Madame de Chamblay (Alexandre DUMAS Père)

Drame en cinq actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Ventadour, le 4 juin 1868.

 

Personnages

 

LE BARON ALFRED DE SENONCHES

MAX DE VILIERS

M. DE CHAMBLAY

GRATIEN

BERTRAND

MAÎTRE LOUBON

MAÎTRE BLANCHARD

UN FACTEUR

UN SECRÉTAIRE

PREMIER DOMESTIQUE

DEUXIÈME DOMESTIQUE

UN GROOM

MADAME DE CHAMBLAY

ZOÉ

UNE PETITE FILLE

 

Le premier et le cinquième acte, à Évreux ; les trois autres, à Bernay, vers 1840.

 

 

UN MOT SUR LA PIÈCE ET SUR LES ARTISTES

 

Tout le monde connaît les particularités qui ont précédé l’apparition, au théâtre, du drame de Madame de Chamblay.

Le roman, publié il y a dix ou douze ans, se rattachait, on le sait, à l’un des souvenirs intimes de ma vie. J’avais eu longtemps l’intention de mettre ce sujet à la scène, et, deux ou trois ans, il s’était débattu dans mon esprit, rebelle à ma volonté.

Tout au contraire de Mademoiselle de Belle-Isle, pour laquelle je ne pouvais pas trouver un début original, et qui resta dans les limbes de mon cerveau jusqu’à ce que j’eusse rencontré la combinaison du sequin brisé en deux par Richelieu et madame de Prie, je ne pouvais arriver à trouver le dénouement de Madame de Chamblay.

Celui du roman, tout de fantaisie, était impossible au théâtre, et je luttais depuis trois ou quatre ans devant cette impossibilité, lorsque, dans un de ces jours bénis où Dieu semble nous envoyer, pour nos créations humaines, un rayon de sa propre lumière, je vis peu à peu, comme une fleur qui pousse à vue d’œil, sortir le dénouement du sujet même et compléter à la fois l’ouvrage et l’un des rôles les plus sympathiques de l’ouvrage, celui du préfet de l’Eure, Alfred de Senonches.

À partir de ce moment, le drame fut fait, et comme, depuis deux ou trois ans, mon esprit le retournait sous toutes ses faces, il me suffit de très peu de temps pour l’écrire.

Je n’ai pas besoin de dire que le drame de Madame de Chamblay était destiné à la Comédie-Française ; mais la mauvaise disposition du directeur pour ma personne, et de quelques-uns des artistes pour mes œuvres, me faisait hésiter à me présenter devant un comité qui avait refusé un Mariage sous Louis XV à l’unanimité, et qui, en 1860, n’avait pas daigné m’accorder une lecture que je demandais.

Si quelqu’un doutait de ce que j’avance ici, on n’aurait qu’à se reporter au rapport officiel de M. Édouard Thierry sur l’Art et les Auteurs dramatiques au XIXe siècle. Je n’y suis porté que pour mémoire, et Victor Hugo y est à peine nommé.

Restaient le théâtre du Vaudeville et le théâtre du Gymnase. Mais, quoique M. Harmant ait fait une assez bonne affaire avec moi, puisque les Mohicans de Paris lui ont donné, chose rare au mois d’août, un bénéfice de trente mille francs, M. Harmant s’était tenu assez éloigné de moi, depuis qu’il avait changé de théâtre, pour que je ne me crusse pas le droit de me rapprocher de lui.

La position était toute différente au Gymnase. M. Montigny a toujours été d’une grâce parfaite pour moi, et je savais que je n’avais qu’à lui offrir mon œuvre pour qu’il l’acceptât les yeux fermés ; mais, sur son théâtre, j’allais me trouver en contact avec le seul rival à qui ma profonde tendresse me conduira toujours à céder le pas : j’allais me trouver en contact avec Alexandre.

Il est vrai que je n’aurais eu qu’à lui dire : « Tiens, voilà Madame de Chamblay, porte-la à Montigny, fais-la jouer aux mêmes conditions que tes pièces, suis les répétitions et apporte-moi l’argent », ce cher enfant eût fait ce que je lui eusse demandé, trop heureux de le faire, et n’eût souhaité qu’une chose, c’est que mon succès, s’il était possible, dépassât les siens.

Je me contentai donc de faire annoncer que je venais d’achever une pièce en cinq actes, intitulée Madame de Chamblay.

Les journaux s’emparèrent de la nouvelle et firent, autour d’elle, toute la publicité que je pouvais désirer ; mais la seule marque de sympathie que m’ait attirée cette annonce étant une visite de ma bonne amie Pauline Granger, du Théâtre-Français, je me trouvai tout disposé, par cette lassitude préventive qui me prend quand une pièce est finie, à écouter les propositions que vinrent me faire madame Vigne et mademoiselle Dica-Petit, de la Porte-Saint-Martin.

Le théâtre venait de fermer au milieu d’un désastre, après une de ces tristes périodes de succès qui font autant de tort aux théâtres qu’aux directeurs. Nos drames n’y étaient apparus que de temps en temps, comme des îles flottantes, avant-gardes passant sous le regard des spectateurs avec une bannière, leur annonçant telle ou telle revue, telle ou telle féerie. C’est ainsi qu’Antony avait été joué douze fois, en attendant la Riche au bois, et Charles VII quinze ou dix-huit fois, en attendant je ne sais quel autre chef-d’œuvre à décors et à maillots.

Je fus enchanté de me débarrasser de Madame de Chamblay au profit d’une bonne action.

Une fraction de la troupe de la Porte-Saint-Martin (la troupe dramatique) s’était réunie et ne demandait pas mieux que de tenter les hasards d’une société. Elle venait de louer à M. Bagier le théâtre Ventadour, et, malgré le sombre isolement de ce théâtre, qui ne s’éveille qu’au bruit du chant, malgré les trente degrés de chaleur qui pleuvaient du ciel ardent de juin, je n’hésitai pas un moment, et j’indiquai la lecture pour le surlendemain.

Au moment où l’on se réunissait, la sonnette se fit entendre.

C’était mon ancien camarade Bressant, mon duc de Richelieu, le légitime héritier de Firmin, qui, ayant appris par Pauline Granger que j’avais une pièce qui pouvait être jouée à la Comédie-Française, venait me faire une visite officieuse que doubla le soir, sans savoir s’il était trop tard, mon jeune ami Lafontaine, cet homme que l’on a pris au milieu de ses succès et de ses créations originales pour lui tailler une sinécure au Théâtre-Français, entre l’ancien et le nouveau répertoire.

Qu’ils reçoivent ici, avec Pauline Granger, tous mes remerciements de la peine qu’ils ont bien voulu prendre à propos de cette fleur d’automne qui venait de pousser, la soixante-sixième ou soixante-septième, dans mon jardin dramatique.

Je l’ai dit, il était trop tard.

Jamais pièce n’eut un succès de lecture pareil à celui de Madame de Chamblay. Sans doute, les acteurs voulaient me rendre la même politesse qu’ils recevaient de moi ; mais, en tout cas, ils donnèrent à mon orgueil deux bonnes heures de satisfaction. La pièce fut mise en répétition le lendemain, et jouée au bout de dix jours.

Je parlais tout à l’heure du sombre isolement du théâtre. On en aura une idée lorsqu’on saura que l’administration, malgré les plus vives instances et les offres les plus séduisantes, ne put trouver que sept claqueurs pour venir le premier jour en aide à l’enthousiasme du public, et aucun les jours suivants.

La pièce fut admirablement jouée. Brindeau, que l’on applaudit encore tous les soirs, fit, dans le rôle du préfet, une de ces créations qui se répandent à la fois sur le passé et sur l’avenir d’un artiste. Il est impossible de mêler plus de tenue à plus de désinvolture, et plus d’abandon à plus de dignité. Je ne puis ni louer ni critiquer Brindeau dans ce rôle, forcé que je suis de ne rien critiquer et de louer tout.

Mademoiselle Dica-Petit fut charmante. – Le rôle de madame de Chamblay, doux, jeune, poétique et frais comme elle, trouva en elle une interprète pleine de grâce et de dignité. Plus poétique que passionnée, elle était la femme qu’il fallait pour faire accepter un personnage quelque peu excentrique. Son succès fut immense et elle en recueillit les fruits par un prompt engagement à l’Ambigu, où la façon dramatique dont elle a créé le Sacrilège vient d’assurer sa position.

Charly, chargé du rôle réaliste et odieux d’un mari brutal, joueur et épileptique, l’a créé et représenté comme aucun comédien de Paris n’eût pu le faire. Je suis d’autant plus heureux de lui rendre cette justice, que j’aurais bien quelques petits reproches de procédés à lui adresser depuis cette création ; mais il n’en reste pas moins pour moi l’obligation d’être, en toute circonstance, agréable à ce grand artiste. Les rôles ne se donnent pas aux coups de chapeau et aux serrements de main, ils se donnent au talent.

M. Laroche venait de l’Odéon avec une réputation toute acquise ; le rôle de Max n’a ni augmenté ni diminué cette réputation. À mon avis, M. Laroche est destiné à jouer non les amoureux et les jeunes premiers, mais les troisièmes rôles. Il lui a fallu, avec son peu de disposition aux choses tendres, de grands efforts de talent pour se faire applaudir dans cette nouvelle création ; et, sous ce rapport, il n’a pas à se plaindre ; le public lui a taillé dans le drame une assez belle part.

Laurent, trop marqué pour le rôle de Gratien, n’en a pas moins contribué au succès. Sa grosse franchise, sa bruyante gaieté ont fait oublier qu’il y avait en lui de quoi fournir au gouvernement deux conscrits au lieu d’un, et que c’était deux remplaçants qu’eût dû lui vendre le père Dubois, si bel homme que fût le Cuirassier. C’est, au reste, dans ces luttes contre l’impossible qu’on reconnaît la puissance d’un talent réel. Laurent compléta le succès ; tout autre que lui l’eût compromis.

Mademoiselle Descamps, chargée du rôle de Zoé, avait toute la grâce ignorante d’une débutante, jointe à toute la fraîcheur de voix et de visage d’une enfant de seize ans. Mais cette naïve maladresse des débuts plaît assez au public, ce chercheur de virginités. Il a applaudi parfois mademoiselle Descamps avec un entraînement qui faisait, de l’encouragement, une récompense.

Il n’y a pas jusqu’au fameux Bertrand, ce cuisinier si vanté par Alfred de Senonches, qui n’ait donné un caractère à son rôle. La pièce a perdu beaucoup en le perdant, mais le cuisinier s’est fait voyageur et a traversé l’Atlantique. Il est parti, nous assure-ton, pour les montagnes Rocheuses, et, en ce moment, Houdin apprend des trappeurs la manière d’assaisonner cette fameuse bosse de bison tant vantée par ce grand romancier-poète qui a popularisé l’Amérique en France, Fenimore Cooper.

En passant à la Porte-Saint-Martin, la pièce a nécessairement subi quelques changements dans ses interprètes. Mademoiselle Rousseil, talent fait, talent reconnu, a prêté toute la puissance d’une vigoureuse organisation destinée à jouer le drame au personnage un peu lymphatique de madame de Chamblay ; tout en lui laissant sa poésie, elle lui a communiqué sa force. Il y a beaucoup d’avenir dans mademoiselle Rousseil, qui est juste à l’âge où la femme se complète et où l’artiste s’affirme. J’ai vu jouer deux fois la pièce par mademoiselle Rousseil, et j’aurais voulu trouver, au commencement de ma carrière dramatique, une femme avec toutes les aptitudes dont le ciel l’a douée.

Schey et madame Desmonts ont été charmants tous deux ; ils sont si bien appropriés l’un à l’autre dans la pièce, que je ne veux pas les séparer l’un de l’autre dans les remercîments que je leur adresse et dans les louanges que je leur donne. Je n’aurais qu’un désir à leur manifester : c’est que le mariage factice qu’ils contractent dans Madame de Chamblay soit un mariage réel et qu’ils aient beaucoup d’enfants qui leur ressemblent.

 

ALEX. DUMAS.

 

 

PRÉFACE

 

ARISTIDE

 

Tragédie en une scène.

 

L’ARÉOPAGE, ARISTIDE, UN PAYSAN

 

LE PAYSAN, présentant à Aristide une coquille d’huître et un poinçon.

Veux-tu me graver le nom d’Aristide sur cette coquille d’huître ?

ARISTIDE.

Quel tort t’a fait Aristide, pour que tu veuilles le proscrire ?

LE PAYSAN.

Aucun... Seulement, je suis las de l’entendre, depuis dix ans, appeler le Juste.

Aristide grave son nom ; le paysan jette l’écaille dans l’enclos ; le chef de l’Aréopage dépouille le scrutin. Aristide est proscrit.

 

 

ACTE I

 

À Évreux.

Cabinet du préfet, avec une porte donnant sur un jardin. Porte d’entrée au fond ; deux portes latérales.

 

 

Scène première

 

MAX DE VILLIERS, UN VALET DE PIED.

 

Max entre et sonne. Un Valet de pied en grande tenue entr’ouvre la porte à gauche.

LE VALET DE PIED.

M. le comte a sonné ?

MAX.

Oui ; quelle heure est-il ?

LE VALET DE PIED.

Bientôt neuf heures.

MAX.

Ah ! bon Dieu ! ouvrez partout.

LE VALET DE PIED.

M. le comte s’est couché tard ?

MAX.

À minuit, je crois. À quelle heure a fini la soirée ?

LE VALET DE PIED.

Elle n’est pas encore finie.

MAX.

Oh ! les enragés ! ils jouent toujours ?

LE VALET DE PIED.

C’est M. le baron qui tient la banque, il a une montagne d’or devant lui.

MAX.

Est-ce que le baron donne souvent de pareilles fêtes ?

LE VALET DE PIED.

Une fois par mois.

MAX.

Merci.

LE VALET DE PIED.

Que prendra M. le comte ce matin ? café ou chocolat ?

MAX.

Chocolat !

 

 

Scène II

 

MAX, LE BARON DE SENONCHES

 

Le valet sort après que le baron est entré.

LE BARON.

Tu es levé ?

MAX.

Et toi, misérable joueur, tu n’es pas encore couché ?

LE BARON, riant.

Misérable joueur est le mot : ruiné, mon cher !

MAX.

Tu tenais la banque !

LE BARON.

La banque a sauté !

MAX.

Tu avais une fortune devant toi.

LE BARON.

Bah ! sept ou huit mille francs à peine. Mais devine un peu qui a fait sauter la banque ?

MAX.

Comment veux-tu que je devine ? Arrivé d’hier, je ne connais pas un seul de tes convives.

LE BARON.

Eh bien, c’est toi ! tu ne diras pas que la fortune ne vient pas en dormant.

Il lâche les coins de son mouchoir et laisse tomber sur le tapis une cascade d’or.

MAX.

Qu’est-ce que cela et quelle plaisanterie me fais-tu ?

LE BARON.

Oh ! n’aime jamais, mon pauvre ami ! tu es trop heureux au jeu.

MAX.

Mais je ne joue jamais.

LE BARON.

C’est justement ce que tu m’as dit hier quand je t’ai invité à prendre un intérêt dans mon jeu ; alors, j’ai tant insisté, que tu as déposé cent francs dans la bobèche d’un chandelier, en me disant : « Tiens, voilà cent francs, fais-les valoir et laisse-moi tranquille. » Te souviens-tu de cela ?

MAX.

Parfaitement.

LE BARON.

Eh bien, il faut te dire, mon cher Max, que j’ai été hier au soir d’un bonheur insolent, si bien que, ce matin, tout le monde était ruiné. J’ai abaissé ma banque de vingt mille francs à trois mille francs ; avec ces trois mille francs, j’ai fait une nouvelle razzia : toutes les bourses étaient vides. Alors, j’ai vu tes cinq louis dans la bobèche. « Ah ! pardieu ! ai-je dit, il faut que Max y passe comme les autres ! » Je t’ai mis au jeu et j’ai taillé pour cinq louis. Mais sais-tu ce que tu as fait, entêté que tu es ? Tu as passé sept coups de suite, et, au septième, tu as fait sauter la banque !

MAX.

Tu es fou.

LE BARON.

Tu vas peut-être me dire que j’ai triché ? Monsieur Max, je ne ris pas le moins du monde. Voyons, trêve de plaisanteries ! voilà six à sept mille francs qui t’appartiennent aussi légitimement qu’argent gagné ait jamais appartenu à un joueur ; mets-le dans ta poche, jette-le dans l’Iton, donne-le aux pauvres, c’est ton affaire.

MAX.

Mais enfin, mon cher...

LE BARON.

Pas un mot de plus, ou tu me blesserais étrangement.

Un Domestique entre, apportant un plateau avec du chocolat.

Est-ce Bertrand lui-même qui a fait ce chocolat ?

LE VALET DE PIED.

Oui, monsieur le baron, lui-même.

MAX.

Qu’est-ce que Bertrand ?

LE BARON.

Oh ! Bertrand, mon cher, c’est mon protecteur, l’espoir de mon avenir ; Bertrand, c’est mon cuisinier.

MAX.

Mon cher, permets-moi de te dire que tu me parles en énigmes ; j’aurais compris cela quand tu étais diplomate ; mais, maintenant que tu es préfet...

LE BARON, au Valet de pied.

Ramassez cet or et mettez-le sur la table !

À Max.

Écoute-moi.

MAX.

Je t’écoute.

LE BARON, au Valet de pied.

C’est bien, laissez-nous !

Le Valet sort. À Max.

Que je ne t’empêche pas de prendre ton chocolat.

MAX.

Merci.

LE BARON.

Tu te rappelles quand je t’ai rencontré à Bruxelles ?

MAX.

Oui, j’étais au désespoir, je venais de perdre ma mère.

LE BARON.

Je t’offris l’hospitalité, tu refusas ; je te demandai où tu allais, tu me répondis : « Où je serai seul. – Va, te dis-je alors, tu es encore trop malheureux pour qu’on te soigne. » Mais j’ajoutai : « Seulement, souviens-toi de ceci : c’est qu’une grande douleur est un grand repos et que tu sortiras de ta tristesse plus fort que tu n’y es entré. » Tu me regardas avec étonnement, et tu me demandas : « Aurais-tu été malheureux ? »

MAX.

Et tu me répondis : « Une femme que j’aimais m’a trompé. » Je te demandai combien de temps avait duré ta tristesse...

LE BARON.

Et je te répondis : « Vingt-quatre heures. » Puis j’ajoutai : « Maintenant, je joue, je fume, je bois ; je crois que l’on va me faire préfet ; alors, il ne manquera rien à mon bonheur. »

MAX.

Et, comme tu es préfet, rien ne manque à ton bonheur ?

LE BARON.

Non, depuis que j’ai Bertrand.

MAX.

Je crois que le moment est venu pour toi de me dire ce que c’est que Bertrand ; dans tous les cas, c’est un homme qui fait admirablement le chocolat.

LE BARON.

Et le dîner d’hier, tu n’en dis rien, ingrat ?

MAX.

Si fait, il était excellent.

LE BARON.

