L’Obstacle imprévu (DESTOUCHES)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 18 octobre 1717.

 

Personnages

 

LISIMON, vieillard

LICANDRE, autre vieillard

JULIE, crue nièce de Licandre

LA COMTESSE DE LA PÉPINIÈRE

ANGÉLIQUE, fille de la Comtesse

LÉANDRE, amant de Julie

VALÈRE, fils de Lisimon, petit-maître

NÉRINE, suivante de Julie

CRISPIN, valet de Léandre

PASQUIN, valet de Valère

UN LAQUAIS

 

La scène est dans la maison de Lisimon.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

VALÈRE, PASQUIN

 

Ils entrent par deux différents côtés du théâtre.

VALÈRE, du côté par où il entre.

Morbleu ! vous avez beau dire, je n’en ferai qu’à ma tête.

PASQUIN.

Ah ! voici mon étourdi de maître.

VALÈRE.

La peste soit de l’homme !

PASQUIN.

Il est en colère.

VALÈRE.

Il n’y a plus moyen de vivre avec lui, et il faut que nous rompions ensemble.

PASQUIN.

De qui parlez-vous-là ?

VALÈRE.

Je parle de mon père.

PASQUIN.

Mais vraiment cela est fort honnête. S’il vous avait entendu ?...

VALÈRE.

Je voudrais qu’il n’eût pas perdu un mot de tout ce que j’ai dit.

PASQUIN.

Dieu vous en garde ; vous seriez perdu.

VALÈRE.

Tu crois donc que je l’appréhende ? Cela était bon lorsque j’étais au collège.

PASQUIN.

Ma foi, ne vous y jouez pas. Il est homme à vous traiter comme si vous y alliez encore.

VALÈRE, enfonçant son chapeau.

Lui ? Mon père ? Ah ! ventrebleu ! je lui ferais voir...

PASQUIN.

Paix, Monsieur, le voilà qui vient.

VALÈRE.

Je m’en vais.

PASQUIN.

Revenez, revenez ; ce n’est pas lui.

VALÈRE.

Te moques-tu de moi, de me faire une peur semblable ?

PASQUIN.

Moi, je vous ai fait peur ? Et vous dites que vous ne le craignez point.

VALÈRE.

J’ai encore quelque faible pour lui : mais je m’en déferai. Me voilà remis. Présentement je serais homme à le braver.

PASQUIN.

Oui, en fuyant. Voilà comme font tous vos pareils. Vous êtes braves jusqu’au dégainer. Croyez-moi, changez de conduite, et vous ne craindrez plus votre père.

VALÈRE.

Dis-moi, faquin, combien le bon homme te donne-t-il pour me prêcher ?

PASQUIN.

Bon ! Il croit que c’est moi qui vous gâte, et franchement, j’ai trop de bonté pour vous.

VALÈRE.

Insolent !...

PASQUIN.

Allons, Monsieur, il faut tâcher désormais de le contenter.

VALÈRE.

Sachons un peu ce qu’il faut que je fasse pour cela ?

PASQUIN.

Tout le contraire de ce que vous avez fait jusqu’à présent.

VALÈRE.

Quels crimes ai-je donc commis ?

PASQUIN.

Vous n’en êtes pas encore aux crimes ; vous n’en êtes qu’aux sottises. Par exemple, n’ai-je pas été témoin de la conversation que vous avez eue ce marin avec monsieur votre père ? Il vous disait d’excellentes choses, et vous lui répondiez tout de travers.

VALÈRE.

Moi ?

PASQUIN.

Vous-même. Voulez-vous, pour vous en convaincre, que je vous fasse le récit de la conversation. Je m’en souviens mot pour mot.

VALÈRE.

Voyons ; je suis bien aise de juger de sang-froid si j’ai tort.

PASQUIN.

Voici ce qu’il vous a dit, quand vous êtes entré dans sa chambre de la manière que je vais vous dépeindre.

Il fait l’action d’un petit-maître qui entre dans une chambre en étourdi ; ensuite il prend l’air sérieux du père.

Bonjour, Monsieur, bonjour. – Monsieur, je suis votre serviteur. – Où avez-vous passé la nuit, pendard que vous êtes ? – Parbleu ! j’ai soupe au cabaret avec mes amis, et de là nous avons couru le bal. – Vous en avez menti. Je sais à quel bal vous avez été, et si vous ne changez bientôt de conduite, je vous enverrai dansera Saint-Lazare. – Je crois, Dieu me damne ! que vous ne pourriez pas vivre, si tous les jours vous ne me faisiez quelque mercuriale. – Et croyez-vous, Monsieur le sot, que je sois fort content de vous voir au milieu de cette pépinière de fous, que l’on appelle petits-maîtres, espèce d’hommes aussi ridicules qu’incorrigibles : que je n’entre pas en fureur depuis que vous arborez ce grand chapeau qui vous couvre un œil, et qui ne laisse voir que la moitié de l’autre ; depuis que vous vous débraillez jusqu’à la ceinture ; que vous vous faites une gloire de vous enivrer de vin, de liqueurs et de tabac ; et que vous affectez ; cet air fanfaron qui impose au bourgeois, et fait rire l’honnête homme ? – Tous les jeunes gens sont faits comme cela, mon père ; il faut suivre la mode. – Parbleu ! je vous la ferai bien quitter. – Nous verrons. – Comment nous verrons ! Oh ! voici qui vous corrigera.

Il prend un bâton.

VALÈRE.

Que vas-tu faire ?

PASQUIN.

Vous rosser.

VALÈRE.

Quoi ! coquin, tu aurais la hardiesse ?...

PASQUIN.

Ma foi, je vous demande pardon ; j’entrais si vivement dans la passion, que je croyais être monsieur votre père. Vous savez bien que, si vous n’eussiez décampé, la conversation aurait fini de la sorte. Après tout, il est temps de vous réformer. Il y a plus de trois mois que votre future belle-mère est arrivée de province, avec la jeune personne que vous êtes sur le point d’épouser. Votre père les loge ici l’une et l’autre. Elles sont témoins de la plupart de vos actions, qui ne doivent pas les édifier. Comptez-vous de vivre comme vous faites, quand vous aurez une femme ?

VALÈRE.

Le fat ! Est-ce qu’on se marie pour se corriger de ses défauts ? Je voudrais bien, parbleu ! qu’une femme s’avisât de me contraindre ! Regarde les jeunes gens d’aujourd’hui : ils sont assidus et complaisants le jour de leurs noces ; dès le lendemain ils vont chercher fortune ailleurs.

PASQUIN.

Et leurs femmes aussi. Voilà ce que s’attirent ces maris du bel air.

VALÈRE.

D’ailleurs, veux-tu que je te parle net. Je ne me sens plus qu’un faible penchant pour Angélique ; je crois même qu’avant qu’il soit peu, je ne l’aimerai point du tout.

PASQUIN.

Quels défauts lui trouvez-vous donc ?

VALÈRE.

Premièrement, elle a trop d’esprit.

PASQUIN.

Trop d’esprit ! Cela est insupportable.

VALÈRE.

Elle lit depuis le matin jusqu’au soir, et se pique de savoir tout.

PASQUIN.

C’est un reste de province. Le grand monde la corrigera.

VALÈRE.

Elle m’aime comme une héroïne de roman, et dès qu’elle me voit, c’est un étalage de beaux sentiments qui me fatiguent à mourir.

PASQUIN.

Je le crois bien. Parler beaux sentiments aux jeunes gens d’aujourd’hui, c’est leur parler grec et latin ; ils entendent aussi bien l’un que l’autre.

VALÈRE.

Mais tu m’avoueras que cette jeune personne, dont la mère vient de mourir, et que mon père a retirée du couvent, est beaucoup plus piquante qu’Angélique.

PASQUIN.

Vous voulez parler de Julie. Je demeure d’accord qu’elles sont d’une humeur différente. Angélique est languissante et sérieuse ; Julie est vive et enjouée. Angélique a quelque chose d’affecté dans ses manières ; Julie a cet air libre que donne le grand monde. Je choisirais Julie pour ma maîtresse ; j’aimerais mieux Angélique pour ma femme.

VALÈRE.

Nérine est femme de chambre et confidente de Julie ; je veux lui parler en particulier.

PASQUIN.

Oui ! Oh ! je suis mari de Nérine, moi, et je ne veux point qu’elle ait de particulier avec vous.

VALÈRE.

Le benêt !

PASQUIN.

Je ne suis point un mari du bel air. J’aime ma femme.

VALÈRE.

Est-ce une raison pour que je ne lui parle pas ?

PASQUIN.

Devant moi, tant qu’il vous plaira ; mais en particulier, je vous le défends.

VALÈRE.

Mais songez-vous, faquin, à qui vous parlez ?

PASQUIN.

Vous avez vos droits en qualité de maître, et moi j’ai les miens en qualité de mari.

VALÈRE.

Je m’en moque, et je prétends... Mais morbleu ! voici Angélique.

 

 

Scène II

 

ANGÉLIQUE, VALÈRE, PASQUIN

 

ANGÉLIQUE, sans les voir.

Valère ne vient point ; je ne le vois presque plus. Son indifférence m’étonne, et commence à m’inquiéter.

PASQUIN, à Valère.

Entendez-vous ?

VALÈRE.

Il faut avouer qu’elle est fort aimable.

PASQUIN.

Pour moi, je m’en accommoderais fort.

ANGÉLIQUE.

Ah ! c’est vous, Monsieur ! Que faites-vous-là ?

VALÈRE.

Je sors d’avec mon père ; il m’a mis de mauvaise humeur, et j’en portais mes plaintes à Pasquin.

ANGÉLIQUE.

Il me semble que c’est à moi que vous devriez confier vos chagrins. On se console avec les personnes qu’on aime. Mais depuis quelque temps, vous ne me cherchez plus : je m’aperçois même que vous m’évitez.

VALÈRE.

Moi, vous éviter ! Que vous êtes injuste ! Demandez à Pasquin, si...

PASQUIN.

À moi ?

VALÈRE.

Si je ne lui disais pas encore dans le moment, que je vous trouvais fort aimable.

ANGÉLIQUE.

Est-ce à lui qu’il faut le dire ? M’enviez-vous le plaisir de vous entendre parler de la sorte sur mon sujet ?

VALÈRE.

Ma foi, Mademoiselle, je crains de vous fatiguer par des redites ennuyeuses.

PASQUIN.

Vous connaissez bien peu les femmes ; est-ce qu’elles se lassent de s’entendre dire des douceurs ?

ANGÉLIQUE.

Pasquin a raison. Surtout, ces éloges nous flattent, quand ils viennent de personnes que nous aimons.

VALÈRE.

Chacun a sa méthode en aimant. Pour moi, quand j’ai dit une fois que j’aime, je suis persuadé que j’ai rempli tous les devoirs d’un amant, et je ne trouve rien de plus fade, ni de plus ennuyeux, que ces soupirants qui sont toujours aux pieds de leurs maîtresses, et qui leur parlent tout un jour, sans leur dire autre chose que ce qu’ils leur ont dit mille fois. Que vous êtes belle ! Que je vous aime ! Je mourrais plutôt que de vous être infidèle. Promettez-moi, ma charmante, que vous m’aimerez toujours. La belle répond sur le même ton, et c’est toujours à recommencer. À force de se servir de ces tendres expressions, on les rend insipides, et à la fin on est tout étonné qu’on se parle d’amour, et que l’on ne s’aime plus du tout.

ANGÉLIQUE.

On ne peut pas mieux justifier l’indifférence : vous lui donnez des couleurs qui la rendraient aimable, si j’étais personne à prendre le change : mais, Valère, croyez-moi, vous n’avez que de l’esprit, et je vois bien que vous n’avez point d’amour.

VALÈRE.

Je n’ai point d’amour ! Je ne vous aime pas, moi !

À Pasquin.

Tu vois comme on me traite. Qui a tort de nous deux, Pasquin ?

PASQUIN.

C’est celui de vous deux qui ne dit pas la vérité.

VALÈRE.

Ce garçon connaît mes plus secrètes pensées ; il peut vous en rendre de bons témoignages.

PASQUIN.

Ah ! je vous en réponds. Mon maître est l’homme de France qui aime le plus : il n’a qu’un défaut, c’est qu’il aime trop.

VALÈRE.

Assurément.

PASQUIN.

C’est ce que je lui reprochais encore tout à l’heure.

ANGÉLIQUE.

Je ne m’en aperçois pas ; et quoique vous fassiez la satire des amants empressés, je vous soutiens que l’amour ne se lait connaître que par les assiduités, par les protestations, les services. Il vaut mieux dire cent fois les mêmes choses, que de ne pas parler de sa tendresse. Non, Valère, vous ne m’aimez point.

VALÈRE.

Oh ! palsambleu ! Mademoiselle, s’il ne tient qu’à jurer, je vous ferai des serments.

PASQUIN.

Il vous jurera qu’il vous aime assez pour un homme qui doit vous épouser.

ANGÉLIQUE.

Voilà ce que c’est. Je vous suis destinée pour femme : ce titre vous déplaît d’avance. Que je pense différemment ! Plus je songe que vous serez mon époux, et plus mon cœur s’attache à vous sincèrement. Dans les cœurs tendres et vertueux, il se forme les passions les plus violentes, quand le devoir autorise l’inclination.

PASQUIN.

Tenez, Mademoiselle, voilà les plus belles choses du monde ; mais je vous jure en conscience que mon maître n’entend point cela. Ce n’est point là le jargon qu’on parle aujourd’hui, et je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de femmes à Paris qui l’entendissent, à moins qu’elles ne portassent des lunettes, et qu’elles ne fussent de la vieille cour. Vous êtes toute fraîche émoulue de la province ; il faut vous apprendre comme on fait l’amour en ce pays-ci. On entre dans une assemblée ou dans une compagnie : on regarde, on choisit entré toutes les dames, celle qui revient davantage : on lui jette de tendres œillades, on lui fait des mines, on cherche à lui parler, on lui parle. La déclaration se fait dès le premier abord ; si la belle s’en scandalise, ce qui n’arrive guère, on s’en moque, et on n’y revient pas : si elle prend la chose de bonne grâce, on lui fait des protestations ; elle y répond, voilà qui est fait : ensuite on court ensemble au bal, aux spectacles ; on médit du prochain, on prend du tabac, on boit du vin mousseux, on avale des liqueurs, on passe les nuits au cours : on ne songe qu’au plaisir, on le cherche ensemble tant qu’on a du goût l’un pour l’autre. Dès que l’ennui se met de la partie, le monsieur tire d’un côté, la dame tire de l’autre, et on va s’accrocher ailleurs. Voilà de quelle manière naissent, s’entretiennent et finissent les belles passions d’aujourd’hui.

ANGÉLIQUE.

Je ne m’étonne pas si les hommes sont si polis présentement, et si la galanterie est sur un si bon pied.

PASQUIN.

C’est la guerre qui cause ce dérangement-là. Les jeunes gens étaient accoutumés à brusquer des places ; ils ont voulu brusquer les femmes. La paix remettra tout dans son ordre naturel.

ANGÉLIQUE.

Je veux que vous m’aimiez autrement que cela, Valère, et que vous vous distinguiez des personnes de votre âge ; qu’enfin vous rameniez la mode des beaux sentiments.

VALÈRE.

Ma foi, Mademoiselle, je vous aime autant que je puis vous aimer.

PASQUIN.

Il est de bonne foi.

ANGÉLIQUE.

Cela ne dit rien. Je veux réformer votre cœur, et le rendre capable d’une passion aussi délicate que la mienne. Il faut que nous lisions ensemble tous les romans, j’en ai une ample bibliothèque : c’est là que vous apprendrez que les plus belles passions ne tendent qu’au mariage, et ne sont jamais détruites par ces beaux nœuds.

VALÈRE.

Ma foi, cela n’est vrai que dans les romans. Moi, lire ces fadaises-là ! J’aimerais autant lire des opéra.

ANGÉLIQUE.

Il faut que vous preniez ce parti-là, si vous voulez me faire croire que vous m’aimez. Mais voici ma mère.

VALÈRE.

Surcroît d’embarras.

 

 

Scène III

 

LA COMTESSE, ANGÉLIQUE, VALÈRE, PASQUIN

 

LA COMTESSE.

Bonjour, mon gendre.

VALÈRE, à part.

Mon gendre ! Peste de la provinciale !

LA COMTESSE.

De quoi parliez-vous ? Que je ne vous interrompe point.

ANGÉLIQUE.

Nous parlions de lecture ; et je conseillais à Monsieur...

LA COMTESSE.

Ah ! vraiment, j’en suis ravie. Il n’y a rien de si utile que la lecture, et ce ! le des romans surtout. On apprend tout dans ces livres-là. Feu monsieur le comte de la Pépinière, mon très honoré mari, et moi, nous les lisions jour et nuit, et nous nous attendrissions, nous nous attendrissions !...

VALÈRE, à part.

Ah ! voilà monsieur de la Pépinière revenu. Je m’étonnais bien qu’elle n’en eût pas encore parlé.

LA COMTESSE.

Croiriez-vous que feu monsieur la Pépinière et moi...

VALÈRE, à part.

Encore !

LA COMTESSE.

Nous lûmes une fois tout Cyrus en huit jours ; cela nous mettait dans le cœur un fonds de tendresse inépuisable.

PASQUIN.

Et ces lectures avaient d’agréables suites, apparemment ?

LA COMTESSE.

Cela est cause que monsieur le comte et moi nous nous sommes aimés jusqu’au moment de la séparation. Mais, qu’avez-vous, Valère ? Vous ne dites mot.

VALÈRE.

Je vous admire.

LA COMTESSE.

C’est plutôt ma fille que vous admirez.

ANGÉLIQUE.

Ne lui dites rien, Madame ; il est de fort mauvaise humeur.

LA COMTESSE.

Avouez qu’Angélique a bien de l’esprit, et qu’il est rare de trouver une jeune et belle personne qui ait autant de lecture que ma fille.

VALÈRE.

Voulez-vous que je vous parle franchement ? La lecture ne convient point à une femme, et je voudrais que la mienne fût fort ignorante.

LA COMTESSE.

Ah ! ah ! vous êtes bien dégoûté ! Allez chercher vos folles qui ne savent que se coiffer, farder leurs visages, faire assaut de vin de Champagne, et courir le bal. Ce sont là les savantes qu’il vous faut, apparemment ?

VALÈRE.

Je vous avoue qu’elles m’amusent davantage que celles qui citent les auteurs.

PASQUIN.

En voulez-vous savoir la raison ? C’est que les savantes que vous estimez, sont pour les anciens, et celles qui amusent Monsieur, sont pour les modernes. Mais voici le patron. Je me retire.

 

 

Scène IV

 

LISIMON, LA COMTESSE, ANGÉLIQUE, VALÈRE

 

LISIMON.

On m’a dit, Madame, que vous vouliez me parler.

LA COMTESSE.

On vous a dit vrai.

LISIMON.

Abrégez, s’il vous plaît. Finirez-vous bientôt ?

LA COMTESSE.

Je n’ai pas encore commencé.

LISIMON.

Commencez donc, mais dépêchez-vous. J’ai une affaire en tête qui ne me permet guère de penser à celles des autres.

LA COMTESSE.

Vous êtes toujours brusque, il n’y a pas moyen de s’expliquer avec tous. Or çà, écoutez-moi, je viens au fait.

LISIMON.

Dieu le veuille !

LA COMTESSE.

Vous savez que mon procès est en état d’être jugé.

LISIMON.

Si je le sais ! Je viens de voir votre procureur, votre avocat, et de solliciter vos juges.

LA COMTESSE.

Mais vous ne savez peut-être pas que mes parties sont allées trouver mon avocat, et que...

LISIMON.

Il n’est pas question ici ni de votre avocat, ni de vos parties : je suis si las de votre procès, et de vous en entendre parler, que si je n’étais sûr qu’il sera terminé incessamment, je donnerais tout mon bien pour le faire juger. Je crois pourtant que j’en serai quitte pour cinquante pistoles que j’ai mises dans la main du secrétaire de votre rapporteur. J’ai fait parler de jolies femmes aux jeunes conseillers : j’ai employé des gens de crédit et d’autorité auprès des anciens : j’ai envoyé deux carteaux devin de Champagne à votre avocat : j’ai donné six poulardes et deux chapons du Mans, avec un pâté de perdrix, à votre procureur : voilà, je crois, tout ce qui peut accélérer un jugement, et rendre une cause excellente.

LA COMTESSE.

Après cela, il faut que je gagne, ou il n’y a plus de justice dans le monde. Me voilà tranquille sur ces articles. Mais que ferons-nous de ces jeunes gens-ci ? Il y a trois mois qu’ils vivent ensemble ; c’en est assez pour se connaître, et peut-être pour se connaître plus qu’il ne serait à souhaiter. Attendrons-nous la fin de mon procès ? Préviendrons-nous l’arrêt que j’attends ? Les marierons-nous ? Ne les marierons-nous pas ?

ANGÉLIQUE.

Je prends la liberté de vous dire...

LISIMON.

Mademoiselle, on ne demande pas votre avis.

VALÈRE.

Pour moi, mon sentiment...

LISIMON.

On a bien affaire de votre sentiment ! Taisez-vous. Votre procès et ce mariage sont deux choses qui n’ont rien de commun. Nous sommes d’accord de nos faits. Mademoiselle est en âge, et en volonté d’être pourvue : il est dangereux de retarder les filles, quand elles sont dans ces dispositions. Je suis pressé, moi, de me défaire de ce libertin-là ; il faut faire sa noce dès demain, parce que je compte me marier en même temps, moi qui vous parle.

