Médiocre et rampant (Louis-Benoît PICARD)

Sous-titre : le moyen de parvenir

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 20 juillet 1797.

 

Personnages

 

ARISTE, ministre

FIRMIN, employé dans les bureaux du ministre

DORIVAL, employé dans les bureaux du ministre

LAROCHE, employé dans les bureaux du ministre

CHARLES, fils de Firmin, jeune officier

MICHEL, valet de chambre du ministre

ROBINEAU, cousin de Dorival

MADAME DORLIS, mère du ministre

LAURE, fille du ministre

UN VALET

 

La scène est à Paris, dans un salon du ministre.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CHARLES, FIRMIN

 

CHARLES.

Ah ! mon père, apprenez...

FIRMIN.

Quoi ?

CHARLES.

Je l’ai retrouvée.

FIRMIN.

Qui donc ?

CHARLES.

Laure.

FIRMIN.

Plaît-il ?

CHARLES.

Depuis mon arrivée

Je la cherche partout ; pour la première fois

Je viens dans vos bureaux, mon père, et je la vois.

Quel bonheur !

FIRMIN.

Que dis-tu ?

CHARLES.

Cette fille charmante

Que dans ma garnison je voyais chez sa tante,

Que mon sort est d’aimer enfin jusqu’au tombeau !

C’est la fille...

FIRMIN.

De qui ?

CHARLES.

Du ministre nouveau.

Je ne la connaissais que sous le nom de Laure.

FIRMIN.

C’est la fille ?

CHARLES.

D’Ariste.

FIRMIN.

Et tu l’aimes encore ?

CHARLES.

Plus que jamais, mon père. Elle ne m’a pas vu ;

J’allais la saluer quand vous avez paru.

Peut-être est-ce un bonheur. D’un feu qu’il me faut taire

Mon trouble aurait bien pu révéler le mystère.

Amoureux et discret, je n’ai, jusqu’à ce jour,

Parlé que dans mes vers de mon ardent amour.

Trop heureux, quand pour prix des vers qu’elle m’inspire

À mes faibles essais Laure a daigné sourire !

FIRMIN.

C’est ainsi qu’amoureux et poète à vingt ans,

Comme toi, je perdais et mes vers et mon temps :

Avec l’âge, on guérit de cette maladie ;

Mais on a dissipé la moitié de sa vie.

Passe encor quand l’amour par l’hymen doit finir !

Mais aimer un objet qu’on ne peut obtenir !

Laure réunit tout, fortune, rang, jeunesse ;

Ton grade et mon emploi, voilà notre richesse.

CHARLES.

Mais n’est-ce pas un peu votre faute ? Pardon !

Des plus rares talents le ciel vous a fait don ;

Pour ce que vous valez, si vous vouliez paraître,

À Laure j’aurais droit de prétendre peut-être,

Et vous seriez ministre au lieu d’être commis :

Je parle librement, vous me l’avez permis.

FIRMIN.

Vraiment, qui t’entendrait me croirait un génie :

Va, va, bien mieux que toi, mon fils, je m’apprécie.

Je n’ai quelque talent qu’à force de travaux,

Et je sais ce qu’il faut savoir dans nos bureaux ;

Mais combien ma science à mes yeux est petite,

Quand par hasard je songe aux hommes de mérite

Qui l’emportent sur moi de tant d’autres côtés,

Et sont de la fortune encor plus maltraités !

Ainsi, pas tant d’orgueil.

CHARLES.

Pas tant de modestie.

Quoi ! ne valez-vous pas mille fois, je vous prie,

Dorival, votre chef, cet homme suffisant,

Qui, de l’ancien ministre assidu complaisant,

Faisait tout, brouillait tout, disposait seul des places,

Accumulait sur lui les pensions, les grâces,

Et qui déjà, dit-on, est, je ne sais comment,

Du ministre nouveau l’intime confident ?

FIRMIN.

Eh ! contre Dorival, pourquoi cette sortie ?

Sa place, comme il faut, n’est-elle pas remplie ?

CHARLES.

Oui, car fort à propos vous lui portez secours :

Vous ne pouvez nier que, presque tous les jours,

Vous faites les trois quarts au moins de son ouvrage.

FIRMIN.

Mais réciproquement ainsi l’on se soulage ;

Si je fais son ouvrage, il fait souvent le mien.

CHARLES.

Justement ; ainsi donc, pour que tout allât bien,

Vous devriez avoir sa place, et lui la vôtre.

FIRMIN.

D’abord je ne voudrais rien aux dépens d’un autre,

Puis j’ai mis mon bonheur dans mon obscurité.

CHARLES.

Vous devez vos talents à la société.

FIRMIN.

Dans mon petit emploi je m’acquitte envers elle.

CHARLES.

Non ; si vous méritez une place plus belle,

Vous devez faire tout afin d’y parvenir.

Tant que vous avez eu l’orgueil de vous tenir,

Sous votre ancien ministre, à cette place obscure,

J’ai reconnu cette âme aussi noble que pure

Qui ne sait pas plier au gré d’un protecteur.

Mais Ariste, dit-on, est un homme d’honneur.

Eh quoi ! voulez-vous donc, par trop de modestie,

Laisser régner encor l’intrigue et l’ineptie ?

Ariste veut le bien ; de flatteurs obsédé,

Par les honnêtes gens il faut qu’il soit aidé.

FIRMIN.

Ainsi la passion à tes yeux exagère

Les torts de Dorival, les vertus de ton père :

Tu crois que Dorival a trop d’ambition

Et trop peu de talent : que cela soit, ou non,

Qu’il fasse son ouvrage, ou qu’il le fasse faire,

L’ouvrage est fait enfin, c’est le point nécessaire.

Mais valût-il bien moins, vaudrais-je mieux d’ailleurs ?

Et les défauts d’autrui nous rendent-ils meilleurs ?

Jusqu’ici satisfait de ma modeste vie,

La fortune jamais n’excita mon envie.

Changerai-je de plan, quand je suis déjà vieux ?

Ma place est au-dessous de moi ; cela vaut mieux.

Que si j’étais moi-même au-dessous de ma place.

CHARLES.

Faudrait-il donc qu’à Laure, ô ciel ! je renonçasse ?

Non ; le sort quelque jour saura nous rapprocher.

FIRMIN.

Je le vois, de longtemps je ne puis t’empêcher

Encor de te livrer à ces vaines chimères ;

Au moins, sans écouter les conseils salutaires

De ton meilleur ami, mon fils, n’entreprends rien.

Adieu ; nous poursuivrons ailleurs cet entretien ;

Car l’heure du travail, tout en causant, s’approche,

Et peut-être on m’attend.

 

 

Scène II

 

CHARLES, FIRMIN, LAROCHE

 

FIRMIN.

Ah ! vous voilà, Laroche !

LAROCHE, d’un air triste.

Moi-même.

FIRMIN.

Qu’avez-vous ?

LAROCHE.

Vous allez au bureau ?

Vous êtes bien heureux ; pour moi, le temps est beau,

Je vais me promener toute la matinée.

FIRMIN.

Quoi ! ne seriez-vous plus ?...

LAROCHE.

Non, ma place est donnée ;

D’hier au soir je suis supprimé tout-à-fait.

CHARLES.

Ah ! bon Dieu !

LAROCHE.

Pour ma femme encor c’est un secret :

N’allez pas en pas en parler, le coup serait terrible.

Elle en mourrait au moins ; car elle est si sensible !

CHARLES.

Oh ! nous ne dirons rien.

FIRMIN.

Peut-on savoir pourquoi ?...

LAROCHE.

Pas une seule plainte à faire contre moi.

Sans trop de vanité, j’en vaux d’autres, je pense,

Pour tenir un registre, une correspondance.

Point de dettes, des mœurs ; tous les jours, Dieu merci,

Arrivé le premier et le dernier sorti ;

Et l’on me congédie.

FIRMIN.

Oh ! je vous rends justice.

CHARLES.

Qui donc a pu vous rendre un si mauvais service ?

LAROCHE.

C’est un trait d’amitié de Dorival.

CHARLES.

Vraiment ?

LAROCHE.

Sûr. D’un ami je tiens certain renseignement...

FIRMIN.

Mais encor ?

LAROCHE.

Dorival est né dans mon village ;

Nous sommes tous les deux à-peu-près du même âge.

S’il sait écrire, c’est presqu’à moi qu’il le doit :

Mon oncle était alors magister de l’endroit.

C’est par mes soins qu’il a commencé sa carrière.

Je l’ai fait recevoir expéditionnaire

Dans mon premier bureau : pour me récompenser,

Voilà qu’il me renvoie, et cela pour placer

Je ne sais quel parent de Michel, domestique

Du ministre nouveau.

CHARLES.

Voyez la politique !

FIRMIN.

Mais ne pourrait-on pas réparer ce malheur ?

LAROCHE.

Oui, j’ai compté sur vous ; je connais votre cœur :

Et je viens tout exprès. Parlons avec franchise :

Ce n’est pas à ma place, entre nous, que je vise ;

Je vise à me venger. Ce Dorival si fin,

Pour ses supérieurs, si doux, si patelin,

A cru qu’il pouvait faire impunément offense

À son ami Laroche, homme sans importance ;

Mais je vous prouverai bientôt, cher Dorival,

Qu’un plus petit que nous peut nous faire un grand mal.

Dussé-je pour toujours renoncer à ma place,

En le perdant il faut que je me satisfasse.

Autant pour mes amis je suis alerte, actif ;

Quand on m’offense, autant je suis vindicatif.

FIRMIN.

Permettez ; la vengeance à rien du tout n’est bonne ;

Puis, à ses ennemis il faut que l’on pardonne.

LAROCHE.

Pour les ingrats, monsieur, point de compassion !

Le démasquer, c’est faire une bonne action.

Sa place, et vous savez cela mieux que tout autre,

Pour plus d’une raison, devrait être la vôtre.

Ainsi donc, travaillez ; à force de talents

Méritez des emplois, vous perdez votre temps.

D’en être digne ou non, bien fou qui s’embarrasse ;

Sachez flatter, ramper, vous aurez une place ;

C’est le plus sûr moyen : Dorival l’a choisi ;

Et ne voyez-vous pas comme il a réussi ?

FIRMIN.

Mais vous vous abusez sur son compte peut-être ?

LAROCHE.

M’abuser ! allons donc ; je suis loin de connaître

Les autres hommes, moi ; quant à lui, je le tiens ;

Je lis mieux dans son cœur encor que dans le mien :

Dès l’enfance, annonçant tout ce qu’il devait être,

Le flatteur s’en allait rodant autour du maître,

Déjà s’appropriant le bien fait par autrui ;

Dès-lors, d’ambition brûlant comme aujourd’hui,

Par les plus vils détours comme il cherchait à plaire !

Tartufe et patelin, c’était son caractère.

Voilà comme il s’est fait le plus brillant état.

Aussi sur les moyens fut-il peu délicat :

N’allez pas croire au moins que je le calomnie ;

De notre ancien ministre on sait assez la vie :

Il est dans le malheur, n’en disons pas de mal ;

Mais comment près de lui se poussa Dorival ?

C’est en faisant métier des plus honteux services ;

Du ministre il servait les passions, les vices ;

Et ce ministre à peine était disgracié,

Que déjà par l’ingrat il était oublié.

CHARLES.

Mais comment, près d’Ariste, homme honnête et sévère.

LAROCHE.

Il sait, suivant les gens, changer de caractère.

Pourvu qu’elle s’accorde avec son intérêt,

Qu’une bonne action se présente, il la fait

Avec la même ardeur qu’il se rendrait coupable

De quelque trait honteux à son but favorable.

CHARLES.

Mais, avec son esprit, Ariste aura bientôt,

J’espère, apprécié Dorival ce qu’il vaut.

LAROCHE.

C’est ce qu’il craint. Mais quoi ! de bassesses prodigue,

S’il est faible en talent, il est fort en intrigue.

D’abord, en affectant force occupations,

Il a l’art d’esquiver les conversations.

Il médite d’ailleurs des projets d’importance,

Projets dont, malgré lui, j’ai pleine connaissance.

FIRMIN.

Et quels sont ses projets ?

LAROCHE.

Ariste, en ce moment,

Jouit d’un grand crédit près du gouvernement ;

Pour certaine ambassade il cherche un galant homme ;

À lui l’on s’en rapporte ; enfin, c’est lui qui nomme.

D’une autre part, sa fille unique a dix-sept ans ;

Sa fortune est immense, et ses traits sont charmants.

Si Dorival, chargé d’un poste d’importance,

Parvient à s’éloigner d’Ariste et de la France,

Avec un secrétaire intelligent, discret,

Sa médiocrité longtemps reste un secret ;

Et supposé qu’enfin il se laisse surprendre,

Qu’importe si d’Ariste il est devenu gendre ?

Par tromper le ministre il a donc commencé.

Dans la diplomatie il se dit exercé.

La mère du ministre est savante, et se pique

De goût pour les beaux-arts, surtout pour la musique.

Dorival, en faisant sa partie, a parlé

Charades, madrigaux ; enfin il s’est mêlé,

Tant mon homme est doué d’une impudence rare,

D’essayer quelques airs, les soirs, sur sa guitare.

Pour la jeune personne, elle a lu des romans ;

Près d’elle il a joué l’amour, les sentiments :

Le voilà donc chéri de toute la famille,

Adoré de la mère, estimé de la fille.

Déjà de l’ambassade il est presque certain,

Et de Laure bientôt il demande la main.

CHARLES.

Qu’entends-je ! Dorival oser prétendre à Laure !

LAROCHE.

Sans doute il y prétend.

CHARLES.

Quoi ! celle que j’adore...

LAROCHE.

Plaît-il ? vous l’adorez !

FIRMIN.

Il a perdu le sens ;

Ne l’écoutez donc pas.

LAROCHE.

Dieux ! qu’est-ce que j’apprends ?

Permettez ; cet amour qui vous semble un délire,

À d’heureux résultats bientôt peut nous conduire.

Je n’avais pas encor bien mûri mon projet ;

Grâce à cet incident, je crois que l’on pourrait...

CHARLES.

Que dit-il ?

LAROCHE.

Dorival est perdu, je l’espère :

Dans son ambition arrêté par le père,

Qu’il soit dans son amour éconduit par le fils.

FIRMIN.

Plaît-il ?

LAROCHE.

Oui. Donnez-moi votre aveu, mes amis,

Et peut-être avant peu, fût-il plus fin encore,

Vous avez l’ambassade, et Charles épouse Laure.

CHARLES.

Qui ? moi, l’époux de Laure !

FIRMIN.

Une ambassade, à moi !

LAROCHE.

Vous la méritez mieux que Dorival, je crois.

FIRMIN.

Mais avant de donner des places à quelqu’autre,

Cher Laroche, songez à rentrer dans la vôtre.

LAROCHE.

J’en conviens ; je promets par-delà mon pouvoir ;

Mais tout ce que je vois excite mon espoir ;

On peut tenter d’ailleurs. Intriguer pour mon compte !

Fi donc ! je m’en ferais un scrupule, une honte ;

Mais contre Dorival pour vous ! c’est un plaisir,

Un devoir, et je suis certain de réussir.

FIRMIN.

De réussir ! Eh ! mais, par quels moyens encore ?

LAROCHE.

Comment ! par quels moyens ?... Eh ! vraiment je l’ignore ;

Mais nous en trouverons bientôt.

FIRMIN.

Votre projet

N’est pas encor bien mûr, à ce qu’il me paraît.

LAROCHE.

Enfin, à mon honneur, il faudra que j’en sorte ;

Je ne veux pas sur moi que Dorival l’emporte.

Parbleu ! j’irai trouver Ariste sans façon ;

On le dit accessible, aussi juste que bon.

CHARLES.

Comment ! vous oseriez...

LAROCHE.