Quand cette heureuse idée m’a pris d’abandonner la carrière diplomatique pour la carrière administrative, je me suis dit : « Si je reste secrétaire d’ambassade, il me faudra, malgré toute mon intelligence, dix ou douze ans pour être ministre à Bade ou chargé d’affaires à Rio-de-Janeiro, tandis qu’une fois préfet, je me fais nommer député, et, une fois député, je me fais nommer ce que je veux, et, pour cela, il ne me faut plus qu’un bon cuisinier. » Alors, j’ai obtenu de ma digne mère qu’elle me fît cadeau, non point de ma part d’héritage, Dieu m’en garde ! j’aime bien mieux que mon argent soit dans ses mains que dans les miennes, mais qu’elle me fît cadeau de son cuisinier. Ah ! mon cher Max, par bonheur, j’avais dix ans de diplomatie. Qu’on me charge d’obtenir de l’Angleterre qu’elle rende l’Écosse aux Stuarts ; de la Russie qu’elle rende la Courlande aux Biron ; de la Prusse qu’elle rende les frontières du Rhin à la France, j’y réussirai ; mais entreprendre une seconde fois la conquête de Bertrand ! jamais.

MAX.

Et c’est ce grand homme qui a daigné faire mon chocolat ?

LE BARON.

Lui-même ! je te présenterai à lui un jour qu’il sera de belle humeur ; tâche de te rappeler, comme souvenir de tes voyages, un plat inconnu, et dotes-en son répertoire. Bertrand, comme le marquis de Cussy, fait plus de cas de l’homme qui découvre un plat que de celui qui découvre une étoile ; car les étoiles, pour ce à quoi elles servent et pour ce que l’on en connaît, il y en aura toujours assez.

MAX.

C’est un grand philosophe que M. Bertrand.

LE BARON.

Oh ! oui, mon ami, et je dirai de lui ce que Louis XIII dit, dans Marion de Lorme, de Langely :

Si je ne t’avais pas pour m’égayer un peu !...

Mais je l’ai, par bonheur !

MAX.

Et lorsque tu auras trouvé une femme pour gouverner ton salon, comme Bertrand gouverne ta cuisine...

LE BARON.

Une femme, moi ? J’ai une vingtaine de mille livres de rente que les événements, si graves qu’ils soient, ne peuvent m’enlever ; je suis né garçon, j’ai vécu garçon, je mourrai probablement garçon. Une maîtresse a failli me faire brûler la cervelle en me trompant, juge un peu ce qui serait arrivé si elle eût été ma femme. Il est vrai qu’elle eût eu cette excellente raison à me donner : « Je ne pouvais pas vous quitter », tandis que l’autre avait cette raison-là et n’a pas eu l’idée de la mettre en pratique. Les femmes sont si capricieuses ! Maintenant, à ton tour de me dire ce que tu as fait depuis que je ne t’ai vu, et surtout ce que tu vas faire ; car, hier, nous n’avons pas eu cinq minutes pour causer ensemble.

MAX.

Mon cher ami, permets-moi de te dire que tu dois tomber de sommeil, et que mieux vaut pour toi dormir qu’écouter les plaintes d’un rêveur.

LE BARON.

Est-ce que j’ai besoin de dormir, moi ! un habitué des bals de l’Opéra et des soupers de la Maison d’or ? Allons donc ! J’ai dit qu’on me prépare un bain, j’y resterai pendant une heure, je me coucherai après, et me lèverai pour dîner. Qu’as-tu fait en me quittant à Bruxelles ? voyons.

MAX.

J’ai été à Blakenberg ; trois mois je restai en face de l’Océan, c’est-à-dire de l’infini. Tous les jours, j’allais, en suivant les bords de la plage, m’arrêter dans un endroit près duquel avait, quelques jours avant mon arrivée, échoué un bâtiment ; cinq hommes qui le montaient avaient péri ; c’était la machine humaine qui avait été la première détruite. Lorsque je visitai le navire naufragé, il avait encore un mât debout, son beaupré et la plupart de ses cordages ; comme nous étions en plein hiver, la mer ne cessait point d’être mauvaise ; chaque jour, je trouvais le bâtiment désemparé de quelques-uns de ses agrès que je lui avais vus la veille comme fait une troupe de loups sur un cadavre, chaque vague mordant sur la carcasse du bâtiment en enlevait un morceau. Bientôt, il fut complètement rasé ; après les œuvres hautes vint le tour des œuvres basses ; le bordage fut brisé, puis le pont éclata, puis l’arrière fut emporté, puis l’avant disparut. Longtemps encore un fragment du beaupré resta pris par des cordages ; enfin, pendant une nuit de tempête, les cordages se rompirent et le mât fut emporté. Le dernier vestige du naufrage avait disparu sous la morsure de la vague, sous l’aile du vent... Hélas ! mon ami, je fus alors forcé de m’avouer à moi-même qu’il en était ainsi de ma douleur ; comme ce navire échoué dont chaque marée emportait une épave, chaque jour en emportait un débris ; enfin vint le moment où rien ne fut visible au dehors, et, de même qu’où s’était englouti le bâtiment naufragé il ne restait plus rien, là où s’était engloutie ma douleur il ne restait plus qu’un abîme.

LE BARON.

Et alors, tu t’es souvenu de moi ? Très bien, voilà pour le passé ; maintenant, songeons au présent. Que vas-tu faire ? voyons.

MAX.

Passer, t’embrasser, m’en aller.

LE BARON.

Où cela ?

MAX.

Je n’en sais rien.

LE BARON.

Tu mens, Max ! Tu en es à cette période de la douleur qui a besoin de distractions. Tu as pensé à moi, tu es venu à moi, merci ; oh ! sois tranquille, la distraction ne sera pas folle, elle ne heurtera pas les angles obtus de ta douleur, car, je le vois bien, les angles aigus ont disparu. Vivent les douleurs honnêtes, loyales et dans la nature ! elles se calment lentement, mais elles se calment ; vivent surtout les douleurs sans ressources ! on ne les oublie pas, mais on s’y habitue.

MAX.

Excellent ami !...

LE BARON.

Ici, mon cher Max, tu trouveras cette distraction qui ressemble tellement à l’ennui, qu’il faut être très fort pour s’apercevoir qu’elle n’est que sa sœur, et quand cette distraction-là ne te suffira plus, tu me quitteras et tu suivras celle qui sera en harmonie avec la situation de ton âme. Sois tranquille, si tu ne t’en aperçois pas, je te préviendrai ; moi, je m’en apercevrai bien, va, je suis médecin en douleur.

MAX.

Et pourquoi ne guéris-tu pas la tienne, alors, pauvre ami ?

LE BARON.

Mon cher Max, Laennec, qui avait inventé les meilleurs instruments d’auscultation pour les maladies de poitrine est mort de la poitrine.

LE VALET DE PIED, entrant.

Quand M. le baron voudra ?

LE BARON.

C’est bien, j’y vais !

À Max.

À propos, il est tantôt onze heures, c’est l’heure où les visites d’audience commencent. Je vais rester une heure au bain, deux ou trois heures au lit, remplace-moi et joue au préfet si cela peut t’amuser : tout ce que tu feras sera bien fait, et, la représentation terminée, tu as deux voitures ou deux chevaux de selle à ton service. Bonjour.

Il sort.

 

 

Scène III

 

MAX, seul

 

En vérité, c’est étrange, la différence qui peut exister entre une douleur et une autre douleur, selon la source où elle est puisée. Ma douleur, à moi, qui avait une source sacrée et une cause irréparable, a suivi la pente ordinaire de la douleur : d’abord aiguë, saignante, trempée de larmes, elle a passé de cette période convulsive à une profonde tristesse, pleine de prostration et d’atonie, puis à la mélancolique contemplation des luttes de la nature, puis au désir du changement de lieu, puis au besoin, non avoué, de la distraction ; c’est là que j’en suis ; quant à Alfred, je ne sais si sa douleur est plus ou moins poignante aujourd’hui qu’autrefois, mais c’est le même rire et, par conséquent, la même souffrance que quand je l’ai rencontré à Bruxelles ; je n’ai eu que le cœur brisé, lui a eu l’âme mordue, et la morsure est venimeuse, sinon mortelle.

 

 

Scène IV

 

MAX, LE VALET DE PIED

 

LE VALET DE PIED.

Une dame désire parler à M. Alfred de Senonches.

MAX, riant.

Mais je ne suis pas M. Alfred de Senonches.

LE VALET DE PIED.

M. le baron a ordonné de faire entrer chez vous tous ceux qui auraient affaire à lui.

MAX.

Informez-vous quelle est cette dame.

LE VALET DE PIED.

C’est une femme de vingt à vingt-deux ans, fort jolie, qui se nomme, je crois, madame de Chamblay ; son mari est un riche propriétaire des environs ; quoiqu’elle n’ait pas levé son voile et ne se soit pas nommée, je crois l’avoir reconnue.

MAX.

Mais si c’est au préfet qu’elle veut parler...

LE VALET DE PIED.

Du moment que M. le comte le remplace...

MAX.

Faites entrer. Au reste, Alfred m’a présenté hier à son mari, et m’avait placé près de lui à table.

LE VALET DE PIED, annonçant.

Madame de Chamblay.

 

 

Scène V

 

MAX, MADAME DE CHAMBLAY

 

MADAME DE CHAMBLAY, à Max.

M. Alfred de Senonches ?

MAX.

Non, madame, mais un de ses amis, qui a le bonheur ce matin de tenir sa place, et qui s’en félicitera toute sa vie si, dans ce court instant, il peut vous être bon à quelque chose.

MADAME DE CHAMBLAY.

Pardon, monsieur, mais ce que je venais demander à M. le préfet était une faveur que lui seul pouvait accorder, en supposant qu’il me la pût accorder. Je reviendrai plus tard, lorsqu’il sera libre.

MAX, lui indiquant un fauteuil.

De grâce, madame...

Madame de Chamblay s’assied.

Si c’est une faveur, madame, et s’il peut vous l’accorder, pourquoi refuser de me prendre pour intermédiaire ? Doutez-vous que je ne plaide chaudement la cause dont vous me chargerez ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Pardon, monsieur, mais j’ignore même à qui j’ai l’honneur de parler.

MAX.

Mon nom ne vous apprendrait rien, madame, car il vous est parfaitement inconnu. Je m’appelle le comte Maximilien de Villiers. Je n’ai cependant pas le malheur de vous être aussi étranger que vous le croyez, madame : j’ai été présenté hier à M. de Chamblay, j’étais à côté de lui à table, nous avons beaucoup causé pendant le repas, j’ai été invité par lui à l’ouverture de la chasse de votre château de Bernay, et, sans me permettre de vous faire une visite, je comptais avoir aujourd’hui même l’honneur de vous porter ma carte.

S’inclinant.

C’est un homme d’une grande distinction que M. de Chamblay, madame.

MADAME DE CHAMBLAY, avec un soupir.

D’une grande distinction, oui, monsieur, c’est vrai.

MAX.

Si je vous interrogeais, madame, sur le motif qui me procure l’honneur de votre visite, vous croiriez peut-être que je veux abréger les instants où j’ai le bonheur de jouir de votre présence ; cependant, j’ai hâte, je vous l’avouerai, de connaître en quoi mon ami pouvait vous être utile.

MADAME DE CHAMBLAY.

Oh ! mon Dieu, voici toute l’affaire, monsieur. Il y a un mois, le tirage à la conscription a eu lieu ; le fiancé de ma sœur de lait, que j’aime beaucoup, a été désigné par le sort pour partir ; c’est un jeune homme qui soutient sa mère et une jeune sœur ; en outre, s’il ne fût point tombé à la conscription, il allait épouser la jeune fille qu’il aime ; cette mauvaise chance fait donc tout à la fois le malheur de quatre personnes...

Max s’incline comme un homme qui attend.

Eh bien, monsieur, le conseil de révision se rassemble dimanche prochain, M. de Senonches le préside : un mot dit, un signe fait au médecin réviseur, mon pauvre jeune homme est réformé, et votre ami a fait le bonheur de quatre personnes.

MAX, souriant.

Mais le malheur de quatre autres, madame, peut-être.

MADAME DE CHAMBLAY, étonnée.

Comment cela, monsieur ?

MAX.

Sans doute ; combien faut-il de jeunes gens pour le canton qu’habite votre protégé ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Vingt-cinq.

MAX.

A-t-il quelque motif de réforme ?

MADAME DE CHAMBLAY, balbutiant.

Je croyais vous avoir dit, monsieur, que c’était une faveur que je demandais à M. le préfet.

MAX.

Cette faveur, madame, excusez la franchise de ma réponse, est une injustice, du moment qu’elle pèsera sur une autre famille.

MADAME DE CHAMBLAY.

Voilà où je ne vous comprends plus, monsieur.

MAX.

C’est cependant bien facile à comprendre, madame : il faut vingt-cinq conscrits ; supposez qu’en ne faisant aucune faveur, un soit bon sur deux, le nombre montera à 50, et le numéro 51 est sauvegardé par son chiffre même ; me comprenez-vous, madame ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Parfaitement.

MAX.

Eh bien, que, par faveur, un de ces vingt-cinq jeunes gens qui doivent partir ne parte pas, c’est le cinquante et unième, qui était sauvegardé par son numéro, qui part à sa place.

MADAME DE CHAMBLAY, tressaillant.

Oh ! c’est vrai.

MAX.

J’avais donc raison de vous dire, madame, que le bonheur de vos quatre personnes feraient le malheur de quatre autres personnes peut-être, et que la faveur que vous ferait mon ami serait une injustice.

MADAME DE CHAMBLAY.

Pardon, pardon.

MAX.

Et si, par malheur (il faut tout prévoir), ce cinquante et unième était tué...

MADAME DE CHAMBLAY.

Oh ! monsieur, de grâce, pas un mot de plus.

Elle se lève.

Et maintenant, je n’ai plus qu’une prière à vous faire.

MAX.

Laquelle, madame ?

MADAME DE CHAMBLAY.

C’est de mettre la démarche que je viens de risquer si malencontreusement sur le compte de la légèreté de mon esprit et non sur celui de la défaillance de mon cœur. Je n’avais point réfléchi, voilà tout ; je n’avais vu qu’une chose, sauver un pauvre garçon nécessaire à sa famille ; cela ne se peut pas, n’en parlons plus : il y aura quatre malheureux de plus au monde, et, sur la quantité, il n’y paraîtra pas.

Madame de Chamblay essuie une larme et fait un pas vers la porte.

MAX.

Madame !

Madame de Chamblay s’arrête.

Seriez-vous assez bonne à votre tour pour m’accorder une faveur ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Moi, monsieur !

MAX.

Oui.

MADAME DE CHAMBLAY.

Laquelle ?

MAX.

De vous asseoir et de m’écouter un instant.

Madame de Chamblay s’assied.

Je serais inexcusable, madame, de vous avoir parlé si brutalement, si je n’avais à vous proposer un moyen de tout concilier.

MADAME DE CHAMBLAY.

Lequel, monsieur ?

MAX.

Il y a des commerçants qui vendent de la chair morte, madame, cela s’appelle des bouchers ; il y en a d’autres qui vendent de la chair vivante. J’ignore le nom de ceux-là, mais je sais qu’ils existent. On peut acheter un homme à votre protégé.

MADAME DE CHAMBLAY, avec un sourire triste.

J’y avais pensé, mais...

MAX.

Mais ?...

MADAME DE CHAMBLAY.

On ne peut pas toujours se passer le luxe d’une bonne action, monsieur, un remplaçant coûte deux mille francs ; si ma fortune était à moi, ou plutôt si j’en avais la disposition, je n’hésiterais pas ; par malheur, ma fortune est à mon mari, administrée par mon mari, et comme ma sœur de lait n’est absolument rien à M. de Chamblay, je doute qu’il me permette de disposer de cette somme.

MAX.

Madame, permettez-vous à un étranger de se substituer à vous et de faire à votre place la bonne action que vous ne pouvez faire ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Je ne vous comprends pas, monsieur, car je ne suppose pas que vous me proposiez d’acheter un remplaçant à mon protégé.

Elle fait un mouvement pour se lever.

MAX, insistant.

Pardon, madame, et veuillez m’écouter jusqu’au bout.

Madame de Chamblay se rassied.

Sur un serment ou plutôt sur une promesse faite à ma mère, je n’ai jamais joué. Cette nuit, mon ami Alfred de Senonches m’a forcé de lui confier cinq louis pour les faire valoir ; avec ces cent francs, il a gagné six à sept mille francs, dont une partie à votre mari probablement. Cet argent de jeu, je n’ai consenti à le recevoir qu’en le consacrant d’avance à une ou plusieurs bonnes actions. Dieu a pris note de cet engagement, puisqu’il vous envoie ce matin, madame, afin que je fasse à l’instant même l’application de ma promesse.

MADAME DE CHAMBLAY, se levant.

Vous comprenez, monsieur, que je puis accepter une pareille offre.

MAX.

Aussi, madame, ce n’est point à vous que je la fais ; vous me signalez où est la douleur que je puis guérir, où sont les larmes que je puis essuyer ; j’y vais, j’essuie ces larmes, je guéris cette douleur, vous n’avez aucune reconnaissance personnelle à me vouer pour cela ; à la première quête que l’on fera pour une famille pauvre, pour une église à rebâtir, pour un emplacement de tombe à acheter, j’irai à mon tour chez vous, je vous tendrai la main, vous y laisserez tomber un louis, et vous m’aurez donné plus que je ne vous donne aujourd’hui, madame, puisque vous m’aurez donné un louis qui vous appartiendra, tandis que je vous donne deux mille francs que le hasard, un mot de vous me fera dire la Providence, a mis en dépôt entre mes mains.

MADAME DE CHAMBLAY.

Vous me donnez votre parole d’honneur, monsieur, que cet argent vient de la source que vous m’indiquez ?

MAX, montrant le tas d’or sur la table.

Le voilà, madame ; je ne sais même pas au juste la somme qui se trouve là, je ne l’ai point comptée, et je ne mentirais pas, croyez-le bien, même pour avoir le droit de faire une bonne action.

Elle lui tend la main.

MADAME DE CHAMBLAY.

Je n’ai pas le droit de vous empêcher de sauver une famille du désespoir, je vais vous envoyer mon protégé ou plutôt sa fiancée. Le bonheur du pauvre garçon sera plus grand, venant par elle.

MAX.

Je l’attends.

MADAME DE CHAMBLAY.

Oh ! vous ne l’attendrez pas longtemps : elle était venue avec moi, dans la voiture, afin de savoir plus tôt la réponse de votre ami.

MAX.

Deux fois je vous ai retenue, madame ; mais maintenant, je m’empresse de vous rendre votre liberté.

MADAME DE CHAMBLAY.

Ne m’en veuillez pas d’en profiter pour aller consoler ma pauvre affligée, qui, dans cinq minutes, sera ici, la joie dans les yeux et le rire sur les lèvres ; vous allez faire le bonheur de toute une famille, monsieur ; Dieu vous le rende !

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

MAX, seul

 

Après avoir conduit madame de Chamblay jusqu’à la porte, il reste appuyé contre le chambranle, comme ébloui.

Quelle étrange chose, et que vient-il donc de se passer ? d’où vient le charme puissant qui m’enveloppe et ce bien-être qui semble en équilibre, inconnu jusqu’à présent, de toutes mes facultés ? Tous mes sens ont acquis un degré d’acuité qui semble les rapprocher de la perfection ; je me sens heureux, sans que rien soit changé qui me promette le bonheur. Étrange nature que la nôtre !

 

 

Scène VII

 

MAX, LE VALET DE PIED

 

LE VALET DE PIED.

Une jeune paysanne qui vient de la part de madame de Chamblay demande à parler à M. le comte.

MAX.

Faites entrer.

 

 

Scène VIII

 

MAX, ZOÉ

 

MAX, à Zoé, qui s’arrête toute honteuse sur le seuil de la porte.

Entrez, mon enfant.

ZOÉ, balbutiant.

C’est vous le monsieur que... ? c’est vous le monsieur qui... ?

MAX.

Oui, ma belle fille, c’est moi le monsieur qui...

