Rodolphe (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)

Drame en un acte et en prose.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase Dramatique, le 20  novembre 1823.

 

Personnages

 

RODOLPHE, ancien marin, négociant

ANTOINE, son associé

THÉRÈSE, sœur de Rodolphe

LOUISE, sœur d’Antoine

 

Un salon ; porte au fond, deux portes latérales. Sur le devant, à la droite du spectateur, une table de bureau chargée de cartons et de papiers ; plus loin, du même côté, un secrétaire.

 

 

Scène première

 

RODOLPHE, seul, assis devant une table, et tenant une lettre à la main

 

Ma sœur ! il me demande ma sœur en mariage ! le moyen de refuser un aussi riche parti ! Moi, Rodolphe, capitaine corsaire, et rien de plus. D’un autre côté, je ne peux pas me jouer d’un galant homme ; il faut donc lui avouer la vérité, morbleu !

Il se lève.

Le jour où j’ai enlevé à l’abordage le pavillon ennemi, j’ai eu moins de peine qu’aujourd’hui en composant cette épître.

Il lit.

« Monsieur, vous m’offrez votre fortune et votre main pour ma sœur Thérèse ; ce n’est pas à moi qu’il faut vous adresser pour cela, car Thérèse ne m’appartient pas ; Thérèse n’est pas ma sœur. C’est un secret que ni elle ni personne au monde ne soupçonnait jusqu’ici : mais la démarche que vous faites aujourd’hui me force, pour la première fois, à rompre le silence, et à vous confier les principaux événements de ma vie. »

S’interrompant.

Oui, je le dois, ne fût-ce que pour Thérèse.

Continuant.

« Il y a quatorze ans, j’en avais seize alors, j’étais simple matelot, et le plus mauvais sujet peut-être de toute la marine. Mal vu par mes chefs, à cause de mon indiscipline ; redouté de mes camarades, avec qui je me battais à chaque instant, j’allais sans doute être mis à l’écart, lorsqu’un jour nous abordons des flibustiers chargés de riches dépouilles ; le combat fut long et terrible. La victoire nous resta ; et, tandis que mes camarades couraient au pillage, j’aperçois une femme mourante, tenant dans ses bras une petite fille de trois ou quatre ans. – Qui êtes-vous ? me dit-elle d’une voix faible. – Rodolphe, un simple matelot. – Rodolphe, je vous donne ma fille, cette pauvre orpheline ; que ce soit a votre part du butin. Soyez son protecteur, son frère, et n’oubliez pas qu’un jour je vous en demanderai compte. »

S’interrompant.

Oui, je la vois encore. J’ignore ce qui se passa en moi ; mais cette mère expirante qui me léguait sa fille, et qui, de là-haut sans doute, allait toujours veiller sur mes actions ; cette idée seule changea tout mon être, toutes mes habitudes. Plus de vin, plus d’indiscipline, plus de querelles ; je devins le meilleur sujet de l’équipage ; et maintenant encore, n’est-ce pas à son souvenir que je dois mon état, mon bien-être, ma fortune ? Eh bien ! où en étais-je donc ?

Reprenant la lettre et lisant.

« J’acceptai la succession. Je débarquai, tenant dans mes bras ma petite Thérèse que j’appelai ma soeur, et pendant dix années, tout ce que je gagnai dans mes courses sur mer fut consacré à son éducation et à son établissement. Elle avait quatorze ans, et moi vingt-six, quand nous vînmes nous fixer ici, à Dantzick, auprès du brave Antoine, mon associé. »

S’interrompant.

Ah ! je le sens bien, c’était alors que j’aurais dû apprendre à nos amis, et à Thérèse elle-même, qu’elle n’était pas ma sœur ; mais il m’en coûtait de renoncer à ce nom, et puis il aurait peut-être fallu la quitter, nous séparer, et cela m’était déjà impossible, j’avais pris l’habitude de l’avoir près de moi. Enfin, ses soins et son affection étaient nécessaires à mon bonheur. Qu’ai-je fait ? et qu’en est-il arrivé ? que Thérèse n’a jamais vu en moi que son frère, et n’aura jamais qu’une amitié de sœur, tandis que moi, je l’aime comme un insensé, comme un furieux : la vue d’un amoureux me met au supplice ; et hier, quand j’ai reçu cette lettre, où ce jeune officier me demandait ma sœur en mariage, j’ai sauté sur mes pistolets pour aller lui en demander raison. Il faut prendre un parti.

Lisant tout bas.

Oui, je lui dis là toute la vérité ; et tantôt, quand nous serons seuls, quand tous les ouvriers seront partis, je ferai le même aveu à Thérèse. Il est vrai que tous les jours je forme ce projet, et que je n’ai pas encore pu l’exécuter ; mais aujourd’hui j’en aurai le courage. Ah ! mon Dieu ! la voici.

 

 

Scène II

 

RODOLPHE, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE.

Mon frère ! mon frère !

RODOLPHE, brusquement.

Qu’est-ce que c’est ? Tu viens encore me déranger ?

THÉRÈSE.

Là ! Ne vas-tu pas me gronder ? je viens t’avertir que le déjeuner est prêt.

RODOLPHE, de même.

Je ne puis dans ce moment ; je suis à travailler. Mais toi, rien ne t’empêche...

THÉRÈSE.

Non pas, j’aime bien mieux attendre ; car je n’ai pas d’appétit quand nous ne déjeunons pas ensemble.

RODOLPHE.

Vraiment ?

S’adoucissant.

Je te demande pardon, Thérèse, de t’avoir brusquée tout à l’heure ; j’étais occupé.

THÉRÈSE.

Oh ! je le vois bien, et beaucoup ; car vous n’avez seulement pas songé à m’embrasser.

RODOLPHE.

Tu crois ?

THÉRÈSE.

Sans doute ;

Tendant la joue.

et puisque vous êtes pressé, dépêchez-vous.

Rodolphe l’embrasse.

Eh bien ! ne semble-t-il pas qu’il me fait une grâce ?

RODOLPHE, vivement.

Moi ! oh ! non, certainement ; mais vois-tu, Thérèse...

THÉRÈSE, lui faisant signe de la main.

C’est bien ; c’est bien, Monsieur, que je ne vous dérange pas à votre travail. Tiens, je m’en vais prendre le mien ; et pendant que tu écriras, je broderai auprès de toi sans faire de bruit.

Elle va chercher une chaise de l’autre côté du théâtre, et la place auprès de la table où Rodolphe est occupé à écrire.

De sorte que nous serons chacun à notre ouvrage, sans cesser d’être ensemble.

RODOLPHE, à part.

Et comment renoncer à ce bonheur, à cette douce intimité ?

Se mettant à écrire sans la regarder.

Qu’est-ce que tu fais là ?

THÉRÈSE.

Une cravate brodée pour toi.

Se levant et s’appuyant sur le dos du fauteuil de Rodolphe.

Et vous, Monsieur, toujours dans vos livres à parties doubles. Voilà-t-il des colonnes de chiffres !

RODOLPHE.

Oui. J’établis mon compte, et celui de ce bon Antoine, mon associé.