Je ne suis pas timide :

Je parle, et sur-le-champ Ariste se décide :

Aux plus brillants emplois votre père est porté,

Dorival est puni comme il l’a mérité,

Et Laroche à son tour jouit de la vengeance ;

Et le voyant ainsi chassé, dans l’indigence...

Ma foi, je sens qu’alors il me fera pitié ;

J’aurai pour lui, je crois, des retours d’amitié ;

Il m’a fait bien du mal, je m’en vais le lui rendre :

Qu’il change, et je deviens son ami le plus tendre.

CHARLES.

Que mon amour ne soit pour rien dans ce projet.

Longtemps il a besoin du plus profond secret.

Dorival l’épouser ! Non, le ciel et son père

De cet indigne hymen la sauveront, j’espère.

Inspiré par la gloire ensemble et par l’amour,

Peut-être mes talents m’en rendront digne un jour.

Jusque-là, pauvre, obscur, je n’y dois pas prétendre ;

Mais pour mon père, ami, l’on peut tout entreprendre.

FIRMIN.

Je ne t’ai point chargé de répondre pour moi.

Laroche, vous avez un bon cœur, je le crois :

Mais vous auriez besoin d’une tête un peu mûre.

Qu’est-ce qu’un tel projet ? Chimère toute pure :

Et le succès fût-il aussi sûr qu’il l’est peu,

Jamais, pour ce beau plan, vous n’auriez mon aveu :

Tous ces postes brillants ne me conviennent guère ;

Et par le sort, ainsi que par mon caractère,

Je suis fait, je le sens, pour un état moyen.

Pourquoi vouloir changer, quand on se trouve bien ?

Ne prenez point ceci pour des refus coupables ;

Toujours prêt à servir l’état et mes semblables,

C’est un devoir sacré pour moi que d’accepter

Toutes les fonctions dont je puis m’acquitter ;

Mais on ne viendra pas me chercher, je l’espère,

Et comme je me sens une âme un peu trop fière

Pour jamais demander ´moi-même quelque emploi,

Je ne veux pas non plus qu’on demande pour moi.

Ne songez donc qu’à vous ; tout le monde vous aime :

Et tous vont s’employer pour vous, ce matin même.

LAROCHE.

Ainsi vous refusez mes offres tous les deux.

N’importe, malgré vous, je veux vous rendre heureux.

FIRMIN.

J’entends du bruit ; on vient : c’est Ariste et sa mère ;

Venez, et je saurai vous convaincre, j’espère...

LAROCHE.

Je sors ; je ne suis pas encor bien préparé ;

Pour lui parler de vous, bientôt je reviendrai.

Il sort.

FIRMIN.

C’est un fou ; mais il souffre, et je plains sa misère.

CHARLES.

Charles mérite aussi votre pitié, mon père.

Il sort avec son père.

 

 

Scène III

 

ARISTE, MADAME DORLIS

 

Ils entrent d’un côté opposé à celui par lequel Firmin et Charles sont sortis.

MADAME DORLIS.

Quoi ! toujours travailler du matin jusqu’au soir !

ARISTE.

Mais avant tout il faut songer à son devoir.

Tranquille dans mes champs, j’étais loin de m’attendre

Que pour être ministre un jour on vînt me prendre.

Dans un tel poste il faut soi-même s’oublier.

Ce n’est pas trop encor de mon temps tout entier ;

Puis du travail j’ai pris une telle habitude,

Que tout en me jouant, je me livre à l’étude.

MADAME DORLIS.

C’est heureux. Dorival, l’as-tu vu ?

ARISTE.

Pas encor.

MADAME DORLIS.

Conviens donc avec moi que c’est un vrai trésor.

ARISTE.

Eh ! mais, il me paraît laborieux, habile ;

Et lorsque j’arrivai ministre en cette ville,

Ne connaissant encor que mes livres, ma foi !

Rencontrer Dorival fut très heureux pour moi.

MADAME DORLIS.

Il a beaucoup d’esprit, de la littérature ;

Il se connaît à tout, en musique, en peinture !

ARISTE.

Et ma fille ?

MADAME DORLIS.

À propos, parlons d’elle, mon fils.

Elle a seize ans et plus ; je vous en avertis.

Déjà pour Dorival elle a beaucoup d’estime.

Dorival est galant, et son regard s’anime

Quand il est auprès d’elle : allez, je m’y connais ;

Cette estime à l’amour, mon fils, touche de près.

ARISTE.

Je ne puis là-dessus rien prononcer encore ;

Dorival quelque jour peut convenir à Laure,

Et tout ce que de lui j’ai vu jusqu’à présent

Annonce de l’esprit, des mœurs et du talent.

Je pensais même à lui pour un poste honorable,

Dans lequel il me faut un homme irréprochable.

Laissez-moi l’éprouver. Si, comme je le crois,

Dorival me paraît digne d’un tel emploi,

Avec plaisir, pour peu qu’il sût plaire à ma fille,

Je le verrais alors entrer dans ma famille.

MADAME DORLIS.

Moi, j’en serais ravie : il est si complaisant !

 

 

Scène IV

 

ARISTE, MADAME DORLIS, LAURE

 

LAURE.

Ah ! mon père, bonjour.

ARISTE.

C’est toi, ma chère enfant ?

Depuis hier encor, comme elle est embellie !

MADAME DORLIS.

Ah ! point de compliments, mon fils, je vous en prie ;

Car nous n’avons déjà que trop de vanité.

Bas à Ariste.

N’est-ce pas qu’elle est bien ?

ARISTE, bas à madame Dorlis

Charmante, en vérité.

Haut à Laure.

Comment te trouves-tu du séjour de la ville ?

LAURE.

Ah ! je dois regretter notre champêtre asile,

Puisqu’ici, pour vous voir, il faut prendre mon temps.

ARISTE.

Moi, je regrette aussi tous mes bons paysans :

Je riais avec eux. Ma place, je l’espère,

Ne changera pourtant rien à mon caractère ;

On peut être ministre, et garder sa gaîté.

MADAME DORLIS.

Pour moi, Paris me semble un séjour enchanté.

Déjà je suis partout attendue, annoncée,

Et Dorival a dû m’abonner au Lycée[1].

LAURE.

À propos, j’ai cru voir en ces lieux, ce matin...

MADAME DORLIS.

Qui ?

LAURE.

Ce jeune officier.

MADAME DORLIS.

Lequel ?

LAURE.

Charles Firmin.

MADAME DORLIS.

Qui venait à Strasbourg tous les soirs chez ta tante ?

LAURE.

Qui causait avec vous.

MADAME DORLIS.

Figure intéressante !

LAURE.

N’est-ce pas ?

MADAME DORLIS.

Qui faisait les vers les plus jolis !

LAURE.

Oh ! oui.

MADAME DORLIS.

Nous le verrons, puisqu’il est à Paris.

ARISTE.

Où donc est Dorival ? Il vient tard, ce me semble.

MADAME DORLIS.

Je l’entends.

 

 

Scène V

 

ARISTE, MADAME DORLIS, LAURE, DORIVAL

 

DORIVAL, en saluant tout le monde.

Enchanté de vous trouver ensemble.

ARISTE.

C’est vous ? bonjour.

DORIVAL, remettant une liasse de papiers à Ariste.

Voici l’ouvrage en question :

J’ai cru devoir y joindre une explication.

ARISTE.

Fort bien.

DORIVAL, remettant un papier à madame Dorlis.

Demain on joue une pièce nouvelle.

Voici la loge.

MADAME DORLIS.

Il pense à tout.

DORIVAL, remettant une brochure à Laure.

Mademoiselle

Peut lire ce roman moral.

MADAME DORLIS.

Vous l’avez lu ?

DORIVAL.

Mais le premier volume, oui, je l’ai parcouru.

LAURE.

Eh bien ?

DORIVAL.

Vous y verrez une scène touchante,

Un père malheureux, une fille méchante...

Des parents délaissés par des enfants ingrats !

Voilà de ces forfaits que je ne conçois pas,

Et qui me font frémir. Quelle reconnaissance

Peut égaler les soins donnés à notre enfance ?

MADAME DORLIS.

Dans tout ce qu’il vous dit il met un sentiment.

DORIVAL, à Ariste.

Il manque en nos bureaux, un chef en ce moment :

La place est importante, et beaucoup y prétendent.

ARISTE.

Vous connaissez les droits de ceux qui la demandent.

Je m’en rapporte à vous. Pesez l’ancienneté,

Le zèle, les talents, surtout la probité.

Mais pour la signature on m’attend là sans doute.

Je rentre.

DORIVAL.

Et moi je vais...

ARISTE.

Un mot.

DORIVAL.

Je vous écoute.

ARISTE.

Ne vous éloignez pas. J’aurais à vous parler.

DORIVAL.

C’est que j’ai ce matin beaucoup à travailler,

Et le moindre retard...

ARISTE.

Tenez, je suis sincère :

Un homme honnête, instruit, me serait nécessaire ;

Vous êtes l’un et l’autre, ou du moins je le crois ;

Et mes projets sur vous peuvent être à-la-fois

Utiles à l’état, utiles à vous-même.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

MADAME DORLIS, LAURE, DORIVAL

 

MADAME DORLIS.

Vous n’imaginez pas combien mon fils vous aime.

Adieu, car j’ai de quoi m’occuper, Dieu merci.

Nos parents, nos amis doivent souper ici.

On vous verra ?

DORIVAL.

Pour peu que mon temps le permette.

MADAME DORLIS.

Mais la fête sans vous ne serait pas complète ;

De la société vous êtes l’âme enfin,

Et Laure, pour sa part, aurait un vrai chagrin,

Si vous ne veniez pas ; j’en réponds.

LAURE.

Moi, ma mère ?

Eh mais ! tous les amis de vous et de mon père

Avec plaisir ici je les vois, j’en conviens.

MADAME DORLIS.

Eh ! oui ; cela s’entend. Il est tard ; allons, viens ;

Car c’est moi qui toujours préside à sa parure.

DORIVAL.

Ainsi l’art vient encore embellir la nature :

Comment vous résister ?

MADAME DORLIS.

Il est charmant, charmant !

Il ne saurait parler sans faire un compliment.

Elle sort avec Laure ; Dorival les conduit jusqu’au fond du théâtre ; Michel entre du côté opposé.

 

 

Scène VII

 

DORIVAL, MICHEL

 

MICHEL.

Il me tardait qu’enfin madame fût partie.

C’est monsieur Dorival.

DORIVAL.

Oui.

MICHEL.

Monsieur, je vous prie...

DORIVAL.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? Jusqu’ici m’obséder !

MICHEL.

Mais...

DORIVAL.

Quelque grâce encor qu’on vient me demander !

MICHEL.

Permettez...

DORIVAL.

Rien. Ici, je ne puis vous entendre,

Et dans mon cabinet vous pouvez bien m’attendre.

MICHEL.

Vous ne devriez pas aussi mal recevoir...

DORIVAL.

Plaît-il ? Prétendez-vous m’apprendre mon devoir ?

MICHEL.

Point du tout ; je n’ai pas de demande à vous faire ;

Je viens remercier monsieur, tout au contraire.

DORIVAL.

De quoi ?

MICHEL.

D’avoir placé mon neveu.

DORIVAL.

Comment donc ?

MICHEL.

Je ne suis arrivé qu’hier à la maison :

J’étais resté là-bas longtemps après mon maître ;

Je n’avais pas encor l’honneur de vous connaître

Quand je vous écrivis.

DORIVAL.

Quoi ! vous seriez, monsieur,

Au service d’Ariste ?

MICHEL.

Oui.

DORIVAL.

Voyez quelle erreur !

Michel, valet-de-chambre, homme de confiance...

Pardon, mille pardons de mon inconséquence.

Je suis honteux du ton qu’avec vous j’avais pris :

D’honneur, je vous prenais, monsieur, pour un commis.

MICHEL.

Et quand je le serais ?

DORIVAL.

Il faut que je réponde

À tant de gens ! souvent on méconnaît son monde.

MICHEL.

Mais avec tout le monde on doit être poli.

DORIVAL.

Vous avez bien raison, c’est un moment d’oubli.

MICHEL.

Ce moment-là pour moi n’était pas agréable.

DORIVAL.

Je le crois, et je sens combien je suis coupable.

MICHEL.

Allons, n’en parlons plus.

DORIVAL.

Je me suis empressé ;

D’ailleurs... le cher neveu ! le voilà bien placé.

MICHEL.

Oui ; je viens de le voir : il n’est pas sot, le drôle !

DORIVAL.

Ce jeune homme ira loin ; comptez sur ma parole.

MICHEL.

Il n’écrit pas fort bien !

DORIVAL.

Pardonnez-moi, pas mal.

MICHEL.

Mais il met l’orthographe.

DORIVAL.

Et c’est le principal.

MICHEL.

Sur ma lettre, du moins, gardez bien le silence ;

Car en partant, monsieur nous fit à tous défense

De rien solliciter. Il est fort singulier.

DORIVAL.

Oui : vous le connaissez ?

MICHEL.

Comme il est familier

Avec ses gens, je sais à fond son caractère,

Et peux vous en donner la connaissance entière.

DORIVAL.

Je le crois ; mais sur lui je ne veux rien savoir :

Ma règle de conduite, à moi, c’est mon devoir.

MICHEL.

C’est bien dit.

DORIVAL.

Eh bien ! donc, poursuivez, je vous prie :

Vous dites donc qu’il a quelque bizarrerie ?

MICHEL.

Il est bizarre et bon : son cœur est un trésor.

DORIVAL.

Il est veuf, il est riche, aimable et jeune encor.

Parlons à cœur ouvert : il doit aimer les dames ?

MICHEL.

Un peu.

DORIVAL.

N’aurait-il pas quelques brûlantes flammes ?...

MICHEL.

Cela se pourrait bien ; mais il est si discret !

DORIVAL.

Ah ! j’entends ; vous voulez lui garder le secret.

C’est par un bon motif que je vous interroge ;

Je suis sûr qu’on n’en peut parler qu’avec éloge.

MICHEL.

C’est vrai. Dans un faubourg il cherche un logement...

DORIVAL.

Pour qui ?

MICHEL.

Je le saurai. N’en parlez pas, vraiment.

DORIVAL.

Non, non...

MICHEL.

Comme il était galant dans sa jeunesse...

DORIVAL.

Vous lui soupçonneriez encor quelque maîtresse ?

MICHEL.

Je ne dis pas cela ; mais...

DORIVAL.

En bon serviteur,

En tout cas, c’est à vous à cacher son erreur :

Et d’ailleurs c’est peut-être un trait de bienfaisance...

Oh ! moi, par-dessus tout, je hais la médisance ;

Mais nous nous reverrons ; vous ne m’en voulez plus

Pour ma réception ?... D’honneur, je suis confus.

MICHEL.

Ah ! croyez que Michel sait se mettre à sa place.

DORIVAL.

Au rang de vos amis comptez-moi donc, de grâce.

MICHEL.

Eh ! point du tout, monsieur, je ne suis qu’un valet.

DORIVAL.

Aucune différence entre nous, s’il vous plaît.

Ils sortent chacun d’un côté.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DORIVAL, ARISTE

 

ARISTE.

Somes-nous seuls enfin ?

DORIVAL.

Oui.

ARISTE.

Cette conférence,

Pour moi comme pour vous, est de grande importance.

Vos ouvrages m’ont fait penser de vous fort bien ;

Je penserai de même après cet entretien

Je le crois ; répondez sans fausse modestie :

On vous dit fort instruit dans la diplomatie ?

DORIVAL.

J’ai travaillé beaucoup, et peut-être avec fruit ;

Mais je n’oserais pas me dire fort instruit.

ARISTE.

Quels seraient, selon vous, les talents nécessaires

Dans un ambassadeur ?... Voyons.

DORIVAL, en hésitant.

Dans les affaires,

Avant tout, il lui faut de la dextérité.

ARISTE.

Mais qui toujours s’accorde avec la probité.

DORIVAL.

