilaine sauterelle de Philidor...

MADELON.

Elle a bien raison d’en vouloir à ce méchant danseur... c’est lui qui est cause de tout ce grabuge là...

TRANQUILLE.

Elle est si fort en colère contre lui qu’elle va l’épouser de force... à cause qu’il l’a menacée de montrer un tas de lettres qu’elle a été assez bête pour lui écrire... En v’là encore une qu’est bête !... écrire à un homme des lettres... et par la poste encore... il faut qu’elle soit timbrée...

MADELON.

Ma pauvre bonne femme de tante, si on pouvait empêcher ce mariage-là...

TRANQUILLE.

Voulez-vous que j’aille assommer votre oncle futur... ça me ferait du bien d’éreinter quelqu’un... ça me calmerait les nerfs...

MADELON.

Non, monsieur... non ; ce que je veux de vous... c’est que vous soyez raisonnable, que vous ne vous mettiez pas martel en tête... et que vous ayez en moi, la confiance que je mérite...

TRANQUILLE.

C’est plus fort que moi, quand le fantassin de l’autre jour, me trotte dans la tête, ça me fait des éblouissements.

MADELON.

Mais, tu sais bien que c’est toi que j’aime...

TRANQUILLE.

Hein ?... qu’est-ce que vous avez dit... répétez... j’ai pas entendu ?

MADELON.

Je n’épouserai jamais que mon bon ami Tranquille...

TRANQUILLE.

Ô ma Madelon... ma Madelon... vous me mettez hors de moi... avec des paroles comme celles-là, vous me feriez aller à Orléans eu trois-quarts d’heure j’ai confiance, je jure d’avoir confiance !... je le jure sur les cendres de mon père, qui aura soixante dix ans à Pâques-fleuries... Pourquoi donc, que vous mettez votre mantelet ?

MADELON.

Pour sortir.

TRANQUILLE.

Et vous allez ?...

MADELON.

Je te le dirai à mon retour.

TRANQUILLE.

Oh ! mon Dieu... si je vous le demandais, c’était seulement pour le savoir... pas pour autre chose... j’ai confiance. Vous ne serez pas longtemps ?...

MADELON.

Ne t’inquiète pas...

À part.

Si je pouvais ravoir les lettres de ma tante... ne t’ennuie pas trop mon gros joufflu...

Elle lui tape gaîment sur la joue, et sort en riant.

 

 

Scène V

 

TRANQUILLE, seul

 

Enchanteresse, va !... résistez donc à une femme qui vous appelle son gros joufflu quand elle me parle, ses paroles sont si douces, c’est comme si j’avalais des quarterons de miel !... du Narbonne, quoi !... elle ne m’a pourtant rien dit, car au bout du compte, elle ne m’a rien dit... eh ! bien, je trouve ses raisons très bonnes... je suis sûr qu’elle n’a pas tort.

On fait un peu de bruit.

Qui est-ce qui arrive-là ?... Dieu me pardonne c’est l’acrobate manqué.

 

 

Scène VI

 

PHILIDOR, TRANQUILLE

 

PHILIDOR.

Par Vestris !... Si je m’attendais à trouver ici un vis à vis... ce n’était certainement pas vous.

TRANQUILLE.

Pourquoi n’y serais-je pas ?... vous y venez bien...

PHILIDOR.

Moi... je suis maître de danse.

TRANQUILLE.

Vous êtes sauteur ?

PHILIDOR.

Madelon est mon élève... c’est une fille charmante !... Je viens me mettre sur les rangs pour lui plaire...

TRANQUILLE.

Il n’y a pas de place pour vous, sautriot.

PHILIDOR.

Qui vous a dit cela ?...

TRANQUILLE.

Qui ?... elle, apparemment...

PHILIDOR.

Elle vous a donc raconte... l’affaire du cabinet ?...

TRANQUILLE.

Elle ne m’a rien dit... mais je la crois... Madelon est incapable de me tromper.

PHILIDOR.

Vous en êtes encore là... pauvre jeune homme... à la première position... vous n’avez donc pas vu, comme le prince de Soubise lui souriait...

TRANQUILLE.

Le prince de Soubise... ce gros qui ne peut jamais parler en premier ?

PHILIDOR.

Un équipage s’est arrêté ce matin, devant la porte...

TRANQUILLE.

Eh ! bien ?...

PHILIDOR.

C’est la sien.

TRANQUILLE.

Quel mal qu’il y a... Madelon est blanchisseuse... Les princes portent des bas de soie... des jabots comme les autres... Si celui-ci veut lui donner sa pratique... S’il lui apporte son linge ?...

PHILIDOR.

Délicieux !... c’est à en rester trois jours en l’air, d’admiration... ah ! ça mais... où est-elle donc cette beauté, qui s’élève à l’horizon de la galanterie ?

Il fait une pirouette.

TRANQUILLE.

Tourne, ton ton, tourne ; elle est dehors...

PHILIDOR.

Déjà !... à courir les magasins... à voir les fournisseurs, à faire des emplettes... quand ces demoiselles débutent... elles sont d’une activité...

TRANQUILLE

Qu’est-ce que vous dites ?... débute... débute... elle ne débute pas... entendez-vous ?

PHILIDOR.

Non... ce n’est point son début... En effet, pendant votre absence... il y avait un petit blond...

TRANQUILLE, inquiet.

Un petit blond...

PHILIDOR.

Mais, ça n’a pas duré longtemps... chassez croisé... il a été remplacé par un gros brun... un charmant garçon... elle ne vous en a pas parlé...

TRANQUILLE.

Non... elle ne m’en a pas ouvert la bouche...

PHILIDOR.

Il est venu ensuite un milord...