THÉRÈSE.

Mon ami, sommes-nous bien riches ?

RODOLPHE.

Juges-en toi-même. Nous avons pour notre part plus de cent mille francs ; moi qui, il y a quelques années, n’avais pas un sou vaillant : et quand je pense que c’est à Antoine que je dois tout cela !

THÉRÈSE.

Il serait possible !

RODOLPHE.

C’est lui qui, dans l’origine, m’a prêté de l’argent, m’a associé à ses bénéfices ; c’est lui qui, par ses soins et sa prudence, a doublé ici nos capitaux, tandis que je les exposais sur mer.

THÉRÈSE.

Oui, tu as toujours été pour les entreprises et les aventures.

RODOLPHE.

Que trop ! car il y a quelques années, j’avais voulu, contre ses avis, tenter à moi seul une expédition qui avait complètement échoué ; j’étais ruiné. Antoine vint me trouver, m’apporta sa part, me força d’en prendre la moitié. Il fallut bien accepter, quitte à lui rendre plus tard ; et c’est ce que je fais aujourd’hui, à son insu. Mais, excepté cela, tu sais bien que depuis je n’ai rien fait sans le consulter.

THÉRÈSE.

Et tu as bien raison. Ce brave monsieur Antoine ! quel excellent cœur ! Depuis que je sais cela, je vais l’aimer encore plus qu’auparavant.

RODOLPHE.

Tu l’aimes donc beaucoup ?

THÉRÈSE.

Sans doute ; et lui aussi, il me le dit du moins à chaque instant.

RODOLPHE, se levant.

Comment ! il te le dit ? je ne m’en suis cependant pas aperçu.

THÉRÈSE.

Je crois bien ; quand vous êtes ici, vous ne parlez que de commerce et de spéculations... mais quand nous sommes tous deux ou avec Louise, sa sœur, il est si bon et si aimable !

RODOLPHE, à part.

Il se pourrait ! lui, Antoine, mon ami ! s’il est vrai...

THÉRÈSE.

Eh bien ! qu’as-tu donc ?

RODOLPHE.

Rien.

À part.

Qu’allais-je faire ? soupçonner mon bienfaiteur ! Pauvre Antoine ! qui n’a pour nous deux qu’une amitié de frère ! Il en est d’autres plus redoutables ! et cette lettre...

THÉRÈSE.

Rodolphe, d’où vient le trouble où je te vois, et quel est ce papier ?

RODOLPHE.

Il vous concerne autant que moi ; c’est de monsieur Muller, ce jeune officier que plusieurs fois nous avons rencontré à la promenade.

THÉRÈSE.

Ah ! mon Dieu ! celui à qui tu as cherché querelle, et avec qui tu voulais te battre, parce que quelquefois il m’avait regardée.

RODOLPHE, avec amertume.

J’avais peut-être tort. Voilà qu’aujourd’hui il vous demande en mariage.

THÉRÈSE, avec joie.

Moi, en mariage ! quel bonheur ! je craignais que ce ne fût un cartel. Tu lui répondras, n’est-ce pas ? et bien honnêtement.

RODOLPHE.

Que lui dirai-je ?

THÉRÈSE.

Qu’il nous fait bien de l’honneur ; mais que je ne veux pas me marier, que je veux toujours rester avec toi.

RODOLPHE.

Il serait vrai ?

THÉRÈSE.

Eh bien ! est-ce que cela t’étonne ? Toi qui parles, n’as-tu pas déjà refusé plusieurs fois de riches partis ? tu ne me l’as pas dit, mais je l’ai su. Eh bien ! je veux suivre ton exemple ; nous sommes si heureux ! pourquoi changer ? Un frère et une sœur qui s’aiment bien, il n’y a rien de plus doux au monde. Tous les ménages que je vois ont des querelles, des disputes ; nous, jamais ; non ; ce que veut l’un de nous est toujours ce que l’autre désire ; de sorte qu’aucun n’obéit, et pourtant nous commandons tous deux.

RODOLPHE.

Oui, oui, Thérèse, tu as raison, je crois que je suis bien heureux.

THÉRÈSE, avec joie.

Oui, n’est-ce pas, je tiens bien ton ménage ? tu es content de moi ?

RODOLPHE.

Oui, Thérèse, oui, ma bonne sœur.

THÉRÈSE.

Dame ! je mets le plus d’économie que je peux ; mais c’est toi qui dépenses toujours ; à chaque instant des robes nouvelles, des fichus que tu achètes pour moi ; aussi le dimanche, quand tu me donnes le bras, et que nous nous promenons ensemble, en passant près de nous, on dit souvent à voix basse : « Voilà un joli couple ! » Je ne fais pas semblant de comprendre ; mais cela me fait plaisir, et je te serre le bras pour te dire : Entends-tu ?

RODOLPHE.

Oui, morbleu ! je n’entends que trop bien, surtout quand il y a des jeunes gens comme monsieur Muller. Mais n’en parlons plus ; je vais lui envoyer ta réponse, et si tu savais combien elle m’a fait plaisir ; si je te disais, Thérèse, pour quelle raison... Hein ! qui vient déjà nous déranger ?

THÉRÈSE.

C’est notre ami Antoine.

 

 

Scène III

 

RODOLPHE, THÉRÈSE, ANTOINE

 

ANTOINE.

Oui, mes amis, je viens de faire un tour sur le port, et j’apporte de bonnes nouvelles. Rodolphe, le brick l’Aventure est en rade ; on l’a signalé ce matin.

RODOLPHE.

En vérité ?

ANTOINE.

Il y a là-dessus vingt mille francs de marchandises qui nous appartiennent. Hein ! mon garçon, encore quelques voyages comme celui-là, et nous pourrons expédier aussi des navires à notre compte. Quel plaisir ! quand nous entendrons dire sur le port : « À qui appartient ce brick, ou ce beau trois-mâts ? » et qu’on répondra : « C’est à la maison Antoine, Rodolphe et Compagnie. »

RODOLPHE, en riant.

Voyez-vous l’ambition du commerce ?

ANTOINE.

Par exemple, il faudra chercher pour notre navire un beau nom. C’est mademoiselle Thérèse qui se chargera de le trouver.

THÉRÈSE.

C’est déjà fait : il s’appellera le brick les deux amis.

ANTOINE, attendri.

Les Deux Amis ! Oui, elle a raison, il n’y a pas de plus beau nom que celui-là. C’est pourtant bien simple ; eh bien ! il m’aurait fallu un mois pour le trouver. Ah çà, je ne te dérange pas ?

RODOLPHE.

Non, sans doute.

ANTOINE.

C’est que, me trouvant près de chez toi, je me suis dit : Je vais lui faire une petite visite d’amitié. J’ai bien fait, n’est-il pas vrai ?

Lui donnant une poignée de main.

Tu ne sais pas ? les cotons sont en baisse ; les cafés se soutiennent, et on offre des colzas à vingt-cinq florins. Qu’est-ce que tu en penses ?

THÉRÈSE.