Sans contredit.

ARISTE.

Après ?

DORIVAL.

À la cour étrangère

Près laquelle il réside il doit chercher à plaire.

ARISTE.

Oui ; mais sans avilir jamais sa dignité ;

Que du gouvernement par lui représenté

Il fasse respecter le nom, le caractère.

DORIVAL.

C’est ce que j’allais dire : il doit d’une âme fière

Soutenir tous ses droits.

ARISTE.

Oui ; mais point de hauteur ;

Qu’à la franchise il mêle une aimable douceur ;

Et n’oubliant jamais que les hommes sont frères...

DORIVAL, achevant la phrase du ministre.

Qu’il cherche à prévenir les discordes, les guerres.

ARISTE.

Fort bien : il doit savoir la population

Des différents pays...

DORIVAL, continuant.

Leur situation,

Les trésors, les moyens que chacun d’eux possède.

ARISTE.

Eh bien donc ! supposez qu’en Russie, en Suède,

Vous soyez envoyé ; sur ces gouvernements,

Sans doute, vous avez quelques renseignements ?

DORIVAL, dont l’embarras redouble.

Je me suis occupé surtout de l’Italie ;

Je connais moins le Nord.

ARISTE.

Ah ! ah !

DORIVAL.

Je l’étudie.

ARISTE.

Parlons donc du Midi.

DORIVAL.

Le pays des Césars

Avait droit de fixer le premier mes regards :

Des beaux-arts, des héros, c’est l’antique patrie.

Quels souvenirs touchants pour mon âme attendrie !

ARISTE.

Je le crois revenons, de grâce, à notre objet.

DORIVAL.

Volontiers. Les beaux-arts ont un puissant attrait ;

L’observateur y trouve une riche matière.

ARISTE.

Venise à mon esprit vient s’offrir la première.

DORIVAL.

J’ai fait précisément sur Venise un travail

Où j’analyse tout dans le plus grand détail ;

Et je vais...

Il veut sortir.

ARISTE, le retenant.

Un moment.

 

 

Scène II

 

DORIVAL, ARISTE, MICHEL

 

MICHEL, à Ariste.

Pour affaire qui presse

Quelqu’un veut vous parler en secret.

DORIVAL, se hâtant de profiter du moment.

Je vous laisse.

ARISTE.

Non, restez ; ce monsieur peut attendre, je crois.

DORIVAL.

Eh ! mais...

ARISTE.

Notre entretien est plus pressé pour moi.

MICHEL.

Cet homme n’a qu’un mot d’importance à vous dire.

DORIVAL.

Écoutez-le, monsieur. Pardon, je me retire.

ARISTE.

Dès que je serai seul revenez, s’il vous plaît.

DORIVAL.

À vous complaire en tout vous me trouverez prêt.

Il sort.

ARISTE, à Michel.

Allons, faites entrer.

Michel fait entrer Laroche et sort.

 

 

Scène III

 

ARISTE, LAROCHE

 

LAROCHE, en faisant force salutations.

Au ministre, je pense,

Je fais en ce moment mon humble révérence.

ARISTE.

À lui-même ; approchez.

LAROCHE.

Pardon ; je viens exprès...

Il s’agit... permettez... par ma foi, je croyais...

Être un peu plus hardi. Votre aspect m’embarrasse...

Le respect...

ARISTE, en souriant.

Laissez-là votre respect, de grâce.

Qui vous amène ici ?

LAROCHE.

L’amour de mon pays :

Oui, je viens vous donner un important avis.

ARISTE.

Parlez.

LAROCHE.

Vous honorez de votre confiance

Un homme sans talent, comme sans conscience.

ARISTE.

Eh ! qui donc ?

LAROCHE.

Dorival.

ARISTE.

Dorival ?

LAROCHE.

Oui vraiment ;

Dorival est un homme aussi vil qu’ignorant.

Écoutez-moi, je vais tracer son caractère.

ARISTE sonne.

Un moment.

À un valet qui entre.

Appelez Dorival.

LAROCHE.

Au contraire,

Il ne faut pas qu’il soit présent à l’entretien.

ARISTE.

Oui, c’est là votre avis, mais ce n’est pas le mien ;

À moins qu’il ne soit là tout prêt à se défendre,

Contre un homme jamais je ne veux rien entendre.

Quand il sera présent, vous pourrez commencer.

LAROCHE.

C’est qu’il est dangereux parfois de s’avancer...

ARISTE.

Sans preuves ; est-ce là ce qui vous embarrasse ?

LAROCHE.

Je ne m’attendais pas à l’accuser en face :

Il est bien fin ; n’importe, allons, morbleu, du cœur !

Qu’il vienne, et vous verrez qu’il ne me fait pas peur.

ARISTE.

Bon ! nous n’attendrons pas ; le voilà qui s’approche.

 

 

Scène IV

 

ARISTE, LAROCHE, DORIVAL

 

ARISTE, à Dorival.

Connaissez-vous monsieur ?

DORIVAL, très troublé.

Il se nomme Laroche.

ARISTE.

Pour lui répondre, exprès je vous fais appeler :

Il vient vous accuser...

À Laroche.

C’est à vous de parler.

LAROCHE.

Vous saurez que je suis son ami dès l’enfance,

Que peut-être il me doit quelque reconnaissance.

Nous avons commencé tous deux en même temps,

Dans les mêmes bureaux, depuis près de quinze ans,

Tous deux en qualité d’expéditionnaires ;

Mais Dorival a fait de brillantes affaires :

J’en suis où j’en étais lorsque j’ai commencé.

Dans ma petite place ainsi qu’il m’ait laissé,

Que du pauvre Laroche, au milieu de sa gloire,

Longtemps il ait perdu tout-à-fait la mémoire,

C’est fort bien ; mais qu’après un aussi long oubli

Il semble ne songer à moi, son vieil ami,

Que pour me renvoyer, sans que je le mérite,

Car je suis supprimé, voilà ce qui m’irrite.

Il n’a pas un seul mot à dire contre nous,

Tandis que moi je dis que, s’il fait avec vous

L’honnête homme aujourd’hui, jadis, tout au contraire,

Il faisait le fripon, quand il le fallait faire.

Dans le bien fait par vous s’il vous sert, je répond

Que de l’ancien ministre il était le second.

Dans le mal fait par lui. Comme un valet, le traître

Prend ainsi la livrée et le ton de son maître.

À la plus belle place enfin il est monté,

Et je ne l’en crois pas capable, en vérité.

Seul il fixe les yeux, et fait que l’on oublie

Des hommes de talent, des hommes de génie,

Tels que ce bon Firmin...

ARISTE.

Firmin !... Qu’est-ce que c’est ?

Firmin dans nos bureaux ?

LAROCHE.

Un excellent sujet.

ARISTE.

Un des premiers commis ?

LAROCHE.

Un père de famille,

Dont le fils à Strasbourg a connu votre fille.

ARISTE.

Ah ! oui, Charles Firmin.

LAROCHE.

Un jeune homme d’esprit.

ARISTE, à Laroche.

Poursuivez.

LAROCHE.

Mais c’est tout : j’en ai bien assez dit.

ARISTE, à Dorival.

Répondez.

DORIVAL.

D’être ingrat on me fait le reproche,

À moi ! je me croyais mieux connu de Laroche.

Dans son état obscur si Laroche est resté,

J’ai manqué de crédit, et non de volonté.

Ma conduite aujourd’hui lui semble criminelle ;

Celui qui m’a connu pendant vingt ans fidèle

Devait-il, se hâtant de me trouver des torts,

À me déshonorer employer ses efforts,

Avec l’acharnement et le fiel de la haine !

Laroche m’est bien cher, et pour preuve certaine...

LAROCHE.

Et quelle preuve donc ? Me prend-il pour un sot ?

ARISTE.

Tandis que vous parliez il n’a pas dit un mot.

LAROCHE.

J’ai tort.

DORIVAL.

Oui, de Laroche on a donné la place,

Et jamais on n’a moins mérité sa disgrâce ;

Mais je croyais, non pas qu’il viendrait m’accuser

De crimes que l’envie a pu me supposer,

Mais qu’il viendrait, sans faire une telle incartade,

S’expliquer avec moi, son ancien camarade ;

Et moi je me faisais d’avance un vrai plaisir

D’aller alors plus loin encor que son désir.

Quand il se verra sûr d’une place honorable,

Me disais-je, pour lui quel moment agréable !

Cette place de chef enfin dont je parlais,

C’est à mon vieil ami que je la destinais.

LAROCHE.

Une place de chef ? Oh ! je vous remercie.

C’est par mon écriture, et non par mon génie

Que je vaux quelque chose ; et je crains d’imiter

Ceux qui prennent un poids sans pouvoir le porter,

Pour en charger un autre, et s’en donner la gloire.

DORIVAL.

La place te convient, ami ; daigne m’en croire.

À Ariste.

Il est grand travailleur, exact, plein de bon sens ;

Il doit donc l’emporter sur tous ses concurrents.

Je laisse dans l’oubli des hommes de mérite,

Vient d’ajouter Laroche, et c’est Firmin qu’il cite !

Quoiqu’il ait du talent, le choix n’est pas heureux.

D’abord sa place est bonne ; il mérite bien mieux.

Mais sachez que Firmin est précisément l’homme

Que pour mon successeur je supplierai qu’on nomme,

Si, pour certain projet qu’on m’a fait pressentir,

De ma place moi-même il me fallait sortir.

Cette place, dit-on, je n’en suis pas capable.

Mon talent, je le sais, est peu recommandable.

Mais comment n’a-t-on pas fait la réflexion

Qu’on tournait contre vous cette accusation ?

De ma place, en effet, si je suis incapable,

Vous qui me la laissez, vous êtes donc coupable ;

Vous qui, de mes travaux, de mon faible talent,

Avez toujours paru jusqu’ici fort content !

De notre ancien ministre on me dit le complice.

Devant lui, hautement faisant la guerre au vice,

J’ai dit la vérité, quand mes accusateurs

Étaient peut-être tous au rang de ses flatteurs.

Vingt fois, prêt à quitter ce ministre inhabile,

Je restais, retenu par l’espoir d’être utile.

Heureux quand je pouvais trouver quelque moyen

D’empêcher quelque mal, de faire quelque bien !

Après l’avoir bravé quand il était en place,

Je l’ai plaint aussitôt que j’appris sa disgrâce :

Est-ce un crime ? Je suis fier de l’avoir commis.

Il m’est dur de te voir parmi mes ennemis,

Cher Laroche ; et pour moi c’est une peine extrême

Que d’avoir à parler contre un homme que j’aime.

Mais veux-tu l’effacer ? rends-moi ton amitié ;

De ce que j’ai souffert je serai trop payé.

LAROCHE.

Le traître !... il m’attendrit.

ARISTE, à Laroche,

Qu’avez-vous à répondre ?

LAROCHE.

Moi ?... rien : ce diable d’homme a l’art de me confondre.

ARISTE.

Écoutez, sans relâche attaquer un méchant,

C’est le signe assuré d’un vertueux penchant.

Mais aussi s’obstiner dans une injuste haine,

D’un mauvais caractère est la marque certaine.

DORIVAL.

Non, il ne me hait pas. Son cœur est excellent,

Mais il est vif ; pour vivre il n’a que son talent.

Il est bien excusable ; il se croyait sans place :

Moi, j’ai des torts aussi. Souffre que je t’embrasse ;

Qu’il ne soit entre nous plus question de rien.

LAROCHE.

Moi, l’embrasser ! jamais. Dire par quel moyen

Il me trompe et vous trompe aussi vous-même, Ariste,

Je ne le puis encor. N’importe, je persiste ;

Point de paix entre nous qu’il ne soit confondu.

ARISTE.

Moi, de sa probité je reste convaincu,

À moins que par des faits...

LAROCHE.

Des faits ! mais j’en ai mille.

ARISTE.

Citez-les ; prouvez-les.

LAROCHE.

Voilà le difficile ;

Car ils sont si rusés, les flatteurs comme lui !

Jadis il était pauvre ; il est riche aujourd’hui.

Eh bien ! si je vous dis que sa fortune entière

Lui vient d’avoir porté sa faveur à l’enchère,

Je ne saurai comment prouver le fait cité ;

J’aurai dit cependant la pure vérité.

DORIVAL.

L’accusation part de trop bas pour m’atteindre :

D’un sévère examen d’ailleurs qu’aurais-je à craindre ?

Ma fortune est le fruit de quinze ans de travaux :

Oui j’ai su la gagner au prix de mon repos.

Je ne m’en cache pas, elle doit m’être chère ;

Elle seule nourrit ma famille et ma mère.

LAROCHE.

Il ment. Je ne sais pas comment vous le prouver ;

Mais il ment.

ARISTE.

Calmez-vous.

DORIVAL.

D’honneur, je crois rêver,

Toi me traiter si mal ! Quel est donc ce délire ?

Dois-je de ta colère ou me fâcher ou rire ?

Mais comment s’égayer aux dépens d’un ami

Qui se croit outragé ? Me méconnaître ainsi !

Reviens à toi ; surtout ne laisse pas, de grâce,

Échapper par humeur une excellente place.

ARISTE.

À parler franchement, votre obstination

Ne donne pas de vous très bonne opinion.

Il veut votre bonheur, quand vous voulez lui nuire ;

En homme délicat n’est-ce pas se conduire ?

LAROCHE.

Je ne m’étonne pas qu’il vous ait attendri.

Moi qui suis contre lui si justement aigri,

Je suis presque tenté de le croire sincère ;

Mais non, je connais trop à fond son caractère :

Non, restons ennemis ; près de vous, au surplus,

Je ferais maintenant des efforts superflus.

Mais quoiqu’au dernier point le fourbe m’embarrasse,

Plutôt mourir de faim que lui devoir ma place.

Adieu.

Il sort.

 

 

Scène V

 

ARISTE, DORIVAL

 

ARISTE.

Concevez-vous un tel entêtement ?

DORIVAL.

Oh ! nous le calmerons ; c’est un fort bon enfant.

ARISTE.

Il est brusque, étourdi ; mais je le crois honnête.

DORIVAL.

Très honnête, et tout part d’une mauvaise tête :

Peut-être contre moi quelqu’un l’aura fâché.

ARISTE.

Vous croyez ?

DORIVAL.

Eh ! vraiment... quelque ennemi caché...

Car ce pauvre Laroche, il n’est qu’une machine !

ARISTE.

Mais comment...

DORIVAL.

Tant de gens désirent ma ruine !

ARISTE.

Mais qui soupçonnez-vous d’un semblable dessein ?

DORIVAL.

Ah ! ne le cherchons pas. Peut-être que Firmin...

Mais non ! Firmin, ô ciel !... il en est incapable.

ARISTE.

Je pense comme vous. On le dit estimable,

Très modeste surtout.

DORIVAL.

Il est modeste aussi.

ARISTE.

Vous le connaissez, vous ?

DORIVAL.

Je le crois mon ami.

ARISTE.

Quel homme est-ce, entre nous ?

DORIVAL.

Firmin est, à bien dire,

Un de ces employés, ainsi que j’en désire,

Suppléant à l’esprit par l’application,

Non qu’il soit sans mérite et sans instruction ;

Mais quoi, s’il sait beaucoup, il le fait peu paraître.

ARISTE.

Eh ! mais, vous me rendez jaloux de le connaître.

DORIVAL.

De vous voir je l’avais déjà sollicité ;

Peut-être il se sent fait pour son obscurité.

Je me charge pourtant...

ARISTE.

Non pas. Je vous rends grâce ;

Près de l’homme à talent, Dorival, l’homme en place,

Peut faire sans rougir la moitié du chemin ;

Je veux aller moi-même au-devant de Firmin.

Reprenons l’entretien troublé par ce Laroche.

DORIVAL, embarrassé.

C’est qu’il est déjà tard.

ARISTE.

Cependant...

DORIVAL.

L’heure approche.