TRANQUILLE.

Un milord. Espagnol...

PHILIDOR.

Je ne sais pas d’où il est... oh !... elle ne s’est pas du tout ennuyée pendant ces quatre mois-là...

TRANQUILLE.

Ah ! ça mais... je n’y suis plus... elle m’a encore dit tout à l’heure... allons... je ne vous crois pas, balaadin.

PHILIDOR.

Madelon est lancée ! avant six mois, elle se sera donné le plaisir de ruiner nos jeunes seigneurs et nos vieux financiers.

TRANQUILLE.

Madelon... est une honnête fille...qui ne ruinera personne...

À part.

Je ne crois pas un mot de ce que je dis mais c’est égal...

On frappe en dehors.

PHILIDOR.

Voilà déjà les ambassadeurs qui arrivent... je m’éclipse... il faut de la discrétion... Pas de si-sol... terre à terre et jeté... battu...

Il danse et va ouvrir la porte, un laquais de livrée paraît.

Livrée magnifique... c’est au moins un prince du Saint-Empire...

Il sort, le laquais entre.

 

 

Scène VII

 

TRANQUILLE, LE LAQUAIS

 

TRANQUILLE, avec humeur.

Qu’est-ce qu’il veut... cet escogriffe-là ?...

LE LAQUAIS.

Mademoiselle Madelon Friquet... s’il vous plaît ?...

TRANQUILLE, brusquement.

C’est moi...

LE LAQUAIS.

Comment, vous...

TRANQUILLE, de même.

C’est-à-dire, non... mais c’est comme si vous la voyiez.

LE LAQUAIS.

C’est possible, mais j’ai ordre de ne remettre qu’à elle seule ce que j’apporte.

TRANQUILLE.

Vous repasserez dans quinze jours, trois semaines.

LE LAQUAIS.

J’aime mieux attendre.

TRANQUILLE.

Est-ce que vous êtes sourd ? quand on vous dit qu’il n’y a personne...elle est déménagée d’avantz’hier... elle est...

Il aperçoit Madelon qui entre.

Me voilà pincé.

 

 

Scène VIII

 

TRANQUILLE, LE LAQUAIS, MADELON

 

MADELON.

Une course inutile...

Elle ôte son mantelet.

LE LAQUAIS.

Est-ce mademoiselle Madelon Friquet que j’ai l’honneur de saluer.

MADELON.

Moi-même, mon garçon.

LE LAQUAIS, lui présentant un petit paquet.

C’est de la part de M. de Laperrière, mon maître...

TRANQUILLE, à part.

Je me mange les sens... à la vinaigrette.

À Madelon.

J’espère, mamzelle, que tous allez refuser...

MADELON.

Refuser, je ne suis pas si malhonnête...

Au laquais.

Mon garçon, vous direz à monsieur le comte, que je suis bien sensible à son souvenir, que je l’en remercie... mais qu’en vérité, ça n’en calait pas la peine...

Le laquais va pour sortir.

Attendez... Tranquille, as-tu de la monnaie ?

TRANQUILLE.

Non, mamzelle.

MADELON.

Prête-moi un écu de six francs.

TRANQUILLE.

Que je vous prête ?

MADELON.

Ou, si tu l’aimes mieux, donne pour boire à l’envoyé de monsieur le comte.

TRANQUILLE.

Tu n’auras que des sous, va...

Après un effort.

Voilà, laquais...

LE LAQUAIS, à Madelon.

Merci, mademoiselle...

Il sort sans regarder Tranquille.

TRANQUILLE.

C’est moi qui...

Il fait signe de donner de l’argent.

et c’est elle que...

Il fait le geste de remercier.

j’avais une envie horrible de démancher le balai en sa faveur.

 

 

Scène IX

 

MADELON, TRANQUILLE

 

TRANQUILLE.

Ah ! ça, tout ce qu’on m’a dit, c’est donc vrai ?

MADELON.

Comment, vrai ? quoi ? après qui en as-tu donc ?

TRANQUILLE.

Un scélérat qui vous apporte des cadeaux de la part de son maître ; qu’est-ce que c’est encore que ce comte de Lacarrière.

MADELON.

Si tu es bien sage, quand nous nous serons mariés... je te conterai tout.

TRANQUILLE.

Il sera joliment temps...

MADELON.

Mais quelle lubie te passe par la tête ? ne m’as-tu pas promis de t’en rapporter à moi... rien qu’à moi ?

TRANQUILLE.

Je ne m’en rapporte plus, je n’ai plus de confiance... j’aime mieux nous abandonner tous les deux, ne jamais nous revoir, dire partout que vous m’avez trahi indignement...

La regardant tendrement et changeant de ton.

et cependant, si vous vouliez vous justifier... j’aimerais mieux ça... justifiez-vous, Madelon, justifiez-vous...

MADELON.

Me justifier, moi ! ah ! ça, tu plaisantes... mais je ne suis pas coupable...

TRANQUILLE.

Si c’est des frimes... dites-moi les tenants et les aboutissants... mettez-moi-en, que j’en soye.

MADELON.

Impossible, c’ n’est pas mon secret... un peu de patience.

TRANQUILLE.

Alors, vous êtes criminelle au premier chef.

MADELON.

Tu ne veux pas me croire.

TRANQUILLE.

Non...

MADELON.

Eh bien ! va te promener.

TRANQUILLE.

Eh bien, oui, j’irai me promener... il n’y a pas de toi qui puisse m’en empêcher... je retourne à Rouen, j’épouse une Normande qui m’adore... une très belle Normande... une Normande de cinq pieds onze pouces, sans vous démentir... et un bonnet... deux pieds de bonnet... ça fait sept pieds onze pouces.