Il me semble, monsieur Antoine, que vos visites d’amitié ressemblent à des conférences de commerçants.

ANTOINE.

Non, ce que j’en dis, ce n’est pas pour affaires, c’est pour causer, et voilà tout. À propos, j’oubliais. Dites donc, mes amis, je marie ma sœur.

RODOLPHE.

Comment !

THÉRÈSE.

Et c’est aujourd’hui que vous nous l’apprenez ?

ANTOINE.

Eh ! parbleu, je ne le sais que d’hier. J’étais à faire une addition, et Louise travaillait auprès de moi.

THÉRÈSE, regardant Rodolphe.

Comment nous, ce matin.

ANTOINE.

Quand je m’aperçois qu’elle pleurait. « Louise, que je lui dis, pourquoi que tu pleures pendant que je travaille ? ça me fait tromper. » Elle me répond : « Ce n’est pas ma faute, c’est que Julien va partir. – Tu l’aimes donc ? – Eh ! oui, sans doute. » Julien est un jeune homme, notre voisin, qui est commis chez un marchand. Je laisse là mon addition, je prends mon chapeau, et je vais à la boutique. « Julien, est-il vrai que vous partez ? – Oui, Monsieur. – Et pourquoi ? – Pour faire fortune, et revenir ici m’établir. – Et si je vous donne cinquante mille francs ? – Je refuserai. – Et ma sœur par-dessus le marché ? – J’accepterai. » Et déjà il voulait se jeter à mes pieds. Je le reçois dans mes bras ; je le mène dans ceux de ma sœur ; et, dans une demi-heure tout a été arrangé. C’est aujourd’hui que nous signons le contrat, et que nous faisons le repas des fiançailles. Tu en seras, n’est-ce pas ? ainsi que vous, mademoiselle Thérèse ?

THÉRÈSE.

Oui, sans doute ; mais c’est chez nous qu’on dînera.

RODOLPHE.

Tu as raison, et tu nous commanderas un fameux dîner, entends-tu, Thérèse ?

THÉRÈSE.

Sois tranquille.

ANTOINE.

Eh bien ! voilà des bêtises, et je ne le veux pas ; aller ainsi dépenser de l’argent pour rien.

RODOLPHE.

Ça te convient bien de parler, toi qui viens de donner cinquante mille francs à ta sœur !

ANTOINE.

Quelle différence ! cela, c’est utile ; et puis, s’il faut te le dire, c’est à contrecœur que je fais ce mariage, car j’aurais voulu voir à ma sœur un autre époux que celui-là, quoiqu’il soit bien gentil.

THÉRÈSE.

Et qui donc ?

ANTOINE.

Eh ! parbleu, mon ami Rodolphe, ici présent. Moi, je n’y entends pas de finesse. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour que lui et ma sœur eussent à s’adorer. Ça n’a jamais pris, ce n’est pas de ma faute.

THÉRÈSE, émue.

Eh bien ! par exemple, de quoi vous mêliez-vous, et pourquoi les forcer ?

ANTOINE.

Je ne les forçais pas ; mais, enfin, si cela avait pu s’arranger.

THÉRÈSE, vivement.

Cela ne se pouvais pas, puisque Louise en aimait un autre. Vous auriez donc voulu la rendre malheureuse ?

ANTOINE.

Moi ! la rendre malheureuse !

À Rodolphe.

Ah ! çà ! qu’est-ce qu’elle a donc, ta sœur ? je ne l’ai jamais vue comme ça.

RODOLPHE, avec émotion.

Rien : c’est par amitié pour Louise, et par intérêt pour toi-même.

ANTOINE.

À la bonne heure, mais il ne faut pas me rudoyer pour ça. Je voulais que tu fusses mon frère, c’est manqué ; n’y pensons plus.

Regardant Thérèse.

Il y aura peut-être quelque moyen de s’entendre là-dessus.

THÉRÈSE, qui, pendant ce temps, a remonté le théâtre.

Eh ! c’est ma chère Louise ! c’est la nouvelle mariée !

 

 

Scène IV

 

RODOLPHE, THÉRÈSE, ANTOINE, LOUISE

 

LOUISE.

Eh bien ! Antoine, qu’est-ce que tu fais donc ? je t’ai cherché partout. Heureusement que quand tu n’es pas à ton comptoir, tu es toujours ici ; alors j’étais sûre de te trouver. Bonjour, monsieur Rodolphe ! Bonjour, Thérèse ! vous savez, n’est-ce pas ?...

ANTOINE.

Oui, oui, n’en parlons plus, je leur ai tout dit.

LOUISE.

Tant pis, je leur aurais raconté.

À Antoine.

Mais tu es là à causer, et pendant ce temps-là il s’impatiente, et se désespère peut-être.

ANTOINE.

Eh ! qui donc ?

LOUISE.

Julien, qui t’attend chez le notaire : le contrat ne se fera pas tout seul ; il faut encore convenir des articles ; mais, voilà comme tu es ; dès qu’il ne s’agit plus de commerce...

ANTOINE.

Allons, ne vas-tu pas me faire aussi une scène ? Je me rends chez ton notaire, et, mieux que cela, je vais lui porter la dot.

LOUISE.

À la bonne heure, mais dépêche-toi ; je me figure ce pauvre Julien...

ANTOINE.

N’est-il pas bien à plaindre ! Voyons, Rodolphe, toi qui es notre caissier, donne-moi des fonds.

RODOLPHE.

Attends, je suis à toi.

Ouvrant un tiroir.

Mais auparavant, comme amis de la famille, permets-nous, à Thérèse et à moi, d’offrir notre cadeau à la mariée.

ANTOINE.

Là ! encore des bêtises !... Vois-tu, Rodolphe, je te l’ai dit cent fois, tu n’es pas plus né pour le commerce que...

LOUISE.

Dieu ! la belle chaîne d’or !

THÉRÈSE, bas, à Rodolphe.

Ah ! que tu es aimable !

RODOLPHE, de même.

Ce n’est pas moi, c’est toi qui la lui donnes, car c’était pour Thérèse que je l’avais achetée.

Il va se mettre à sa table et compte des billets.

ANTOINE.

Je vous le demande, une chaîne d’or à une petite fille comme celle-là ! Qu’est-ce qu’il donnera donc à sa sœur, quand elle se mariera ? car voilà un bel exemple, mademoiselle Thérèse ; j’espère que vous en profiterez.

LOUISE, mettant la chaîne à son cou.

Oui, oui, il faut vous marier ; c’est si gentil... Regardez donc comme ça brille... Et puis, quand vous voudrez, vous ne manquerez pas d’amoureux.

ANTOINE.

Pour ça, j’en réponds ; car moi, qui vous parle, j’en connais plus d’un.

RODOLPHE, qui est à la table, et qui a donné plusieurs fois des marques d’impatience.

Viens donc au moins m’aider, je ne sais pas si j’ai là ton compte.

ANTOINE, sans le regarder.

Eh ! va toujours, je m’en rapporte à toi.

À Thérèse.

Et ceux dont je vous parle là, mademoiselle Thérèse, ce sont des gens qui vous recherchent pour vous, et non pour les écus de votre frère.

