L’École de la jeunesse (Pierre-Claude NIVELLE DE LA CHAUSSÉE)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 22 février 1749.

 

Personnages

 

LA COMTESSE

ZÉLIDE, fille de la Comtesse

LE MARQUIS DE CLARENDON, amant de Zélide

LE COMMANDEUR, grand-onde de Zélide

LE BARON D’ORGIVAL, ami du Commandeur

D’AUTRICOURT, ami de Clarendon

ASTÉRIE, ancienne connaissance de la Comtesse

MADAME ARMANCE, femme attachée à la Comtesse

ROSETTE, suivante

VALETS

 

La scène est à la campagne, dans le Château de la Comtesse.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS, MADAME ARMANCE

 

MADAME ARMANCE.

Ah ! Marquis, c’est donc vous ?

LE MARQUIS.

Eh ! oui, ma chère Armance,

Après deux jours cruels de dépit et d’absence,

Je reviens me livrer à toute la rigueur

Dont Zélide, sans doute, accablera mon cœur ;

Car la cruelle y met son plaisir et sa gloire.

MADAME ARMANCE.

Eh ! non ; vous vous trompez : et j’ai tout lieu de croire

Que Zélide est, au fond, d’un caractère doux ;

Qu’elle n’a de l’humeur seulement qu’avec vous ;

Que même cette humeur n’est que par intervalle.

Une âme indifférente est un peu plus égale.

LE MARQUIS.

Ah ! je crois que son cœur dépend de son esprit.

MADAME ARMANCE.

Vous aurez l’un et l’autre... Étouffez ce dépit.

LE MARQUIS.

Mais quoi ! depuis le temps qu’elle a fait ma conquête...

MADAME ARMANCE.

L’exemple de sa sœur l’épouvante et l’arrête.

Eh ! qui devait, mieux qu’elle, être heureuse en époux ?

D’un homme en apparence, aussi digne que vous,

De cet amour fondé sur la plus grande estime,

Au bout d’un mois d’hymen, elle fut la victime.

Hélas ! l’infortunée en mourut de douleur.

Zélide se souvient toujours de ce malheur.

De-là, tous ces combats, cette humeur étrangère,

Et même quelquefois cette aigreur passagère.

Souvent elle vous hait, comme on hait un Amant

Qu’en dépit de soi-même on trouve trop charmant.

LE MARQUIS.

Je l’ai cru quelquefois.

MADAME ARMANCE.

Il faut le croire encore.

La Comtesse d’ailleurs vous goûte, vous honore.

Sans doute les rapports qu’on lui fera de vous

Ne pourront qu’augmenter des sentiments si doux ;

Les informations vous seront favorables.

Ainsi dissipez donc ces craintes déplorables.

LE MARQUIS.

A-t-elle écrit ?

MADAME ARMANCE.

Sans doute : et l’enquête, je crois,

Ne ressemblera guère à celle qu’autrefois

On fit faire à propos d’un autre mariage.

Par bonheur, on s’enquit des mœurs du personnage.

LE MARQUIS.

Vous ignorez le nom de cet infortuné ?

MADAME ARMANCE.

Il est vrai.

LE MARQUIS.

Je le vois.

MADAME ARMANCE.

Cet homme était mal né.

LE MARQUIS.

Je le connais.

MADAME ARMANCE.

Tant pis. Mauvaise connaissance.

LE MARQUIS.

On peut avoir un peu chargé sa ressemblance.

Il a pu corriger son cœur et son esprit.

MADAME ARMANCE.

Quel intérêt vous prend en faveur d’un Proscrit ?

S’il a pu s’amender, j’en ai l’âme ravie.

LE MARQUIS.

Je voudrais qu’on le crût ; il y va de ma vie ;

Et voilà la raison...

MADAME ARMANCE.

Serait-il votre ami ?

LE MARQUIS.

Cet homme... pour ne plus vous parler à demi,

Tel que vous l’a dépeint à-peu-près la satyre,

C’est moi-même.

MADAME ARMANCE.

Eh ! pourquoi m’avez-vous laissé dire ?

LE MARQUIS.

Eh ! ce n’est que depuis que je suis revenu

De mes égarements, que je vous suis connu.

MADAME ARMANCE.

En ce cas-là... Marquis, je ne saurais vous croire.

LE MARQUIS.

Voilà l’obstacle.

MADAME ARMANCE.

Eh ! mais, quelle est donc cette histoire ?

LE MARQUIS.

Je me nommais Clairval ; j’avais vingt ans au plus,

Avec tous les défauts que l’on ait jamais eus,

Lorsque pour m’établir d’une façon solide,

Ma famille tourna ses desseins sur Zélide,

Sans que je m’en mêlasse, et même à mon insu.

Avec grande raison leur espoir fut déçu :

Ma renommée y mit un légitime obstacle.

Mais, dix-huit mois après, je la vis au Spectacle.

Ne sachant quel était un objet si charmant,

Je m’en fis informer. Que devins-je, au moment

Que j’appris qu’elle était la personne adorable

Dont j’avais fait jadis la perte irréparable !

J’avais acquis des mœurs. Leur germe déployé,

Dans mon cœur trop tardif, avait fructifié.

MADAME ARMANCE.

C’est donc en ce temps-là que votre bienfaisance

M’engagea pour jamais à la reconnaissance,

Par tant de biens versés sur ma fille et sur moi ?

LE MARQUIS.

Laissons...

MADAME ARMANCE.

Vous m’imposez une trop dure loi.

LE MARQUIS.

Cependant il fallut m’en-aller à l’armée ;

Et j’en revins encor l’âme plus enflammée.

Ce fut à mon retour que je changeai de nom,

Et que je pris alors celui de Clarendon,

Qu’un oncle me transmit avec son héritage.

Sous ce titre nouveau, qui devint mon partage,

Je conçus quelque espoir. J’appris heureusement

Que Zélide et sa mère avaient tranquillement.

Passé, hors de Paris, la saison de la guerre ;

Qu’elles devaient rester cet hiver à leur Terre.

De ce Château voisin je venais d’hériter ;

Pour la première fois je le vins habiter,

Je me fis présenter. Je déclarai ma flamme.

J’y suis depuis trois mois. Si j’ai touché son âme,

Je ne sais.

MADAME ARMANCE.

Mais enfin avez-vous projeté

De lui cacher toujours qui vous avez été ?

Il est bien vrai, qu’au fond de ce lieu solitaire

Tout semblait vous aider à couvrir ce mystère.

La Comtesse y voulant dérober ses douleurs,

N’admettait que vous seul pour témoin de ses pleurs.

Mais vous attendiez-vous qu’un heureux hyménée

Pourrait unir Zélide à votre destinée,

Sans informations, sans être mieux connu,

Sans l’ordre qu’en ce cas on a toujours tenu ?

LE MARQUIS.

Non. Mais, de jour en jour, flatté par l’espérance,

Je comptais que mes soins, que ma persévérance,

Feraient éclore enfin quelques heureux instants

Pour me manifester, quand il en serait temps.

MADAME ARMANCE.

Pour moi, je ne vois plus que le mal soit extrême,

Eh bien ! au pis-aller, vous n’êtes plus le même :

On ne doit plus vous voir avec les mêmes yeux.

LE MARQUIS.

On travaille à ma perte.

MADAME ARMANCE.

Augurez un peu mieux.

LE MARQUIS.

Au seul nom de Clairval, ma perte est infaillible.

MADAME ARMANCE.

Non, l’estime et l’amour la rendront impossible.

Continuez toujours avec la même ardeur.

À propos, il arrive enfin, ce Commandeur,

Avec un vieil ami retiré du service,

Qui croit avoir reçu, dit-on, quelque injustice.

Je ne sais là-dessus rien de particulier.

Faires bien votre cour, et surtout au premier.

Ah, quel homme !... Sortons en toute diligence :

On pourrait se douter de notre intelligence.

 

 

Scène II

 

D’AUTRICOURT, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Ah ! c’est toi, d’Autricourt.

D’AUTRICOURT.

Oui : je viens d’arriver.

J’ai descendu chez vous, croyant vous y trouver.

Mais parlons de Paris. Voici vos Lettres.

LE MARQUIS.

Donne.

J’en attends du Ministre, et ce retard m’étonne.

Bon : la voici. Permets... Ceci me surprend fort.

Quel dommage !... Sans doute, il a fini son sort.

Tu sauras ce que c’est. D’ailleurs quelles nouvelles !

D’AUTRICOURT.

Parbleu ! votre retraite en fait dire de belles.

LE MARQUIS.

C’est le sort des absents. Eh bien ?

D’AUTRICOURT.

Premièrement,

L’un débite à l’oreille, et circulairement,

Qu’une séance au jeu vous a fait disparaître.

LE MARQUIS.

Mes amis savent bien que cela ne peut être.

D’AUTRICOURT.

Des amis, dites-vous ? Les absents n’en ont plus.

LE MARQUIS.

Mais, depuis plus d’un an, j’en ai connu l’abus,

D’AUTRICOURT.

Oui : mais on se souvient...

LE MARQUIS.

Dit-on quelqu’autre chose ?

D’AUTRICOURT.

On donne à votre absence encore une autre cause.

Le luxe, le gros jeu, la table, les amours,

Vous ont, de fond en comble, abîmé pour toujours.

Connaissez les amis d’une maison ouverte,

Le cas qu’on fait du maître, et comme on plaint sa perte.

« Il est donc ruiné ? dit, d’un air à l’évent,

« Tel de ceux qu’on voyait chez vous le plus souvent,

« Qu’y faire : Au bout du compte, il a ce qu’il mérite

« C’est grand dommage, ajoute un autre parasite ;

« Point de meilleure table en tout le monde entier.

« Sait-on l’heureux mortel qui prend son Cuisinier » ?

Tel autre, en ricanant, fait maint beau commentaire.

Le curieux demande à quand votre inventaire.

LE MARQUIS.

J’ai dissipé beaucoup en luxe infructueux :

J’ai cru qu’on n’est point grand sans être fastueux ;

Que la profusion convient à la naissance ;

Que l’abus des grands biens en fait la jouissance ;

Qu’on a-pour ce vil prix l’estime et l’amitié.

Je voulais éblouir ; et je faisais pitié.

Aussi n’avais-je acquis, pour toute récompense,

Que les égards des sots, qu’une fausse importance,

Que l’encens le plus faux, le plus déshonorant.

Parce que j’étais vain, je croyais être grand.

Ne pourrait-on prouver, à tous tant que nous sommes,

Combien la vanité rapetisse les hommes ;

Que leur présomption, leur orgueil, leur fierté,

Ne font que mieux montrer leur médiocrité ;

Qu’être riche n’est pas un titre respectable ?

Il n’est point, sans les mœurs, de grandeur véritable :

Et la vraie indigence est celle des vertus.

D’AUTRICOURT.

Ah, que vous m’enchantez ! Ajoutez, au surplus,

Qu’un prodigue a toujours perdu tout ce qu’il donne ;

Qu’à la reconnaissance il n’engage personne ;

Qu’en répandant ses biens sans choix et sans égard,

On peut s’imaginer les devoir au hasard.

Que vous avez bien fait d’opposer une digue

À vos profusions !

LE MARQUIS.

Je ne suis plus prodigue,

Pour avoir le moyen d’être plus généreux.

Mais ce que j’entrevois, qui m’est bien douloureux,

C’est qu’on n’est pas trop bien revenu sur mon compte.

D’AUTRICOURT.

La révolution ne peut être si prompte.

Ne comptez pas d’abord sur l’oubli du passé :

Ce n’est pas tout d’un coup qu’il peut être effacé.

Les faux-pas qu’on a faits, en entrant dans le monde,

Laissent dans les esprits une trace profonde ;

Des vices, des défauts que l’on peut avoir eus,

On porte encor la peine, après qu’ils ne sont plus.

Le Public prévenu ne revient pas si vite ;

À se dédire un jour, il balance, il hésite.

C’est la punition d’avoir mal débuté.

LE MARQUIS.

Du moins, je n’ai rien fait contre la probité.

D’AUTRICOURT.

Vous seriez sans ressource ; et j’eusse été moi-même

Le premier à vous fuir avec un soin extrême.

Vous fûtes toujours franc du côté de l’honneur.

Les vices de l’esprit ne sont pas ceux du cœur.

Les vôtres n’ont été que la faute de l’âge ;

Votre raison n’était qu’à son apprentissage.

Il arrive souvent qu’on est par vanité

Beaucoup plus vicieux qu’on ne l’aurait été.

Ainsi la fausse gloire a gâté vos prémices.

De-là, de cette source, ont coulé tous vos vices :

Vos travers viennent tous de ce germe odieux.

Le Public, qui s’arrête à ce qui saute aux yeux,

Qui jusqu’au fond des cœurs ne daigne jamais lire,

Croit que ce qu’il a vu, qui n’était qu’un délire,

Est et sera toujours votre état naturel.

Mais vous vaincrez enfin ce préjugé cruel.

Allez, marchez toujours sous les mêmes auspices ;

Surtout, attendez vous à bien des injustices ;

Songez que vous avez beaucoup à réparer.

Je n’aurais pas besoin de vous y préparer.

Par exemple, apprenez certaine calomnie

Qu’on débite de vous, au sujet d’Émilie,

Qui (soit dit en passant), ne désespérant pas

De vous revoir encore épris de ses appas,

Ne prend point d’autre Amant.

LE MARQUIS.

Elle est bien la maîtresse

D’attendre vainement ce retour de tendresse.

C’est ma dernière erreur. D’ailleurs, elle aurait tort !

De ne pas se trouver contente de son sort.

J’ai fait ce que j’ai dû ; j’ai payé ma faiblesse.

D’AUTRICOURT.

Il est vrai. Cependant on veut que la sagesse

N’ait pas la moindre part à ce dégagement.

On vous a vu si fort dans le dérangement !...