VALÈRE.

Vous, mon père ?

LISIMON.

Oui, mon fils.

VALÈRE.

Mais songez-vous ?...

LISIMON.

Je songe que vous êtes un sot. Tournez-moi les talons. Ces jeunes étourdis-là s’imaginent que le mariage n’est fait que pour eux.

LA COMTESSE.

Et quelle est la personne que vous épousez ?

LISIMON.

Madame, c’est-là mon affaire, et non pas celle des autres. À demain les deux mariages : n’y consentez-vous pas ?

LA COMTESSE.

Volontiers.

LISIMON.

Et vous, la belle ?

ANGÉLIQUE.

Tout ce qu’il vous plaira.

LISIMON.

Quelle résignation ! oh çà, nous n’avons plus rien à nous dire ?

LA COMTESSE.

Je vous donne le bonjour.

LISIMON, à Valère.

Comment ! vous voilà encore ?

VALÈRE.

Oui, mon père : il faut que vous me permettiez...

LISIMON, le poussant.

Je vous permets de vous retirer, et tout au plus vite.

 

 

Scène V

 

LISIMON, seul

 

Voilà mon mariage déclaré : il n’y a plus qu’une petite difficulté à cette affaire-là, c’est que je ne sais si j’aurai le consentement de la personne que je veux épouser. Elle est sous mes ordres, en quelque façon ; et, au défaut de la jeunesse et des belles manières, j’ai pour moi le pouvoir et l’autorité. Cependant je veux gagner la suivante ; elle a du crédit sur l’esprit de sa maîtresse. Bon, le hasard la conduit ici fort à propos.

 

 

Scène VI

 

LISIMON, NÉRINE

 

NÉRINE.

Voici notre bourru qui brusque tout le monde ; mais à bon chat, bon rat.

LISIMON.

Bonjour, Nérine.

NÉRINE.

Bonjour, Monsieur.

LISIMON.

Tu me parois de mauvaise humeur.

NÉRINE.

À peu près comme vous.

LISIMON.

Vous devez prendre garde à qui vous parlez, Nérine.

NÉRINE.

Et vous, comment vous parlez, Monsieur.

LISIMON.

Sais-tu bien qu’il n’y a que toi qui oses me répondre ici comme tu fais ?

NÉRINE.

C’est qu’il n’y a que moi qui aie du courage et de la fermeté.

LISIMON.

Nérine !

NÉRINE.

Monsieur !

LISIMON.

Ces petites manières-là ne me conviennent point.

NÉRINE.

Les vôtres ne m’accommodent pas davantage.

LISIMON.

Tu sais la considération que je témoigne à Julie, et les bontés que j’ai pour toi.

NÉRINE.

Oui. Vous venez de faire sortir ma maîtresse du couvent pour la retirer chez vous. Vous nous avez habillées de deuil depuis les pieds jusqu’à la tête, parce que sa mère vient de mourir. Mais, au retour de notre oncle qui est aux Indes, vous serez bien payé de vos avances ; et vous savez que qui s’acquitte ne doit rien.

LISIMON.

Voilà le langage des ingrats. Peut-on jamais payer ce que je fais pour Julie ? Je veux qu’elle ait de la reconnaissance, et qu’elle m’en donne des témoignages.

NÉRINE.

Que faut-il pour cela ?

LISIMON.

M’aimer.

NÉRINE.

Oh ! c’est trop : vous demandez une chose impossible.

LISIMON.

Comment, impertinente !

NÉRINE.

Mettez la main sur la conscience. Est-il possible d’aimer un homme bilieux et colère, qu’une vétille met en fureur, qui rompt en visière à tout le monde, et qui querelle depuis le matin jusqu’au soir ? Tout ce qu’on peut faire pour votre service, c’est de vous craindre, et de vous haïr,

LISIMON, à part.

Elle a raison. D’ailleurs il faut filer doux, j’ai besoin d’elle.

Haut.

Oh ! çà, revenons à notre affaire. La mère de Julie étant morte, tu sais qu’elle n’a plus de parents ni d’appui, qu’un oncle qui est aux Indes, et qui m’a prié de la retirer chez moi jusqu’à son retour.

NÉRINE.

Je sais tout cela.

LISIMON.

Mais, ce que tu ne sais pas, c’est que par un vaisseau qui arriva dernièrement, il m’envoya un pouvoir de marier Julie.

NÉRINE.

Le bon oncle ! il songe à tout. Il n’est pas content d’avoir fait tenir cinquante mille écus à sa nièce, il prétend qu’elle en jouisse avec un aimable associé. Il sait les besoins de notre sexe, il y compatit. Il veut prévenir l’impatience de Julie. Il songe qu’elle a vingt-cinq ans, et que c’est l’âge où l’on ne peut plus attendre. Oh ! que cet homme-là connaît bien la nature !

LISIMON.

Oh ! çà, parle sincèrement. Julie n’a-t-elle point quelque inclination ?

NÉRINE.

Vraiment, est-ce qu’une fille peut vivre sans cela ? Il y a environ trois ans qu’il vint un jeune homme au couvent où était ma maîtresse.

LISIMON.

Ces enragés-là se fourrent partout.

NÉRINE.

Il s’appelait Léandre.

LISIMON.

Son nom ne fait rien à l’affaire.

NÉRINE.

Dès qu’ils se virent, ils s’aimèrent éperdument.

LISIMON.

Tant pis.

NÉRINE.

Ils firent plus.

LISIMON.

Comment diable ! Et quoi donc ?

NÉRINE.

Ils voulurent s’épouser ; mais quand il fallut venir au fait, Léandre apprit que Julie n’avait point de bien, et qu’elle ne subsistait que d’une pension que lui faisait son oncle, depuis que sa mère l’avait laissée à Paris, sans dire à personne où elle était allée.

LISIMON.

Et le jeune homme était-il riche ?

NÉRINE.

Pour tous biens présents et à venir, il avait un grand fonds de tendresse et de beaux sentiments.

LISIMON.

Belle provision pour le ménage !

NÉRINE.

Cela les fit résoudre à se séparer. Léandre partit dans le dessein de mourir, ou de revenir assez riche pour épouser Julie. Depuis cela, nous n’avons point eu de ses nouvelles.

LISIMON.

Je m’en réjouis. C’est quelque jeune fripon qui voulait l’attraper.

NÉRINE.

Il avait un valet, nommé Crispin, qui était un aimable garçon.

LISIMON.

Il te plut ?

NÉRINE.

Faut-il le demander ? Une suivante aime toujours le valet de celui qui soupire pour sa maîtresse. C’est la règle.

LISIMON.

Et dis-moi. Ta maîtresse a-t-elle toujours de l’inclination pour ce Léandre ?

NÉRINE.

Miracle ! C’est une fille constante. Pour moi, je n’ai pas fait de même. J’étais un peu pressée ; et, comme les absents ont toujours tort, Pasquin s’est mis sur les rangs, et je l’ai bravement épousé.

LISIMON.

Tu as bien fait. Ta maîtresse n’aura pas moins de courage ?

NÉRINE.

C’est selon. Quel est le parti que vous lui destinez ?

LISIMON.

Premièrement, celui que je lui destine n’est pas un jeune homme.

NÉRINE.

Premièrement, elle n’en voudra point.

LISIMON.

Nous verrons. C’est un homme entre deux âges, qui est encore en état de la rendre heureuse.

NÉRINE.

Ah ! Monsieur, je tremble.

LISIMON.

Qu’as-tu ?

NÉRINE.

Je crois que j’ai deviné.

LISIMON.

Et cela te fait trembler ?

NÉRINE.

Oui ; je meurs de peur que ce ne soit vous qui vouliez épouser ma maîtresse.

LISIMON.

Il est vrai, c’est moi-même.

NÉRINE.

Je ne m’étonne plus si j’étais de si mauvaise humeur. J’ai eu tout le jour un pressentiment de ce malheur-là.

LISIMON.

Impudente ! je me lasserai...

NÉRINE.

Tenez, voici ma maîtresse. Expliquez-vous avec elle.

 

 

Scène VII

 

LISIMON, JULIE, NÉRINE

 

LISIMON.

Oh ! çà, je n’ai pas de longs discours à vous faire. Je vais vous dire tout en trois mots : je vous aime.

JULIE.

Vous êtes fort galant aujourd’hui. Nérine, suis-je bien coiffée ?

NÉRINE.

À merveille.

LISIMON.

Voilà les femmes ; elles ne sont occupées que de leurs ajustements. Trêve de coiffure ; il s’agit d’affaire sérieuse.

JULIE.

Oh ! point de sérieux, je vous prie. Je veux me distraire de mes chagrins, et je ne cherche qu’à égayer mon imagination.

LISIMON.

Écoutez-moi, de grâce.

JULIE, à Nérine.

Le deuil me va-t-il bien ?

NÉRINE.

Il vous pare tout-à-fait. Et moi, comment me trouvez-vous ?

LISIMON.

J’enrage.

JULIE.

Je ne t’ai jamais vu si jolie.

NÉRINE.

Cela doit être ; car je porte le deuil de bon cœur. Je ne le cache point, je suis ravie que votre mère soit défunte. La vieille, folle ! vous abandonner à l’âge de dix ans, et cacher le lieu de sa retraite ! Se marier en secondes noces, sans en avertir personne ! S’enrichir puissamment par ce second mariage ; et, au lieu de vous faire part du bien qu’elle avait acquis, s’amouracher d’un jeune godelureau, le faire en mourant son légataire universel, et vous déshériter par son testament ! Oh ! si le diable n’a l’a pas emportée, c’est qu’il aura craint qu’elle ne voulût l’épouser en quatrièmes noces.

JULIE.

Finissons, Nérine, et ne traitons jamais cette matière.

LISIMON.

Oui. Revenons à ce que je vous avais proposé ; cela vaudra mieux.

NÉRINE.

Écoutez, écoutez. Monsieur va vous dire de belles choses. Il veut vous marier.

JULIE.

Me marier ? Oh ! vous m allez rendre d’aussi mauvaise humeur que vous.

NÉRINE.

Point, point. Vous allez vous réjouir, sauter, danser, quand vous saurez le parti qu’on vous propose.

JULIE.

Il faudrait que ce fût l’Amour même, pour me faire oublier, Léandre ; encore ne sais-je s’il en viendrait à bout.

NÉRINE.

Oh ! si celui qu’on vous destine est l’Amour, il faut qu’il soit le père de tous les autres.

LISIMON.

Il est bien question d’amour, ma foi, quand il s’agit de se marier. Il ne faut songer qu’à la raison.

JULIE.

Eh ! Monsieur, si on ne songeait qu’à la raison, on ne se marierait jamais.

LISIMON.

Corbleu ! vous plaît-il de m’entendre ?

JULIE.

Volontiers. Dépêchez-vous de me faire votre proposition, afin que je me dépêche de vous refuser.

LISIMON.

Oui ! Oh bien ! puisque vous le prenez sur ce ton-là, dépêchez-vous vous-même de m’obéir. Je parle en vertu du pouvoir en bonne forme que votre oncle m’a fait tenir. Je ne puis mieux m’en servir que pour moi ; et c’est moi, s’il vous plaît, que vous épouserez.

JULIE.

Et moi, je vous réponds en vertu d’un pouvoir en bonne forme, que la nature et la raison m’ont donné, et je vous déclare que j’aimerais mieux mourir que de vous épouser.

LISIMON.

Vous retournerez donc dès ce soir au couvent. Il n’y a point de milieu. Prenez votre parti. Serviteur.

 

 

Scène VIII

 

JULIE, NÉRINE

 

NÉRINE.

Voilà un petit amant bien poli !

JULIE.

Mais parle-t-il sérieusement ?

NÉRINE.

Très sérieusement. Il m’avait déjà sondée sur cela. Quel parti prenez-vous ?

JULIE.

Belle demande ! celui de retourner au couvent. Il y a longtemps que mon oncle a mandé qu’il reviendrait bientôt. Il me tirera d’esclavage.

NÉRINE.

Il faudrait trouver les moyens de rester ici, et de n’épouser point le bon homme.

JULIE.

J’en imagine un qui me paraît plaisant ; mais il est scabreux.

NÉRINE.

Quel est-il ?

JULIE.

Dès le moment que je suis venue céans, j’ai remarqué que Valère avait de l’inclination pour moi.

NÉRINE.

Ah ! petite coquette !

JULIE.

Pour coquette, non, je ne le suis point ; mais je suis un peu maligne. Pour me venger de l’impertinente proposition du père, j’ai envie de le mettre aux prises avec son fils. C’est un jeune fou qui fera toutes les extravagances que nous voudrons. Pendant leur démêlé, les choses demeureront suspendues, et nous gagnerons du temps.

NÉRINE.

C’est bien dit. Il faut que je fasse entendre à Pasquin que vous avez de l’inclination pour son maître.

JULIE.

Ne lui confie pas que ceci n’est qu’une feinte.

NÉRINE.

Je m’en garderai bien. Pasquin n’est pas discret.

JULIE.

Il faut donc que tu le trompes le premier. Pourras-tu t’y résoudre ?

NÉRINE.

Voyez le grand malheur ! Il n’y a rien de si naturel à une femme, que de tromper son mari. Retournez à votre appartement. Je vais trouver Pasquin, pour le presser de faire agir son maître ; et je susciterai tant d’affaires au bon homme, que je lui ferai lâcher prise.

JULIE.

Mais, nous allons mettre ici tout en confusion.

NÉRINE.

Tant mieux, j’aime le désordre. Rien n’est si triste qu’une maison où tout est d’accord, et il faut un peu de tracasserie pour égayer le commerce et ranimer la conversation. Cela sera plaisant. Un bon homme amoureux comme un fou ; un fils rival de son père ; le père brutal, le fils étourdi ; une maîtresse qui n’aime ni l’un ni l’autre, et qui les amuse pour gagner du temps. Que je vais me réjouir ! Je meurs d’envie de mettre la main à l’œuvre, et je n’ai jamais rien entrepris de si bon courage.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

VALÈRE, PASQUIN

 

VALÈRE.

Tu vois présentement, Pasquin, si j’avais tort de m’emporter contre lui. Vouloir épouser Julie ! cela crie vengeance.

PASQUIN.

Mais au fond, de quoi vous plaignez-vous ? Julie ne vous est pas destinée, et votre père n’a d’autre tort en ceci, que celui d’avoir perdu le sens et la raison.

VALÈRE.

Oh ! parbleu, j’aurai soin de son honneur ; et je ne souffrirai pas qu’il fasse une sottise.

PASQUIN.

Voilà un fils d’un bon naturel !

VALÈRE.

Ce qui me ravit, c’est que Julie implore mon secours. Que je vais faire enrager mon père !

PASQUIN.

L’entreprise est louable.

VALÈRE.

Tiens, vois-tu ! pour avoir Julie, j’affronterais le diable présentement.

PASQUIN.

Nous verrons si vous affronterez le bon homme.

VALÈRE.

Oh ! je t’en réponds. Ce n’est pas que je sois fort entêté de Julie. Si mon dessein n’a pas un heureux succès, je ne m’en désespérerai point, et je rabattrai sur Angélique. Mais je me fais un plaisir de traverser mon père. Il me querelle sans cesse : il ne me donne point d’argent ; je mourais d’envie de m’en venger. En voici l’occasion, je ne la manquerai pas. Je veux être aussi assidu auprès de Julie, faire autant de démarches pour l’obtenir, que si je l’aimais à la fureur.

PASQUIN.

Savez-vous ce qui arrivera de tout cela ? Vous désolerez Lisimon.

VALÈRE.

Tant mieux.

PASQUIN.

Vous n’obtiendrez point Julie.

VALÈRE.

Je m’en consolerai.

PASQUIN.

Et Angélique vous plantera-là.

VALÈRE.

Je l’en défie ; je connais son faible pour moi. Lorsqu’une femme s’avise de m’aimer, cela tient furieusement. En tout cas, le plus grand malheur qui puisse m’arriver, c’est de n’être point marié. Tant mieux, j’en serai plus libre.

PASQUIN.

Dites plus libertin. Car ce n’est que dans l’espoir de vous rendre moins fou, que votre père veut vous donner une femme.

VALÈRE.

Vingt femmes à la fois ne me feraient pas changer de méthode. Il n’y a rien de si doux, rien de si agréable, que de ne faire que ce que l’on veut, et de se moquer du qu’en dira-t-on ; et rien de si sot et de si ennuyeux, que d’être esclave de sa réputation. Va, j’ai de bons amis qui me forment l’esprit.

PASQUIN.

Vraiment ! ils ont fait un fort joli garçon, et vous êtes leur chef-d’œuvre. Mais si vous persistez dans le dessein d’épouser Julie, je vous avertis que votre père n’est pas le seul que vous ayez à combattre. Je crains pour vous un autre diable qui ne vous donnera pas moins de tablature.

VALÈRE.

Quel est-il ?

PASQUIN.

C’est madame la Comtesse. La chronique scandaleuse du pays d’Anjou nous assure qu’elle a eu l’honneur, plus de vingt fois en sa vie, de rosser vigoureusement monsieur de la Pépinière, son très honoré mari.

VALÈRE.

Je rie serai pas si patient que lui, et je me démêlerai bien de tout cela.

PASQUIN.

Oh ! çà, vous voilà donc entré en lice. Tenez-vous ferme sur vos étriers ; car voici madame la Comtesse qui vient jouter contre vous : apparemment qu’elle sait déjà de vos nouvelles.

 

 

Scène II

 

LA COMTESSE, VALÈRE, PASQUIN

 

LA COMTESSE.

Que faites-vous là, Monsieur ? Pourquoi n’êtes-vous pas auprès de ma fille ? Faut-il qu’elle vienne vous chercher ?

VALÈRE.

Vous m’avez défendu, Madame, de me trouver tête-à-tête avec elle.

LA COMTESSE.

Est-ce que je la quitte jamais ?

VALÈRE.

Je craignais que vous ne fussiez en ville.

LA COMTESSE.

Vous êtes devenu bien circonspect. Je ne m’étonne plus si ma fille se désole. Je ne voulais pas appuyer ses soupçons ; mais je vois qu’ils ne sont que très bien fondés.

VALÈRE.

Comment donc, Madame ?

LA COMTESSE.

Ah ! je ne puis plus douter de votre indifférence pour elle ; apparemment que vous avez oublié de quel sang elle est née ? Merci de moi ! si Bertrand de la Pépinière, grand-père de son trisaïeul, était encore en vie, il vous apprendrait le respect que vous devez aux personnes de sa race.

VALÈRE.

Eh, Madame ! il n’est point question ici de généalogie ; et s’il s’agissait de disputer d’ancêtres...

PASQUIN.

Nous avons dans notre famille un certain Guillaume, qui vaut bien votre Bertrand, sur ma parole.

LA COMTESSE.

Plaisante noblesse que celle de ce pays-ci, où l’intérêt fait la plupart des mariages !

PASQUIN.

Il est vrai que depuis l’alliage des traitants, nous avons, du côté de nos mères, moins de Guillaumes et de Bertrands, que de Champagnes et de Poitevins.

LA COMTESSE.

Et parce que vous n’avez pour tout mérite que celui d’être gens de cour, vous prétendez, mes petits Messieurs...

VALÈRE.

Eh, palsambleu, Madame ! pour qui me prenez-vous donc ? Pour un Céladon ? Il me semble qu’Angélique n’a pas lieu de se plaindre. Il y a deux grands mois que je l’aime.

PASQUIN.

Deux mois ! ce sont deux siècles pour des amants comme mon maître.

LA COMTESSE.

Je tous entends, mon poulet ; vous vous lassez d’être heureux, et de l’être cent fois plus que vous ne le méritez.

VALÈRE.

Je n’ai point mis dans mon marché que je l’aimerai toute ma vie, et tous les égards du monde ne me feraient pas soupirer malgré moi.

PASQUIN.

Quand il y aurait vingt Bertrands dans votre famille.

LA COMTESSE.

Si bien que vous ne voulez plus l’aimer.

VALÈRE.

Je n’en sais rien. Cela reviendra peut-être. Mais pour aujourd’hui, je ne m’y sens pas de disposition.

PASQUIN.

Il y a des jours malheureux.

LA COMTESSE.

Voilà un discours bien impertinent ! Vous n’épouserez donc point Angélique ?

PASQUIN.

Cela n’empêche pas.

LA COMTESSE.

Cela n’empêche pas ?

PASQUIN.

Eh ! non. Est-ce l’amour qui fait les mariages ? Au contraire, on ne doit épouser que les personnes qu’on n’aime point.

LA COMTESSE.

La maxime me paraît nouvelle. Oh ! bien, dans nos familles nobles de province, le mariage et l’amour ne vont jamais l’un sans l’autre.

PASQUIN.

Il y à plus de deux siècles qu’ils ne se sont trouvés ensemble dans la famille de Monsieur.

LA COMTESSE.

Jour de Dieu ! quand il sera mon gendre, je le ferai marcher droit. Je veux que ma fille ait un mari qui l’adore.

VALÈRE.

Cherchez vos benêts en province.

PASQUIN.

Chaque pays, chaque mode.

VALÈRE.

Voulez-vous que je vous parle naturellement, Madame ? S’il se présente quelqu’autre parti que moi pour Angélique, je vous conseille, en ami, de lui donner la préférence.

PASQUIN.