ZOÉ.

C’est que madame m’a dit une chose qui ne me paraît pas probable.

MAX.

Que vous a-t-elle dit ?

ZOÉ.

Elle m’a dit que vous me donniez deux mille francs pour acheter un homme à Gratien.

MAX, qui a distrait les deux mille francs du tas et qui les a comptés pendant ce temps.

C’est tellement possible, que les voici : tendez votre main.

Elle hésite.

Eh bien, vous voyez que c’est vous qui ne voulez pas.

Elle tend la main, Max y dépose l’argent.

ZOÉ.

Ah ! mon Dieu, quelle grosse somme cela fait ! si nous ne pouvions pas vous la rendre !

MAX.

Madame ne vous a-t-elle pas dit, mon enfant, que je ne vous la donnais qu’à la condition que vous ne me la rendriez pas ?

ZOÉ.

Mais, monsieur, vous ne pouvez pas nous donner une pareille somme pour rien.

MAX.

Oh ! je ne vous la donne pas pour rien, je vais vous la faire payer.

ZOÉ.

Seigneur Dieu ! comment cela ?

MAX.

En causant cinq minutes avec moi de quelqu’un qui vous aime beaucoup et que vous n’êtes point assez ingrate pour ne pas aimer de votre côté.

ZOÉ.

Je n’aime que deux personnes au monde, à part ma mère et ma petite sœur : c’est Gratien et madame de Chamblay, et encore je devrais dire madame de Chamblay et Gratien, car je crois que je l’aime encore mieux que lui.

MAX.

Eh bien, c’est de l’une de ces deux personnes que nous allons causer.

ZOÉ.

De laquelle ?

MAX.

De madame de Chamblay.

ZOÉ.

Oh ! bien volontiers, monsieur ; je l’aime tant, que c’est un bonheur pour moi de parler d’elle.

MAX.

Asseyez-vous, alors.

ZOÉ, s’asseyant.

Oh ! monsieur !

MAX.

Allez, allez.

ZOÉ.

Imaginez-vous que je ne l’ai jamais quittée, qu’elle a toujours été si bonne pour moi, que je ne sais pas si, en priant pour elle toute ma vie, je m’acquitterai jamais ! Vous regardez mon costume et vous le trouvez joli, n’est-ce pas ? c’est elle qui veut que je sois élégante, elle dit que cela la réjouit et qu’elle joue à la poupée avec moi comme lorsqu’elle était enfant ; tout cela, vous le comprenez bien, monsieur, ce sont des prétextes qu’elle prend pour me faire brave, et elle a eu bien souvent des querelles avec monsieur, à cause de l’argent qu’elle dépensait pour ma toilette ; mais, sous ce rapport, elle a toujours pensé à moi avant de penser à elle.

MAX.

Mais madame de Chamblay m’avait dit que vous étiez sa sœur de lait, je crois.

ZOÉ.

Oui, monsieur, je suis sa sœur de lait, en effet.

MAX.

Alors, elle doit être plus jeune que vous.

ZOÉ.

De six mois.

MAX.

Cependant, à la première vue, elle m’a paru plus âgée.

ZOÉ.

Ah ! dame, monsieur, le chagrin, ça vieillit.

MAX, vivement.

Le chagrin ! madame de Chamblay a du chagrin ?

ZOÉ.

Oh ! quand je dis du chagrin, vous comprenez bien, monsieur, c’est des tracas que je devrais dire ; vous savez, ce n’est point une raison parce que l’on est riche pour que l’on soit heureux ; souvent l’argent, quoiqu’il soit bon parfois...

Elle regarde en riant l’or qu’elle tient dans sa main.

il y a d’autres moments où c’est la cause de bien des tristesses. Enfin, il y a un proverbe, n’est-ce pas ? qui dit : La richesse ne fait pas le bonheur.

MAX.

Hélas ! oui, ma pauvre enfant, et je suis bien triste, croyez-moi, que ce proverbe s’applique à madame de Chamblay.

ZOÉ.

Ah dame, monsieur, le Seigneur éprouve les bons.

MAX.

Y a-t-il longtemps que madame de Chamblay est mariée ?

ZOÉ.

Trois ans.

MAX.

Mariage d’inclination, sans doute ?

ZOÉ.

Hélas ! non...

Elle se lève.

MAX.

Mon enfant, j’ai voulu causer avec vous de madame de Chamblay parce qu’elle m’a paru une personne charmante, mais je n’ai jamais eu l’intention de vous demander les secrets de votre bienfaitrice.

ZOÉ.

Et Dieu me garde, monsieur, de dire sur elle quelque chose qui ne soit pas à dire surtout ! quant à ses secrets, que je ne connais pas plus que le reste de la maison, madame ne se plaignait jamais. Ah ! il serait bien heureux qu’elle rencontrât quelqu’un à qui les confier, un ami, un bon cœur cela la soulagerait, et je crois qu’elle a grand besoin d’être soulagée.

MAX.

Eh bien, soyez persuadée d’une chose, mon enfant, c’est que cet ami dont madame de Chamblay, selon vous, a si grand besoin, je serais heureux de l’être ; c’est que le cœur où elle aurait du bonheur à verser ses secrets, je serais heureux de le lui ouvrir. Je ne sais si l’occasion s’en présentera jamais, et, se présentant, si ce sera demain ou dans dix ans ; mais le jour où elle cherchera cet ami, où elle demandera ce cœur, nommez-moi à elle. Dieu fera le reste, je l’espère.

ZOÉ regarde Max avec étonnement.

Eh bien, oui, monsieur, je vous nommerai à elle, car je suis sûre, à la façon dont vous le dites, que vous ferez pour elle tout ce que ferait un frère.

MAX, lui posant la main sur l’épaule.

Garde cette croyance dans ton cœur, chère enfant, et, à l’heure du besoin, ne l’oublie pas.

ZOÉ.

Soyez tranquille ! Et maintenant, monsieur le comte, vous permettrez que je vous quitte, n’est-ce pas ? il faut que j’écrive à mon pauvre Gratien et qu’il connaisse tout son bonheur.

MAX.

Il n’est donc pas à Évreux, Gratien ?

ZOÉ.

Non, il est à Bernay, garçon menuisier chez le père Guillaume. Jésus Dieu ! sera-t-il content !

Regardant Max.

Ah ! monsieur, quel malheur pour nous tous que ce ne soit pas vous qui...

MAX.

Eh bien, après ?

ZOÉ.

Oh ! rien, rien.

Elle se sauve.

 

 

Scène IX

 

MAX, LE VALET DE PIED

 

MAX, sonnant.

« À Bernay, garçon menuisier chez le père Guillaume. »

LE VALET DE PIED.

Monsieur a sonné ?

MAX.

Combien de lieues d’ici à Bernay ?

LE VALET DE PIED.

Six lieues, monsieur le comte.

MAX.

Faites-moi seller un cheval, et prévenez le baron que je ne rentrerai pas dîner.

LE VALET DE PIED.

Georges accompagnera-t-il M. le comte ?

MAX.

Non, je sortirai seul.

 

 

ACTE II

 

Le salon de madame de Chamblay.

 

 

Scène première

 

ZOÉ, MADAME DE CHAMBLAY

 

ZOÉ, traversant le théâtre et courant à la porte du boudoir.

Madame ! madame !

MADAME DE CHAMBLAY.

Ah ! c’est vous enfin, c’et bien heureux ! Et qu’avez-vous fait depuis trois heures que je vous ai laissée à la porte de la préfecture ?

ZOÉ.

Oh ! beaucoup de bonnes choses ; d’abord, quel homme charmant que M. Max, et comme il vous aime, madame !

MADAME DE CHAMBLAY.

Plaît-il, mademoiselle ?

ZOÉ.

Oh ! pardon, pardon ! mais est-ce que tout le monde ne vous aime pas ! est-ce qu’il ne suffit pas de vous voir pour vous aimer !

MADAME DE CHAMBLAY.

Assez. Qu’avez-vous fait ?

ZOÉ.

J’ai d’abord reçu les deux mille francs qu’il m’a donnés.

MADAME DE CHAMBLAY.

Étrange cadeau !

ZOÉ.

La première chose que j’ai faite, vous comprenez bien, madame, lorsque j’ai eu la somme, a été de l’envoyer à Gratien en lui annonçant la bonne nouvelle ; puis j’ai pensé qu’il y avait de par le monde une pauvre vieille femme qui devait être fièrement inquiète de son côté.

MADAME DE CHAMBLAY.

Ma pauvre Joséphine ! j’y avais pensé de mon côté. Et tu lui as écrit ?

ZOÉ.

Eh ! vous savez bien qu’elle ne sait pas lire, la pauvre vieille. J’ai fait mieux que cela.

MADAME DE CHAMBLAY.

Je comprends, tu y as été ?

ZOÉ.

J’ai sauté dans une petite voiture, et, comme Juvigny est à trois lieues et que le chemin est beau, au bout d’une heure, j’entrais chez elle en riant : « Mère, c’est Zoé. – Et madame, a-t-elle dit tout de suite, où est-elle ? – Ah dame, ai-je répondu, comme elle n’a pas si bon maître que j’ai bonne maîtresse, elle n’a pas pu venir. »

MADAME DE CHAMBLAY.

Taisez-vous, Zoé !

ZOÉ.

Hélas ! madame, je voudrais bien me taire, mais il y a cependant une chose qu’il faut que je vous dise.

MADAME DE CHAMBLAY.

Laquelle ?

ZOÉ.

La mère Joséphine était inquiète.

MADAME DE CHAMBLAY.

De quoi ?

ZOÉ.

Voilà trois ou quatre personnes qui viennent visiter Juvigny avec une autorisation de M. Desbrosses, le notaire de monsieur, comme si la terre et le château étaient à vendre.

MADAME DE CHAMBLAY.

Que me dis-tu là !

ZOÉ.

Je vous répète ce qu’a dit la mère ; elle en avait les larmes aux yeux, pauvre femme !

MADAME DE CHAMBLAY.

Oh ! cela ne se peut pas ! la seule terre qui me reste de ma dot... il n’en aurait pas le courage.

ZOÉ.

N’est-ce pas la troisième qu’il vend ainsi ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Oui, je sais bien que je suis ruinée ; mais je croyais qu’il n’oserait pas toucher à cette pauvre petite terre de Juvigny où je suis née, où j’ai été élevée, et qui n’était qu’un débris de notre fortune. En vérité, il y a des choses sacrées, et qu’un malfaiteur lui-même respecterait. Juvigny était une de ces choses-là !... – Et tu dis que ta mère... ?

ZOÉ.

Silence !

 

 

Scène II

 

ZOÉ, MADAME DE CHAMBLAY, UN VALET DE CHAMBRE

 

LE VALET DE CHAMBRE.

M. de Chamblay fait demander si madame veut lui accorder quelques minutes d’entretien.

MADAME DE CHAMBLAY.

M. de Chamblay sait qu’il peut se présenter chez moi à toute heure, et qu’il y sera toujours le bienvenu.

Le valet sort. À Zoé.

Ne me quitte pas que je ne te le dise.

 

 

Scène III

 

ZOÉ, MADAME DE CHAMBLAY, M. DE CHAMBLAY

 

M. DE CHAMBLAY, à sa femme qui se lève.

Ne vous dérangez point, madame, je vous prie.

Lui prenant la main et la baisant.

Seulement, éloignez votre femme de chambre, j’ai à vous parler d’affaires.

MADAME DE CHAMBLAY.

Zoé, monsieur désire que vous nous laissiez seuls.

ZOÉ.

Je croyais que madame avait dit...

MADAME DE CHAMBLAY.

Laisse-nous, mon enfant.

Zoé sort.

 

 

Scène IV

 

M. DE CHAMBLAY, MADAME DE CHAMBLAY

 

MADAME DE CHAMBLAY.

En vérité, monsieur, votre visite est accompagnée d’une telle solennité, que j’en suis presque effrayée.

M. DE CHAMBLAY.

Effrayée, et pourquoi ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Mais parce que vous n’avez point l’habitude de me faire demander la permission d’entrer chez moi ; vous y venez, monsieur, et je vous reçois du mieux que je puis.

M. DE CHAMBLAY.

Je craignais de ne pas vous trouver seule.

MADAME DE CHAMBLAY.

C’eût été un bien grand hasard ; vous savez que je vis le plus retirée que je puis.

M. DE CHAMBLAY.

Je voulais vous prier de me rendre un service, madame.

MADAME DE CHAMBLAY.

Parlez !

M. DE CHAMBLAY.

Hier, à la soirée du préfet, à laquelle je regrette que vous n’ayez pu assister et qui a été splendide, j’ai joué malheureusement.

MADAME DE CHAMBLAY.

Comme toujours !

M. DE CHAMBLAY.

Oui, c’est vrai, madame ; mais la somme n’était pas très forte, j’ai pu avec mes propres ressources, à peu de chose près, atteindre le chiffre ; cependant, comme il me manque cinq cents francs et que je ne voudrais point pour une pareille bagatelle déranger un ami, je vous viens demander si vous n’auriez pas, sur vos économies, vingt-cinq louis à me prêter.

MADAME DE CHAMBLAY.

Mes économies sont faibles, monsieur, car il y a longtemps, vous le savez, que vous ne me donnez plus les dix mille francs que mon contrat de mariage m’assurait tous les mois ; cependant, si je n’ai pas entière la somme qu’il vous faut, je dois en approcher.

Elle se lève et va prendre son porte-monnaie sur la cheminée.

Voyez ce qu’il y a dans mon porte-monnaie, monsieur.

M. DE CHAMBLAY.

Dix louis.

MADAME DE CHAMBLAY.

Ayez la bonté de les prendre. Je dois avoir un billet de deux cents francs dans ce secrétaire. Attendez... Le voici.

M. DE CHAMBLAY.

Merci, madame.

MADAME DE CHAMBLAY.

C’est tout ce que j’ai.

M. DE CHAMBLAY.

Dans votre nécessaire ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Oui, peut-être, vous avez raison, un louis ou deux, voyez vous-même.

M. DE CHAMBLAY.

Trois louis ; il me manque encore deux louis.

MADAME DE CHAMBLAY.

Il m’est impossible de vous les donner, monsieur.

M. DE CHAMBLAY.

Vous êtes sûre ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Oh ! je vous en donne ma parole ; ainsi regardez-moi donc comme complètement dépouillée, et s’il vous reste quelque argent...

M. DE CHAMBLAY.

Soyez tranquille, madame, la veine ne me sera pas toujours contraire, et, la première fois que le sort me favorisera... En attendant, je vous remercie.

Il fait quelques pas vers la porte.

MADAME DE CHAMBLAY.

Monsieur...

M. DE CHAMBLAY.

Vous m’appelez ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Je voudrais vous faire une question.

M. DE CHAMBLAY.

Faites.

MADAME DE CHAMBLAY.

Je n’ose.

M. DE CHAMBLAY.

Bon, quelle sottise !

MADAME DE CHAMBLAY.

Est-il vrai que vous ayez l’intention de vous défaire de la petite terre de Juvigny ?

M. DE CHAMBLAY.

Peut-être y serai-je forcé, madame, mais rien n’est encore arrêté dans mon esprit à ce sujet ; d’ailleurs, si cette nécessité se présente, vous en serez avertie, puisque cette terre vient de vous et que je ne puis rien faire sans votre signature.

LE VALET DE PIED, annonçant.

M. le baron Alfred de Senonches.

MADAME DE CHAMBLAY.

Le préfet !

M. DE CHAMBLAY, au Valet.

Un instant !

À sa femme.

À propos, j’avais oublié de vous dire que, sur mes invitations réitérées, M. de Senonches vient faire l’ouverture de la chasse à Bernay ; en esclave des convenances, invité d’hier, il vient me faire une visite aujourd’hui ; c’est un homme charmant que M. de Senonches, très riche, très puissant, et qui peut m’être d’une grande utilité. Je vous invite donc, et au besoin je vous prie, de lui faire votre meilleur visage ; votre exquise délicatesse vous dira jusqu’où votre amabilité peut aller ; au reste, vous savez que je ne suis pas jaloux. – Faites entrer M. le préfet, en mon absence, vous entendez, en mon absence ; madame de Chamblay veut bien le recevoir.

MADAME DE CHAMBLAY.

Monsieur !...

M. DE CHAMBLAY, au Valet.

Faites ce que je dis.

Il sort.

MADAME DE CHAMBLAY.

Ô mon Dieu ! j’espère ne pas avoir compris !...

 

 

Scène V

 

MADAME DE CHAMBLAY, LE BARON

 

LE VALET, annonçant.

M. le baron Alfred de Senonches.

Il sort.

LE BARON, entrant.

Madame...

MADAME DE CHAMBLAY.

Monsieur...

Elle lui montre une chaise.

LE BARON.

J’apprends que M. de Chamblay est absent, je ne demandais point son absence, et cependant, je m’en félicite : elle me permet, madame, de vous demander plus librement quel était le motif de votre visite, car j’ai appris par mes gens que vous m’aviez fait l’honneur de venir chez moi et que vous y aviez été reçu par le comte Max, mon ami.

MADAME DE CHAMBLAY.

C’est vrai, monsieur ; mais j’eusse cru que votre ami se fût empressé de vous raconter lui-même quel service je venais vous demander et la délicatesse avec laquelle il s’était empressé de me le rendre.

LE BARON.

Il faudrait pour cela que je l’eusse vu, madame ; mais, en vous quittant, il a fait seller un cheval, a demandé combien il y avait de lieues d’Évreux à Bernay, et est parti en me prévenant de ne point l’attendre pour dîner. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que je vienne vous demander si ce que vous désiriez a été fait, et s’il ne me reste pas, à moi, quelque chose à faire.

MADAME DE CHAMBLAY.

Rien, monsieur, et votre ami a été bien au delà de mes souhaits. Il me reste maintenant à savoir s’il m’a dit la vérité en me parlant d’une somme de six à sept mille francs que vous aviez gagnée pour lui, au jeu, pendant qu’il dormait.

LE BARON.

Rien n’est plus vrai, madame.

MADAME DE CHAMBLAY.

Mais, excusez ma question peut-être un peu indiscrète, comment votre ami dormait-il, tandis que l’hôtel de la préfecture était en fête ?

LE BARON.

Ah ! madame, parce que mon ami n’est ni de ce monde, ni de ce siècle ; mon ami est un des sept sages de la Grèce, tout simplement ; est-ce que ces choses-là ne se voient pas sur le visage ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Mais alors, il doit très mal s’accorder de la vie toute de fêtes que vous menez ?

LE BARON.

Aussi a-t-il été se coucher comme un pensionnaire, à minuit sonnant.

MADAME DE CHAMBLAY.

Au reste, M. de Chamblay, qui est difficile en pareille matière, m’a raconté, monsieur, avec quelle courtoisie et quelle somptuosité vous recevez vos convives.

LE BARON.

Je vais vous avouer tout simplement la chose, madame : je veux les corrompre.

MADAME DE CHAMBLAY.

Les corrompre ! et comment cela ?

LE BARON.

Je viens d’avoir trente ans, et je compte me présenter aux prochaines élections.

MADAME DE CHAMBLAY.

Vous êtes ambitieux, monsieur ; c’est votre droit, et, avec le mérite que vous avez, je dirai presque que c’est votre devoir.

LE BARON.