Où vous devez donner audience...

ARISTE, tirant sa montre.

Oui, vraiment.

DORIVAL.

Remettons à demain.

ARISTE.

Soit... Encore un moment.

DORIVAL.

Quoi donc ?

ARISTE.

Je puis au moins vous charger d’un ouvrage

Qui demande à la fois du talent, du courage.

DORIVAL.

Ah ! parlez.

ARISTE.

J’ai trouvé l’administration

Dans un état de trouble et de confusion ;

Réparer tout le mal n’est pas en ma puissance.

Il reste encor partout plus d’abus qu’on ne pense.

Il faudrait un mémoire où sans ménagement

On dit la vérité même au gouvernement.

DORIVAL.

Eh ! mais, permettez donc ; un écrit de la sorte

Sur vous, sur son auteur peut attirer...

ARISTE.

Qu’importe !

Jamais, quelque danger que nous puissions prévoir,

Devons-nous balancer à remplir un devoir !

DORIVAL.

C’est juste.

ARISTE.

C’est à vous de faire cet ouvrage ;

Je ne vous en dis pas là-dessus davantage ;

Vous connaissez le mal autant et mieux que moi.

DORIVAL.

Et nos intentions sont les mêmes, je crois.

ARISTE.

Le public nous attend tous les deux, je vous laisse.

Ne perdez pas de temps. Songez que le mal presse ;

Que le plus prompt remèdes borne les progrès.

Ariste sort ; madame Dorlis entre d’un autre côté.

 

 

Scène VI

 

DORIVAL, MADAME DORLIS

 

MADAME DORLIS.

Il est parti ; voilà l’instant que j’attendais.

À l’insu de mon fils il faut que je m’explique.

DORIVAL.

Qu’est-ce donc ?

MADAME DORLIS.

Nous ferons ce soir de la musique.

De Laure je voudrais faire briller la voix.

DORIVAL.

Elle chante si bien !

MADAME DORLIS.

Vous vous êtes parfois

Mêlé d’écrire, vous ?

DORIVAL.

Mais à qui, je vous prie,

N’est-il pas échappé quelques vers dans sa vie ?

MADAME DORLIS.

Eh bien ! faites-nous donc pour ce soir un couplet.

DORIVAL.

Une romance ?

MADAME DORLIS.

Bon ! ce genre-là lui plaît.

DORIVAL.

Si le zèle pouvait suppléer au génie,

Que ma romance aurait de grâce et d’harmonie !

MADAME DORLIS.

J’entends.

DORIVAL.

Et j’ai besoin de ce travail léger.

J’ai passé cette nuit entière à corriger

Des comptes, des rapports.

MADAME DORLIS.

Occupation fade.

DORIVAL.

Je ne sais ; ce matin je suis un peu malade.

Les beaux-arts vont bientôt dissiper ma langueur,

Et toi, sainte amitié, baume consolateur...

 

 

Scène VII

 

DORIVAL, MADAME DORLIS, ROBINEAU

 

ROBINEAU, parlant sans être vu.

Pardi, puisqu’il est là, je puis entrer, peut-être.

MADAME DORLIS.

Qu’est-ce donc ?

ROBINEAU, en entrant.

Ces valets sont plus fiers que leur maître,

C’est monsieur Dorival que je cherche.

DORIVAL.

C’est moi ?

ROBINEAU.

Que je vous examine. Eh ! oui, c’est vous, ma foi.

Je crois vous voir encor sauter dans le village.

À votre tour, fixez les yeux sur mon visage.

Je suis un peu changé. Me connaissez-vous ?

DORIVAL.

Non.

ROBINEAU.

Christophe, fils d’André Robineau, vigneron,

Qui jadis épousa la grosse Madeleine,

Du défunt votre aïeul la cousine germaine.

DORIVAL.

Ah ! oui.

ROBINEAU.

Mais on s’embrasse entre parents, je crois.

DORIVAL.

Sans doute, et c’est avec plaisir que je vous vois.

ROBINEAU.

Grand merci.

DORIVAL.

Mais sortons de ce lieu, je vous prie ;

Je ne suis pas chez moi.

MADAME DORLIS.

Point de cérémonie.

Dorival, recevez ici votre parent.

DORIVAL.

Vous me le permettez. C’est par trop complaisant.

C’est un garçon tout simple, un bon parent que j’aime.

MADAME DORLIS.

Je vous reconnais là.

ROBINEAU.

J’arrive à l’instant même.

DORIVAL.

Fort bien : de quel endroit ?

ROBINEAU.

Et pardi ! du pays.

Mais c’est un monde entier au moins que ce Paris !

Depuis une heure et plus que j’ai quitté le coche,

Je vais cherchant partout et vous-même et Laroche,

Le voisin, vous savez ? Mais je vous trouve enfin,

Et me voilà content.

DORIVAL.

Pour affaires, cousin,

Vous venez à Paris ?

ROBINEAU.

Ma foi, je n’en ai qu’une.

DORIVAL.

Et quelle est-elle donc ?

ROBINEAU.

Je viens faire fortune.

DORIVAL.

Ah ! ah !

ROBINEAU.

C’est un objet assez intéressant.

DORIVAL, à madame Dorlis.

Excusez.

MADAME DORLIS.

Il m’amuse.

DORIVAL.

Il est divertissant.

ROBINEAU.

C’est Pierre le roulier qui nous fit la remarque

Qu’à Paris vous aviez bien conduit votre barque.

Quand vous étiez petit, vous étiez si malin !

À coup sûr, disait-on, il fera son chemin,

Celui-là. Nous savions déjà de vos nouvelles ;

Mais, ma foi, pour y croire elles semblaient trop belles.

Quand tout fut bien prouvé, mon père dit : Mon fils,

Va trouver le cousin Dorival à Paris.

Tu seras bien payé des frais de ton voyage :

Peut-être feras-tu quelque bon mariage.

Je pars, et me voilà. Mais, madame, pardon.

Bon sang ne peut mentir, et voilà la raison

Qui fait que tout mon cœur devant vous se déploie.

Ce cher cousin ! je suis si transporté de joie !

MADAME DORLIS.

Rien n’est plus naturel.

ROBINEAU.

En deux mots, s’il vous plaît,

Cousin, faire fortune est un si beau secret !

Vous qui le possédez, donnez-m’en la recette.

DORIVAL.

Sois franc, modeste, honnête, et ta fortune est faite.

Voilà tous mes secrets, cousin, en vérité.

Tout le monde au pays est en bonne santé ?

ROBINEAU.

Fort bonne, Dieu merci. La famille prospère.

Bertrand vient d’épouser Javotte sa commère.

Sa femme est déjà grosse, et compte bien, cousin,

Que de son nouveau-né vous serez le parrain.

Enfin, tout va des mieux, hors votre pauvre mère,

Qui dit qu’il est bien dur d’être dans la misère,

Et d’avoir un enfant riche comme un Crésus.

DORIVAL, bas à Robineau.

Tais-toi.

MADAME DORLIS.

Que dit-il là ?

DORIVAL.

Comment ! ces mille écus

Ne sont pas arrivés ? Vous me déchirez l’âme !

Eh, mais, concevez-vous un tel retard, madame !

Ma pauvre mère, ô ciel ! comme elle a dû souffrir.

MADAME DORLIS.

Oui vraiment, je le crois ; il faut la secourir.

DORIVAL.

Oui sans doute, il le faut. Il faut que je demande

Au ministre un congé ; la faveur n’est pas grande.

En dix jours je serai de retour du pays.

Elle n’a pas voulu s’établir à Paris,

Je l’en avais pressée ; elle est fort attachée

Aux lieux de sa naissance.

ROBINEAU.

Elle est donc bien cachée ;

Car à Paris, dit-elle, elle voulait venir ;

Et vous seul au pays sûtes la retenir.

DORIVAL.

Dans tout ce qu’elle veut elle est fort incertaine.

Ce que j’apprends me cause une sensible peine.

MADAME DORLIS.

Je le crois, et je rends justice à votre cœur.

Mais vous aurez bientôt réparé ce malheur :

Votre mère déjà connaît votre tendresse.

Avec votre parent, Dorival, je vous laisse.

Qu’une femme sera fortunée avec vous !

Quiconque est si bon fils doit être bon époux.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

DORIVAL, ROBINEAU

 

ROBINEAU.

Pardi ! mon cher cousin, votre accueil doux et tendre

Fort agréablement est fait pour me surprendre.

Il est si fier ! si fier ! ce serait un hasard

S’il vous reconnaissait, disait-on.

DORIVAL, après s’être bien assuré que madame Dorlis est partie.

Sot bavard,

Qui nous amène ici ta visite importune ?

ROBINEAU.

Je vous l’ai déjà dit, je viens faire fortune.

DORIVAL.

Fortune ? l’imbécile !

ROBINEAU.

Eh ! mais, vous me traitez...

Je ne suis pas encor fait à vos duretés.

DORIVAL.

Le voilà bien malade ; en effet, c’est dommage !

Fainéant, pour Paris qui laisse son village.

ROBINEAU.

Mais comme en un instant vous changez de façon !

Vous êtes doux d’abord, puis vous prenez un ton !

Il faut du naturel, et vous n’en avez guère ;

Et si j’allais partout publier la manière

Dont vous me recevez, cousin, à votre cœur

Un semblable récit ne ferait pas honneur.

DORIVAL, effrayé.

Publier !

ROBINEAU.

Oui vraiment.

DORIVAL.

Garde-toi d’en rien faire.

Va, je te placerai, j’aurai soin de ma mère,

Tu vas, pour commencer, avoir un bon emploi.

ROBINEAU.

Passe encor.

DORIVAL.

Mais ailleurs viens causer avec moi.

ROBINEAU.

Écoutez, je voudrais une fortune sûre ;

Tâchez de me lancer dans quelque fourniture.

DORIVAL, à part.

Au pays renvoyons l’imbécile au plus tôt.

Haut.

Viens, suis-moi ; je saurai t’employer comme il faut.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LAROCHE, CHARLES

 

LAROCHE.

Je vous cherchais. Eh bien ! j’ai tenu ma promesse.

J’ai fait de Dorival connaître la bassesse.

CHARLES.

Quoi vraiment !

LAROCHE.

Au ministre.

CHARLES.

Et le voilà perdu.

LAROCHE.

Pas tout-à-fait encor ; car il m’a répondu

Si bien... Comme un vrai sot, je me suis laissé prendre.

L’hypocrite, affectant un air sensible et tendre,

Veut me faire, dit-il, entrer dans un bureau

En qualité de chef.

CHARLES.

Comment ! mais c’est fort beau.

LAROCHE.

De places et d’argent je le savais avide ;

Je ne le croyais pas si méchant, si perfide.

Ces marques d’amitié, grimaces d’un cœur faux !

Oh ! je n’ai pas été dupe de ses grands mots,

Et j’ai refusé net.

CHARLES.

Ainsi voilà mon père

Encore au même point ?

LAROCHE.

Oui, mais laissez-moi faire ;

À votre belle Laure allez-vous-en rêver.

CHARLES.

Je la cherche partout et crains de la trouver.

Je croyais qu’au jardin elle pourrait descendre ;

Et c’est là qu’inspiré par l’amour le plus tendre,

J’ai fait quelques couplets.

LAROCHE.

Fort bien, faites des vers,

Tandis que, ranimé par ce premier revers,

Je vais sur nouveaux frais me mettre à sa poursuite.

Il se trompe bien fort s’il croit en être quitte.

CHARLES.

De semblables moyens pour nous sont-ils bien faits ?

Laissons ce malheureux vivre et ramper en paix ;

Et’ de ce qu’il obtient par ses détours insignes,

À force de vertus sachons nous rendre dignes.

LAROCHE.

Faiblesse, préjugé, qu’une telle fierté :

Voulez-vous voir enfin régner la probité ?

Tout se fait ici-bas par cabale et par brigue ;

Pour les honnêtes gens souffrez donc qu’on intrigue.

Dans tout ceci d’ailleurs vous n’avez rien à voir ;

Cultivez vos talents, je les ferai valoir,

Moi ; j’en fais mon affaire.

CHARLES.

Oui ; mais de la prudence.

Vous avez, ce matin, fait une inconséquence.

LAROCHE.

Et ce n’est pas la seule encor que je ferai

Peut-être, je le sais : mais quoi ! j’y reviendrai

Si souvent, qu’à le perdre il faut que je parvienne.

Je fus longtemps sa dupe ; il faut qu’il soit la mienne.

Laissons faire le fourbe, et nous passons bientôt,

Moi pour un scélérat, et Firmin pour un sot.

CHARLES.

On vient.

LAROCHE.

C’est Dorival.

CHARLES.

Ah ! fuyons sa présence ;

Retournons au jardin achever ma romance.

Il sort.

LAROCHE, seul.

Sortons aussi ; courons préparer nos desseins...

Restons plutôt ; le fat croirait que je le crains.

 

 

Scène II

 

DORIVAL, LAROCHE

 

DORIVAL.

Ah ! c’est monsieur Laroche ?

LAROCHE.

Oui, monsieur, c’est-lui-même.

DORIVAL.

Bien confus.

LAROCHE.

Mais pas trop.

DORIVAL.

Votre colère extrême

Contre moi n’a pas eu très grand succès pourtant.

LAROCHE.

Il faut s’en consoler.

DORIVAL.

Tout en vous résistant,

Je gémissais pour vous de cette humeur fantasque...

LAROCHE.

Ariste n’est plus là, tu peux lever le masque.

DORIVAL.

Plaît-il ?

LAROCHE.

Sois insolent en toute liberté.

DORIVAL.

Comment ?

LAROCHE.

Te voilà fier de l’avoir emporté.

DORIVAL.

Vous êtes en effet à tel point redoutable,

Qu’on doit être bien fier d’un triomphe semblable.

LAROCHE.

Si pour vous, ce matin, je fus peu dangereux,

Formé par vos leçons, un jour je ferai mieux.

DORIVAL.

Quoi ! de me nuire encor conservez-vous l’envie ?

LAROCHE.

Mais, pour un coup perdu quitte-t-on la partie ?

DORIVAL.

Au bonhomme Firmin te voilà donc lié ?

LAROCHE.

À tes travaux souvent il est associé,

DORIVAL.

Combien t’a-t-il promis pour ce bel assemblage ?

LAROCHE.

Combien lui donnes-tu pour faire ton ouvrage ?

DORIVAL.

Prends garde ; je pourrai te faire un mauvais sort.

LAROCHE.

Prends garde ; se fâcher, c’est prouver qu’on a tort.

DORIVAL.

Je devrais en effet rire de sa démence.

LAROCHE.

D’un indigne ennemi vous bravez l’impuissance,

Et je vais, méditant de plus habiles coups,

Travailler à me rendre enfin digne de vous.

Adieu.

Il sort.

 

 

Scène III

 

DORIVAL seul

 

L’on veut porter Firmin à l’ambassade :

Oh ! vous ne l’avez pas encor, mon camarade.

Mais Firmin jusqu’ici fut si bien avec moi...

C’est son fils... il est jeune ; il fait des vers, je crois ;

Et ce Laroche encor est là qui les excite.

Je ne puis le nier, Firmin a du mérite ;

Si jamais ils en font un homme ambitieux,

Personne ne sera pour moi plus dangereux.

Il faut les prévenir... Quel embarras extrême !

Ce Firmin et son fils me sont, à l’instant même,

Nécessaires tous deux pour hâter mes projets ;

Servons-nous-en d’abord, et nous verrons après.

 

 

Scène IV

 

DORIVAL, FIRMIN

 

DORIVAL.

Ah ! vous voilà. J’allais chez vous, mon cher confrère.

FIRMIN.

Chez moi !

DORIVAL.

Pour vous parler...

FIRMIN.

De quoi ?

DORIVAL.

D’une misère ;

J’avais vraiment besoin de vous voir, cher Firmin ;

On voulait nous brouiller.