MADELON.

Eh bien, épouse-la, ta Normande...

TRANQUILLE.

Je l’épouserai si je veux, si je n’ veux pas, je ne l’épouserai pas... je n’épouserai personne si ça me fait plaisir...

Il se croise les bras et se promène à grands pas sur le théâtre.

Me voilà donc libre, parfaitement libre.

MADELON.

Eh bien, qu’est-ce qu’il a donc ?

TRANQUILLE.

Oui, je m’en vais partir... je m’en vais recommencer mon tour de France... je m’en vais en arpenter du terrain... à moi, à moi, les dévorants... allons, le bouquet au côté, les rubans à vos cannes, à vos chapeaux... vous me ferez la conduite... mais pas de femmes, oh ! pas de femmes...

Il a l’air de marcher avec les compagnons.

MADELON.

Allons, v’là la tête qui se monte... Tranquille, Tranquille !

Elle te suit.

ne te fais donc pas de mal comme ça !

Il s’arrête ; elle s’approche d’un ton caressant.

Voyons, je te dirai tout, je n’aime que toi, c’est toi seul que j’aime... je me moque pas mal des autres.

TRANQUILLE, brusquement.

Qui est-ce qui vous parle à vous... vous croyez peut-être m’enjôler !

MADELON, avec douceur.

Non...

TRANQUILLE.

Vous vous croyez peut-être jolie ?

MADELON, de même.

Non...

TRANQUILLE.

Vous êtes vieille...

MADELON, souriant.

Oui...

TRANQUILLE.

Vous êtes laide.

MADELON, de même.

Oui, mon ami, oui, je suis laide...

TRANQUILLE.

Et quand je vous regarde, quand je vous entends, j’éprouve un brrr...

Il se remet à marcher.

MADELON, le suivant.

Écoute-moi, imbécile.

TRANQUILLE.

Brrrrr !...

MADELON, id.

Ah ça... vas-tu finir.

TRANQUILLE.

C’est fini, mamzelle ; le même ciel ne peut plus nous porter... Laissez-moi... il faut que j’aille faire un coup de ma tête. Brrr... brrr.

Il soit.

 

 

Scène X

 

MADELON, seule

 

Est-il rageur ce gros bêta-là !... J’avais beau lui dire : écoute-moi, je n’aime que toi ; c’est comme si je chantais... ah bah ! il reviendra... Et c’t autre, qu’est-ce qu’il chante dans ce billet

Elle sent.

à la fleur d’orange ?

Elle lit.

« Ma petite Madelon... »

Parlant.

Déjà pas si petite...

Lisant.

« Ton sacrifice... »

Parlant.

Tiens, il est sans gêne...

Elle lit.

« Ton sacrifice mérite une récompense... »

Parlant.

Voyons.

Elle déploie un papier et regarde.

Son portrait et des diamants autour... Monsieur le comte n’a pas voulu se présenter chez moi en négligé... c’est galant...

Elle lit.

« Une récompense ; réponds-moi, chère petite, que tu m’attendras chez toi dans une heure... »

Parlant.

Il n’est pas mal fait, par exemple... Le plus souvent que je l’attendrai, que je lui répondrai... Voilà le cas que je lais de votre lettre, mon beau colonel...

Elle la déchire.

Et si j’avais deviné ce qu’elle contenait, je n’aurais rien reçu...

Madame Poitevin entre et ferme doucement la porte.

et j’aurais tout dit à Tranquille. Je suis bien sûre que si lui et ma tante savaient la vérité ils m’auraient pardonné.

 

 

Scène XI

 

MADELON, MADAME POITEVIN

 

MADAME POITEVIN.

Non ma nièce.

MADELON.

Tiens, c’est vous, ma petite tante.

MADAME POITEVIN.

Je ne suis plus votre tante, ma nièce ; je l’ai abdiqué.

MADELON.

Ah ! ce n’est pas possible.

MADAME POITEVIN.

Comment, après votre esclandre, ne pas venir savoir comment je me porte ; si je n’avais pas rencontré ce pauvre Tranquille.

MADELON.

Ah ! vous l’avez vu ?

MADAME POITEVIN.

Je sors de le voir dans la rue... il était comme un fou... il faisait brrr brrr ; il m’a fait une peur impossible à écrire ?

MADELON.

Vous lui avez parlé ?

MADAME POITEVIN.

Oh ! son colloque n’a pas été long... Il m’a dit : Adieu la tante ; il a enfoncé son chapeau sur sa tête et il s’est mis à courir comme un tambour de basque.

MADELON.

Et vous ne savez pas où il va ?

MADAME POITEVIN.

J’en ignore.

MADELON.

Au surplus, quand il sera las de courir il s’arrêtera. Ce nigaud-là ne s’est-il pas mis dans la tête que je le trompais.

MADAME POITEVIN.

D’après ce qui s’est passé je crois qu’il n’a pas évu tort.

MADELON.

Vous m’en voulez encore de cela ?

MADAME POITEVIN.

Je ne suis point rancuneuse ; mais je ne te pardonnerai ni de ma vie ni de les jours.

MADELON.

Vrai !... c’est bien long, ma tante.

MADAME POITEVIN.

C’est comme ça.

MADELON.

Eh bien ! ma petite tante ; je suis fâchée de vous le dire, je vous aime je vous respecte, mais quand on s’obstine, j’y mets de l’entêtement, et au bout du compte :

Elle chante.

Je suis Madelon Friquet,
Et je me moque...

MADAME POITEVIN.

Pas plus de cœur que sur ma main... Adieu, mademoiselle.

Elle va pour sortir ; Madelon la retient.

MADELON.

