Ma femme et mon parapluie (LAURENCIN)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 23 juin 1834.

 

Personnages

 

COQUARDON, ancien restaurateur

IRÈNE, sa fille

SERINET, accordeur de pianos

PHILIBERT DUBOCAGE, entrepreneur de concerts en plein vent

HONORÉ MAILLARD, neveu de Coquardon, et employé aux assurances

 

La scène se passe à Paris, dans la maison de M. Coquardon.

 

Le théâtre représente un salon bourgeois. Porte et fenêtre au fond, donnant sur une cour ; deux portes latérales ; des chaises, fauteuil, une table et ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

IRÈNE, COQUARDON

 

Au lever du rideau, Irène est assise à gauche, occupée à broder ; Coquardon est assis à droite, auprès de la table, et lit un journal.

COQUARDON.

Oui, ma chère Irène, la nouvelle que j’ai reçue hier est confirmée par le journal de ce matin ; ma jolie ferme de Crève-Cœur, près Beauvais, a été la proie des flammes.

IRÈNE.

Ah ! papa, c’est un bien grand malheur.

COQUARDON.

Qu’en sais-tu ? il ne faut jamais juger sur les apparences.

IRÈNE.

Pourtant, papa, il me semblait qu’un incendie...

COQUARDON, se levant.

N’insiste pas là-dessus, ou je vais m’impatienter... il est vrai que ça t’amuse. Par exemple, dans ce moment-ci, pourquoi n’es-tu pas à ton piano ? je l’en ai acheté un ; je t’ai donné un professeur à six francs par mois... mes moyens me le permettent ; et malgré ça tu viens broder à côté de moi, qui suis mélomane jusqu’au bout des ongles.

IRÈNE.

Mais je vous ai déjà dit que mon piano n’était plus d’accord.

Il se lève.

COQUARDON.

Qu’est-ce que ça fait ? on ne touche que sur les notes justes ; d’ailleurs rien ne t’empêche de le faire accorder.

IRÈNE.

C’est mon intention, j’ai prié madame Duplan, qui demeure ici-dessus, de m’envoyer son accordeur, et justement il doit venir aujourd’hui chez elle.

COQUARDON.

Eh bien, de peur qu’elle ne l’oublie, va lui rappeler sa promesse.

IRÈNE.

Papa, je ne veux pas vous contrarier, l’incendie de votre ferme vous donne déjà assez d’humeur.

COQUARDON.

Moi ! tu ne me connais guère ; d’abord, je puis supporter cette perte avec philosophie, mes moyens me le permettent ; et puis la ferme est assurée par la compagnie du Soleil.

IRÈNE.

Du Soleil ! ça se trouve bien, mon cousin Honoré est employé dans l’entreprise... et s’il pouvait vous être utile.

COQUARDON.

Ma fille, ne me parlez jamais de ce jeune homme ; il s’est permis de vous faire la cour, et vu l’état de ses finances, je l’ai prié de suspendre ses visites.

IRÈNE.

Eh bien ! papa, vous avez eu tort.

Air de la Robe et les Bottes.

Oui, mon cousin était fort agréable.

COQUARDON.

Non, Je me plaire il n’avait pas l’moyen.

IRÈNE.

Ça m’est égal ; je le trouvais aimable.

COQUARDON.

On n’l’est jamais quand on n’possède rien.

IRÈNE.

Sa politesse était tendre et discrète,
Il me charmait par ses soins empressés.

COQUARDON.

Voilà l’malheur, il était trop honnête
Et sa fortune ne l’était pas assez.

IRÈNE.

Je suis sûre qu’il est fâché ; nous ne l’avons pas vu depuis huit jours !

COQUARDON.

C’est-à-dire qu’il est encore venu avant-hier ; il trouve toujours des prétextes, mais, en tout cas, ce n’est pas à la veille d’en épouser un autre que vous devez songer davantage...

Honoré paraît.

 

 

Scène II

 

IRÈNE, COQUARDON, HONORÉ

 

IRÈNE, à part.

Dieu ! c’est lui !

COQUARDON, à part.

Honoré ! par quel hasard ?

HONORÉ, embarrassé.

C’est moi, monsieur Coquardon, c’est votre neveu, ne faites pas attention.

À Irène.

Ma cousine...

COQUARDON.

Monsieur Honoré, vous me voyez surpris, pour ne pas dire stupéfait.

À Irène.

Irène, montez chez Mme Duplan, et voyez si son accordeur est arrivé.

IRÈNE, à part.

C’est dommage, j’aurais bien voulu savoir...

COQUARDON.

Allez, partez, dépêchez-vous.

Irène sort par le fond.

 

 

Scène III

 

HONORÉ, COQUARDON

 

HONORÉ.

Mon oncle, j’ai appris le sinistre dont vous êtes victime ; votre incendie m’a percé le cœur, et comme je suis dans la partie, je viens vous offrir mes services.

COQUARDON, il s’assied.

Grâce à Dieu, je n’en ai que faire, vous poussez trop loin l’obligeance.

HONORÉ.

C’est dans le malheur que les amis doivent se montrer.

COQUARDON.

Monsieur ! ma propriété m’a coûté soixante mille francs, elle est assurée quatre-vingt mille que la compagnie aura la complaisance de me payer ; et moi, je répéterai le proverbe : « À quelque chose malheur est bon. »

HONORÉ.

Mais, mon oncle, vous vous blousez cruellement, on ne vous paiera rien du tout.

COQUARDON.

On ne me paiera rien ?

HONORÉ.

J’en ai peur. On prétend que le feu a été mis à votre ferme par imprudence, négligence, ou défaut de surveillance, ce qui revient absolument au même ; et, dans ce cas-là, les assureurs peuvent vous brûler la politesse.

COQUARDON, se levant.

Mais c’est épouvantable ! c’est m’arracher le prix de mes sueurs ! après avoir été trente ans restaurateur à vingt-deux sous, il faudra donc que je meure de faim, moi qui ai donné à tant de gens du pain à discrétion.

HONORÉ.

Voilà l’ingratitude des hommes.

COQUARDON.

Je ne le souffrirai pas... je plaiderai... j’y mangerai plutôt tout ce que je possède !... mes moyens me le permettent.

HONORÉ.

Calmez-vous, monsieur Coquardon, ne vous faites pas de mal ; rien n’est encore décidé ; moi, j’ai quelque influence dans les bureaux, je ferai valoir vos droits, soyez tranquille.

Air de l’Écu de Six francs.

Oui, je prendrai votre défense,
Et j’y mettrai d’l’obstination,
J’ai des poumons et d’l’éloquence,
Il faudra qu’ils entend’nt raison,
Ou bien j’offre ma démission.
Je grond’, je tempête, je crie,
Et si je n’peux pas les toucher,
Je vous jur’bien qu’j’enverrai coucher
Le soleil et sa compagnie.

COQUARDON.

Excellent jeune homme !... ta conduite est gravée là... je ne t’en dis pas davantage !... seulement, je te recommande le secret ; ne dis à personne que ma ferme est assurée : quelque chose qui arrive, je suis bien aise que mon gendre ne soit pas instruit...

HONORÉ.

Votre gendre... M. Philibert, que j’ai aperçu chez vous deux ou trois fois ?

COQUARDON.

Oui, mon ami, M. Philibert Dubocage, entrepreneur de concerts en plein vent ; un garçon aussi harmonieux que désintéressé ; il comptait sur une dot de trente à quarante mille francs, mais, grâce à mon incendie, je tâcherai qu’il se contente de la moitié.

HONORÉ.

Ça suffit, je serai muet ; il est donc bien riche, ce M. Philibert ?

COQUARDON.

Pas encore... mais avec l’argent que je lui ai prêté il le deviendra : il va établir des concerts dans la banlieue... une idée magnifique et qui doit réussir, surtout à Montmartre où l’on est connaisseur.

HONORÉ.