Entre autres, une femme (on la nomme Astérie)

Prétend que vous passez à présent votre vie

Avec une Beauté par vous mise à l’écart.

Dans une compagnie, où j’étais par hasard,

Elle en faisait le conte. Encore une autre histoire.

LE MARQUIS.

Quoi donc ?

D’AUTRICOURT.

C’est de vous être approprié la gloire

De ce vieil Officier, à qui l’on doit le gain

De ce combat...

LE MARQUIS.

Ah, Dieux ! quel reproche inhumain :

Mais le Ministre sait que je suis incapable...

D’AUTRICOURT.

C’est assez à présent de n’être point coupable.

La réputation est l’ouvrage du temps.

LE MARQUIS.

Je suis désespéré de tout ce que j’entends.

J’ai fait à la raison les plus grands sacrifices ;

J’ai quitté des défauts, des erreurs et des vices ;

Je suis moins ridicule ; en suis-je plus heureux ?

D’AUTRICOURT.

Vous le serez d’ailleurs, Revenons à vos feux,

Zélide apparemment n’est plus aussi cruelle ?

LE MARQUIS.

On me dit d’espérer : oui ; mais ce n’est pas elle.

D’AUTRICOURT.

Un cœur forcé d’aimer n’a pas besoin d’espoir.

LE MARQUIS.

Eh ! qu’en ferais-je, hélas ! si j’en pouvais avoir ?

Je vais être contraint d’aller cacher ma honte.

La Comtesse...

D’AUTRICOURT.

Quoi donc ?

LE MARQUIS.

Elle attend, sur mon compte,

Des éclaircissements, des perquisitions

Sur mes mœurs, sur ma vie, et sur mes actions,

Tu peux juger, d’après ton rapport déplorable,

Si ce qu’on répondra me sera favorable.

D’AUTRICOURT.

Ce sera selon ceux qu’elle en aura chargés.

LE MARQUIS.

Eh ! l’on est, contre moi, plein de vieux préjugés.

D’AUTRICOURT.

Non : vous pouvez trouver plus d’un Juge propice,

Il est nombre de gens qui vous rendront justice.

LE MARQUIS.

N’importe : il faut qu’enfin mon sort soit éclairci,

Pardon... J’entends du bruit assez proche d’ici :

Zélide y doit passer pour aller chez sa mère.

Va-t’en. L’occasion ne se rencontre guère

De pouvoir, sans témoin, la voir et lui parler.

 

 

Scène III

 

ZÉLIDE, ROSETTE, LE MARQUIS, D’AUTRICOURT

 

ROSETTE, bas, à Zélide, en raccommodant son habit.

Le voilà.

ZÉLIDE, à d’Autricourt, sans faire semblant de voir le Marquis.

Vous sortez ? Pourquoi vous en aller ?

Vous fais-je fuir ?

D’AUTRICOURT.

Qui ? vous !

ZÉLIDE.

Quelle affaire vous presse ?

D’AUTRICOURT, d’un air embarrassé.

Je viens... Je m’en allais entrer chez la Comtesse.

ZÉLIDE.

Eh bien ! j’y vais aussi ; donnez-moi donc la main.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, ROSETTE

 

LE MARQUIS, en retenant Rosette.

Rosette, tu l’as vu, cet accueil inhumain.

ROSETTE.

Oui.

À part.

Ne compromettons ni moi, ni ma maîtresse.

LE MARQUIS.

Et l’on veut que j’espère ! Ah, parbleu : cette ivresse

Serait celle d’un fou... Tu ris de mon malheur !

ROSETTE, en riant.

Pardonnez-moi, Monsieur ; j’en ai de la douleur.

LE MARQUIS.

Il y paraît beaucoup !

ROSETTE.

Je suis compatissante.

LE MARQUIS.

Sans doute. Oh ! cette scène est fort divertissante.

Le plus grand ridicule est d’être malheureux.

ROSETTE.

Eh ! Monsieur, achevez : c’est-à-dire, amoureux.

LE MARQUIS.

Fais-moi grâce, du moins, s’il est en ta puissance.

Quoi ! dès que je parais, ma vue et ma présence

Lui donnent de l’humeur ! C’est le prix de mes soins.

ROSETTE.

Quand vous êtes absent, elle n’en a pas moins.

LE MARQUIS.

Ah ! c’est apparemment que, lorsque je m’absente,

Rosette, trop sensible et trop compatissante,

Lui parle en ma faveur ?

ROSETTE.

Jamais. N’en croyez rien,

Elle en veut à tous ceux qui vous veulent du bien.

LE MARQUIS.

Mais encore, apprends-moi d’où vient qu’elle m’abhorre ;

Quelle en est la raison ?

ROSETTE.

Voilà ce que j’ignore.

Mais si l’on vous aimait, je dirais bien pourquoi.

LE MARQUIS.

Ses plus profonds secrets te sont connus.

ROSETTE.

À moi ?

Outre que là-dessus votre erreur est extrême,

Elle en pourrait avoir qu’elle ignore elle-même.

Souvent, (je ne dis pas qu’elle soit dans le cas,)

Le cœur a des secrets que l’esprit ne sait pas.

Sans vouloir plus avant percer dans ce mystère,

Ce que je sais de mieux, c’est que son caractère,

Avant que vous vinssiez lui présenter vos vœux,

Semblait être animé par les ris et les jeux ;

Que cet air réservé n’était à son usage

Que devant la Comtesse, ou gens d’un certain âge ;

Et que, lorsqu’elle était en pleine liberté,

Rien n’égalait sa joie et sa vivacité.

LE MARQUIS.

Qui peut avoir causé cette métamorphose ?

ROSETTE.

La raison.

LE MARQUIS.

La raison ?

ROSETTE.

En doit être la cause.

Il faut bien qu’elle vienne à sa maturité.

N’est-ce pas, tôt ou tard, une nécessité ?

On y gagne ; on y perd. La sienne s’est formée

Précisément au temps que vous l’avez aimée.

LE MARQUIS, plus animé.

Je t’entends. Ce discours est plus clair que le jour.

À la triste raison cédons à notre tour.

L’espérance à la fin dégénère en folie.

Je brise pour jamais la chaîne qui me lie.

Tu lui diras...

ROSETTE.

Monsieur ?...

LE MARQUIS.

Je l’exige de toi.

Va, je ne prétends pas t’intéresser pour moi ;

Mais ne t’avise point d’adoucir aucun terme.

Tu lui diras...

ROSETTE.

Eh bien ?

LE MARQUIS.

Mais du ton le plus ferme,

Qu’on souffre les rigueurs, mais non pas les mépris ;

Le bonheur le plus grand est trop cher à ce prix :

Que je n’ai plus l’honneur d’en être la victime.

Grâce au Ciel, ce n’est plus le dépit qui m’anime ;

Tu le vois, c’est un fait : qu’elle n’espère pas

Me revoir, en secret, observer tous ses pas,

Et chercher au hasard sa rencontre imprévue ;

Témoins ces deux jours-ci que je ne l’ai pas vue.

ROSETTE.

Comment ?

LE MARQUIS.

Ne suis-je pas resté jusques au soir

Au Parloir d’Euphrasie, espérant de l’y voir ?

ROSETTE.

Lui dirai-je ?

LE MARQUIS.

Sans doute. Instruis-en la cruelle.

Mais ne va pas m’en faire un mérite auprès d’elle.

Où m’allait abaisser mon retour indiscret !

Craignant de ne pouvoir lui parler en secret,

L’Amour m’avait dicté lui-même cette lettre.

ROSETTE.

Donnez.

LE MARQUIS, déchirant la lettre en deux.

En cet état, tu peux la lui remettre.

Je triomphe ; et je vais jouir.

ROSETTE.

Les beaux lauriers !

Eh quoi ! vous triomphez, Marquis, et vous fuyez !

 

 

Scène V

 

ROSETTE, seule

 

Et voilà les Amants ! Je ne puis les comprendre.

Deux cœurs faits pour s’aimer ne peuvent-ils s’entendre,

Qu’après s’être longtemps lutinés tour-à-tour ?

Ce que je trouve encor de pis pour leur amour,

Ces délais sont autant de pris sur sa durée.

Mais ramassons ceci. La belle échauffourée !

Elle ramasse les morceaux de la lettre.

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, ZÉLIDE, ROSETTE, D’AUTRICOURT

 

Zélide reste un peu derrière, et d’Autricourt regarde Zélide et Rosette.

LA COMTESSE.

N’a-t-on point encor vu le Marquis ? Il est tard

Qu’on aille donc chez lui, savoir : de notre part,

D’où vient qu’il nous oublie, et qu’il nous abandonne,

C’est le troisième jour... Cette absence m’étonne ;

Sa santé m’inquiète.

ZÉLIDE.

Il trouve apparemment

De quoi mieux s’amuser ailleurs.

D’AUTRICOURT, examinant Zélide de plus en plus.

Non sûrement.

LA COMTESSE.

Il se plaît avec nous.

D’AUTRICOURT, en regardant Zélide.

J’en rendrais témoignage

LA COMTESSE.

Aussi nous l’aimons tous, on ne peut davantage.

D’AUTRICOURT, souriant, et regardant Zélide.

Il n’en est pas trop sûr.

Zélide s’aperçoit que d’Autricourt l’examine.

LA COMTESSE.

Et c’est avec raison :

De tous les jeunes gens, c’est, sans comparaison,

Ce que l’on voit de mieux.

D’AUTRICOURT, regardant furtivement Zélide.

Rien n’est plus véritable.

ZÉLIDE, avec dépit, à Rosette.

Oh ! quand on m’examine, on m’est insupportable.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

LA COMTESSE, D’AUTRICOURT, ROSETTE

 

LA COMTESSE.

Je l’observe de près, il ne s’en doute point ;

Il ne s’est pas encor démenti d’un seul point ;

Il est ce qu’il paraît, ou je suis bien trompée.

Ce n’est pas qu’autrefois j’y fus bien attrapée :

Et depuis, j’ai pensé tomber encor plus mal.

Il est de par le monde un Comte de Clairval,

Qu’on voulait que je fisse épouser à ma fille.

Ah, ciel : ç’aurait été mettre dans ma famille

La désolation et la perversité.

D’AUTRICOURT.

Madame, on vous a trop chargé la vérité.

LA COMTESSE.

Vous vous protégez tous : c’est la seule querelle

Que je fais au Marquis.

D’AUTRICOURT.

Madame, quelle est-elle ?

LA COMTESSE.

Je citais, par hasard, Clairval à Clarendon :

Il m’étonna de voir qu’il voulait tout de bon

Prendre sous sa défense un sujet déplorable,

À qui la voix publique est si défavorable.

D’AUTRICOURT.

Mais...

LA COMTESSE.

Voulez-vous aller contre le bruit commun ?

Se donne-t-on le mot pour décrier quelqu’un ?

D’AUTRICOURT.

N’arrive-t-il jamais que l’on rentre en soi-même ?

LA COMTESSE.

Je n’y crois point du tout.

D’AUTRICOURT.

Quelle injustice extrême !

La raison peut enfin...

LA COMTESSE.

Mais changeons d’entretien.

Passez chez le Marquis ; son parc joint presque au mien :

Vous me ferez plaisir.

D’AUTRICOURT.

J’y vais tout au plus vite.

LA COMTESSE.

J’ai quelque ordre à donner ; revenez tout de suite.

 

 

Scène VIII

 

ROSETTE, seule

 

Le dépit n’est pas fait pour tenir ses serments :

En tout cas ce serait tant pis pour les Amants.

 

 

Scène IX

 

ZÉLIDE, ROSETTE

 

ROSETTE.

Vous voilà ? Pourquoi donc vous êtes-vous enfuie ?

ZÉLIDE, inquiète.

Je n’y pouvais tenir ; ce d’Autricourt m’ennuie.

ROSETTE.

Parce qu’il est ami du Marquis, n’est-ce pas ?

Il est pourtant allé chez lui tout de ce pas,

De la part de Madame.

ZÉLIDE.

Il en est bien capable.

ROSETTE.

Il en pourrait encor revenir plus coupable,

En ne ramenant point le Marquis. J’en ai peur.

ZÉLIDE.

Est-ce qu’il est parti ?

ROSETTE.

La rage dans le cœur.

ZÉLIDE.

Eh ! pourquoi donc ?

ROSETTE.

Feignez d’ignorer votre ouvrage :

Peut-il être insensible à ce dernier outrage ?

ZÉLIDE.

Pourquoi s’absente-t-il : Doit-il être impuni ?

Il pourra, s’il lui plaît, être un temps infini,

Sans daigner reparaître ; et sitôt qu’il se montre,

Il faut, les bras ouverts, voler à sa rencontre !

ROSETTE.

Mais ce temps infini, c’est deux jours tout au plus.

ZÉLIDE.

Je ne m’amuse pas à compter.

ROSETTE.

Au surplus,

Avez-vous oublié la cruelle manière

Dont vous l’avez traité, la visite dernière ?

ZÉLIDE.

Il t’a donné, sans doute, ordre de l’excuser ?

ROSETTE.

Mais quelle déraison ! C’est trop vous abuser.

ZÉLIDE.

Ne m’en parle donc plus.

ROSETTE, à part.

Son absence la pique.

Haut.

Il m’a dit seulement...

ZÉLIDE.

Quoi ? je veux qu’on s’explique.

ROSETTE.

Mais n’en concluez rien.

ZÉLIDE.

Finis auparavant.

ROSETTE.

Dans cette solitude, où vous allez souvent,

Avec tant de plaisir, voir votre intime amie...

ZÉLIDE.

Tu veux dire au Couvent de ma chère Euphrasie ?

ROSETTE.

Tout juste.

ZÉLIDE.

Eh bien ?

ROSETTE.

Peut-être il comptait vous y voir.

Le Marquis a passé ces deux jours au Parloir.

Mais il vous instruisait de tout dans une lettre,

Qu’il devait, en tout cas, lui-même vous remettre.