Eh ! v’là qu’on monte mon escalier ; ça ressemble comme deux gouttes d’eau à la marche de M. Philidor.

MADAME POITEVIN.

Monsieur Philidor...

MADELON.

Justement je sors de chez lui, je ne l’ai pas trouvé.

MADAME POITEVIN.

Tu sors de chez lui !

MADELON, la poussant dans le cabinet.

Vite, vite, ma tante, qu’il ne vous voie pas... dans dix minutes vous en apprendrez de belles.

MADAME POITEVIN.

Mais, ma nièce...

MADELON.

Je vous en prie, ma petite tante.

On frappe.

Un moment... on y va...

Elle ouvre et feint la surprise.

Tiens, c’est vous !

 

 

Scène XII

 

MADELON, MADAME POITEVIN, PHILIDOR

 

PHILIDOR.

J’arrive sur les ailes de l’amour.

MADELON.

Puisque vous avez des ailes, fallait donc entrer par la fenêtre, ça vous aurait évité la peine de monter cinq étages.

PHILIDOR.

Venir chez moi !... la belle Madelon !... quand on me l’a dit, j’ai fait vingt-cinq entrechats de suite, de joie et de surprise.

MADELON.

Et ma leçon de danse !... le mois est commencé... Mais parce que je suis brouillée avec ma tante, vous faites comme les autres, vous m’abandonnez...

PHILIDOR.

Vous abandonner ! délicieuse créature !... Moi qui connais votre innocence... J’ai tout deviné, tout compris... Vous avez pris la place de Guimard, vous vous êtes sacrifiée pour cette horrible Guimard.

MADAME POITEVIN, à la porte du cabinet et à mi-voix.

Pauvre petite chatte !

MADELON.

Si vous vous avisez de dire un mot de tout cela, tout est fini entre nous.

PHILIDOR.

Pas si bête... Le petit Tranquille est furieux de votre perfidie... Ce n’est pas moi qui le désabuserai ; ça ne ferait pas mon compte ; je veux m’emparer d’un trésor qu’il dédaigne.

MADELON.

Allez, allez, flatteur, cajoler ma tante.

PHILIDOR.

La Poitevin... Mais si je balançais un instant entre elle et vous, je ne serais pas même digne de danser sur la corde.

MADAME POITEVIN, à part.

Le scélérat !

PHILIDOR, croyant répondre à Madelon.

On n’est pas scélérat pour cela ; on courtise la tante pour se rapprocher de la nièce. À présent que vous êtes seule, je lève le masque.

MADELON.

Je vous ai vu, papillon, voltiger auprès d’elle et la serrer de près.

PHILIDOR.

Voulez-vous me donner le bras ? je vais lui dire face à face que ce cœur ne bat que pour vous,

Il fait des battements.

et que je me moque d’elle.

MADELON.

Ma pauvre tante qui m’a adoptée...

PHILIDOR.

Et qui vous a mise à la porte.

MADELON.

Mais si vous ne l’aimez pas, pourquoi tenez-vous tant à ses lettres ?

MADAME POITEVIN, à part.

Mes lettres !

PHILIDOR.

Je n’y tiens pas du tout, pas plus qu’à un flic-flac manqué. Les voulez-vous ?

MADELON.

Ça commencerait à prouver quelque chose.

PHILIDOR.

Je vous les apporterai.

MADELON, contrariée.

Vous ne les avez donc pas ?

PHILIDOR.

Sur moi... pour quoi faire ?... Si j’avais le malheur de les perdre, ça me donnerait un ridicule... Songez donc qu’elles sont à mon adresse.

MADELON.

Allez les chercher.

PHILIDOR.

Mais dites-moi au moins...

MADELON.

Pas un mot.

PHILIDOR.

Accordez-moi...

MADELON.

Rien, avant les lettres.

PHILIDOR.

Je vole à mon domicile.

Il sort en faisant un saut.

 

 

Scène XIII

 

MADELON, MADAME POITEVIN

 

MADAME POITEVIN.

Ah ! Madelon, tu es un ange ! tu es mon sauveur... À quel être j’allais me sacrifier... Et tu n’as pas craint de te compromettre ?

MADELON.

Que voulez-vous ? quand il s’agit d’obliger, je n’y regarde pas de si près, et puis je n’ai été si hardie que parce que vous étiez là... Voilà comme il ne faut jamais juger sur les apparences... Allez, vous et Tranquille, vous avez bien mal apprécié la pauvre Madelon ; elle vaut mieux que vous ne le croyiez.

MADAME POITEVIN.

À propos de Tranquille, il est bien tardif à revenir.

MADELON.

Il reviendra quand ça lui fera plaisir... quand le grand air l’aura un peu calmé, quoique, pour me faire peur, monsieur m’ait annoncé qu’il allait faire un coup de sa tête...

Tranquille paraît ; il est en militaire, avec un habit beaucoup trop grand pour sa taille ; il est un peu dans les vignes.

 

 

Scène XIV

 

MADELON, MADAME POITEVIN, TRANQUILLE

 

TRANQUILLE.

Le voilà, mamzelle, le coup de ma tête.

MADELON, riant.

Ah ! la drôle de mascarade.

MADAME POITEVIN.

Qu’est-ce que ça veut dire, ce déguisement-là ?

TRANQUILLE.

Je ne suis point déguisé, la tante ; c’est mon habit de tous les jours.

MADELON.

Comment, tu aurais fait la sottise de t’engager.

TRANQUILLE.

Et pour de bon, encore...

MADELON.

Allons donc ; ce n’est pas possible, tu n’es pas assez bête pour ça !...

TRANQUILLE, se fâchant.