Hélas ! madame, j’ai d’abord eu l’orgueil de vouloir être quelqu’un, préférant une grande personnalité à une haute position ; une douleur, qui eût fait de moi un homme de génie si j’eusse été destiné à le devenir, a été la pierre de touche qui m’a prouvé que je devais me contenter d’être quelque chose. J’ai trois tantes, dont je suis l’héritier unique, mais non absolu ; ce sont mes trois Parques, elles me filent des jours d’or et de soie ; seulement, il y en a une qui se tient toujours prête à couper le fil si je ne suis pas une carrière. Or, vous vous figurez bien que ce n’est pas avec mes vingt mille livres de rente et mes quinze ou dix-huit mille francs d’appointement que j’ai six chevaux dans mon écurie, quatre voitures sous mes remises, un cocher, un valet de chambre, un piqueur, un cuisinier, trois ou quatre autres domestiques dont je ne sais pas même les noms, et que je donne des fêtes qui méritent les suffrages d’un homme de l’élégance de M. de Chamblay ; non, ce sont mes trois tantes qui se chargent de cela, toujours à la condition que je serai quelque chose. Elles se sont cotisées, elles ont mis une espèce d’intendant près de moi, et, en attendant qu’elles me laissent les deux cent mille francs de rente qu’elles possèdent à elles trois, elles consacrent six mille francs par mois à l’entretien de ma maison, de sorte que mes vingt mille livres de rente et mes quinze mille francs d’appointements me restent intacts comme argent de poche... Elles ont du bon, en somme, les vieilles dames !... Ah ! vous comprenez que je leur fais payer à part mes dîners officiels ; mais j’ai, dans ce cas, pour elles, une attention qui les touche infiniment : comme nous sommes voisins, je leur envoie la carte, un dessin de la table que je fais moi-même avec l’ordre du service et le nom des convives aristocratiques auxquels j’ai l’honneur de faire manger leur argent ; moyennant cette attention, je pourrais donner un grand dîner par semaine, mais je n’ai garde !

MADAME DE CHAMBLAY.

Je comprends, cela vous ennuie.

LE BARON.

Non pas précisément, madame ; manger n’est pas plus ennuyeux qu’autre chose, quand on mange bien ; mais je m’userais comme homme politique et je n’aurais plus de moyen d’action dans les grands circonstances. Il faut se ménager. Êtes-vous gourmande, vous, madame ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Moi ? Oh ! grand Dieu, non, monsieur.

LE BARON.

Tant pis, madame ! c’est une ressource qui vous manquera si jamais vous avez, ce qui n’est pas probable, des chagrins de cœur.

MADAME DE CHAMBLAY, souriant.

Mais, d’après ce que vous me dites, monsieur, vous devez être l’homme le plus heureux de la terre.

LE BARON.

À ce point que vous ne pouvez pas vous douter de mon bonheur, madame.

MADAME DE CHAMBLAY.

Mais ce bonheur ne saurait être complet s’il n’est point partagé.

LE BARON.

Comment entendez-vous cela ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Je dis que vous allez être le point de mire de toutes les mères, grand’mères et aïeules ayant une fille, une petite-fille ou une arrière-petite-fille à marier.

LE BARON.

Ah ! de ce côté, madame, je suis invulnérable.

MADAME DE CHAMBLAY.

Mais vos tantes ?

LE BARON.

Je leur ai fait entendre que je ne devais aimer personne, pour qu’elles restassent mon seul amour.

GRATIEN, dans l’antichambre.

Ah ! tant pis ! madame me pardonnera, je suis trop heureux, trop joyeux, trop amoureux !

 

 

Scène VI

 

MADAME DE CHAMBLAY, LE BARON, GRATIEN, se précipitant en scène

 

GRATIEN.

Ah ! madame, chère madame, bonne maîtresse !

Il se jette à ses genoux et lui baise la main.

MADAME DE CHAMBLAY.

Excusez cet homme comme je l’excuse, monsieur, car vous êtes pour quelque chose dans sa folie.

LE BARON.

Moi ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Oui, puisque c’est vous qui avez, en jouant pour votre ami, le comte Max, gagné l’argent avec lequel il se sauve de la conscription. Cela fait du bien au cœur, monsieur le baron, de voir des gens heureux.

LE BARON.

Je me félicite du changement qui s’est fait en vous pendant ma visite : je vous ai trouvée avec des larmes de tristesse dans les yeux, et je vous laisse versant des larmes de joie.

Il salue et sort. Pendant que madame de Chamblay fait deux pas pour le reconduire, Zoé paraît.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE CHAMBLAY, LE BARON, GRATIEN, ZOÉ

 

ZOÉ.

Ah ! c’est la voix de Gratien ! madame, vous permettez ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Oui, pauvres enfants, soyez heureux. Le bonheur des autres est le plus doux rêve de ceux qui ne peuvent plus espérer le bonheur pour eux.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

GRATIEN, ZOÉ

 

GRATIEN.

Eh bien, en voilà un événement, ma petite Zoé !

ZOÉ.

Ne m’en parle pas, je n’en suis pas encore revenue.

GRATIEN.

Et ce comte, ce vicomte, ce M. Max, il a donné comme cela deux mille francs sans... rien demander ?

ZOÉ.

Sans rien demander.

GRATIEN.

Mais d’où vient-il ? d’où sort-il ? où en fait-on des citoyens comme celui-là ?

ZOÉ.

Mais il me semble que je t’avais dit dans ma lettre que ce n’était pas à moi qu’il les avait donnés, en réalité ; que c’était à madame.

GRATIEN.

C’est à madame, c’est à madame... Et pourquoi les a-t-il donnés à madame ?

ZOÉ.

Est-ce que tu ne lui donnerais pas deux mille francs, toi, si tu les avais ?

GRATIEN.

Moi ? Mais je lui donnerais ma vie. Eh bien, non, pas maintenant !... mais je la lui aurais bien donnée hier, quand je croyais être soldat.

LE VALET.

M. le comte Max de Villiers fait demander si madame est visible.

ZOÉ.

Oui, oui, je vais prévenir madame. – Reste ici, toi, et remercie-le bien en nous attendant.

LE VALET.

M. le comte Max de Villiers.

ZOÉ.

Venez, monsieur le comte, venez. Tenez, voilà Gratien qui accourt tout exprès de Bernay pour vous remercier.

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

MAX, GRATIEN

 

MAX.

Eh bien, c’est donc vous, monsieur le conscrit !

GRATIEN.

Oh ! conscrit, c’était bon ce matin ; ce soir, grâce à vous, je ne le suis plus.

MAX.

Comment, vous ne l’êtes plus ? vous avez déjà trouvé un remplaçant ?

GRATIEN.

Oui-da ! est-ce qu’avec de l’argent on ne trouve pas tout ce qu’on veut ! Il y avait Jean-Pierre, le fils au père Dubois, qui a pris le numéro 120 ; il n’y a pas de danger que ça monte jusqu’à lui. Son père lui a inculqué dans l’esprit qu’il voulait être soldat, il l’a cru ; de sorte que nous avons traité pour dix-sept cents francs, c’est trois cents francs que Zoé a à vous remettre.

MAX.

Comment, son père lui a inculqué dans l’esprit qu’il voulait être soldat ? qu’entendez-vous par ces paroles ?

GRATIEN.

J’entends qu’il lui a fait accroire qu’il avait le goût militaire.

MAX.

Et dans quel but ?

GRATIEN.

Oh ! c’est un malin, le père Dubois !

MAX.

C’est un malin ?...

GRATIEN.

Oui, un finaud.

MAX.

Comment cela ?

GRATIEN.

Un madré, quoi !

MAX.

J’entends bien ; mais pourquoi est-ce un madré, un finaud, un malin ?

GRATIEN.

Il ne connaît que la terre, lui.

MAX.

Je ne vous comprends pas davantage, mon ami.

GRATIEN.

Je me comprends, moi.

MAX.

Peut-être n’est-ce point assez, puisque nous causons ensemble.

GRATIEN.

C’est vrai, mais le père Dubois !... qu’est-ce que cela vous fait, à vous qui êtes de la ville, un pauvre paysan de la campagne ?

MAX.

Cela me fait beaucoup, j’aime à m’instruire.

GRATIEN.

Ah ! vous vous gaussez, comme si je pouvais apprendre quelque chose à un homme comme vous !

MAX.

Vous pouvez m’apprendre ce qu’est le père Dubois.

GRATIEN.

Oh ! je vous l’ai dit, et je ne m’en dédis pas.

MAX.

Diable de Normand, va !... Vous m’avez dit que c’était un malin, un finaud, un madré qui ne connaissait que la terre.

GRATIEN.

C’est la vérité pure.

MAX.

Fort bien ; mais la vérité pure est dans son puits, faites-l’en sortir.

GRATIEN.

Oh ! ce n’est pas pour dire du mal de lui ; mais c’est son caractère, à cet homme ; c’est le troisième qu’il a sous les drapeaux, ou, pour mieux dire, qu’il avait : les deux premiers ont été tués en Afrique.

MAX.

Ah çà ! mais ce n’est point le père Dubois, ce gaillard-là, c’est le père Horace.

GRATIEN.

Eh non ! c’est le père Dubois.

MAX.

Je veux dire qu’il est patriote.

GRATIEN.

Lui, patriote ? Ah bien, oui ! il s’inquiète bien de cela ! il s’inquiète de la terre.

MAX.

Oui, de la terre de la patrie.

GRATIEN.

Mais non, de sa terre à lui ! il s’arrondit, cet homme, ça lui fait ses douze arpents.

MAX.

Ah ! oui, je comprends.

GRATIEN.

Voyez-vous, sa terre, c’est sa vie ; sa femme, ses enfants, sa famille, qu’est-ce que cela lui fait ? rien de rien, quoi ! sa terre avant tout. Le matin, dès cinq heures, il est dans sa terre, jetant dans le champ de son voisin chaque pierre qu’il trouve dans le sien... Selon la saison, il ensemence, il laboure, il moissonne... Il déjeune sur sa terre, il dîne sur sa terre ; un jour, il y couchera. Le dimanche, il se fait beau, il va à la messe ; pour qui croyez-vous qu’il prie le bon Dieu ?... pour l’âme de son père et de sa mère, pour les morts, pour les vivants ?... Bon ! il prie pour sa terre, pour qu’il n’y ait pas d’orages, pour qu’il n’y ait pas de grêle, que ses pommiers ne soient pas gelés, que les blés ne soient pas versés ; puis, la messe dite, quand chacun se repose ou s’amuse, il prend le chemin de sa terre.

MAX.

Comment ! il travaille le dimanche ?

GRATIEN.

Non, il ne travaille pas, il s’amuse, il esherbe, il guette les mulots, il extermine les taupes ; c’est sa jouissance, à cet homme, il n’a que celle-là, mais il paraît qu’elle lui suffit. Il a vendu ses deux garçons et il a acheté de la terre avec le prix de la vente ; il leur a dit : « Ne vous inquiétez donc pas ! après moi, vous aurez ma terre... Ils l’ont, leur terre, et avant lui, là-bas, en Afrique.

MAX.

Les malheureux ! vous dites qu’ils ont été tués ?

GRATIEN.

Ça ne fait rien, la terre est restée, elle. Il y a trois ans qu’il soigne Jean-Pierre, qu’il le regarde grandir et qu’il dit à tout le monde : « Voyez le beau cuirassier que cela fera pour le gouvernement. » C’est au point qu’on n’appelle, à Bernay, Jean-Pierre que le Cuirassier. Un mois avant le tirage, il mettait tous les jours un cierge à Notre-Dame de la Culture pour qu’elle glissât un numéro dans la main de son fils, non pas afin qu’il ne partît point, mais afin qu’il pût se vendre comme ses deux frères s’étaient vendus, et il a eu une chance, le vieux gueux ! Le premier avait pris le numéro 99, le second le 107 : le troisième a pris le 120 ; s’il en avait un quatrième, il prendrait le 150.

MAX.

Et alors, vous avez traité, c’est fini, signé ?

GRATIEN.

Parafé par-devant notaire, pour dix-sept cents francs une fois donnés ; c’est trois cents francs que Zoé vous redoit.

MAX.

Et vous, mon ami, êtes-vous aussi un adorateur de la terre, comme le père Dubois ?

GRATIEN.

Non, je suis comme les oiseaux du bon Dieu, je vis de ce qui pousse sur la terre des autres.

MAX.

Et, comme les oiseaux, vous vivez en chantant.

GRATIEN.

Le plus que je peux ; mais, depuis quinze jours, je dois le dire, je ne chantais plus, je déchantais.

MAX.

Cependant, vous exercez une industrie quelconque ?

GRATIEN.

Je cultive la varlope et fais fleurir le rabot ; je suis garçon menuisier chez le père Guillaume, et j’attends, en gagnant cinquante sous par jour, qu’un oncle, que je n’ai pas, meure en Amérique ou dans les Indes en me laissant mille écus pour m’établir à mon compte.

MAX.

De sorte qu’avec mille écus, vous vous établiriez ?

GRATIEN.

Ah ! oui, grandement, et il y aurait encore du reste pour un lit de noce, et solide !... mais, n’ayant pas d’oncle...

MAX.

Vous n’avez pas d’oncle, c’est vrai, mais vous avez madame de Chamblay, qui aime beaucoup votre femme et qui est riche.

GRATIEN.

Oui ; seulement, elle ne tient pas les cordons de la bourse, pauvre chère créature ! sans cela, ce n’est pas vous qui auriez acheté Jean-Pierre, c’est elle. Je ne vous en suis pas moins reconnaissant pour cela, croyez-le bien, attendu que dix-sept cents francs, ça ne se trouve pas dans un tas de copeaux ! car, au fait, il n’a coûté que dix-sept cents francs, ce qui fait que Zoé aura trois cents francs... Ah ! voilà madame.

 

 

Scène X

 

MAX, GRATIEN, MADAME DE CHAMBLAY

 

MADAME DE CHAMBLAY.

Pardon, monsieur, de vous avoir fait attendre, mais je voulais donner à ce brave garçon le soin de vous exprimer sa gratitude et à vous le temps de reconnaître que votre bienfait était bien placé.

GRATIEN.

Oh ! pour un bienfait bien placé, c’est un bienfait bien placé !

Gratien salue et se retire.

MADAME DE CHAMBLAY.

Eh bien, monsieur, mon pauvre Gratien ?

MAX.

Ah ! madame, je le connaissais avant de l’avoir vu.

MADAME DE CHAMBLAY.

Comment cela ?

MAX.

J’arrive de Bernay.

MADAME DE CHAMBLAY.

Je savais que vous y étiez allé.

MAX.

Oh ! mon Dieu, et comment cela ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Par votre ami, M. de Senonches, qui est venu faire une visite à mon mari.

MAX.

Mon Dieu, madame, peut-être, comme le baron, eussé-je demandé M. de Chamblay, n’ayant reçu de vous aucune autorisation de me présenter ici ; mais c’était vous surtout que je désirais voir.

MADAME DE CHAMBLAY.

Moi, monsieur ?

MAX, souriant.

Aimez-vous mieux que j’emploie une autre locution ? c’était à vous que j’avais affaire.

MADAME DE CHAMBLAY.

Dites !...

MAX.

Quand vous avez bien voulu permettre que je fusse pour quelque chose dans le salut de vos protégés, j’ai eu l’honneur de vous dire qu’à la première occasion qui se présenterait de faire une bonne action, je penserais à vous.

MADAME DE CHAMBLAY.

Mon Dieu !...

MAX.

Cette occasion est venue. Vous connaissez, près de Bernay, confinant à vos terres, le petit village du Hameau ; un incendie a réduit en cendres les six ou sept maisons qui le composaient ; j’ai rencontré le curé de Notre-Dame de la Culture qui faisait une quête pour les malheureux incendiés, je lui ai remis mon aumône, et, tout heureux d’avoir cette occasion de vous voir, je viens vous demander la vôtre.

MADAME DE CHAMBLAY tire une bague de son doigt et la donne à Max.

Tenez, monsieur, voici mon aumône... Vous me refusez ?

MAX.

Non, madame, mais je ne vous comprends pas ; cette bague vaut mille francs.

Voyant que madame de Chamblay continue de lui tendre la bague.

Ce que je venais vous demander, c’était une simple aumône, comme on la met dans la bourse d’une quêteuse, un louis par exemple.

MADAME DE CHAMBLAY.

Monsieur de Villiers, à un homme comme vous on peut tout dire, à un cœur comme le vôtre on peut tout confier.

MAX.

Dites, madame.

MADAME DE CHAMBLAY.

Eh bien, il y a des moments où il est plus facile à une femme qui ne dispose pas de sa fortune de donner une bague de mille francs que de donner un louis.

Elle sort en appuyant son mouchoir sur ses yeux.

 

 

Scène XI

 

MAX, seul

 

Ah ! mon Dieu, est-il possible qu’une femme qui a apporté deux millions de dot à son mari n’ait pas, au bout de trois ans de mariage, un louis à donner à des incendiés ?... Et elle ne se plaint pas, elle ne le maudit pas, elle se contente de pleurer... Mais c’est donc un ange que cette femme !

 

 

Scène XII

 

MAX, ZOÉ

 

ZOÉ.

Ah ! monsieur le comte ! monsieur le comte !

MAX.

Qu’y a-t-il ?

ZOÉ.

La terre de Juvigny dont elle porte le nom... le château où elle est née, où sa mère est morte... terre et château, il a tout mis en vente sans l’en prévenir.

MAX.

Ni l’un ni l’autre ne sont encore vendus, n’est-ce pas ?

ZOÉ.

Non ; mais, d’un moment à l’autre, aujourd’hui, demain, ils peuvent l’être.

MAX.

Et quel est le notaire chargé de la vente ?

ZOÉ.

M. Desbrosses, à Alençon.

MAX, à part.

Oh ! j’aurai bien du malheur si je ne lui rends pas la clef de Juvigny en échange de cette bague...

Il baise la bague.

Merci, Zoé, merci, mon enfant !...

Il sort.

 

 

ACTE III

 

Un jardin, maison au fond.

 

 

Scène première

 

MAX et MAÎTRE BLANCHARD, sous une tonnelle

 

BLANCHARD.

Vous avez visité la maison ?

MAX.

Oui.

BLANCHARD.

Vos ordres ont été ponctuellement exécutés ?

MAX.

Ponctuellement ; merci.

BLANCHARD.

Voici l’acte.

MAX.

Et voici les trois cents francs.

Il lit bas.

Zoé et Gratien, c’est cela. La maison devient ainsi un bien de communauté, n’est-ce pas ?

BLANCHARD.

De communauté. Le père Dubois réclame trois cents francs d’épingles pour sa nièce, il dit que vous les lui avez promis.

MAX.

Oui, mais c’est à vous que je les confie pour sa nièce et non pour lui. Placez-les, faites-les valoir, et, le jour de son mariage ou de sa majorité, remettez le tout à la jeune fille, capital et intérêts.

BLANCHARD.

C’est le père Dubois qui va être bien attrapé !

MAX.

Oui, il comptait tout garder pour lui, n’est-ce pas ?

BLANCHARD.

Parbleu !... – Pardon, monsieur le comte, mais voici quelqu’un qui désire, je crois, vous parler.

MAX, apercevant le baron.

Alfred !...

 

 

Scène II

 

MAX, MAÎTRE BLANCHARD, LE BARON

 

LE BARON.

Achève ce que tu as à faire, j’ai le temps.

MAX.

Non, j’ai fini. – Merci, monsieur Blanchard.

BLANCHARD.

Monsieur le comte...

Il sort.

 

 

Scène III

 

LE BARON, MAX

 

MAX.

Par quel hasard, ici ?

LE BARON.

Je fais une tournée départementale. Je me suis dit : « Puisque Max est à Bernay, je vais lui souhaiter le bonjour en passant. »

MAX.

Comment savais-tu que j’étais ici ?