ZÉLIDE.

Il te l’a donc laissée ?

ROSETTE, en tirant les morceaux de sa poche.

En voici les débris.

ZÉLIDE.

Tu l’as déchirée ?

ROSETTE.

Oh ! c’est un soin qu’il a pris.

Furieux qu’il était d’un accueil si sauvage,

Il l’a mise en morceaux, qu’il m’a jetés, de rage.

Pour la dernière fois, il m’a fait ses adieux,

Jurant bien de jamais ne s’offrir à vos yeux.

ZÉLIDE.

Tu n’as pu l’arrêter ?

ROSETTE.

Moi ! Qu’avais-je à lui dire ?

ZÉLIDE, en soupirant.

Je ne sais : mais peut-être un rien eût pu suffire.

ROSETTE.

Vous n’auriez pas cessé de me le reprocher.

 

 

Scène X

 

LE MARQUIS, rentrant, sans être vu, ZÉLIDE, ROSETTE

 

ZÉLIDE, après avoir rêvé.

Donne-moi ces débris.

ROSETTE, en rajustant les morceaux.

On peut les rapprocher.

ZÉLIDE.

Que j’y lise du moins... Quelle faible ressource !

LE MARQUIS, se jetant à ses pieds, lorsqu’elle va pour prendre les morceaux de sa lettre.

Eh ! lisez dans mes yeux, vous serez à la source.

ZÉLIDE.

Monsieur, je n’aime point qu’on me surprenne ainsi.

Levez-vous.

À Rosette.

Remets-lui ses papiers.

ROSETTE.

Les voici.

LE MARQUIS.

Mais recevez donc mieux un cœur qui vous adore.

ZÉLIDE.

Marquis, je vous défends de nous brouiller encore.

LE MARQUIS.

Est-ce moi ?

ZÉLIDE.

Finissons ; ma mère vous attend.

LE MARQUIS.

M’avez-vous souhaité, vous-même, un seul instant ?

Ta dis que je souffrais le plus cruel martyre,

M’avez-vous désiré ?

ZÉLIDE.

Désirer, c’est trop dire.

ROSETTE.

Vous en demandez trop.

ZÉLIDE.

Mais j’ai trouvé mauvais

Que vous fussiez absent.

LE MARQUIS.

Vous comblez mes souhaits.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LE COMMANDEUR, LE BARON D’ORGIVAL

 

LE COMMANDEUR.

Baron, vous reprenez de la mélancolie.

Çà, mon vieux Général, quelle est cette folie ?

Oh ! je vous traiterai là-dessus sans quartier.

LE BARON.

Je ne rencontre point de gens de mon métier,

Sans un certain regret, Je n’en suis pas le maître.

Je ne puis empêcher mon chagrin de renaître.

Leur aspect, malgré moi, me devient douloureux ;

Et la honte me prend, quand je suis devant eux.

LE COMMANDEUR.

La honte ! Mais, Baron, vous vous faites injure.

LE BARON.

Ce Marquis, par exemple, a r’ouvert ma blessure.

Ah ! pourquoi m’avez-vous entraîné dans ces lieux ?

Les pleurs, je l’avouerai, m’en sont venus aux yeux.

LE COMMANDEUR.

Le connaissez-vous ?

LE BARON.

Non : mais je lui porte envie.

Qu’il est heureux ! il sert son Prince et sa Patrie.

Quels jours sont plus brillants et plus beaux que les siens ?

Et dans l’oisiveté je vais perdre les miens.

Puis-je m’en consoler : Je suis à la torture.

LE COMMANDEUR.

Que voulez-vous de plus, après votre aventure ?

À quoi vous a servi, dans ce dernier combat,

Le bonheur d’avoir fait une action d’éclat ?

Vous avez vu qu’un autre, aidé de sa cabale,

En a ravi l’honneur et la gloire totale ;

Qu’en voulant réclamer cet acte de valeur,

Un désaveu cruel combla votre malheur ;

Qu’on a joui du vol ; qu’on en a fait trophée :

Ainsi la vérité souvent reste étouffée.

Combien de faux Héros ont été couronnés

De lauriers que leurs mains n’ont jamais moissonnés !

LE BARON.

Hélas !

LE COMMANDEUR.

Vous soupirez : Quels regrets sont les vôtres ?

Quoi ! vouliez-vous encor travailler pour les autres ?

LE BARON.

Mais du moins la Patrie en aurait profité.

LE COMMANDEUR.

Quarante ans de travaux vous ont bien acquitté ;

D’ailleurs, ne craignez rien des bruits qu’on peut répandre ;

Je dirai votre histoire à qui voudra l’entendre.

LE BARON.

Ah ! Commandeur, daignez m’épargner sur ce point.

Je ne me suis pas plaint ; je ne me plaindrai point.

Je ne me suis pas plaint ; je ne me plaindrai point.

J’ai cru voir...

LE COMMANDEUR.

Quelle est donc cette délicatesse ?

LE BARON.

Que la plus juste plainte était une faiblesse ;

Que celui qui s’en sert, n’en retire aucun fruit ;

Qu’on l’écoute avec peine, et que même on le fuit ;

Que les infortunés se rendent ridicules

En se plaignant. D’ailleurs, il est tant d’incrédules ;

Et sans compter encor (hélas ! rien n’est plus sûr,)

Tant de ces cœurs pétris du limon le plus dur,

Que les malheurs d’autrui font nager dans la joie !

Eh ! ne vaut-il pas mieux leur dérober leur proie ?

Je me borne à vous seul, dont je sais l’amitié.

D’ailleurs, j’aime encor mieux l’oubli que la pitié.

LE COMMANDEUR.

Soit. N’ayez là-dessus aucune inquiétude ;

Ne craignez rien au fond de cette solitude,

Où, comme vous voyez, peu de gens sont admis.

L’un est donc ce Marquis ; l’autre un de ses amis.

Vous ne vous connaissez ni les uns ni les autres ;

Vous saurez leurs secrets, sans qu’ils sachent les vôtres.

Quant à notre retour, tâchez de vous calmer.

La substitution que je viens réclamer,

N’est pas d’une nature à m’être chicanée ;

La Comtesse ma nièce y serait condamnée :

Elle est à mon profit acquise depuis peu,

Au moyen de la mort de mon petit neveu.

Aussitôt nous partons ; et tous deux, loin du monde,

Ne vivant que pour nous, dans une paix profonde,

Nous jouirons du moins du reste de nos jours,

Et de notre union, qui durera toujours.

LE BARON.

Pardonnez à mon cœur un nuage qui passe ;

C’est le dernier effet que produit ma disgrâce.

Ah ! puisque l’amitié me garde un sort si doux,

Puisqu’il me reste encore un ami tel que vous,

Je n’ai plus de reproche à faire à la fortune.

Mais ma présence ici pourrait être importune :

On voudrait vous parler ; je m’en vais faire un tour.

LE COMMANDEUR.

C’est ce Marquis. Il cherche à me faire sa cour.

La substitution les trouble et les occupe.

Il veut m’amadouer ; mais je ne suis pas dupe,

Et je vais le payer de propos obligeants.

 

 

Scène II

 

LE COMMANDEUR, LE MARQUIS

 

LE COMMANDEUR.

Marquis de Clarendon, tous les honnêtes gens

Semblent faits pour s’aimer dès la première vue.

Il est vrai que mon âme était bien prévenue,

Que je vous connaissais déjà sur un portrait

Dont j’étais enchanté, le rapport est parfait.

LE MARQUIS.

M’aurait-on, près de vous, rendu ce bon office ?

LE COMMANDEUR.

La Comtesse ma nièce. Elle vous rend justice ;

Ses lettres m’ont instruit ; et nous sommes d’accord.

Il n’appartient qu’à vous d’enlever tout d’abord

L’estime et l’amitié d’un homme de mon âge.

LE MARQUIS.

Le désir de bien faire est mon seul avantage,

Et je n’ai pas encor mérité cet encens.

LE COMMANDEUR, à part.

Il ne l’adopte pas ; aurait-il du bon sens ?

Voyons.

Haut.

La vérité me dicte ce langage.

Quand Zélide serait sensible à votre hommage,

Ma foi, je n’en serais aucunement surpris :

Car enfin vous l’aimez ; vos yeux me l’ont appris.

LE MARQUIS.

Je suis sûr de l’aimer ; mais j’ignore le reste.

LE COMMANDEUR.

Voilà le vrai mérite. Il est simple, modeste,

Ne présume de rien, et se vante encor moins

LE MARQUIS, à part.

Ah ! j’en suis excédé.

LE COMMANDEUR.

Continuez vos soins.

Pour des difficultés, je n’en ferai pas une.

Je voudrais seulement qu’elle eût plus de fortune.

Mais tout est compensé : car, d’un autre côté,

Quoique ma nièce, elle a plus que de la beauté.

C’est un charme tout neuf, que personne n’a qu’elle ;

Un rien si vous voulez, qui manque à la plus belle ;

C’est la fraîcheur, l’émail, et l’éclat sans pareil

De la plus belle rose au lever du soleil.

LE MARQUIS, à part.

Du moins, j’aime l’encens qu’il donne à ce que j’aime.

Haut.

Je conviens, avec vous, que c’est la beauté même :

Mais du côté des biens, épargnez-vous ces vœux ;

Sa personne, son cœur est tout ce que je veux.

Je n’imagine point de plus grande fortune ;

Et d’ailleurs, j’aurais tort d’en désirer aucune.

LE COMMANDEUR.

Vous me charmez.

À part.

Il a pourtant de la raison,

LE MARQUIS.

J’ai l’honneur de sortir d’une illustre Maison ;

Et je puis, dans le monde, assurer à Zélide

L’éclat qu’elle mérite.

LE COMMANDEUR.

Eh ! mais cela décide.

LE MARQUIS.

Non, rien du tout de plus pour moi que pour autrui.

Sur tout ce que la Cour a de mieux aujourd’hui,

Zélide peut choisir ; elle en est la maîtresse.

LE COMMANDEUR.

Il est vrai, l’an passé, la Comtesse ma nièce

A pu la marier au Comte de Clairval.

Le choix était brillant, mais encor plus fatal.

À propos, sa Maison est illustre, sans doute ;

Et vous la connaissez ?

LE MARQUIS.

Oui, Monsieur.

LE COMMANDEUR.

Somme toute,

Celle de Clarendon, je crois, vaut encor mieux.

Vous remontez plus haut au moins d’un siècle ou deux,

N’est-ce pas ? Dites donc.

LE MARQUIS.

Mais l’une vaut bien l’autre.

LE COMMANDEUR.

L’Histoire, il m’en souvient, décide pour la vôtre.

Mais ce que je préfère aux titres les plus vieux,

C’est que l’on ne soit pas gonflé de ses aïeux ;

Qu’on cherche, comme vous, à marcher sur leur trace ;

Qu’on ne devienne pas le moindre de sa race,

Comme l’on en voit tant, et comme était celui

Dont je parle.

LE MARQUIS.

Il n’est plus...

LE COMMANDEUR.

Quoi ?

LE MARQUIS.

Le même aujourd’hui.

Je sais que sur son compte on rappelle sans cesse

Quelques égarements, des erreurs de jeunesse.

LE COMMANDEUR.

Ne vous dégradez pas, en lui servant d’appui.

Je sais, tout récemment, un trait affreux de lui.

LE MARQUIS.

Un trait affreux, Monsieur !

LE COMMANDEUR.

Mais il n’a rien à craindre.

LE MARQUIS.

Ah ! daignez m’en instruire.

LE COMMANDEUR.

On ne veut pas s’en plaindre ;

On ne le daigne pas.

LE MARQUIS.

De grâce...

LE COMMANDEUR.

J’ai promis

De n’en pas dire un mot.

LE MARQUIS.

C’est un de vos amis ?...

LE COMMANDEUR.

Oui ; c’est celui de tous, que j’aime, que j’honore.

LE MARQUIS.

C’est par cette raison, par mille autres encore,

Que j’insiste. Excusez ma curiosité.

LE COMMANDEUR.

Pourquoi, sur ce sujet, tant de vivacité ?

Je suis pourtant charmé de l’intérêt si tendre,

Que, pour l’amour de moi, vous voulez bien y prendre.

LE MARQUIS.

Peut-être je pourrais réparer tout le mal

Que lui peut avoir fait le Comte de Clairval.

J’en ferai mon affaire ; elle m’est trop sensible.

LE COMMANDEUR.

Voilà nos gens de Cour, à qui tout est possible !

Et quand on vient au fait, on trouve à décompter.

Mais je n’ai rien de plus à vous en raconter.

LE MARQUIS.

Je suis sûr du succès ; je vous le certifie :

Ce serait le bonheur le plus grand de ma vie.

LE COMMANDEUR.

Marquis, épargnez-vous ces informations.

Le tort est au-dessus des réparations

Qui dépendraient de vous. Votre amour pour ma nièce,

Votre façon d’aimer, me charme, m’intéresse :

Surtout, ce caractère aimable, officieux,

Que vous venez de faire éclater à mes yeux,

Me gagne tout-à fait. Souffrez que je vous laisse.

Une affaire m’appelle auprès de la Comtesse !

Je vais vous y servir au gré de vos souhaits.

À part.

La substitution tiendra plus que jamais.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, seul

 

Ce reproche, tout faux qu’il puisse être, m’accable.

Mais que puis-je avoir fait : De quoi suis-je coupable ?

Autrefois j’aurais pu me le dissimuler.

Mon cœur, plus indulgent, laissait accumuler

Mes défauts, mes erreurs, mes torts, mes ridicules ;

Je n’en avais au plus que de légers scrupules.

Mais, à présent, mon cœur ne me pardonne rien.

On m’accuse pourtant. Quel crime est donc le mien ?

J’aurais quelques remords !... Non, cet homme s’abuse ;

Et ce qui me rassure, est celui qui m’accuse.