FIRMIN.

Nous !

DORIVAL.

Le fait est certain :

Soyez franc. Vains efforts, ou du moins je l’espère ;

Mon amitié pour vous, grâce au ciel, est sincère.

Aussi, quand, ce matin, Laroche, en étourdi,

M’accusa, Dorival se montra votre ami.

FIRMIN.

Quoi ! Laroche...

DORIVAL.

Il m’a fait la plus affreuse scène.

FIRMIN.

Il se voit sans état : vous concevez sa peine.

DORIVAL.

C’est un ingrat. Après ce que pour lui j’ai fait !

C’était pour vous servir, dit-il, qu’il agissait.

Il vous servait fort mal en cherchant à me nuire.

Vous rendre heureux, voilà tout ce que je désire.

Mais comme je connais bien mieux que lui vos goûts,

J’avais déjà formé certains projets sur vous.

Je le sais, le fracas des bureaux vous ennuie,

Et de Paris enfin vous n’aimez pas la vie.

Vous serez satisfait de mes arrangements ;

Je vous assurerai de bons appointements ;

Ainsi sur votre sort aucune inquiétude.

Cependant vous vivrez dans quelque solitude ;

Moi, je vous enverrai de l’ouvrage là-bas.

Vous aimez le travail, vous n’en manquerez pas.

FIRMIN.

Mais comment...

DORIVAL.

Ce projet n’est encor qu’en idée ;

La chose de longtemps ne sera décidée.

Heureux qui vit aux champs ! Pour ma part, je gémis

De me voir par ma place enchaîné dans Paris,

Esclave du grand monde, en butte à l’injustice.

Aussi d’un bon parent j’ai cru remplir l’office,

Tantôt en renvoyant sans délais au pays

Un cousin qui voulait s’établir à Paris.

Cher cousin ! J’ai payé les frais de son voyage ;

Ne vaut-il pas bien mieux vivre obscur au village

Que végéter ici...

FIRMIN.

Comme vous, je le crois.

Quel motif, s’il vous plaît, vous conduisait chez moi ?

DORIVAL.

Mais des vrais sentiments d’un confrère que j’aime,

Avant tout, je voulais m’assurer par moi-même ;

Puis, vous m’avez aidé déjà plus d’une fois.

Je suis loin de cacher tout ce que je vous dois.

Pour correspondre à tout, ma place est si cruelle !...

L’organisation de mes travaux est telle...

Pour y suffire, il faut ma tête en vérité.

Vous êtes bien content du ministre ?

FIRMIN.

Enchanté.

DORIVAL.

C’est là ce qui s’appelle un ministre capable !

Ma foi, sans lui, le mal était irréparable.

Tout n’est pas bien encor ; je lui disais tantôt :

« Voulez-vous qu’avant peu tout marche comme il faut,

« Que, présenté par vous, un mémoire sévère

« Trace au gouvernement ce qui lui reste à faire. »

Dans mes projets il est entré fort vivement ;

Et veut que cet écrit soit fait incessamment.

Il m’en avait chargé ; mais le détail immense

De ma place... D’honneur, je frémis, quand j’y pense.

FIRMIN, souriant.

Et sur moi, vous comptez, n’est-ce pas ?

DORIVAL.

Oui, ma foi.

FIRMIN.

Vous ne pouviez pas mieux vous adresser qu’à moi.

DORIVAL.

Je le sais.

FIRMIN.

Des erreurs de l’ancien ministère,

Longtemps dans nos bureaux le témoin oculaire,

Au lieu de me borner à d’impuissants regrets,

Confiant au papier mes chagrins, mes projets,

Je me trouve avoir fait dès longtemps votre ouvrage.

Je ne prévoyais pas quel en serait l’usage ;

Mais n’importe, au milieu de mon affliction

Ce travail me servait de consolation.

DORIVAL.

Quoi, vraiment !

FIRMIN.

Voulez-vous que je vous abandonne

Mes papiers ?

DORIVAL.

Volontiers. La rencontre est fort bonne.

FIRMIN.

Ils sont en mauvais ordre.

DORIVAL.

Eh ! mais, c’est bien le moins

Que pour les arranger je prenne quelques soins ;

Dès ce soir le ministre aura notre mémoire,

Et je vous nommerai ; vous en aurez la gloire.

FIRMIN.

De ce point, entre nous, je suis peu curieux.

Être utile, voilà l’objet de tous mes vœux.

DORIVAL.

Digne et brave Firmin, personne n’apprécie

Mieux que moi vos talents et votre modestie.

Ah çà ! vous allez donc m’apporter...

FIRMIN.

À l’instant.

Attendez-moi ; je vais...

DORIVAL.

Allez, je vous attend.

FIRMIN.

Mon fils que j’aperçois vous tiendra compagnie ;

Mais avec lui gardez le secret, je vous prie.

DORIVAL.

Et pourquoi ?

FIRMIN.

Pour raison.

DORIVAL.

Vous le voulez ? Fort bien ;

Cela me coûtera, mais je ne dirai rien.

Firmin sort.

Pauvre homme ! il craint, je crois, que son fils ne le gronde.

 

 

Scène V

 

CHARLES, DORIVAL

 

CHARLES, un papier à la main.

Encor ce Dorival !

Il veut sortir.

DORIVAL, le retenant.

Pourquoi donc fuir le monde

Ainsi, mon jeune ami ?

CHARLES.

Monsieur...

À part.

Quel contretemps !

DORIVAL.

Je brûlais de vous voir, mon cher, depuis longtemps :

Comment gouvernons-nous les vers, la poésie ?

Le cher Firmin, je crois, un peu nous contrarie.

Il a tort ; vous avez un vrai talent déjà.

Si vous étiez connu... mais quoi ! cela viendra ;

Et je parlais de vous encor ce matin même

À la mère d’Ariste : oui, déjà l’on vous aime

Sur ce que j’en ai dit.

CHARLES.

À quelle occasion ?

DORIVAL.

Au bel-esprit elle a quelque prétention.

En l’honneur de son fils il faut bien qu’on la flatte.

Si de quelque manière adroite et délicate

Vous lui faisiez la cour ? Moi, je vous cherche exprès ;

Elle m’a pour ce soir demandé des couplets.

Or j’ai fait dans mon temps quelques pièces légères ;

Mais mon esprit s’est bien rouillé dans les affaires :

Si c’était, non pas moi, mais vous qui les fissiez,

Cela serait charmant. Vous me les confiez ;

Je les lis, on en est charmé, l’on m’interroge ;

Moi, je nomme l’auteur en faisant votre éloge ;

Nous applaudissons tous à vos talents connus,

Et bientôt nous comptons un poète de plus

Fameux par ses écrits, ainsi que par ses armes.

CHARLES.

Un pareil avenir, sans doute, a bien des charmes.

DORIVAL.

Voilà pourtant le sort qui vous est réservé.

CHARLES, à part.

Il me flatte ; le fait ne m’est que trop prouvé.

Mais que de la louange on sait mal se défendre !

Malgré moi, je suis prêt à me laisser surprendre.

Haut.

Il faut donc pour ce soir...

DORIVAL.

Un rien, une chanson,

Où vous pourriez glisser sans affectation

Quelques traits délicats à la gloire d’Ariste.

CHARLES.

Que d’un ministre, moi, je sois panégyriste !

Jamais : d’un vrai poète ayons la dignité ;

Quand il s’adresse aux grands, quoique bien mérité,

Tout éloge est suspect et sent la flatterie.

DORIVAL.

D’un enfant d’Apollon voilà bien le génie.

Point de louanges, non ; quelques jolis couplets

D’amour, de sentiments ?

CHARLES, regardant son papier.

Lorsque je les ai faits,

Croyais-je que si tôt ils seraient vus de Laure ?

DORIVAL.

Comment ! ce sont des vers ?

CHARLES.

Oh ! bien faibles encore.

DORIVAL.

Eh ! qu’importe ? Bon Dieu ! voilà tout ce qu’il faut.

Donnez, vous en aurez des nouvelles bientôt.

Une romance, au fond, est de peu d’importance ;

Mais ces riens-là souvent font plus que l’on ne pense :

Des femmes par ces riens on gouverne l’esprit,

Et les femmes toujours ont eu tant de crédit !

Donnez... Vous refusez ? vous en êtes le maître.

Écoutez, j’aspirais à vous faire connaître ;

Vous ne le voulez pas ? Gardez donc vos couplets :

C’était pour vous servir, au fond, que j’agissais.

CHARLES, hésitant.

Mais...

DORIVAL.

Quoi ! je n’entends rien aux façons que vous faites.

CHARLES.

Je ne sais si je dois...

DORIVAL, lui arrachant presque le papier.

Pauvre enfant que vous êtes !

Donnez cela ; je veux vous servir malgré vous ;

Votre père bientôt consentant à vos goûts...

Mais je l’entends.

Il serre le papier dans sa poche droite.

 

 

Scène VI

 

CHARLES, DORIVAL, FIRMIN

 

FIRMIN, à Dorival, en lui remettant des papiers.

Tenez. Chut !

DORIVAL, à Firmin, en serrant les papiers dans sa poche gauche.

Je saurai me taire.

CHARLES, à part.

Ai-je eu tort ? De mes vers, au fond, que peut-il faire ?

DORIVAL.

Vous m’avez fait passer un quart d’heure bien doux,

Mes chers amis... Mais quoi ! l’on s’oublie avec vous.

Le ministre m’attend ; à regret je vous quitte :

Toujours on gagne à voir des hommes de mérite.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

FIRMIN, CHARLES

 

FIRMIN.

Eh bien ! voilà cet homme intrigant, suivant toi ;

Personne plus que lui ne s’intéresse à moi.

CHARLES.

Peut-être vous m’allez accuser de folie ;

Mais plus il vous caresse, et plus je m’en défie.

Auprès de vous il prend un ton sensible, doux ;

Il veut vous perdre, ou bien il a besoin de vous.

FIRMIN.

Pourquoi donc à ce point pousser la méfiance ?

Va, crois-en ma tendresse et mon expérience ;

Dussent-ils triompher, mon fils, à nos dépens,

Le plus tard que l’on peut, il faut croire aux méchants.

 

 

Scène VIII

 

FIRMIN, CHARLES, LAROCHE

 

LAROCHE.

Ah ! vous voilà, Firmin ? ma joie en est extrême.

Ariste veut vous voir...

CHARLES.

Mon père ?

FIRMIN.

Moi ?

LAROCHE.

Vous-même.

J’ai bien vu, lorsque j’ai prononcé votre nom,

Que d’Ariste il fixait déjà l’attention.

Pour Dorival, de peur à ce nom il frissonne.

À quelque chose au moins ma démarche est donc bonne.

CHARLES.

Vous voilà donc connu malgré vous ; quel bonheur !

FIRMIN.

Oh ! tu me vois déjà ministre, ambassadeur.

Ariste veut me voir, pour moins que rien peut-être.

LAROCHE.

Non ; sur ce que j’ai dit il veut vous mieux connaître.

Ce n’est pas tout encor ; peut-être Dorival,

D’après ce que je sais, touche au terme fatal.

C’est une horreur... Suffit. Ariste, tout à l’heure,

Pour vous voir, envoyait jusqu’en votre demeure.

On a dit au bureau que vous étiez ici ;

Sans doute il va venir ; et, tenez, le voici.

 

 

Scène IX

 

FIRMIN, CHARLES, LAROCHE, ARISTE

 

Laroche se retire au fond du théâtre, et écoute avec la plus grande attention.

ARISTE.

Monsieur Firmin, j’ai lu de vous quelques ouvrages

Qui m’ont paru remplis des projets les plus sages ;

Je vois de plus partout que vous êtes cité

Pour votre modestie et votre probité.

Les hommes comme vous me sont bien nécessaires ;

Je viens donc réclamer vos secours, vos lumières,

Pour m’aider dans le poste à mes soins confié.

Voulez-vous m’accorder, Firmin, votre amitié ?

FIRMIN.

Je suis honteux et fier de tant de confiance ;

Mais je crains bien qu’à vous l’on ne m’ait trop vanté.

CHARLES.

Monsieur, on vous a dit la pure vérité ;

De grâce, sur ce point, n’en croyez pas mon père.

FIRMIN.

Mon fils, exaltez moins un mérite ordinaire.

ARISTE.

Voilà donc votre fils ?

FIRMIN.

Oui.

ARISTE.

Ce Charles Firmin

Dont ma mère et ma fille encore ce matin

M’ont parlé ?

CHARLES.

Votre mère et la charmante Laure

De Charles ont daigné se souvenir encore ?

ARISTE.

Elles m’ont fait de vous un rapport bien flatteur.

CHARLES.

Puissé-je mériter leur estime, monsieur !

ARISTE.

Aussi je veux lier une amitié sincère,

Bon jeune homme, avec vous, comme avec votre père.

S’il est de mon devoir, Firmin, de vous chercher,

Il est du vôtre aussi de ne vous point cacher.

Laissez à l’être nul sa honteuse inertie.

L’homme à talent, monsieur, qui chérit sa patrie,

Aux ministres lui-même ose se présenter,

Et brigue les emplois qu’il croit bien mériter.

Le méchant et le sot, l’un vain, l’autre hypocrite,

Sont toujours là, vantant leur prétendu mérite :

Et comment discerner les vertus, les talents,

S’ils ne s’opposent pas à leurs vils concurrents ?

Du bien qu’on ne fait pas, du mal qu’on laisse faire,

Songez qu’on est coupable.

CHARLES.

Entendez-vous, mon père ?

ARISTE.

Oui, monsieur, lorsqu’au vice il laisse un libre champ,

L’honnête homme devient complice du méchant.

FIRMIN.

Offrez-moi les moyens de servir ma patrie ;

L’occasion par moi sera bientôt saisie.

ARISTE.

Et je n’en veux pas plus. Pour nous connaître mieux,

Chez moi venez souper aujourd’hui tous les deux ;

Nous aurons une aimable et bonne compagnie,

Mes parents, mes amis, gens sans cérémonie.

Ma mère, à qui mon rang n’a pas donné d’orgueil,

Vous fera, j’en réponds, le plus aimable accueil.

FIRMIN.

Nous acceptons l’honneur que vous voulez nous faire.

ARISTE.

Et de moi vous serez satisfaits, je l’espère.

CHARLES, à part.

Je pourrai donc la voir.

LAROCHE, à part.

Ceci ne va pas mal.

L’instant est favorable, attaquons Dorival.

À Ariste, en s’avançant.

À l’honnête homme ainsi vous rendez donc justice.

Il s’agit maintenant de démasquer le vice.

Puisque j’ai le bonheur ici de vous trouver,

Je reprends mon discours, et je veux vous prouver...

Dorival, ce matin, m’a coupé la parole ;

En l’accusant aussi, moi, j’ai fait une école.

La vérité pourtant, c’est que j’avais raison.

Vous demandiez des faits tantôt. J’en ai.

ARISTE.

Quoi donc ?

CHARLES.

Cet homme qui soutient sa famille et sa mère,

Il vient de recevoir, d’une belle manière,

Un cousin qui venait tout bonnement chez lui,

Pour un petit emploi, réclamer son appui.

Comme un mauvais sujet, l’hypocrite le chasse.

Doutez encor qu’il soit au-dessous de sa place !

Mais de son mauvais cœur soyez bien convaincu.

Sa pauvre mère encor...

FIRMIN.

Il vous est mal connu :

Ce parent qu’il renvoie aux champs, en homme sage,

Comblé de ses bienfaits, retourne à son village.

ARISTE.

Avec lui Dorival s’est comporté fort bien.

LAROCHE.

Comment !

ARISTE.

Ma mère était présente à l’entretien.

FIRMIN.

Laroche, écoutez moins vos projets de vengeance.

LAROCHE.

Ferme ! de Dorival prenez bien la défense.

FIRMIN.

Il est absent ; je dois être son défenseur.