Et vous donnez votre fille à cet homme-là ? un musicien ambulant.

COQUARDON.

Que veux-tu, mon ami ?... j’aime la musique, je l’aime avec passion... mes moyens me le permettent.

 

 

Scène IV

 

HONORÉ, COQUARDON, SERINET

 

SERINET, entrant.

Au rez-de-chaussée, la porte à gauche, c’est bien ici.

HONORÉ.

Voici quelqu’un, je retourne au bureau, vouez m’y rejoindre dans une heure, avec votre police d’assurance.

SERINET.

M. Coquardon, rentier ?...

COQUARDON.

Je suis à vous dans l’instant.

Serinet s’assied près de la porte. À Honoré.

Adieu, mon ami, je n’ai d’espérance qu’en toi.

HONORÉ.

Comptez sur mon zèle.

Il sort.

 

 

Scène V

 

COQUARDON, SERINET

 

COQUARDON.

Monsieur, qu’ya-t-il pour votre service ?

SERINET.

J’ai demandé M. Coquardon, rentier.

COQUARDON.

C’est moi, monsieur.

SERINET.

Vous êtes M. Coquardon ?

COQUARDON.

Oui, monsieur.

SERINET.

Rentier ?

COQUARDON.

Ça vous étonne ?

SERINET.

Vous avez été restaurateur.

COQUARDON.

Oui, monsieur.

SERINET.

À vingt-deux sous.

COQUARDON.

Oui, monsieur.

SERINET.

J’ai beaucoup mangé chez vous.

Il soupire profondément.

Ah ! Dieu !

COQUARDON.

Vous soupirez.

SERINET.

C’est de souvenir ; et vous êtes rentier ?

COQUARDON.

Je m’en félicite.

SERINET, avec amertume.

Si ce n’est pas ridicule !... voilà un homme qui tenait un restaurant, qui donnait à manger, et il a fait fortune... tandis que moi, qui mangeais chez lui, qui consommais ses potages, ses trois plats aux choix et ses desserts, sans compter les suppléments, je n’ai rien, je suis dans la débine...

À Coquardon.

C’est humiliant, vous en conviendrez.

COQUARDON.

En vérité, monsieur, vous me tenez un langage...

SERINET.

Je vous tiens un langage...

Se calmant.

J’ai tort... excusez, mon âme est aigrie par le malheur, je suis extrêmement taquiné.

COQUARDON, à part.

Ah ! je comprends, c’est un nécessiteux ; donnons-lui dix sous pour m’en débarrasser.

Il tire de l’argent de sa poche. Haut.

Mon bon ami, chacun a ses charges, je ne suis pas très  riche, et pour le moment voilà tout ce que mes moyens me permettent.

Il veut lui mettre l’argent dans la main.

SERINET.

Dix sous !... dix sous !... est-ce pour m’humilier ?

COQUARDON.

Il me serait impossible de donner davantage.

SERINET, il a été reprendre son chapeau et sa boîte qu’il avait déposés sur la table.

Monsieur Coquardon, je ne vous veux pas de mal, mais si jamais je peux vous nuire... je ne vous dis pas adieu.

COQUARDON, le retenant.

Arrêtez !... que diable !... moi, je ne vous connais pas, et si je savais qui vous êtes ?

SERINET.

Qui je suis ?... Serinet... accordeur de pianos, rue de la Harpe.

COQUARDON.

Ah ! très bien, c’est Mme Duplan qui vous envoie ?

SERINET.

Elle-même.

COQUARDON.

Il fallait donc le dire tout de suite.

SERINET.

Je n’y ai pas songé en vous voyant. Votre figure m’a rappelé tant de choses... elle m’a surtout rappelé ma femme.

COQUARDON.

Est-ce qu’elle me ressemblait ?

SERINET.

Vous ! oh ça mais, dites donc ! vous dites ça pour m’humilier ?

COQUARDON.

Non, ma foi, au contraire.

SERINET.

Non, monsieur, non, elle ne vous ressemblait pas, heureusement ; mais nous allions quelquefois dîner chez vous, le dimanche, quand nous voulions nous mettre en goguette.

COQUARDON.

Ah ! vous vous mettiez en goguette.

SERINET.

Toujours, avec des suppléments... ma femme les aimait beaucoup, les suppléments... pauvre Adélaïde... ou plutôt scélérate d’Adélaïde, car... je la regrette malgré moi.

COQUARDON.

Il paraît que vous l’avez perdue ?

SERINET.

Non, monsieur, elle s’est perdue elle-même ; mais ne parlons pas de ça.

Pleurant.

Toutes les fois que je pense à elle, je pleure du sang.

COQUARDON.

Vous pleurez du sang... c’est bien désagréable... Je vous plains sincèrement,

SERINET.

Monsieur !... je n’ai pas besoin qu’on me plaigne, je n’aime pas qu’on me plaigne, ça me vexe qu’on me plaigne.

COQUARDON.

N’en parlons plus. Aussi bien, je suis un peu pressé, je voudrais que le piano de ma fille fût raccommodé tout de suite ; nous signons ce soir son contrat de mariage, c’est une occasion de montrer son talent.

SERINET.

J’ai entendu parler de ce mariage ; nous en jasions ce matin avec la bonne de Mme Duplan, qui cause très  bien ; elle dit du mal de tout le monde ; j’aime beaucoup à jaser avec elle.

COQUARDON.

Voyez-vous ça.

SERINET.

Elle prétend que votre fille n’aime pas son futur, M. Philibert Dubocage, et qu’elle a une idée pour un autre jeune homme, son cousin Honoré ; je dis ça, moi, je ne les connais ni l’un ni l’autre, mais il n’y a pas de mal ; encore une qui tournera comme Adélaïde.

COQUARDON.

C’est ce que nous verrons... mais il ne s’agit pas de ça, j’ai une course à faire, et comme il va pleuvoir...

SERINET, vivement.

Vous croyez qu’il va pleuvoir.

COQUARDON.

Je ne serais pas fâché de sortir avant l’averse.

SERINET.

Et dire que je ne connais pas le scélérat qui me l’a enlevé.

COQUARDON.

Qui ça ?

SERINET.

Mon parapluie !

COQUARDON.

Son parapluie, à présent.

SERINET.

Il faut qu’il y ait un complot contre moi !... un homme que je n’ai jamais vu... eh bien ! monsieur, il me l’a détourné.

COQUARDON.

Qui ça ?

SERINET.

Laïde !

COQUARDON.

Laïde ?

SERINET.

Elle se nomme Adélaïde ; mais moi je l’appelle Laïde, mon épouse légitime... une femme toute jeune, ainsi qu’un parapluie recouvert à neuf de la veille. Dix-neuf ans, cheveux blonds, bouche de rose, et un nez... ah ! monsieur quel nez !... je voulais lui en faire faire une ombrelle.

COQUARDON.

De quoi ?

SERINET.

De mon parapluie !... un vrai riflard, qui me venait de mon père, l’infâme me les a ravis tous les deux

COQUARDON.

À la bonne heure ; mais permettez-moi de vous faire observer...

SERINET, vivement.

Vous ne me croyez pas ?... c’est aussi vrai que ce jour-là il pleuvait des ruisseaux, et que je suis rentré pour prendre le parapluie dont je me plains, mais bernique !... plus de parapluie, plus d’Adélaïde !... c’est fait pour moi ces choses-là.

COQUARDON.

Mon bon ami, il n’est pas question.

SERINET, plus vivement.

Mais, monsieur, voilà où est le crime. Tous les jours on enlève une femme, c’est très bien ; on vous a peut-être enlevé la vôtre, c’est possible !... mais on ne vous a pas pris votre parapluie... voilà où est le crime !... Une femme, ce n’est pas un vol, mais un parapluie, c’est un vol... voilà où est le crime !...

COQUARDON.

Ah ! si vous ne m’écoutez pas.