Tenez, voilà le meilleur conseil qu’il donnera peut-être de sa vie.

LA COMTESSE.

Fort bien. C’est-à-dire, que vous manquez à votre parole quand il vous plaît. Apparemment, c’est là encore une coutume que vous avez héritée de vos ancêtres.

PASQUIN.

N’en doutez pas.

LA COMTESSE.

Voilà un beau titre ! Pour moi, je suivrai la coutume des miens en pareille occasion.

VALÈRE.

Quelle est-elle ?

LA COMTESSE.

Je vais vous la dire en deux mots. Quand on a promis mariage à une fille de ma race, et que la chose a fait du bruit dans le monde, nous ne dispensons jamais de tenir cette promesse. Cependant nous ne prenons point les gens à la gorge. Nous avons même l’honnêteté de ne leur rien dire, s’ils sont assez hardis pour retirer leur parole. Nous observons seulement une petite formalité.

PASQUIN.

Une petite formalité ?

LA COMTESSE.

Oui. Si la fille qui reçoit un affront a son père vivant, il passe son épée au travers du corps de celui qui veut-se dégager. S’il ne reste qu’une mère à la fille, son plus proche parent prend la place du défunt ; il va trouver monsieur l’inconstant, et il lui brûle la cervelle d’un coup de pistolet. Vous êtes l’inconstant, monsieur de la Pépinière ne vit plus, le cousin d’Angélique est céans ; vous entendez ce que cela veut dire.

VALÈRE.

Dieu me damne ! Madame, votre menace me fait rire.

PASQUIN.

Et moi aussi. Je la trouve bouffonne. Ah, ah, ah, ah.

LA COMTESSE, lui donnant un soufflet.

Tiens, maraud, apprends le respect que tu me dois.

À Valère.

Vous, prenez votre parti, et que je sache au plutôt votre réponse. Sinon, dans une heure vous serez expédié. Adieu, Monsieur ; je suis votre très humble servante.

 

 

Scène III

 

PASQUIN, VALÈRE

 

PASQUIN.

Voilà la guerre déclarée. Mais les premiers actes d’hostilité ont été faits sur mon-territoire. Cela n’est pas juste, pourtant ; car je n’étais-là que comme auxiliaire.

VALÈRE.

Elle est vive, au moins !

PASQUIN.

Parbleu ! je le sens bien. Mais je serais consolé de ma disgrâce, si elle vous avait un peu houspillé.

VALÈRE.

À dire vrai, je n’ai pas été sans appréhension.

PASQUIN.

Voilà un caractère de femme bien singulier !

VALÈRE.

J’avoue que sa folie m’étonne.

PASQUIN.

Elle vous fait peur aussi, je gage ?

VALÈRE.

Oh ! pour celui-là, non. C’est l’assaut qu’il faut que je livre à mon père.

PASQUIN.

Il va faire le démon, quand il saura que vous rompez avec Angélique, et que vous voulez lui enlever Julie. Le moyen de lui déclarer cela ? Ma foi, l’action sera périlleuse.

VALÈRE.

Si tu voulais, Pasquin, essuyer la première bordée.

PASQUIN.

Belle proposition ! Vous n’êtes pas content du soufflet que j’ai reçu de la Comtesse. Vous voulez attaquer votre père à l’abri de mes épaules, et que j’aille devant vous, comme un enfant perdu. Ah ! le voici lui-même.

VALÈRE.

Je me retire, et je reviendrai quand il aura jeté son feu.

 

 

Scène IV

 

LISIMON, VALÈRE, PASQUIN

 

LISIMON, à Valère.

Ah ! c’est vous que je cherche, Monsieur. Demeurez.

PASQUIN.

M’en irai-je, Monsieur ?

LISIMON.

Non, coquin.

PASQUIN, à part.

Où me suis-je fourré ?

VALÈRE.

Que souhaitez-vous, mon père ?

LISIMON.

Je viens d’apprendre de jolies choses. C’est donc ainsi que vous avez profité de l’éducation que je vous ai donnée ? Il faudra qu’incessamment votre conduite me fasse rougir ? Va, malheureux, je ne te reconnais plus pour mon fils.

PASQUIN, à part.

Voilà un début qui promet beaucoup.

VALÈRE.

Pour moi, mon père, je vous reconnais toujours.

PASQUIN, bas, à Valère.

Brave ! allons, animez-vous. Ne vous défaites point.

LISIMON.

Que lui dis-tu ?

PASQUIN.

Je lui dis qu’il a grand tort.

LISIMON.

Passe de ce côté-ci.

À Valère.

C’est donc pour me déshonorer que vous manquez à votre parole, et que vous faussez vos serments ?

VALÈRE.

Voilà bien du bruit pour une bagatelle ! car je vois que c’est la Comtesse qui vous a parlé.

LISIMON.

Vous traitez de bagatelle un procédé aussi indigne que le vôtre ! Corbleu ! de mon temps, un homme qui aurait fait ce que vous faites, aurait été obligé de se cacher pour toujours.

PASQUIN.

La mode a bien changé. Il n’y a pas là aujourd’hui de quoi faire fouetter un page.

VALÈRE.

Assurément.

LISIMON.

Un mot, monsieur Pasquin.

PASQUIN, reculant au lieu d’approcher.

Monsieur.

LISIMON, le saisissant.

Approchez, vous dis-je. Ah ! vraiment, Monsieur, je suis bien aise que vous approuviez la conduite de mon fils, et que ses raisons soient honorées de vos suffrages. Je m’en étais douté. Cela mérite récompense, vous serez payé dans un petit moment.

PASQUIN.

Monsieur, je ne suis pas intéressé. J’aime mieux me retirer que de vous causer de la dépense.

LISIMON.

Je puis faire celle-ci sans m’incommoder, et vingt coups d’étrivières que je vais vous faire donner, ne me coûteront rien du tout. Tu ne m’échapperas pas. Valère, appelez mes gens.

PASQUIN, à Valère.

N’en faites rien.

LISIMON.

M’obéirez-vous ?

VALÈRE.

Comment donc ! J’appellerai vos gens pour maltraiter un homme qui n’est coupable auprès de vous, que parce qu’il soutient mes intérêts ?

LISIMON.

C’est pour cela qu’il mérite d’être assommé. Je vois bien que c’est ce coquin qui vous gâte.

PASQUIN.

Moi, Monsieur ? Vous me l’avez remis tout gâté, et je vous le rends tel que je l’ai reçu.

LISIMON.

Je crois que tu plaisantes ?

PASQUIN.

Dieu m’en garde. Je ne plaisante plus depuis que je suis marié. Mais, morbleu ! je suis las d’être la victime des folies d’autrui ; et, si vous voulez bien épargner mes épaules, je vais vous découvrir la véritable cause des mauvais procédés de monsieur votre fils.

VALÈRE, à part.

Ah, le scélérat !

Haut.

Que vas-tu dire ?

PASQUIN, haut.

Toutes vos sottises.

Bas.

Laissez-moi faire.

VALÈRE, à part.

Que lui va-t-il conter ?

LISIMON.

Voyons, Monsieur le coquin, comment vous vous tirerez d’affaire ?

PASQUIN.

Premièrement, je lui dis tous les jours : Prenez garde à ce que vous faites ; vous allez mettre monsieur votre père au désespoir. Bon ! me répond-il, je serais bien sot de me contraindre. Mon père était plus fou que moi dans sa jeunesse. Des égrillards de son temps m’ont conté ses fredaines. Il faut bien qu’il me passe tout ce que je fais, puisque je lui pardonne tout ce qu’il a fait.

LISIMON, à Valère.

Vous avez dit cela ?

VALÈRE.

Moi ? Si je sais...

PASQUIN.

Ce n’est rien que ceci. J’ai bien d’autres choses à vous apprendre.

VALÈRE, bas.

Le bourreau !

Haut.

Monsieur, ne l’écoutez pas.

PASQUIN.

Vous êtes bien hardi, de m’interrompre devant votre père. Vous avez beau me faire des mines, il faut que je dévoile votre petit caractère.

VALÈRE, bas.

Quelle trahison !

Haut.

Mon père, je vais appeler vos gens.

LISIMON.

Non, non, il n’est plus temps. Continue, mon enfant.

VALÈRE.

Je me retire donc ?

LISIMON.

Je vous ordonne de rester.

PASQUIN.

Savez-vous bien, Monsieur, que son moindre défaut est celui d’extravaguer. Regardez-moi ce jeune homme-là entre deux yeux ; je vous garantis qu’il a le cœur aussi mauvais que l’esprit.

VALÈRE.

Je n’y puis plus tenir ; il faut que je l’assomme.

LISIMON.

Halte-là. Je le prends sous ma protection ; ce garçon-là est honnête-homme.

PASQUIN.

Ah ! Monsieur, vous ne me haïssez que faute de me connaître.

LISIMON.

Cela est vrai. Revenons à ce cavalier-là.

PASQUIN.

Hé bien ! Monsieur, savez-vous qu’il a eu l’insolence de me dire, à moi qui vous parle, que toute la différence qu’il y avait entre vous deux, c’est qu’il laissait bonnement éclater ses folies, et que vous aviez l’art de parer les vôtres d’un dehors trompeur de sagesse et de gravité.

LISIMON, à Valère.

Comment, insolent p...

VALÈRE.

Quoi ! vous croyez que j’ai pu ?...

LISIMON.

Vous n’en êtes que trop capable, Monsieur le coquin. Mais sachons un peu en quoi il fait consister mes folies.

PASQUIN.

Voici ce que c’est. Mon père n’a-t-il pas de honte...

Ce sont ses propres termes que je vous rapporte, en fidèle historien.

de me reprocher de petites saillies de jeunesse, lui que je vois sur le point de se déshonorer par un mariage qui va le tourner en ridicule, et désabuser tout le monde de l’opinion que l’on avait de sa prudence ? Il y a dix ans qu’il est veuf. Il n’y a pas six mois qu’il pleurait encore ma mère, et qu’il nous disait d’un ton plein d’emphase : Si jamais je suis assez sot pour prendre une seconde femme, je vous permets de dire que la tête m’a tourné. Est-il possible que vous ayez dit cela, Monsieur ?

LISIMON.

Ce ne sont pas là tes affaires ; poursuis seulement.

PASQUIN.

Demandez-lui le reste, il vous le dira mieux que moi ;

LISIMON, à Valère.

Voulez-vous prendre la parole ?

PASQUIN, faisant des signes à Valère.

Parlez, Monsieur, parlez.

VALÈRE.

Oh, parbleu ! parle toi-même.

À part.

Je commence à démêler son adresse. Le tour est bon.

LISIMON.

Il n’en est pas demeuré-là, sans doute ?

PASQUIN.

Oh ! vraiment non : mais je l’ai bien chapitré ; et, malgré quelques coups de bâton qu’il m’a délivrés, je lui ai parlé comme vous-même : car, tel que vous me voyez, Monsieur, j’étais né pour être père, et pour avoir des enfants libertins à morigéner. Que je les aurais étrillés !

VALÈRE, à part.

Le maître fourbe que voilà !

LISIMON.

Mais enfin, qu’a-t-il donc ajouté sur ce mariage ?

PASQUIN.

Rien ; mais j’ai découvert le motif qui l’anime si vivement.

LISIMON.

Quel est-il ?

VALÈRE, à part.

Il vient au fait. Je tremble.

PASQUIN.

Tel que vous le voyez, il est amoureux de Julie.

LISIMON.

De Julie ? Quoi ! pendard, fripon que vous êtes !...

PASQUIN.

Oh ! doucement, s’il vous plaît ; s’il aime Julie, c’est un peu votre faute.

LISIMON.

Comment ?

PASQUIN.

Vous dites qu’Angélique a l’air provincial ; cela lui a paru de même : qu’elle a les manières précieuses et affectées ; il lui trouve ces défauts. Julie vous paraît toute charmante ; ses attraits frappent ses yeux : sans cesse vous louez son enjouement, sa vivacité ; il ne parle que de son esprit agréable, et de sa bonne humeur. Le mérite de Julie vous égratigne le cœur ; il perce aussitôt celui de votre fils. Vous voulez l’épouser ; il la demande en mariage : et vous voyez bien que, s’il fait une sottise, ce n’est que parce qu’il vous imite de trop près.

VALÈRE, serrant la main de Pasquin.

Que ne te dois-je point, mon cher Pasquin ?

PASQUIN, bas.

Taisez-vous, étourdi.

LISIMON.

Que te dit-il ?

PASQUIN.

Il me prie de vous faire une petite proposition de sa part.

LISIMON.

Quelle est-elle ?

PASQUIN.

C’est que vous fassiez un petit troc ensemble. Il vous cède Angélique, à condition que vous lui céderez Julie.

LISIMON.

Ah ! je vous entends, Messieurs les fripons : vous êtes tous deux d’intelligence.

VALÈRE.

Hé bien ! oui, mon père, nous sommes d’accord l’un et l’autre ; et j’ai voulu, par respect pour vous, qu’il vous dit çce que je n’osais vous déclarer.

LISIMON.

Oh, parbleu ! vous irez a Saint-Lazare.

À Pasquin.

Et toi, coquin... où vas-tu ?

PASQUIN, s’enfuyant.

Je m’en vais retenir sa chambre.

VALÈRE.

Palsambleu ! nous verrons si vous épouserez Julie.

LISIMON.

Attends, impudent ! attends que je t’assomme.

 

 

Scène V

 

LISIMON, ANGÉLIQUE, VALÈRE

 

ANGÉLIQUE.

Juste ciel ! que vois-je ?

LISIMON,

Apprenez, Mademoiselle, apprenez que mon coquin de fils...

ANGÉLIQUE.

Ah ! Monsieur, je ne, souffrirai point que vous le traitiez de la sorte.

LISIMON.

Apprenez, vous dis-je, que cet insolent...

ANGÉLIQUE.

Vous m’offensez, en lui donnant de pareilles épithètes.

LISIMON.

Si vous saviez à quel point d’effronterie...

ANGÉLIQUE.

Je ne puis vous écouter, Monsieur, tant que vous parlerez de lui en ces termes. Vous devez plus respecter l’objet de ma tendresse, et jamais un galant-homme comme vous êtes...

LISIMON.

A l’autre, avec son phœbus ! Ventrebleu ! je vous dis...

ANGÉLIQUE.

Ah ! quel emportement ! quelle fureur ! En vérité, cela ne vous sied point. Un père de famille doit mesurer ses discours, et conserver toujours son caractère.

LISIMON.

Vous feriez mieux de vous défaire du vôtre, que de me prêcher si mal à propos. Voulez-vous m’écouter ou non ?

ANGÉLIQUE.

Oui ; pourvu que vous parliez de Monsieur en termes honnêtes.

LISIMON.

Soit. Je vous dis, que ce fripon...

ANGÉLIQUE.

C’est encore pis.

VALÈRE.

Voici le fait en deux mots. Mon père veut épouser Julie. Dois-je souffrir cela ! Qu’en dites-vous, Mademoiselle ?

ANGÉLIQUE.

Julie ! En vérité, Monsieur, je vous croyais plus sage. Il faut que je vous dise, en qualité de votre très humble servante, que voilà une éclipse totale de bon sens et de raison.

LISIMON.

Et il faut que je vous réponde, en qualité de votre très humble serviteur, que vos spirituelles impertinences me mettent plus en fureur que les insolences de ce coquin-là. Apprenez qu’il me demande Julie en mariage.

ANGÉLIQUE.

En mariage ! pour un de ses amis, apparemment.

LISIMON.

Pour lui-même.

ANGÉLIQUE.

Vous lui faites tort. Je ne le crois pas capable de manquer à sa foi.

LISIMON.

Je vous dis que cela est.

ANGÉLIQUE.

Je n’en crois rien.

LISIMON.

Oh, je brûle tout vif ! Parlez ; n’est-il pas vrai que vous n’aimez plus Mademoiselle, que vous avez du goût pour Julie, et que vous voulez l’épouser ?

VALÈRE.

Moi, mon père ! avec votre permission, je n’ai pas dit cela.

ANGÉLIQUE.

Je le savais bien.

LISIMON.

Tu ne l’as pas dit, scélérat ?

VALÈRE.

J’ai dit que, puisque vous étiez dans le dessein de tous remarier, je croyais que Mademoiselle vous conviendrait mieux que Julie.

ANGÉLIQUE.

Moi ! je conviens à Monsieur ?

VALÈRE.

Oui. Vous avez tout l’esprit, toute la modestie, toute la sagesse qu’il faut

ANGÉLIQUE, à Valère.

Cela suffit, je t’entends.

À Lisimon.

Je vois bien que ce que l’on m’a dit, Monsieur, n’est que trop véritable. Je défie toutes les femmes du monde de l’aimer plus que je l’aime ; mais ma tendresse ne me fera point courir après un infidèle. Je le dégage de ses serments, et je vais travailler à vaincre ma passion, pour le payer de toute l’indifférence qu’il mérite.

 

 

Scène VI

 

LISIMON, VALÈRE

 

LISIMON.

C’est bien fait ; elle vous méprise, je la loue.

VALÈRE.

Puisqu’elle prend sitôt le parti de me mépriser, mon père, vous voyez que mon changement ne lui fera pas beaucoup de peine : elle vous a rendu votre parole aussi-bien qu’à moi. Nous avons levé le plus grand obstacle ; car vous êtes trop sage pour être amoureux à votre âge. Faites un léger effort pour un fils que vous aimez ; cédez-moi Julie, je vous en conjure.

LISIMON.

Voulez-vous que je force son inclination ?

VALÈRE.

Vous ne la forcerez point.

LISIMON.

Vous êtes bien fat, Monsieur mon fils. Je sais qu’elle aime ailleurs.

VALÈRE.

Et moi, je sais qu’elle a du penchant pour moi ; elle le cache de peur de vous déplaire, et de me faire rompre un mariage que vous avez conclu ; mais, pour peu que vous daigniez seconder le désir qu’elle a de me rendre heureux, elle consentira volontiers à m’épouser.

LISIMON.

La voici. Je vais la faire expliquer, et vous verrez que vous n’êtes qu’un sot.

 

 

Scène VII

 

LISIMON, JULIE, NÉRINE, VALÈRE

 

LISIMON.

Vous venez à propos, Mademoiselle.

JULIE.

Qu’avez-vous, Messieurs, vous me paraissez agités l’un et l’autre ?

LISIMON.

Le moyen d’être tranquille dans une maison où vous êtes ! Une jolie femme met le désordre partout. Vous êtes cause que mon fils me manque de respect.

VALÈRE.

Si j’ai pu vous offenser, mon père, la cause en est trop belle, pour que vous ne me pardonniez pas.

JULIE, à Nérine.

Ils sont brouillés, Nérine ; nous gagnerons du temps.

LISIMON.

Vous savez que je suis dans le dessein de vous épouser, et que je vous ai proposé cette affaire.

JULIE.

Oui, Monsieur ; vous m’avez fait beaucoup d’honneur, et fort peu de plaisir.

VALÈRE, à part.

Bien répondu.

LISIMON.

Vous pourriez, ce me semble, parler plus honnêtement.

NÉRINE.

Voulez-vous que Mademoiselle vous dise qu’elle, vous aime ? Cela serait obligeant, mais cela ne serait pas véritable.

LISIMON.

De quoi te mêles-tu ? C’est toi qui lui inspires l’éloignement qu’elle a pour moi...

JULIE.

Oh non ! Monsieur ; cela m’est venu tout naturellement.

VALÈRE, à part.

Fort bien.

NÉRINE.

Vous voyez qu’il n’y a rien d’emprunté dans ce discours ; c’est la pure nature. Mademoiselle trouve qu’il n’y a nul rapport d’elle à vous ; que plus vous ferez d’efforts pour avoir son cœur et sa main, plus vous lui paraîtrez ridicule et désagréable ; que si vous la forcez à vous épouser, d’une très honnête fille, vous, en ferez une très malhonnête femme. Est-ce moi qui lui inspire tout cela ?

LISIMON.

Et qui donc ?

NÉRINE.

C’est la nature. Mademoiselle jette les yeux sur vous et sur monsieur votre fils : elle voit que vous avez l’air d’un père de famille ; que Monsieur a l’air d’un homme qui doit songer à le devenir ; que votre temps est passé ; qu’il entre dans le sien ; qu’elle ne peut avoir que de tristes moments avec vous ; que Monsieur peut lui en faire passer de fort agréables. Est-ce moi qui lui fais sentir tout cela ?

LISIMON.

La coquine va dire encore que c’est la nature.

NÉRINE.

Elle-même : quand elle parle, il faut obéir. Oh ! elle a de grandes influences sur les filles de son âge. Je sais ce que c’est, j’y ai passé.

LISIMON.

Mais si je crois tout ce que l’on me dit, Mademoiselle, mon fils ne m’a point imposé du tout, et vous êtes assez folle pour l’aimer.

JULIE.

Je ne dis pas cela. Mais, si les grands biens que je dois avoir de mon oncle, vous tentent jusqu’à vouloir qu’ils ne sortent pas de votre famille, j’aime mieux les partager avec lui qu’avec vous.

NÉRINE.

Eh bien ! tenez, c’est encore la nature qui parle. Dites-vous qu’elle a tort ?

LISIMON.

Oui ! Oh, palsambleu ! Mademoiselle, je sais le moyen de vous punir de l’affront que vous me faites, et de vous faire repentir de votre mauvais choix.

JULIE.

Quelle punition voulez-vous donc m’imposer ?

LISIMON.