RODOLPHE.

C’est pour toi que je fais ce bordereau ; si tu ne viens pas examiner...

ANTOINE.

J’y suis, j’y suis, mon ami : vingt, vingt-cinq, trente ; voilà trente mille francs.

À Thérèse.

Vous penserez à ce que je vous ai dit, à vos moments perdus, à votre aise, parce que j’ai pour vous un jeune homme en vue.

LOUISE.

Je gage que je le connais ?

ANTOINE.

Je te dis que non.

LOUISE.

Je te dis que si.

ANTOINE.

Eh ! je te dis que non.

RODOLPHE, impatienté, les interrompant.

Ah çà, morbleu ! finirez-vous ? Il me semble que, quand il s’agit d’affaires, on doit être à ce que l’on fait.

ANTOINE.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il te prend donc ? j’y suis plus que, toi.

Regardant le bordereau.

Quarante mille francs en effets, les voici. Plus, dix mille francs comptant.

RODOLPHE.

Ou c’est tout comme : un billet passé à mon ordre, que je dois toucher aujourd’hui chez Durant, négociant.

ANTOINE.

Eh bien ! cours vite les chercher pendant que je vais arrêter les comptes et signer le reçu.

RODOLPHE.

Ils ont un caissier qui ra me tenir un quart d’heure.

LOUISE.

Encore des retards, raison de plus pour se presser.

Prenant le bras de Rodolphe.

J’y vais avec vous.

ANTOINE.

Eh bien ! allez vite, allez donc.

LOUISE, en sortant.

Ne vous faites pas attendre, c’est pour midi.

Elle sort avec Rodolphe.

 

 

Scène V

 

ANTOINE, THÉRÈSE

 

ANTOINE, les regardant sortir.

C’est ça, j’aime autant qu’ils s’en aillent ; parce que, s’il faut vous le dire, mademoiselle Thérèse, je ne suis pas fâché de me trouver seul avec vous.

THÉRÈSE.

Et pourquoi ?

ANTOINE.

Oh ! pourquoi. Tenez, moi, j’ai un style de négociant, et, dans mes conversations comme dans mes lettres de commerce, je vais droit au fait. Voici donc l’affaire en question. Je suis le meilleur ami de votre frère, je suis son associé : tout entier à mon négoce, rien jusqu’ici n’avait manqué à mon bonheur ; mais, depuis quelque temps, ça n’est plus ça, je ne suis plus heureux.

THÉRÈSE.

Vous, monsieur Antoine, il se pourrait ?

ANTOINE.

J’étais bien sûr que cela vous ferait du chagrin, parce que vous êtes bonne. Oui, mademoiselle Thérèse, je trouve que ma maison est trop vaste, que mon comptoir est trop grand ; il y a toujours là, à côté de moi, quelque chose que je cherche et que je ne trouve pas. Enfin, ce qui me manque, c’est une bonne femme, et si vous le voulez, Mademoiselle, nous arrangerons cette affaire-là ; car c’est de vous que je suis amoureux.

THÉRÈSE.

Ô ciel ! je n’en reviens pas, m’avouer ainsi tout uniment...

ANTOINE, froidement.

Dame ! je vous le dis comme ça est : j’ai trente-cinq ans, une jolie fortune et une bonne réputation. Vous ne trouverez pas en moi un malin, mais un bon enfant. Vous mènerez tout à votre gré, comme ici, comme chez votre frère, ou plutôt, comme vous l’aimez autant que moi, nous ne nous quitterons pas, nous ferons ménage ensemble. Ce n’est pas quand je vais être heureux, que je veux qu’il cesse d’être mon associé.

THÉRÈSE.

Antoine, que de bonté ! que de générosité !...

ANTOINE.

Du tout ! ça ne me coûte rien ; votre bonheur d’abord ! et puis le mien après, si ça se peut sans vous gêner.

THÉRÈSE.

Si vous saviez dans quel embarras je me trouve ! Je ne sais comment reconnaître, comment vous répondre. Pourquoi n’avez-vous pas parlé de cela à mon frère ?

ANTOINE.

Je m’en serais bien gardé ! Rodolphe est mon ami, mon débiteur, puisque j’ai été assez heureux pour lui rendre quelques services ; et si je lui avais dit : Frère, j’aime ta sœur, veux-tu me la donner ? il m’aurait répondu sur-le-champ, comme moi ce matin à Julien : Tiens, la voilà, elle est à toi ; et peut-être, Thérèse, cela ne vous aurait-il pas convenu, parce qu’il peut y avoir des raisons, des causes que les frères ne connaissent pas ; par ainsi je me suis dit : Je vais d’abord en parler à Thérèse, et si elle y consent, le reste ne sera pas long.

THÉRÈSE.

Peut-être vous trompez-vous ; car si ma franchise doit égaler la vôtre, je vous avouerai que je n’ai pas l’idée de me marier.

ANTOINE.

Je comprends, vous en aimez un autre ?

THÉRÈSE.

Non, et même, si j’avais un choix à faire, c’est vous, Antoine, que je préférerais.

ANTOINE.

Il serait possible ?

THÉRÈSE.

Mais je vous l’ai dit, je ne vois en vous que l’ami de mon frère, que le mien ; je crains de vous fâcher en vous l’avouant, mais je n’ai point d’amour pour vous, je n’ai que mon amitié à vous offrir.

ANTOINE.

Dites-vous vrai ? eh bien ! morbleu ! c’est tout ce que je demande, et puis le reste viendra plus tard. Qu’un joli garçon soit exigeant, rien de mieux. Mais moi, je suis encore trop heureux de ce que vous voulez bien m’accorder.

Lui baisant la main.

Oui, ma petite Thérèse, je vous jure que cet aveu-là suffit à mon bonheur, et que jamais...

 

 

Scène VI

 

ANTOINE, THÉRÈSE, RODOLPHE, qui est entré avant la fin de la scène

 

RODOLPHE.

Qu’ai-je entendu ?

THÉRÈSE.

Ah ! mon frère !

ANTOINE.

Eh bien ! il arrive à propos, et il va être joliment content.

Allant à lui.

Viens donc, mon ami, si tu savais...

RODOLPHE, brusquement.

Laissez-moi.

ANTOINE.

Eh bien ! à qui en as-tu donc ? est-ce à moi que tu parles ?

RODOLPHE.

À vous-même.

THÉRÈSE.

Mon frère.

RODOLPHE, avec emportement.

Taisez-vous ; mêlez-vous de ce qui vous regarde.

ANTOINE.

Ah ! je vois ce que c’est : parce que toi, qui es sévère en diable, tu m’as vu lui baiser la main ; mais sois tranquille, quand tu connaîtras mes intentions...

RODOLPHE.

Du tout, Monsieur, du tout ; ce n’est pas cela. Ma sœur... ma sœur est sa maîtresse ; qu’on lui fasse la cour, qu’elle prête l’oreille à tous les propos, cela m’est parfaitement indifférent.

THÉRÈSE.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il a donc ?

RODOLPHE.