SERINET.

Et la preuve de ce que j’avance, c’est ce billet que je vais vous montrer...

Il fouille dans sa poche.

Non, je ne l’ai pas sur moi, mais j’en ai retenu toutes les expressions, qui sont conçues en ces termes : « Belle Adélaïde, séchez vos chagrins ; demain, sur le coup de deux heures, j’irai vous arracher à votre tyran pour vous conduire où vous savez. »

COQUARDON.

Eh bien ! où ça ?

SERINET.

Comment ?

COQUARDON.

Je dis : où ça ?

SERINET.

Où ça ? est-ce que je le sais !... un billet sans signature ; au point que j’étais comme un fou, comme une hirondelle ; je me précipite dans la rue, je cours chez tous mes amis et connaissances, et je donne le signalement le plus exact : cotonnade bleue, manche recourbé, avec une tête d’autruche... dont un œil de moins en émail. Personne n’avait vu mon parapluie.

COQUARDON.

Et votre épouse ?

SERINET.

Mon épouse, c’est différent, je n’en ai plus entendu parler ; et vous ne voulez pas que j’abhorre le genre humain ?... mais vous, monsieur Coquardon, vous qui ne m’avez rien fait, je vous déteste ; et moi, qui vous parle, je ne peux pas me sentir, surtout les jours de pluie.

Air de Lantara.

Des mortels, que la foudre écrase !
Les catastroph’s me font rir’, j’en convien ;
J’aim’qu’on les coup’, quand on les rase,
J’aime à les voir mordre par un gros chien,
Quand on leur poche un œil, je dis ; très bien !
Et l’on prétend que l’homme est mon semblable...
Non, non, vraiment, je l’exècre en tous lieux,
Dans un château comme dans une étable.
Ô genre humain ! tu me fais mal aux yeux.
De loin, je le trouve effroyable,

Se rapprochant de Coquardon, dont il s’était éloigné.

De près tu me parais hideux ;
De loin, de près, tu m’parais fastidieux.

COQUARDON.

Écoutez-moi, et réfléchissez un peu : car enfin pourquoi êtes-vous venu chez moi ?... pour raccommoder un piano, je suis désolé de vous en faire souvenir.

SERINET.

Ça suffit, monsieur, je vois où vous voulez en venir ; où est-il votre parapluie ?

COQUARDON.

Hein ?

SERINET.

Non ; votre piano ?

COQUARDON, lui montrant la porte à gauche.

Là, dans cette chambre !... n’épargnez rien pour le remette en état ; je ne regarde pas au prix, monsieur Serinet.

SERINET.

C’est bien ; il est inutile de m’humilier.

COQUARDON, à part.

Quel original !

SERINET, à part.

Vieil égoïste, vieil escroc, vieil empoisonneur, vieux fricasseur de champignons.

Il entre dans la chambre en bougonnant.

 

 

Scène VI

 

COQUARDON, puis PHILIBERT

 

COQUARDON.

Qu’est-ce qu’il dit ?... qu’est-ce qu’il dit ? j’ai cru qu’il ne s’en irait jamais. Boni... voilà qu’il pleut à verse ; il faut pourtant que je me rende au bureau d’assurance. Allons, je prendrai une voiture ; mes moyens me le permettent.

PHILIBERT, entrant par le fond, et fermant le parapluie.

Bonjour, papa Coquardon.

COQUARDON.

C’est vous, Philibert ; à pied, par le temps qu’il fait.

PHILIBERT.

Je sors de chez moi ; et j’étais si pressé d’offrir un bouquet à ma charmante future...

Il montre le bouquet.

que je me suis contenté du modeste parapluie ; où diable vais-je le mettre ?... il est tellement imbibé...

COQUARDON.

Donnez-le-moi ; j’ai là, dans mon cabinet, une chose... vous savez... de ces machines en bronze, je vais l’y placer.

Il entre à droite.

PHILIBERT.

Vous m’obligerez.

À part.

C’est singulier, il ne paraît pas plus triste qu’à l’ordinaire ; c’est un faux bruit, j’en étais sûr.

COQUARDON, revenant.

Eh bien ! mon gendre, comment va la musique ?

PHILIBERT.

Mieux que jamais, beau-père ; le siècle est décidément musical, nous devenons mélodieux : le Français né malin créa le cornet à piston, qui est d’invention germanique.

COQUARDON.

Oui, je sais ; un instrument en cuivre.

PHILIBERT.

On fait de l’or avec ça.

COQUARDON.

Tant mieux ; fais-en vite, et beaucoup.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Dépêche-toi d’en profiter !...
Car la fortune est bien rebelle,
Mon cher, lâche de l’arrêter.

PHILIBERT.

Il vaut mieux marcher avec elle.

COQUARDON.

Il faut la saisir aux cheveux,

PHILIBERT.

Ô brutalité sans pareille !
Plus délicat et plus heureux,
Moi, je la conduis par l’oreille.

COQUARDON.

À la bonne heure ; mais pince-la fort.

PHILIBERT.

Rassurez-vous, j’ai là des plans, des projets d’une étendue... Vous ne savez pas, beau-père, tout ce que j’ai dans la tête... j’ai des millions dans la tête ! par exemple, il faut de l’argent à cause des frais, des dépenses... et je viens vous prier de m’avancer encore un millier d’écus.

COQUARDON.

Désolé, mon cher Philibert, désolé, je suis moi-même dans une situation...

PHILIBERT.

Comment !... ce que j’ai lu ce matin dans un journal... votre ferme de Crève-Cœur...

COQUARDON.

Il n’est que trop vrai, mon pauvre ami, consumée par l’élément du feu !

PHILIBERT, à part.

Ah ! diable !

Il remet son bouquet en poche.

COQUARDON.

Et tu sens que la dot de ma fille en souffrira un peu.

PHILIBERT.

Permettez, beau-père... moi je comptais... vous m’aviez donné l’espérance...

COQUARDON.

Garde-la l’espérance, garde-la toujours ; je ne veux pas te reprendre ce que je t’ai donné ; mais, moi, je ne peux pas non plus me réduire à rien ; et puisque tu as des millions dans la tête, tu ne dois pas tenir à vingt mille francs de plus ou de moins.

PHILIBERT, à part.

Vingt mille francs, comme il y va !

COQUARDON.

Est-ce que tu verrais des difficultés.

PHILIBERT.

Du tout, beau-père, du tout ! un homme comme moi, un artiste !...

COQUARDON.

C’est ce que je me disais ; ainsi, nous signerons toujours le contrat ce soir.

PHILIBERT.

Vous allez au-devant de mes vœux.

COQUARDON.

Ce cher Philibert !... tu dînes avec nous ; attends-moi ici, j’ai à faire une course importante, mais ma fille va descendre, et je crois que sa société te plaît au moins autant que la mienne, gaillard.

PHILIBERT.

Ne vous gênez pas, beau-père ; je ne m’impatiente jamais quand je suis seul.

COQUARDON, en sortant.

Je serai de retour avant une heure.

 

 

Scène VII

 

PHILIBERT, seul

 

Que le diable l’emporte !... me voilà bien ; je comptais sur une dot de trente mille francs au moins, c’était ronflant !... c’était musical !... et il parle d’en retrancher vingt, reste à dix, que j’ai déjà touchés, que j’ai reçus d’avance... et il croit que j’épouserai sa fille : c’est qu’en effet ce mariage me convenait, je m’étais arrangé pour ça ; pas plus tard que ce matin, j’ai rompu avec cette petite Adélaïde ; je viens de la renvoyer chez elle, chez sou mari !... à ce qu’elle dit du moins ; elle prétend qu’elle est mariée, c’est une manière de se faire valoir. Eh bien ! j’ai eu tort, car, certainement, je n’épouserai pas la petite Coquardon ; et pourtant, si je la refuse, le beau-père sera furieux, il exigera le remboursement de ce qu’il m’a prêté, et je n’ai pas le sou... il faudrait pour bien faire que le refus vînt de lui !... il faudrait !... Oh ! une idée !... une idée double-croche !... le beau-père ne connaît pas mon écriture ; une lettre anonyme que j’écrirai moi-même ; bien méchante, bien affreuse... c’est facile, je me connais, je n’aurai pas besoin d’inventer.