Elle sera plus grande que vous ne le croyez. Je vous condamne à devenir la femme de ce gentilhomme-là,

Montrant Valère.

et à l’épouser dès demain. C’est à lui que votre oncle vous destinait, si je le jugeais à propos.

JULIE, à Nérine.

Ah ! me voilà perdue.

VALÈRE.

Je triomphe !

NÉRINE.

Bon ! ne voyez-vous pas que Monsieur se moque de nous ?

JULIE.

Il est vrai qu’il n’est pas homme à me témoigner tant de complaisance.

LISIMON.

Cela est très sérieux. Je vous devine mieux que vous ne pensez, vous voulez gagner du temps en nous amusant l’un et l’autre ; mais vous n’avez que deux partis à prendre, ou d’être demain ma femme, ou d’être demain ma belle-fille. Je vous donne le bonjour.

 

 

Scène VIII

 

JULIE, VALÈRE, NÉRINE

 

VALÈRE.

Pour le coup, me voilà sûr de vous épouser ; car je ne crois pas que vous balanciez entre mon père et moi. Je ne l’aurais jamais soupçonné d’être si raisonnable.

JULIE, à Nérine.

Ah, Nérine ! dans quel embarras me suis-je jetée moi-même ?

NÉRINE.

Ma foi, Mademoiselle, puisque la faute est faite, il faut la boire de bonne grâce.

JULIE.

Je suis, par mon imprudence, dans la nécessité d’épouser Valère, ou...

NÉRINE.

Voyez le grand malheur ! Je voudrais bien être dans cette nécessité-là, moi.

JULIE.

Je n’en ferai rien cependant.

VALÈRE.

Vous consultez longtemps ensemble ? Parbleu ! ce serait quelque chose de nouveau, de voir une personne de votre âge mettre en comparaison le père avec le fils. Je vous crois trop délicate et trop sensée, pour me faire une pareille injure.

JULIE.

Eh bien ! Monsieur, je vous épouserai, si vous portez la Comtesse et Angélique à vous rendre votre parole, et à venir me dire elles-mêmes qu’elles consentent à notre mariage ; sans cela n’espérez rien. J’aime mieux souffrir toutes sortes de persécutions, que de m’unir avec un homme que je n’aime pas, et qui a d’autres engagements. Adieu.

 

 

Scène IX

 

VALÈRE, NÉRINE

 

VALÈRE.

Morbleu ! je n’en veux pas avoir le démenti. Je l’épouserai pour la faire enrager, aussi-bien que mon père. Mais, Nérine, je te prie de m’écouter un moment. Comment se peut-il faire que Julie ne m’aime point ? C’est qu’elle en aime un autre.

VALÈRE.

Qui est-il ?

NÉRINE.

Je vous ferai son portrait en deux mots : c’est le plus joli homme du monde.

VALÈRE.

Ne sais-tu point où il est ?

NÉRINE.

Eh ! non, de par tous les diantres ! nous ne savons ce qu’il est devenu. Le scélérat ! Nous abandonner de la sorte ! Mais cela doit-il m’étonner ? Tous les jolis hommes sont des fripons.

VALÈRE.

Oh ! çà, ma chère Nérine, il faut que tu entres dans mes intérêts, et que tu engages ta maîtresse à ne point exiger de moi que j’obtienne d’Angélique et de sa mère, qu’elles consentent à notre mariage.

NÉRINE.

Julie ne fera rien sans cela ; d’ailleurs, je suis dans les intérêts de son amant, moi qui vous parle.

VALÈRE lui donne une bourse. Pasquin paraît, et écoute.

Tiens, Nérine, prends ces trente pistoles, et ne me refuse pas la faveur que je te demande.

NÉRINE.

Monsieur, vous me faites rougir ; mais vous m’ébranlez terriblement.

VALÈRE.

Si cela ne suffit pas pour te toucher, je te ferai tant de bien, que tu seras au comble de tes vœux.

Il l’embrasse.

Allons, ma chère enfant, il faut se rendre.

 

 

Scène X

 

VALÈRE, NÉRINE, PASQUIN

 

PASQUIN, se mettant entre deux.

Ah ! je vous y attrape, Monsieur mon maître !

NÉRINE.

Que veux-tu dire ?

PASQUIN.

Ce que je veux dire, double scélérate ? Je ne sais qui me tient que je ne t’étrangle. Vous n’étiez donc pas sur le point de vous rendre, et je n’ai pas entendu les articles de la capitulation ? Ah, coquine ! défendre si mal une place où réside mon honneur ?

VALÈRE.

Es-tu devenu fou ?

PASQUIN.

Avez-vous le diable au corps, vous ? Morbleu ! Monsieur, vous êtes mon maître ; mais, sur le fait de ma femme, je n’entends point de raillerie.

NÉRINE.

En vérité, mon mari, vous êtes bien sot.

PASQUIN.

Si je ne le suis pas, je viens de l’échapper belle. Comment, Madame la coquine, vous mettez mon front à l’enchère, et vous m’en donnez pour trente pistoles !

VALÈRE.

Savez-vous, maître fat, que je ne suis pas en train de plaisanter.

PASQUIN.

Savez-vous que je ne suis pas en train, moi, d’être de la confrérie ? Et quand vous seriez mon propre père, je ne le souffrirais pas. Je vous connais : vous ne donnez pas trente pistoles à ma femme pour enfiler des perles. « Tiens, Nérine, ne me refuse pas la faveur que je te demande »... « Ah ! Monsieur, vous me faites rougir ; mais vous m’ébranlez terriblement »... Voilà ce qui s’appelle les derniers abois de la fidélité conjugale.

VALÈRE.

J’ai pitié de toi. Il est vrai que je lui demandais une faveur, c’est celle de me rendre Julie favorable.

NÉRINE.

Oui, Monsieur le benêt, voilà de quoi il s’agissait, et vous êtes un fou qui prenez toujours le change.

PASQUIN.

Hé bien ! je croirai que je l’ai pris, pourvu que vous me donniez les trente pistoles.

NÉRINE, les lui donnant.

Volontiers, s’il ne tient qu’à cela pour avoir la paix.

PASQUIN, serrant la bourse.

Du moins, je ne perdrai pas tout ; et, en tout cas, je ne serai pas le premier mari qui se sera consolé de la sorte.

VALÈRE.

Va donc parler à ta maîtresse.

NÉRINE.

Tout à l’heure.

À Valère.

Et vous, tâchez de persuader Angélique et la Comtesse.

VALÈRE.

Adieu, je m’en vais les trouver.

NÉRINE.

Allez. Je vais rejoindre Julie.

PASQUIN.

Et moi, je m’en vais les suivre tout doucement, pour voir s’ils ne me dressent point quelqu’embuscade.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

JULIE, NÉRINE

 

NÉRINE.

Je vous soutiens que j’ai raison, et que vous ne sauriez mieux faire que de suivre mes conseils.

JULIE.

Tu as bien changé depuis une heure. Personne ne me parlait plus vivement que toi contre Valère, et tu veux présentement que je l’épouse.

NÉRINE.

C’est que je suis lasse de voir que vous vous morfondiez en attendant un petit infidèle. Il n’y a rien de plus triste que l’état d’une fille : vous l’êtes depuis vingt-cinq ans, et il y en a plus de six que vous enragez de l’être. De vingt-cinq à trente, l’intervalle est court ; insensiblement une fille arrive à quarante : la solitude où elle commence à se trouver alors, lui fait connaître que le temps passé ne revient plus ; elle enrage de n’en avoir pas profité. Tout l’avertit qu’elle est dans son automne : triste automne qui ne porte point de fruits, et la menace d’un hiver prochain qui n’en produira jamais.

JULIE.

Je ne t’ai jamais vue si éloquente ; et l’exhortation que tu viens de me faire, est une oraison dans toutes les formes.

NÉRINE.

Prenez garde que ce ne soit l’oraison funèbre de vos charmes.

JULIE.

J’en ai fort peu, Nérine, et je sens bien que ce peu doit diminuer après un certain temps ; mais j’aime beaucoup mieux n’être point pourvue, que d’épouser un homme que je n’aime pas.

NÉRINE.

Ah ! si vous saviez ce que c’est que d’être fille toute sa vie.

JULIE.

Le grand malheur ! Ne semble-t-il pas qu’un mari soit quelque chose de bien précieux ? Je sais ce qui se passe dans le monde. Qu’est-ce qu’un mari ? C’est un homme qui vous a aimée, tout au plus, lorsque vous n’étiez pas sous ses lois, et qui vous honore de son indifférence du moment que vous y êtes. Si, par un miracle qui ne se voit guère, il vous aime encore après le mariage, c’est le censeur de tous vos discours, c’est le contrôleur de toutes vos actions. Le beau plaisir de se marier pour être méprisée, ou pour essuyer d’éternelles persécutions !

NÉRINE.

Fort bien. Vous déclamez contre le mariage, et vous voudriez en courir les risques avec Léandre.

JULIE.

Oui, parce que je l’aime de tout mon cœur, et qu’il faut qu’une fille se marie. D’ailleurs, je suis fortement persuadée que j’aurais moins de chagrins avec lui qu’avec un autre.

NÉRINE.

Mort de ma vie ! ne vous y fiez pas ; il n’y a qu’une âme pour tous les maris. Mais supposons l’impossible, je ne vois nulle apparence à votre bonheur. Léandre ne revient point ; selon mes conjectures, il ne reviendra jamais. Avec toutes vos chimères, vous mourrez fille ; c’est moi qui vous le prédis.

JULIE.

Eh bien ! je mourrai ma maîtresse.

NÉRINE.

Cependant vous avez donné votre parole à Valère.

JULIE.

Oui, s’il obtient le consentement de la Comtesse. Je la connais, elle ne le donnera jamais ; et Léandre aura le temps d’arriver avant que tout ceci soit terminé.

NÉRINE.

Le faux-fuyant est admirable ; mais Dieu sait si Lisimon l’approuvera. Il fulminera contre vous. Le voici. Vous allez voir beau jeu.

 

 

Scène II

 

LISIMON, JULIE, NÉRINE

 

LISIMON.

Je viens vous remercier, Mademoiselle.

NÉRINE.

Oh, oh ! le voilà bien radouci !

JULIE.

Et de quoi, s’il vous plaît ?

LISIMON.

De ce que vous ne voulez point épouser mon fils, qu’il n’ait le consentement de la Comtesse. Cela me console du mépris que vous avez pour moi ; car je sais que la Comtesse se croirait déshonorée, si Valère n’épousait pas sa fille ; et, quelques sujets qu’elle ait de se plaindre de lui, elle ne sortira point d’ici qu’il ne soit son gendre. Au fond, elle a quelque raison, car l’affaire a éclaté dans le monde, et toute sa province lui en a fait compliment.

JULIE.

De tout cela, je conclus que vous serez charmé que je n’épouse point monsieur votre fils.

LISIMON.

Vous n’en devez pas douter ; et c’est vous qui, en feignant de le souhaiter, m’avez mis dans la nécessité d’y consentir par dépit. L’obstacle que vous avez fait naître fort à propos, nous tirera d’affaire vous et moi. Voici la Comtesse qui vient se plaindre, sans doute, de ce que je donne les mains aux desseins que mon fils a sur vous. Plus elle fera de bruit et d’éclat, plus j’aurai de raisons pour me dédire, et pour obliger Valère à retourner du côté d’Angélique.

 

 

Scène III

 

LA COMTESSE, JULIE, ANGÉLIQUE, LISIMON, NÉRINE

 

LA COMTESSE.

Venez, ma fille ; il faut faire voir à ces gens-là qui nous sommes.

NÉRINE, à Lisimon.

Vous aurez satisfaction, Monsieur ; je vous jure qu’elle va se donner carrière.

ANGÉLIQUE.

Faites-leur bien entendre...

LA COMTESSE.

Reposez-vous sur moi.

À Nérine.

Que faites-vous-là, ma mie ? Sortez, s’il vous plaît, et tout au plus vite.

JULIE.

Et de quel droit la chassez-vous, Madame ?

LA COMTESSE.

De quel droit, ma petite mignonne ? Par le droit qu’ont les femmes de ma condition de commander partout où elles sont.

LISIMON.

Madame, vous êtes dans ma maison. Je prétends que Nérine demeure ici. Qu’avez-vous à dire à cela ?

LA COMTESSE.

Rien, sinon que vous êtes un pauvre homme, et que vous vous laissez mener comme un oison.

ANGÉLIQUE.

De grâce, ne vous emportez point, et venez au fait.

LA COMTESSE.

J’y viens, ma fille ; mais vous êtes une sotte, une imbécile.

JULIE.

Ah, Madame ! pouvez-vous traiter de la sorte une fille aussi aimable ?

LA COMTESSE.

Ce ne sont pas là vos affaires. Si elle vous ressemblait, je lui tordrais le cou.

JULIE.

Comment donc, Madame ! prenez garde à ce que vous dites.

LISIMON.

Madame la Comtesse, je perdrai patience, à la fin.

LA COMTESSE.

Perdez-la, Monsieur, perdez-la ; c’est ce que je demande. Nous verrons qui la perdra plus de nous deux.

ANGÉLIQUE.

Vous m’aviez tant promis de vous modérer.

LA COMTESSE.

Est-ce que je ne me modère pas ? J’admire mon sang-froid. Si je faisais mon devoir, je mettrais ici tout sens-dessus-dessous. Mais vous le voulez, ma fille ; il faut être sage et prudente. Je n’ai de volontés que les vôtres.

Elle pleure.

Je vous aime trop ; c’est mon désespoir !

LISIMON.

Aurez-vous bientôt fini votre préambule ? De quoi s’agit-il ?

LA COMTESSE.

De vous taire, et de m écouter. J’ai souffert vos brusqueries pour l’amour de ma fille, et de mon procès. Il faut que vous souffriez les miennes à votre tour. Vous le méritez bien. N’avez-vous point de honte de vous laisser gouverner par votre fils, et de souffrir qu’il s’entête d’une petite coquette qui vous fait tourner la cervelle à tous deux ?

JULIE.

Je n’y puis plus tenir, et vous me ferez raison de ces discours offensants.

LA COMTESSE.

Comment ! une créature comme vous, moitié noble, moitié bourgeoise, aura l’audace de demander raison à une personne de ma qualité ; à moi, qui sors d’une race plus ancienne que notre province ! Allez, ma mie, apprenez à vous connaître.

ANGÉLIQUE.

En vérité, Madame, vous me désespérez.

LISIMON.

Oh ! çà, finissons, s’il vous plaît. Ce n’est point à Mademoiselle qu’il faut vous prendre de l’infidélité de mon fils. Bien loin d’y avoir la moindre part, elle lui a déclaré qu’elle ne l’épouserait point qu’il n’eût votre consentement et celui d’Angélique. Ce n’est que sur ce pied-là que j’ai donné le mien. Ainsi vous êtes toujours la maîtresse, et les choses ne dépendent que de vous.

LA COMTESSE.

Oh ! vraiment, non, je ne suis pas la maîtresse. Si je l’étais, je ferais beau bruit ! Mais voilà ma fille qui me gouverne ; car chacun est gouverné dans ce monde. Elle tient de son père, elle n’a point de vigueur. Elle a la lâcheté de consentir que Valère épouse Mademoiselle, mais il aura affaire à moi, et je prétends qu’il l’épouse mort ou vif.

ANGÉLIQUE.

Ce n’est point par lâcheté, Madame, que je permets à Valère de me trahir. Il a jeté les yeux sur une autre : il n’est plus digne de moi.

LA COMTESSE.

Mais vraiment, ma fille, je crois que tu as raison. Oui, oui, il faut payer le mépris par le mépris.

ANGÉLIQUE.

Vous en étiez convenue avec moi.

LA COMTESSE.

Je l’avais oublié.

ANGÉLIQUE.

Finissons honnêtement, et nous retirons au plus vite.

LA COMTESSE.

Honnêtement, c’est bien dit. Monsieur votre fils est un sot ; il est tout fait pour Mademoiselle, vous pouvez les marier quand il vous plaira, nous ne nous y opposons plus. Pour vous marquer que je vous dis vrai, nous ne resterons dans votre maison que jusqu’à demain, et nous en sortirons pour n’y rentrer jamais. Adieu.

LISIMON.

Madame, écoutez donc. Je vous promets que mon fils...

LA COMTESSE.

Non ! Monsieur, nous n’en voulons plus. Allons, Mademoiselle, retirons-nous, et gardez-vous bien de me parler jamais de cet indigne-là.

ANGÉLIQUE.

Ne craignez aucune faiblesse de ma part ; je crois que je le hais présentement autant qu’il le mérite.

 

 

Scène IV

 

LISIMON, JULIE, NÉRINE

 

LISIMON.

Voilà toutes mes mesures déconcertées.

JULIE.

Je suis au désespoir ! Je souffrais patiemment toutes ses injures, dans l’espérance qu’elles se termineraient par une sommation en bonne forme de lui restituer votre fils ; mais le présent qu’elle s’est résolue de m’en faire, me jette dans le dernier embarras.

LISIMON.

Je ne suis pas moins embarrassé que vous. J’ai eu la fausse finesse de donner ma parole à mon fils, persuadé que la Comtesse ne vous le céderait jamais ; si je m’en dédis, il va prendre ce prétexte pour faire tant de sottises et d’extravagances, que je serai obligé de le déshériter. Un éclat de la sorte achèvera de le perdre dans le monde ; et, quoiqu’il ne mérite plus ma tendresse, je ne laisserai pas d’en être affligé. Oh ! çà, ma chère Julie, je triomphe de la faiblesse que j’avais pour vous, dans l’espérance de prévenir la perle de mon fils. Daignez me seconder, je vous en conjure. Consentez à l’épouser ; je suis sûr que vos charmes, votre bon esprit, votre vertu, le retireront de tous ses égarements.

NÉRINE.

Allons, Mademoiselle, il faut vous rendre de bonne grâce. Je vous seconderai, laissez-moi faire ; et je vous donnerai de si bons avis, quand vous l’aurez épousé, qu’il faudra qu’il devienne bon mari, ou qu’il déguerpisse. Ce ne sera pas le premier libertin qu’une jolie femme aura réduit ; en tout cas, nous serons deux ; et il sera bien diable, s’il l’est plus que nous.

JULIE.

Tu te trompes, et tu veux me tromper moi-même. Je ne puis envisager qu’avec frayeur les suites d’une pareille union. Cependant pour vous marquer ma reconnaissance, Monsieur, je ferai mon possible afin de m’y résoudre. Mais je vous demande encore quelque temps, et je vous prie de me laisser ici pour rêver à cette affaire.

LISIMON.

Volontiers : mais j’attendrai votre réponse avec impatience.

 

 

Scène V

 

JULIE, NÉRINE

 

NÉRINE.

Eh bien, Mademoiselle ?

JULIE.

Eh bien, Nérine ?

NÉRINE.

Serez-vous sage à la fin ?

JULIE.

Si je l’étais moins, je suivrais tes conseils ! Quoi ! tu veux que j’épouse un jeune étourdi, tout rempli de lui-même, amoureux par caprice, inconstant par habitude, débauché par tempérament ? Un fou rempli d’imperfections et de vices ; et qui, bien loin de faire ses efforts pour les cacher, a la sotte vanité de s’en glorifier, et de vouloir même qu’on les croie plus grands qu’ils ne sont ?

NÉRINE.

Ce sont pourtant ces hommes-là qui font tourner la tête à la plupart des femmes.

JULIE.

Ah, Léandre ! est-il donc possible que vous m’abandonniez ! C’est vous qui avez causé ma première passion ; elle est plus forte que jamais, malgré votre absence ; et vous me mettez dans la nécessité d’y renoncer.

NÉRINE.

Comment ! vous donnez aussi dans le phœbus ? Eh ! mort de ma vie ! laissez-là votre Léandre : il est mort ou infidèle. Mais que vois-je ?

JULIE.

Qu’as-tu donc ?

NÉRINE.

Madame, c’est Crispin !

JULIE.

Le valet de Léandre ?

NÉRINE.

Justement. Soutenez-moi, je n’en puis plus.

JULIE.

Ô ciel ! je ne sais si je dois m’affliger ou me réjouir.

 

 

Scène VI

 

JULIE, NÉRINE, CRISPIN

 

CRISPIN.

Holà, ho ! laquais, valets, servantes ! Quelle diable de maison est ceci ! je n’y vois personne, et je crois que je la visiterai du haut en bas, sans trouver à qui m’adresser. Mais voici deux femelles... Eh ! parbleu, c’est Julie ! J’aperçois aussi ma chère Nérine. Qu’avez-vous donc, mes adorables ? Est-ce ainsi qu’on reçoit un homme de ma sorte ? Et songez-vous qu’il y a trois ans que vous n’avez eu le bonheur de me voir ?

JULIE.

C’est ton arrivée qui nous rend immobiles. Je suis si saisie, que je ne puis dire un mot.

NÉRINE.

Ouf ! ni moi non plus.

CRISPIN.

Deux filles qui n’ont point la force de parler ! Voilà un prodigieux saisissement. Est-ce la joie, ou la douleur de me voir, qui vous coupe la parole ?

JULIE.

Où est ton maître ? Que fait-il ? Se porte-t-il bien ? M’aime-t-il toujours ? Parle donc.

CRISPIN.

Je n’ai pas la force de répondre. Il faut que j’embrasse Nérine, et puis je parlerai comme un livre. Allons, mon enfant, faites votre devoir. Recevez, étouffez dans vos bras votre futur époux.