Ce qu’il m’importe, c’est d’avoir un associé qui s’occupe de son état et qui songe à ses affaires.

S’approchant de la table.

J’en étais sûr, le compte n’est pas arrêté, le reçu n’est pas fait ; vous aviez apparemment d’autres soins plus importants.

ANTOINE.

Quelle diable de querelle vient-il me chercher là ? Que je le signe à présent ou dans une heure, qu’est-ce que cela fait ?

RODOLPHE.

Cela fait... Cela fait que chaque jour il en est ainsi, que toutes les affaires sont négligées, et pourquoi ? parce qu’au lieu de rester à son comptoir, Monsieur est toute la journée hors de chez lui, et c’est sur moi seul que retombe tout le travail.

ANTOINE.

Eh mais ! au bout de dix ans, voilà la première fois qu’il s’en plaint.

RODOLPHE, éclatant.

Parce qu’il y a un terme à tout, parce que cela devient insupportable, et que je ne peux plus y tenir.

ANTOINE.

Ah çà, morbleu ! tu le prends là sur un ton...

RODOLPHE.

J’en ai le droit ; et s’il ne vous convient pas, il y a un moyen de nous mettre d’accord. Dans une heure, vous recevrez l’argent qui vous revient, celui que je vous dois. J’en ai fait le compte ce matin, et désormais nous ne travaillerons plus ensemble.

THÉRÈSE.

Rodolphe, qu’est-ce que tu dis là ?

ANTOINE, stupéfait.

Comment !

RODOLPHE.

Il faut que cela finisse ; quand on ne s’entend plus, le mieux est de ne pas se voir.

ANTOINE.

Comment ! tu me chasses de chez toi ! Tu te souviendras que c’est toi.

THÉRÈSE.

Antoine ! Antoine ! moi, je vous conjure de rester.

ANTOINE.

Non pas ; je suis fier aussi, moi, et si jamais je remets les pieds ici...

RODOLPHE.

À la bonne heure.

ANTOINE.

Après un pareil traitement, il faudrait que je fusse bien lâche.

En sanglotant.

Ne crois pas que je te regrette, au moins.

RODOLPHE.

Et moi donc.

ANTOINE.

Un mauvais caractère.

RODOLPHE.

Un brouillon.

ANTOINE.

Un ingrat.

RODOLPHE.

Un fou.

ANTOINE.

Je trouverai dix amis qui vaudront mieux, que toi.

RODOLPHE.

Eh bien ! prends-les, et que je n’entende plus parler de toi.

ANTOINE, étouffant.

C’est dit, oui, oui, et je suis enchanté de ne plus te revoir.

À part, s’en allant.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! j’étouffe ; j’en mourrai, c’est sûr.

 

 

Scène VII

 

THÉRÈSE, RODOLPHE

 

Thérèse est assise dans un coin et pleure ; Rodolphe, sans la regarder, se promène avec agitation.

RODOLPHE.

Comptez donc sur les amis ! ils profitent de votre confiance pour vous trahir. Moi qui tous les jours les laissais ensemble ; moi qui ce matin encore le vantais à Thérèse, tandis que depuis longtemps j’aurais dû me douter de ses projets !

S’arrêtant devant Thérèse.

Eh bien ! vous pleurez, vous êtes désolée de son départ.

THÉRÈSE.

Oui, sans doute : mais plus encore d’avoir vu mon frère injuste et cruel ; c’est la première fois.

RODOLPHE.

C’est votre faute, pourquoi m’avez-vous trompé ?

THÉRÈSE.

Moi !

RODOLPHE.

Oui, vous m’avez refuse ce matin M. Millier, ce jeune officier, que parce qu’en secret vous aimiez Antoine ; non pas, comme je vous l’ai déjà dit, que vous ne soyez libre de l’épouser, ce n’est certainement pas moi qui vous en empêcherai, mais j’ai dû être blessé de votre manque de confiance.

THÉRÈSE.

Comment ! tu peux supposer que monsieur Antoine...

RODOLPHE.

Vous me ferez peut-être accroire que tantôt, ici, il ne vous a pas parlé d’amour ?

THÉRÈSE.

Pourquoi le nierais-je ? c’est la vérité.

RODOLPHE.

Vous voyez donc bien qu’il voulait vous séduire.

THÉRÈSE.

Il m’a offert son cœur, sa fortune et sa main.

RODOLPHE, à part.

Le perfide !

Haut.

Et je suis arrivé au moment où il vous remerciait.

THÉRÈSE.

Oui, il me remerciait de mon amitié, car c’est la seule chose que je lui aie accordée.

RODOLPHE.

Que dites-vous ? Vous lui auriez répondu...

THÉRÈSE.

Que je l’acceptais pour ami, et non pour époux.

RODOLPHE, confondu.

Quoi !

THÉRÈSE.

J’ai ajouté, ce que vous saviez déjà, que je ne voulais pas me marier, que je voulais toujours rester avec vous ; il est vrai qu’alors je vous croyais meilleur : je ne vous avais jamais vu aussi méchant qu’aujourd’hui.

RODOLPHE, à part.

Dieu ! qu’ai-je fait ?

Haut.

Oui, Thérèse, tu as raison, je suis un malheureux ; je suis indigne de votre amitié à tous deux ! Pauvre Antoine ! comme je l’ai traité ! lui, mon ami, mon bienfaiteur !

THÉRÈSE.

Tu as rompu avec lui.

RODOLPHE.

Est-ce possible ?

THÉRÈSE.

Tu l’as chassé de chez toi.

RODOLPHE.

Oh ! non, non, pour cela je ne le crois pas.

THÉRÈSE.

Et le jour où sa sœur se marie, le jour où il devait venir dîner avec nous en famille.

RODOLPHE.

Je l’ai chassé ! mon meilleur ami ! mon frère !

À Thérèse.

J’étais donc bien en colère ?

THÉRÈSE.

Jamais je ne t’ai vu dans un état pareil ; tes traits étaient renversés, ta physionomie n’était point reconnaissable ; bien certainement, Rodolphe, tu souffrais.

RODOLPHE.

Oui, j’éprouvais un mal affreux, ma tête n’était plus à moi ; mais cela va mieux, et si je revoyais Antoine, je serais tout à fait heureux. Dis-moi, Thérèse, crois-tu qu’il revienne ?

THÉRÈSE.

Non, il l’a juré ; mais si tu allais chez lui, si tu lui tendais la main.

RODOLPHE.

Tu as raison, mais je n’ose pas ; après ce qui s’est passé, j’aurais honte à paraître devant lui, du moins dans ce moment.

THÉRÈSE.

Eh bien ! J’irai.

RODOLPHE.

Ah ! que tu es bonne !

THÉRÈSE.

Je lui dirai : « Antoine, je viens de la part de mon frère ; embrassons-nous, et que tout soit oublié. »

RODOLPHE.

Ah ! tu l’embrasseras ? Oui, oui, tu as raison ; ou plutôt, si tu lui écrivais de venir te parler, et que ce fût ici que notre réconciliation eût lieu.

THÉRÈSE.

Comme tu voudras, j’écrirai.