Comment, je ne suis pas assez bête pour ça... Apprenez que si, mamzelle ; apprenez, mamzelle qu’en sortant d’ici je voulais me noyer...

MADELON.

Toi !...

MADAME POITEVIN.

Te neyer ?

TRANQUILLE.

Oui, me noyer... mais j’ai réfléchi que je ne savais pas nager.

MADELON.

À la bonne heure ; si tu réfléchissais toujours comme ça.

TRANQUILLE.

J’ai rencontré un bel homme qui m’a fait entrer dans un superbe cabaret du quai de la Ferraille pour me consoler.

MADELON.

Quelque mauvais garnement de racoleur.

TRANQUILLE.

Je lui ai dit mes malheurs, ça lui a rappelé les siens... là dessus nous buvons du blanc, du rouge, du blanc, du rouge, du blanc...

MADELON.

Ça se voit...

TRANQUILLE.

Si bien que le bel homme m’a dit en confidence que le roi Louis XV serait excessivement flatté de m’avoir à son service pour faire la chasse aux Nègres, et me faire dévorer par les anthropophages, à quatre sous par jour de paie.

MADELON.

Que tu es bête.

TRANQUILLE.

Pour lors... j’ai endossé cet habit qui m’ira très bien, quand je serai engraissé... et de chapelier que j’étais ce matin, me voilà maintenant guerrier de mon état...

MADELON.

Te voilà !... te voilà... ce que tu as toujours été... un étourdi... une tête sans cervelle... qui agit sans réflexion... je vous demande un peu... quelle idée... se noyer... et pourquoi ?...

TRANQUILLE.

Pour me venger de vous... je me disais : quand on me repêchera aux filets de Saint-Cloud... nous verrons la mine qu’elle fera, la Madelon.

MADAME POITEVIN.

Mais malheureux... si tu la connaissais... si tu savais la vérité... tu te transporterais à ses genoux.

TRANQUILLE.

Quoi !... je...

MADELON.

Ma tante, il ne mérite pas qu’on la lui dise... c’est un jaloux... un méfiant... et si je n’en devais pas souffrir... je le laisserais volontiers partir... aimez donc ça... soyez-lui donc fidèle pour qu’il aille s’engager.

TRANQUILLE.

Mais je...

MADAME POITEVIN.

Tais-toi... tu devrais rentrer à cent pieds sous terre...

TRANQUILLE.

Si je...

MADELON.

Si tu crois que je vas rester comme ça les bras croisés à t’attendre, à me morfondre pendant huit ans... m’exposer à coiffer Sainte-Catherine, si tu ne revenais pas... non, non... il faut que tu trouves un moyen de te sortir de là...

TRANQUILLE.

Quand je le...

MADAME POITEVIN.

Désalte, désalte, c’est si tôt fait... désalte.

TRANQUILLE.

Que je déserte... je ne déserterai jamais.

MADELON.

Non, non... ma tante !... je l’aime trop pour lui conseiller une mauvaise action... mais comment faire ?... à qui s’adresser pour casser cet engagement... huit ans !... je n’y pourrais pas tenir... moi d’abord. Ah ! oui... il n’y a qu’elle qui puisse nous tirer d’embarras...

Elle entre dans la chambre à côté.

 

 

Scène XV

 

MADAME POITEVIN, TRANQUILLE

 

TRANQUILLE.

Eh ! bien, où court-elle donc ?... elle nous plante là ?...

MADAME POITEVIN.

Elle va peut-être tâcher de réparer ta sottise car tu en as fait une pommée mon garçon...

Avec emphase.

Je sais tout, moi...

TRANQUILLE.

Vous savez tout, la tante...

Il la prend vivement par le bras et l’emmène sur le devant de la scène.

Alors, part à deux...

MADAME POITEVIN.

Elle est blanche comme l’enfant qui vient de naître.

TRANQUILLE.

Madelon est blanche !... Madelon serait blanche !...

MADAME POITEVIN.

Écoute... je peux tout te narrer... malgré qu’elle me l’ait défendu...

TRANQUILLE.

Oui, narrez, mais sans tourner... ne tournez pas, la tante.

MADAME POITEVIN.

Mais après tout... c’est pour son bonheur... c’est ma nièce... je ne suis pas la tante de la Guimard...

TRANQUILLE.

Je connais... une qui...

Il singe sa danse et ses pauses.

Je l’ai vu tricoter à l’Opéra... un jour qu’elle m’avait donné un billet à Madelon...

MADAME POITEVIN.

Elle est venue déjeuner à mon hôtel, mardi dernier avec un colonel de ses amis... Cette pauvre Madelon a vu le danger... que courait la Guimard si elle était surprise avec le comte Laperrière... et elle s’est inmolée...

TRANQUILLE.

Elle s’est inmolée. Assez... je n’en veux pas savoir davantage... c’est comme un éclair qui vient me crever les yeux... Je vois tout...

Il se promène en se donnant des coups.

Imbécile, butor, scélérat... te voilà joli garçon.

Madelon paraît tenant à la main une lettre.

 

 

Scène XVI

 

MADAME POITEVIN, TRANQUILLE, MADELON

 

MADELON.

Eh bien ! eh bien !

TRANQUILLE, tombant à ses genoux.

Ah ! Madelon... ange descendu du ciel, battez-moi, tuez-moi... je veux mourir de votre main...

S’apercevant qu’il s’adresse à la tante.

Oh ! non, pas vous.

MADELON.

Allons, allons... lève-toi, et fais ce que je vais te dire...

TRANQUILLE.

Vous ne m’assommez pas, ô Madelon Friquet...

MADELON.