NÉRINE.

Ah ! mon pauvre Crispin, que je suis aise de te revoir ! Mais...

JULIE.

Vous vous expliquerez tantôt. Satisfais mon impatience.

CRISPIN.

Cela est juste ; mais je voudrais savoir pourquoi Nérine...

JULIE.

Parle-moi.

CRISPIN.

Tout à l’heure. Je vous dirai donc... Attendez, il faut que j’embrasse encore Nérine.

JULIE, retenant Crispin.

Je me fâcherai à la fin. Où est ton maître ?

CRISPIN.

À Paris. Nous venons d’arriver.

JULIE.

À Paris ! Quel comble de joie ! Que fait-il ? D’où vient qu’il n’est pas ici ?

CRISPIN.

Mademoiselle, il se fait habiller, pour paraître plus décemment devant vous. Pour moi, qu’aucun équipage ne défigure, et qui mourais d’envie de voir cette friponne-là, je suis accouru céans tout botté.

JULIE.

Tu m’as fait grand plaisir. Voilà vingt pistoles que je te donne pour ta bienvenue.

CRISPIN.

Grand-merci.

À Nérine.

Garde cela, mon enfant, pour ton habit de noces.

NÉRINE prend l’argent en pleurant.

Ah, ah !

CRISPIN.

Quelle diable de note ! Tu me reçois froidement, et mon argent te fait pleurer !

JULIE.

Eh ! laisse-là Nérine, et parle-moi de mes affaires.

CRISPIN.

Parbleu ! les miennes sont aussi pressées que les vôtres.

JULIE.

Je perds patience. Léandre se porte-t-il bien ?

CRISPIN.

Il crève de santé. Vous l’allez voir tout à l’heure.

JULIE.

D’où vient qu’il ne ni ‘a point donné de ses nouvelles depuis si longtemps ?

CRISPIN.

Il avait juré que vous n’entendriez jamais parler de lui, qu’il ne fût en état de vous épouser.

JULIE.

Ah ! tu me rends la vie. Qu’a-t-il fait pendant son absence ?

CRISPIN.

Tout ce qu’il a pu pour faire fortune. Vous savez que nous n’étions partis que dans ce dessein-là ; lui, pour vous mériter, Mademoiselle ; et moi, pour me rendre digne de cette friponne-là.

JULIE.

Avez-vous réussi ?

CRISPIN.

Ce n’a pas été sans peine : mais c’est la faute de mon maître. Je voulais expédier. Je savais de certains tours d’adresse, de petits jeux de main tout innocents, qui ont la vertu défaire puiser dans le bien d’autrui, comme si vous puisiez dans le vôtre. Mais il ne suffit pas pour cela d’avoir de l’adresse, il faut avoir du courage, se mettre en tête que tous biens sont communs, et que tout ce qu’on attrape, est de bonne prise.

JULIE.

Fi ! que voulais-tu lui conseiller-là ?

CRISPIN.

Ce qui se pratique tous les jours ; et dans Paris plus qu’ailleurs. Tous ces parvenus, qui ont amassé tant de millions, n’ont réussi qu’en suivant ces maximes.

JULIE.

Je connais Léandre ; il est incapable de s’avancer de la sorte.

CRISPIN.

Et oui, de par tous les diables ! c’est ce qui a pensé le perdre. Il s’est toujours piqué de suivre l’honneur. Le mauvais guide pour faire fortune ! il vous mène droit à l’hôpital. Aussi personne n’est plus la dupe de ce vieux fou-là ; et, quant à moi, j’ai rompu avec lui polir jamais. Autrefois à la comédie (car, tel que vous me voyez, j’ai servi longtemps un comédien, et je sais toutes les belles pièces par cœur), j’ai ouï dire ce beau vers, que je retiendrai toujours.

L’honneur est un vieux saint que l’on ne chôme plus.

JULIE.

Mais enfin, qu’avez-vous fait depuis que vous êtes partis d’ici ?

CRISPIN.

Voici le détail de nos aventures. D’abord que nous fûmes sortis de Paris... Nous fûmes tout étonnés de n’y être plus.

NÉRINE.

Cela est admirable !

CRISPIN.

La parole te revient donc pour te moquer de moi ?

NÉRINE.

Allons, fais ton voyage.

CRISPIN.

Me voilà parti. De Paris, nous allâmes droit à Rouen. Testebleu ! qu’il y a de Normands dans cette ville-là !

NÉRINE.

Va, va, il n’y en a guère moins ici.

CRISPIN.

Nous n’y fûmes pas plutôt arrivés, que nous ne sûmes de quel bois faire flèche.

JULIE.

Comment ! ton maître avait cent pistoles.

CRISPIN.

Il est vrai ; mais à peine fut-il débotté, qu’impatient de gagner une grosse somme, chemin faisant, il alla risquer la sienne sur deux ou trois, cartes. Il fut sec en moins de temps que je ne vous en parle.

JULIE.

Et que fîtes-vous donc dans une pareille extrémité ?

CRISPIN.

Ma foi, nous mangeâmes nos chevaux.

JULIE.

Vous mangeâtes vos chevaux ?

NÉRINE.

Quel appétit !

CRISPIN.

Je veux dire que nous fûmes obligés de les vendre pour souper. Après cela, vous jugez bien que nous fûmes mal à cheval ; c’est pourquoi, quelques jours après, nous nous traînâmes à Dieppe, où nous nous embarquâmes pour l’Angleterre. C’est-là que le bonheur nous en voulut. Dès que nous fûmes à Londres, mon maître alla visiter un de ses parents qui y demeure. Les premiers compliments furent suivis d’un emprunt de cent écus, avec quoi mon maître alla faire ressource. Il gagna mille pistoles.

NÉRINE.

Allons, courage, mes enfants, vous êtes en bon train.

CRISPIN.

Avec cette somme, nous crûmes avoir tout l’or du Pérou. Savez-vous l’usage qu’en fit mon maître ?

JULIE.

Il ne me l’a point mandé.

CRISPIN.

Comme nous étions pressés de faire fortuné, nous nous associâmes avec un banquier Français, fort accrédité, mais gascon d’origine.

NÉRINE.

Fi ! mauvaise compagnie.

CRISPIN.

Nous voilà donc banquiers. Vertubleu ! le bon métier ! Je ne connais que celui de maltôtier qui vaille mieux. L’argent pleuvait de toutes parts. Nous faisions bonne chère et grand feu. Nous engraissions à vue d’œil. Pour moi, j’avais les joues d’une demi-aune de large. J’ai bien maigri depuis ce temps-là.

NÉRINE.

Il y paraît !

JULIE.

Que faisiez-vous de votre argent ? Ton maître jouait-il ?

CRISPIN.

Souvent, et faisait de gros gains ; mais il mettait tout à la caisse : pour moi, j’escamotais de temps en temps quelque vingtaine de pistoles que je mettais dans ma caisse à moi. Oh ! j’exerçais bien le talent de partager le bien d’autrui. Quand la caisse fut bien pleine, mon maître voulut partager pour s’en revenir, et proposa la chose au banquier de la Garonne ; il nous promit que deux jours après, sans faute, il nous ferait notre part.

NÉRINE.

Bon.

CRISPIN.

En effet, deux jours après il emporta l’argent, et nous laissa la caisse.

NÉRINE.

Le fripon !

CRISPIN.

Jamais caisse ne fut plus nette.

JULIE.

Après cela vous revîntes en France, apparemment ?

CRISPIN.

Oui, sur mes crochets.

NÉRINE.

C’est-à-dire, aux dépens de ta caisse, à toi ?

CRISPIN.

Justement. Nous volâmes à Bordeaux pour chercher notre homme ; il était de cette ville-là : nous crûmes l’y trouver, mais il n’y était point. Mon maître, pour se venger, du moins en le déshonorant, publia le tour qu’il nous avait joué. Un aigrefin, parent de l’associé, voulut prendre son parti, et chercha querelle à Léandre. Léandre était de mauvaise humeur ; il régala le parent d’un soufflet. Le parent mit l’épée à la main ; il paya pour notre associé.

JULIE.

Comment donc ?

CRISPIN.

Mon maître l’envoya dans l’autre monde, pour savoir si son parent ne s’y était point caché.

JULIE.

Juste ciel !

CRISPIN.

Nous décampâmes au plus vite ; et, pour nous sauver, nous changeâmes d’habit et de nom. Enfin, après quelques autres aventures, nous avons trouvé un séjour heureux, où, sous nos noms empruntés, nous nous sommes enrichis considérablement. Mais voici mon maître qui vous dira le reste.

 

 

Scène VII

 

JULIE, LÉANDRE, NÉRINE, CRISPIN

 

LÉANDRE.

Mes yeux ne me trompent-ils point ? Est-ce vous que je vois, mon adorable Julie ?

JULIE.

Est-ce vous que je revois, mon cher Léandre ?

LÉANDRE.

Oui, c’est Léandre qui ne respire que pour vous, et qui même n’estime rien la fortune qu’il a faite, s’il n’a pas le bonheur de vous rendre heureuse.

JULIE.

Je ne puis l’être qu’avec vous. Que j’ai souffert de persécutions ! Un peu plus tard arrivé, vous ne me trouviez plus libre : on voulait me forcer d’en épouser un autre ; une espèce de tuteur autorisé par mon oncle

LÉANDRE.

Ah ! j’en serais mort de désespoir. Il n’y a point d’extrémités où je ne me fusse porté, pour vous venger de la violence qu’on vous aurait faite ; mais, grâce au ciel, vous êtes libre encore. Je reviens plus passionné que jamais ; et ce qui met le comble à mon bonheur, j’ai le plaisir de vous retrouver fidèle. Tous mes vœux sont accomplis.

JULIE.

Et les miens aussi.

CRISPIN.

Nérine, prends pour toi tout ce qu’il dit à Mademoiselle, et je prends pour moi tout ce qu’elle lui répond.

NÉRINE, à part.

Que je suis malheureuse !

JULIE.

J’ai su vos aventures, elles sont singulières. La meilleure, c’est que vous avez fait fortune.

LÉANDRE.

Pouvais-je y manquer ? L’amour me guidait, et l’on vient toujours à bout de ce que l’on entreprend sous ses auspices. Mais, belle Julie, votre oncle serait-il mort ? Est-ce de lui que vous portez le deuil ?

JULIE.

Non, je porte le deuil de ma mère ; elle est morte depuis un mois.

LÉANDRE.

Je vous en félicite ; car, selon ce que vous m’avez toujours dit, c’était la plus mauvaise mère du monde.

JULIE.

Elle ne l’a que trop prouvé. Mais, Léandre, vous voilà dans un équipage bien lugubre. Portez-vous aussi le deuil ?

LÉANDRE.

Ne vous l’a-t-il pas dit ?

CRISPIN.

Non. J’ai conté toutes vos aventures, hors la dernière. Je l’ai laissée pour la bonne bouche.

JULIE.

Êtes-vous en deuil, encore une fois ?

LÉANDRE.

Oui.

JULIE.

Et de qui ?

LÉANDRE.

De ma femme !

JULIE.

De votre femme ? Ah ! infidèle, vous êtes veuf ?

CRISPIN.

Oui, Dieu merci : mais ne vous fâchez point ; ce mariage-là ne lui a pas fait faire la moindre infidélité. N’est-il pas vrai, Monsieur ?

LÉANDRE.

Oh ! je vous en réponds.

JULIE.

Vous vous êtes marié ?

LÉANDRE.

Que vouliez-vous que je fisse ? J’arrive dans une ville de province, sous un nom supposé : je m’y trouve sans un sou, je n’ai pas la moindre ressource.

CRISPIN.

Une jeune et tendre poulette, âgée de soixante et dix ans, devient subitement amoureuse de lui

LÉANDRE.

Elle était puissamment riche : elle me donne tout son bien, si je veux l’épouser ; je l’épouse, parce que je compte qu’elle n’a pas deux ans à vivre...

CRISPIN.

Pour vous rejoindre plutôt, au bout de six mois nous la ruinons, et nous l’enterrons, qui plus est.

LÉANDRE.

J’arrive ici chargé de ses dépouilles...

CRISPIN.

Qu’il a fort mal gagnées, par parenthèse.

LÉANDRE.

Je viens les déposer à vos pieds, et vous me blâmez de ce que j’ai fait ?

CRISPIN.

Ma foi, il n’y a pas de justice à cela.

JULIE.

Je ne puis m’empêcher de rire de cette aventure ; et je la trouve tout-à-fait plaisante.

NÉRINE.

Il faut lui pardonner pour l’invention.

JULIE.

Je lui pardonne aussi du meilleur de mon cœur. Mais voici le maître de la maison.

 

 

Scène VIII

 

LISIMON, JULIE, LÉANDRE, NÉRINE, CRISPIN

 

LISIMON, à Julie.

Je viens vous apprendre une nouvelle qui vous sur prendra.

JULIE.

Quoi donc, Monsieur ?

LISIMON.

Votre oncle vient d’arriver ; il a profité de l’occasion d’un vaisseau qui l’a fait partir plutôt qu’il ne pensait.

JULIE.

Mon oncle est ici ? Ah, ciel !

LISIMON.

Il vous attend dans mon appartement. Je viens de l’y recevoir.

JULIE.

Voilà un jour bienheureux pour moi !

LISIMON.

Oui, si vous vous faites un plaisir d’épouser mon fils ; car il le souhaite passionnément, et c’est la première chose qu’il m’a dite.

JULIE.

Je vais me jeter à ses pieds.

LÉANDRE.

Voilà un obstacle que je n’attendais pas. Que je suis malheureux !

LISIMON, à Nérine.

Qui est ce jeune homme-là ?

NÉRINE.

Le dirai-je, Mademoiselle ?

JULIE.

Je ne sais. Je crains. Ah ! cruelle extrémité !

LISIMON.

Qui êtes-vous, Monsieur ? Que cherchez-vous dans ma maison ?

LÉANDRE.

Monsieur, j’y viens...

LISIMON, apercevant Crispin qui lui fait des révérences.

Oh ! oh ! qui est encore ce visage-là ?

CRISPIN.

Monsieur, ce visage-là est votre serviteur.

LISIMON.

Mon serviteur a l’air d’un grand fripon.

LÉANDRE.

Je réponds de lui.

LISIMON.

Et qui êtes-vous, pour en répondre ?

LÉANDRE.

Je suis un homme qui viens voir céans si Monsieur votre fils sera assez hardi pour épouser Julie malgré moi.

LISIMON.

Malgré vous ? Et qui vous autorise à parler de la sorte ?

LÉANDRE.

Tout : mon amour pour Julie ; la tendresse qu’elle a pour moi ; la foi que nous nous sommes donnée ; et par-dessus tout cela, Monsieur, la résolution où je suis de mourir plutôt que de la céder à qui que ce soit.

LISIMON, à Julie.

Mais de la manière dont il parle, il faut que ce soit ce Léandre dont vous m’avez parlé.

LÉANDRE.

Oui, Monsieur, c’est moi-même.

LISIMON.

Parbleu ! je suis charmé de votre retour. Je crains, autant que vous, que mon fils n’épouse Mademoiselle. J’aime mieux que vous l’ayez que lui. Venez, je vais vous présenter à Licandre, et je joindrai mes instances pour vous à celles de Julie.

JULIE.

Ah ! Monsieur, que je vous suis redevable ! Léandre, donnez-moi la main.

LÉANDRE, à Lisimon.

Soyez sûr, Monsieur, que je ne mourrai point ingrat d’un bienfait si précieux.

LISIMON.

Entrons, sans compliment.

 

 

Scène IX

 

CRISPIN, NÉRINE

 

CRISPIN, retenant Nérine.

Doucement, ma belle. Expliquons-nous présentement.

NÉRINE.

Une autre fois. Je vais rendre mes devoirs à l’oncle de ma maîtresse.

CRISPIN.

Ton premier devoir est de me parler. C’est donc ainsi, ma princesse, que tu me reçois après trois ans d’absence ? Est-ce que tu ne me reconnais pas ? Je n’ai pourtant point changé, si ce n’est que je me trouve embelli depuis notre départ.

NÉRINE, pleurant.

Adieu, Crispin, tu me fends le cœur.

CRISPIN.

Tu ne t’en iras point. Il faut que cette friponne-là m’ait joué quelque mauvais tour.

NÉRINE.

Séparons-nous, mon enfant, je crains qu’on ne nous surprenne ensemble.

CRISPIN.

Ah ! je vois ce que c’est. Le patron du logis t’a lorgnée, et il te donne des gages apparemment ?

NÉRINE.

Non, ce n’est point cela, mais c’est pis mille fois.

CRISPIN.

Comment diable ! as-tu fait quelque folie pendant mon absence ?

NÉRINE.

Hélas ! oui. J’ai fait la plus grande folie du monde. Dans le fond, je n’ai rien à me reprocher ; mais cela n’empêche pas que je ne sois fort coupable. Crois-moi, mon cœur, laisse-moi là, et ne me revois plus.

CRISPIN.

Que je ne te revoie plus ? Il faut donc que je m’aille pendre.

NÉRINE.

Ah ! mon enfant, il vaudrait autant que tu fusses pendu, que d’apprendre ce que tu veux savoir.

CRISPIN.

Eh ! je suis votre valet. Allons, sans façon, m’as-tu fait quelque infidélité ?

NÉRINE.

Oui.

CRISPIN.

Oui.

NÉRINE.

J’étais fille, cela me sert d’excuse.

CRISPIN.

Quoi ! après m’avoir aimé, quelqu’un a pu te paraître aimable ?

NÉRINE.

Pas tout-à-fait, mais je n’ai pas laissé de me rendre.

CRISPIN.

C’est-à-dire, qu’en m’attendant...

NÉRINE.

Tu ne devines pas ? Je suis... Je n’ai pas la force d’achever.

CRISPIN.

Dis donc ce que tu es.

NÉRINE.

Je suis...

CRISPIN.

Quoi ?

NÉRINE.

Mariée.

CRISPIN.

Mariée ! tout de bon ?

NÉRINE.

Tout de bon.

CRISPIN, s’appuyant sur elle.

« Soutiens-moi, ce coup de foudre est grand ; Il frappe d’autant plus, que plus il me surprend. »

NÉRINE.

Ôte-toi de là, je crains que mon mari ne vienne.

CRISPIN.

Ton mari ? Tu as un mari ? Et qui est ce sot-là qui a pris ma place ?

NÉRINE.

C’est un nommé Pasquin, le valet du fils de la maison.

CRISPIN.

Fût-il le valet de Belzébuth, je lui couperai les oreilles. Est-il jaloux ?

NÉRINE.

Comme un tigre.

CRISPIN.

Tant mieux, je veux le brûler à petit feu jusqu’à et que je l’assomme.

NÉRINE.

Tu me fais trembler.

CRISPIN.

Mais dis-moi, mon adorable, avais-tu le diable au corps pour te presser si fort ?

NÉRINE.

Tu ne me donnais point de tes nouvelles ; c’est ta faute.

CRISPIN.

Mon maître me l’avait défendu. Il craignait qu’on ne découvrît son mariage, si on pouvait savoir où nous étions.

NÉRINE.

Que veux-tu ? La faute en est faite. Ton absence me désespérait. Je séchais sur pied ; je te croyais perdu ; et il ne me fallait pas moins qu’un mari pour me consoler de ta perte.

CRISPIN.

Le bon cœur de fille ! Tu me perces l’âme. Ô sort cruel !

NÉRINE.

Ô fortune traîtresse !

CRISPIN.

Fallait-il crever deux chevaux en chemin, pour la trouver entre les bras d’un maroufle ?

NÉRINE.

Fallait-il céder à la rage d’être mariée, pour m’en mordre les doigts de si bon cœur ? Va-t’en, je ne puis plus soutenir tes plaintes, ni tes reproches.

CRISPIN.

« Adieu, je vais traîner une mourante vie... » jusqu’à ce que je puisse t’épouser en secondes noces.

NÉRINE.

Va, je te donne ma foi que ce sera le plutôt que je pourrai. Touche-là.

CRISPIN.

De tout mon cœur.

NÉRINE.

Adieu, trop aimable, et trop malheureux Crispin.

CRISPIN.

Adieu, trop impatiente, et trop friande Nérine.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

NÉRINE

 

Que je suis malheureuse ! Mon traître de mari m’écoutait, lorsque je parlais à Crispin ; il a entendu le marché que nous avons fait en nous séparant. Je ne puis plus soutenir sa vue. Il me cherche de chambre en chambre, d’étage en étage : où pourrai-je me cacher ? Mais je suis bien sotte de craindre tant ses reproches. Que ne se fait-il aimer, ce butord-là ? Allons, allons, je veux lui montrer les dents, et lui faire voir que je suis femme.

 

 

Scène II

 

NÉRINE, PASQUIN

 

PASQUIN.

Ah ! vous voilà donc, Madame la coquine ? Êtes-vous bien lasse de me fuir ?

NÉRINE.

Es-tu bien las de me chercher, toi ?

PASQUIN.

As-tu la hardiesse de me regarder en face, après m’avoir fait une offense qui détruit les liens de l’union conjugale ?

NÉRINE.

Les beaux liens ! Le grand malheur quand ils seraient détruits !

PASQUIN.

Sais-tu bien que je suis ton mari ?

NÉRINE.

Oui vraiment, je le sais ; c’est ce qui me désole.

PASQUIN.

Mais, sais-tu ce que c’est qu’un mari ?

NÉRINE.