Air : Filles à qui l’on dit un secret.

Buveur, joueur et libertin,
Sans foi, ni loi, dans mainte affaire...
Mauvais sujet, sans morale et sans frein...
Cœur dépravé, tête légère...
Impertinent, et menteur effronté...
Cela suffit... la liste est respectable,
Si je disais toute la vérité,
Ça paraîtrait invraisemblable.
Si je disais la vérité,
Ça serait trop invraisemblable.

Écrivons !...

Il se met à la table et écrit.

« J’apprends, monsieur, que vous êtes sur le point d’unir mademoiselle votre fille.. »

Il continue à écrire, Serinet sort du cabinet.

 

 

Scène VIII

 

SERINET, PHILIBERT

 

SERINET.

Ces choses-là arrivent toujours quand on est pressé, voilà deux mi bémols que je casse de suite ; il faut que j’aille en chercher d’autres.

PHILIBERT, l’apercevant.

Diable ! je n’étais pas seul.

SERINET.

Heureusement, il y a un luthier pas bien loin.

Il se retourne et aperçoit Philibert.

Tiens !... qu’est-ce que c’est que celui-là ?

PHILIBERT, à part.

Je n’ai jamais vu cette tête-là ici ; c’est sans doute un nouveau domestique.

Il se remet à écrire.

SERINET.

Serait-ce le prétendu de la demoiselle, ou bien son cousin ?... il a assez la figure d’un cousin, il est vrai qu’il a aussi la figure d’un prétendu ; à moins que ce ne soit une autre personne, car il en a aussi la figure...

PHILIBERT, pliant sa lettre.

Voilà qui est fait.

SERINET, s’approchant de la fenêtre.

Voyons s’il pleut toujours.

PHILIBERT.

À présent, mettons l’adresse.

SERINET.

Il brouillasse encore pas mal... n’importe, je n’ai pas le temps d’attendre.

Il va pour sortir.

PHILIBERT.

Dites-moi, mon ami ?

SERINET.

Son ami !

PHILIBERT.

Pourriez-vous m’indiquer une petite poste dans les environs ?

SERINET, avec humeur.

Il y en a une en face du luthier, où je vais moi-même.

PHILIBERT.

Ah ! vous y allez ; est-ce bien loin ?

SERINET.

Au bout de la rue.

PHILIBERT.

C’est qu’elle est un peu longue, et s’il continue à pleuvoir...

SERINET.

Mais oui, ça tombe assez dru !

PHILIBERT.

Diable ! c’est contrariant, et cette lettre qui est pressée...

SERINET.

Je vois ce que c’est, vous craignez l’eau ; vous craignez d’être mouillé.

Avec mépris.

Voilà bien les hommes !... donnez-la-moi, votre lettre, je la jetterai dans la boîte en passant.

Il prend la lettre des mains de Philibert.

PHILIBERT.

Un instant, un instant ; vous êtes peut-être de la maison ?

SERINET.

Hein !... monsieur, je ne suis d’aucune maison, je n’ai pas de maison ; c’est la première fois que je viens dans ce logis.

PHILIBERT.

À la bonne heure, je puis sans danger profiter de votre obligeance, et même, au besoin, je pourrais vous prêter un parapluie.

SERINET.

Vous en avez un !... moi, je n’en ai plus ; mais on peut s’en passer à la rigueur.

Il s’en va.

PHILIBERT.

Sans doute, quand on n’a rien à gâter.

SERINET, sur le seuil de la porte.

Rien à gâter !... vous dites ça pour m’humilier.

PHILIBERT.

Ah ! ça, qu’est-ce qui vous prend ?

SERINET, revenant à Philibert.

Il me prend... il me prend l’envie devons rendre votre griffonnage ; mais non, je vous ferai voir qu’on est moins grossier que vous !... gardez-le votre parapluie, je n’en veux pas de votre parapluie, j’en ai peut-être eu plus que vous des parapluies !

Il s’en va.

PHILIBERT.

Mais, en vérité, mon cher...

SERINET, se retournant.

Votre cher !... votre cher !... laissez-moi donc tranquille ; vous me faites rire avec votre parapluie !

Haussant les épaules.

Son parapluie.

Il sort en bougonnant.

 

 

Scène IX

 

PHILIBERT, puis IRÈNE

 

PHILIBERT.

Quel singulier corps ! j’ai cru qu’il allait me chercher querelle à propos de... parapluie ; mais n’en disons pas de mal, il me rend service ; grâce à lui, je puis, avant de sortir, causer avec ma prétendue et la préparer adroitement à la rupture que je médite !... La voici, attention.

IRÈNE, entrant par le fond.

Est-il vrai, monsieur, que vous ayez à me parler ?... mon père prétend que vous désirez me voir.

PHILIBERT.

Je le désire toujours, charmante Irène ; malheureusement, je crains qu’il n’en soit pas de même de votre côté.

IRÈNE.

Monsieur, je ne crois pas vous avoir fait penser que votre présence me fût désagréable.

PHILIBERT.

Non ; mais, malgré vous, je m’en suis aperçu ; un autre, plus fortuné que moi...

IRÈNE.

Un autre ? que voulez-vous dire ?

Honoré paraît.

PHILIBERT.

Vous me le demandez ?... votre cousin, que voici, pourra vous répondre.

IRÈNE.

Honoré !...

PHILIBERT.

Entrez donc, monsieur Honoré, entrez donc.

 

 

Scène X

 

PHILIBERT, IRÈNE, HONORÉ

 

HONORÉ, à part.

Que je déteste cet homme-là !

PHILIBERT, à Irène.

Maintenant je serai de trop ici, sans doute.

HONORÉ, s’avançant.

Que dites-vous, monsieur ?

PHILIBERT.

Rien, je dois me taire ; mais il est des secrets qui ne m’ont point échappé. Non, mes amis, vous ne méconnaissez pas, moi, Philibert, protecteur naturel de l’harmonie et des accords champêtres, je désunirais deux cœurs faits l’un pour l’autre... jamais !...

Air : Époux imprudent, fils rebelle.

S’il le faut, je me sacrifie...
Je veux, pour vous, être un ange gardien.
Plutôt mourir, plutôt... perdre la vie
Que de briser un si tendre lien...
Votre bonheur fera le mien.
N’ayez pour moi nulle reconnaissance...
Adieu ! je pars... Ô douce émotion !...
Quand je vous fuis... une telle action
Porte avec soi sa récompense !

Brusquement.

J’ai bien l’honneur de vous saluer.

Il sort précipitamment.

 

 

Scène XI

 

IRÈNE, HONORÉ

 

HONORÉ.

Que signifie ?... Y comprenez-vous quelque chose, ma cousine ?

IRÈNE.

Mais oui, mon cousin, je crois comprendre.

HONORÉ.

Et quoi donc ?

IRÈNE.

Dam !... il sait sans doute que vous m’avez fait la cour.

HONORÉ.

Il sait que je vous aime, et vous croyez qu’il serait assez généreux..

IRÈNE.

Du moins, il en a l’air.

HONORÉ.

Ah ! ce serait un beau trait !... et voilà l’espérance qui me revient, mais c’est qu’elle me revient, elle me revient ; c’est étonnant.

IRÈNE.

Vous allez trop vite, il y a encore bien des obstacles.

HONORÉ.

Et lesquels ?... vous, peut-être ?... je ne vous conviens plus, vous m’avez oublié.

IRÈNE.

Sans parler de moi, je crois que papa ne consentira jamais ; vous connaissez sa tête.