LE BARON.

Je t’ai fait espionner.

MAX.

Comment, tu m’as fait espionner ?

LE BARON.

Oui, je m’essaye.

MAX.

Je ne comprends pas.

LE BARON.

Non, mais tu vas comprendre.

Il s’assied.

Tu vois un homme qui cultive, dans ce moment-ci, le champ d’arbres à pommes d’or qu’on appelle l’élection. Un des députés du département de l’Eure est mort, je me mets sur les rangs pour le remplacer ; j’ai déjà fait ma circulaire, je promets à mes mandataires des chemins de fer, des ponts, des canaux ; je vais faire d’Évreux une Venise, et de Louviers un Manchester ; une fois nommé, tu comprends bien que je rentrerai dans les bornes d’un budget de huit cents millions. Avec mes talents administratifs et mon éloquence tribunitienne, je ne serai pas longtemps simple député, je serai de toutes les commissions, on me nommera au conseil d’État ; puis, au premier changement de ministre, j’attraperai un portefeuille. Le portefeuille qui convient à un grand administrateur comme moi, c’est celui de l’intérieur ; le ministre de l’intérieur est le véritable préfet de police, l’autre n’est que son lieutenant. Voici ce que je me suis dit : « J’ai avis que M. le comte Max de Villiers conspire contre le gouvernement. »

MAX.

Moi, je conspire contre le gouvernement ?

LE BARON.

Laisse-moi donc continuer !... Je ne dis pas que tu conspires, je dis que j’ai reçu avis que tu conspirais : eh bien, c’est mon devoir de te convaincre de conspiration ou de t’innocenter. Je lâche donc contre toi mes limiers ; il faut que je sache ce que tu fais, jour par jour, heure par heure, minute par minute ; veux-tu voir, dans mon dossier, le rapport qui m’a été envoyé sur tes faits et gestes depuis que tu as quitté la préfecture, le 29 juillet ?

MAX.

Ma foi, oui, cela m’intéressera.

LE BARON, consultant son carnet.

Attends !... « Parti pour Alençon le 29 juillet ; le même jour, fait visite à un notaire nommé Desbrosses, fort connu pour ses opinions avancées... » Tu vois que les premiers indices sont contre toi.

MAX.

Mais, mon cher Alfred, je n’allais pas chez M. Desbrosses pour y parler politique ; j’y allais...

LE BARON.

Oh ! si tu me dis pourquoi tu y allais, je n’aurai plus le mérite de l’avoir deviné.

MAX.

Continue, alors.

LE BARON.

« Comme la conversation a eu lieu en tête-à-tête, on ne sait pas si le comte Max de Villiers a parlé politique ; mais le résultat visible de l’entretien a été l’achat du château de Juvigny, où est née madame de Chamblay et que son mari a vendu en vertu d’une procuration générale qui expirait le lendemain. Le soir même, M. le comte Max de Villiers est parti pour Paris et en est revenu avec cent vingt mille francs, prix de la terre et du château achetés par lui. » Est-ce exact ?

MAX.

Ma foi, oui, je vous en fais mon compliment, monsieur le futur ministre de l’intérieur.

LE BARON.

Ah !... « Pris une voiture à Alençon ; s’est fait conduire à Juvigny, y est arrivé vers trois heures de l’après-midi, a visité le château, accompagné d’une vieille femme nommée Joséphine, nourrice de madame de Chamblay, est resté deux heures dans la chambre bleue, dite de la Vierge, où est née et où a été élevée madame de Chamblay ; a couché dans la chambre verte, est reparti le lendemain après avoir fait une nouvelle station dans la chambre bleue. » As-tu fait une station dans la chambre bleue ?

MAX.

Mon cher, continue, tu es dans mon esprit à la hauteur de M. Lenoir.

LE BARON.

« De retour à Évreux après six jours d’absence, a fait, le jour même de son arrivée, estimer une bague chez M. Bochard, joaillier dans la Grande-Rue, mais, au lieu de la vendre, a acheté une chaîne de Venise et a pendu la bague à son cou. »

MAX, rougissant.

Alfred !...

LE BARON.

Je ne te demande pas si c’est vrai ou non, je te lis mon rapport. Hum !... « Reparti pour Bernay, loge au Lion d’or, achète chez M. Blanchard la petite maison, n° 12, rue de l’Église, appartenant au père Dubois ! » C’est celle-ci... Attends donc, je ne suis pas au bout... « Parti pour Lisieux, y a acheté des instruments de menuiserie et des meubles. » Suit le détail des instruments et des meubles que tu as achetés ; veux-tu le vérifier ?

MAX.

Non, inutile ! tu montes pour moi à la hauteur de M. de Sartines.

LE BARON.

Attends donc, attends donc ! « Est revenu à Bernay, a fait mettre à leur place, dans la maison achetée, les meubles et les instruments, a commandé un repas de noce à l’hôtel du Lion d’or, à la condition que le repas serait servi dans la maison de la rue de l’Église. »

MAX.

Je dois dire qu’aucun détail ne t’a échappé : voici les marmitons qui apportent le dîner.

LE BARON.

Qu’en dis-tu ?

MAX.

J’ai fort entendu vanter la police de M. Fouché, mais je crois qu’elle était bien au-dessous de la tienne.

LE BARON.

Alors, tu attesteras que je ferais un bon ministre de l’intérieur ?

MAX.

En ce qui concerne la police, oui ; mais, dis-moi, que signifie cette plaisanterie ?

LE BARON.

Ce n’est point une plaisanterie le moins du monde. Quand je t’ai rencontré sur le boulevard du Jardin botanique, à Bruxelles, je t’ai dit : « Dans trois mois, je serai préfet » ; aujourd’hui, je te dis sous cette tonnelle : « Dans trois mois, je serai député ; dans un an, ministre. »

MAX, le regardant fixement.

Et tu n’as rien à ajouter ?

LE BARON.

Si fait, j’ai à ajouter ceci : Mon cher Max, tu aimes madame de Chamblay, et cet amour m’inquiète.

MAX.

Alfred !...

LE BARON.

Ami, je suis encore le seul qui le sache, et ton secret est là

Il pose la main sur sa poitrine.

plus en sûreté, crois-moi, dans mon cœur que dans le tien ; mais ce que je sais, Max, un autre peut le savoir de même ; il suffit d’écrire à M. le préfet de police de vouloir bien te faire suivre par un de ses agents ; M. de Chamblay est un esprit taciturne ; je suis comme César, je me défie des faces pâles et maigres. Eh bien, suppose que M. de Chamblay conçoive quelque soupçon, suppose qu’il écrive au préfet de police, et que le préfet de police lui envoie un homme aussi habile que celui qu’il m’a envoyé, suppose encore une chose que je ne suppose pas, mais dont je suis sûr, c’est que tu sois aimé comme tu aimes : on surprend M. Max de Villiers aux genoux de madame de Chamblay...

MAX.

Et on leur brûle la cervelle à tous deux ?

LE BARON.

Non.

MAX.

On provoque M. Max de Villiers, et l’on se bat en duel avec lui ?

LE BARON.

Non.

MAX.

Mais que fait-on, alors ?

LE BARON.

On met madame de Chamblay dans un couvent, on la force de renouveler une procuration générale qui vient d’expirer, et en vertu de laquelle on a vendu cette terre de Juvigny qui devait être sacrée au comte comme ayant été le berceau de sa femme, et on la dépouille du peu qui lui reste ; et le monde, sans donner raison à M. de Chamblay, n’ose pas lui donner tout à fait tort.

MAX, fronçant le sourcil.

Et la philosophie de tout cela est-elle que je dois renoncer à madame de Chamblay ?

LE BARON.

Ce serait le plus sage, mais c’est tout bonnement impossible. Au point où tu en es, mon pauvre ami, tu renoncerais plutôt à la vie que de renoncer à ton amour. Non, la philosophie de tout cela, puisque tu le demandes, c’est que tu avais besoin d’être prévenu, convaincu même, pour prendre à l’avenir les précautions nécessaires ; te voilà prévenu, te voilà convaincu, n’est-ce pas ? Tu as déjà le courage du lion, ajoutes-y la prudence du serpent. Quand tu iras, je ne puis pas te dire où, mais où tu meurs d’envie d’aller, regarde devant toi, derrière toi, autour de toi ; quand tu y seras arrivé, sonde les planchers, ouvre les armoires ; si c’est au rez-de-chaussée, réserve-toi une porte par laquelle tu puisses sortir ; si c’est au premier étage, une fenêtre par laquelle tu puisses sauter sur les plates-bandes comme Chérubin ; si c’est au second, un escalier dérobé par lequel tu puisses t’évader comme don Carlos ; si c’est au troisième... ma foi, tant pis ! arme-toi, défends-toi et tue le diable avant que le diable te tue : ce n’est peut-être pas précisément le conseil d’un préfet que je te donne là, mais c’est celui d’un ami.

MAX.

Et je l’accepte comme tel.

LE BARON.

Seulement, le suivras-tu ?

MAX.

Je ferai de mon mieux.

LE BARON.

On ne peut pas demander davantage à un homme. Et maintenant que te voilà propriétaire dans le département, je te demande ton influence pour me faire nommer député. Tiens, voilà la cloche qui sonne, va à tes affaires et laisse-moi aux miennes.

 

 

Scène IV

 

LE BARON, MAX, GRATIEN

 

GRATIEN.

Monsieur Max ! monsieur Max ! eh bien, mais où êtes-vous donc ?

MAX.

Me voilà.

GRATIEN.

Mais je vous cherche de tous côtés ; on est à l’église, et je viens vous prier, attendu que vous êtes le seul monsieur, de vouloir bien donner le bras à madame la comtesse.

MAX.

Le bras à la comtesse ! mais le comte n’y sera donc pas ?

GRATIEN.

Oh ! M. le comte est trop fier pour venir à la noce de pauvres gens comme nous.

MAX.

Et la comtesse n’est pas trop fière ?

GRATIEN.

Elle, c’est une sainte ! Venez-vous ?

MAX.

Tu es pressé de voir comme la couronne d’oranger va à Zoé ?

GRATIEN.

Oh ! je suis tranquille là-dessus, elle ne la blessera pas.

S’arrêtant et montrant Alfred.

À propos, dites donc, si votre ami...

MAX.

Quoi ?

GRATIEN.

N’est pas plus fier que vous et qu’il veuille bien en être ?

MAX.

Mon ami en serait avec le plus grand plaisir, mais il a sa journée prise.

GRATIEN.

Tant pis, tant pis ! il eût passé sa journée avec des gens qui n’engendreront pas la mélancolie.

À Max en s’en allant.

Mais dites-donc, est-ce que ce n’est pas M. le préfet ?

MAX.

Mais oui.

GRATIEN.

Bon ! et moi qui l’invitais à la noce d’un pauvre paysan ; en voilà une bêtise !

Il sort avec Max.

Un préfet !

 

 

Scène V

 

LE BARON, seul

 

Heureux Max ! le voilà dans toute la fièvre de son premier amour, à la période d’azur de l’espérance ; son cœur s’est révolté à l’idée qu’un autre homme qui lui possédât Juvigny, qu’une autre femme qu’elle profanât le sanctuaire de sa jeunesse et de son innocence, et il a tout pris, tout acheté au prix qu’on lui en a demandé... Mais qu’est-ce que je vois là ? M. de Chamblay ! serait-il de la noce ? Diable ! sa présence pourrait bien rembrunir les horizons.

 

 

Scène VI

 

LE BARON, M. DE CHAMBLAY

 

M. DE CHAMBLAY.

Je le savais bien, que ce ne pouvait être que vous : je passe et je vois à la porte un cheval de quatre mille francs attelé à un tilbury de Bender ; les tilburys de Bender et les chevaux de quatre mille francs sont rares dans le département ! je me suis dit : « Voyons à qui appartient ce merveilleux attelage » ; c’était à vous, je ne m’étonne plus ! nous avons, en vérité, un préfet modèle, il a les plus beaux chevaux de la France et il donne les meilleurs dîners du département. Et que diable venez-vous faire à Bernay, malheureux voyageur égaré ?

LE BARON.

Une visite à un grand propriétaire, auquel je viens demander sa voix.

M. DE CHAMBLAY.

Vous mettez-vous sur les rangs pour la députation ?

LE BARON.

Justement. Un de nos députés est mort, et je désire le remplacer.

M. DE CHAMBLAY.

Je crois que cela sera chose facile.

LE BARON.

En ce cas, voilà ma visite faite.

M. DE CHAMBLAY.

Comment ! c’était ma voix que vous désiriez ?

LE BARON.

C’était chez vous que j’allais ; mais il paraît que je me suis trompé ; au bout du village, j’ai tourné à droite au lieu de tourner à gauche ; je me suis arrêté ici pour demander mon chemin, et l’on m’a obligeamment répondu qu’en traversant ce jardin, je me trouverais à la porte de votre parc.

M. DE CHAMBLAY.

Très bien ! mais je ne vous tiens pas quitte de votre visite ; je veux que vous sachiez le chemin de Bernay, afin que vous vous en souveniez le jour de l’ouverture... Votre tilbury fera le tour et viendra nous rejoindre.

LE BARON, appelant.

Tom !

Un groom paraît ; le baron lui fait un signe.

M. DE CHAMBLAY.

À propos, j’apprends à l’instant même que c’est M. de Villiers, votre ami, qui a acheté la terre de Juvigny.

LE BARON.

C’est encore une de mes manœuvres électorales : imaginez donc que je lui ai persuadé qu’il devait devenir propriétaire dans le département de l’Eure ; mon ami est très riche, il avait une centaine de mille francs dont il ne savait que faire, il les a mis à Juvigny comme il les eût mis à Bernay, si Bernay était à vendre.

M. DE CHAMBLAY.

Est-ce qu’il serait disposé à acheter une terre de cette valeur ?

LE BARON.

Je ne dis pas non.

M. DE CHAMBLAY.

Eh bien, nous reparlerons de cela.

LE BARON.

Très volontiers ; de mon côté, j’y pousserai de tout mon pouvoir ; vous comprenez que mon intérêt est que mon ami ait dans le département la plus grande influence possible.

Ils sortent par le côté ; on entend le bruit des cloches et les cris des enfants ; ceux-ci entrent à reculons du côté de l’église en faisant voltiger leurs mouchoirs et en secouant des branches de fleurs.

 

 

Scène VII

 

GRATIEN, ZOÉ, MADAME DE CHAMBLAY, MAX, INVITÉS, UN FACTEUR

 

LE FACTEUR, arrêtant Gratien.

Pardon, monsieur le marié.

GRATIEN.

Bon ! qu’y a-t-il ?

LE FACTEUR.

Une lettre.

ZOÉ.

Oh ! c’est de quelque pauvre délaissée.

LE FACTEUR.

Pardon, excuse, madame Gratien, mais ça ne peut pas être cela : la lettre arrive d’Amérique par la voie du Havre.

GRATIEN.

D’Amérique par la voie du Havre ? Je n’ai jamais été au Havre, pas même en Amérique ! Y a-t-il quelque chose à payer ?

LE FACTEUR.

Non, la lettre est chargée.

ZOÉ.

Mais décachette-la donc !...

GRATIEN.

Ma foi, je n’ose ; elle est chargée, décachette-la toi-même.

ZOÉ prend la lettre et lit.

« Votre oncle Dominique est mort à Lima, capitale du Pérou ; il vous a laissé une petite maison à Bernay, rue de l’Église, n o 12 ; le dernier désir qu’il a exprimé est que le dîner de noce se fît dans la maison.

« Signé L’EXÉCUTEUR TESTAMENTAIRE. »

GRATIEN.

Ah ! par exemple, en voilà une farce !

ZOÉ.

Que dites-vous de cela, madame la comtesse ?

GRATIEN.

Oui, qu’en dites-vous ? je trouve, quant à moi, que ce n’est point une plaisanterie à faire à un mari le jour de ses noces, cela lui fait venir l’eau à la bouche.

MAX.

Mais ne m’avez-vous point parlé d’un oncle que vous aviez en Amérique ?

GRATIEN.

C’est-à-dire que je n’avais pas, jamais je n’ai eu qu’un oncle, le voilà, et, Dieu merci, il s’est bien gardé de me jamais rien donner. Ah ! si, des taloches, quand j’étais gamin ; n’est-ce pas, mon oncle ?

LA COMTESSE.

N’importe, puisque nous sommes en face du numéro 12, entrons-y.

GRATIEN.

Mais cette maison-là, c’est la maison au père Dubois.

LA COMTESSE.

Il a bien vendu ses trois fils, il peut bien vendre sa maison ; n’est-ce pas votre avis, monsieur Max ?

MAX.

Comment serais-je d’un autre avis que le vôtre ?

ZOÉ.

Fais donc ce qu’on te dit, grosse bête ! peut-être bien que l’on voudrait et que l’on pourrait se moquer de nous ; mais qui pourrait et qui voudrait choquer madame la comtesse ? Allons, moi, je me risque ; viens !

Ils entrent, toute la noce les suit.

 

 

Scène VIII

 

MAX, MADAME DE CHAMBLAY

 

MADAME DE CHAMBLAY.

Je ne vous presse pas de les suivre, je présume que vous connaissez ce qu’ils vont voir.

MAX.

Laissez-moi vous mettre de moitié dans le peu que j’ai pu faire, madame, et si ce peu mérite une récompense, cette récompense sera doublée et dépassera de beaucoup le mérite de l’action.

MADAME DE CHAMBLAY.

Oui, mais à la condition que vous me raconterez tout cela.

MAX.

Oh ! ce sera bien court... J’ai eu l’honneur de vous dire, madame, la première fois que j’ai eu le bonheur de vous voir, que, sans jouer jamais, j’avais gagné au jeu une somme assez forte.

MADAME DE CHAMBLAY.

Oui, six ou sept mille francs.

MAX.

Eh bien, j’eus l’idée d’attribuer cette somme d’abord au rachat de Gratien, ensuite à son établissement ; j’ai donné deux mille francs à Zoé, j’en ai employé trois mille à l’achat de cette maison ; enfin, avec les deux mille trois cents francs restants, j’ai acheté les outils et les meubles ; vous voyez qu’il n’en coûte pas cher pour faire deux heureux !

MADAME DE CHAMBLAY.

Plus heureux que les heureux celui qui peut en faire !

Elle tombe dans une rêverie profonde et porte son mouchoir à ses yeux.

MAX, après l’avoir regardée.

J’ai bien envie de hasarder une chose, madame.

MADAME DE CHAMBLAY.

Laquelle ?

MAX.

C’est de vous dire que je sais quel souvenir vous fait pleurer.

MADAME DE CHAMBLAY.

Vous ?...

Secouant la tête.

C’est impossible.

MAX.

Vous pensez au château de Juvigny.

MADAME DE CHAMBLAY.

Moi ?

MAX.

Vous pensez à cette petite chambre tapissée de mousseline blanche et tendue en satin bleu de ciel.

MADAME DE CHAMBLAY.

Mon Dieu !...

MAX.

Vous faites en pensée votre prière à cette petite Vierge de marbre, dépositaire de votre couronne et de votre bouquet d’oranger.

MADAME DE CHAMBLAY.

Qu’elle a gardés fidèlement.

MAX.

J’avais donc raison quand je disais que je savais à quoi vous pensiez ?

MADAME DE CHAMBLAY.

J’ignore en vertu de quel don du ciel vous lisez dans les cœurs, mais ce que je ne mets pas en doute, c’est que ce don vous a été fait pour la consolation des affligés.

MAX.

Mais si les affligés veulent que je les console, encore faut-il qu’ils me disent la cause de leur affliction.