 

 

Scène IV

 

D’AUTRICOURT, LE MARQUIS

 

D’AUTRICOURT.

Vous êtes bien rêveur ! Qu’est-ce que vous avez ?

LE MARQUIS.

Mais il me sort des sots de dessous les pavés.

D’AUTRICOURT.

Ce malheur n’est pas fait pour vous seul. Puis-je apprendre

Ce que le Commandeur...

LE MARQUIS.

Tu ne saurais comprendre

Avec quelle assurance il vient de m’excéder.

D’AUTRICOURT.

C’est le droit des vieillards ; il faut bien leur céder.

LE MARQUIS.

J’ai vingt fois été prêt de lui céder la place,

Il avait la fureur de me louer en face,

Et de me prodiguer l’encens le moins flatteur.

D’AUTRICOURT.

Tout bon Provincial est grand complimenteur.

Je crains bien plus l’encens qu’on se donne à soi-même.

LE MARQUIS.

Et pour mettre le comble à mon malheur extrême,

Il m’a parlé de moi, sous le nom de Clairval ;

Et tu peux bien penser que c’est tout au plus mal :

Ii en sait même un trait nouveau.

D’AUTRICOURT.

Quelle folie !

LE MARQUIS.

Le diable prend plaisir à commenter ma vie.

Il m’accuse, en un mot.

D’AUTRICOURT.

Sur le rapport d’autrui ;

Ce sera quelque histoire aussi vieille que lui,

Quelque anecdote fausse, absurde, et surannée,

Et qu’il prend bonnement pour être de l’année.

LE MARQUIS.

Je retournerai tant ce vieil original,

Qu’il faudra qu’à la fin il parle bien, ou mal.

D’AUTRICOURT.

Eh ! quel est le délit ?

LE MARQUIS.

Il s’obstine à le taire,

Oui, cet homme a juré de m’en faire un mystère.

Mon forfait est, dit-il, sous le sceau du secret ;

Il a fait le serment d’un silence indiscret.

Ce que j’ai pu savoir, à force de contrainte,

C’est un de ses amis qui dédaigne la plainte.

Je n’en vaux pas la peine, apparemment.

D’AUTRICOURT.

Pourquoi ?

LE MARQUIS.

On me méprise trop pour se plaindre de moi.

Ce trait me désespère ; il expose à ma vue

Une image de moi qui m’accable et me tue.

De ce qu’on pense encor, voilà d’affreux témoins.

Cher ami, tes rapports m’en ont dit beaucoup moins.

D’AUTRICOURT.

Vous n’êtes point coupable.

LE MARQUIS.

À quoi sert l’innocence

À qui l’on interdit une juste défense ?

En ai-je moins d’opprobre et de confusion ?

D’AUTRICOURT.

On vous accuse à faux ; c’est une vision.

LE MARQUIS.

Le Commandeur y croit ; il n’importe à quel titre.

Du destin de Zélide, il est presque l’arbitre.

Dans l’ami le plus cher, il se trouve blessé ;

Il l’impute à Clairval. Dès qu’on aura percé

Le voile trop heureux qui me dérobe encore,

Il proscrira, sans doute, un homme qu’il abhorre ;

Et je serai perdu, sans l’avoir mérité.

D’AUTRICOURT.

Rien n’est plus dangereux qu’un sot accrédité.

LE MARQUIS.

Il me fallait encor cette charge importune.

 

 

Scène V

 

MADAME ARMANCE, LE MARQUIS, D’AUTRICOURT

 

MADAME ARMANCE.

Je viens vous annoncer peut-être une infortune.

LE MARQUIS.

Sans doute.

MADAME ARMANCE.

Pardonnez à mon zèle importun.

LE MARQUIS.

Les malheurs vont de suite ; on n’en a pas pour un.

MADAME ARMANCE.

La réponse est venue.

D’AUTRICOURT.

À quoi ? quelles nouvelles ?

MADAME ARMANCE.

La voici.

LE MARQUIS.

Quoi ! déjà ? L’infortune a des ailes.

MADAME ARMANCE.

On vient de l’apporter depuis quelques instants ;

Madame l’attendait depuis assez longtemps

Avec impatience.

LE MARQUIS.

On l’aura bien servie.

D’AUTRICOURT.

Mais qu’est-ce que c’est donc ?

LE MARQUIS.

Le détail de ma vie.

Il doit être complet.

MADAME ARMANCE.

J’ai cru tout aussitôt

Devoir vous prévenir. Disposez du dépôt.

Je ne puis vous cacher, en cette conjoncture,

Ce que je puis savoir. Je dois, à l’écriture,

En connaître l’auteur ; ce n’est pas d’aujourd’hui.

Madame s’en rapporte entièrement à lui ;

C’est son conseil intime, et son ami solide ;

C’est un homme d’honneur ; mais sévère, rigide,

Exact et scrupuleux. Mais qu’importe ? Entre nous,

Cet arbitre est le seul qui fût digne de vous.

Ce sera votre éloge.

LE MARQUIS.

Ah ! quel sort me menace !

MADAME ARMANCE.

Décidez au surplus ; que faut-il que je fasse ?

LE MARQUIS.

La rendre à son adresse.

D’AUTRICOURT.

On pourrait la garder.

LE MARQUIS.

Comment ! La supprimer ?

D’AUTRICOURT.

Non ; mais la retarder.

LE MARQUIS.

Et par quelle raison ?

D’AUTRICOURT.

En cette circonstance,

Il vous serait, je crois, d’une extrême importance

De faire auparavant parler le Commandeur.

Un second entretien vous ouvrira son cœur.

De l’humeur dont il est, ce mystère lui pèse ;

Sous le poids du secret, il est mal à son aise.

On la rendra demain, si ce n’est dans le jour...

Et ce petit retard...

LE MARQUIS.

C’est toujours un détour :

Je ne puis m’y prêter. Achevons l’aventure.

La meilleure finesse est d’aller en droiture.

Tout moyen détourné dégrade qui s’en sert.

N’ajoutons rien de plus au malheur qui me perd.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS, D’AUTRICOURT

 

LE MARQUIS.

Que veux-tu ? Je me vois à deux doigts du naufrage.

Le péril, je l’avoue, étonne mon courage.

J’y perdrai d’autant plus, qu’après tant de combats,

Zélide, si l’espoir ne m’en impose pas,

M’a laissé, dans ses yeux, jouir de ma victoire :

Je viens d’y lire encor ma fortune et ma gloire.

Je plais ; je suis aimé. Quel sort serait le mien !

Je n’avais jamais vu de cœur comme le sien.

Je n’en ai cependant qu’une preuve tacite.

D’AUTRICOURT.

Qui vaut bien un aveu. Je vous en félicite.

Ainsi donc tout n’est pas si fort désespéré.

LE MARQUIS.

J’ignore que la lettre ait encore opéré

La Comtesse, je crois, ne l’a pas encor lue :

Du moins, depuis tantôt, je ne l’ai pas revue.

Elle s’est enfermée avec le Commandeur.

Ainsi j’attends l’éclat. Puis-je être sans terreur ?

C’est la première fois que je l’ai ressentie.

Mais il s’agit ici bien plus que de ma vie.

Je crains pour mon honneur, pour le plus tendre amour,

Et je suis en danger de tout perdre en un jour.

Quant à ce Commandeur, qui veut m’ôter ma gloire,

Je le joindrai peut-être ; et je saurai l’histoire

Qu’il prétend me cacher. Je le fais épier,

Pour lui pouvoir parler seul en particulier.

Cette explication ne peut être trop prompte.

L’honneur ne souffre rien d’indécis sur son compte.

 

 

Scène II

 

UN VALET, LE MARQUIS, D’AUTRICOURT

 

LE VALET, au Marquis.

Monsieur le Commandeur est seul dans ce bosquet,

LE MARQUIS.

Adieu ; j’y vole. Ah, ciel ! livre-moi son secret.

 

 

Scène III

 

D’AUTRICOURT, ROSETTE

 

ROSETTE.

Le Marquis ? Je le cherche.

D’AUTRICOURT.

Il vient de disparaître.

Il parle au Commandeur ici-près.

ROSETTE.

Pût-il être

À sa Commanderie, au diable, et par-delà,

Ce chien de Commandeur !

D’AUTRICOURT.

Et pourquoi donc cela ?

ROSETTE.

Ah, vraiment oui ! le traître ! il nous en fait de belles !

D’AUTRICOURT.

Je n’en sais rien du tout. Dis-moi donc les nouvelles.

ROSETTE.

Maudits soient à jamais oncles petits et grands,

Paternels, maternels ! Ce sont de sottes gens,

Qui ne sont bons au plus qu’à voir en l’autre monde.

D’AUTRICOURT.

Apprends-moi donc sur quoi ce grand courroux se fonde.

ROSETTE.

Ce vieux fou...

D’AUTRICOURT.

Mais encore ?

ROSETTE.

À soixante et dix ans,

S’en venir hériter des morts et des vivants !

Puis il se mariera. Madame la future,

Ainsi que de raison, aura progéniture.

Et des cousins, Dieu sait ! surviendront à foison.

Partant, adieu, pour nous, les biens de la Maison.

Vous m’entendez, je crois ? Mais la mère et la fille

Vous vont apprendre tout. Malheureuse famille !

La mort qui vous poursuit, ne pourrait-elle un peu

Rejoindre le grand oncle à son petit neveu ?

 

 

Scène IV

 

LA COMTESSE, ZÉLIDE, D’AUTRICOURT

 

ZÉLIDE.

Voilà le seul parti qu’il me convient de prendre.

LA COMTESSE.

Ah, Monsieur ! vous voyez la mère la plus tendre,

Et la plus malheureuse.

D’AUTRICOURT.

En quoi ? Vous m’étonnez.

LA COMTESSE.

Hélas ! de trois enfants que le Ciel m’a donnés,

Deux ne sont plus. L’aînée est morte dans les larmes :

Mon fils, depuis trois mois, dès ses premières armes,

En se couvrant de gloire, a terminé son sort.

Pour essuyer les pleurs que je donne à leur mort,

Voilà la seule main que le Ciel m’ait laissée.

Monsieur, je n’ai plus qu’elle ; et je suis menacée

De la perdre. Elle veut... C’en est trop à la fois.

D’AUTRICOURT.

Zélide ! Quel est donc l’état où je la vois ?

À la Comtesse.

Quelle calamité vous serait survenue ?

LA COMTESSE.

Ma tendresse trop vive, et trop mal reconnue,

Pour cette infortunée, est mon plus grand malheur.

ZÉLIDE.

Eh ! Monsieur, jugez-nous.

LA COMTESSE.

J’en mourrai de douleur.

Le Commandeur, armé d’un droit, dont, à son âge,

Je n’eusse jamais cru qu’il voulût faire usage,

L’exerce tout entier. Il réclame aujourd’hui

Tous les biens dont ma fille aurait joui, sans lui.

La substitution, Monsieur, qu’il revendique,

Au défaut de mon fils, n’est que trop authentique.

Je l’ai fait consulter ; il n’est point de moyens.

Pour surcroît de malheur, il est vrai, j’en conviens,

Mon époux et mon fils ont dissipé le reste,

Cependant j’ai sauvé d’un débris si funeste

Le bien qui m’appartient ; il m’en demeure encor :

Et ce qui peut suffire est le plus grand trésor.

ZÉLIDE.

Laissez-vous soulager d’une charge importune.

La retraite et l’oubli sont faits pour l’infortune.

Que feriez-vous de moi ? Vos douleurs s’aigriraient.

Séparons nos malheurs ; ils nous accableraient.

On languit doublement, quand on languit ensemble.

Le parti que je prends, tout triste qu’il vous semble,

L’est-il pour Euphrasie ? Elle a tout oublié.

Gémit-elle en secret d’avoir sacrifié

Plus d’appas que jamais on n’en eut en partage,

De posséder en vain le plus grand avantage,

D’être inutilement la plus rare Beauté ?

D’ailleurs, il faut céder à la nécessité,

C’est à celles qui n’ont qu’une obscure naissance ;

À braver le malheur jusques à l’indécence.

Quand un nom trop connu ne peut que s’avilir,

Le seul parti qui reste, est de l’ensevelir.

D’AUTRICOURT.

Mais enfin la fortune inconstante et cruelle

Vous a-t-elle ravi ce qui ne vient pas d’elle ?

Du moins, elle ne peut reprendre que ses dons.

N’avez-vous que ces biens, si frivoles, si prompts

À s’envoler au gré de son moindre caprice :

Voyez ce qui vous reste, et rendez-vous justice.

Eh bien ! vous n’aurez plus cet éclat emprunté

Que la fortune ajoute encore à la beauté.

C’est un rayon de moins que répandront vos charmes.

Vous ne triompherez qu’avec vos propres armes.

Connaissez leur pouvoir. Un triomphe si doux

En sera bien plus sûr et plus digne de vous...

Si j’osais... Quel reproche il me reste à vous faire !

Quand le sort vous serait mille fois plus contraire,

Eh ! qu’importe à l’amour qui peut tout réparer ?

ZÉLIDE.

L’égalité n’est plus ; tout doit nous séparer.

D’AUTRICOURT.

L’égalité n’est plus !

ZÉLIDE.

Je ne suis plus la même.

D’AUTRICOURT.

Pourquoi donc Quelle erreur : quelle injustice extrême !

Que celui qui vous aime en doit être offensé !

N’avez-vous enflammé qu’un cœur intéressé ?

Le plus léger soupçon suppose peu d’estime.

Ne déshonorez pas du moins votre victime.

Si vous le condamnez à mourir de douleur,

Du moins ne joignez pas l’opprobre à son malheur.

ZÉLIDE.

Eh bien ! ôtez-moi donc tous deux, s’il est possible,

Un scrupule ; que dis-je ? un remords trop sensible,

Que ma réflexion aigrit de plus en plus,

Qui ne sert que trop bien à fonder mes refus.

LA COMTESSE.