HONORÉ.

Oh ! j’espère bien le faire changer d’idée.

IRÈNE.

Vous aurez de la peine.

HONORÉ.

D’abord, je lui apporte d’excellentes nouvelles, des nouvelles qui le feront rire.

IRÈNE.

Vraiment ?... alors je commence à espérer aussi.

HONORÉ.

Qu’entends-je ?... vous m’aimez donc... ô céleste cousine !

Il lui baise la main.

SERINET, ouvrant la porte du fond.

Ah !

HONORÉ et IRÈNE.

Dieu ! quelqu’un !

Ils se sauvent ; Irène, à gauche, Honoré, à droite.

 

 

Scène XII

 

SERINET, seul

 

Il paraît que j’ai effarouché les amours... c’est la petite Coquardon, je l’ai bien reconnue. Elle se laisse déjà embrasser la main par un jeune homme, avant d’être mariée, c’est aller un peu vite !... apprenez donc le piano aux demoiselles !... Mais à propos de jeune homme, celui qui m’a confié cette lettre est un fameux monomane. Au moment delà mettre à la poste, j’ai eu la présence d’esprit de regarder l’adresse, machinalement, et qu’est-ce que j’ai lu ? « monsieur Coquardon, propriétaire, rue Saint-André-des-Arcs, 24 ; » c’est bien le Coquardon ci-inclus ; et sans approfondir la chose, j’ai pensé que je pouvais lui remettre le billet moi-même... ça ne m’était pas plus onéreux, puisque je rapporte deux mi bémols, et du moins il n’aura pas à payer le facteur ; car, tel est mon caractère ! je déteste le genre humain, mais je lui épargne trois sous de port de lettre, toutes les fois que ça ne me coûte rien !

 

 

Scène XIII

 

SERINET, COQUARDON

 

COQUARDON, sans le voir.

Je n’ai pas trouvé mon neveu à son bureau.

SERINET.

Bon ! le voilà !

COQUARDON.

Il est sans doute en course pour mon affaire.

SERINET.

Monsieur Coquardon.

COQUARDON.

Ah ! c’est vous, monsieur Serinet, le piano est-il en état.

SERINET.

Non, pas encore... un accident... ces choses-là n’arrivent qu’à moi... mais ce n’est pas ça, voici une lettre dont on m’a chargé pour vous.

COQUARDON, prenant la lettre.

Une lettre !... de mon neveu ?

SERINET.

Peut-être bien !... j’ai eu comme une idée que c’était lui.

COQUARDON.

Un air de famille.

SERINET.

Un air bête.

COQUARDON, décachetant la lettre.

C’est ça ; ne me trouvant pas, il m’aura laissé un mot !...

Il essaie de lire.

« J’ap... j’ap... » Hum ! quel diable de griffonnage !... je ne reconnais pas là mon neveu ; impossible de déchiffrer une syllabe, regardez plutôt.

Il lui passe la lettre.

SERINET.

En effet, on croirait que c’est écrit par une mouche qui s’est laissée tomber dans l’encre.

COQUARDON.

Voyons la signature.

SERINET.

Il n’y en a pas.

COQUARDON.

C’est bien singulier.

SERINET.

Je crois pourtant que je viendrai à bout de lire ce fouillis.

Lisant.

« J’apprends, monsieur, que vous êtes sur le point d’uni... »

S’interrompant.

C’est drôle, il me semble que j’ai vu cette écriture-là sur un autre bout de papier.

COQUARDON.

Eh bien ! vous êtes arrêté tout court.

SERINET.

Je poursuis. « Sur le point d’u... ah ! d’unir... sur le point d’unir mademoiselle votre fille à M. Philibert Dubocage. Je dois vous pré... » Dieu ! comme c’est écrit ! « Je dois vous prévenir qu’il est libertin, mauvais sujet, dissipateur. »

COQUARDON.

Quelle atroce calomnie !... cependant ce serait bien possible.

SERINET.

L’anonyme est peut-être un rival.

COQUARDON.

C’est mon neveu, j’en suis sûr à présent ; le gaillard aura déguisé son écriture.

SERINET.

Je le crois comme vous.

COQUARDON.

Continuez, s’il vous plaît.

SERINET, lisant.

« Aujourd’hui, encore, il a pour maîtresse une jeune femme qu’il a enlevée à son mari. »

Riant.

Ah ! ah ! ah ! bien ! ah ! bien ?

COQUARDON.

Vous riez de ça, monsieur Serinet ?

SERINET.

 Oui, je ris ; ah ! ah ! ah !... j’éprouve une joie féroce... encore un mûri trompé !... Et l’autre imbécile qui va épouser votre fille !... ça fait deux imbéciles !... tant mieux, il n’y a pas de mal, chacun son tour... c’est dans l’ordre des choses.

Riant.

Ah ! ah !

COQUARDON.

Il va l’épouser !... il va l’épouser !... Est-ce tout ?

SERINET.

Écoutez la suite.

Lisant.

« Vous ne douterez pas de ce que j’avance, quand vous connaîtrez la personne !... »

S’interrompant

Bon ! nous allons connaître la personne,

COQUARDON.

Au fait, ça devient réjouissant.

SERINET.

Oui, ça devient très réjouissant...

Lisant

« Cette femme se nom» me Adélaïde.

À part.

Ah ! mon Dieu !

COQUARDON.

Adélaïde.

SERINET.

Je crois que j’ai mal lu, j’aurai mal lu.

COQUARDON, regardant.

Non ; il y a bien Adélaïde.

Il prend la lettre et continue.

« Et son mari, Serinet, accordeur de pianos. » Grand Dieu ! c’est vous !

SERINET.

C’est moi !... c’est moi-même ! Ah ! brigand de Philibert ! je vais donc te connaître, à la fin !... c’est donc toi qui m’as ravi... mon parapluie !

COQUARDON.

Je ne puis croire encore que Philibert...

SERINET.

Je crois, moi ; où est-il ? où loge-t-il ?... indiquez-moi sa demeure, que j’aille l’agonir, je veux l’agonir.

COQUARDON.

Ne vous enlevez pas, Serinet.

SERINET.

Comment, que je ne m’enlève pas !... quand depuis plus de quinze jours il me laisse exposé à toutes les intempéries de la nature et de la société.

COQUARDON.

Sans doute, les faits sont positifs, cependant Il ne faut pas le condamner sans l’entendre...

SERINET.

Au contraire, au contraire, c’est que je le condamne sans l’entendre.

COQUARDON.

Je cours chez lui... et s’il ne se justifie pas, je trouverai facilement un autre gendre... mes moyens me le permettent.

SERINET.

Mais moi, où trouverai-je un autre parapluie ? mes moyens ne me le permettent pas.

COQUARDON.

Promettez-moi de m’attendre ici, et ensuite vous ferez ce que vous voudrez ; y consentez-vous ?

SERINET.

Eh bien ! soit !... mais dépêchez vous, car j’ai les nerfs dans un état à fendre les pierres.

COQUARDON.

Je reviens tout de suite.

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

SERINET, puis HONORÉ

 

SERINET, seul.

Ah ! Philibert !... ah ! Philibert ! tu ne peux plus l’échapper !... et quand tu te cacherais dans les carrières de Montmartre... mais une réflexion... en entrant ici tout à l’heure, cet individu qui baisait la main de la fille Coquardon, si c’était Philibert ?... il est là, dans ce cabinet... oh ! Dieu !... il me vient des idées de meurtre et de carnage.

HONORÉ, paraissant. Il tient le parapluie apporté par Philibert.

M. Coquardon ne revient pas ; ma foi, je retourne au bureau malgré le mauvais temps.

SERINET.

Le voilà !

HONORÉ.

Je me suis permis d’emprunter ce parapluie, que j’ai trouvé dans le cabinet...

SERINET.

Mon riflard !... mon riflard !... plus de doute, c’est Philibert !...