ARISTE.

Dans mon esprit, Firmin, ce trait vous fait honneur ;

Dorival, je le gage, en eût agi de même

À votre égard. Pour moi, c’est un bonheur extrême

D’honnêtes gens ainsi de me voir entouré.

À Laroche.

Pour vous, de Dorival l’ennemi déclaré,

On vous dit bon, sensible, et j’ai peine à le croire ;

Ce que j’ai vu de vous n’est pas à votre gloire.

LAROCHE.

J’enrage... Taisons-nous.

ARISTE.

Et quant à Dorival,

Je l’aime d’autant plus qu’on en dit plus de mal.

Sur lui je sais déjà les projets de ma mère.

CHARLES.

Comment !

ARISTE.

Ils ne sont pas éloignés de me plaire.

Et j’en ai d’autres, moi, sur vous comme sur lui,

Que je vous confierai, Firmin, dès aujourd’hui.

Je sors. Ne tardez pas à venir, je vous prie.

Charles, vous cultivez, dit-on, la poésie :

Ma mère, ce matin, m’a vanté vos talents.

Je veux mêler aux siens mes applaudissements.

Vous nous lirez vos vers ; et soyez sûr qu’Ariste

Aime les arts au moins, s’il n’est lui-même artiste.

Sans adieu, mes amis.

Il sort.

 

 

Scène X

 

FIRMIN, CHARLES, LAROCHE

 

CHARLES.

Je pourrai lui parler !

Les projets de sa mère, ô ciel ! me font trembler.

Je vois qu’à Dorival sa main est destinée.

FIRMIN.

Voilà je crois, mon fils, une heureuse journée.

LAROCHE.

Oui, pour vous ; mais pour moi ?

FIRMIN.

Ne vous affligez pas ;

J’espère vous tirer d’un aussi mauvais pas.

À son fils.

Devant Ariste au moins, mon fils, de la prudence.

CHARLES.

Mais vous, mon père aussi, trêve à votre indolence.

FIRMIN.

Bien ! c’est lui qui me prêche.

CHARLES.

Eh ! n’ai-je pas raison ?

FIRMIN, en montrant Laroche.

Que son exemple au moins te serve de leçon.

Je sors. Sous un quart d’heure ici je viens te prendre.

À Laroche.

Croyez que dès ce soir, si l’on daigne m’entendre,

À son fils.

Tout va se réparer... Attends-moi dans ces lieux.

 

 

Scène XI

 

LAROCHE, CHARLES

 

LAROCHE.

Eh bien ! qu’en dites-vous ? Suis-je assez malheureux ?

Firmin qui le défend ! Quelle bizarrerie !

CHARLES.

Ami, j’ai rejeté tantôt votre industrie ;

Je l’implore à présent. Il n’est que trop certain

Qu’à Dorival déjà l’on destine sa main.

Je ne mérite pas d’être l’époux de Laure ;

Mais Dorival en est bien plus indigne encore.

LAROCHE.

Croyez-vous donc avoir besoin de m’exciter,

Moi, que pour Dorival on vient de maltraiter ?

Écoutez-moi ; je sais qu’Ariste, en ce lieu même,

D’un ouvrage pressé, d’une importance extrême,

Difficile d’ailleurs, a chargé Dorival.

Il ne le fera pas, ou le fera fort mal :

Son incapacité dès-lors est découverte.

Malgré son ton mielleux, tous désirent sa perte ;

Aucun ne l’aidera, tant il est détesté !

CHARLES.

J’empêcherai mon père aussi de mon côté...

Je vois dans quel dessein il a pris ma romance,

Osera-t-il s’en dire auteur en ma présence ?

LAROCHE,

Regagnons le jardin. S’il me voit avec vous,

Tout est perdu. Voyons à frapper les grands coups,

Oh ! vous n’en êtes pas où vous croyez en être,

Mon ami Dorival. Vous vous dites mon maître :

Votre écolier se forme ; avant la fin du jour

Il pourra vous donner des leçons à son tour.

Ils sortent.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

MADAME DORLIS, LAURE

 

MADAME DORLIS.

Oui, Laure, il faut, avant que notre monde vienne,

Sur un point important que je vous entretienne.

Dites, que pensez-vous de Dorival ?

LAURE.

Qui ? moi ?

MADAME DORLIS.

Vous.

LAURE.

C’est un homme aimable, honnête, je le crois.

MADAME DORLIS.

Fort bien. J’aime à vous voir penser ainsi, ma chère ;

Car, si vous écoutez moi-même et votre père,

Dorival avant peu deviendra votre époux.

LAURE.

Mon époux ! Pour ce choix je m’en rapporte à vous ;

Mais... vous me gronderez d’un semblable caprice,

Cet homme que j’estime, à qui je rends justice...

Si je pense qu’il doit m’épouser... malgré moi

J’éprouve au fond du cœur une espèce d’effroi.

C’est une répugnance injuste autant qu’extrême.

Je crois que je le crains bien plus que je ne l’aime.

MADAME DORLIS.

Va, je sais ce que c’est qu’une telle frayeur.

LAURE.

Mais...

MADAME DORLIS.

Effet d’une aimable et timide pudeur.

Comme toi, n’ai-je pas été jeune, ma fille ?

Cet homme-là d’abord convient à ta famille.

Que d’esprit ! Un bon cœur. Plein de goût, de savoir.

Si prévenant ! Aussi partout on veut l’avoir !

S’il n’était inquiet sur le sort de sa mère,

Quelle tendre romance il promettait de faire,

Et d’apporter ce soir ! Il veut te plaire en tout,

Dans les moindres objets il consulte ton goût.

Mais je l’entends. Jamais il ne se fait attendre.

 

 

Scène II

 

MADAME DORLIS, LAURE, DORIVAL

 

DORIVAL, remettant la chanson à madame Dorlis.

Vous m’aviez demandé quelque chanson bien tendre,

J’ai fait ce que j’ai pu, madame, et la voilà.

MADAME DORLIS.

Quoi, vous nous l’apportez, cher Dorival, déjà !

Je craignais qu’accablé de la triste nouvelle...

DORIVAL.

Quelle ?

MADAME DORLIS.

Sur votre mère ?

DORIVAL.

Oui ; mais j’ai reçu d’elle

Une lettre ce soir... une lettre où j’apprends

Qu’enfin elle a touché...

MADAME DORLIS.

Bon ! ces trois mille francs...

DORIVAL.

Pouvais-je sans cela... Grâce au ciel je respire !

Le désir de vous plaire a repris son empire,

Et j’ai fait les couplets que je viens vous offrir.

MADAME DORLIS.

Si tu l’avais vu, Laure, il t’aurait fait souffrir !

C’est là que de son cœur j’ai connu l’excellence.

Sans l’avoir lue aussi, j’aime votre romance.

 

 

Scène III

 

MADAME DORLIS, LAURE, DORIVAL, ARISTE

 

ARISTE.

Dorival avec vous ! vous me le dérangez.

De quelque bagatelle encor vous le chargez ?

MADAME DORLIS.

Voilà mon fils ; d’abord il se met en colère.

ARISTE.

Cet ouvrage important et pressé qu’il doit faire...

DORIVAL, remettant le mémoire à Ariste.

Il est fait ; le voici.

ARISTE.

Déjà !

DORIVAL.

Croyez au moins

Qu’à cet écrit j’ai mis et mon temps et mes soins.

ARISTE.

Mais comment !

DORIVAL, cherchant à se rappeler les mots de Firmin.

Les erreurs de l’ancien ministère

M’ont causé trop souvent une douleur amère...

Mes regrets n’ont été ni stériles ni vains.

Au papier confiant mes projets, mes chagrins...

Je me trouve avoir fait dès longtemps cet ouvrage,

Et de le publier j’aurais eu le courage...

Quand le gouvernement enfin, mieux éclairé

Vous choisit, et le mal fut bientôt réparé :

Par bonheur aujourd’hui l’on en peut faire usage.

Il s’agissait de mettre en ordre chaque page ;

C’était, vous le sentez, l’affaire d’un instant.

MADAME DORLIS.

Eh bien ! mon fils, je crois que vous êtes content :

Vous voilà tous les deux ainsi d’intelligence ;

Ce que vous demandez, il l’avait fait d’avance.

ARISTE.

Je vois avec plaisir que nous nous entendons.

Donnez, et dès ce soir, mon cher, nous l’enverrons.

Laure s’assied près d’un métier de tapisserie et travaille. Madame Dorlis s’assied auprès d’elle, et lit tout bas la romance.

DORIVAL, à part.

Bon ! Tâchons d’éloigner ce Firmin qui me gêne

Haut à Ariste.

Maintenant. Excusez, j’y reviens avec peine ;

Ces propos d’aujourd’hui, cette accusation

N’auraient-ils fait sur vous aucune impression ?

ARISTE.

Aucune.

DORIVAL.

Je l’ai craint. D’après ce qui se passe,

Je vois que ce Laroche avait promis ma place.

J’ai fait le plus grand cas jusqu’ici de Firmin ;

Cependant je commence à le croire un peu fin.

ARISTE.

Tantôt vous me vantiez si fort sa bonhomie !

DORIVAL.

Mais à ces bonnes gens faut-il que l’on se fie ?

De pièges, d’ennemis je suis environné.

ARISTE.

C’est à tort que Firmin par vous est soupçonné,

J’en réponds.

DORIVAL.

Comme vous j’aimerais à le croire.

ARISTE.

De Laroche en effet l’ingratitude est noire,

Et faite pour vous rendre à ce point ombrageux.

Mais s’il vous reste encor quelque doute fâcheux

Sur Firmin, à l’instant, de votre erreur extrême

Vous sortirez.

DORIVAL.

Comment !

ARISTE.

Vous l’allez voir lui-même.

DORIVAL.

Ici Firmin !

ARISTE.

Ici. Je me l’étais promis ;

Je l’ai vu.

DORIVAL.

Bon !

ARISTE.

Il vient souper avec son fils.

LAURE.

Son fils !

MADAME DORLIS.

Charles Firmin ?

ARISTE.

Ce jeune militaire

Dont vous m’avez tantôt vanté le caractère.

Moi, je les ai priés à souper pour ce soir.

MADAME DORLIS.

Je me fais un plaisir de les bien recevoir.

ARISTE, à Dorival.

Vous n’êtes pas fâché de les voir ?

DORIVAL

Au contraire.

MADAME DORLIS.

Pour moi, d’après le fils, j’aime déjà le père ;

Et toi, Laure ?

LAURE.

Mais c’est aussi mon sentiment.

ARISTE, à Dorival.

Vous vous expliquerez tous les deux franchement.

DORIVAL.

Oh ! l’explication est fort peu nécessaire :

À bien dire, toujours j’ai cru Firmin sincère ;

Et si pour lui je fus injuste un seul moment,

Je reviens avec joie au premier sentiment...

Pour moi, je suis certain que l’amitié l’anime...

ARISTE.

J’en ai la preuve ; il a pour vous beaucoup d’estime,

Et, quoiqu’il ne me fût connu que d’aujourd’hui,

J’ai vu qu’il méritait...

DORIVAL.

L’éloge que de lui

Tantôt je vous ai fait. Voilà mon caractère.

Et l’envie à mon cœur fut toujours étrangère.

ARISTE.

Il réunit bon sens, esprit et probité,

Et jamais on n’eut moins, je crois, de vanité.

Il verrait sous le nom d’un autre son ouvrage

Sans humeur, sans courroux !

DORIVAL.

Vous croyez ?

ARISTE.

Je le gage.

MADAME DORLIS.

Son fils, sur cet article, est un peu différent.

LAURE.

C’est un jeune poète, impétueux, ardent.

DORIVAL.

À d’autres celui-là laisserait-il la gloire

De ce qu’il aurait fait ?

LAURE.

Oh ! j’ai peine à le croire.

DORIVAL.

En effet, à-la-fois et poète et guerrier...

Il est brave... Il est vif...

ARISTE.

En sachant employer

L’un et l’autre à propos, ils seront fort utiles.

DORIVAL.

Il m’est doux de vous voir chercher les gens habiles.

ARISTE.

C’est mon devoir.

DORIVAL.

Sans doute.

Bas à madame Dorlis, tandis que le ministre parcourt le mémoire.

Un mot : vous le voyez,

On craint que du travail vous ne me dérangiez.

Si ce soir, par hasard, on chante ma romance,

Ne me nommez pas.

MADAME DORLIS.

Non.

DORIVAL.

Même, lorsque j’y pense,

Si je priais quelqu’un de la société

De s’en dire l’auteur... pour plus de sûreté ?

MADAME DORLIS.

Comment ! vous souffririez qu’un autre en eût la gloire ?

DORIVAL.

C’est un rien.

ARISTE.

Je voudrais parcourir ce mémoire.

Mais on vient ce sont eux.

 

 

Scène IV

 

MADAME DORLIS, LAURE, DORIVAL, ARISTE, CHARLES, FIRMIN

 

ARISTE.

Vous étiez attendus.

Entrez, messieurs ; entrez, soyez les bienvenus.

Cher Firmin, vous voyez et ma mère et ma fille.

Vous, vous étiez connu déjà de la famille.

MADAME DORLIS, à Charles.

Je ne m’attendais pas à vous voir à Paris ;

On aime à retrouver ainsi ses bons amis.

CHARLES.

Ce titre m’est bien cher.

À Laure.

Et votre aimable tante.

Sa santé ?...

LAURE.

Maintenant, grâce au ciel, excellente.

CHARLES.

Je n’oublierai jamais tout ce que je lui dois :

Chez elle je vous vis pour la première fois.

LAURE.

C’est nous qui lui devons de la reconnaissance.

ARISTE, à Firmin.

Laissons ces jeunes gens renouer connaissance.

C’est monsieur Dorival.

DORIVAL.

Je suis en vérité...

Ravi de vous trouver chez monsieur... enchanté.

ARISTE.

Vous êtes faits tous deux pour vous rendre justice :

Il a quelque soupçon qu’il faut qu’il éclaircisse.

DORIVAL.

Eh ! non, monsieur, Firmin connaît mon amitié.

ARISTE.

Et de retour croyez que vous êtes payé.

J’aurais voulu tantôt que vous pussiez entendre

Avec quelle chaleur Firmin sut vous défendre.

C’est ce Laroche encor...

DORIVAL.

Dites-moi donc pourquoi

Laroche est à ce point acharné contre moi ?

ARISTE.

Cet homme-là n’a pas le secret de me plaire,

Au moins ; je lui soupçonne un mauvais caractère.

FIRMIN.

Non. Si pour vous tantôt j’ai parlé contre lui,

De Laroche, à présent, je veux être l’appui.

DORIVAL.

Il n’en est pas besoin. Je l’estime moi-même ;

Je connais son bon cœur et sa folie extrême.

Qu’importe qu’en tous lieux par lui je sois noirci,

Si près de vous, Firmin, il n’a pas réussi ?

Notre explication, vous voyez, est finie.

MADAME DORLIS.

Mais asseyez-vous donc, messieurs, je vous en prie.

DORIVAL, bas à Charles.

À madame Dorlis j’ai remis la chanson.

CHARLES.

Vraiment !

DORIVAL.

Et de l’auteur j’ai déjà dit le nom.

ARISTE.

Firmin, que pensez-vous de mon aimable Laure ?

FIRMIN.

On la vante beaucoup, mais point assez encore.

ARISTE.

Je suis vraiment charmé de voir qu’elle vous plaît.

DORIVAL, bas à madame Dorlis.

Madame, savez-vous ce que j’ai déjà fait ?

MADAME DORLIS.

Non.

DORIVAL.

Le jeune Firmin... il se mêle d’écrire.

MADAME DORLIS.

Eh bien ?

DORIVAL.

Je l’ai prié de vouloir bien se dire

Auteur de la romance. Il daigne y consentir.

MADAME DORLIS.

Je le crois bien vraiment !

DORIVAL.