S’il est vrai, je serai la première à m’y rendre.

ZÉLIDE.

Ah ! qu’il m’est douloureux d’avoir à vous l’apprendre !

Mais non : c’est un reproche ; il n’ose m’échapper :

Il faut vous l’épargner.

LA COMTESSE.

Quel trait vient me frapper !

Il n’importe. Ouvre-moi ton âme toute entière ;

Je le veux.

ZÉLIDE.

On m’a crue une riche héritière ;

Et s’il faut, entre nous, parler à cœur ouvert,

Le Marquis serait-il venu dans ce désert,

S’il n’avait entendu parler de ma fortune,

Par quelle autre raison ? En avait-il aucune ?

Non : Clarendon d’abord s’est pris à cet appas.

C’est à l’espoir trompeur des biens que je n’ai pas,

Que je dois sa recherche et son premier hommage.

Et moi, si j’avais eu le plus faible présage

Du malheur qui devait m’arriver en ce jour,

Hélas ! Madame, aurais-je écouté son amour ?

Ce que nous avons fait peut passer pour un piège,

On peut nous accuser de ruse et de manège :

Nous, Madame !... Ah, grands Dieux !

LA COMTESSE.

Eh ! calme tes frayeurs.

Le Marquis, dès longtemps, s’attend à nos malheurs :

Je l’en prévins d’abord ; et je viens de l’instruire

De l’état où le sort se plaît à te réduire.

ZÉLIDE.

Il le sait ?

LA COMTESSE.

Et de plus, il exigeait de moi

Qu’à jamais ton malheur fût un secret pour toi.

ZÉLIDE.

Ah ! vous m’en dites trop.

D’AUTRICOURT.

Quel regret est le vôtre ?

ZÉLIDE.

Que je viens d’être injuste et pour l’un et pour l’autre !

Que, devant vous, mon cœur se trouve humilié !

LA COMTESSE.

Ne nous séparons pas, et tout est oublié...

On vient.

ZÉLIDE.

Ce sera lui... Mon âme est trop émue

Pour pouvoir à présent m’exposer à sa vue.

LA COMTESSE.

Je te suis.

ZÉLIDE.

Cachez-lui ce secret entretien.

D’AUTRICOURT.

Pourquoi donc ?

ZÉLIDE.

Ah ! je vois que vous n’en ferez rien.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, D’AUTRICOURT

 

D’AUTRICOURT.

Vous voyez qu’on vous fuit. N’en prenez point d’alarmes ;

C’est pour vous dérober quelque reste de larmes

Qui viennent de couler.

LE MARQUIS.

D’où provenaient ces pleurs ?

D’AUTRICOURT.

De leurs réflexions sur leurs communs malheurs,

Du tour que leur a fait ce Commandeur perfide.

Savez-vous quelle idée avait prise Zélide,

Ou plutôt quelle humeur ? car elle en a souvent.

LE MARQUIS.

Quoi donc ?

D’AUTRICOURT.

Elle voulait s’en aller au Couvent ;

Mais elle n’ira pas.

LE MARQUIS.

Ah ! ma joie est parfaite.

D’AUTRICOURT.

Votre homme a donc parlé ?

LE MARQUIS.

Confidence complète.

Il voulait, mais en vain, me parler à demi.

Le trait dont il s’agit, regarde son ami.

Il va me l’amener... Le voici, ce me semble.

Laisse-nous, en secret, nous expliquer ensemble.

 

 

Scène VI

 

LE COMMANDEUR, LE BARON, D’ORGIVAL, LE MARQUIS

 

LE COMMANDEUR.

Çà, Messieurs, vous pouvez vous connaître tous deux.

LE MARQUIS.

C’est de quoi je m’estime infiniment heureux.

LE BARON.

Ce désir obligeant que vous faites paraître,

À de quoi m’étonner. Qui peut l’avoir fait naître !

LE MARQUIS.

L’estime et le respect que nous vous devons tous.

LE BARON.

L’embarras de répondre à des discours si doux

Doit peu vous étonner dans un vieux Militaire,

Dont la franchise fait le fond du caractère :

Guerrier presque en naissant, absorbé tout entier

Dans le goût continu que j’eus pour mon métier,

Je n’habitai jamais que dans le sein des armes ;

Jamais je ne connus le séjour ni les charmes

De la sphère brillante ou vous avez roulé.

Mes devoirs et mon goût m’ont fait vivre isolé.

J’ai mieux aimé rester sans art et sans culture,

Tel que je suis sorti des mains de la Nature.

Ce choix vous paraîtra singulier, indiscret.

Je puis avoir eu tort ; mais je suis sans regret.

LE COMMANDEUR.

J’ai tout dit, vos chagrins, et la cause secrète

Qui vous a, malgré vous, contraint à la retraite.

LE BARON.

Eh ! laissons le passé ; que sert d’y revenir ?

LE MARQUIS.

Laissez-vous rappeler un heureux souvenir.

LE BARON.

À quoi cet entretien pourra-t-il nous conduire ?

LE MARQUIS.

Nous avons tous les deux besoin de nous instruire.

C’est à l’occasion de ce dernier combat,

Où vous avez sauvé la gloire de l’État.

LE BARON.

Je conviens seulement...

LE COMMANDEUR, au Marquis.

Parlez en assurance.

LE MARQUIS.

Vous savez que d’abord l’espoir et l’apparence

Ne nous promettaient pas un triomphe douteux,

Déjà les ennemis, se repliant sur eux,

Vers un poste plus fort commençaient leur retraite :

Ce mouvement devait entraîner leur défaite ;

Mais on les poursuivit avec trop de chaleur.

L’impétuosité, cette folle valeur,

Nous fit payer bien cher un premier avantage,

Et la victoire allait devenir leur partage.

À la tête d’un corps rassemblé par vos soins,

Vous parûtes ; mes yeux en furent les témoins :

Vainement, pour le rompre, on tenta l’impossible ;

Votre bravoure en fit un rempart invincible.

Ce bataillon devint le centre du combat,

Et l’arbitre absolu du salut de l’État.

Il n’en fallait pas moins pour ranimer les nôtres.

À votre exemple, alors il s’en rallia d’autres.

On n’a point vu charger avec tant de vigueur :

Tout plia désormais à l’aspect du vainqueur,

Et fixa sans retour la victoire obstinée.

Un triomphe complet termina la journée ;

Et la fuite sauva le reste des vaincus.

Mais pourquoi donc alors ne parûtes-vous plus ?

Que devint le Héros, au milieu de sa gloire ?

LE BARON.

Sans adopter ce nom, voici toute l’histoire.

L’action finissait ; et mon malheur fut tel

Qu’alors je fus atteint d’un coup presque mortel.

Je n’avais plus alors que l’ombre de la vie :

Le Ciel ne voulait pas qu’elle me fût ravie ;

Je vécus ; mais ce fut dans les bras de la mort,

Où je restai longtemps, sans connaître mon sort.

Hélas ! je commençais doucement à renaître ;

Bientôt, avec honneur, je comptais reparaître ;

Quand j’en revins, j’appris, de gens dignes de foi,

Que ce que j’avais fait ne roulait pas sur moi ;

Des gens qu’on me nommait s’en disputaient la gloire ;

Chacun s’appropriait l’honneur de la victoire ;

Et cet homme, entre nous, plus adroit, plus heureux,

L’avait revendiquée, et l’emportait sur eux.

LE MARQUIS.

Arrêtez ; c’est lui faire une injure mortelle.

LE BARON.

Eh ! c’est un fait L’avis n’était que trop fidèle.

Qu’il est mortifiant pour un homme d’honneur

D’avoir à réclamer sa gloire et son bonheur !

Quel rôle humiliant, quelle infortune extrême

Que de se voir réduit à se vanter soi-même !

Je ne pus triompher de l’incrédulité ;

Il ne m’en demeura que la témérité...

Pardonnez ce soupir ; j’en gémis, quand j’y pense.

J’en eus la honte ; et l’autre en eut la récompense.

Malgré moi-même, alors succombant au dégoût,

Je cédai pour jamais, et j’abandonnai tout.

LE MARQUIS.

On ne vous perdra point.

LE COMMANDEUR.

Et sur quelle assurance ?

LE BARON.

Non ; j’ai pris mon parti.

LE MARQUIS.

L’envie ou l’ignorance,

Votre absence, Monsieur, votre mort qu’on croyait,

Le mouvement que fit Clairval, quand tout pliait,

L’impossibilité de voir ce qui se passe

Dans un jour de combat, ont fait votre disgrâce.

Mais vous allez changer de résolution.

On n’a point accepté votre démission.

La Cour ne juge point sur des rapports frivoles.

LE COMMANDEUR.

La Cour !... Ce ne sont-là que de belles paroles,

Langage du pays. Il nous faudrait ici

Des preuves. Quels garants avez-vous ?

LE MARQUIS, en tirant une lettre de sa poche, et la donnant au Baron.

Les voici.

Voyez ; vous connaissez sans doute l’écriture ?

LE BARON.

D’un Ministre chéri je vois la signature.

LE MARQUIS, lui montrant l’endroit qu’il doit lire.

Lisez à cet endroit, le reste est superflu.

LE BARON lit.

« Le Baron d’Orgival n’a point encor paru :

« Du sort de ce brave homme on est vraiment en peines

« Nous en avons besoin la campagne prochaine.

« Peut-on trop l’employer ? Il mérite à la fois

« L’estime et les bienfaits du plus juste des Rois.

« N’en pourriez-vous, Monsieur, savoir quelque nouvelle » ?

LE MARQUIS.

Qu’il m’est doux d’embrasser mon maître et mon modèle !

Qu’il m’est doux de vous voir au comble de vos vœux !

Tous les honnêtes gens sont faits pour être heureux

Du bonheur d’un brave homme...

LE BARON.

Ajoutez donc encore

Une grâce, un bienfait à ceux dont on m’honore.

Qui peut m’avoir si bien servi ? Serait-ce vous ?

Je le croirais ; parlez. Ah ! qu’il me serait doux

De vous devoir !...

LE MARQUIS.

Monsieur, c’est un témoin fidèle...

LE BARON.

Ah ! de grâce, achevez. Et ce témoin s’appelle ?

LE MARQUIS.

Eh ! mais...

LE BARON.

Vous hésitez ?

LE COMMANDEUR.

Qu’est-ce que vous craignez.

LE MARQUIS.

Et si c’était celui de qui vous vous plaignez ?

LE COMMANDEUR.

Le Comte de Clairval ?

LE BARON.

Ma surprise est extrême.

LE COMMANDEUR.

Cela ne saurait être.

LE MARQUIS.

Et c’est pourtant lui-même.

Peut-être aurait-il pu, dans la confusion

Des rapports qu’on a faits à cette occasion,

Partager, ou du moins altérer votre gloire.

On voulait lui donner l’honneur de la victoire.

LE BARON.

Quel remords empoisonne un bien si plein d’appas !

J’étais, sans le savoir, le plus grand des ingrats.

Ah ! mon premier devoir est la reconnaissance ;

C’est par mon bienfaiteur qu’il faut qu’elle commence :

Où le trouver ?

LE MARQUIS.

Ici, peut-être dès ce jour,

S’il osait y paraître, et vous faire sa cour.

LE COMMANDEUR.

Qu’il vienne.

LE MARQUIS.

Il vous inspire une haine unanime.

LE COMMANDEUR.

Bon ! ne voit-on jamais que ceux que l’on estime ?

Nous sommes dans le monde un peu plus indulgents,

Il faudrait se restreindre à voir trop peu de gens.

Je le protège, moi. Je veux que la Comtesse

Ait pour lui des égards et de la politesse.

On en dit tant de mal, que je suis curieux

De le voir. Vous pouvez l’amener en ces lieux.

LE MARQUIS.

Vous serez satisfait.

LE COMMANDEUR.

Allez donc au plus vite.

Baron, c’est de bon cœur que je vous félicite,

Avouez votre joie. On vous a bien servi.

Cher ami, je vous perds : j’en suis pourtant ravi.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LA COMTESSE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Vous voulez me parler ; on vient de me l’apprendre.

LA COMTESSE.

Oui : c’est un entretien qui pourra vous surprendre.

Vous voulez aujourd’hui me présenter Clairval ?

Ne vous souvient-il plus qu’il fut votre rival,

Qu’on voulait m’engager à lui donner ma fille,

Et que de ce malheur j’ai sauvé ma famille ?

LE MARQUIS.

C’est un cas imprévu. Le Baron d’Orgival...

LA COMTESSE.

Sont-ce là des raisons pour attirer Clairval ?

Le Baron peut aller chez lui, lui rendre grâce.

Est ce chez moi qu’il faut que la scène se passe !

LE MARQUIS.

Le Commandeur...

LA COMTESSE.

Eh ! non ; ce projet vient de vous.

Je vois que vous voulez le lier avec nous,

En faire notre ami, parce qu’il est le vôtre.

Quelle société ! N’en avez vous point d’autre ?

Vous qui, jusqu’au scrupule, êtes homme d’honneur,

Ne rougissez-vous pas d’en être le prôneur ?

Je ne puis rien comprendre au zèle qui vous presse

De m’en parler toujours, de ramener sans cesse

La conversation sur lui, hors de saison.

J’en suis scandalisée, et c’est avec raison.

Eh ! daignez faire grâce enfin à qui vous aime ;

Ou je ne saurai plus que penser sur vous même.

LE MARQUIS.

Puisque vous l’ordonnez, je me tairai.

LA COMTESSE.

Fort bien.

Ne m’en parlez jamais. Vous n’avancerez rien.

Mais puisque le hasard me met sur son chapitre,

Voyez, quand je le hais, si c’est à juste titre.

Marquis, à son sujet savez-vous ce qu’on dit ?

J’ignore à quel propos on s’est mis dans l’esprit

Qu’il est admis chez moi, qu’il épouse Zélide.

Eh bien ! qu’en dites-vous ?