Prends le bras de ma tante... et allez-vous-en tous les deux porter cette lettre chez Guimard, si elle n’y est pas, vous la laisserez... et vous viendrez sur-le-champ me retrouver ici.

TRANQUILLE va pour sortir et revient en faisant pirouetter la tante.

Pas un coup de poing... pas une tape... vous m’en voulez.

MADELON.

Eh ! non !... tiens... là...

Elle lui donne une tape.

TRANQUILLE.

À la bonne heure, me voilà content ; elle est bonne celle-là... Venez, la tante, mais sans tourner... ne tournez pas.

Il sort avec madame Poitevin en la faisant tourner.

 

 

Scène XVII

 

MADELON, seule

 

Réussiront-ils ?... je l’espère... Guimard a de si belles connaissances... un mot de sa part au colonel du régiment... et je suis bien sûre qu’il aura sa liberté...

Réfléchissant.

Ah ! mon Dieu !... mais il me semble que l’uniforme de Tranquille est pareil à celui que portait l’autre jour M. le comte de Laperrière... c’est son régiment... et moi à qui il fait les yeux doux !... jamais il ne voudra m’accorder le congé de mon amoureux... c’est encore une difficulté de plus sur laquelle je ne comptais pas... si j’avais donc pu deviner cela... au lieu de déchirer sa lettre, je lui aurais fait une jolie petite réponse... une voiture ? Sans doute Guimard qui vient me prendre.

Elle court à la fenêtre.

Non... un beau monsieur en uniforme qui descend de son phaéton... c’est le colonel... c’est le ciel qui l’en voie... n’avons pas l’air d’être préparée à le recevoir.

Elle se jette sur une chaise et feint d’être endormie. Le colonel entre sans la voir.

 

 

Scène XVIII

 

MADELON, LAPERRIÈRE

 

LAPERRIÈRE.

Le diable m’emporte, si un honnête homme ne se romprait pas vingt fois le cou en montant ces misérables degrés.

Il aperçoit Madelon.

Ah !... elle est seule...

S’approchant.

Ma belle enfant...

Il la voit.

tiens... elle dort...

La regardant.

comme elle est jolie... ma foi... Mademoiselle Guimard... votre règne est passé... Elle ne s’éveille point... Je ne peux pourtant pas faire la conversation à moi tout seul...

Il l’embrasse sur le front.

réveillez-vous belle endormie...

MADELON, feignant de s’éveiller.

Au voleur !... au vol...

Elle se frotte les yeux.

ah ! c’est vous monsieur le comte... comme c’est drôle...

LAPERRIÈRE.

Comment, comme c’est drôle !...

MADELON.

C’est étonnant... comme cela a du rapport.

LAPERRIÈRE.

Du rapport... à quoi ?

MADELON.

À mon rêve, donc...

LAPERRIÈRE.

Tu rêvais... de moi...

MADELON.

Je crois qu’oui.

Air : Nouveau de M. Ch. Tolbecque.

Dans mon rêve un seigneur aimable,
Qui vous ressemblait, entre nous.
Me répétait : mon adorable,
Tout ce riche hôtel est à vous !...
Mais voilà qu’une main indiscrète
Frappe à ma porte... Madelon
Se r’trouv’ dans sa pauvre chambrette,
Les rêves n’ont jamais raison.

LAPERRIÈRE, souriant.

Qui sait ?... tu n’as point répondu à ma lettre... Sans doute ; parce qu’il y a une lacune dans ton éducation... mais accepter mon portrait... c’était me dire : je garde la copie... elle me fera prendre patience en attendant le modèle...

MADELON.

Êtes-vous fin et spirituel...

LAPERRIÈRE.

L’habitude... je vous sais toutes par cœur.

MADELON.

Je n’oserai plus rien dire devant vous...

LAPERRIÈRE.

Ah ça ! belle enfant... parlons raison...

MADELON, riant.

Raison...

LAPERRIÈRE.

Oh !... que cela ne t’effraie pas... ton dévouement pour Guimard m’a charmé... transporté... foi de gentilhomme...

MADELON.

Dam !... quand on peut se rendre service mutuellement.

LAPERRIÈRE.

T’exposer à la colère de ta tante... laisser croire que j’étais l’heureux mortel...

MADELON.

Je sais bien que c’est un honneur qui ne m’appartenait pas...

LAPERRIÈRE.

Je te dois un dédommagement... et je viens te l’offrir... un mien oncle... s’est avisé de mourir... en me léguant cent mille écus.

MADELON.

Cent mille écus... si j’en avais le quart seulement, je demanderais si Paris est à vendre...

LAPERRIÈRE.

Je viens t’offrir de partager le tout avec toi...

MADELON.

Ne plaisantez pas ainsi, monsieur le comte... des mots comme ceux-là... ça fait venir des idées.

LAPERRIÈRE.

Je loue pour toi, une petite maison délicieuse dans un de nos faubourgs, je te donne des maîtres de toute espèce, qui développent tes grâces... tes talents...

MADELON.

Taisez-vous séducteur... taisez-vous...

LAPERRIÈRE.

Je jouis des progrès... des succès de mon élève...

MADELON.

Et vous me faites débuter à l’Opéra.

LAPERRIÈRE.

N’as-tu pas dit à Guimard, que tu ne t’en souciais pas...

MADELON.

Entre femmes... Si on ne se trompait pas un peu on serait toujours dupe...

LAPERRIÈRE.

Elle a toutes les dispositions... ainsi c’est convenu...

MADELON.

Eh bien !... et mon amoureux cet imbécile de Tranquille, qui de dépit s’est engagé... comme il le dit... pour une coquette qui n’en valait pas la peine... grossier...

LAPERRIÈRE.

Oui... je sais ça... et dans mon régiment encore...