N’allez pas démentir...

MADAME DORLIS.

Puisque vous le voulez, il faut vous laisser faire.

ARISTE.

Mais tout en attendant nos convives, ma mère,

Vous pourriez nous choisir quelques amusements.

Le jeu, qu’en dites-vous ? c’est un sot passe-temps.

FIRMIN.

Tout ce qui vous plaira.

CHARLES.

Que madame s’explique.

LAURE.

Monsieur Charles fait-il toujours de la musique ?

ARISTE.

Laure chante fort bien. Ainsi de ses enfants

Un père à tout propos exalte les talents.

Voyons, n’aurais-tu point quelque chanson nouvelle ?

CHARLES, à son père.

Tous les deux de chanter prions mademoiselle.

LAURE.

On vient de me remettre à l’instant ces couplets.

ARISTE.

Bon ! Si vous permettez, mes amis, moi je vais

Profiter du moment pour lire cet ouvrage.

DORIVAL.

Mais nous vous troublerons.

ARISTE.

Eh ! non ; j’ai pris l’usage

De travailler au bruit. Il ne s’agit ici

Que de lire d’ailleurs.

Il s’assied sur un côté du théâtre, et lit le mémoire que Dorival lui a remis.

DORIVAL.

Mais...

ARISTE.

Si j’en use ainsi,

De grâce, excusez-moi ; franchement cela presse.

Mon devoir...

DORIVAL.

Cependant...

MADAME DORLIS.

Puisqu’il veut qu’on le laisse,

Voyons notre chanson.

LAURE.

L’air est fort bien choisi.

MADAME DORLIS.

L’auteur n’est pas bien loin, et je le vois d’ici.

DORIVAL, bas à Madame Dorlis.

Ne me trahissez pas.

Haut à Charles.

C’est à vous que s’adresse

Un tel discours, mon cher.

LAURE.

À lui ?

FIRMIN.

Comment ! serait-ce

Charles, en effet ?

DORIVAL.

Lui-même.

LAURE.

Eh quoi ! c’est de monsieur ?

MADAME DORLIS.

Oui.

Bas à Laure.

N’allez pas nommer le véritable auteur,

Haut.

Pour raison. Dorival accompagnera Laure.

DORIVAL, prenant un violon.

Volontiers.

FIRMIN, à son fils.

Quelques vers bien négligés encore :

Mais la soif de rimer...

CHARLES.

Avant que de porter

Un jugement, mon père, il faudrait écouter.

LAURE chante, et Dorival l’accompagne.

Premier couplet.

Puisque l’orgueil pour jamais te sépare
De l’objet qui t’a su charmer,
Jeune insensé, vois l’erreur qui t’égare,
Et sans espoir cesse d’aimer.
Ainsi chantait au printemps de sa vie,
Linval, sensible troubadour,
Qui ne pouvait offrir à son amie
Que ses chansons et son amour.

MADAME DORLIS, en regardant Dorival.

Ce couplet-là promet.

DORIVAL, en montrant Charles.

C’est à lui qu’il faut faire

Un si doux compliment.

FIRMIN.

La pensée est vulgaire.

CHARLES.

Mais elle est vraie, au moins !

ARISTE, occupé du mémoire.

Cette Introduction

Est fort bien, et déjà fixe l’attention.

LAURE.

Deuxième couplet.

Il n’ose pas révéler à sa belle
 

Le secret de ses tendres feux.
Linval se tait ; mais il est auprès d’elle ;
C’en est assez pour être heureux :
Quand tout-à-coup la fortune inhumaine
Exile au loin le troubadour.
Vous pouvez seuls bien juger de sa peine,
Ô vous qui connaissez l’amour !

MADAME DORLIS.

Délicieux !

FIRMIN.

Pas mal.

DORIVAL.

Vous avez le suffrage

De tous vos auditeurs.

ARISTE.

J’aime fort ce passage.

Firmin, venez donc lire avec moi.

Firmin va près du ministre, et lit avec lui le mémoire.

MADAME DORLIS.

C’est divin !

DORIVAL, à Ariste.

Je dois beaucoup au moins, mais beaucoup à Firmin.

LAURE.

Troisième couplet.

Elle a cessé, cette cruelle absence ;
Mais un autre aspire à son cœur.
Ah ! dit Linval, s’il n’est plus d’espérance,
Ô mort ! viens finir ma douleur.
Puissé-je au moins n’expirer qu’auprès d’elle,
En lui révélant mon amour !
Et je mourrai trop heureux, si ma belle
Donne une larme au troubadour.

MADAME DORLIS.

Mais comme c’est touchant ! Laure s’est attendrie ;

Sur la fin du couplet sa voix s’est affaiblie.

LAURE.

Oui ; quel qu’en soit l’auteur, d’un véritable amant

Ces couplets sont l’ouvrage.

DORIVAL.

Un pareil compliment

Est bien fait pour flatter.

CHARLES, à part.

Comment ! il remercie !

DORIVAL, à Charles.

N’est-il pas vrai, mon cher ?

MADAME DORLIS.

Pour moi je suis ravie.

DORIVAL.

Ah, madame !

CHARLES.

Monsieur...

DORIVAL.

Que vous avais-je dit ?

Succès complet.

CHARLES.

Encor ?

ARISTE.

C’est d’un fort bon esprit !

DORIVAL, à Firmin.

Vous voyez avec soin, j’ai gardé vos pensées.

FIRMIN, en souriant.

À peu de chose près je les vois là placées.

LAURE.

Je ne sais qui des deux...

DORIVAL, à Laure, en lui montrant Charles.

Doux moment pour l’auteur !

ARISTE.

Ouvrage de talent !

DORIVAL.

C’est beaucoup trop d’honneur.

MADAME DORLIS, relisant les deux derniers vers de la romance.

Et je mourrai trop heureux, si ma belle
Donne une larme au troubadour.

À Dorival.

Dorival, c’en est fait, vous épouserez Laure.

CHARLES.

Ciel !

LAURE.

Quoi !

ARISTE.

Je n’ai rien vu de plus parfait encore.

À demi-voix à Dorival.

Dorival, vous aurez l’ambassade.

CHARLES.

Ah, mon Dieu !

ARISTE.

Oui, vous serez nommé, j’en réponds, avant peu.

C’est d’un homme de bien ce que je viens de lire ;

Il y règne d’ailleurs un talent que j’admire.

DORIVAL.

Pardon, mais je ne sais si je dois accepter ;

Satisfait de mon sort...

ARISTE.

Vous devez tout quitter,

Si vous êtes ailleurs encor plus nécessaire.

DORIVAL.

Pourrai-je au moins choisir Firmin pour secrétaire ?

FIRMIN, souriant.

Quoi ! vous me demandez pour secrétaire, moi ?

DORIVAL.

Oui, je sens que de vous j’ai besoin.

CHARLES.

Je le crois.

ARISTE.

Nous en reparlerons. Eh bien ? votre musique ?

DORIVAL.

Mademoiselle chante avec un goût unique.

 

 

Scène V

 

MADAME DORLIS, LAURE, DORIVAL, ARISTE, CHARLES, FIRMIN, UN VALET

 

UN VALET.

Tous vos parents, monsieur, entrent dans la maison.

ARISTE.

Mes amis, vous allez passer dans le salon ;

Moi, je veux envoyer ceci sans plus attendre.

Voilà des vérités qui vont bien les surprendre.

Je le répète encor, cet ouvrage est complet ;

Je voudrais, en honneur, pour beaucoup l’avoir fait.

Il sort.

DORIVAL, à Charles.

Vous voilà bien content !

À Laure.

L’ami Charles sait prendre

Fort bien les compliments.

LAURE.

J’étais loin de m’attendre,

D’après les jolis vers que j’avais vus de lui,

Qu’il eût jamais besoin d’emprunter ceux d’autrui.

DORIVAL.

C’est par pure amitié. Mais quoi ! la compagnie

Attend.

FIRMIN, à son fils.

Eh bien ! voilà ta romance applaudie.

CHARLES, avec dépit.

Oh ! rien n’est plus flatteur.

MADAME DORLIS, à Dorival.

Bien ! donnez-lui la main.

Dorival donne la main à Laure.

Toujours charmant !

DORIVAL.

C’est vous qu’il faut louer, Firmin.

Je ne sais ce que c’est que de m’en faire accroire,

Et je vous dois vraiment mon mérite et ma gloire.

Tous sortent, excepté Charles.

 

 

Scène VI

 

CHARLES, seul

 

Attendons un moment ; car si je les suivais,

Dans mon trouble je sens que je me trahirais.

Ai-je souffert avec assez de patience ?

Ah ! oui, vantez-moi bien l’effet de ma romance,

C’est par dérision qu’on m’en nommait auteur,

Et l’adroit Dorival en a seul tout l’honneur.

 

 

Scène VII

 

LAROCHE, CHARLES

 

LAROCHE.

Charles, vous voilà seul ? Cela va bien, je pense ?

CHARLES.

Oui, très bien en effet.

LAROCHE.

Moi, j’ai bonne espérance.

CHARLES.

Voilà plus que jamais Dorival en crédit.

LAROCHE.

Bon !

CHARLES.

On vante à l’envi son cœur et son esprit.

LAROCHE.

Vraiment ! Mais cet ouvrage important, difficile...

CHARLES.

Il est fait.

LAROCHE.

Allons donc.

CHARLES.

Et le fond et le style,

Tout en est admirable.

LAROCHE.

Est-il possible ?

CHARLES.

Eh ! oui,

LAROCHE.

Il a donc un démon qui travaille pour lui !

CHARLES.

Enfin, cette ambassade...

LAROCHE.

Eh bien ?

CHARLES.

On la lui donne.

On lui promet la main de la jeune personne.

LAROCHE.

Elle ne l’aime pas.

CHARLES.

On aura son aveu.

LAROCHE.

L’ambassade et la fille ! Eh bien ! non, ventrebleu !

Il ne les aura pas. Quoi ! ce vil hypocrite

Enlèverait le prix de l’honneur, du mérite !

Non, morbleu ! non, jamais ! et si nous le souffrons,

Le connaissant si bien, nous nous déshonorons.

CHARLES.

D’Ariste, sans délai, je vais trouver la mère.

Pour les couplets d’abord je veux...

LAROCHE.

Qu’allez-vous faire ?

Eh ! oui, c’est bien cela vraiment dont il s’agit !

Sur madame Dorlis qu’ils aient quelque crédit,

Soit ; mais croyez-vous donc qu’une simple romance

Sur l’esprit du ministre ait assez d’influence ?...

Eh ! non. C’est ce mémoire éloquent, et qu’il s’est

Procuré quelque part ; car il ne l’a pas fait...

Mais quoi ! sa fausseté fait seule tous ses charmes.

Combattons les méchants avec leurs propres armes.

En l’attaquant de front, je n’ai pu l’emporter ;

Pour réussir, je vois qu’il le faut imiter.

Quoi qu’il m’en coûte enfin pour tromper même un traître,

Sous un tout autre aspect il est temps de paraître.

Que je sache une fois ce qu’il a dans le cœur,

Je suis moi-même un sot, ou j’ai bien du malheur

Si je ne lui fais pas faire quelque sottise.

Rentrez ; je vais...

CHARLES.

Songez que dans cette entreprise

Il faut...

LAROCHE.

Et vous, songez qu’il va de mon honneur

À ce que du combat je sorte le vainqueur.

Charles sort.

 

 

Scène VIII

 

LAROCHE, seul

 

Recordons-nous. Son but fut toujours de connaître,

Afin de les servir, les penchants de son maître.

Avec Michel encor il causait ce matin.

Ce valet est bavard ; quelque soupçon malin

S’est déjà répandu, grâce à son bavardage.

Il court un bruit qu’Ariste, encor galant, volage,

Fait pour quelque beauté chercher un logement.

Sans en rien croire, on peut glisser adroitement...

Dorival... Taisons-nous.

 

 

Scène IX

 

DORIVAL, LAROCHE

 

DORIVAL, se croyant seul.

À mes vœux tout succède.

Un chagrin inquiet cependant me possède.

Je ne tiens rien encore ; et le père et le fils

Sont là prêts à m’ôter ce que l’on m’a promis.

Les éloigner... comment ? Ariste irréprochable !

On ne gouverne point un homme raisonnable,

Qui n’a rien à cacher, aucuns ménagements

À garder, ainsi donc aucun besoin des gens.

Ne lui pourrai-je enfin trouver quelque faiblesse ?

LAROCHE, approchant.

Bon ! j’y suis.

DORIVAL.

Ah ! c’est vous !

LAROCHE.

Moi-même, qui confesse

Que j’ai des torts.

DORIVAL.

Ah ! ah !

LAROCHE.

Que je sens d’autant plus

Que j’ai fait contre vous des efforts superflus.

DORIVAL.

C’est fort heureux vraiment. Votre langue ennemie

S’est déchaînée avec assez de perfidie.

LAROCHE.

Il est trop vrai ; je n’ose espérer mon pardon.

DORIVAL.

Ah ! fort bien ; le malheur vous fait changer de ton.

LAROCHE.

Il faut que je renonce à cette grande place

Que vous vouliez tantôt, ici, que j’acceptasse ;

Mais au moins, en faveur d’une vieille amitié,

Ne me nuisez pas.

DORIVAL.

Moi !

LAROCHE.

Vous. Un peu de pitié.

DORIVAL.

Mais...

LAROCHE.

Comme j’ai quelqu’un qui pour moi s’intéresse...

DORIVAL.

Quelqu’un : c’est ?...

LAROCHE.

Une dame à qui Michel m’adresse.

DORIVAL.

Michel ! Vous connaissez ce valet ?

LAROCHE.

Oh ! fort peu.

Mais, comme on a donné ma place à son neveu,

Il cherche à m’obliger.

DORIVAL.

Cette dame est parente

D’Ariste apparemment ?

LAROCHE.

On dit qu’elle est charmante,

Qu’il fait chercher pour elle un logement...

DORIVAL.

C’est bon.

Je ne demande pas tous ces détails... Son nom ?

LAROCHE.

Je l’ignore.

DORIVAL.

Fort bien.

LAROCHE.

Michel le sait peut-être.

DORIVAL.

Vous me croyez donc bien jaloux de la connaître ?

LAROCHE.

Je ne dis pas cela.

DORIVAL.

Je ne veux rien savoir

Là-dessus. C’est demain que vous devez la voir ?

LAROCHE.

Demain.

DORIVAL.

Comme il paraît que c’est un grand mystère...

LAROCHE.

Oh ! très grand. Ainsi donc, songez bien à vous taire.

DORIVAL.

Il suffit, brisons là. Je ne vous nuirai pas

Il est de mon destin de faire des ingrats ;

Mais je vous aime encor malgré votre injustice,

Et je me joindrai même à votre protectrice.

Vous pouvez y compter.

LAROCHE.

Oh ! vous êtes trop bon.

DORIVAL.

Mais au moins que ceci vous serve de leçon.

LAROCHE.

Oh ! jamais...

DORIVAL.

C’est assez.

LAROCHE, à part.

Il donne dans le piège.

Comme on va vite avec tant soit peu de manège !

Ainsi presque toujours, et je le vois trop bien

La droiture en affaire est un mauvais moyen.

Il sort.

DORIVAL, seul.

Allons trouver Michel. Ce que je viens d’apprendre,

Ce que tantôt lui-même a su me faire entendre,

Tout prouve qu’il s’agit d’un amoureux lien ;

Quel bonheur ! Pour le coup, Ariste je vous tien.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LAROCHE, seul, s’asseyant et s’essuyant le front

 

Ariste va venir ; j’ai couru comme un diable :

Grâce au ciel je sais tout. Ils sont encore à table.

Je vois trop maintenant quel projet est le tien.

Ariste vertueux, tu n’étais bon à rien

Dorival ; vivent ceux dont on connaît les vices !