Oh que oui ! Un mari, quand il te ressemble, est un personnage jaloux et bourru. C’est un espion perpétuel. C’est l’ennemi de la paix et de la tranquillité. C’est le centre de la bizarrerie. C’est un tyran qui se fait craindre, et qui ne se fait point aimer. C’est un esprit de travers, qui donne un mauvais tour aux actions les plus innocentes. C’est une taupe pour ses défauts, et un Argus pour ceux de sa femme. C’est un homme qui renonce à la complaisance et aux petits soins, qui ne cherche que soi dans ses plaisirs, qui veut être libre, et qui veut rendre esclave. C’est un animal qui caresse par caprice, et qui mord par habitude ; et pour achever son portrait en deux mots, un mari de ta trempe est justement ce qu’on appelle le chien du jardinier.

PASQUIN.

Quel flux de langue ! J’aurai beau voir, beau toucher au doigt, je n’aurai jamais raison avec cette coquine-là. Je n’ai qu’un mot à vous dire pour vous confondre, Madame la friponne. Quand j’aurais tous les torts du monde à votre égard, n’avez-vous pas fait pis que moi cent fois, en vous promettant à un autre de mon vivant ?

NÉRINE.

Voyez le grand crime ! Ce n’est qu’une petite précaution que j’ai prise, et qui ne te fait point de tort.

PASQUIN.

Point de tort ! N’est-ce pas m’enterrer tout vif ?

NÉRINE.

L’imbécile ! Quand je me promettrais cent fois, en mourras-tu plutôt ? Tu n’as pas tant de complaisance.

PASQUIN.

Non, morbleu ! et je vivrai pour te faire enrager.

NÉRINE.

Et moi, pour te désespérer. Nous verrons qui l’emportera des deux.

PASQUIN.

Tu enrageras.

NÉRINE.

Tu te désespéreras.

PASQUIN.

Je serai veuf.

NÉRINE.

Je serai veuve. Ne suis-je pas plus jeune que toi, et ne dois-je pas durer plus longtemps ?

PASQUIN.

J’y donnerai bon ordre. J’ai des bras qui hâteront ton départ.

NÉRINE.

Tu crois cela ?

PASQUIN.

J’y compte si bien, que je vais retenir ma seconde femme.

NÉRINE.

Ah ! si l’on pouvait se démarier, que j’aurais de plaisir ! Tiens, je voudrais être la première qui en amenât la mode.

PASQUIN.

Ah ! si l’on était veuf du moment qu’on le désire, je l’aurais été dès le lendemain de notre mariage.

NÉRINE.

Laisse-moi en repos, ivrogne, et va chercher ta seconde femme.

PASQUIN.

Ôte-toi de mes yeux, scélérate, et cours à ton second mari.

NÉRINE.

Que ne l’est-il déjà ?

PASQUIN.

Que n’en suis-je à mes sixièmes noces ? Tu cherches des yeux ton prétendu ; mais voilà une épée qui m’en délivrera.

 

 

Scène III

 

VALÈRE, NÉRINE, PASQUIN

 

VALÈRE.

Hé bien ! Pasquin, j’ai réussi. Je vais épouser Julie, et mon père est au désespoir.

PASQUIN.

Ah ! vraiment, Monsieur, nous sommes bien chanceux, vous et moi ; j’ai de belles nouvelles à vous apprendre !

VALÈRE.

Quelles nouvelles ?

PASQUIN.

Apparemment que vous venez de dehors ?

VALÈRE.

Oui. Depuis que je suis sûr d’épouser Julie, comme je te l’ai dit, je me prépare à ce plaisir-là, par tous ceux dont je puis m’aviser. Je viens de faire la plus jolie partie du monde. Nous avons bu d’un vin rouge de Sillery, qui m’a donné bien de l’amour.

PASQUIN.

Vous avez fait sagement de vous fortifier le cœur, pour soutenir l’assaut que vous allez essuyer. Pendant votre absence, il s’est passé bien des choses. Ma femme s’est assurée d’un second mari, et Julie a retrouvé son premier amant.

VALÈRE.

Son premier amant ?

PASQUIN.

Lui-même. Il est de retour depuis deux ou trois heures ; et c’est monsieur son valet qui est l’Adonis de ma femme. Allez, ce sont des drôles qui font bien de la besogne en peu de temps.

VALÈRE.

Parbleu ! nous allons voir beau jeu ! Voici une occasion digne de moi. Je prétends triompher de mon père, de mon rival, et du cœur de Julie. Oh, palsambleu ! Monsieur le soupirant, je tous enverrai faire vos doléances aux échos et aux rochers d’alentour. Où est-il, ce petit Médor ? Je vais le faire chanter sur le bon ton.

NÉRINE.

Prenez garde qu’il ne vous fasse chanter vous-même. Il entend la tablature, je vous en avertis. Songez plutôt à gagner l’oncle de ma maîtresse ; il vient d’arriver presqu’en même temps que votre rival, et j’ai su qu’il vous destinait sa nièce.

VALÈRE.

Tout de bon ?

NÉRINE.

Rien n’est plus sûr. Voici l’amant de Julie.

PASQUIN.

Et mon substitut avec lui.

NÉRINE.

Je me retire.

PASQUIN.

M’en irai-je aussi ?

VALÈRE.

Non, non, demeure.

 

 

Scène IV

 

LÉANDRE, VALÈRE, CRISPIN, PASQUIN

 

CRISPIN, à Léandre.

Quoi ! Monsieur, ce bourreau d’oncle n’est arrivé que pour vous faire faire naufrage au port ?

LÉANDRE.

Il n’a pas voulu m’écouter. Il a défendu à sa nièce de lui parler de moi. Il croit que la reconnaissance l’oblige à donner Julie au fils de Lisimon.

CRISPIN.

Le maudit vieillard !

VALÈRE, à Pasquin.

Sa vue pique mon amour-propre, et j’ai peine à me retenir.

PASQUIN.

Et la vue de son valet me met en fureur.

LÉANDRE.

Qu’est ce jeune homme-là, Crispin ?

CRISPIN.

Il m’a tout l’air d’être votre rival.

LÉANDRE.

Je le reconnais à l’émotion qu’il m’inspire.

CRISPIN.

Vous voyez avec lui le mari de ma maîtresse. Aidez-moi à l’étrangler, je vous prie.

VALÈRE, à Léandre.

Peut-on savoir, Monsieur, ce qui vous amène ici ?

LÉANDRE.

D’où vous vient cette curiosité ?

VALÈRE.

Vous ne me connaissez pas, apparemment ?

LÉANDRE.

Non. Mais je soupçonne que vous êtes le fils de Lisimon.

VALÈRE.

Vous l’avez dit ; vous êtes dans la maison de mon père. Apparemment que vous ignorez mes desseins.

LÉANDRE.

Pourquoi ?

VALÈRE.

C’est que je m’imagine que, si vous les saviez, vous ne compteriez pas d’y demeurer longtemps, ni de nous honorer souvent de vos visites.

LÉANDRE.

J’ai déjà ouï dire, depuis que je suis de retour, que vous aviez des engagements avec une fort aimable personne, fille de mérite et de condition ; que cette fille se nomme Angélique ; et que, selon toutes les règles des procédés, vous ne pouvez vous dispenser de l’épouser.

VALÈRE.

Que je m’en dispense ou non, vous n’y devez pas trouver à redire.

LÉANDRE.

Il est vrai que je prends peu d’intérêt à ce qui vous regarde. Épousez Angélique, manquez-lui de parole, cela me sera fort indifférent ; mais, si vous ne rompiez vos engagements que par de certains motifs que je soupçonne, je ne me contenterais pas de plaindre Angélique, et je m’intéresserais vivement à vos actions.

VALÈRE.

Vous ?

LÉANDRE.

Moi-même.

VALÈRE.

Et de quel droit, je vous prie ?

LÉANDRE.

Le voici. Je m’appelle Léandre ; j’adore Julie, je me flatte d’en être aimé ; je reviens pour l’épouser. S’il n’y a rien dans tout ceci qui vous blesse, il ne tiendra qu’à vous d’avoir place au rang de mes amis ; sinon, je sais les moyens dont je dois me servir pour délivrer Julie de vos poursuites.

VALÈRE.

Voici ma réponse en deux mots. Mon père voulait me donner Angélique. Julie me paraît plus aimable, il consent que je l’épouse ; je l’épouserai ; et je m’embarrasse si peu de vos menaces, que je vais trouver l’oncle de Julie, pour lui demander sa parole.

LÉANDRE.

Et moi, je vous suis pour l’empêcher de vous la donner. Si vous l’emportez sur moi, vous ne jouirez pas longtemps de votre bonheur.

 

 

Scène V

 

CRISPIN, PASQUIN

 

CRISPIN, à part.

C’est à moi présentement à bourrer mon homme.

PASQUIN, à part.

Voici l’occasion de venger mon honneur.

Ils enfoncent tous deux leur chapeau, se regardant fièrement. Crispin met des gants de buffle, et Pasquin en fait de même, et dit ensuite.

Voilà un drôle qui me paraît vigoureux !

CRISPIN.

Voilà un pendard qui fait bonne contenance !

PASQUIN, à part.

Courage.

Haut.

N’est-ce pas là cet homme qui est amoureux de ma femme ?

CRISPIN, à part.

Allons, mon enfant, de la vigueur.

Haut.

N’est-ce pas là ce maroufle qui m’a soufflé Nérine ?

PASQUIN.

C’est lui-même, et je ne l’ai pas assommé !

CRISPIN.

C’est son mari, et je le laisse vivre !

PASQUIN.

Allons, je vais l’expédier.

CRISPIN.

Je veux vaincre ou mourir.

PASQUIN, à part.

Commençons par l’insulter ; il faut que tout se fasse dans les formes.

Haut.

Voilà un visage que je suis bien las de voir.

CRISPIN.

Voilà un faquin qui me fatigue bien la vue.

PASQUIN, à part.

Cet homme-là n’entend point raillerie.

CRISPIN, à part.

J’ai bien peur qu’il ne me prête le collet.

PASQUIN, mettant la main sur la garde de son épée.

Voyons s’il a du courage.

CRISPIN, en faisant de même.

Tâtons un peu sa vigueur.

PASQUIN.

Avance.

CRISPIN.

Avance toi-même.

PASQUIN.

Je t’attends.

CRISPIN.

Et moi aussi.

PASQUIN.

C’est à toi à m’attaquer.

CRISPIN.

Non, c’est à toi.

PASQUIN.

N’ai-je pas épousé ta maîtresse ?

CRISPIN.

Ne suis-je pas aimé de ta femme ?

PASQUIN.

Aimé de ma femme ! Oh ! pour le coup, je suis en fureur.

CRISPIN.

Il a épousé ma maîtresse ! Voilà ma colère au point où je la voulais.

Ils font mine de tirer l’épée ; et ils s’écartent pour dire ce qui suit.

PASQUIN.

Crois-moi, mon enfant, retire-toi.

CRISPIN.

Retire-toi, toi-même.

PASQUIN.

Je ne te ferai point de quartier.

CRISPIN.

Je vais te mettre sur le carreau.

PASQUIN.

Toi ? Tu n’es qu’un bélître.

CRISPIN.

Tu n’es qu’un misérable.

PASQUIN.

Un lâche.

CRISPIN.

Un poltron.

PASQUIN, lui donnant un soufflet.

Moi, poltron ?

CRISPIN, le lui rendant.

Moi, lâche ?

Ils mettent l’épée à la main, et se poussent en reculant.

PASQUIN.

Vous reculez.

CRISPIN.

Et vous aussi.

PASQUIN.

C’est pour gagner du terrain.

CRISPIN.

Et moi pour mieux sauter.

Ils s’avancent, et se regardent tous deux en tremblant.

PASQUIN.

Je tremble pour ta vie.

CRISPIN.

Et moi pour la tienne.

PASQUIN, à part.

S’il pouvait s’enfuir !

CRISPIN, à part.

Si la peur le pouvait prendre !

PASQUIN, à part.

Ma valeur commence à me quitter.

CRISPIN, regardant de tous côtés.

Ne viendra-t-il personne pour nous séparer ?

PASQUIN.

Il faut faire du bruit.

CRISPIN.

Je vais crier comme un diable.

Ensemble, se poussant des bottes de loin.

Point de quartier. Tue, tue, morbleu ! tue.

PASQUIN, à part.

Il ne vient pas une âme.

CRISPIN.

Ils nous laisseront égorger. Ma foi, puisqu’on ne vient pas nous séparer, je suis d’avis que nous finissions le combat.

PASQUIN.

Vous avez raison ; nous avons fait notre devoir.

CRISPIN.

Je vous en réponds.

PASQUIN.

Je vous ai donné un soufflet, vous me l’ayez rendu chaudement.

CRISPIN.

Nous avons mis l’épée à la main en braves gens.

PASQUIN.

Nous nous sommes battus comme des enragés.

CRISPIN.

La valeur ne peut pas aller plus loin.

PASQUIN.

Voilà tout ce qui s’y peut faire. Si vous voulez pourtant, nous recommencerons.

CRISPIN.

Non : nous sommes d’égale force : nous nous battrions deux heures, que nous ne nous tuerions pas. Voilà assez de sang répandu.

PASQUIN.

Allons nous faire panser.

CRISPIN.

Allons plutôt boire, nous en avons besoin ; la valeur altère furieusement. C’est la coutume des braves gens de boire ensemble après qu’ils se sont mesurés.

PASQUIN.

Vous avez raison ; mais auparavant il faut voir ce qui se passe entre nos maîtres.

 

 

Scène VI

 

LICANDRE, LISIMON, LÉANDRE, VALÈRE, PASQUIN, CRISPIN

 

LICANDRE, à Lisimon.

Rien n’est plus étonnant que l’histoire que vous venez de me raconter ; et le troisième mariage de ma belle-sœur est un chef-d’œuvre d’extravagance.

LISIMON.

Vous voyez qu’elle a vécu folle, et qu’elle est morte de même. Ce qui m’étonne, c’est que Julie, qui est fort sage, soit sortie d’une mère qui l’était si peu.

LICANDRE.

Il y aurait bien des choses à dire sur ce sujet ; et quand nous serons en particulier, vous et moi, je vous révélerai certaines aventures secrètes, par lesquelles vous vous convaincrez qu’il n’est pas étonnant que Julie tienne si peu de ma belle-sœur.

LISIMON.

Je meurs d’envie de les apprendre, contentez ma curiosité.

LICANDRE.

Voilà trop de personnes qui nous écoutent ; l’histoire est longue, singulière, et demande encore du secret.

LISIMON, à son fils.

Décampez

À Léandre.

Monsieur, vous savez vivre, et ce que vous venez d’entendre exige que vous nous laissiez.

LÉANDRE.

Cela suffit.

LICANDRE, à Lisimon.

Quand nous serions seuls, je n’ai pas le temps de vous faire un si long récit : des raisons très pressantes m’obligent à sortir dans le moment ; ainsi, Messieurs, vous pouvez l’ester. Mais dites-moi, je vous prie, Lisimon, avez-vous connu le duc de Sorriento ?

LISIMON.

Ce grand seigneur Sicilien, dont vous étiez l’écuyer lorsque vous nous quittâtes pour aller aux Indes ?

LICANDRE.

Lui-même.

LISIMON.

Je me souviens de l’avoir vu plusieurs fois.

LICANDRE.

Savez-vous si ce seigneur est encore vivant ?

LISIMON.

Il est mort depuis quelques années.

LICANDRE.

Et son fils ?

LISIMON.

Il fut tué à la dernière campagne de Flandres.

LICANDRE.

Il faut que je vous embrasse pour ces bonnes nouvelles. La mort m’a défait de deux hommes qui m’étaient bien redoutables.

LISIMON.

Pourquoi donc cela ?

LICANDRE.

Vous le saurez quand je vous aurai conté mon histoire.

LISIMON.

Enfin, de toute cette famille, il ne reste qu’une fille du duc, qui est veuve, et qui n’a point d’enfants.

LICANDRE.

Surcroît de bonheur pour moi ! Il faut que j’aille trouver cette Dame, sans perdre un moment.

VALÈRE.

Avant que de sortir, Monsieur, il faut décider au sujet de Julie.

LÉANDRE.

Oui, Monsieur, réglez notre sort, je vous en conjure.

LICANDRE.

Cela sera bientôt fait ; vous ne l’aurez ni l’un ni l’autre.

VALÈRE.

Ah ! Monsieur, que dites-vous ?

LÉANDRE.

Il n’est pas possible que vous me refusiez...

LICANDRE.

Tous vos discours ne serviront de rien. Vous ne me convenez plus, Valère, et je n’ai garde de donner ma nièce à un homme qui a d’autres engagements. Pour vous, Monsieur, je ne sais qui vous êtes, et on ne donne point à un inconnu une fille comme Julie. Je viens de me souvenir qu’Oronte, dont nous avons parlé, Lisimon, avait un fils fort jeune, lorsque je partis pour les Indes. Comme cet Oronte est le plus ancien de mes amis, et l’homme du monde à qui j’ai le plus d’obligation, je veux relever sa maison qui est fort en désordre, en donnant Julie à son fils, s’il est honnête homme.

LÉANDRE.

Souffrez que j’embrasse vos genoux, et que je vous rende grâce pour mon père et pour moi.

LICANDRE.

Comment donc ?

LISIMON.

Que veut dire ceci ?

VALÈRE.

Je tremble.

LÉANDRE.

Vous voyez en moi le fils d’Oronte, pour qui vous avez de si bonnes intentions.

LICANDRE.

Vous êtes fils d’Oronte ?

LÉANDRE.

C’est ce qu’il me sera facile de prouver. Mon père est ici. Je vais l’avertir de votre retour, et le prier de venir me présenter à vous.

VALÈRE.

Le maudit incident !

LICANDRE.

Certes, vous ne pouviez me surprendre plus agréablement. Julie a de l’inclination pour vous ; vous êtes fils d’un homme que j’aime tendrement. Dès aujourd’hui nous conclurons le mariage.

LISIMON.

Vous voyez présentement, Monsieur mon fils, que vous n’avez plus qu’à plier bagage. Croyez-moi, prenez le parti de vous raccommoder avec Angélique.

VALÈRE.

J’enrage.

LICANDRE.

Adieu. Je vais trouver la veuve dont nous venons de parler ; il faut que j’aie une explication avec elle, avant que de marier Julie. Vous viendrez me trouver chez votre notaire. Je vous y attendrai. En sortant, je vais annoncer à Julie que je consens qu’elle épouse Monsieur.

LISIMON.

Je vous suis, pour vous demander quelques éclaircissements sur ce que vous m’avez dit.

 

 

Scène VII

 

LÉANDRE, VALÈRE, CRISPIN, PASQUIN

 

LÉANDRE, à Valère.

Je ne reste ici que parce que vous y restez. On m’accorde Julie ; vous sentez-vous d’humeur à me la disputer ?

VALÈRE.

Je vous la disputerais, si elle était digne de moi ; mais puisqu’elle s’obstine à se déclarer pour vous, elle ne mérite plus ma tendresse.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

LÉANDRE, CRISPIN

 

CRISPIN.

Quand il serait gascon, il ne se tirerait pas mieux d’affaire.

LÉANDRE.

Je suis charmé que cela se passe de la sorte. J’aurais été au désespoir d’en venir aux extrémités. Son père est galant homme, et je lui suis redevable de la protection qu’il m’a si généreusement accordée.

CRISPIN.

Je n’ai pas été si prudent que cela, moi.

LÉANDRE.

Comment donc ?

CRISPIN.

Je me suis battu contre mon homme.

LÉANDRE.

Contre qui ?

CRISPIN.

Contre celui qui a épousé Nérine. Je vous l’ai bourré !

 

 

Scène IX

 

JULIE, LÉANDRE, NÉRINE, CRISPIN

 

JULIE.

Je viens vous faire compliment, et recevoir le vôtre. Mon oncle consent à notre mariage.

LÉANDRE.

Je le sais, belle Julie, et je viens de l’y déterminer.

JULIE.

Que vous me rendez heureuse !

LÉANDRE.

C’est moi qui suis le plus fortuné de tous les hommes.

NÉRINE.

Pour le coup, voilà vos affaires en bon train. Vous n’avez plus d’obstacle à craindre.

CRISPIN.

Non, à moins que le diable ne s’en mêle.

LÉANDRE.

Eh ! qui pourrait s’opposer à notre félicité ? Vous ne dépendez que de votre oncle ; j’ai sa parole, qu’il m’a donnée par les motifs les plus pressants. Votre mère est morte.

JULIE.

Ah ! si elle vivait, qu’elle serait fâchée de me voir heureuse !

NÉRINE.

Je voudrais qu’elle pût revenir au monde, afin que le dépit la fît crever une seconde fois.

LÉANDRE.

Elle vous haïssait donc furieusement ?

JULIE.

Il y a paru, puisqu’après m’avoir abandonnée, elle m’a caché son séjour pendant plus de douze ans, et qu’elle s’est remariée deux fois sans m’avertir.

NÉRINE.

La vieille dénaturée !

LÉANDRE.

Voilà un indigne caractère ! Je suis ravi de n’avoir jamais connu cette femme-là.

JULIE.

Peu de temps après votre départ, j’appris où elle était, et je sus qu’elle n’avait point de plus grande attention, que de cacher son premier mariage, afin qu’on ignorât qu’elle eût une fille. Comme on ne la connaissait point particulièrement à Lyon, il ne lui était pas difficile de se faire croire.

LÉANDRE.