HONORÉ.

Je le rapporterai ce soir.

Il va pour sortir.

SERINET, lui barrant le passage.

Tu ne sortiras pas !... tu ne sortiras pas !...

HONORÉ.

Que me voulez-vous, mon cher ?

SERINET.

Te voilà donc, enfin, misérable !... laisse-moi te regarder en face, que je te dévisage.

Il le regarde.

Mais c’est qu’il n’est pas beau, voilà le comble de tout !... s’il était beau, je dirais : il est beau, c’est une excuse ; mais non, son physique est humiliant au dernier point.

HONORÉ.

Monsieur, je me flatte d’entendre la plaisanterie, cependant je trouve déplacé qu’un simple inconnu...

SERINET.

Un inconnu !... tu vas me connaître !... Serinet !

HONORÉ.

Connais pas !

SERINET.

Accordeur de pianos !

HONORÉ.

Connais pas !

SERINET.

Rue de la Harpe !

HONORÉ.

Connais pas !

SERINET.

L’époux d’Adélaïde !

HONORÉ.

Connais pas !

SERINET.

Connais pas !... mais tu as mon parapluie, infâme gueusard ! diras-tu encore : connais pas ?... nieras-tu aussi mon parapluie ?

HONORÉ.

Est-ce que je sais s’il vous appartient ?

SERINET.

Puisque tu me l’as volé !

HONORÉ.

Ah ! ça, faites-moi l’amitié de me dire pour qui me prenez-vous ?

SERINET.

Je te prends pour un reptile !... pour un pique-assiette !

HONORÉ.

Ah ! mais, ça commence à m’ennuyer... et si je ne me retenais...

Il lève le parapluie.

SERINET.

Frappé... frappe !... assassine-moi !... mets le comble à tes crimes, porte ta tête sur l’échafaud !... Ah ! tu n’oses pas, tu crains l’échafaud, lâche que tu es !

D’une voix caverneuse.

L’échafaud... l’échafaud !

HONORÉ.

Quel animal ! tâchons de filer.

SERINET.

Tu ne sortiras pas !... rends-moi ma femme !... où est-elle ?... où est elle ?... où est Adélaïde ?

HONORÉ.

Encore une fois, voulez-vous me laisser tranquille ?

SERINET.

Rends-moi ma femme !

HONORÉ.

Allez au diable !

SERINET.

Tu ne veux pas me rendre ma femme !... eh bien ! garde-la, ce sera ta punition ! mais du moins, rends-moi mon parapluie ; ma femme est coupable, mais mon parapluie... rends-moi mon parapluie !

HONORÉ.

Eh ! vous êtes fou !

SERINET.

Ah ! tu m’invectives !

Il prend le parapluie par le bout.

HONORÉ, le retenant par la crosse.

Je m’obstine aussi ; vous ne l’aurez pas ?

SERINET.

Veux-tu le lâcher, tout de suite !

HONORÉ.

Je ne lâcherai pas !

SERINET, tirant toujours.

Ah ! le voleur ! ah ! le brigand !

 

 

Scène XV

 

SERINET, HONORÉ, IRÈNE

 

IRÈNE, accourant.

Eh bien ! messieurs, qu’y a-t-il donc ? quel tapage !...

HONORÉ.

Irène, à présent !

SERINET, tenant toujours le parapluie.

Venez, mademoiselle ! venez, que je le confonde en votre présence !

HONORÉ.

Irène, ne l’écoutez pas, c’est un insensé.

SERINET.

Tais-toi, cannibale ! tais-toi ; je te méprise !... oui, mademoiselle, cet homme qui vous fait la cour, c’est un filou !... tu n’es qu’un filou !... il a profité d’un jour où il pleuvait pour prendre ma femme... un vil adultère, qui vit publiquement depuis quinze jours avec mon parapluie !

IRÈNE.

Ah ! mon Dieu !

SERINET.

Et vous l’épouseriez ?... jamais !... d’abord, je sais que vous ne pouvez pas le souffrir, je le tiens de bonne source ; d’ailleurs, je lui en ménage bien d’autres ; oh ! je t’en ménage bien d’autres. M. Coquardon est instruit de la chose.

HONORÉ.

M. Coquardon ?

SERINET, lâchant le parapluie.

Va ! tu ne peux pas m’échapper !... je cour chercher une preuve, ta lettre, ta chienne de lettre, et après ça je ne te quitte plus !

Ensemble.

SERINET.

Air : Moi souffrir une offense.

Contre toi, monstre infâme !
Oui, je dois m’acharner.
L’échafaud te réclame,
Et je veux t’y traîner.

HONORÉ.

Sors d’ici, monstre infâme !
Ou je vais t’échiner.
Charenton te réclame,
On devrait t’y traîner.

IRÈNE.

Il demande sa femme,
Que dois-je soupçonner ?
C’est un trait bien infâme,
Qu’on ne peut pardonner.

 

 

Scène XVI

 

SERINET, HONORÉ, IRÈNE, PHILIBERT

 

PHILIBERT, suite de l’air.

D’où vient un pareil bruit ?

SERINET, à Honoré.

Tu seras au carcan !

Apercevant Philibert.

Ah ! c’est vous ! enchanté.

HONORÉ.

Subir un tel outrage !

SERINET, à Philibert.

Par vous j’ai tout appris.

À Honoré.

Tu n’es qu’un vrai ch’napan.

IRÈNE.

Mais je n’y comprends rien.

PHILIBERT.

Et moi, pas davantage.

SERINET, à Philibert.

Si vous saviez combien je vous suis obligé.
Ami !... c’est grâce à vous que je serai vengé !...

ENSEMBLE.

Contre toi, monstre infâme ! etc.

HONORÉ.

Sors d’ici, monstre infâme, etc.

IRÈNE.

Il demande sa femme, etc.

PHILIBERT.

Le courroux qui l’enflamme,
Doit ici m’étonner.
Qu’ont-ils donc ? sur mon âme.
Je ne puis deviner.

Serinet sort vivement par le fond.

 

 

Scène XVII

 

HONORÉ, IRÈNE, PHILIBERT

 

PHILIBERT.

Ah ! ça, que me veut donc cet original ?...

HONORÉ.

Est-ce que je le sais ?... ce butor-là m’accable depuis une heure d’injures, sans que j’y comprenne rien.

IRÈNE.

Cependant, monsieur, ce qu’il vient de dire est assez clair ; votre conduite est affreuse !

PHILIBERT, à part.

Qu’entends-je ?

HONORÉ.

Mais, ma cousine, cet homme est en démence, dans une démence complète.

IRÈNE.

Non, monsieur, je le connais ; je l’ai vu plusieurs fois chez Mme Duplan, et je sais à quoi m’en tenir sur son compte.

HONORÉ.

Ah ! vous le connaissez ?... c’est donc vrai ce qu’il disait tout à l’heure, que vous ne pouviez pas me souffrir, et qu’il le tenait de bonne source ?

PHILIBERT.

Eh bien ! eh bien ! de la brouille entre vous... entre deux amants qui s’adorent !

IRÈNE.

Je n’aimerai jamais un homme qui à des intrigues.

HONORÉ.

Ni moi, une coquette.

PHILIBERT.

Allons, mes amis, un peu d’indulgence, suivez mes conseils... j’ai le droit de vous en donner, après avoir sacrifié mon amour.

IRÈNE.

Vous avez eu tort, monsieur Philibert ; car c’est vous seul que j’estime, et je suis prête à vous épouser.

HONORÉ.

La perfide !

PHILIBERT, à part.

Diable ! un instant ! ce n’est plus ça du tout.

IRÈNE.

Mon père va rentrer, et je veux le déclarer devant lui.

PHILIBERT.

Permettez... je ne crois pas avoir le temps de l’attendre... j’étais entré en passant, je ne sais trop pourquoi... Ah ! si fait !... c’était pour chercher mon parapluie... justement celui que vous tenez là, monsieur Honoré.