MADELON.

Il est venu me faire une scène... et il m’en a promis autant toutes les fois qu’il me rencontrerait...

LAPERRIÈRE.

Ne t’en mets pas en peine... le drôle a huit ans à faire au régiment... Je lui en ferai faire une moitié au cachot, et l’autre à la salle de police.

MADELON.

Ah ! par exemple... on me jetterait joliment la pierre si on savait ça !... qu’il s’en aille... que je ne le voie plus... je n’en demande pas davantage... et si vous vouliez lui donner son congé...

LAPERRIÈRE, étonné.

Son congé ?

MADELON.

Avant de me faire la cour, il avait été sur le point d’épouser une petite normande... je suis sûr qu’il irait à Rouen la retrouver... quand ce ne serait que pour me faire bisquer...

LAPERRIÈRE.

Ma chère enfant, je suis désolé de te refuser la première chose que tu me demandes... mais les beaux hommes sont rares... et je tiens à avoir ce drôle-là sous la main.

MADELON.

Bel homme ! bel homme !... il ne me fait pas cet effet-là... au surplus... vous êtes le maître... mais ça n’est pas aimable de votre part...

LAPERRIÈRE.

Tu trouves ?

MADELON.

Vous étiez plus gentil que ça dans mon rêve...

Même air.

Du jeun’ seigneur l’âme était belle,
Je lui disais... ayez d’ la bouté...
À celui qui me croit infidèle
Rendez au moins, rendez la liberté,
Ma mémoire encore est confuse
Pourtant, il ne disait pas non ;
Mais... je m’éveille... il me refuse...
Les rêves n’ont jamais raison.

LAPERRIÈRE, à part.

Elle a bien de l’esprit pour être de bonne foi...

À Madelon.

Tu tiens donc bien, friponne, à obtenir le congé de ce manant ?

MADELON.

Suffit que ce soit à cause de moi qu’il s’est engagé... je ne peux pas souffrir les reproches...

Baissant les yeux.

Surtout, quand je les mérite.

LAPERRIÈRE.

Eh bien ! ne fais pas la moue, on le signera... ce congé... mais il faut le payer.

MADELON.

Je n’ai rien...

LAPERRIÈRE.

Je m’en contente...

MADELON.

De rien...

LAPERRIÈRE.

Je ne veux qu’un baiser...

MADELON.

Eh bien, alors... je vous le promets.

Elle va dans le cabinet, chercher ce qu’il faut pour écrire.

LAPERRIÈRE, seul.

Ce congé-là, lui tient bien au cœur.

MADELON, revenant.

Voilà du papier... une plume... de l’encre...

LAPERRIÈRE, se plaçant, à part.

Oh ! les femmes ! les femmes !... on ne sait jamais sur quoi compter avec elles, il y a dans les yeux de celle-ci un je ne sais quoi, qui me dit de me tenir sur mes gardes...

MADELON.

Êtes-vous heureux... vous, de savoir écrire... Oh ! ce bonheur-là m’arrivera quelque jour... Comme vous allez vite...

LAPERRIÈRE, se levant et pliant.

Voilà ! voilà ma chère Madelon... le papier auquel tu tiens tant... j’espère que j’ai de la confiance.

Il lui donne le billet.

Maintenant... mon baiser...

Madelon se recule.

Est-ce que tu voudrais me manquer de parole ?

MADELON.

Du tout, du tout... oh ! je suis une fille d’honneur.

Air : À l’âge heureux de quatorze ans.

Oui, j’ai promis, je n’ dis pas non ;
Comptez sur ma délicatesse...

LAPERRIÈRE.

Alors, sans délai, Madelon,
Remplis cette aimable promesse.
Car, sans ce baiser aujourd’hui,
Je ne sors pas de ta demeure.

MADELON.

Eh bien ! je vous donne celui,
Que vous m’avez pris... tout à l’heure...

LAPERRIÈRE, à lui-même.

Elle ne dormait pas.

MADELON, elle aperçoit sa tante et Tranquille, elle court au-devant d’eux en agitant son papier.

Ah ! Tranquille... ma tante... arrivez... arrivez... la victoire est à nous.

LAPERRIÈRE, à part, avec malice.

J’étais bien sûr qu’elle me trompait...

 

 

Scène XIX

 

MADELON, LAPERRIÈRE, MADAME POITEVIN, TRANQUILLE, PHILIDOR, entrant en même temps tous les trois

 

MADAME POITEVIN, TRANQUILLE, PHILIDOR.

Air : Vaud. des Omnibus.

Quelle est donc l’aventure nouvelle,
Qui dans ce moment
Lui rend le cœur aussi content ?
Le soldat d’hier est avec elle,
Mais rien à présent,
Ne me paraîtra surprenant.

LAPERRIÈRE, à part.

Attendons, et nous verrons ma belle
Dans quelques instants,
Si vous riez à mes dépens
À mes vœux vous vous montrez rebelle,
Oui, mais votre amant
Est encor’ dans mon régiment.

MADELON.

Vous saurez, l’aventure nouvelle,
Qui dans ce moment
Me rend le cœur aussi content,
L’on a pu me traiter d’infidèle ;
Mais rien à présent,
Ne doit vous paraître étonnant,

TRANQUILLE.

Ah ! quell’ cours’ je suis tout en nage,
Et ça pour ne pas réussir...

MADELON, montrant le papier.

Moi, je m’ suis rapp’lé l’ vieil adage
Vaut mieux tenir que de courir...

CHŒUR.

Quelle est donc l’aventure nouvelle.

PHILIDOR.

Belle Madelon, je tiens ma promesse, et je viens réclamer la vôtre.

Il lui remet les lettres de sa tante.