À Lyon ? C’est à Lyon qu’elle demeurait ?

JULIE.

Sans doute : c’est dans cette ville qu’elle a perdu son second mari.

CRISPIN.

Parbleu ! nous devrions l’avoir connue. Apparemment qu’elle ne demeurait pas dans le voisinage de madame la baronne de Saint-Aubin.

JULIE.

Comment ! de la baronne de Saint-Aubin ?

CRISPIN.

Oh, diable ! c’était une bonne femme, celle-là. Dieu veuille avoir son âme ; mais je lui ai bien escamoté des pistoles.

NÉRINE.

À la baronne de Saint-Aubin ?

CRISPIN.

A elle-même. Demandez à Monsieur, il était de moitié avec moi.

LÉANDRE.

Tais-toi, Crispin.

CRISPIN.

Il fallait voir avec quelle ardeur nous plumions la vieille.

NÉRINE.

Entendons-nous donc. Est-ce que tu connaissais cette baronne-là ?

CRISPIN.

La question est plaisante ! Oh ! vraiment oui, je la connaissais, et mon maître aussi : c’était sa femme.

JULIE et NÉRINE, ensemble.

Sa femme ?

LÉANDRE.

Oui, ma femme. D’où vous vient donc cette surprise ?

JULIE.

La baronne de Saint-Aubin ?

CRISPIN.

Oui, la comtesse de la Filandière, veuve d’un vieux gentilhomme qui lui avait laisse tout son bien en mourant, avait épousé Monsieur, qui se faisait appeler le baron de Saint-Aubin ; c’est d’elle que mon maître est veuf, et c’est elle qui a fait notre fortune.

JULIE.

Soutiens-moi, Nérine, je suis morte.

LÉANDRE.

Juste ciel !

JULIE.

Ah, malheureux ! qu’avez-vous fait ?

LÉANDRE.

Comment !

JULIE.

Vous avez épousé ma mère.

LÉANDRE.

Votre mère ?

NÉRINE.

Oui la comtesse de la Filandière- ; c’était elle-même.

CRISPIN.

Ah ! c’était le diable.

JULIE.

Je savais depuis quelque temps que le jeune homme qu’elle avait épousé à Lyon en troisièmes noces, s’appelait le baron de Saint-Aubin ; mais, hélas ! je n’avais garde de m’imaginer que ce fût Léandre lui-même.

LÉANDRE.

Je ne sais où j’en suis. Surpris, confus, désespéré... Ciel ! puis-je découvrir cet incident sans mourir de douleur ?

JULIE.

Quelle infortune !

LÉANDRE.

Quel funeste revers !

JULIE.

A-t-on jamais rien vu de pareil ?

LÉANDRE.

Fut-il jamais un coup du sort plus bizarre et plus accablant ?

NÉRINE.

Par ma foi, je tombe des nues ! La maudite femme ! Elle a juré de nous persécuter, même après sa mort.

LÉANDRE.

Ah ! c’est le nom de son second mari qui m’a trompé, et elle m’avait caché toutes ses aventures.

JULIE.

Quoi ! me voilà séparée de vous, au moment où je ne pouvais plus douter d’être unie avec vous pour jamais !

LÉANDRE.

Je ne saurais survivre à mon malheur ; il faut que je me punisse de la faute que j’ai faite.

JULIE, le retenant.

Ah ! Léandre, quel est votre dessein ?

LÉANDRE.

D’expirer à vos yeux.

CRISPIN.

Quand vous vous tuerez, il n’en sera ni plus ni moins.

NÉRINE.

Voilà un obstacle que je n’aurais jamais prévu ?

LÉANDRE.

Par quels détours la fortune m’a conduit dans le précipice !

CRISPIN.

Oui, la fortune, par sa malignité, fait voir dans cette occasion... qu’elle est femme. Un maudit caprice la gouverne, et la noirceur de son influence produit des événements bizarres, qui, joints aux aspects d’une étoile infernale, vous font épouser de vieilles femmes qui sont mères de vos maîtresses, et vous conduisent par-là dans un gouffre profond, qui... Par ma foi, je m’y perds.

LÉANDRE, revenant de sa rêverie.

Pour me venger de l’obstacle qu’une indigne mère fait naître à notre bonheur, je prétends faire pour vous ce qui la désespérerait, si elle vivait encore. Je veux, en nous séparant pour jamais, vous donner tout le bien qu’elle m’a laissé.

JULIE.

Je n’en veux point, puisque je ne puis être à vous. Quelles richesses me faut-il, Léandre, pour passer le reste de ma vie dans un couvent ?

LÉANDRE.

Adieu. Je m’en vais en des lieux où je trouverai tant de périls, que je ne regretterai pas longtemps la perte irréparable que je fais.

 

 

Scène X

 

LISIMON, JULIE, LÉANDRE, NÉRINE, CRISPIN

 

LISIMON.

Hé bien ! qu’est-ce ? Mes enfants, vous voilà au comble de votre joie : vous serez mariés sans obstacle, et sans que personne s’en afflige ; car je me rends à la raison. Je consens volontiers au bonheur de Léandre, et je viens de raccommoder mon fils avec Angélique.

JULIE.

Ah ! Monsieur, si vous saviez...

LÉANDRE.

Non, je n’en puis revenir.

NÉRINE.

Ni moi non plus. Quelle aventure diabolique !

CRISPIN, frappant du pied.

Quel maudit contretemps !

LISIMON.

Que veut dire ceci ? Julie pleure, Léandre se désespère, Nérine jure, et ce garçon-là ne se possède pas.

CRISPIN.

Le moyen de ne pas enrager ! Nous étions venus chez vous, mon maître et moi, pour y prendre une femme.

LISIMON.

Hé bien ?

CRISPIN.

Hé bien ! j’ai trouvé ma maîtresse mariée, et Monsieur se trouve veuf de la mère de sa maîtresse.

LISIMON.

Il est veuf de la mère de Julie ? et comment cela se peut-il ?

CRISPIN.

Cela se peut, parce qu’il l’a épousée, et qu’elle est morte.

LISIMON, à Léandre.

Parbleu ! si cela est, vous êtes un grand étourdi ! Comment diable avez-vous pu faire un coup comme celui-là ?

LÉANDRE.

C’est une suite d’aventures qu’il faudra vous conter ; mais soyez sûr que tout autre que moi serait tombé dans le même inconvénient.

LISIMON.

Entrons là-dedans pour éclaircir les circonstances de cet événement, il me paraît incroyable.

 

 

Scène XI

 

CRISPIN, NÉRINE

 

NÉRINE.

Que je les plains ! Ils me font pitié, les pauvres enfants.

CRISPIN.

Et à moi aussi. Il y a pourtant quelque chose d’agréable pour moi dans cette aventure. Léandre est aussi malheureux que je le suis : nous nous désespérerons de compagnie, et nous pleurerons tant ensemble, qu’à la fin nous n’aurons plus la force de nous affliger.

NÉRINE.

Comment ! vous mourrez ?

CRISPIN.

Non ; nous nous consolerons.

NÉRINE.

Ah, traître ! tu m’oublieras donc ?

CRISPIN.

Ma foi, veux-tu que je te dise ? J’ai peur que ton mari ne vive trop longtemps, et il faut que je fasse une fin. Je suis déjà si soûl d’affliction ! Vois-tu ? chacun a son tempérament. Les uns sont propres à s’abreuver de larmes, et à se nourrir de lamentations ; pour moi, cela me fait maigrir. La joie est mon aliment. Depuis que je sais que tu es mariée, j’ai fait mon possible pour mourir de douleur. Tiens, mon enfant, je ne m’en porte que mieux ; j’en enrage, mais ce n’est pas ma faute si je suis fait pour vivre.

NÉRINE.

Oui ! tu le prends sur ce ton-là ? Oh bien ! puisque tu as si peu de délicatesse, je sais bien qui j’aimerai pour me venger de toi.

CRISPIN.

Et qui aimeras-tu ?

NÉRINE.

J’aimerai mon mari.

CRISPIN.

Je t’en défie. Mais laissons tout cela : nous allons nous quitter pour longtemps, car mon maître va partir tout à l’heure. De quelle manière veux-tu que nous nous séparions ? Entre gens sensés, qui s’aiment tendrement, il y a une certaine façon de prendre congé l’un de l’autre, qui ne laisse que d’agréables idées. Ces adieux... tu m’entends bien, te vengeraient de la jalousie de Pasquin, et moi du chagrin que j’ai de le voir ton mari. D’ailleurs, tu te souviens du marché que nous avons fait : ce seraient des arrhes que tu me donnerais ; et après le tour que tu m’as joué, ma chère, il est bon qu’en partant j’aie mes sûretés.

NÉRINE.

Merci de ma vie ! Pour qui me prends-tu ?

CRISPIN.

Et mais je te prends... je te prends pour une femme.

NÉRINE.

Va, traître ; après une pareille proposition, je te verrai partir sans regret.

CRISPIN.

Après un pareil refus, ton absence ne me tuera pas.

NÉRINE.

Je vais chercher mon mari, et me raccommoder avec lui.

CRISPIN.

Et moi, je vais faire autant de maîtresses que je trouverai de jolies soubrettes.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LICANDRE, LISIMON

 

LISIMON.

Hé bien ! vous avez donc vu cette veuve, fille du feu duc de Sorriento ?

LICANDRE.

Je l’ai vue : nous venons d’avoir une longue conversation ; et j’en sors plein de douleur et de joie.

LISIMON.

Comment cela se peut-il ? Vous allez donc rire et pleurer ?

LICANDRE.

Je suis pénétré de la triste situation de cette Dame : la perte de son père, de son frère et de son époux, la détermine à renoncer au monde pour jamais : elle va se jeter dans un couvent ; c’est une résolution si bien prise, que rien ne l’en peut détourner. Voilà ce qui m’afflige, parce que j’ai pour elle une tendresse de frère ; mais ce qui me comble de joie, c’est qu’elle donne tout son bien à Julie.

LISIMON.

À votre nièce ?

LICANDRE.

À ma nièce, si vous voulez.

LISIMON.

Comment donc, si je veux ? Je ne vous entends point.

LICANDRE.

Dans un moment vous m’entendrez mieux. Enfin, voilà Julie une riche héritière, puisqu’elle aura non-seulement tout ce que je possède, mais encore toute la succession de la veuve.

LISIMON.

Il est naturel que Julie soit votre héritière, puisque vous n’avez point d’enfants ; mais qu’elle le devienne encore de la fille du duc de Sorriento, c’est ce qui me paraît fort extraordinaire.

LICANDRE.

Cependant, apprenez de moi que rien n’est plus juste ni plus raisonnable.

LISIMON.

Voilà ce que vous aurez peine à me prouver, puisque Julie n’est ni parente ni alliée de cette veuve.

LICANDRE.

Et que diriez-vous, si je vous faisais voir que Julie est sa plus proche héritière ?

LISIMON.

Parbleu ! vous vous moquez de moi. Sa plus proche héritière ?

LICANDRE.

Oui, car elle est sa nièce.

LISIMON.

Sa nièce ! Elle est petite-fille du duc de Sorriento ?

LICANDRE.

Justement.

LISIMON.

Mais je crois que vous perdez l’esprit, soit dit sans vous offenser.

LICANDRE.

Croyez plutôt que je suis dans mon bon sens.

LISIMON.

Je n’y suis donc pas, moi ? Car comment me ferez-vous comprendre que la fille de votre frère...

LICANDRE.

Eh bien ! tenez, voilà ce qui vous trompe encore. Julie n’est point ma nièce.

LISIMON.

Elle n’est point votre nièce ? Elle n’est pas fille de la comtesse de la Filandière, remariée en troisièmes noces au prétendu baron de Saint-Aubin ?

LICANDRE.

Non. Et ce qui va mettre le comble à votre étonnement, c’est que Julie est ma fille, à moi.

LISIMON.

Elle est votre fille ? Et vous n’avez jamais été marié.

LICANDRE.

Désabusez-vous. J’avais épousé secrètement la fille aînée du duc de Sorriento, quoique je ne fusse que l’écuyer de ce Seigneur.

LISIMON.

Oh ! pour le coup je tombe des nues !

LICANDRE.

Une autre fois je vous conterai plus au long tous les détails de cette aventure surprenante. Quoique je sois né gentilhomme, j’avais si peu droit de prétendre à la fille de ce Seigneur, que nous n’osâmes lui donner part de notre mariage, et que nous résolûmes de le tenir secret, le plus longtemps qu’il nous serait possible : mais mon bonheur ne dura que jusqu’à la naissance de Julie. Ma femme mourut peu de jours après l’avoir mise au monde. La douleur que me causa cette perte irréparable, la crainte que j’eus qu’on n’en découvrît la cause, et qu’une puissante famille ne me sacrifiât à son ressentiment, l’humeur violente et vindicative du père et du frère de mon épouse, qui ne m’auraient jamais pardonné ce mariage ; tout cela me fit prendre le parti d’aller aux Indes, après avoir confié mon mariage à mon frère et à sa femme, et les avoir priés de se charger de ma fille, et de l’élever, en la faisant passer pour la leur ; ce qui ne leur fut pas difficile, parce qu’ils vivaient à la campagne, et que ma belle-sœur était sur le point d’accoucher. Voilà tout le mystère débrouillé.

LISIMON.

Il a tout l’air d’un roman, ce mystère-là ; et si je ne vous connaissais pas pour un homme sage et véridique, je m’imaginerais que vous me contez vos visions, ou que vous me régalez d’une fable de votre invention.

LICANDRE.

Dans un moment vous verrez ici la veuve dont je vous parle. Je lui ai donné des preuves si certaines de ce que je viens de vous dire, qu’elle veut embrasser ma fille avant que d’entrer au couvent. Cette dame va venir ici la reconnaître pour sa nièce, et lui remettre en même temps son testament et ses pierreries.

LISIMON.

Il n’y a plus moyen de douter de vos discours, et je veux être présent à cette reconnaissance.

LICANDRE.

Il ne tiendra qua vous.

LISIMON.

Mais tout ceci supposé, Julie peut donc épouser Léandre.

LICANDRE.

Elle le peut si bien, que l’affaire se conclura dès ce soir. Je viens d’envoyer chercher le père de ce jeune homme ; et je l’attends à chaque instant pour convenir avec lui des articles du contrat. Je me fais un sensible plaisir, je l’avoue, de surprendre agréablement cet ancien ami, en faisant la fortune de son fils.

LISIMON.

L’action est très louable. Il faut au plutôt désabuser Léandre et Julie ; car ils sont tous deux au désespoir, et sur le point de se séparer pour jamais.

LICANDRE.

Il nous sera facile de l’empêcher.

LISIMON.

Nous ferons deux noces à la fois ; celle de Léandre et de Julie, et celle d’Angélique et de mon fils.

LICANDRE.

Faisons avertir votre notaire.

 

 

Scène II

 

LISIMON, LICANDRE, UN LAQUAIS

 

LISIMON.

Que veux-tu ?

LE LAQUAIS.

Je viens dire à Monsieur qu’un de ses anciens amis demande à lui parler.

LICANDRE.

C’est le père de Léandre. Venez m’aidera le recevoir. Mon garçon, allez dire à Julie qu’elle vienne nous trouver, et que nous avons de bonnes nouvelles à lui apprendre.

LE LAQUAIS.

Il y a plus d’une heure qu’elle est sortie avec sa femme de chambre.

LICANDRE.

Hé bien ! dès qu’elle rentrera, ne manquez pas de lui dire que je l’attends.

LE LAQUAIS.

Cela suffit.

 

 

Scène III

 

LICANDRE, LISIMON, VALÈRE, PASQUIN

 

LISIMON, à Valère qui entre.

Ah ! vous voilà, Monsieur, avez-vous fait ce que je vous avais ordonné ?

VALÈRE.

Quoi, mon père ?

LISIMON.

Vous êtes-vous réconcilié avec la Comtesse et avec sa fille ? N’avez-vous rien oublié des démarches que je vous avais prescrites ?

VALÈRE.

Madame la Comtesse n’est point ici, je n’ai vu qu’Angélique.

LISIMON.

Lui avez-vous fait bien des excuses de vos impertinences ?

VALÈRE.

Oui, mon père.

LISIMON.

Les a-t-elle reçues ?

VALÈRE.

En doutez-vous ?

LISIMON.

Pourquoi n’en douterais-je pas ?

VALÈRE.

On a versé quelques larmes. J’y ai paru sensible, j’ai fait quelques protestations ? et l’on m’a cru sur ma parole.

LISIMON.

Cette fille est bien folle. Si j’étais à sa place, je ne vous pardonnerais pas si facilement.

VALÈRE.

Je m’en consolerais.

LISIMON.

Avec quelle confiance il dit cela ! Ne diriez-vous pas que tout le mérite du monde est renfermé dans ce personnage-là ? Songez à vous défaire de cet air de fatuité, pour prendre celui d’un homme raisonnable. Si vous ne l’êtes pas, du moins je veux que vous le paraissiez. Dès que la comtesse de la Pépinière sera rentrée, nous dresserons votre contrat de mariage avec Angélique.

VALÈRE.

Allons doucement, je vous prie, je n’ai pas encore bien pris mon parti.

LISIMON.

Tu ne l’as pas encore pris ? Va, je sais le moyen de hâter ta résolution. Marié dès ce soir, ou déshérité demain matin. Point de milieu. Délibère là-dessus, et dépêche-toi ; car l’affaire est sérieuse, et le temps presse, je t’en avertis.

VALÈRE.

Mais, mon père, avec votre permission. Il me vient une idée que vous approuverez peut-être. Vous savez que Julie...

LISIMON.

Encore ! Si jamais tu prononces son nom devant moi...

LICANDRE.

Ne vous emportez point.

LISIMON.

Vous avez raison. Il vaut mieux que nous sortions.

À Valère.

Sans adieu, Monsieur ; ce qui est dit est dit, et j’attends de vos nouvelles.

 

 

Scène IV

 

VALÈRE, PASQUIN

 

VALÈRE.

Fut-il jamais un homme plus malheureux que moi ? Parle donc.

PASQUIN.

Mon malheur surpasse le vôtre. Ne suis-je pas le plus infortuné de tous les maris ?

VALÈRE.

Un obstacle imprévu rompt tous les engagements de Julie avec mon rival. Je l’ignore ; et au lieu de profiter de cet événement, je me réconcilie avec Angélique. Cela n’est-il pas cruel ?

PASQUIN.

Oui : mais voici quelque chose de plus tragique. Je veux battre ma femme ; c’était le droit du jeu, je n’en fais rien de peur de l’éclat. Je veux tuer mon successeur prématuré ; je me trouve plus poltron que lui.

VALÈRE.

Que ferai-je ? Si je vais m’offrira Julie, elle me préférera sans doute au couvent ; mais mon père, Angélique, la Comtesse, vont me tomber sur les bras.

PASQUIN, rêvant de son côté.

Si je me sépare de ma femme, on va me rire au nez ; si je la bats tout mon soûl, je la tuerai ; si je la tue, je serai pendu.

VALÈRE.

Que me conseilles-tu, Pasquin ?

PASQUIN.

Que me conseillez-vous, Monsieur ?

VALÈRE.

Hem ! ne m’entends-tu pas ?

PASQUIN.

Non, Monsieur. De quoi parlez-vous ?

VALÈRE.

Je parle de Julie.

PASQUIN.

Et moi, de ma femme.

VALÈRE.

Peste soit du faquin ! je suis dans une étrange perplexité !

PASQUIN.

Mon front est bien endommagé.

VALÈRE.

Maraud, si tu t’avises jamais de me parler de ta femme, je t’assommerai sur la place.

PASQUIN.

Hé bien ! soit. Je ne parlerai plus d’elle ; mais vous ne m’empêcherez pas d’y penser. J’ai l’honneur d’une délicatesse...

VALÈRE.

Encore ! tu ne m’écouteras pas ?

PASQUIN.

Eh ! là, là, patience. Vous aurez bientôt une femme aussi, et vous saurez ce qu’en vaut l’aune.

VALÈRE, voulant le frapper.

Oh, parbleu ! il n’y a plus moyen d’y tenir.

PASQUIN.

Je vous écoute.

VALÈRE.

J’ai pris mon parti, je n épouserai point Angélique, et elle ne s’en plaindra point ; ainsi mon père n’aura rien à dire.

PASQUIN.

Et comment ferez-vous ce miracle-là ?

VALÈRE, se touchant le front.

Cela part d’ici.

PASQUIN.

Ce sera donc quelque chose de merveilleux.

VALÈRE.

Tu vas voir. Je m’en vais déclarer à Angélique que l’on veut nous marier dès ce soir, et que je n’y résiste plus.

PASQUIN.

Fort bien.

VALÈRE.

Elle sera charmée de cette nouvelle.

PASQUIN.

Je le veux croire.

VALÈRE.

Mais plus elle témoignera de joie et de ravissement, plus je lui marquerai d’indifférence et de tristesse. Elle est glorieuse et délicate. Ma froideur la piquera sans doute : elle me dira quelques paroles désobligeantes, je ne lui répondrai pas un mot. Elle sera désespérée de mon silence, et dans le premier mouvement de son dépit, elle me déclarera qu’elle ne veut plus m’épouser. Je ferai quelques faibles efforts pour calmer son esprit. Ma froideur redoublera sa colère, et la scène finira par une rupture en forme. Mon père s’en fâchera d’abord. Je lui ferai connaître que ce n’est point ma faute ; il n’osera me condamner, je serai délivré d’Angélique, et j’irai me jeter dans les bras de Julie.