RODOLPHE.

Adieu, Thérèse, adieu, ma sœur ; j’ai besoin de prendre l’air, cette scène m’a bouleversé ; je vais un moment sur le port. Tu vas écrire, n’est-ce pas ?

THÉRÈSE.

Oui. Tu ne m’en veux donc pas ?

RODOLPHE, revenant et l’embrassant.

Moi, jamais. Adieu, adieu, Thérèse.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

THÉRÈSE, seule

 

Qu’a-t-il donc ? je ne l’ai jamais vu dans un pareil trouble ; et moi-même ?... Je ne sais pourquoi ; mais tout à l’heure, quand il m’a serrée dans ses bras, j’étais tout émue, mon cœur battait avec violence ; par un mouvement involontaire, je me suis éloignée de lui : quoique heureuse, il me semblait que je faisais mal.

En souriant.

Allons, suis-je folle ? où est le mal d’embrasser son frère ? Écrivons. Aussi, je vous le demande, ce Rodolphe, qui d’ordinaire est la bonté et la douceur mêmes, aller s’emporter ainsi à l’idée seule de mon mariage. Eh bien ! je le conçois presque ; car tantôt, lorsque Antoine a parlé du projet qu’il avait eu de marier Louise et mon frère, j’ai senti un mouvement de dépit et de colère ; peu s’en est fallu que je ne lui cherchasse querelle. Je voudrais bien savoir si toutes les sœurs sont comme cela pour leurs frères ; il faudra que je demande. Ah ! c’est Louise.

Se levant et fermant la lettre.

 

 

Scène IX

 

THÉRÈSE, LOUISE, un mouchoir à la main, en costume de mariée

 

LOUISE, pleurant.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! qui est-ce qui se serait attendu à cela ?

THÉRÈSE.

Qu’as-tu donc, ma chère Louise ?

LOUISE.

Pardine, Mam’selle, vous le savez bien, puisque vous étiez témoin. Est-ce que mon frère ne vient pas de rentrer dans un état à fendre le cœur ? Il jure, il pleure, il s’emporte ; tout cela à la fois. Ah ! mon Dieu ! que les hommes ont un vilain caractère ! se fâcher comme cela, et au moment d’une noce encore ! comme s’il n’aurait pas pu attendre après mon mariage ; mais les frères n’ont aucun égard.

THÉRÈSE.

Calme-toi, tout cela s’arrangera.

LOUISE.

Du tout ; car Julien aussi se désole. Si vous saviez comme à son tour Antoine l’a traité ! ce pauvre garçon a eu le contrecoup, lui, et le plus terrible, c’est que mon frère ne veut plus entendre parler de mariage ; c’est qu’il veut que je rende tout de suite... tout de suite, la belle chaîne d’or que monsieur Rodolphe m’a donnée ; je vous demande pourquoi, car enfin je ne suis pas brouillée avec votre frère.

THÉRÈSE.

Sois tranquille. Rodolphe est déjà revenue la raison, et j’espère que bientôt Antoine lui-même...

LOUISE.

Ah ! tâchez, je vous en prie, et le plus tôt possible, car la cérémonie est pour deux heures. Mais enfin dites-moi donc comment ça est venu ?

THÉRÈSE.

Je ne sais ; j’étais là à causer avec Antoine, et je crois qu’il me baisait la main lorsque Rodolphe est entré.

LOUISE.

Et c’est pour cela qu’il s’est fâché ? Ah ! bien ! mon frère est bien meilleur enfant ; on m’embrasserait bien tant qu’on voudrait, que cela lui serait égal.

THÉRÈSE.

Quoi ! ça ne lui cause aucune émotion ?

LOUISE.

Du moins je ne m’en suis pas aperçue. Mais Julien, c’est différent, il est comme un lion ; mais cette colère-là n’empêche pas de l’aimer, au contraire ; seulement ça dégoûterait presque d’être coquette, parce que, voyez-vous, dès qu’il est malheureux, je le suis aussi.

THÉRÈSE.

Bonne Louise ! et tu partages de même tous les chagrins de ton frère ?

LOUISE.

Oh ! je l’aime beaucoup, c’est vrai ; mais ce n’est pas tout à fait de même.

THÉRÈSE.

Comment ! est-ce que ce sentiment-là n’est pas le plus doux, le premier des devoirs ? est-ce que ton frère n’est pas l’objet constant de toutes tes pensées ?

LOUISE.

Dame ! j’y pense quand ça vient, quand il est là ; mais pour Julien, c’est autre chose. Je ne sais pas comment ça se fait, mais le jour, la nuit, son image est toujours devant mes yeux.

THÉRÈSE, un peu émue.

Comment ! lorsque ton frère te quitte, lorsqu’il s’éloigne de toi pour quelques instants, cela ne te fait pas de chagrin ?

LOUISE.

Ma foi non, parce que je me dis : « Il reviendra. » Mais, par exemple, quand Julien fait seulement un petit voyage, il me semble que je ne dois plus le revoir, que tout est fini pour moi, que je suis seule au monde. Pour abréger le temps, je me désespère, je compte les heures, les minutes ; et dès que je l’aperçois, oh ! j’éprouve une joie, un bonheur qui fait tout oublier.

THÉRÈSE, à part, avec émotion et frayeur.

Ah ! mon Dieu !

Haut.

Et dis-moi, Louise, quand ton frère te prend la main, quand il t’embrasse ?

LOUISE.

Je ne m’en aperçois seulement pas ; mais Julien,

À voix basse.

c’est bien différent. Je ne peux pas dire... j’éprouve d’abord comme une émotion, et puis comme un battement de cœur qui me coupe la respiration.

THÉRÈSE.

Il se pourrait ?

LOUISE.

Mais ça n’est pas étonnant, et je vous en dirai bien la cause, si vous voulez ; c’est que j’aime l’un comme mon frère, et l’autre comme mon amoureux.

À Thérèse qui chancelle, et qui s’appuie contre le fauteuil.

Eh bien ! eh bien ! mademoiselle Thérèse, qu’avez-vous donc ?

THÉRÈSE, se cachant la figure.

Ah ! malheureuse !

LOUISE.

Est-ce que je vous ai fâchée ? est-ce que je vous ai fait de la peine ?

THÉRÈSE.

Non, non, je te remercie. Louise, va trouver ton frère, remets-lui cette lettre, je veux lui parler ; crois-tu qu’il vienne ?

LOUISE.

Ah ! oui, Mademoiselle ; car tout à l’heure, chez nous, tout en disant qu’il ne reviendrait jamais ici, à chaque instant il prenait son chapeau comme pour sortir ; et tenez, tenez, le voici.

THÉRÈSE.

C’est bon, c’est bon, laisse-nous.

LOUISE.

Vous arrangerez cela, n’est-ce pas ? et quant à la chaîne d’or, s’il vous en parle, dites-lui que je l’ai rapportée, et qu’on n’en a pas voulu.

 

 

Scène X

 

THÉRÈSE, LOUISE, ANTOINE, qui est entré d’un air rêveur, lève les yeux et aperçoit sa sœur

 

ANTOINE, à Louise.