MADELON, les prenant et les remettant à sa tante.

Moi, je ne vous ai rien promis...

MADAME POITEVIN.

Ni moi non plus, monsieur... à présent que j’ai ma correspondance, vous me permettrez de vous mépriser.

TRANQUILLE.

Et moi aussi, bateleur !

PHILIDOR.

Ça me fait l’effet d’une entorse...

MADELON.

Je n’ai promis qu’à Tranquille.

TRANQUILLE.

Qu’à moi, histrion.

MADELON.

Et la preuve, c’est que je l’épouse.

TRANQUILLE.

Mamzell’ ça ne se peut pas tant que je serai fantassin...

MADELON.

Remercie le colonel qui vient de m’accorder ton congé.

LAPERRIÈRE, à lui-même.

Ah ! nous y voilà...

TRANQUILLE, portant alternativement à son chapeau la main gauche et la main droite.

Mon colonel, je ne sais de quelle main vous remercier... mais les deux... ce n’est pas de trop.

Il porte les deux mains à son chapeau.

LAPERRIÈRE, souriant.

Lisez ! lisez !...

TRANQUILLE.

Lisez, la tante !

MADAME POITEVIN, après avoir parcouru le billet des yeux.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vois là ?

Lisant le billet.

« Je dépose mon amour, aux pieds de la belle Madelon, et j’engage ma parole de dépenser avec elle les cent mille écus de mon oncle le commandeur, et cela à sa première réquisition. »

LAPERRIÈRE.

Valeur reçue en un doux baiser.

MADELON.

J’étais sa dupe...

MADAME POITEVIN.

Je tombe en syncope...

TRANQUILLE.

Soutenez-moi, la tante.

PHILIDOR.

Bien fait...

Il se frotte les mains, il s’avance vers Laperrière pour le féliciter.

Si j’osais, colonel...

LAPERRIÈRE, l’éloignant du geste.

C’est bon.

À Madelon avec un peu de courtoisie.

Vous voyez, belle Madelon, qu’il n’est pas aussi facile de se jouer d’un homme comme moi, que d’un imbécile comme monsieur.

Il montre Philidor qui salue.

Vous êtes battue...

MADELON.

Ah !... vous croyez ça... Eh bien, non !... du courage, mon pauvre Tranquille, ce que j ai dit, je le répète encore... je n’en aurai jamais d’autre que toi... tu es soldat, je serai vivandière...

TRANQUILLE.

Nous serons vivandières !

MADELON.

Nous ferons nos huit ans ensemble

TRANQUILLE.

Nous ne nous quitterons ni jour ni nuit.

MADELON.

Donne-moi ton bras, et allons nous marier...

LAPERRIÈRE.

Un moment... on ne se marie pas sans ma permission ; car, je suis son colonel.

La Guimard paraît au fond.

TRANQUILLE, l’apercevant.

La Guimard !

 

 

Scène XX

 

MADELON, LAPERRIÈRE, MADAME POITEVIN, TRANQUILLE, PHILIDOR, GUIMARD

 

GUIMARD, qui a entendu ta fin de la scène.

Oui, mon cher comte, vous êtes son colonel... mais monsieur de Soubise vient d’être nommé maréchal de France...

TOUS.

Maréchal de France !

GUIMARD, à Madelon.

En rentrant chez moi j’ai trouvé ta lettre, j’ai couru tout de suite chez le prince. «Monseigneur, lui ai-je dit, vous m’avez engagé votre foi de gentilhomme de m’accorder ce qui me plairait le plus... c’est le congé d’un brave garçon auquel je m’intéresse, parce qu’une autre s’intéresse à lui... »

MADELON.

Et le prince a signé ?...

GUIMARD.

Tiens !... regarde !...

Elle lui montre un papier.

TRANQUILLE.

Ah !... la Guimard !... la Guimard !... voilà un trait qui vous élève au-dessus de toutes les danseuses.

LAPERRIÈRE.

Être battu par le prince de Soubise, ces choses-là n’arrivent qu’à moi.

MADELON, bas à Laperrière.

Colonel, voici le moment de remettre le portrait à sa véritable adresse.

Elle le lui donne.

LAPERRIÈRE, à Guimard.

Vous ne me ferez plus de reproches.

Il lui donne le portrait.

GUIMARD.

Je l’accepte... et je le garderai comme un souvenir pendant votre absence.

LAPERRIÈRE.

Comment, mon absence...

GUIMARD.

M. de Soubise vient d’obtenir pour vous le grade de maréchal de camp... et vous partez pour la Hongrie...

TRANQUILLE.

Bon !... mon colonel a aussi son congé...

MADELON.

Chacun a ce qu’il mérite... Guimard rentre à l’Opéra, ma tante épouse M. Camouin... M. Philidor n’épouse personne... M. le comte va devenir un héros !... moi, je reste blanchisseuse...

TRANQUILLE.

Et moi aussi... Ah ! que je suis bête... je reste ce que je suis.

CHŒUR.

Air nouveau de M. Ch. Tolbecque.

Plus de chagrin
De Madelon le joyeux refrain
Jusqu’à demain (bis.)
Va nous mettre tous en train.

MADELON, au public.

La pauv’ Mad’lon n’est pas parfaite,
C’ n’est pas sa faut’, mais c’est égal,
C’est la faut’ de ceux qui l’ont faite.
Et d’elle on va dir’ bien du mal ;
Mais si malgré son caractère,
Si malgré plus d’un petit tort,
Elle a le bonheur de vous plaire,
Vous l’entendrez chanter encor :

 

« Je suis Madelon Friquet, etc.

Reprise du CHŒUR.

Plus de chagrin, etc.

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