HONORÉ.

Ce parapluie est à vous ?

PHILIBERT.

Sans aucun doute...

HONORÉ.

Il est donc à tout le monde... on vient de me le réclamer tout à l’heure.

PHILIBERT, vivement.

M. Coquardon pourra vous le dire lui-même, M. Coquardon peut vous le certifier, c’est mon parapluie.

HONORÉ, le lui rendant.

Ça suffit je vous connais le voilà.

À part.

Je ne peux pas supposer qu’il veuille faire le parapluie.

PHILIBERT.

Adieu, mes amis ; faites la paix... trop heureux si votre bonheur est mon ouvrage.

Il va pour sortir.

 

 

Scène XVIII

 

HONORÉ, IRÈNE, PHILIBERT, COQUARDON

 

COQUARDON, l’arrêtant.

Ah ! je vous trouve enfin, Philibert ! j’arrive de chez vous.

PHILIBERT, à part.

Que le diable l’emporte !

COQUARDON.

J’en ai appris de belles sur votre compte, monsieur.

PHILIBERT, à part.

Bon ! il a reçu ma lettre.

COQUARDON.

J’espère qu’il vous sera facile de vous disculper, car sans cela...

PHILIBERT.

Papa Coquardon, ne prenez pas votre air sévère ; ça ne va pas du tout à votre figure ; croyez-moi, vous êtes un bon homme.

Il lui tape sur le ventre.

COQUARDON.

Monsieur, je vous prie de ne pas me taper sur le ventre, je l’ai naturellement très sensible.

PHILIBERT.

Bah ! ce pauvre papa Coquardon.

Il lui tape de nouveau.

COQUARDON.

Encore !... ça devient indigeste.

PHILIBERT.

Vous disiez donc, beau-père, qu’on a fait des cancans sur ma conduite.

COQUARDON.

Il s’agit, monsieur, des inculpations les plus graves.

PHILIBERT.

Écoutez, beau-père, si vous avez l’intention de rompre avec moi, vous êtes libre... je ne vous retiens pas... personne n’est irréprochable. Croyez-vous qu’il n’y ait rien à dire sur votre demoiselle.

COQUARDON.

Comment ?

IRÈNE.

Sur moi ?

PHILIBERT.

Ne l’ai-je pas encore tout à l’heure trouvée en tête-à-tête avec son cousin ?

HONORÉ.

Qu’est-ce que ça prouve ?

COQUARDON.

Au fait, mon neveu, pourquoi êtes-vous ici avec ma fille ? ça ne me convient pas.

HONORÉ.

Mais, mon oncle, je vous attendais ; j’ai d’excellentes nouvelles

COQUARDON.

De ma ferme de Crève-Cœur ?

HONORÉ.

Payée, mon oncle, payée intégralement.

PHILIBERT, à part.

Qu’est-ce que j’entends ?

COQUARDON.

C’est un coup du ciel !... ou plutôt de la compagnie du Soleil.

PHILIBERT.

Votre ferme était donc assurée ?

COQUARDON.

Pour un tiers de plus que sa valeur.

PHILIBERT, à part.

Ah ! maladroit !... qu’est-ce que j’ai fait là.

COQUARDON.

Ce cher Honoré ! va, j’aurai soin de toi, maintenant que mes moyens me le permettent.

PHILIBERT, à part.

Allons, du toupet,

Haut.

Beau-père, je prends part à ce qui vous arrive ; ça me raccommode avec la fortune ; on la calomnie, la fortune.

Air : Que d’établissements nouveaux.

Partout, je l’entends outrager ;
On l’accuse, en propos futiles,
D’être injuste et de protéger
Les fripons et les imbéciles.
Mais elle découvre en tous lieux
Le mérite aussi bien qu’un autre ;
Elle a même de très bons yeux,
Puisqu’elle a distingué le vôtre.

COQUARDON.

Vous me flattez !... vous me flattez !... Mais ne sortons pas de la question...

Tirant une lettre de sa poche.

On m’a écrit, monsieur ; j’ai entre les mains un billet foudroyant.

PHILIBERT.

Un billet ! sans doute une lettre anonyme ?

COQUARDON.

C’est possible, mais on y parle de rapt, de séduction... on vous impute d’avoir pour maîtresse une certaine Adélaïde, l’épouse de M. Serinet, accordeur de pianos.

IRÈNE, à Honoré.

Quoi ! c’était lui !

HONORÉ.

Vous voyez connue tout se découvre.

PHILIBERT.

J’ai des ennemis, vertueux Coquardon ; j’ai surtout un rival, que vous connaissez ; le voilà, et lui seul peut avoir écrit cette lettre jésuitique.

IRÈNE.

Mon cousin ?...

HONORÉ.

Quelle horreur !... mais je vais le confondre ; voyons le billet.

Prenant le billet des mains de Coquardon.

Regardez, mon oncle, est-ce mon écriture ?

PHILIBERT.

Parbleu ! vous l’aurez contrefaite !... Cette Adélaïde est sans doute sa maîtresse, et il l’a mise sur mon compte.

IRÈNE.

Ô ciel ! il n’est que trop vrai.

COQUARDON.

Que veux-tu dire ?

IRÈNE.

Tout à l’heure, M. Serinet lui a fait devant moi une scène affreuse.

PHILIBERT.

Vous l’entendez ! toutes les preuves sont contre lui.

HONORÉ.

Ah ! j’étouffe de colère.

IRÈNE.

Mon cousin, votre conduite est abominable.

HONORÉ.

Je ne me contiens plus !... monsieur Philibert, il faut que nous nous coupions la gorge !

PHILIBERT.

C’est ça, voilà où il voulait en venir !

COQUARDON.

Malheureux ! sors d’ici, tout de suite ; je te donne ma malédiction.

ENSEMBLE.

Air :

D’une telle insolence
Je ne puis revenir !
Ça mérite vengeance,
Et j’ai dû le punir !

HONORÉ.

Vous êtes en démence,
Mais d’oser, sans frémir,
Condamner l’innocence,
Le ciel doit vous punir.

PHILIBERT.

De ces lieux ma prudence
Va le faire bannir.
Quel bonheur, quelle chance !
Sachons nous contenir.

IRÈNE.

D’une douce espérance,
Oui, je dois m’abstenir.
Gardons-nous, par prudence,
D’un tardif repentir.

 

 

Scène XIX

 

HONORÉ, IRÈNE, PHILIBERT, COQUARDON, SERINET

 

SERINET, il entre en désignant Honoré.

Le voilà ! le voilà ! je le retrouve heureusement ; cher ami, souffre que je me serre dans tes bras.

COQUARDON.

En voici bien d’une autre.

HONORÉ, se débattant.

Eh ! vous m’étouffez, le diable m’emporte !

SERINET.

Non, non ! ne cherche pas à esquiver ma gratitude ; tu es le plus généreux des hommes... messieurs, vous voyez devant vous le plus généreux des hommes.

COQUARDON.

Mon bon ami, ayez la bonté de vous faire comprendre, car jusqu’à présent...

SERINET.

Oui, monsieur Coquardon ! ce matin, vous m’avez vu misanthrope... mon existence était brisée... j’étais comme un piano qu’on a jeté par la fenêtre... je ne rendais plus que des sons déchirants... lorsqu’en rentrant tout à l’heure dans mon domicile, j’y ai retrouvé, qui ?

COQUARDON.

Votre parapluie ?

SERINET.

Mon épouse... mon Adélaïde.

PHILIBERT, à part.

Adélaïde ! c’est donc là Serinet ! heureusement qu’il ne me connaît pas.

SERINET.

Cette chère Adélaïde ! elle m’a sauté au cou, ce qui m’a d’abord étonné, parce qu’ordinairement elle me sautait plus haut... la surprise n’en a été que plus douce ; et à qui le dois-je ? à qui dois-je tout ce bonheur ?