MADAME DE CHAMBLAY.

Puisque vous la connaissez, qu’ont-ils besoin de vous la dire ?

MAX.

Ne sentez-vous pas, madame, que la première consolation d’une douleur est de la verser dans un cœur ami ? Parlez-moi de Juvigny, des jours bénis que vous y avez passés, pleurez en m’en parlant, et vous verrez que vos larmes emporteront la première amertume de votre chagrin.

MADAME DE CHAMBLAY.

Oui, ce fut une grande douleur pour moi lorsque j’appris que Juvigny était vendu, et j’en voulus à M. de Chamblay, non point d’avoir vendu la terre, non point même d’avoir vendu le château, mais de ne point m’avoir prévenue, afin que j’enlevasse, de cette petite chambre que vous connaissez je ne sais comment, tous les objets de mon enfance et de ma jeunesse, dont chacun était un souvenir pour mon cœur. Oh ! si seulement j’avais pu rentrer dans cette chambre une dernière fois, prendre congé pour toujours de ces objets chéris, je n’eusse pas été consolée ; mais ma douleur eût été moins grande. Dieu ne m’a point donné cette dernière consolation... Parlons d’autre chose, monsieur.

MAX.

Un dernier mot, madame : ce que vous n’avez point obtenu de votre mari, ne pouvez-vous donc l’obtenir de l’acquéreur du domaine ? Il n’a, pour tenir aux objets que vous regrettez, aucun des motifs qui les rapprochaient de votre cœur ; il vous permettra de les revoir, de les emporter même. Il faudrait des circonstances particulières et presque impossibles pour que cet acquéreur attachât à ces objets une importance égale à celle que vous y attachez vous-même ; une démarche de votre part, un mot, une lettre...

MADAME DE CHAMBLAY.

Je ne le connais aucunement ; il habite Paris, m’a-t-on dit, je ne sais pas même son nom.

La voix d’UNE ENFANT.

Maman comtesse ! maman comtesse ! où est maman comtesse ?

 

 

Scène IX

 

MAX, MADAME DE CHAMBLAY, UNE PETITE FILLE, entrant

 

MADAME DE CHAMBLAY.

Par ici, petite, par ici !

LA PETITE FILLE.

Oh ! merci, maman comtesse ! tu veux donc bien que je sois de la noce de Zoé ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Oui, parce que tu as été sage. Embrasse-moi.

Elle l’embrasse ; puis, se relevant et voyant Max pâle qui s’est éloigné d’elle.

Qu’avez-vous ?

MAX, balbutiant.

On m’avait dit que vous n’aviez point d’enfant, madame.

MADAME DE CHAMBLAY.

Eh bien ?

MAX.

Eh bien, cette enfant vous appelle sa mère.

MADAME DE CHAMBLAY.

Sans qu’elle soit ma fille, monsieur ; vous voyez qu’elle a cinq ans, et je ne suis mariée que depuis trois.

MAX.

Ah ! j’ai cru que j’allais mourir !

MADAME DE CHAMBLAY.

C’est la jeune sœur de Zoé dont je vous ai parlé.

MAX, se jetant aux pieds de madame de Chamblay.

Merci ! merci !

MADAME DE CHAMBLAY.

Monsieur !

MAX.

Vous avez raison, madame, je suis fou !

Il serre la petite fille contre son cœur et l’embrasse.

L’ENFANT.

Mais pourquoi m’embrasse-t-il comme cela, ce monsieur, je ne le connais pas.

MAX.

Parce que je t’aime, mon enfant ! parce que j’aime ta sœur ! parce que j’aime la création tout entière ! Je suis heureux !

Après ce moment d’explosion, il retombe assis, la tête dans ses mains. Madame de Chamblay conduit la petite fille à la femme de chambre.

L’ENFANT.

Maman comtesse, M. le comte est à la maison avec M. le préfet, il veut te voir.

MADAME DE CHAMBLAY.

Dis à M. le comte que je rentre dans un instant.

Elle revient à Max.

Vous étiez heureux tout à l’heure ; pourquoi donc êtes-vous triste maintenant ?

MAX.

Je ne suis pas triste, je suis rêveur, voilà tout.

MADAME DE CHAMBLAY.

Voulez-vous me dire pourquoi ?

MAX.

Oh ! bien volontiers.

MADAME DE CHAMBLAY.

Je vous écoute.

MAX.

Il y a un an à peu près que j’éprouvai une des plus grandes douleurs que l’on puisse ressentir ; je vis mourir ma mère.

MADAME DE CHAMBLAY.

Dieu m’a épargné cette douleur : ma mère est morte le jour de ma naissance.

MAX.

Tout ce que j’avais de larmes dans les yeux, je les ai versées ; je me suis nourri de mon amertume jusqu’à ce que ma main lassée en écartât la coupe de mes lèvres, ce fut la première fatigue qu’éprouva ma douleur. Je m’éloignai des objets qui me rappelaient la pauvre morte. Je revins chercher les calmes horizons où le vent murmure dans le feuillage des trembles, où les ruisseaux coulent à l’ombre des saules pleureurs ; j’y trouvai, non pas l’absence de la tristesse, mais le sommeil de la douleur... C’est alors que je vous vis. À votre aspect, ma poitrine retrouva les doux soupirs, ma lèvre, les sourires désappris. Il est vrai que je croyais alors que je ne sourirais jamais plus qu’en soupirant ; mais, cette fois encore, je me trompais, et, tout à l’heure, je surpris un sourire sur ma bouche, tandis que le soupir qui ne pouvait monter jusqu’à elle retombait au fond de mon cœur. Enfin, en ce moment, tenez, en ce moment, j’ai tout oublié, et un bonheur inconnu, nouveau, inespéré, a séché jusqu’à la fraîcheur de ma dernière larme. Voilà à quoi je réfléchissais, madame, quand, après m’avoir vu heureux, vous avez cru me voir triste ; ce qui vous semblait de l’abattement n’était que de la rêverie et de l’étonnement.

MADAME DE CHAMBLAY.

Heureux celui qui n’a reçu du ciel que des douleurs qui peuvent être consolées !

MAX.

Il y en a donc d’inconsolables ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Il y en a d’inguérissables, du moins.

MAX.

J’avais cru que la perte d’une mère était de celles-là ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Mais si l’esprit de ceux qui nous ont aimés leur survit, cet esprit, vous n’en doutez pas, a conservé pour nous tout l’amour qu’éprouvait le cœur.

MAX.

Oui, en se purifiant encore à la flamme céleste.

MADAME DE CHAMBLAY.

Votre mère vous aimait ?

MAX.

L’amour d’une mère est la seule chose que l’on puisse comparer à la puissance de Dieu.

MADAME DE CHAMBLAY.

Eh bien, comment voulez-vous que cet amour exige une douleur éternelle ? Il aimerait mal, celui qui, partant pour toujours, imposerait à celui qui reste un regret qui n’aurait pas d’allégement. Non, c’est votre mère qui, invisible, mais toujours présente, marchant à côté de vous comme ces divinités que les poètes antiques cachent dans les nuages ; c’est votre mère qui vous a éloigné de la chambre mortuaire, et qui, de son souffle impalpable, chassait les nuages de votre front. Elle avait son but, cette ombre adorée qui vous guérissait ainsi peu à peu : c’était de vous ramener des portes de son tombeau aux lumineuses splendeurs de la vie ; vous y êtes ou vous croyez y être : eh bien, pensez-vous qu’elle regrette votre tristesse, qu’elle réclame vos soupirs, qu’elle aspire à vos larmes ? Non, elle est là près de vous, elle sourit à votre bonheur, elle murmure tout bas : « Sois heureux, mon fils, sois heureux !... » Et maintenant, il faut que je vous quitte : cette enfant m’a dit que j’étais demandée au château.

MAX.

Quand vous reverrai-je ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Sais-je si je pourrai revenir !

MAX.

Alors, au moment de vous quitter, madame, j’ai une restitution à vous faire.

MADAME DE CHAMBLAY.

Laquelle ?

MAX, tirant la bague de sa poitrine.

Cette bague.

MADAME DE CHAMBLAY.

Cette bague n’est plus à moi, je vous l’ai donnée.

MAX.

Pas à moi, madame, aux incendiés du Hameau.

MADAME DE CHAMBLAY.

N’en ont-ils pas reçu le prix ?

MAX.

Si fait, madame.

MADAME DE CHAMBLAY.

Alors, vous avez accompli mes intentions ; quant à la possession actuelle de cette bague, un autre l’eût achetée, vous avez pris les devants ; j’aime mieux qu’elle soit entre les mains d’un ami qu’entre celles d’un étranger.

MAX.

Mais, vous le voyez, madame, elle n’était pas entre les mains d’un ami, elle était sur son cœur.

MADAME DE CHAMBLAY.

Eh bien, qu’elle reste où elle était...

Elle fait vivement deux pas pour s’éloigner.

MAX.

Madame !...

Madame de Chamblay s’arrête.

Pardon, permettez un échange... oh ! attendez !

MADAME DE CHAMBLAY.

J’attends.

MAX.

Prenez cette clef.

MADAME DE CHAMBLAY.

Qu’est-ce que cette clef ?

MAX.

Celle de cette petite chambre que vous eussiez voulu revoir une dernière fois avant que le comte de Chamblay eût vendu Juvigny.

MADAME DE CHAMBLAY.

Je ne comprends pas.

MAX.

Ce que j’ai fait pour la bague, madame, je l’ai fait pour Juvigny. J’ai voulu que ce qui avait été à vous fût à moi.

MADAME DE CHAMBLAY.

Oh !...

Elle se jette à son cou.

Max, merci !... merci !...

Elle se sauve.

 

 

ACTE IV

 

Les deux balcons de deux fenêtres qui laissent voir l’intérieur de deux chambres. La chambre à droite du spectateur est celle de Max ; la chambre à gauche est celle de madame de Chamblay.

 

 

Scène première

 

MADAME DE CHAMBLAY, ZOÉ

 

ZOÉ.

Dois-je aider madame à se défaire ?

MADAME DE CHAMBLAY, assise devant son piano.

Ôtez-moi mes fleurs seulement, elles me fatiguent.

Pendant que Zoé lui ôte les fleurs, elle fait entendre quelques accords, puis chante.

Oh ! certes, c’est un sort funeste, épouvantable,

Qu’avant que du sépulcre il ait touché le seuil,

Un cœur, sous les semblants d’une mort véritable,

Soit, tout vivant encor, cloué dans un cercueil !

Mais il est un destin bien plus cruel au monde,

Il est un plus fatal et plus terrible sort,

Il est une douleur bien autrement profonde,

C’est d’être, encor vivant, le cercueil d’un cœur mort.

Elle tombe dans une profonde rêverie. Zoé lui baise la main et va pour sortir ; mais, après avoir ouvert la porte, elle revient en scène.

ZOÉ.

Voici M. Max qui rentre chez lui ; madame n’a rien à lui faire dire ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Non ; surveille seulement M. de Chamblay, et... tu sais...

ZOÉ.

Oui, madame.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

MADAME DE CHAMBLAY, pensive au piano, MAX, précédé d’UN DOMESTIQUE qui porte un flambeau à trois branches, entre dans sa chambre

 

LE DOMESTIQUE.

M. le comte n’a besoin de rien ?

MAX.

Non, mon ami.

LE DOMESTIQUE.

Si M. le comte désirait quelque chose, il n’aurait qu’à sonner.

MAX.

Merci.

Le domestique sort.

 

 

Scène III

 

MAX, MADAME DE CHAMBLAY

 

MAX, au balcon.

Edmée !

MADAME DE CHAMBLAY, au balcon.

Me voici, mon ami.

MAX.

Oh ! chère Edmée, combien j’avais hâte de me retrouver avec vous, et que de choses j’ai à vous dire !

MADAME DE CHAMBLAY.

J’ai bien peur qu’en les récapitulant, ces choses ne se bornent à trois mots.

MAX.

C’est vrai, Edmée ; mais dans ces trois mots sont enfermés tout le bonheur et toutes les espérances de ma vie : Je vous aime ! C’est vous dire qu’avant de vous voir, je n’avais pas vécu ; c’est vous dire que tous les instants que je passe loin de vous, je ne les vis pas ; c’est vous dire enfin que, de ce monde ouvert à tant d’ambitions, je n’ambitionne qu’une chose, votre amour !

MADAME DE CHAMBLAY.

Eh bien, Max, cet amour, vous l’avez, je n’ai pas même essayé de vous le cacher ; le sentiment que vous m’avez fait éprouver, mon ami, a été tellement nouveau pour moi, que je vous l’ai avoué encore plus peut-être dans mon étonnement que dans mon abandon. Loin de moi, vous ne vivez pas, dites-vous ? Moi aussi, je ne vis loin de vous que par votre pensée ; moi aussi, je n’ai qu’un désir en votre absence, c’est de vous voir. Cette ouverture de chasse à laquelle M. de Chamblay vous avait invité, je l’ai attendue avec une impatience égale à la vôtre. Hier, à cinq heures du soir, n’étais-je pas sur la route par laquelle vous êtes arrivé ? Hier, à onze heures du soir, me doutant bien que vous viendriez, ne fût-ce qu’un instant, je vous attendais ! MAX. Edmée ! Edmée !

MADAME DE CHAMBLAY.

Je me suis dit ce matin : « Ils vont partir pour la chasse ; s’il ne me voit pas avant son départ, il aura une journée mauvaise, et moi, j’aurai une journée triste, faisons-nous à tous deux une bonne journée ! » et je me suis levée avant l’aube, et j’ai attendu votre passage. Ce n’est pas de la dignité d’une femme, comme on dit dans le monde, je le sais bien ; mais pourquoi, quand elle aime, une femme serait-elle digne, c’est-à-dire fausse, avec l’homme qu’elle aime ? Non, je ne suis pas ainsi, je vous jure ; je vous ai attendu, je vous ai donné non-seulement ma main, que vous étiez forcé de me rendre, mais quelque chose que vous pouviez garder et emporter avec vous.

MAX, tirant un mouchoir de sa poitrine et le baisant.

Oh ! oui, oui, ce mouchoir bien-aimé, ce mouchoir marqué, non pas de votre nom de femme, mais de votre nom de jeune fille, Edmée de Juvigny.

MADAME DE CHAMBLAY.

Ah ! vous vous en êtes aperçu ! à la bonne heure ! il m’a toujours semblé, ami, que la véritable tendresse, que l’amour élevé au-dessus de la passion vulgaire à laquelle on donne ce nom, non-seulement vivait, mais encore s’augmentait de toutes les petites délicatesses. Rien ne vous échappe, Max ; tant mieux ! vous m’aimez sincèrement.

MAX.

Oh ! oui, je vous aime, Edmée.

MADAME DE CHAMBLAY.

Et moi aussi, je vous aime !

MAX.

Ô Edmée, Edmée, que me dites-vous là ? que me laissez-vous entrevoir ! Je voudrais pouvoir tomber à vos pieds pour vous dire non-seulement combien je vous aime, mais encore combien je vous admire.

MADAME DE CHAMBLAY.

Mon ami, je n’ai jamais fait volontairement de mal à personne ; pourquoi Dieu vous eût-il amené sur mon chemin si cette rencontre devait me faire commettre une faute ou causer mon malheur ? Non, j’ai toute croyance dans le pouvoir infini de Dieu, mais j’ai toute foi dans son immense et éternelle bonté. Depuis quatre ans, je suis malheureuse, malheureuse par la méchanceté des hommes ; c’est au tour de la justice de Dieu d’intervenir... Oui, mon ami, croyons d’abord, parce qu’il est plus facile de croire que de douter, et ensuite parce que la foi est la sœur de l’espérance et de la charité. Or, je vous le jure du fond de mon cœur, Max, je crois !

Elle écoute.

MAX.

Qu’avez-vous, Edmée ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Silence ! Quelqu’un passe dans le couloir et entre chez vous ; c’est probablement votre ami, M. de Senonches.

MAX, regardant et voyant M. Loubon.

Non, c’est M. Loubon, le notaire de votre mari.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE CHAMBLAY, chez elle, MAX et LOUBON, chez Max

 

MADAME DE CHAMBLAY.

Le notaire de M. de Chamblay, je comprends.

LOUBON.

Pardon, monsieur Max, de vous déranger à une pareille heure, mais je pars demain matin, et j’ai pensé qu’il était urgent que je vous parlasse ; d’ailleurs, c’est M. de Senonches – vous savez que je suis le notaire de ses tantes – qui m’a dit de venir près de vous.

MAX.

Asseyez-vous, monsieur.

LOUBON.

Non, merci ; en deux mots, j’aurai fini. J’aborde tout net la question. M. de Chamblay veut vendre sa terre de Bernay.

MAX.

C’est-à-dire la terre de la comtesse.

LOUBON.

La vendre ou emprunter dessus ; il veut la vendre six cent mille francs, mais il la donnerait pour cinq cent mille, tant il paraît pressé d’argent.

MAX.

Eh bien ?

LOUBON.

Eh bien, je viens vous dire que vous devriez acheter cela, vous.

MAX.

La terre de Bernay ?

LOUBON.

Oui.

MAX.

Vous n’y pensez pas ! ma fortune est d’un million cinq cent mille francs à peine et en terres ; je ne suis pas assez riche, cher monsieur Loubon.

LOUBON.

On est toujours riche quand on est rangé comme vous l’êtes ; puis j’ai, dans ce moment-ci, un parti de deux millions comptant avec autant d’espérances à vous offrir.

MAX.

Cher monsieur Loubon, je vous jure que je n’ai jamais moins pensé à me marier qu’en ce moment.

LOUBON.

Achetez sans vous marier ; la terre vaut huit cent mille francs, haut la main.

MAX.

Mais où diable voulez-vous que je prenne six cent mille francs ?

LOUBON.

Je vous les trouverai.

MAX.

Qui diable vous a donné cette idée-là ?

LOUBON.

M. de Chamblay lui-même. Vous lui êtes apparu comme la Providence en personne ; il m’a dit : « Puisque M. de Villiers a ma terre de Juvigny, autant vaut qu’il ait aussi ma terre de Bernay ; s’il n’a pas toute la somme, son ami Alfred lui prêtera le complément ; d’ailleurs, je ne demande que moitié comptant. »

MAX.

Mais vous ignorez peut-être que la procuration de madame de Chamblay est expirée et qu’elle se refuse à la renouveler.

LOUBON.

M. de Chamblay m’a fait faire un acte de vente en blanc, et il doit me l’apporter revêtu de la signature de sa femme. Achetez Bernay, puisque vous avez acheté Juvigny.

MAX.

Il n’y a qu’une petite différence entre les deux affaires, cher monsieur Loubon : c’est que je savais être particulièrement agréable à madame de Chamblay en achetant Juvigny, et que je lui serais très désagréable en achetant Bernay.

LOUBON.

Vous refusez ?

MAX.

Positivement.

LOUBON.

Alors, n’en parlons plus.

Il salue Max, se retire et s’aperçoit seulement alors que, depuis quelques instants, le baron de Senonches est entré et a entendu la conversation.

Je vous passe la main, monsieur de Senonches.

LE BARON.

Je la prends.

Loubon sort.

 

 

Scène V

 

MAX, LE BARON

 

LE BARON.

Est-ce que tu as trouvé les terres de Bernay mal tenues pendant ton excursion dans la plaine ?

MAX.

Non, ma foi.

LE BARON.

Est-ce que tu as trouvé la chasse peu giboyeuse, par hasard ?

MAX.

J’ai tué trente pièces.

LE BARON.

Est-ce qu’il y a des réparations à faire au château ?