Que fais-tu ici ?

LOUISE.

Rien, mon frère ; je m’en vais.

À part.

Je m’en vais consoler Julien.

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

ANTOINE, THÉRÈSE

 

Antoine a un air embarrassé et regarde de tout côtés.

THÉRÈSE, regardant du côté de la chambre de Rodolphe.

Oui, il n’y a pas à hésiter, je n’ai qu’un seul moyen.

Allant au-devant d’Antoine qui est dans le fond.

Vous voici, mon cher Antoine.

ANTOINE.

Oui, j’étais sorti pour prendre l’air, et en revenant, en voyant cette maison où je venais chaque jour, je me suis trompé de porte, je croyais rentrer chez moi.

THÉRÈSE.

Vous avez eu raison.

ANTOINE.

Au fait, j’ai juré de ne plus voir Rodolphe ; mais vous, Thérèse, c’est bien différent !

THÉRÈSE.

Je vous remercie !

Montrant la lettre qui est sur la table.

Car je vous avais écrit pour vous supplier de revenir, de vous raccommoder avec mon frère.

ANTOINE.

Moi ! après la manière dont il m’a traité !

THÉRÈSE.

Il reconnaît ses torts, il brûle de vous en demander pardon, mais il n’ose pas vous voir et vous embrasser.

ANTOINE.

Vraiment ! Rodolphe ! mon ami ! où est-il ? Venez, conduisez-moi vers lui.

THÉRÈSE.

Un instant. Pour mieux sceller votre réconciliation, pour que désormais vous soyez toujours unis, j’ai une demande à vous faire.

ANTOINE.

Vous, morbleu ! parlez ; tout ce que je possède est à vous deux.

THÉRÈSE.

Vous m’avez dit ce matin que vous m’aimiez, que vous vouliez m’épouser.

ANTOINE.

Ah ! c’eût été le bonheur de ma vie.

THÉRÈSE.

Eh bien ! si vous m’aimez encore, si ma main peut avoir pour vous quelque prix, je vous la donne, elle est à vous.

ANTOINE, d’un air incrédule.

Comment ? il se pourrait ? Je vous en prie, Thérèse, ne m’abusez pas ; il y aurait de quoi en mourir.

THÉRÈSE.

Je suis prête à vous épouser cette semaine, demain, aujourd’hui, si cela se peut.

ANTOINE.

Ô ciel ! un bonheur si grand, si inattendu ! c’est tout au plus si j’ai la force d’y résister.

THÉRÈSE.

Antoine, mon bon Antoine, mon ami, calmez-vous, et écoutez-moi. J’y mets une condition : c’est qu’à l’instant, à l’instant même, vous irez demander le consentement de mon frère.

ANTOINE.

J’y vais.

THÉRÈSE.

Et s’il hésitait ?

ANTOINE.

Il n’hésitera pas.

THÉRÈSE.

Enfin, vous lui direz que c’est moi, moi qui le veux, entendez-vous, Antoine ?

ANTOINE.

Parbleu ! si j’entends... Tenez, le voici ; c’est lui. Restez, et vous allez voir.

THÉRÈSE.

Non, je vous en supplie.

En s’en allant.

Ah ! devant lui je n’en aurais pas le courage.

Elle entre dans la chambre à gauche.

 

 

Scène XII

 

ANTOINE, RODOLPHE

 

Rodolphe entre d’un air rêveur. Il lève les yeux ; il aperçoit Antoine. Tous les deux se regardent un instant, et, sans parler, se jettent dans les bras l’un de l’autre.

RODOLPHE.

Mon frère !

ANTOINE.

Mon ami !

RODOLPHE.

Mon ami ! Antoine, tu me pardonnes ?

ANTOINE.

Oui, oui, tout est oublié, à une condition, c’est que nous ne parlerons jamais de ce qui s’est passé.

RODOLPHE.

Oui, oui, tu as raison ; mais j’ai besoin de te dire combien je t’aime, combien je suis heureux de pouvoir m’acquitter envers toi.

ANTOINE.

Eh bien ! Rodolphe, sois content, je viens t’en offrir l’occasion.

RODOLPHE.

Parle.

ANTOINE.

Nous nous aimons comme deux amis, et, si tu veux, nous pouvons nous aimer comme deux frères ?

RODOLPHE.

Que veux-tu dire ?

ANTOINE.

J’aime ta sœur, donne-la-moi pour femme.

RODOLPHE, vivement.

Comment ! Thérèse ?

ANTOINE.

Eh bien ! ne vas-tu pas recommencer ? Que diable a-t-il donc aujourd’hui ?

RODOLPHE, se reprenant.

Non, mon ami, pardonne. Certainement, moi je ne demande pas mieux, tu sens bien que je serais trop heureux ; mais je crois connaître les sentiments de ma sœur, et quelque amitié que j’aie pour toi, je ne peux pas la contraindre.

ANTOINE.

Quoi ! c’est pour cette raison que tu hésites ?

RODOLPHE.

Oui, mon ami, sans cela...  

ANTOINE, lui sautant au cou.

Ah ! quel bonheur ! partage ma joie, c’est Thérèse, Thérèse elle-même qui m’envoie vers toi.

RODOLPHE.

Que dis-tu ?

ANTOINE.

Ce matin, il est vrai, elle m’avait refusé, mais elle a changé d’idée, elle me donne son consentement ; elle m’a chargé d’avoir le tien... Eh bien ! qu’est-ce qu’il te prend ? Rodolphe, mon ami, qu’as-tu donc ?

RODOLPHE.

Rien, la surprise, l’émotion...

ANTOINE.

C’est comme moi, tout à l’heure, ça m’a produit cet effet là : j’étais bien sûr que tu en serais enchanté ; mon bon Rodolphe, mon ami, nous voilà donc frères !

RODOLPHE, affectant un air tranquille.

Elle t’aime donc, tu en es sûr ?

ANTOINE, avec bonhomie.

Dame ! elle me l’a dit.

RODOLPHE, avec effort.

C’est bien, Thérèse est à toi.

ANTOINE.

Quel bonheur !

RODOLPHE.

Sa dot est prête depuis longtemps.

ANTOINE.

Sa dot ! est-ce que j’en ai besoin ? est-ce que ce n’est pas moi, maintenant, qui suis le plus riche ! Adieu, mon ami, je cours tout disposer, prévenir ma sœur et Julien ; ces pauvres enfants, je les ai fait pleurer, et j’en suis désolé ; il est si cruel, quand on est heureux, de faire de la peine à quelqu’un.

Lui prenant la main.