LE MARQUIS.

C’est quelque tour perfide.

LA COMTESSE.

On ne le nomme pas ; mais il est désigné.

On dit qu’on ne peut voir, sans en être indigné,

Qu’un homme, que jadis je refusai pour gendre,

Par des dehors trompeurs, ait l’art de me surprendre ;

Qu’on n’en est point la dupe à la Ville, à la Cour ;

Qu’il n’a qu’un peu plus d’art pour masquer, au grand jour,

Ses vises, ses défauts ; et que son seul mérite

Est d’être devenu le plus franc hypocrite.

LE MARQUIS.

Ce charitable avis vient-il de bonnes parts ?

LA COMTESSE.

J’ignore qui m’écrit ; mais j’y dois des égards :

C’est quelque ami secret qui pour moi s’intéresse.

LE MARQUIS.

Quelque ami, dites-vous ? Quelle scélératesse !

Si l’on croyait ainsi comme un fait très certain

Les noirceurs que renferme un avis clandestin,

Les plus honnêtes gens en seraient les victimes.

Que dis-je ? Ces billets, ces écrits anonymes,

Sont ordinairement les armes d’un méchant,

Du plus vil assassin, qui frappe, en se cachant,

Sous le nuage épais de sa bassesse extrême,

Sûr que les coups qu’il porte à l’innocence même

Seront tous aggravés par la crédulité,

Enfoncés jusqu’au cœur par la malignité ;

Et qu’enfin la blessure est d’autant plus funeste

Que, si l’on en guérit, la cicatrice en reste.

Mais sans remettre encor Clairval sur le tapis,

Madame, il suffit donc qu’on ait donné jadis

Dans les égarements d’une aveugle jeunesse,

Qu’on n’ait pu se sauver d’une première ivresse,

Pour être réputé le même en tous les temps ?

LA COMTESSE.

Marquis, les premiers pas sont les plus importants.

LE MARQUIS.

Un retour sur soi-même est donc un phénomène,

Un triomphe au-dessus de toute force humaine.

LA COMTESSE.

Mais je le pense ainsi.

LE MARQUIS.

Quel préjugé mortel !

On peut, dès le berceau, nous juger sans appel !

Tel qui paraît enfin sous de meilleurs auspices,

N’a fait que pallier ses défauts et ses vices ;

Il conserve en dedans les mêmes passions ;

L’âge, ni la raison, ni les réflexions,

Ne donnent tout au plus que l’ombre et l’apparence

Des bonnes qualités qu’on n’eut pas dès l’enfance !

LA COMTESSE.

Assez communément.

LE MARQUIS.

Quelle erreur ! Ah ! grands Dieux !

Eh ! qui sont, parmi nous, les mortels que les Cieux

Ont daigné dispenser, au printemps de la vie,

De payer le tribut qu’on doit à la folie ?

Quelles sont les vertus qui naissent avec nous ?

Eût-on, dès sa naissance, un partage si doux ;

La sagesse précoce est la moins assurée :

Le temps qu’elle anticipe est pris sur sa durée.

C’est celle qu’on acquiert à ses propres dépens,

Qui se soutient toujours, et nous suit en tout temps.

LA COMTESSE.

Les vertus qu’on acquiert sont si peu naturelles,

Que l’on doit au besoin, fort peu compter sur elles.

C’est un bien, dont le fonds ne nous appartient pas,

Dont on ne peut jouir qu’à force de combats ;

Au-lieu qu’un cœur bien né n’a pas à se défendre ;

Il n’a, contre lui-même, aucun combat à rendre ;

Il ignore le mal ; l’occasion le fuit ;

Son heureux naturel le guide et le conduit.

Si l’honneur en est moindre, eh ! qu’importe la gloire,

Comparée au danger de perdre la victoire ?

Enfin, je vous l’avoue avec sincérité,

J’aime mieux moins de gloire, et plus de sûreté.

LE MARQUIS.

Je crois pouvoir, au moins, balancer ce système.

Puisque je suis réduit à me citer moi-même,

Madame, apprenez donc que je suis devenu

Ce que je vous parais ; oui, c’est un fait connu.

Je me suis fait, je crois, un autre caractère.

LA COMTESSE.

Bon ! quel conte !

LE MARQUIS.

Il est vrai. Je ne puis plus m’en taire.

Je ne valais pas mieux autrefois que Clairval.

LA COMTESSE.

J’aime assez cet aveu. Le détour n’est pas mal.

LE MARQUIS.

Assez, et trop de gens, vous rendront témoignage

Que l’on m’a vu noyé dans le libertinage,

Joueur, dissipateur, superbe, avantageux,

Indiscret, médisant, d’un commerce orageux,

Insupportable à tous.

LA COMTESSE.

Fort bien, ferme, courage !

LE MARQUIS.

Je jure...

LA COMTESSE.

Vous pourriez m’en dire davantage.

LE MARQUIS.

Et plus vous me croirez, plus vous m’obligerez.

LA COMTESSE.

Et c’est à quoi jamais vous ne m’engagerez.

LE MARQUIS.

Vous me désespérez.

LA COMTESSE.

Oh ! je suis excédée.

Finissons. Je veux bien vous laisser votre idée.

Vous recherchez ma fille ; elle est libre en son choix :

Obtenez son aveu ; j’y donnerai ma voix.

Dès que j’aurai l’avis d’un homme que j’honore,

Dont je prends les conseils.

LE MARQUIS, à part.

N’aurait-on pas encore

Remis la lettre ?

LA COMTESSE.

Il faut m’excuser. Entre nous,

Je l’ai chargé du soin de m’informer de vous.

Cette précaution, qui peut être fort vaine,

Ne doit assurément vous faire aucune peine.

Dès que j’aurai reçu la lettre que j’attends,

Si ma fille le veut, nous serons tous contents :

Mais à condition, (vous en êtes le maître,)

Qu’il ne sera jamais, pour quoi que ce puisse être ;

Question de Clairval ; que vous romprez tous deux.

Son commerce, entre nous, est trop contagieux.

Marquis, sur votre honneur, il faut me le promettre.

Pour mon gendre, autrement, je ne puis vous admettre.

Voyez, décidez-vous.

LE MARQUIS, à part.

Que vais-je devenir ?

 

 

Scène II

 

UN VALET, LA COMTESSE, LE MARQUIS

 

LE VALET.

Madame, l’on demande à vous entretenir.

LA COMTESSE.

Qu’est-ce ?

LE VALET.

Une grande Dame : on la nomme Astérie.

LA COMTESSE.

Faites entrer.

 

 

Scène III

 

LA COMTESSE, LE MARQUIS

 

LA COMTESSE.

Marquis, demeurez, je vous prie ;

Voulez-vous me laisser ennuyer à périr ?

Des visites de femme ! Ah ! c’est pour en mourir.

Après les lieux communs, qu’ont-elles à se dire ?

 

 

Scène IV

 

ASTÉRIE, LA COMTESSE, LE MARQUIS

 

LA COMTESSE.

Eh ! Madame, c’est vous ! Quel bonheur vous attire ?

ASTÉRIE.

En passant près d’ici, j’ai cru de mon devoir

De joindre le plaisir à l’honneur de vous voir.

LA COMTESSE.

Nous restez-vous ?

ASTÉRIE.

Chez moi quelque affaire m’appelle.

LA COMTESSE.

Vous venez de Paris ?

ASTÉRIE.

J’en viens.

LA COMTESSE

Quelle nouvelle !

ASTÉRIE.

Assez communément, je ne suis guère aux Cours.

LA COMTESSE.

Pourquoi donc ?

ASTÉRIE.

La plupart intéressent toujours,

Les uns dans leur honneur, les autres dans leur gloire ;

Toujours sur le prochain quelque mauvaise histoire.

Je les laisse aux oisifs, à ces gens du métier,

Dont la profession, de quartier en quartier,

Est d’aller, sur leurs pas, semer la calomnie.

LE MARQUIS.

Vous méritez, Madame, une estime infinie ;

Et vous êtes unique...

ASTÉRIE.

Ah ! qui ? moi ? Point du tout.

Mais les méchancetés ne sont point de mon goût :

Je ne les sais jamais ; ou bien je les oublie.

LE MARQUIS.

Mon Dieu ! quel caractère est plus digne d’envie !

ASTÉRIE.

À propos de nouvelle ; eh ! Comtesse, vraiment,

Je crois que je vous dois un petit compliment.

LA COMTESSE.

Sur quoi ?

ASTÉRIE.

Vous mariez votre fille.

LA COMTESSE.

Peut-être.

Est-ce un bruit répandu ?

ASTÉRIE.

Tout autant qu’il peut l’être.

LA COMTESSE.

Approuve-t-on mon choix ?... Vous ne me dites mot.

ASTÉRIE.

Le monde est bien méchant ; il est encor plus sot.

LE MARQUIS, à part.

Où veut-elle en venir ?

LA COMTESSE.

Madame, je vous prie...

ASTÉRIE.

Eh bien ! on est surpris...

LA COMTESSE.

De quoi, je vous supplie ?

ASTÉRIE.

Que vous donniez Zélide à celui que jadis

Vous aviez refusé. Ce que je vous en dis

N’est qu’office d’amie. On en fait un esclandre.

On improuve très fort le choix de votre gendre,

S’il est vrai que ce soit le même qu’autrefois

Vous avez éconduit ; et c’est tout d’une voix.

LA COMTESSE.

La surprise aurait lieu, si j’avais cette idée.

Demandez à Monsieur ; elle est très mal fondée,

ASTÉRIE.

Tant mieux. Chacun, vous dis-je, en est tout consternés

C’est un homme, entre nous, si mal morigéné,

Et si fort décrié...

LA COMTESSE, au Marquis.

Je ne lui fais pas dire ;

Vous le voyez.

LE MARQUIS.

J’entends.

À Astérie.

Cet homme qu’on déchire

Vous serait-il connu ?

ASTÉRIE.

Pardonnez cet aveu ;

Toute femme qui sait se respecter un peu,

Ne le connaîtra point.

LE MARQUIS.

Fort bien. Mais, je vous prie...

ASTÉRIE.

Monsieur prend son parti, je crois ?

LA COMTESSE.

C’est sa folie.

ASTÉRIE.

C’est leur usage entr’eux.

LE MARQUIS.

Daignez me pardonner.

Je ne puis me résoudre à vous l’abandonner.

Depuis assez longtemps, qu’avez-vous ouï dire

Qui puisse entretenir contre lui la satyre ?

Qu’a-t-il fait de nouveau pour être décrié ?

Vous l’ignorez, ou bien, vous l’avez oublié.

ASTÉRIE.

Vous m’entreprenez ?

LE MARQUIS.

Non. Mais je prends la licence

De défendre entre nous les droits de l’innocence.

ASTÉRIE.

Vous voulez du nouveau ? Vous serez satisfait.

Puisque vous me poussez, je me souviens d’un fait :

Je ne sais comme il est resté dans ma mémoire.

Il s’agit d’un scandale. On en faisait l’histoire,

À propos de ce bruit follement répandu.

LE MARQUIS.

Eh ! Madame, achevez.

ASTÉRIE.

Ce Sage prétendu

Vit actuellement avec une merveille,

Une fille, en un mot, qui n’a pas sa pareille ;

Que sa mère elle-même...

LE MARQUIS.

Arrêtez.

LA COMTESSE.

Quelle horreur !

ASTÉRIE.

Oui, Madame...

LE MARQUIS, à part.

Morbleu !... Contenons ma fureur.

Haut.

Je soutiens...

ASTÉRIE.

Attendez, Monsieur, à me répondre.

Tout aussi-bien que moi, ceci va vous confondre,

Vous saisir, en un mot, de l’effroi le plus grand.

Cette femme est ici... Je l’ai vue, en entrant.

LA COMTESSE.

Cette malheureuse ?...

ASTÉRIE.

Oui, c’est un fait qu’on avance.

N’avez-vous pas chez vous une Madame Armance ?

LA COMTESSE.

Elle n’a point de fille ; elle est hors de soupçon.

Elle ! Ah, Dieux ! on vous trompe.

ASTÉRIE.

En aucune façon.

LA COMTESSE.

Madame, j’en réponds tout comme de moi-même.

ASTÉRIE.

En ce cas, ils ont tort. La méprise est extrême.

LE MARQUIS.

Non : le fait est trop grave, il le faut éclaircir.

ASTÉRIE.

Je suis pressée. Adieu ; puissiez-vous réussir.

LA COMTESSE.

Restez c’est devant vous qu’il convient à ma gloire

De voir un peu plus clair au fond de cette histoire.

Elle appelle.

Quelqu’un ?... Madame Armance ?

 

 

Scène V

 

MADAME ARMANCE, LE MARQUIS, LA COMTESSE, ASTÉRIE

 

LA COMTESSE, à Madame Armance.

Ah ! c’est vous que je veux.

ASTÉRIE.

Il faut l’interroger.

LA COMTESSE.

Il me serait affreux

De la trouver coupable. Approchez.

ASTÉRIE.

Elle tremble.

LA COMTESSE.

Je frémis.

MADAME ARMANCE,

Qu’avez-vous ? Mon aspect, ce me semble,

Est pour vous un sujet de trouble et de douleur ?

Vous aurais-je déplu ? J’aurais bien du malheur.

LA COMTESSE.

Je ne sais.

MADAME ARMANCE.

Près de vous, m’aurait-on desservie !

Mon sort était trop doux ; sans doute on me l’envie.

LA COMTESSE.

Hélas !...

ASTÉRIE.

Venons au fait.

MADAME ARMANCE.

Ai-je pu m’oublier ?

ASTÉRIE.

Songez, songez, Madame, à vous justifier.

MADAME ARMANCE.

À me justifier ! Ce terme est une offense.

ASTÉRIE.

À la bonne heure. Enfin, prouvez votre innocence,

LA COMTESSE.

Quand vous avez daigné venir vivre avec moi,

Madame, m’avez-vous parlé de bonne-foi ?