MAX.

Il me semble aussi solide que s’il était bâti d’hier.

LE BARON.

Alors, achète Bernay, mon cher ; tu ne te trouves pas assez riche ? tu sais que si tu as besoin de trois ou quatre cent mille francs, je les ai à ton service : cent mille francs de mes propres, comme on dit en termes de notariat, et cent mille francs par mes tantes, cela ne dépasse pas mes moyens ; tu es déjà propriétaire de Juvigny, tu seras propriétaire de Bernay ; de sorte que, le jour où M. de Chamblay aura perdu son dernier lopin de terre et se brûlera la cervelle, tu pourras épouser sa veuve ; son second mari lui rendra ce que lui aura enlevé le premier.

MAX, posant sa main sur l’épaule du baron.

Mon ami, ne me parle jamais légèrement de madame de Chamblay, je t’en prie.

LE BARON.

Dieu me garde de parler légèrement d’une pareille femme, cher Max ! elle est, pour la bonté du cœur et la beauté de l’âme, ce que j’ai connu de mieux jusqu’aujourd’hui. Si toutes les femmes étaient comme madame de Chamblay, il n’y aurait plus de célibataires, ce qui serait un grand bonheur pour la France, dont toutes les statistiques constatent la dépopulation. Mais revenons à M. de Chamblay : tu ne veux donc pas acheter sa terre ?

MAX.

Mais non.

LE BARON.

Ne lui en dis rien avant ton départ du château.

MAX.

Pourquoi cela ?

LE BARON.

Parce qu’il est déjà de très mauvaise humeur, ayant, à l’heure qu’il est, perdu une trentaine de mille francs, dont vingt mille rien qu’avec moi, et qu’il sera de bien plus méchante humeur demain matin, où, du train dont il y va, il en aura perdu cent mille. M. de Chamblay ne s’aperçoit pas que tu aimes sa femme, parce qu’il compte te vendre sa terre ; mais quand tu auras refusé d’acheter sa terre, peut-être s’apercevra-t-il alors que tu aimes sa femme.

MAX.

Où veux-tu en vernir ?

LE BARON.

À te dire ceci, qui est, je crois, un bon conseil : si l’on chasse encore demain, ne te place pas trop près de M. de Chamblay ; il sera, je te l’ai dit, d’exécrable humeur. Les gens d’exécrable humeur sont distraits ; ne te mets pas trop près de M. de Chamblay, un coup de fusil est bientôt parti, et qui sait où va le plomb ?

MAX.

Alfred !...

LE BARON.

Je ne te dis pas qu’il le ferait exprès, Dieu m’en garde ! mais les gens distraits, c’est une peste en chasse, vois-tu ! c’est pis que les myopes ; les myopes voient encore à une certaine distance, les distraits ne voient à aucune. Adieu.

MAX.

Au revoir.

LE BARON, revenant.

Ah ! cependant, s’il tire sur toi, qu’il te manque ou qu’il te touche, ne riposte pas : la loi ne permet pas d’épouser les veuves qu’on a faites soi-même, et puisque tu aimes madame de Chamblay, je ne sais pas comment le ciel s’y prendra... mais il faut que tu l’épouses, n’est-ce pas ? Eh bien, le jour où tu l’épouseras...

MAX.

Eh bien, ce jour-là ?

LE BARON.

Eh bien, ce jour-là, tu auras, je crois, une agréable surprise.

MAX.

Comment ?

LE BARON.

Ne te place pas trop près de M. de Chamblay !

Il sort.

 

 

Scène VI

 

MADAME DE CHAMBLAY, MAX

 

MAX, courant au balcon.

Sommes-nous seuls enfin ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Oui, bien seuls !

MAX.

Je ne voulais pas vous demander précisément si nous étions seuls, je voulais vous demander si vous ne craigniez pas d’être troublée.

MADAME DE CHAMBLAY.

Seule Zoé a la permission d’entrer chez moi sans frapper ou se faire annoncer, et encore n’est-ce que dans le cas où quelque danger me menacerait. Que faisait M. de Chamblay au moment où vous avez quitté le salon ?

MAX.

Je ne sais si je dois vous dire cela, chère amie ; mais, si détachée que vous soyez des biens de la terre, le contrecoup de cette fatale position du comte vous frappe toujours ; le comte continuait à perdre. Alfred vient de lui gagner vingt mille francs.

MADAME DE CHAMBLAY.

Le malheureux !...

MAX.

Pendant toute la soirée, le comte m’a paru attendre de vous une chose à laquelle vous ne vouliez pas répondre.

MADAME DE CHAMBLAY.

Vous avez remarqué cela, Max ?

MAX.

Oui, et, je l’avoue, ses regards, ses signes d’impatience ne m’ont pas laissé sans inquiétude. Que vous demandait-il ou plutôt qu’exigeait-il de vous ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Il veut que je consente à la vente de la terre de Bernay, mon dernier bien personnel.

MAX.

Oui, je sais cela : M. Loubon et Alfred m’en ont parlé.

MADAME DE CHAMBLAY.

Voilà l’objet de sa préoccupation. En trois ans, il a dévoré deux millions ; eh bien, je vous avoue que j’hésite à me dépouiller de ce dernier héritage paternel et à revêtir la robe de mendiante ; Bernay vendu, nous n’avons plus rien, et, porteur de ma procuration, il a déjà emprunté dessus une centaine de mille francs ; il a rapporté de Paris un acte de vente en blanc, et, hier et avant-hier, nous avons déjà eu de graves altercations à ce sujet ; avec l’homme que j’aime, avec vous, Max, je supporterais la médiocrité et même la misère ; mais avec l’homme que je n’aime pas, la misère est une double infortune, et je n’aime pas M. de Chamblay ; demain, s’il continue à perdre, nous aurons quelque nouvelle contestation, et ces contestations, je le sens – non que je craigne de céder, je sais la mesure de ma volonté –, mais physiquement elles me brisent...

Elle écoute.

Attendez...

MAX.

Quoi ?

MADAME DE CHAMBLAY.

C’est le pas de Zoé.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE CHAMBLAY, MAX, ZOÉ

 

ZOÉ, entrant vivement et refermant la porte derrière elle.

Madame ! madame !...

MADAME DE CHAMBLAY.

Eh bien ?

ZOÉ.

M. Alfred, en voulant donner la revanche à M. le comte, vient de faire sauter la banque ; on dit au salon que c’est un coup de plus de trente mille francs, sans compter ce qui était engagé sur parole.

MADAME DE CHAMBLAY.

Après ?

ZOÉ.

M. le comte, qui avait déjà, en jouant, bu beaucoup de punch, s’est levé, a passé à l’office et a bu coup sur coup cinq ou six verres de champagne ; puis il est monté à sa chambre, et j’ai bien peur que, de chez lui...

MADAME DE CHAMBLAY.

Silence ! il vient.

ZOÉ.

Le voilà. MAX. Edmée, si vous aviez besoin de moi...

M. de Chamblay frappe à la porte.

MADAME DE CHAMBLAY.

Rentrez chez vous, éteignez vos lumières, et, sur votre honneur, ne venez pas que je ne vous appelle. Sur votre honneur, Max ?

MAX.

Sur mon honneur !

Il éteint les lumières. M. de Chamblay frappe de nouveau.

ZOÉ.

Et moi, madame ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Dans ma chambre.

On frappe encore.

M. DE CHAMBLAY, en dehors.

Êtes-vous couchée, madame ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Non, monsieur, me voici.

MAX, à travers la porte.

Vous reverrai-je ?

MADAME DE CHAMBLAY, à Max.

Oui.

Elle va ouvrir.

 

 

Scène VII

 

M. DE CHAMBLAY, MADAME DE CHAMBLAY

 

M. DE CHAMBLAY.

Je suis aise que vous ne soyez pas encore au lit, madame, j’ai à vous parler d’affaires.

MADAME DE CHAMBLAY.

Ne pourriez-vous remettre cet entretien à demain, monsieur ?

M. DE CHAMBLAY.

Impossible, madame : il faut que demain je sois à Rouen à temps pour partir par le convoi de midi.

MADAME DE CHAMBLAY.

Mais vos hôtes, monsieur, vos convives ?

M. DE CHAMBLAY.

Vous leur ferez les honneurs de la maison, et ils ne se plaindront pas du changement de maître.

MADAME DE CHAMBLAY.

Vous savez, monsieur, que si l’objet de notre entretien doit être le même que celui des deux derniers que nous avons eus ensemble, il est inutile.

M. DE CHAMBLAY.

C’est ce que nous allons voir. J’ai décidé, madame, parce que la chose est absolument nécessaire, de vendre la terre, le château et les fermes de Bernay, voici l’acte de vente en blanc ; je sais que la même personne qui a acheté Juvigny achèterait volontiers, si vous lui en disiez un mot, Bernay et ses dépendances. Vous avez beaucoup d’influence sur cette personne, madame ! je ne vous en fais pas un reproche, au contraire, je m’en félicite, et je suis convaincu qu’au premier mot de vous, elle en donnera bien six cent mille francs. Elle a bien donné de la terre de Juvigny vingt mille francs de plus que cette terre ne valait, elle donnera bien de la terre de Bernay deux cent mille francs de moins qu’elle ne vaut.

MADAME DE CHAMBLAY.

Vous êtes dans l’erreur, monsieur le comte, je n’ai aucune influence sur la personne que vous voulez dire, et j’en aurais que je ne l’emploierais pas, attendu que la terre de Bernay ne sera pas vendue.

M. DE CHAMBLAY.

Et qui empêchera qu’elle ne soit vendue ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Moi.

M. DE CHAMBLAY.

Comment cela ?

MADAME DE CHAMBLAY.

En ne donnant pas ma signature.

M. DE CHAMBLAY.

Vous ne donnerez pas votre signature, quand je vous dis qu’il est nécessaire que vous me la donniez ?

Éclatant.

Oh ! oh ! vous ne me connaissez pas encore, madame ! et, en effet, c’est la première fois que vous osez me résister en face.

Il prend la plume et dépose l’acte sur la table.

Voulez-vous me faire la grâce de signer, madame ?

MADAME DE CHAMBLAY.

Non, monsieur.

M. DE CHAMBLAY.

Je vous en prie.

MADAME DE CHAMBLAY.

Inutile.

M. DE CHAMBLAY, la soulevant par-dessous les bras.

Je le veux !

MADAME DE CHAMBLAY.

Ah ! monsieur, après les douleurs morales que vous m’avez fait éprouver, vous devriez comprendre que les douleurs physiques ne peuvent rien sur moi.

M. DE CHAMBLAY.

Vous signerez, cependant, madame.

MADAME DE CHAMBLAY.

Que pouvez-vous me faire, monsieur ? je ne crains pas la douleur, je vous l’ai dit. Me tuer ? je ne crains pas la mort, et si le suicide n’était pas un crime, il y a longtemps que le fer ou le poison, en me débarrassant de la vie, vous eût débarrassé de moi.

M. DE CHAMBLAY.

Eh bien, nous allons voir, madame, si vous êtes aussi ferme que vous le dites contre la douleur. Décidez-vous à signer ! il est temps de vous décider à signer, je vous dis qu’il est temps !

MADAME DE CHAMBLAY.

Et moi, je vous dis que si vous ne sortez pas de chez moi à l’instant même, monsieur, si vous continuez à me menacer, je vous dis que je serai obligée d’appeler un protecteur et de rendre un étranger témoin de l’état où vous êtes et des excès indignes auxquels vous vous portez.

M. DE CHAMBLAY.

Eh bien, que notre destinée s’accomplisse jusqu’au bout !

La tirant à lui.

Signez, madame !

MADAME DE CHAMBLAY, se dégageant par un violent effort et ouvrant la porte de communication.

À moi, monsieur de Villiers !

 

 

Scène IX

 

M. DE CHAMBLAY, MADAME DE CHAMBLAY, MAX, entrant par la porte que vient d’ouvrir madame de Chamblay

 

MAX.

Monsieur le comte, vous êtes un misérable ! monsieur le comte, vous êtes un lâche ! monsieur le comte, vous êtes un gentilhomme indigne du titre que vous portez ! Entendez-vous ? c’est moi qui vous le dis, moi, Max de Villiers, et je vous le dis non-seulement en mon nom, mais au nom de toute la noblesse de France.

M. de Chamblay tire un pistolet de sa poche.

Tirez, et vous ne serez plus justiciable de l’épée d’un honnête homme, mais de la hache du bourreau...

M. DE CHAMBLAY.

Un amant à une heure du matin dans la chambre de ma femme, il y a flagrant délit, et je suis dans mon droit.

Il tire ; quoique touché à l’épaule, Max reste debout.

MADAME DE CHAMBLAY pousse un cri, se précipite sur la plume et signe.

Tenez, monsieur, voilà ce que vous voulez. Sortez maintenant.

M. de Chamblay jette un coup d’œil sur l’acte et sort vivement.

 

 

Scène X

 

MADAME DE CHAMBLAY, MAX

 

MADAME DE CHAMBLAY, jetant ses bras au cou de Max.

Et maintenant que je n’ai plus rien à moi que moi – à toi, mon bien-aimé, à la vie, à la mort !

 

 

ACTE V

 

Un grand cabinet donnant de plain-pied sur un parc magnifique.

 

 

Scène première

 

LE BARON, à un bureau élégant, BERTRAND, en grand costume de chef de cuisine

 

LE BARON.

Ah çà ! mon cher monsieur Bertrand, il s’agit ici de soutenir dignement l’honneur du drapeau ; nous avons demain un dîner de vingt couverts, les plus fines fourchettes du département ; je vous ai donné huit jours pour faire vos provisions et penser à votre menu ; voyons le résultat de vos méditations.

BERTRAND.

Monsieur le baron avait dit : « Une table de vingt couverts » ; j’ai pensé que, pour une table de vingt couverts, il fallait au moins deux potages.

LE BARON.

Vous avez pensé juste, monsieur Bertrand ; voyons vos deux potages !

BERTRAND.

L’un à la reine, aux avelines ; l’autre, une bisque rossolis aux pouparts.

LE BARON.

Très bien !...

BERTRAND.

Puis quatre grosses pièces.

LE BARON.

Quatre grosses pièces, soit !

BERTRAND.

Je proposerai à M. le baron un turbot à la purée d’huîtres vertes, une dinde aux truffes de Barbezieux...

LE BARON.

Une dinde aux truffes ? Mais c’est un rôti, cela, il me semble !

BERTRAND.

M. le baron fait erreur : cela ne se sert comme rôti que dans la petite bourgeoisie.

LE BARON.

C’est possible, mais il me semblait que j’avais, dans ma jeunesse, mangé des dindes aux truffes en manière de rôti.

BERTRAND.

C’était les jours où M. le baron s’encanaillait ; la dinde aux truffes est une grosse pièce, et ce serait commettre un crime de lèse-gastronomie que de lui laisser occuper la place du rôti.

LE BARON.

Très bien, je retire ma proposition.

BERTRAND.

Retirez, monsieur le baron, retirez ! La troisième grosse pièce sera, sauf votre avis, une carpe du Rhin à la Chambord et des reins de sanglier à la Saint-Hubert.

LE BARON.

Bravo, monsieur Bertrand ! Voyons maintenant vos quatre entrées.

BERTRAND.

M. le baron sait qu’en province, on ne se procure pas tout ce qu’on veut.

LE BARON.

Pas d’excuses, monsieur Bertrand ! avec un homme comme vous, je ne les admets pas. Vos quatre entrées ?

BERTRAND.

Pâté chaud de pluviers dorés, six ailes de poulardes glacées aux concombres, dix ailes de canetons au jus de bigarade, matelote de lottes à la bourguignonne.

UN VALET, annonçant.

M. le comte Max de Villiers.

BERTRAND, impatienté.

En vérité, M. le baron ne peut pas s’occuper un instant avec tranquillité d’affaires sérieuses.

LE BARON.

Oui, c’est terrible, monsieur Bertrand ! heureusement que vous vous en occupez pour moi ; sans quoi, je ne sais pas comment irait ma préfecture ; mais laissez-moi votre menu, je l’étudierai à loisir.

BERTRAND.

J’attendrai à l’office les ordres de M. le baron.

LE BARON, au Valet.

Faites entrer M. de Villiers.

 

 

Scène II

 

LE BARON, BERTRAND, MAX

 

LE BARON, désignant Bertrand, qui va sortir.

Mon cher Max, je t’ai dit qu’un jour ou l’autre, je te présenterais M. Bertrand... Il est en train, à l’heure qu’il est, de se préparer un triomphe pour demain. Hélas ! mon cher ami, quoique tu sois invité des premiers, ta voix lui manquera et il ne s’en consolera jamais ; son dîner de demain devait être son chef-d’œuvre... – Allez, Bertrand, et soyez digne de vous-même, c’est tout ce que je vous demande.

Bertrand sort.

MAX.

Et pourquoi n’assisterai-je pas, demain, au triomphe de M. Bertrand ?

LE BARON.

Par la raison infiniment simple, cher ami, que demain, selon toute probabilité, à l’heure où nous dînerons, tu courras la poste sur la route de Calais.

MAX.

Ta police toujours ?

LE BARON.

Ma police toujours !... Ose dire que non.

MAX.

Eh bien, soit, je te l’accorde comme fait accompli.

Il lui tend la main droite.

LE BARON.

L’autre ! je craindrais de te faire mal en serrant celle-ci.

MAX.

Décidément, mon cher, tu es sorcier.

LE BARON.

Tu vois que ce qu’il y a de mieux à faire désormais, c’est de tout me dire ; car, outre l’appui matériel que je puis te prêter, je te donnerai aussi quelques bons conseils. Ma frivolité apparente est comme ces fleurs qui poussent sur les grèves. Laisse-moi commencer par l’appui matériel.

MAX.

Je t’écoute.

LE BARON.

Eh bien, d’abord, au lieu d’acheter une vieille chaise de poste qui t’a coûté quinze cents francs et qui se brisera au premier cahot, tu aurais dû me demander la mienne, qui est toute neuve et excellente ; aussi tu ne seras pas étonné que j’aie fait dire à la poste d’amener ici les chevaux et d’atteler dans la cour.

MAX.

Mais, mon ami, dans les circonstances où mon départ doit avoir lieu, n’y a-t-il pas quelque chose de compromettant pour toi qu’il date de la préfecture ?

LE BARON.

Le beau mérite, si l’on ne rendait à ses amis que des services qui ne compromettent point celui qui les rend !

MAX.

Tu es admirable, ma parole d’honneur ! Et si l’on te destitue ?

LE BARON.

Tant pis pour le gouvernement, il ne trouvera pas beaucoup de préfets comme moi, va.

MAX.

Et après ?

LE BARON.

Après quoi ?

MAX.

Qu’ai-je fait encore ?

LE BARON.

Une imprudence énorme : tu as été chez tous les banquiers de Bernay et d’Évreux, demandant de l’or. Tiens, voici douze rouleaux contenant mille francs chacun.

MAX.

Alors, je vais te les rendre en billets de banque ?

LE BARON.

Garde-les, tes billets de banque, pour le cas où tu serais obligé d’aller jusqu’en Amérique.

MAX.

Oh ! le cas ne se présentera point.

LE BARON.

Qui sait ? si l’idée lui prenait de vous poursuivre !

MAX.

Il n’y a pas de crainte : sa femme n’a plus de signature à lui donner ; je n’en ai pas moins besoin d’un passeport, et j’ai compté sur toi pour cela.

LE BARON.

Je t’en ai préparé un en blanc, tu vas le remplir de ta main.

MAX.

Pourquoi de ma main ?