Montrant Honoré.

à celui que j’accusais, à cet excellent Philibert.

COQUARDON.

Philibert ?

HONORÉ.

Permettez ! vous êtes encore dans l’erreur du parapluie.

SERINET.

Tais-toi, homme généreux ! laisse-moi publier tes vertus. Figurez-vous, monsieur Coquardon, que ma femme est très jalouse ; ma profession d’accordeur de pianos me met en relation avec une foule de jeunes femmes ; Adélaïde en séchait de dépit, c’est au point qu’elle avait résolu de se détruire par le fer ou par le feu ; elle a adopté ce dernier moyen, et un beau jour, elle sortit pour se jeter à la rivière.

COQUARDON.

Où diable veut-il en venir ?

SERINET.

Il faut vous dire qu’elle avait emporté mon parapluie.

Montrant Honoré.

Monsieur, que voilà, passait heureusement dans les environs... il aperçoit sur le pont d’Iéna une jeune femme seule et appuyée sur le parapluie... non, sur le parapet, il court, il arrive et la trouve noyée...

COQUARDON.

Noyée ?

SERINET.

Dans les larmes ; il la console, la ramène jusqu’à sa porte, et retourne chez lui avec mon parapluie, qu’il avait oublié de lui rendre.

Il va serrer la main à Honoré.

Homme généreux, va !

PHILIBERT, à part.

Sa femme lui a fait une histoire.

SERINET.

Adélaïde, touchée du procédé de son cavalier, le pria de la conduire le lendemain chez une tante qu’elle possède en province, et dont je n’ai jamais entendu parler ; c’est ce qui donna lieu à cette missive qui fit éclore tous mes soupçons, vous savez.

COQUARDON.

Oui, oui, belle Adélaïde.

SERINET.

Séchez vos chagrins...

COQUARDON.

Demain sur le...

SERINET.

Coup de deux heures, etc. Vous la savez aussi bien que moi !

À Honoré, en lui donnant la lettre.

La voilà cette missive, je vous la rends, homme généreux.

PHILIBERT, à part.

Ah ! l’imbécile !

SERINET.

Oui ! on ne saurait trop le répéter, homme généreux ! c’est toi qui as triomphé de mon humeur noire, c’est grâce à toi que j’ai retrouvé le bonheur, et que j’ai senti renaître dans mon cœur l’amour de mes semblables.

Air de Lantara.

J’voudrais, tant mon âme est contente,
Voir les mortels tous vivre cinq cents ans,
Tous avec neuf cents livres de rente.
Et tous pèr’s d’un’ douzain’ d’enfants,
Comm’ leurs papas tous gros, gras, bien portant.
Oui, l’univers pour moi chang’ de figure,
D’agréments je l’ trouve pétri...
Je ne r’connais plus la nature,
Et l’genr’ humain me semble très joli
Oui, sous l’velours, ainsi que sous la bure,
L’homm’ le plus laid me paraît fort joli,
Vous, Coquardon, vous m’semblez très joli.

À propos, homme généreux !... qu’as-tu fait ? veux-tu me permettre devons tutoyer ? qu’as-tu fait de mon parapluie ?

HONORÉ, désignant Philibert.

Demandez à monsieur, il prétend qu’il lui appartient.

SERINET.

Celui-là... il aurait l’effronterie...

PHILIBERT.

Non, monsieur Serinet, ce parapluie est bien à vous, et je vous prie de croire que je n’y tiens en aucune façon.

Il le lui rend.

SERINET, le prenant vivement.

À la bonne heure !... être sans délicatesse ! car je le dis devant vous, monsieur Coquardon, quoiqu’il soit votre neveu, c’est un être sans délicatesse.

COQUARDON.

Mon neveu ?... mais, mon cher monsieur...

SERINET.

Ne le défendez pas ; c’est lui qui a écrit une lettre anonyme contre Philibert.

COQUARDON.

Contre Philibert !

SERINET.

Je l’ai vu, ici même, consommer cette diatribe.

PHILIBERT, à part.

C’est une trahison.

HONORÉ, qui a examiné le billet.

Mais en effet, cette lettre est de la même écriture que l’autre, voyez plutôt.

Il lui présente le billet.

COQUARDON, qui l’a regardé.

Ô ciel !... en croirai-je mes lunettes ?

PHILIBERT, à part.

Tout est perdu !

COQUARDON.

Quoi ! monsieur, vous auriez employé un pareil subterfuge... vous, Philibert.

SERINET, qui examine son parapluie.

Vous voulez dire Honoré.

À Philibert.

Vous, Honoré, vous vous êtes déshonoré.

COQUARDON.

Non, non !... Philibert.

SERINET, montrant Honoré.

Lui ?

COQUARDON, montrant Philibert.

Non, lui !

SERINET.

Mais c’est donc celui-là qui est mon ami !... vous me laissez faire des amitiés à l’autre, tandis que c’est celui-là... moi qui l’accablais de sarcasmes !

Il va lui donner la main.

PHILIBERT.

Il n’y a pas de mal, il n’y a pas de mal.

COQUARDON.

Ma parole d’honneur, si je conçois... il y a une telle complication que mes moyens ne me permettent pas...

HONORÉ.

Je vous expliquerai ça, mon oncle, car je crois deviner maintenant.

IRÈNE.

Et moi aussi, je devine, et monsieur Philibert doit sentir ce qui lui reste à faire.

PHILIBERT.

Ah ! parbleu ! ça ne sera pas difficile.

SERINET.

Dites donc, ils ont l’air de vous, c’est-à-dire de t’humilier... voulez-vous me permettre de te tutoyer... Ils ont l’air de t’humilier ; si vous m’en croyez, tu laisseras là la famille des Coquardon... des gens de rien, des réputations à vingt-deux sous.

COQUARDON.

Monsieur, de pareils propos...

SERINET.

De quoi !... vous n’êtes qu’un vieux fricoteur ! venez, Philibert, venez dîner avec nous ; ça vous fera plaisir, et ça ne vous coûtera pas vingt-deux sous.

PHILIBERT.

Je vous remercie, mais...

SERINET.

Vous viendrez, je ne te lâche pas ; il pleut encore, mais voici mon parapluie.

Ils font quelques pas pour sortir.

COQUARDON.

Un instant, Philibert, et mes dix mille francs ?

SERINET.

Qu’est-ce que tu lui demandes encore ?... c’est-à-dire, non... je ne veux pas vous tutoyer, toi !... j’en réponds de tes dix mille francs.

COQUARDON.

Et sur quoi, s’il vous plaît ?

SERINET.

Vous allez l’apprendre.

Au public.

Vous l’entendez, messieurs, cet usurier a la bassesse de réclamer dix mille francs à l’homme généreux ; c’est à mon tour de l’être... généreux, malheureusement je n’ai pas de monnaie, mais je possède un objet de luxe, et je profite de l’occasion qui se présente pour le mettre en loterie, afin de garantir la somme. Dès demain, il sera déposé au bureau des cannes, ainsi que mon épouse, qui se chargera d’en développer le mécanisme avec la manière de s’en servir.

Ouvrant son parapluie.

Parbleu, je ne veux pas vous faire languir... Voilà l’objet.

Attirant Philibert sous le parapluie.

Viens, ce sera plus attendrissant.

Air : Tout le long de la rivière.

Vous voyez ce fidèle abri,
À l’infortune d’un ami
Lorsque sans regrets je l’immole,
Pourriez-vous r’fuser une obole !
Messieurs, c’est une tombola,
Ma Laïde y présidera.
Prenez donc, prenez, des billets par série,
Et vous verrez ma femme et mon parapluie.

TOUS.

Prenez, messieurs, prenez des billets de lot’rie,
Et vous verrez sa femme et son parapluie ;
Vous verrez sa femme et son parapluie.

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