MADAME ARMANCE.

Vous en auriez pu faire une fidèle enquête.

Je vous l’ai dit, je sors d’une famille honnête,

Dont le malheur des temps a détruit le bonheur.

ASTÉRIE.

Beau Roman !

MADAME ARMANCE.

Mon mari fut un homme d’honneur.

ASTÉRIE.

Passons sur tout cela. Vous eûtes une fille ?

MADAME ARMANCE.

Il est vrai.

LA COMTESSE.

Juste Ciel !...

MADAME ARMANCE.

C’est toute ma famille.

ASTÉRIE.

Tâchez, à son sujet, de nous tirer d’erreur.

MADAME ARMANCE.

Vous ne me ferez point répondre avec aigreur,

ASTÉRIE.

Eh ! qu’en avez-vous fait ?

MADAME ARMANCE.

Je n’en suis plus chargée.

ASTÉRIE.

Et par quelle aventure ?

MADAME ARMANCE.

On m’en a soulagée.

ASTÉRIE.

Son destin quel est-il ?

MADAME ARMANCE.

Parfaitement heureux.

ASTÉRIE.

Sans être mariée ?

MADAME ARMANCE.

Elle est dans d’autres nœuds.

ASTÉRIE, à la Comtesse.

Vous le voyez.

MADAME ARMANCE.

Quoi donc ?

LA COMTESSE.

Grands Dieux ! que j’ai d’alarmes !

ASTÉRIE.

Ainsi donc elle doit sa fortune à ses charmes ;

Et vous-même avez cru devoir vous y prêter ?

MADAME ARMANCE.

Enfin, je vous entends. Je cherchais à douter ;

Mais je vois trop de quoi vous me croyez capable.

Quel désir avez-vous de me trouver coupable ?

On dirait, à vous voir attaquer mon honneur,

Que l’opprobre d’autrui soit, pour vous, un bonheur.

Ce funeste plaisir est-il dans la Nature ?

Peut-il au fond d’un cœur prendre sa source impure ?

Vos affreux préjugés vous nuisent plus qu’à moi.

Qui soupçonne aisément, fait mal juger de soi.

Un bon cœur croit toujours qu’un autre lui ressemble.

Profitez de l’avis. Vous croyez que je tremble ;

Et c’est vous que je plains.

ASTÉRIE.

Mais voyons donc mes torts.

MADAME ARMANCE.

Écoutez, et tâchez d’en avoir des remords.

Apprenez donc, enfin...

LA COMTESSE.

Quoi donc, ma chère amie ?

MADAME ARMANCE.

Que ma fille, depuis une année et demie,

Est dans un saint asile, où vous la connaissez ;

Vous l’honorez vous-même, et vous la chérissez ;

Vous concourez sans cesse aux douceurs de sa vie.

LA COMTESSE.

Est-ce ?... Achevez.

MADAME ARMANCE.

C’est...

LA COMTESSE.

Qui ?

MADAME ARMANCE.

Votre chère Euphrasie.

Astérie sort avec dépit.

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, LE MARQUIS, MADAME ARMANCE

 

LA COMTESSE.

Pourquoi m’en avoir fait un mystère indiscret ?

MADAME ARMANCE.

Madame, des raisons m’ont contrainte au secret.

LA COMTESSE, en l’embrassant.

Ô trop heureuse mère ! Elle a suivi vos traces.

La vertu n’a jamais réuni tant de grâces.

Mon cœur est pénétré de joie et de douleurs.

Eh ! quoi ! vous triomphez ; d’où viennent donc ces pleurs ?

MADAME ARMANCE.

L’innocence accusée, en recouvrant sa gloire,

Peut-elle s’empêcher de pleurer sa victoire ?

LA COMTESSE.

Ah ! tout mon désespoir est d’avoir concouru...

LE MARQUIS, croyant parler à Astérie.

Madame, vous voyez... Mais elle a disparu.

 

 

Scène VII

 

ZÉLIDE, ROSETTE, LE MARQUIS, LA COMTESSE, MADAME ARMANCE

 

LA COMTESSE.

Ah ! ma fille, venez prendre part à ma joie.

ZÉLIDE.

Quel est donc le bonheur que le Ciel vous envoie ?

LA COMTESSE.

Sachez...

ZÉLIDE, au Marquis.

D’où viennent donc ces transports imprévus ?

LA COMTESSE.

Je ne lui savais pas un mérite de plus.

ZÉLIDE.

À qui ?

LA COMTESSE.

Cette personne, où tant de vertu brille,

Votre amie et la mienne ; Euphrasie est sa fille.

MADAME ARMANCE.

Je dois vous dire encore, et je m’en fais honneur,

Que ce n’est point à moi qu’elle doit son bonheur.

Mon bien n’eût pas suffi. Si ma fille est heureuse,

C’est le rare bienfait d’une âme généreuse :

Je lui dois cet aveu, Je pleurais en secret

L’avenir d’Euphrasie. En mourant de regret,

Je voyais chaque jour augmenter tous ses charmes :

Le bruit s’en répandit ; jugez de mes alarmes,

Le plus digne mortel que le Ciel ait formé,

La vit. Notre bonheur fit qu’il fut informé

Des dangers de la fille, et des pleurs de la mère ;

Il nous tendit les bras ; il lui tint lieu de père.

Dans ce port salutaire, il daigna la pourvoir ;

Et comme sa parente, il la fit recevoir.

LA COMTESSE.

Peut-on savoir son nom ?

MADAME ARMANCE.

Pardonnez mon silence ;

Il l’impose, il l’ordonne à ma reconnaissance.

Ah ! qu’il en coûte cher à ma soumission !

Je ne puis le nommer sans sa permission.

LA COMTESSE.

Je l’estime encor plus. L’action est parfaite.

Eh bien ? Marquis, eh bien ? Clairval l’aurait-il faite ?

LE MARQUIS.

Mais peut-être. Entre nous, j’en serais peu surpris.

LA COMTESSE.

Il s’en vanterait bien.

LE MARQUIS.

Il en perdrait le prix.

Mais du moins, quant au fond, la preuve est manifeste

Que la Dame Astérie a tort. Jugez du reste.

LA COMTESSE, à Madame Armance.

Je veux voir votre fille ; et j’y vais de ce pas.

Au Marquis.

Je reviens dans l’instant...

À Madame Armance.

Ne me suivez-vous pas ?

 

 

Scène VIII

 

D’AUTRICOURT, LE MARQUIS, ZÉLIDE, ROSETTE

 

ROSETTE.

J’admire l’action qu’il a faite pour elle :

Mais s’il l’eût mariée, elle eût été plus belle.

ZÉLIDE.

Euphrasie est heureuse ; elle eût pu l’être moins.

De son parfait bonheur nous sommes les témoins.

LE MARQUIS.

N’enviez point son sort ; il y va de ma vie,

Après avoir permis à mon âme ravie

De s’ouvrir à l’espoir le plus cher, le plus doux,

Dans un doute mortel me replongerez-vous ?

Combattrai-je toujours la crainte et l’injustice ?

Mous n’imaginez rien, dont l’amour ne gémisse,

Qui n’outrage à la fois mon cœur et vos appas.

Cependant le temps presse ; il avance à grands pas.

Mes devoirs vont bientôt m’éloigner de vos charmes.

Voulez-vous que je porte au milieu des alarmes

Le désespoir affreux où vous me rejetez ?

Le trépas est facile à trouver.

ZÉLIDE.

Arrêtez,

Et sachez que jamais je n’aime les menaces.

ROSETTE, à part.

Celles-ci, cependant, m’ont l’air d’être efficaces.

LE MARQUIS.

Mais, une fois pour tout, réglez donc mon destin.

ZÉLIDE.

Eh ! Marquis, vous feignez de le croire incertain.

LE MARQUIS.

Quels sont donc les garants que j’ai ?

ZÉLIDE.

Mes injustices,

Mes inégalités, mes humeurs, mes caprices.

Quel autre que l’Amour les a mis dans mon cœur ?

LE MARQUIS.

Je n’ai jamais osé deviner mon bonheur.

ROSETTE.

Il le saut cependant ; rien n’est plus nécessaire.

LE MARQUIS.

Je puis donc m’en flatter, sans être téméraire ;

Et vous permettrez donc qu’un si long examen

Enfin vous détermine en faveur de l’hymen ?

ZÉLIDE.

Mais est-ce à moi qu’il faut que ce discours s’adresse ?

LE MARQUIS.

De votre sort, du mien, vous êtes la maîtresse.

La Comtesse...

ZÉLIDE.

Eh ! bien, oui.

LE MARQUIS.

Je me vois trop heureux,

Je vais donc lui porter vos désirs et vos vœux.

ZÉLIDE.

Marquis, c’est bien assez de mon obéissance.

Mais vous savez aussi...

LE MARQUIS.

Quelle réminiscence !

Qu’allez-vous m’opposer ?

ZÉLIDE.

Rien qui vous soit fatal.

Vous êtes engagé de rompre avec Clairval :

Ce faible sacrifice est, pour vous, peu de chose.

La Comtesse l’exige, et j’approuve la clause.

LE MARQUIS, troublé, à d’Autricourt.

Quelle clause, grands Dieux !

ZÉLIDE.

Vous hésitez, je crois ?

Eh ! pourquoi donc, Monsieur ?

LE MARQUIS, accablé.

On m’annonce à la fois

Ma grâce et mon arrêt, mon bonheur et ma perte.

ZÉLIDE, piquée.

Mon cœur est enchanté de cette découverte.

LE MARQUIS.

Ah, Zélide !

ZÉLIDE.

Il suffit ; je ne veux rien de plus.

Ne me voyez jamais : j’accepte vos refus.

LE MARQUIS.

Apprenez...

ZÉLIDE.

Préférez la chaîne qui vous lie ;

Conservez votre ami ; conservez Émilie.

D’AUTRICOURT.

Arrêtez. Nous avons des secrets importants...

ZÉLIDE.

Vous pouvez les garder ; vous n’êtes plus à temps.

LE MARQUIS, en voulant l’arrêter.

Ah, Zélide ! à vos pieds, je vais cesser de vivre.

ZÉLIDE.

Respectez-moi, du moins, en cessant de me suivre.

 

 

Scène IX

 

LE MARQUIS, D’AUTRICOURT, ROSETTE

 

LE MARQUIS.

Ah ! ma chère Rosette !...

ROSETTE.

Osez-vous me parler ?

LE MARQUIS.

M’abandonneras-tu ?

ROSETTE.

Laissez-moi m’en aller.

D’AUTRICOURT.

Il n’est qu’un mot qui serve. Aurais-tu quelque envie

De faire ta fortune, en lui sauvant la vie ?

ROSETTE, en revenant.

Ceci mériterait quelques réflexions ;

Ce serait, à la fois, deux bonnes actions.

D’AUTRICOURT.

Mais il faut promptement que cela se décide.

LE MARQUIS.

Je voudrais tout à l’heure entretenir Zélide ;

J’ai le plus grand secret à lui communiquer.

ROSETTE.

Vous sortez d’avec elle !

D’AUTRICOURT.

A-t-il pu s’expliquer ?

LE MARQUIS.

L’importance du fait, sa colère trop prompte,

En sont cause. En un mot, c’est sur toi que je compte.

ROSETTE.

Le cas est donc bien grave ?

D’AUTRICOURT.

Oui ; c’est la vérité.

ROSETTE.

Vous vivrez, si je puis. La curiosité

Me détermine. Allons.

LE MARQUIS.

Je tiendrai ma promesse.

ROSETTE.

Je vais tout mettre en œuvre auprès de ma Maîtresse.

En les ramenant.

La bonne volonté, le désir sans effet,

Sont, entre honnêtes gens, réputés pour le fait.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ZÉLIDE, ROSETTE

 

ROSETTE.

Avez-vous contre moi quelque sujet de plainte ?

Ai-je donc si mal fait de vous avoir contrainte

À revoir le Marquis ?

ZÉLIDE.

Peut-être il vaudrait mieux

Qu’il se fût pour jamais éloigné de mes yeux.

ROSETTE.

C’est encor de l’humeur ; car enfin il me semble

Que vous venez tous deux de renouer ensemble,

Et que tout se prépare à combler son espoir.

ZÉLIDE.

Hélas ! oui.

ROSETTE.

Beau soupir !... On dirait, à vous voir,

Que le plus grand bonheur n’est pas le plus sensible.

Zélide regarde de côté et d’autre.

D’où vient cet embarras, ce trouble si visible ?

Sur quoi donc, entre nous, peut-il être fondé ?

À quelque forme près, tout semble décidé.

ZÉLIDE.

Tu te trompes, Rosette ; et rien ne l’est encore.

ROSETTE.

La Comtesse y consent ; le Marquis vous adore,

Et vous payez ses feux du plus tendre retour...

Oh ! je ne sais donc plus ce qu’il faut à l’amour.

ZÉLIDE.

Je crains bien de n’avoir qu’à répandre des larmes.

ROSETTE.

Le Marquis, à vos yeux, n’a-t-il plus tant de charmes ?

Qu’avez-vous découvert qui vous doive alarmer,

Ou qui puisse altérer le plaisir de l’aimer ?

Non, le Marquis est fait pour augmenter sans cesse

Le retour fortuné qu’on doit à sa tendresse ;

Dussé-je vous aigrir et vous mettre en courroux...

ZÉLIDE.

Qui t’en sait mauvais gré ? L’éloge le plus doux

Est celui qu’on entend faire de ce qu’on aime.

Apprends que notre amour court un péril extrême.

Je crains qu’en ce moment on n’ait réglé mon sort,

Et qu’on n’ait prononcé l’arrêt de notre mort.

ROSETTE.

Ah, Ciel ! quelles terreurs ! Où les allez-vous prendre

Qu’est-ce donc que l’amour ? Je n’y puis rien comprendre.