N’est-ce pas, mon ami ? Adieu, dans l’instant je reviens, en jeune homme, en marié, le bouquet au côté et le contrat à la main. Nous le signerons tous deux en même temps.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

RODOLPHE, seul

 

Je ne puis en revenir ! quelle perfidie ! quelle fausseté ! Thérèse qui tout à l’heure encore me promettait de ne pas me quitter ! Mais de quoi ai-je à me plaindre ? En épousant Antoine, elle ne croit pas manquer à sa parole ; c’est lui qui est son amant, et moi, moi, je ne suis que son frère. Ah ! qu’elle sache du moins... et pourquoi ? pour nous rendre encore plus étrangers l’un à l’autre, pour briser jusqu’au dernier lien qui l’attachait à moi ; non, maintenant moins que jamais ; elle l’ignorera toujours. Oui, Thérèse, j’ai promis à ta mère expirante de m’occuper de ton bonheur ; je l’ai fait, même aux dépens du mien ; et vous qui me l’aviez confiée, reprenez-la maintenant, mes serments sont remplis ! C’est elle ! allons, du courage.

 

 

Scène XIV

 

RODOLPHE, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE, tremblante.

Mon frère, Antoine est parti ?

RODOLPHE.

Oui, il me quitte à l’instant.

THÉRÈSE, de même.

Vous a-t-il parlé ?

RODOLPHE.

Il m’a tout dit ; j’ai donné mon consentement, et ce soir vous serez sa femme.

THÉRÈSE, à part, levant les yeux au ciel.

Allons, tout est fini.

RODOLPHE.

Un seul mot, Thérèse ; pourquoi tantôt ne m’avez-vous pas dit la vérité ? Vous m’avez déclaré ce matin que vous ne vouliez pas vous marier.

THÉRÈSE.

C’est vrai ; mais je le veux maintenant.

RODOLPHE.

Qui a pu vous faire changer d’idée ?

THÉRÈSE.

Je ne puis le dire ; et je vous prie de ne jamais me le demander : c’est le seul secret que j’aurai jamais pour vous.

RODOLPHE.

Thérèse, tu ne m’aimes donc plus ?

THÉRÈSE, avec tendresse.

Moi, je ne t’aime plus !...

S’arrêtant et faisant un effort sur elle-même.

Enfin je veux me marier, et je ne veux pas d’autre époux qu’Antoine.

RODOLPHE.

Tu as raison, c’est un honnête homme, et il te rendra heureuse !

Allant au secrétaire et en tirant des papiers.

Tiens, voilà notre fortune ; c’est pour toi que je l’ai acquise ; ce n’était pas là l’usage que je comptais en faire ! Mais n’importe, prends, c’est ta dot.

THÉRÈSE.

C’est bien, c’est bien.

RODOLPHE.

Sois heureuse, pense à ton frère, adieu.

THÉRÈSE.

Où vas-tu ?

RODOLPHE.

M’embarquer sur le premier vaisseau qui mettra à la voile.

THÉRÈSE.

Quoi ! tu abandonnes ces lieux ; je partirai avec toi, je ne te quitte pas.

RODOLPHE.

Et Antoine ?

THÉRÈSE.

Peu m’importe.

RODOLPHE.

Lui, ton prétendu ?

THÉRÈSE.

Mon devoir est de suivre tes pas.

RODOLPHE.

Toi, me suivre ! un mot seul va t’en empêcher. Oui ! Thérèse, apprends donc la vérité : jusqu’à présent tu n’as vu en moi qu’un ami, un frère...

THÉRÈSE.

N’achève pas, fuis, éloigne-toi.

RODOLPHE, à part.

Grand Dieu ! quel espoir !

Haut.

Oui, Thérèse, tu as raison, il faudrait te fuir si tu m’aimais comme je t’aime, si mon amour était partagé.

THÉRÈSE, hors d’elle-même.

Va-t’en ! va-t’en !

RODOLPHE.

Dieu ! que viens-je d’entendre !

À Thérèse qui se cache la figure.

Thérèse, calme ton effroi ; s’il est vrai que tu m’aimes, tu le peux sans crime, sans remords, je ne suis pas ton frère.

THÉRÈSE, hors d’elle-même.

Que dis-tu ? il se pourrait !

RODOLPHE.

J’en atteste ta mère qui t’a donnée à moi, qui nous entend peut-être, et qui sait que je ne suis pas indigne de tant de bonheur.

 

 

Scène XV

 

RODOLPHE, THÉRÈSE, LOUISE

 

LOUISE, en dehors.

Thérèse ! Thérèse !

Elle entre.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc là ? Venez-vous ? Vous n’êtes pas encore prêts, tout le monde est réuni chez le notaire ; si vous saviez, Thérèse, combien nous sommes tous enchantés, moi d’abord de vous avoir pour sœur, et puis Antoine, votre prétendu ; il est d’une joie, d’une ivresse !

RODOLPHE, à part.

Dieu ! que lui dire ?

THÉRÈSE, à part.

Et comment lui apprendre ?

LOUISE.

Ce pauvre Antoine, je ne le reconnais plus, il ne peut pas rester en place, et voilà pourquoi nous sommes venus tous deux vous chercher.

THÉRÈSE.

Et où est-il donc ?

LOUISE.

Il m’a dit d’entrer toujours, parce qu’il a rencontré à votre porte un jeune officier, M. Muller, qui l’a arrêté et qui s’est mis à lui parler tout bas.

RODOLPHE, à lui-même.

Muller, à qui j’ai écrit ce matin.

LOUISE.

Eh bien ! qu’avez-vous donc tous deux ?... quel air triste pour une mariée ; ah bien ! mon frère n’est pas comme cela, lui, et tenez, le voici.

Apercevant Antoine qui entre pâle et défait.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que cela gagne tout le monde ?

 

 

Scène XVI

 

RODOLPHE, THÉRÈSE, LOUISE, ANTOINE

 

ANTOINE, prenant la main de Rodolphe.

Rodolphe, je t’en veux beaucoup ; tu m’as trompé, tu as eu des secrets pour moi...

RODOLPHE.

Antoine !

ANTOINE.

Je sais tout ! Muller vient de me montrer la lettre que tu lui as écrite ce matin. J’aurais pu pardonner.

À Rodolphe.

à toi ta colère,

À Thérèse.

à vous mes espérances déçues ; mais m’avoir exposé à vous rendre malheureux, voilà ce que je ne vous pardonnerai jamais !

THÉRÈSE.

Vous avez raison, vous aviez ma parole, et maintenant encore, si vous l’exigez.

ANTOINE, avec joie.

Bien vrai ! elle serait à moi ; je suis donc plus heureux que tu n’étais.

Les unissant.

Car je peux la donner à mon ami.

THÉRÈSE, à Rodolphe.

Grand Dieu !

LOUISE.

Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie ? car moi, je pleure sans savoir.

ANTOINE.

On te l’expliquera ; mais sois tranquille, cela ne dérange pas ton mariage. Venez, mes amis, venez, on vous attend ; il vous faut un témoin ; vous voulez bien de moi, n’est-ce pas ?

RODOLPHE.

Antoine, c’en est trop, tu souffres.

ANTOINE.

Moi, souffrir ! quand ma sœur, quand mes amis sont heureux ; non, non, j’aurai pour me consoler ton amitié,

Tendant la main à Thérèse.

la sienne, et surtout l’aspect de votre bonheur.

Détachant le bouquet qui est à sa boutonnière.

Tiens, frère, voilà mon bouquet ! viens signer le contrat. 

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