LE BARON.

Pour que tu puisses ajouter de la même écriture, au moment de t’embarquer : Voyageant avec sa femme.

MAX.

Tu sais donc que l’adorable créature consent à s’exiler ?

LE BARON.

Et c’est ici, mon cher Max, que l’ami va cesser de parler pour faire place au moraliste. L’adorable créature consent à te suivre, dis-tu ?... Mais as-tu réfléchi à la terrible responsabilité dont se charge un honnête homme qui enlève une femme mariée, même à un coquin ? À partir de ce jour-là, tous ses torts disparaissent, et c’est lui qui devient la victime. Partout où vous le rencontrerez, toi ou elle, ce sera à vous de rougir. C’est un lien de toute la vie, songes-y, que l’amant imprudent s’impose, un lien indissoluble et plus sacré que celui du mariage ; il s’engage non-seulement à aimer jusqu’à la mort la femme qui pour lui a manqué à tous ses devoirs, mais encore à la respecter au-dessus de toutes les autres. Je sais bien qu’après la scène de l’autre nuit, après cette violence exercée sur elle, après ce coup de pistolet tiré sur toi, il était impossible que mademoiselle de Juvigny demeurât sous le même toit qu’un mari joueur, ivrogne et meurtrier... Mais, mon ami, nous avons des lois, trop restreintes peut-être, mais qui cependant ont prévu le cas où il devient impossible à une honnête femme de vivre avec un malhonnête homme ; ces lois autorisent la séparation de corps et de biens : il est trop tard pour la séparation de biens, je le sais, madame de Chamblay est ruinée, et ruinée par le fait de son mari ; mais il est temps pour la séparation de corps. À ta place, mon ami – il est vrai que je ne suis pas amoureux, moi –, j’eusse attendu quelque temps encore avant de prendre un parti décisif. M. de Chamblay est un homme fatal, il est né sous quelque mauvaise planète, sous Saturne probablement ; il est de ceux qui portent malheur aux autres et à eux-mêmes ; une fois ruiné, et ce ne sera pas long, M. de Chamblay ne survivra pas à sa ruine ; l’adorable créature sera libre, et rien ne t’empêchera plus de l’adorer.

MAX.

Et si, avant cela, dans un moment de colère, il la tue !... Cet homme est capable de tout ; le pistolet qu’il a dirigé sur moi, il pouvait le diriger sur elle ; la balle qui m’a effleuré l’épaule pouvait lui traverser la poitrine !... S’il me cherche une querelle et que je sois obligé de me battre avec lui, je suis forcé de le ménager : si je le ménage, il me tue ; ou je ne le ménage pas, et c’est moi qui le tue, deux circonstances qui me séparent également et à jamais d’Edmée. Mon ami, ne laissons point le soin de notre bonheur au plus aveugle et au plus inflexible de tous les dieux, le destin... Si j’étais sûr que la Providence ne prît quelquefois le nom de hasard, je me fierais à cette sainte fille de notre religion, et je lui dirais : « Voilà deux cœurs purs et selon l’esprit du Seigneur, qui se reposent en toi, veille sur eux ! » Mais quand je tiens le bonheur entre mes bras, ne viens pas me demander de le lâcher pour son ombre. J’ai la réalité, bien fou je serais de l’échanger contre l’espérance... Quant à être sûr d’aimer Edmée toujours, c’est l’affaire de mon cœur, et je connais mon cœur !... Quant à être certain de la mettre dans mes respects au-dessus des autres femmes, c’est l’affaire de ma conscience, et je suis sûr de ma conscience... J’accepte ta chaise de poste, j’accepte ton argent, j’accepte ton passeport ; mais, quant à tes conseils, je les repousse, sans toutefois les désapprouver. Tu aurais raison si tu t’adressais à deux âmes vulgaires... Merci encore une fois, mon ami. À quiconque te parlera de moi, parle de moi comme d’un homme qui n’a jamais fait défaut à une dette, pas plus à une dette d’argent qu’à une dette de cœur. Maintenant, Edmée, en costume de voyageuse, est dans l’hôtel en face ; je vais l’aller chercher, et je l’amène ici, puisque tu permets que ce soit d’ici que nous partions.

LE BARON.

Laisse-moi lui faire dire de venir de te rejoindre, il reste encore assez de jour pour que l’on vous voie ensemble, ce qui est à la fois inutile et dangereux. Vous vous tiendrez dans une des chambres retirées de mon hôtel ; l’aubergiste ne pourra pas dire qu’elle est sortie de chez lui avec toi, vous partirez à l’heure que vous voudrez, les chevaux de poste sont commandés pour huit heures.

Il sonne, un Domestique entre.

Georges, allez dire à la dame qui est à l’hôtel en face...

MAX.

Au premier, chambre numéro 3.

LE BARON.

De venir rejoindre ici la personne qui l’attend. La personne qui l’attend, vous comprenez. Ne prononcez pas le nom du comte.

Le Domestique sort.

Maintenant, mon cher, guette à la fenêtre la sortie et l’arrivée de la dame, et laisse-moi suivre une affaire de la plus haute importance, le menu de mon dîner de demain...

Pendant que Max va à la fenêtre, le baron reprend son menu ; le Domestique apporte une lampe.

Voyons, où en étions-nous ?... « Quatre plats de rôt. » C’est cela ! « Deux poules faisanes, l’une piquée, l’autre bardée ; buisson composé d’un brochet fourré de dix petits homards et de quarante écrevisses au vin de Sillery. » Ce Bertrand est véritablement un homme supérieur !... « Deux engoulevents, quatre râles, quatre ramereaux, deux tourtereaux, dix cailles rôties, terrine de foies de canard, de Toulouse... »

MAX, s’écriant.

La voilà, cher ami, la voilà !...

LE BARON.

Eh bien, va la recevoir.

Max s’élance, ouvre la porte, madame de Chamblay paraît.

 

 

Scène III

 

LE BARON, MAX, MADAME DE CHAMBLAY

 

LE BARON, s’inclinant.

Soyez la bienvenue chez moi, madame, et puissiez-vous, en y venant, avoir fait votre premier pas vers le bonheur !

MADAME DE CHAMBLAY.

J’y viens rejoindre un homme que j’aime de toute mon âme, monsieur, et remercier un frère que j’estime de tout mon cœur.

MAX.

Oh ! oui, remerciez-le, Edmée, car il a toutes les délicatesses que vous pourriez demander à un cœur de femme, et toute la force que l’on demande à l’âme d’un ami.

Madame de Chamblay tend la main au baron.

Imaginez-vous, Edmée, que le baron nous donne sa voiture, un passeport en blanc, avec lequel vous pouvez passer pour ma femme, et permet, pour que notre départ reste ignoré, que nous partions de chez lui.

LE BARON.

Dans la situation où vous êtes, on ne saurait prendre trop de précautions.

LE VALET, annonçant.

M. le comte de Chamblay.

MADAME DE CHAMBLAY.

Mon mari !...

MAX.

Que vient-il faire ici ?

LE BARON.

Ce ne peut être qu’un hasard qui l’amène. Entrez dans ce cabinet et ne sortez point que je ne vous en ouvre la porte.

Ils entrent dans le cabinet, dont le baron pousse la porte sur eux. Au Valet.

Faites entrer.

 

 

Scène IV

 

LE BARON, M. DE CHAMBLAY

 

M. DE CHAMBLAY.

Je viens vous faire mes excuses, monsieur, d’avoir été trois jours à acquitter une dette qui ordinairement se paye dans les vingt-quatre heures ; mais, tant avec vous qu’avec les autres joueurs, j’avais perdu près de quatre-vingt mille francs, et vous comprenez que l’on n’a pas toujours quatre-vingt mille francs chez soi, à la campagne ; j’ai donc été obligé de faire un voyage à Paris, et, malgré toute la promptitude possible, je n’ai pu en partir que ce matin pour le convoi de neuf heures ; j’ai pris la poste à Rouen, et me voilà, monsieur. J’espère qu’en faisant la part de la difficulté, vous voudrez bien avoir pour moi quelque indulgence.

LE BARON.

Veuillez me permettre, monsieur le comte, de vous dire que j’ignore complètement à quelle dette vous faites allusion.

M. DE CHAMBLAY.

Mais je fais allusion, monsieur le baron, aux quarante mille francs que j’ai perdus contre vous, et comme vous étiez mon plus fort créancier, c’est à vous que je suis venu d’abord. Ce portefeuille contient quarante mille francs en billets de banque ; vous convient-il de les compter ?

LE BARON.

Je vous le répète, monsieur, vous me rendrez un très grand service à moi, et peut-être en rendrez-vous un plus grand à vous-même, en oubliant ce qui s’est passé à Bernay ; je vous le réitère, monsieur, je ne vous ai rien gagné, vous ne me devez rien, je ne recevrai rien de vous.

M. DE CHAMBLAY.

Je ne comprends pas, monsieur le baron, je ne comprends pas.

LE BARON.

Tenez-vous absolument à comprendre ?

M. DE CHAMBLAY.

J’avoue que cela me ferait plaisir.

LE BARON.

Eh bien, monsieur le comte, vous nous avez donné un excellent dîner arrosé des vins les plus rares, et j’ajouterai des plus capiteux. Nous nous sommes mis à jouer en sortant de table, et je doute qu’aucun de nous s’y soit mis avec une tête bien saine.

M. DE CHAMBLAY.

Excepté moi, monsieur.

LE BARON.

Obligé de faire raison aux nombreux toasts qui ont été portés et que vous avez portés vous-même, il est au moins probable qu’une susceptibilité outrée vous pousse seule à affirmer votre sang-froid au milieu de l’excitation générale. Quant à moi, monsieur, la crainte seule de vous donner un démenti me ramènerait à votre opinion.

M. DE CHAMBLAY.

C’est-à-dire que, le plus galamment du monde, monsieur le baron, et dans un but que je ne comprends pas, vous essayez de me persuader que j’étais ivre ! Eh bien, non, monsieur, j’affirme que je ne l’étais pas.

LE BARON.

Mais il me semble, monsieur, que le démenti que je craignais de vous donner...

M. DE CHAMBLAY.

Pardon, monsieur, je ne vous démens pas, je me justifie. Mais avouez, monsieur le baron, que vous avez quelque autre raison sur laquelle vous appuyez le singulier refus que vous faites de recevoir une somme que je vous dois.

LE BARON.

J’espérais que vous vous contenteriez de la première.

M. DE CHAMBLAY.

Malheureusement, monsieur, vous comprenez que c’est impossible.

LE BARON.

Impossible, monsieur ? Réfléchissez avant de répéter ce mot.

M. DE CHAMBLAY.

Impossible !

LE BARON.

Alors, puisque vous m’y forcez, je vais vous expliquer cela. Tant que j’ai cru gagner un argent qui était le vôtre, j’ai regardé notre jeu comme sérieux, et vous m’eussiez payé le même soir, que j’eusse probablement, sans observation aucune, accepté la somme ; mais, pendant les trois jours qui viennent de s’écouler, j’ai appris des choses qui me forcent à vous dire : Remettez ce portefeuille dans votre poche, monsieur ; je regarderais comme une indélicatesse de recevoir votre argent.

M. DE CHAMBLAY.

Et qu’avez-vous appris, s’il vous plaît, monsieur, qui vous rende si susceptible ?

LE BARON.

J’ai appris que l’argent avec lequel vous voulez me payer n’est pas le vôtre.

M. DE CHAMBLAY.

N’est pas le mien !... Mais à qui est-il donc ?

LE BARON.

C’est la dot de mademoiselle de Juvigny, que sa mauvaise étoile a fait madame de Chamblay.

M. DE CHAMBLAY.

Monsieur le baron, vous recevrez cependant cet argent que je soutiens vous devoir, moi ; vous le recevrez, c’est moi qui vous le dis.

LE BARON.

Eh bien, monsieur le comte, puisque votre mauvaise fortune l’emporte sur ma volonté, je vais en appeler à vous-même. Si par hasard vous aviez joué avec un bandit et un meurtrier, que ce bandit eût perdu avec vous une somme de quarante mille francs qu’il n’avait point, et que vous apprissiez que, pour la payer, il a été forcé de faire violence à une femme et de mettre le pistolet sur la gorge d’un homme, recevriez-vous l’argent qu’il vous apporterait et que vous sauriez venir de pareille source ?

M. DE CHAMBLAY.

Monsieur !...

LE BARON.

Non, n’est-ce pas ? Vous voyez bien que je ne puis recevoir le vôtre.

M. DE CHAMBLAY.

Monsieur le baron, vous venez de me faire, de parti pris, une de ces injures qui ne se lavent que dans le sang.

LE BARON.

Je pourrais vous dire, monsieur, qu’il y a du sang qui ne lave pas, mais qui tache ; cependant, du moment que vous placez la question sur ce terrain-là, je vous y suivrai !... Monsieur le comte, je suis tout à votre disposition. J’ai fait ce que j’ai pu pour ne pas vous donner d’explications, vous les avez exigées ; au lieu de baisser la tête sous le poids de la honte, vous me provoquez, j’accepte ; la main de Dieu est dans tout ceci... Je vous tuerai, monsieur, je vous tuerai !

M. DE CHAMBLAY.

Des menaces !

LE BARON.

Non ! c’est le cri de ma conscience... Votre femme, une sainte créature, a été ruinée, violentée par vous, cela mérite justice ! Mon ami, une âme loyale, un cœur droit, a failli être assassiné par vous, cela mérite vengeance ! Oh ! cette vengeance, il n’en eût pas laissé le soin à un autre, croyez-le bien ! mais il aime madame de Chamblay !... mademoiselle de Juvigny, veux-je dire, il est aimée d’elle ! Vous voyez bien qu’il faut que ce soit un autre qui vous tue. Eh bien, cet autre... Monsieur le comte je suis à votre disposition.

M. DE CHAMBLAY.

J’aurai l’honneur de vous envoyer demain mes témoins.

LE BARON.

Oh ! demain, je serai bien occupé ; j’ai tout le conseil général à recevoir, pas pour mon plaisir, je vous jure.

M. DE CHAMBLAY.

Alors, monsieur, vous me priez de retarder la réparation d’une offense préméditée, profonde, sans excuse ?...

LE BARON.

Non pas, vous comprenez mal ; au contraire, je vous prie de l’avancer.

M. DE CHAMBLAY.

Expliquez-vous.

LE BARON.

Quand, autrefois, nos grands-pères portaient l’épée au côté et que survenait entre eux un motif de querelle, si cette querelle était sérieuse, si même elle ne l’était pas, ils tiraient l’épée à l’instant même ; si c’était le jour, à la lumière du soleil, si c’était la nuit, à la lumière de la lune. Quoique nous soyons fort dégénérés de nos aïeux, vous plairait-il de faire comme eux, monsieur le comte ?

M. DE CHAMBLAY.

Par malheur, on ne porte plus d’épée.

LE BARON.

J’en ai là deux paires, monsieur, montées par Devisme, l’une en tierce, l’autre en quarte ; vous choisirez celles qui vous conviendront le mieux ; il fait un clair de lune magnifique, mon jardin semble fait exprès pour vider ces sortes de différends ; s’il vous convient d’accepter mes épées, mon jardin et mon clair de lune, je mets tout cela à votre disposition.

M. DE CHAMBLAY.

Soit, si vous avez aussi des témoins à m’offrir.

LE BARON.

Non, mais entrez au café, à quatre pas d’ici, vous y trouverez dix officiers qui seront heureux de nous aider à vider notre petite querelle.

M. DE CHAMBLAY.

Je vous ai écouté jusqu’au bout, monsieur, c’est vous dire que, dans dix minutes, l’un de nous deux sera mort ! Attendez-nous.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LE BARON, seul, reprenant son menu, puis UN SECRÉTAIRE et UN DOMESTIQUE

 

LE BARON.

« Huit entremets ; grosses pointes d’asperges à la Pompadour et au beurre de Rennes ; croûte aux champignons, émincé à lames de truffes noires à la Béchamel ; charlotte de poires à la vanille. »

UN SECRÉTAIRE.

Monsieur le baron, voilà les chevaux de la poste qui arrivent ; selon vos ordres, j’ai dit au postillon d’atteler.

LE BARON.

Vous avez bien fait. Allez à ma salle d’armes, détachez les deux paires d’épées qui sont accrochées à la muraille à gauche, et apportez-les ici.

UN DOMESTIQUE.

M. le comte de Chamblay, MM. de Lauzières et Billencourt sont au jardin et attendent M. le baron.

Le Secrétaire rentre avec les épées.

LE BARON.

C’est bien, je suis à eux ; portez ces épées aux témoins de M. de Chamblay.

Allant au cabinet où il a enfermé Max et madame de Chamblay, et l’ouvrant.

Je crois que vous pouvez sortir maintenant ; je vais faire un tour au jardin, ne partez pas sans me dire adieu !

Il descend le perron en courant.

 

 

Scène VI

 

MAX, MADAME DE CHAMBLAY, LE SECRÉTAIRE

 

MAX.

Est-ce que les chevaux de la poste sont arrivés, mon ami ? il me semble entendre leurs grelots.

LE SECRÉTAIRE.

Oui, monsieur le comte.

MADAME DE CHAMBLAY.

Et on les a mis à la voiture ?

LE SECRÉTAIRE.

Devant moi.

MAX, au Secrétaire.

Croyez-vous que le baron tarde à revenir ?

LE SECRÉTAIRE.

Dame, monsieur le comte, c’est selon comme cela tournera.

MADAME DE CHAMBLAY.

Que voulez-vous dire ?

LE SECRÉTAIRE.

Je veux dire que M. le baron vient de sortir avec M. le comte de Chamblay et deux officiers qui portaient chacun une paire d’épées.

MAX et MADAME DE CHAMBLAY.

Des épées !...

MAX.

Et où sont-ils allés ?

LE SECRÉTAIRE.

Dans le jardin.

MADAME DE CHAMBLAY.

Mon Dieu !

LE SECRÉTAIRE, bas, à Max.

Écoutez, on entend le froissement du fer !

MAX.

Oh ! je cours...

LE SECRÉTAIRE, l’arrêtant.

Restez !... on n’entend plus rien...

Silence d’un instant. Puis tous ensemble.

MAX.

Alfred !

MADAME DE CHAMBLAY.

Le baron !

LE SECRÉTAIRE.

M. le préfet !

 

 

Scène VII

 

MAX, MADAME DE CHAMBLAY, LE SECRÉTAIRE, LE BARON, avec le plus grand calme

 

LE BARON, au Secrétaire.

Faites dételer.

Le Secrétaire sort.

MAX.

Que dis-tu ?

LE BARON.

J’ordonne de dételer, tu entends bien.

MADAME DE CHAMBLAY, tremblante.

Mais pourquoi cela, monsieur ?

LE BARON.

Parce que votre départ est devenu inutile.

MAX.

Explique-toi, au nom du ciel !

LE BARON.

Oh ! mon Dieu, c’est bien simple. Nous nous promenions côte à côte, M. de Chamblay et moi, comme deux bons amis, en causant de nos affaires, quand tout à coup – je suis désespéré, madame, de vous dire la chose si brutalement – , quand tout à coup, M. le comte a fait un faux pas et est tombé à la renverse en poussant un cri. Nous avons voulu le relever : il était mort !...

MADAME DE CHAMBLAY.

Oh !... terrible ! terrible !...

MAX, bas.

Tu lui as donné un coup d’épée ?

LE BARON, de même.

Que veux-tu, mon ami ! j’ai mis en pratique la maxime que je t’avais citée l’autre jour : « Mieux vaut tuer le diable que le diable ne nous tue... » 

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