Heureux ou malheureux, c’est toujours un tourment.

On ne peut, avec lui, respirer un moment.

Ah ! tout ce que j’en vois, je vous le certifie,

M’y ferait, si je peux, renoncer pour la vie.

 

 

Scène II

 

D’AUTRICOURT, ZÉLIDE, ROSETTE

 

ZÉLIDE.

C’est d’Autricourt ! Je sens redoubler mon effroi.

À d’Autricourt.

Eh bien ! en est-ce fait du Marquis et de moi ?

Ma mère est elle instruite ? Est-elle inexorable ?

Le Marquis a-t-il fait cet aveu déplorable ?

Parlez donc ; hâtez-vous de me le découvrir.

Quel sera notre sort ? Dois-je vivre, ou mourir ?

D’AUTRICOURT.

Rien n’est encor réglé, malgré l’impatience...

ZÉLIDE.

Ah, grands Dieux ! c’est encore un moment d’espérances

Quel est donc le sujet de ce retardement ?

D’AUTRICOURT.

Le Marquis a porté votre consentement.

La Comtesse a paru satisfaite et contente

De voir que votre choix répond à son attente.

ZÉLIDE.

Pouvais-je mieux choisir ? Elle a dû le prévoir.

D’AUTRICOURT.

Ensuite, encouragé par ce rayon d’espoir...

ZÉLIDE.

Achevez.

D’AUTRICOURT.

Le Marquis a parlé de la lettre

Que la Comtesse attend, qu’on devait lui remettre.

Madame Armance...

ZÉLIDE.

Eh bien !

D’AUTRICOURT.

N’en a rien fait.

ZÉLIDE.

Pourquoi ?

Quelle raison ?

D’AUTRICOURT.

Il faut aussi s’en prendre à moi.

À l’insu du Marquis, j’ai conseillé d’attendre ;

Et j’ai cru qu’il serait assez temps de la rendre,

Lorsque le Commandeur serait désabusé

D’un fait dont le Marquis se trouvait accusé.

Lui-même il est allé presser sa destinée ;

Peut-être en ce moment est-elle terminée ?

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, D’AUTRICOURT, ZÉLIDE, ROSETTE

 

LE MARQUIS.

On est allé porter le funeste Journal

De toutes les erreurs du malheureux Clairval.

On le lit à présent. Que mon sort est à plaindre !

Du Juge qu’on a pris, je n’ai que trop à craindre

ZÉLIDE.

Ah ! tâchons d’espérer.

LE MARQUIS.

On m’en a prévenu.

Zélide, il est trop vrai, je n’en serai connu

Que par des préjugés, dont il subsiste encore

Un reste qui m’accable et qui me déshonore ;

Et l’on m’aura jugé, sans doute, à la rigueur.

Ah ! le coup est porté ; je le sens dans mon cœur.

Zélide, je vous perds.

ZÉLIDE.

Je ne saurais le croire.

Sur la prévention, nous aurons la victoire :

Oui, sa Comtesse m’aime ; elle chérit mon choix

LE MARQUIS.

Sitôt qu’elle saura qui j’étais autrefois,

Elle ne verra plus que mes fautes passées.

ZÉLIDE.

Le temps ne doit-il pas les avoir effacées ?

Que n’a-t-elle mes yeux et mon cœur !

LE MARQUIS.

Vain espoir !

Sur la prévention le temps est sans pouvoir.

Jeunesse déplorable ! Ô source trop féconde

Des erreurs où l’on tombe en entrant dans le monde !

Ainsi donc (vains regrets !) on rachète toujours

Tous les faux pas qu’on fait en commençant son cours !

Que le passé devient une charge importune !

Qu’un début malheureux entraîne d’infortune !

ZÉLIDE.

Quoi ! tous deux à jamais nous en serions punis !

Non, nous ne serons point tout-à-fait désunis,

Un tendre souvenir nous rendra l’un à l’autre.

Vous serez dans mon cœur ; je serai dans le vôtre.

Dans le fond d’un Couvent, je n’aurai d’autres soins

Que de brûler pour vous. I à, je vivrai du moins

Pour l’unique mortel à qui je devais être.

J’en jure... Mais on vient. Je les vois tous paraître.

 

 

Scène IV

 

LA COMTESSE, MADAME ARMANCE, LE MARQUIS, D’AUTRICOURT, ZÉLIDE, ROSETTE

 

LA COMTESSE, une lettre à la main.

Ma fille, et vous, Marquis, soyez tous deux contents.

À la fin le voici, ce rapport que j’attends ;

Ou, pour mieux m’exprimer, votre panégyrique

Il est d’un homme sûr, intègre et véridique.

Il n’a jamais été de nœuds plus triomphants.

Que je vais me complaire entre mes deux enfants :

Oui, vous serez mon fils, l’espoir de ma famille..

Que de gens confondus : Que diront-ils ? Ma fille

N’épouse pourtant pas le Comte de Clairval.

 

 

Scène V

 

LE COMMANDEUR, LA COMTESSE, MADAME ARMANCE, LE MARQUIS, D’AUTRICOURT, ZÉLIDE, ROSETTE

 

LE COMMANDEUR, à un Valet.

Que l’on aille avertir le Baron d’Orgival

De venir aux accords ; la Comtesse l’en prie.

N’est-il pas vrai, ma nièce ?

LA COMTESSE.

Oui, j’en serai ravie,

LE COMMANDEUR.

Voilà donc le futur ?

LA COMTESSE.

En dépit des jaloux.

Ce n’est pas ce Clairval, comme ils le disaient tous.

À votre avis ?

LE COMMANDEUR.

Je suis absolument du vôtre.

Zélide n’y perd pas ; celui-ci vaut bien l’autre.

Au Marquis.

À propos, vous deviez nous l’amener ce soir.

LA COMTESSE.

Je vous le défends bien ; je ne veux point le voir,

Achevons, entre nous, cette heureuse journée,

Au milieu des plaisirs d’un futur hyménée.

Vous, ma fille, je crois que vous y consentez.

Est-ce que maintenant vous vous en repentez ?

Auriez-vous, par hasard, la moindre répugnance ?

LE COMMANDEUR.

Où diantre voyez-vous cela ? Dans son silence ?

Elle rougit : ce signe explique ses désirs.

ZÉLIDE.

Mais vous m’avez permis d’écouter ses soupirs.

Vous avez souhaité que j’y fusse sensible.

Vous êtes obéie, autant qu’il est possible.

LA COMTESSE,

Obéie !... Épargnons les détours superflus.

ZÉLIDE.

Puisque vous le voulez, je vous dirai de plus

Qu’à cet égard mon choix est si conforme au vôtre,

Que je lui jure encor de n’en avoir point d’autre.

LA COMTESSE.

Vous mettez de l’humeur dans un si doux aveu.

LE MARQUIS.

Eh, Madame ! lisez ; et vous verrez dans peu

Quelle en est la raison.

ZÉLIDE.

Je frissonne.

LE MARQUIS.

Je tremble.

LA COMTESSE, en décachetant le paquet.

Mais vous paraissez tous bien émus, ce me semble !

LE MARQUIS.

Voyez.

LA COMTESSE.

Lisons... Passons le préambule. Bon !

Elle lit.

« Ce jeune homme, à présent Marquis de Clarendon,

« Et dont vous souhaitez que je vous éclaircisse,

« Dans le monde autrefois entré tout au plus mal,

« N’y fut que trop connu sous le nom de Clairval ».

Qu’ai-je lu ?

LE MARQUIS.

Mon arrêt. Ordonnez mon supplice.

LA COMTESSE.

Vous Clairval ?

LE MARQUIS.

Il est vrai.

LA COMTESSE.

Vous l’êtes ?

LE MARQUIS.

Je le fus ;

Et je compte à présent q e je ne le suis plus.

LA COMTESSE.

Quel coup de foudre ! Est-il une trame plus noire ?

On me l’avait bien dit. Je ne voulais pas croire

Qu’il fût admis chez moi. Comme il s’est déguisé !

LE MARQUIS.

N’en croyez rien.

LA COMTESSE.

Faut-il qu’il soit plus malaisé

D’avoir de la vertu, que de la contrefaire ?

Vous me trahissez tous !

LE MARQUIS.

Puis-je, sans vous déplaire,

Ne vous dire qu’un mot ? J’irai mourir après.

Peut-être aurais-je pu, par des moyens secrets,

Supprimer cette lettre, aller gagner mon Juge,

En faire, auprès de vous, mon appui, mon refuge :

J’ai mieux aimé risquer le plus grand des trésors.

On ne jouit de rien, quand on a des remords.

LA COMTESSE.

Vous le saviez, Zélide ; et votre confidente

Menait discrètement cette intrigue imprudente !

ROSETTE.

Nous n’en avons rien su que depuis un instant ;

Mais il n’en est pas moins l’homme le plus constant,

Le plus digne à la fois d’estime et de tendresse.

Le désastre que vient d’essuyer ma Maîtresse,

Altère-t-il les feux d’un si parfait Amant ?

Qu’on me trouve des cœurs toujours plus tendrement

Épris d’une Beauté que l’infortune accable.

Sans un grand fond d’amour, on en est incapable ;

Mais il faut pour le moins autant de probité.

LE COMMANDEUR.

Oui. Je ne sais pas trop ce qu’on a débité

Contre lui ; mais s’il faut dire ici ma pensée,

Cette façon d’aimer, si désintéressée,

M’a prévenu pour lui dès le commencement.

LA COMTESSE.

Ce rare et singulier désintéressement,

Dans un dissipateur, ne fait pas un mérite.

LE COMMANDEUR.

Mauvaise qualité qu’on ne m’avait pas dite !

D’AUTRICOURT.

Il ne l’a plus. Il peut avoir manqué de soin ;

Avoir porté souvent sa dépense un peu loin.

Mais on a trop chargé ce rapport peu fidèle ;

Sa fortune est encore...

LE COMMANDEUR.

À quoi se monte-t-elle ?

D’AUTRICOURT.

Mais on lui compte encor, c’est un fait reconnu,

Soixante-mille écus, au moins, de revenu.

LE COMMANDEUR.

Soixante-mille écus ! Il ne faut donc pas croire

Le mal qu’on dit de lui. Toute mauvaise histoire !

D’AUTRICOURT.

Au surplus, le Marquis s’est sans doute égaré :

Reprocha-t-on jamais ce qu’on a réparé ?

À quel titre, souffrez que je vous le demande ;

L’avez-vous honoré d’une estime si grande ?

Vous a-t-il rappelé le moindre souvenir

D’un passé qui n’est plus, qui ne peut revenir ?

En avez-vous pu voir quelques traces légères ?

LA COMTESSE.

Eh ! l’Amour peut prêter des vertus passagères ;

On emprunte de lui les plus heureux dehors.

MADAME ARMANCE.

Ce n’était pas l’Amour qui l’inspirait alors,

Quand il a fait pour nous l’action la plus belle,

La plus digne à jamais d’une gloire immortelle ;

Et nous ne la devons qu’à sa seule vertu.

Au Marquis.

J’ai gardé le silence autant que je l’ai pu ;

Pardonnez cet essor.

LA COMTESSE.

Quel est donc ce mystère ?

MADAME ARMANCE.

Madame, les voilà (je ne puis plus m’en taire,)

Ces généreuses mains qui cachent leurs bienfaits.

N’ignorez plus l’auteur des biens que l’on m’a faits.

C’est lui. Je le dirais à toute la Nature.

La générosité ne peut être plus pure.

Le Baron entre sans être vu.

Sans lui, (ce souvenir m’arrache encor des pleurs,)

Dans mon sein pénétré des plus vives douleurs,

Ma fille aurait langui le reste de ma vie ;

Sans compter les dangers qui l’auraient poursuivie.

Quoiqu’il en soit, malgré ce préjugé fatal,

Celui que vous voyez, ce Comte de Clairval

N’en a pas moins été la source la plus chère

Du bonheur d’Euphrasie, et de sa tendre mère.

 

 

Scène VI

 

LE BARON D’ORGIVAL, LE COMMANDEUR, LA COMTESSE, MADAME ARMANCE, LE MARQUIS, D’AUTRICOURT, ZÉLIDE, ROSETTE

 

LE BARON.

Le Comte de Clairval ! Ô mon cher bienfaiteur !

C’est donc vous que j’embrasse ! Illustre protecteur,

Que le Ciel bienfaisant procure à ma vieillesse ;

La seule probité pour moi vous intéresse ;

Ainsi, grâce à vos soins les plus officieux,

Je pourrai donc encor, sur vos pas, sous vos yeux,

Moissonner avec vous aux champs de la victoire ?

Je pourrai donc mourir dans les bras de la gloire ?

Je ne demande plus au Ciel d’autres faveurs

Que de vous voir monter au faîte des honneurs,

LE COMMANDEUR.

Je n’y tiens pas ; il faut aussi que je l’embrasse.

Ne vous amusez plus à cette paperasse,

Et terminez, vous dis-je ; il a tout réparé.

Bon ! ne me suis-je pas autrefois égaré ?

D’AUTRICOURT.

C’est un Juge qui rend un arrêt qui l’honore.

LA COMTESSE.

Je vous regrettais trop, pour me défendre encore.

C’en est fait, je me rends ; Marquis, vous triomphez ;

Et tous mes préjugés enfin sont étouffés.

LE MARQUIS.

Zélide, renaissons.

LA COMTESSE.

Soyez heureux ensemble.

LE COMMANDEUR.

La générosité me gagne, ce me semble...

LE BARON.

Eh bien : il faut céder à la tentation.

LE COMMANDEUR.

Ma foi, je leur remets la substitution.

ROSETTE.

Mais... les oncles, par fois, sont bons à quelque chose.

LE COMMANDEUR.

Allons, que pour la noce ici tout se dispose.

LE MARQUIS.

Enfin, j’ai trouvé grâce. Ah ! qu’il est dangereux

D’avoir à réparer un début malheureux !

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