PASQUIN,

Cela n’est pas mal imaginé.

VALÈRE.

Tout ce que j’appréhende, c’est qu’Angélique ne sa pique pas assez vivement de ma froideur, et que l’ascendant que j’ai sur elle ne triomphe dé son dépit.

PASQUIN.

Je ne sais si je me trompe ; mais il me paraît qu’elle est bien refroidie pour vous, depuis votre dernière incartade.

VALÈRE.

Le fat ! Elle ne n’aime que trop ; c’est ce qui me désespère. La voici. Tu vas voir combien j’aurai de peine à me débarrasser de ses empressements, et à la réduire au parti de l’indifférence.

PASQUIN.

Oh ! voyons donc. Ceci réveille mon attention.

 

 

Scène V

 

ANGÉLIQUE, VALÈRE, PASQUIN

 

ANGÉLIQUE.

Je vous cherchais, Valère.

VALÈRE, à Pasquin.

Hé bien ! tu vois qu’elle me cherche. Belle disposition au refroidissement !

PASQUIN.

Patience, écoutez ce qu’elle veut dire.

ANGÉLIQUE.

J’ai fait quelques réflexions depuis notre raccommodement, et je crains de ne devoir qu’à votre obéissance, la démarche que vous avez faite de revenir à moi. Parlez-moi sincèrement. Me trompé-je ? M’avez-vous rendu tout votre cœur ? N’est-il point partagé entre Julie et moi.

VALÈRE.

Et si, par malheur, vos soupçons étaient bien fondés, quel parti prendriez-vous, Mademoiselle ?

ANGÉLIQUE.

J’exigerais premièrement, que vous me l’avouassiez de bonne foi.

VALÈRE.

Et supposé que je le fisse ?

ANGÉLIQUE.

Je vous répondrais avec tout le mépris et toute l’indifférence que vous mériteriez.

VALÈRE.

Point du tout.

ANGÉLIQUE.

Point du tout ?

VALÈRE.

Non. Vous m’accableriez d’injures et de reproches ; vous iriez vous plaindre à mon père, et vous me feriez déshériter.

ANGÉLIQUE.

Détrompez-vous, Monsieur, je vous ai trop aimé pour pouvoir vous nuire, et je me respecte trop pour faire un pareil éclat. Supposé même que nous rompissions, en conséquence de votre sincérité, je me chargerais volontiers de votre faute, pour votre intérêt et pour mon honneur.

VALÈRE.

Vous voulez me faire parler : mais je ne donnerai point dans le piège. La conjoncture est trop délicate pour moi. Mon père prétend que je vous épouse dès ce soir, et je vous épouserai, Mademoiselle, puisqu’il le veut absolument.

ANGÉLIQUE.

Puisqu’il le veut absolument ?

VALÈRE.

N’allez pas dire, au moins, que je mette aucun obstacle à sa volonté. Après tout, c’est mon père, et je sais la déférence que je lui dois.

ANGÉLIQUE.

Je ne mettrai point votre obéissance à une si rude épreuve. Je vous entends mieux que vous ne pensez, et je suis ravie de voué entendre. Cela suffit, Monsieur, je m’en vais dire à votre père que vous m’avez déclaré sa volonté, que vous êtes prêt à vous y soumettre ; mais que pour moi, je n’y suis plus disposée.

PASQUIN.

Je vous le disais bien, moi, que vous n’auriez pas de peine à vous défaire de cette fille-là.

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, ANGÉLIQUE, VALÈRE, PASQUIN

 

LA COMTESSE.

Réjouis-toi, ma fille ; je t’apporte une grande nouvelle. Je viens de gagner mon procès. Te voilà présentement un des plus riches partis de notre province.

ANGÉLIQUE.

Je m’en réjouis plus par rapport à vous que par rapport à moi-même.

LA COMTESSE.

On vient de me proposer un grand mariage pour vous, ma chère enfant ; et si je n’avais pas pris des engagements avec Lisimon, je serais bien tentée de l’accepter. Vous épouseriez un jeune homme aimable, presque aussi noble que vous, aussi riche que Monsieur, et, sans lui faire tort, bien plus sage que lui. Mais encore une fois, je ne veux point rompre vos engagements, ni forcer vos inclinations.

ANGÉLIQUE.

Nos engagements ne sont point si forts, qu’on ne puisse les rompre facilement ; et pour ce qui est de mon inclination, Madame, j’ai tant de raisons de croire qu’elle est mal placée, que je n’aurai pas beaucoup de peine à la vaincre.

LA COMTESSE.

Parlez-vous tout de bon, ma fille ?

ANGÉLIQUE.

Oui, je vous le proteste.

LA COMTESSE.

Adieu, mon petit mignon, je prends congé de vous. Faites-lui la révérence, ma fille, et donnez-lui très humblement le bon soir. Vous pouvez disposer de votre mérite, comptez que nous n’y mettrons point l’enchère.

 

 

Scène VII

 

VALÈRE, PASQUIN

 

PASQUIN.

Vous voilà défait d’Angélique, comme vous voyez, ou plutôt Angélique s’est défaite de vous. Que dites-vous de votre ascendant ? Il me paraît qu’il a bien baissé.

VALÈRE.

Je suis piqué vivement, je te l’avoue ; et si je n’étais pas enchanté de Julie, je forcerais Angélique à me demander pardon. Mais je me console facilement de sa perte, et je suis si plein de ma nouvelle passion, que je n’ai pas le loisir de me fâcher de l’offense qu’on vient de me faire.

PASQUIN.

Mais si Julie vous traite aussi cavalièrement, quelle idée aurez-vous de votre mérite ? Ne commencerez-vous pas à vous persuader qu’il n’est pas si parfait que vous vous l’imaginez ?

VALÈRE.

Quoi, faquin ! vous avez l’audace de croire que je perdrai mes pas auprès de Julie, lorsqu’elle ne peut plus épouser Léandre ?

PASQUIN.

Mais, oui-dà ! cela peut arriver.

VALÈRE.

Cela peut arriver ? Croyez-vous qu’elle soit aveugle ?

PASQUIN.

Non vraiment. Je crains qu’elle n’ait de trop bons yeux.

VALÈRE.

Ah ! vous faites des épigrammes, monsieur Pasquin. Je pourrais bien à la fin, Monsieur l’impertinent, vous inspirer quelqu’élégie plaintive.

PASQUIN.

Ma foi, Monsieur, si je fais des épigrammes, je vous jure que c’est sans le savoir ; je vous dis ma pensée tout bonnement. Puisque cela vous met de mauvaise humeur, je vous abandonne très volontiers à la haute opinion que vous avez de vous-même ; cela vous réjouit, cela vous flatte : je ne veux plus troubler votre plaisir, et vous pouvez vous encenser tant qu’il vous plaira.

VALÈRE.

Voici Julie qui vient fort à propos.

PASQUIN.

Je me retire donc.

VALÈRE.

Non, Monsieur, vous demeurerez. Je veux que vous puissiez voir par vous-même avec quelle rapidité je sais conquérir un cœur, quand je fais tant que de l’assiéger en forme.

PASQUIN.

Commencez donc le siège ; j’y veux servir comme volontaire.

 

 

Scène VIII

 

JULIE, VALÈRE, NÉRINE, PASQUIN

 

JULIE.

Nérine, allez vous informer, je vous prie, si mon oncle est de retour.

NÉRINE.

Il est rentré, Madame ; on vient de me le dire là-bas, et même qu’il était en conférence avec le père de Léandre.

JULIE.

Allons donc le trouver : je suis impatiente de lui faire part de ma résolution, et d’obtenir son consentement.

VALÈRE.

De quelle résolution parlez-vous, Mademoiselle ?

JULIE.

De celle que j’ai prise, Monsieur, de retourner au couvent pour n’en plus sortir.

VALÈRE.

Au couvent ! Vous n’y pensez pas.

NÉRINE.

En effet, vous allez faire une folie. Dans la retraite que vous venez de choisir, vous porterez sûrement le cœur d’une fille ; dans ce cœur, il y aura toujours un levain d’inconstance et de légèreté : ce levain corrompra bientôt vos résolutions ; il y fera naître l’ennui de la solitude, le regret d’avoir quitté le monde, et le désir violent de le revoir. Vous avez aimé Léandre de bonne foi ; il devait être votre mari : un obstacle imprévu s’y oppose ; et parce que votre amant a fait la folie d’épouser votre mère, il faudra que vous fassiez la folie de mourir fille ? Mais, après tout, un homme est-il d’un si grand prix, qu’il faille renoncer à tout, quand on le perd ? Mort de ma vie ! c’est tout ce que vous pourriez faire, si toute l’espèce avait manqué.

JULIE.

Que tu es folle, Nérine !

NÉRINE.

Ma foi, c’est vous qui perdez l’esprit. Regardez nos jeunes veuves, vont-elles se cloîtrer, s’enterrer toutes vives ? Elles se désespèrent, elles s’arrachent les cheveux, elles font serment de renoncer à tous les hommes ; mais tout ce fracas ne signifie rien : ce sont de pures démonstrations que la bienséance semble exiger : on ne s’en étonne point, et on a la consolation de s’apercevoir que la douleur de ces belles affligées finit avant que le deuil soit passé.

JULIE.

Voilà un bel éloge de la constance des femmes !

NÉRINE.

Si je né dis pas vrai, qu’on me démente. Ainsi, Mademoiselle, croyez-moi., dépêchez-vous de pleurer, de gémir, de regretter Léandre ; niais ensuite laissez agir votre cœur, et vous verrez qu’il ne sera pas longtemps sans vous avertir qu’il n’est pas fait pour un seul objet, et que la variété est son élément.

VALÈRE.

Nérine parle juste ; et je crois que vous avez trop bon goût pour ne pas sentir qu’il y a tel homme dans le monde qui peut aisément vous consoler de la perte de Léandre.

JULIE.

Et quel est cet homme-là, Monsieur ?

VALÈRE.

Vous ne le devinez pas ?

JULIE.

Non, en vérité.

VALÈRE.

Ce sera moi, Mademoiselle.

PASQUIN.

Voilà la tranchée ouverte ; mais je crains une vigoureuse sortie.

JULIE.

Ce sera vous ?

VALÈRE.

J’ose m’en flatter.

JULIE.

Et vous avez tort ; je voulais un mari pour l’aimer, pour en être aimée. Léandre est le seul homme, j’ose le dire, qui m’ait fait espérer un pareil bonheur. Pour vous, Monsieur, je vous dirai franchement que vous me feriez craindre un sort tout contraire. Vous vous aimez trop pour partager vos inclinations.

VALÈRE.

Je vous jure, je vous proteste, je vous fais serment que vous en serez désormais l’unique objet. Oui, charmante Julie, mon cœur me le dit et me l’assure, par le plaisir qu’il a de vous sacrifier Angélique.

JULIE.

Et mon cœur vous répond sur-le-champ, qu’il est trop équitable et trop délicat, pour accepter les vœux d’un infidèle. Quand je ne vous connaîtrais point d’autre défaut que l’inconstance, c’en serait assez pour me faire mépriser vos offres.

PASQUIN, à Valère.

Voilà un siège qui sera meurtrier.

VALÈRE.

Il faut vous pardonner ces premières saillies. Quand le temps des bienséances sera passé, vous me rendrez un peu plus de justice. Faites-y vos réflexions.

JULIE.

Je vous proteste que plus je réfléchirai sur vous, moins je serai disposée à recevoir vos consolations. Suis-moi, Nérine, je veux parler à mon oncle, et prendre congé de lui dès ce moment.

PASQUIN.

Ce cœur-là est imprenable ; je crois qu’il faut lever le siège.

 

 

Scène IX

 

JULIE, LÉANDRE, VALÈRE, NÉRINE, PASQUIN

 

JULIE.

Que me voulez-vous, Léandre ? Ne vous avais-je pas défendu de vous présenter devant moi ? Venez-vous renouveler mon désespoir, et jouir encore de l’excès de ma douleur ?

LÉANDRE.

Non, Mademoiselle ; vous me faites injustice ; votre douleur me pénètre trop vivement, pour que je cherche à l’augmenter : je viens seulement pour vous dire que si vous m’avez aimé tendrement, que si vous avez encore pour moi quelque tendresse, il faut que vous m’en donniez la preuve que j’exige.

JULIE.

Et quelle est cette preuve, je vous prie ?

LÉANDRE.

De ne point aller au couvent, de m’ôter votre cœur et de le réserver pour un homme plus heureux que moi.

JULIE.

Vous me demandez une chose impossible ; et je prie de ciel de me punir sévèrement, si jamais je suis à d’autre que vous.

PASQUIN, à Valère.

Voilà votre congé. Retirons-nous.

VALÈRE.

Viens, Pasquin, suis-moi ; je suis outré. Mademoiselle, vous vous repentirez ; mais ce sera trop tard, je vous en avertis.

 

 

Scène X

 

JULIE, LÉANDRE, NÉRINE, CRISPIN

 

LÉANDRE, à Crispin.

As-tu tout disposé pour mon départ ?

CRISPIN.

Oui, Monsieur : nos chevaux sont sellés et bridés ; mais je ne crois pas que nous devions nous presser de partir.

LÉANDRE.

Et sur quoi crois-tu cela ?

CRISPIN.

Sur une conversation que je viens d’entendre.

JULIE.

Une conversation ?

CRISPIN.

Oui, Mademoiselle, entre le père de mon maître, le patron du logis, et monsieur votre oncle, qui leur contait des choses merveilleuses sur votre sujet : je l’écoutais sans être aperçu.

JULIE.

De quoi s’agissait-il donc ?

CRISPIN.

Oh ! cela va bien vous surprendre ! Premièrement, monsieur votre oncle a dit... qu’il était votre oncle.

LÉANDRE.

Te moques-tu de nous ?

CRISPIN.

Vous plaît-il de vous taire ?

JULIE.

Laissez-le parler.

CRISPIN.

Il est donc votre oncle ; mais votre oncle, d’une certaine façon qui fait-que, pour ainsi dire... Vous comprenez bien, par le moyen d’un grand seigneur italien qui s’était établi à Paris, et dont il était l’écuyer... Attendez, je n’y suis plus. Pardonnez-moi, m’y voici. Le seigneur dont je vous ai parlé avait deux filles, l’une qui était mariée, l’autre qui ne l’était pas ; celle qui était mariée... avait un mari, comme vous le jugez bien ; mais celle qui ne l’était pas, en avait un sans en avoir ; et parce qu’elle avait su plaire à monsieur votre oncle ; et il est arrivé que monsieur votre oncle et monsieur votre père ont fait un certain mariage secret, qui fait que madame votre tante est devenue ma dame votre mère... parce que votre première mère, qui n’était pas votre tante, est venue à décéder par son trépas ; et voilà justement la raison qui fait que je ne crois pas que nous devions partir.

NÉRINE.

Certes, voilà un trait d’histoire bien remarquable !

CRISPIN.

N’êtes-vous pas au fait, présentement ?

LÉANDRE.

Je veux mourir, si je comprends un mot à tout ce qu’il a dit.

CRISPIN.

Ma foi, ni moi non plus. Il y a un diable de brouillamini dans tout cela, qui m’a pensé faire tourner la cervelle. Mais tenez, voici ces messieurs qui vont vous éclaircir.

 

 

Scène XI

 

LISIMON, LICANDRE, JULIE, NÉRINE, LÉANDRE, CRISPIN

 

LISIMON.

Rien ne vous empêche désormais de rendre la chose authentique.

LÉANDRE.

Ah ! je suis bien aise de vous trouver ensemble.

JULIE.

Nous n’y serons pas longtemps. Nous nous parlons pour la dernière fois. Vous savez, sans doute, le malheur qui nous est arrivé.

LICANDRE.

Oui, je le sais ; on m’a tout conté.

LÉANDRE.

Je vous attendais, Monsieur, pour prendre congé de vous

JULIE, se jetant aux genoux de Licandre.

Je n’ai plus qu’une grâce à vous demander, mon oncle, c’est de ne me point engager avec un autre, et de souffrir que je me retire dans un couvent.

LICANDRE.

Dans un couvent ! c’est ce que je ne souffrirai point ; et je veux que vous demeuriez auprès de moi, pour la consolation de ma vieillesse.

NÉRINE.

Je respire.

LÉANDRE, à Licandre.

Je vous conjure, en partant, Monsieur, de persister dans cette résolution.

LICANDRE.

J’y persisterai, je vous en réponds. Je ferai bien pis, car je prétends la marier.

JULIE.

Me marier !

LICANDRE.

Sans doute ; et dès aujourd’hui.

LÉANDRE.

Ah ! de grâce, ne lui faites point de violence sur ce sujet. Il suffira...

LICANDRE.

Je vous marierai aussi, vous qui parlez.

LÉANDRE.

Moi, Monsieur ?

LISIMON.

Vous-même ; c’est une affaire que nous venons de conclure.

NÉRINE.

Ah ! par ma foi, je devine ce que c’est. On va donner Angélique à Léandre, et Valère épousera ma maîtresse ; cela n’est pas mal imaginé.

JULIE.

Si ce sont-là vos intentions, mon oncle, vous me mettrez dans la nécessité d’être ingrate, et j’aurai le malheur de vous désobéir.

LICANDRE.

Vous ne serez point ingrate, vous obéirez, et vous serez ravie d’être mariée.

LÉANDRE.

Quel est donc celui que vous lui destinez ?

LICANDRE.

Vous.

LÉANDRE.

Moi !

NÉRINE.

En voici bien d’un autre ?

JULIE.

J’épouserais Léandre !

LICANDRE.

Aimez-vous mieux aller au couvent ?

JULIE.

Non, vraiment, mon oncle. Mais puis-je devenir la femme de mon beau-père ?

LICANDRE.

Allez, rassurez-vous ; il ne l’est point.

LÉANDRE.

Juste ciel !

JULIE.

Quoi ! la baronne de Saint-Aubin n’était point ma mère ?

LICANDRE.

Non, puisque vous êtes ma fille.

JULIE.

Votre fille ?

LICANDRE.

Oui, ma chère Julie, reconnaissez celui qui vous a donné le jour.

JULIE.

Ah ! je dois vous reconnaître à la tendresse que j’avais pour vous, et à celle dont vous m’avez toujours honorée.

CRISPIN.

Je vous le disais bien, moi, que monsieur votre oncle et madame votre mère avaient fait un mariage secret.

LÉANDRE.

Je n’ose croire ce que j’entends ; et je crains de me tromper.

LICANDRE.

Rassurez-vous, Léandre ; ce que je dis est indubitable, et je vous en convaincrai dans un moment, en vous faisant le récit de mes aventures. Qu’il vous suffise présentement de savoir que Julie est ma fille ; que vous n’avez jamais été son beau-père ; et que l’obstacle qui vous a tant affligé, n’est point un obstacle à votre bonheur.

CRISPIN.

Ne voilà-t-il pas, mot pour mot, ce que je vous avais dit ?

JULIE.

Ô ciel ! après une si vive alarme, que ma joie est excessive !

LÉANDRE.

Ma surprise, mon bonheur... Je ne saurais parler.

LISIMON.

Allez, cela est plus éloquent que tout ce que vous pourriez dire. Nous entendons le reste.

LICANDRE.

Entrons, et envoyons chercher un notaire.

LISIMON.

Nous ferons deux noces à la fois ; celle de Julie et de Léandre, et celle de Valère et d’Angélique.

 

 

Scène XII

 

LISIMON, LICANDRE, JULIE, NÉRINE, LÉANDRE, CRISPIN, PASQUIN

 

PASQUIN, à Lisimon.

Je viens vous apprendre d’étranges nouvelles, Monsieur.

LISIMON.

Quoi donc ?

PASQUIN.

Monsieur votre fils est parti.

LISIMON.

Il est parti ! où va-t-il ?

PASQUIN.

Il n’en sait rien, ni moi non plus ; mais, désespéré d’avoir rompu une seconde fois avec Angélique, pour l’amour de Mademoiselle, qui n’a point voulu recevoir ses hommages, il vient de me dire qu’il s’en allait si loin, si loin, que vous n’entendrez jamais parler de lui.

LISIMON.

Le malheureux ! Je suis fâché que cet incident trouble votre joie ; mais quelque triste qu’il soit pour moi, il ne m’empêchera point de donner tous les soins nécessaires aux préparatifs du mariage que vous venez de conclure.

LICANDRE.

Nous vous sommes infiniment redevables ; mais ces préparatifs n’empêcheront point aussi que nous ne cherchions tous les moyens possibles de remettre Valère dans vos bonnes grâces et dans celles d’Angélique.

LISIMON.

Entrons ; j’y donnerai les mains de tout mon cœur, quoiqu’il ne le mérite pas.

 

 

Scène XIII

 

CRISPIN, NÉRINE, PASQUIN

 

CRISPIN.

Voilà donc mon maître marié. Pour moi, je vais chercher quelque jolie grisette, avec qui je puisse faire souche. Je serais responsable devant la postérité, si je laissais périr la race des Crispins. Soyons amis, Pasquin ; je te laisse en possession, et je te promets que je ne chasserai plus sur ton domaine.

NÉRINE, à Pasquin.

Si tu me promettais de n’être plus jaloux, je ne te regarderais plus comme un mari, et tu en serais mieux traité.

PASQUIN.

Touche-là, mon enfant. Je vois bien que dans le siècle où nous sommes, quand on fait tant que de prendre une femme, il faut se résoudre à devenir commode.

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