Toujours ils ont besoin de secrets, de services ;

Et de leurs complaisants, et de leurs confidents,

En dépit d’eux, ils sont à jamais dépendants.

Il respire ; au ministre il croit une faiblesse :

Voyez quel vaste champ ouvert à sa bassesse !

Mieux que toi j’ai saisi ce secret important :

Tu ne présumes pas le piège qui t’attend.

Ariste vient ; allons, redoublons de courage,

Et tâchons cette fois d’achever notre ouvrage.

 

 

Scène II

 

ARISTE, LAROCHE

 

ARISTE.

Eh quoi ! c’est encor vous qui m’avez demandé ?

LAROCHE.

Que cet entretien soit le dernier accordé,

Si je ne parviens pas à vous convaincre, Ariste.

Votre honneur et le mien veulent que je persiste.

Tout ce que j’ai tenté pour perdre Dorival

A tourné bien pour lui, comme pour moi fort mal ;

Mais de le démasquer j’ai gardé l’espérance.

ARISTE.

Ah ! c’en est trop enfin, et je perds patience.

LAROCHE.

Un seul mot. Écoutez. Je sais qu’en ce moment

Vous cherchez dans Paris un petit logement.

ARISTE.

Quoi ?

LAROCHE.

Je sais qu’il s’agit d’y loger une fille

Dans la misère, ainsi que toute sa famille.

ARISTE.

De quel droit épier ainsi mes actions ?

LAROCHE.

De l’ami Dorival j’ai suivi les leçons ;

C’est lui qui, le premier, de votre domestique

A tiré, ce matin, ce récit véridique.

À d’étranges soupçons dès-lors il s’est livré.

Quant à moi, sur ce point, je suis bien rassuré ;

Car poussant l’examen plus loin, dans sa demeure

J’ai vu la demoiselle ; elle est plus que majeure :

Dorival la croit jeune : or, sans vous emporter,

Jusqu’au bout, s’il se peut, tâchez de l’écouter ;

S’il ne découvre pas toute son infamie,

Tenez-moi pour fripon le reste de ma vie.

Je l’aperçois ; je sors, pour ne pas vous gêner.

Il sort.

ARISTE, seul.

L’insensé dans sa haine, à ce point, s’obstiner !

Quoi ! Dorival... Non, non.

 

 

Scène III

 

ARISTE, DORIVAL

 

DORIVAL, à part.

Il est seul, le temps presse ;

Pour peu que je m’y prenne avec un peu d’adresse,

Je suis maître de lui.

ARISTE, à Dorival.

Ce qu’en ces lieux j’attend

Vous regarde, mon cher : sans perdre un seul instant,

Dès ce soir, j’ai pris soin d’envoyer votre ouvrage,

Et du gouvernement il aura le suffrage,

Je l’espère.

DORIVAL.

Le vôtre est surtout précieux ;

De l’avoir obtenu je me crois trop heureux.

À part.

Sur ce sujet comment faut-il que je l’amène ?

Je ne hasarde rien, la chose est bien certaine,

Et je puis me livrer...

ARISTE.

Vous paraissez rêveur ?

DORIVAL.

Je songe au tour affreux qu’un adroit imposteur

Peut donner quelquefois à telle circonstance...

ARISTE.

Que dites-vous ?

DORIVAL.

Il faut rompre enfin le silence.

Des méchants ont sur vous répandu des soupçons...

De grâce, répondez à quelques questions :

Si je suis indiscret, que mon zèle m’excuse.

ARISTE.

Parlez, je répondrai.

DORIVAL.

Si Michel ne m’abuse,

Dans un faubourg, pour vous, il cherche un logement.

ARISTE.

Puisque vous le savez, d’accord.

DORIVAL.

Secrètement ?

ARISTE.

Il est vrai, jusqu’ici j’en ai fait un mystère.

DORIVAL.

Pour une demoiselle ?

ARISTE.

Oui.

DORIVAL.

Qui vous est bien chère ?

ARISTE.

Pour elle j’ai conçu le plus tendre intérêt.

DORIVAL, à part.

Il ne s’en cache pas comment douter du fait ?

Haut.

Et vous ne voulez pas que cette affaire éclate ?

ARISTE.

Mais non.

DORIVAL.

Ah ! je comprends ; la chose est délicate.

Dans ses propos d’ailleurs le monde est si méchant !...

Mais je puis vous servir.

ARISTE.

Vous ?

DORIVAL.

Moi-même.

ARISTE.

Comment ?

DORIVAL.

J’ai ce qu’il vous faut.

ARISTE.

Quoi ?

DORIVAL.

Maison simple, ignorée,

Mais dans l’intérieur charmante et décorée !...

Jardin délicieux, meubles d’un goût exquis,

Le plus joli boudoir peut-être de Paris.

ARISTE, à part.

Laroche a-t-il dit vrai ?

Haut.

Quelle raison secrète

Me fait donc, suivant vous, chercher cette retraite ?

DORIVAL, en souriant.

Sur les choses qu’on veut dérober à mes yeux

Je ne sais point porter un regard curieux.

Voyez en moi d’ailleurs un ami véritable.

De tout, pour vous servir, Dorival est capable ;

Quoi que vous ordonniez, sans examiner rien,

Il vous obéira. Vous m’entendez ?

ARISTE.

Fort bien.

DORIVAL.

Il faut être indulgent... Oh ! j’ai de la morale ;

Mais sur ce point, pourvu qu’on échappe au scandale...

Je vais trop loin peut-être ; accusez-en mon cœur ;

Il ne souhaite rien comme votre bonheur.

Si j’ose vous tenir un semblable langage,

C’est qu’au fond de ce cœur je me sens le courage

De vous parler de même en votre adversité ;

C’est vous que j’aime enfin, non votre dignité.

 

 

Scène IV

 

ARISTE, DORIVAL, UN VALET

 

LE VALET, remettant des lettres au ministre.

Des lettres qu’à l’instant on vient de me remettre.

ARISTE, remettant des lettres à Dorival.

Celles-ci sont pour vous.

DORIVAL.

Voulez-vous bien permettre ?

En voilà que je dois porter dans nos bureaux ;

Tout feu pour les plaisirs, tout feu pour les travaux.

Voilà comme je suis.

Il sort.

 

 

Scène V

 

ARISTE, seul

 

Il faut que je le dise,

Je ne puis revenir encor de ma surprise.

Dorival... je le crois sans peine maintenant,

De mon prédécesseur fut le vil complaisant.

Je ne me prétends pas plus vertueux que d’autres ;

Tout homme a ses défauts, et nous avons les nôtres :

Mais un homme qui s’offre avec cette impudeur !

Le choisir pour mon gendre et pour ambassadeur !

Son amitié lui fait me prêter ses services ;

Sont-ils donc nos amis ceux qui servent nos vices ?

 

 

Scène VI

 

ARISTE, LAROCHE

 

LAROCHE.

Pardon ; mais Dorival quitte à l’instant ces lieux :

Eh bien ?

ARISTE.

Je vous avais mal jugés tous les deux.

Vous venez de me rendre un signalé service,

Et, mieux instruit, je sais vous rendre enfin justice.

LAROCHE.

Pour honnête homme enfin je suis donc reconnu !

Je respire.

ARISTE.

Oui, c’est vous qui l’aurez confondu.

Mais moi, dois-je abjurer la maxime chérie

Que la force d’esprit, le talent, le génie

Ne peuvent exister dans un cœur sans vertu ?

Cet homme vil enfin que j’ai trop tard connu

M’a remis ce soir même un éloquent mémoire :

Du meilleur écrivain il soutiendrait la gloire.

Quelle fatalité que je ne conçois pas !

Un si rare talent avec un cœur si bas !

Sans délai j’ai pris soin d’envoyer cet ouvrage ;

Et le gouvernement, dans ses lettres, je gage,

Il décachète une des lettres qu’il tient à sa main.

De cet écrit me fait l’éloge... Justement.

LAROCHE.

Je n’ai sur cet objet aucun renseignement.

L’ouvrage est bon ?

ARISTE.

Parfait.

LAROCHE.

Je gagerais ma vie

Qu’il n’en est pas l’auteur.

ARISTE.

Comment ?

LAROCHE.

Je le parie.

Je lui crois plus de cœur encor que de talent.

Si je pouvais... j’y suis. Oui, moyen excellent ;

Si vous me secondez, il se trahit lui-même.

ARISTE.

Mais comment ?

LAROCHE.

Chut, il vient.

 

 

Scène VII

 

ARISTE, LAROCHE, DORIVAL

 

LAROCHE.

Quelle disgrâce extrême !

DORIVAL.

Quoi donc ?

LAROCHE.

En un instant comme tout a changé !

DORIVAL.

Que peut signifier ce visage affligé ?

LAROCHE.

Quel coup de foudre !

DORIVAL.

Enfin ?

LAROCHE.

Quelle fatale lettre !

Au ministre à l’instant on vient de la remettre :

Mais faut-il ?...

ARISTE.

Achevez.

LAROCHE.

Il est disgracié.

DORIVAL.

Se peut-il ?

LAROCHE.

De sa place il est remercié.

DORIVAL.

Que dites-vous ? grand Dieu !

LAROCHE.

La chose est trop réelle.

Quelqu’un m’avait déjà dit tout bas la nouvelle.

Par mon zèle conduit, j’accours pour m’informer...

Et monsieur franchement vient de me confirmer...

DORIVAL.

Dois-je croire, monsieur, cette nouvelle affreuse ?

ARISTE.

Ah ! comment supporter cette épreuve honteuse ?

LAROCHE.

Permettez donc ; la honte ici n’est pas pour vous ;

Quoique j’aie éprouvé tantôt votre courroux,

J’ai toujours tant aimé vous et votre famille

Que j’ai tout oublié.

ARISTE.

Ciel ! ma mère et ma fille !

C’en est trop, et je veux...

LAROCHE.

De grâce, taisez-vous.

 

 

Scène VIII

 

ARISTE, LAROCHE, DORIVAL, FIRMIN, CHARLES, MADAME DORLIS, LAURE

 

LAROCHE.

Madame, et vous Firmin, venez, unissons-nous.

MADAME DORLIS.

Pourquoi ?

LAROCHE.

Pour consoler Ariste en sa disgrâce.jet

LAURE.

Que dit-il ?

MADAME DORLIS.

Qu’est-ce donc ?

LAROCHE.

Il a perdu sa place.

LAURE.

Grand Dieu !

DORIVAL.

L’événement comme vous me surprend.

MADAME DORLIS.

J’étais loin de prévoir un malheur aussi grand.

CHARLES.

Ainsi, sur cette terre injuste et corrompue,

Le talent est proscrit, la vertu méconnue ;

L’honnête homme ne reste en place qu’un instant,

Et du méchant lui seul le triomphe est constant.

ARISTE.

Jeune homme, croyez-moi, le ciel est équitable,

Le châtiment atteint tôt ou tard le coupable.

DORIVAL.

Mais répondez ; au moins de ce coup imprévu

Connaît-on le sujet ?

LAROCHE.

Il n’est que trop connu ;

Certain mémoire seul cause cette aventure.

FIRMIN.

Un mémoire ! celui dont vous faisiez lecture ?

DORIVAL.

Où l’on se permettait de donner des avis,

Des conseils, qui sans doute auront été mal pris.

LAROCHE.

Précisément.

DORIVAL.

Eh bien ! avais-je tort de dire

Qu’il est des vérités que l’on doit s’interdire !

ARISTE.

À remplir mon devoir je n’hésite jamais ;

Et de l’avoir rempli, quel qu’en soit, le succès,

Je ne me repens pas.

DORIVAL.

Beau sentiment, sans doute ;

Elle était belle aussi la place qu’il vous coûte.

LAROCHE.

Et tout n’est pas fini. D’autres perdront la leur ;

On sait trop qu’un ministre est rarement l’auteur

Des ouvrages nombreux qui de ses bureaux sortent.

DORIVAL.

Eh bien ?

LAROCHE.

Dans celui-ci comme tous les mots portent...

FIRMIN.

Expliquez-vous.

LAROCHE.

On veut savoir absolument

Celui qui s’est permis cet écrit véhément.

DORIVAL.

La disgrâce d’Ariste alors pourrait l’atteindre ?

LAROCHE.

Mais, entre nous, on a tout sujet de le craindre.

DORIVAL.

Eh ! mais ce n’est pas moi.

FIRMIN.

Moi seul en suis l’auteur.

ARISTE.

Qu’entends-je ?

MADAME DORLIS.

Vous, Firmin !

FIRMIN.

Moi, je m’en fais honneur.

LAROCHE.

Là, que vous ai-je dit ?

FIRMIN.

De ce faible mémoire,

Sans honte, à Dorival j’ai pu laisser la gloire ;

Je ne laisserai pas de même le danger :

Ce danger, avec vous je dois le partager ;

Tantôt j’ai pu me taire, à-présent je me nomme.

CHARLES.

Bien, mon père. Voilà parler en honnête homme ;

Et tant de modestie, avec tant de fierté,

Voilà le vrai talent, voilà la probité.

Allez, votre disgrâce, Ariste, est honorable ;

Mon père n’a pu rien écrire de coupable ;

Et Laure à ce revers peut devoir le bonheur.

Pour son hymen alors n’écoutant que son cœur,

Si l’heureux Charles un jour peut enfin y prétendre...

MADAME DORLIS.

Charles ! que dites-vous ?

FIRMIN.

Son cœur sensible et tendre

Prend à votre malheur un si vif intérêt !

ARISTE.

Ainsi chacun de vous a trahi son secret.

Firmin, puisque c’est vous qui fîtes ce mémoire,

Recueillez-en donc seul et le prix et la gloire.

Il honore à-la-fois votre esprit, votre cœur

Et le gouvernement vous nomme ambassadeur.

Je suis ministre encore, et je m’en félicite,

Puisque je puis ainsi payer le vrai mérite.

MADAME DORLIS.

Que dit-il ?

DORIVAL.

Qu’ai-je fait ?

ARISTE, à Dorival.

Vous voilà donc connu,

Homme fourbe en talent comme fourbe en vertu ?

Il m’a donc cru, le traître, à lui-même semblable !

LAROCHE.

Comme il calomniait une action louable !

Car enfin j’ai tout su par elle et par Michel.

Cette femme pour qui d’un amour criminel

Il vous croyait atteint ! elle est infirme, âgée.

Par les soins du ministre elle est déjà logée.

Et pour qui ces secours secrets et généreux ?

Pour la fille d’Armand, ce marin si fameux.

En secourant ainsi l’honorable indigence,

Votre fils a payé la dette de la France.

ARISTE.

De grâce, mes amis, gardez-moi le secret.

MADAME DORLIS.

Pourquoi ?

ARISTE.

Le publier, c’est détruire un bienfait.

À Dorival.

Sortez.

Dorival sort confondu.

LAROCHE, le voyant sortir.

Pauvre garçon ! Il me fait de la peine.

Je l’avais bien prévu que je perdrais ma haine

Dès que je le verrais déchu de sa grandeur.

FIRMIN.

Bien ! Nous nous unirons pour calmer sa douleur.

LAROCHE.

C’est dit ; je me sens prêt à lui rendre service.

ARISTE.

J’ai lu dans votre cœur, Charles ; il est trop novice

Pour savoir déguiser un innocent amour.

Vos vœux, mon jeune ami, seront remplis un jour.

LAROCHE.

Reconnaissez en lui l’auteur de la romance.

MADAME DORLIS.

Il se pourrait !

LAURE.

Mon cœur me l’avait dit d’avance.

MADAME DORLIS.

Charles fera, je crois, un excellent époux.

ARISTE.

Imitez votre père, et sa main est à vous.

Sur l’intrigant ainsi l’honnête homme l’emporte.

Qu’il en arrive, hélas, rarement de la sorte !

Qui mérite une place est loin d’obtenir ;

Et le sot, en rampant, est sûr de parvenir.


[1] Depuis, l’Athénée.

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