L’Intrigue épistolaire (FABRE D’ÉGLANTINE)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 15 juin 1791.

 

Personnages

 

CLÉNARD, procureur et tuteur

URSULE, vieille fille, sœur de Clénard

MICHEL, huissier, commensal de Clénard

PAULINE, pupille de Clénard

CLÉRI, amant de Pauline, et frère de madame Fougère

FOUGÈRE, peintre d’histoire

MADAME FOUGÈRE, épouse de Fougère, et sœur de Cléri

UNE VOISINE de madame Fougère

GUITARD, clerc de notaire

VINGT RECORS

 

La scène est à Paris, et se passe dans la maison de Clénard, aux 1er, 2e, 4e et 5e actes. Dans ces quatre actes, le théâtre représente un salon à trois portes : une à droite de l’acteur, avec une tache d’encre sous la serrure, c’est la chambre de Pauline ; une autre vis-à-vis, à gauche ; c’est la porte qui communique à la rue ; une troisième au fond qui communique aux appartements. Toutes les trois sont visiblement fermées à clef. Une table garnie de papier, plumes, écritoires, etc. Sur l’avant-scène, un peu sur la gauche de l’acteur, une petite table ou chiffonnière ; sur le côté droit et sur le même plan, chaises, fauteuils, etc. Au 3e acte, la scène est chez Fougère.

 

L’action commence le matin et finit à minuit.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

PAULINE sort la première de sa chambre, comme fuyant Clénard qui la suit, CLÉNARD

 

CLÉNARD.

Voilà donc le sujet de vos refus, Pauline ?

Je ne suis plus surpris de cette humeur mutine

Que vous mettez à tout ; ah ! ah ! voilà le nœud !

On veut vous enlever, et c’est de votre aveu !

N’avez-vous pas de honte ?

PAULINE.

En quoi donc, je vous prie ?

Ne puis-je suivre un homme à qui je me marie,

Et que j’aime ?

CLÉNARD.

Ah ! fort bien : que vous aimez ?... Et moi,

J’entends... je ne veux pas que vous l’aimiez.

PAULINE.

Eh quoi !

Dois-je prendre de vous conseil sur cette affaire ?

Vous êtes mon tuteur, il est vrai ; je révère

Ce titre paternel. Mais, monsieur, jusqu’ici

En avez-vous rempli les vrais devoirs ? Ainsi,

Pourquoi vous fâchez-vous ? pourquoi me faire un crime

De vouloir échapper au tyran qui m’opprime ? 

CLÉNARD.

Petite ingrate !

PAULINE.

Ingrate ? En effet, j’ai de vous

Reçu de grands bienfaits !

CLÉNARD.

Redoutez mon courroux.

De mes soins vigilants telle est la récompense !

Je l’ai fait élever dès sa plus tendre enfance.

C’est un petit serpent réchauffé dans mon sein.

Maîtres de chant, de danse, et maître de dessin,

Je n’ai rien épargné ; rien pour elle...

PAULINE.

Sans doute :

Je sais bien à peu près ce que cela vous coûte.

Tous mes parents sont morts, ils m’ont laissé du bien ;

Vous en avez été jusqu’ici le gardien :

Au couvent j’ai resté quatorze ans renfermée ;

Mon éducation en ces lieux s’est formée ;

Vous avez, pour cela, payé ce qu’il fallait ;

C’était votre devoir.

CLÉNARD.

Taisez-vous, s’il vous plaît.

PAULINE.

Je ne me tairai point, et je veux bien vous dire,

Que je vois à quel but votre avarice aspire.

Vous m’aimez, dites-vous, et voulez m’épouser ?

C’est un plan que mon cœur ne peut favoriser.

Mon âge est à l’amour, le vôtre à la richesse :

Moins riche, je croirais mieux à votre tendresse.

Au reste, vous pouvez m’aimer à votre gré,

Je ne l’empêche pas ; mais soyez assuré

Que vos soins n’ont encor rien produit sur mon âme,

Et je crains que jamais vous ne m’ayez pour femme.

CLÉNARD.

Vous le serez, morbleu !

PAULINE.

C’est ce que nous verrons.

CLÉNARD.

Eh bien ! vous allez voir le fruit de tant d’affronts :

Vous ne sortirez plus. J’ai chassé Dorothée,

Qui, veillant sur vos pas, s’en est mal acquittée.

Je voudrais bien savoir, à propos de cela,

Par quel art je vous trouve au point où vous voilà,

Et comment votre amour et sa correspondance,

De cette gouvernante ont trompé la prudence ?

PAULINE.

N’avez-vous pas surpris mes lettres ?

CLÉNARD.

Oui, vraiment,

Je les ai ; je connais le nom de votre amant.

Sans doute le rusé se sera, par finesse,

Introduit céans ?

PAULINE.

Non, jusqu’ici notre adresse

N’a même pas osé s’en permettre l’espoir.

Nos lettres disent tout : vous n’avez qu’à les voir.

Le moyen, s’il vous plaît, qu’il eût franchi la porte ?

Tout n’est-il pas fermé comme il faut ?

CLÉNARD.

Il n’importe.

PAULINE.

Ma chambre est à l’écart, et donne sur la cour ;

Vous m’enfermez la nuit, et m’obsédez le jour...

CLÉNARD.

Pas assez, puisqu’enfin l’on a pu me surprendre

À tel point, que j’ai peine encore à le comprendre.

Vous devez avoir pris des détours...

PAULINE.

Mais pas tant.

S’il ne faut que cela pour vous rendre content,

Je m’en vais vous le dire, et vous faire connaître

Qu’en dépit des argus. l’amour est toujours maître ;

Et que, si vous avez quelque peu de raison,

Au lieu de me tenir au fond d’une prison,

Par de plus doux moyens vous chercherez à plaire ;

Eh ! pour l’objet qui plaît, que ne peut-on pas faire !

Un jour donc promenant, et pesant pas à pas

L’amour que vous avez et que je n’avais pas,

Dans un lieu solitaire, au fond des Tuileries ,

Un jeune homme interrompt mes tristes rêveries.

Il allait, il venait, et comme par hasard ;

Et ses yeux cependant surprenaient mon regard.

Dorothée à ce jeu n’entendait pas finesse ;

Mais ma crainte, monsieur, lui tenait lieu d’adresse ;

Et tout ce que je pus, en cette occasion,

Ce fut, entre elle et moi, la conversation

Que j’entamai d’abord sur un sujet d’histoire,

Très contraire à l’amour, comme vous pouvez croire.

Dorothée, aussitôt, m’étala là-dessus

Des discours merveilleux, mais par malheur perdus :

Le moyen, s’il vous plaît, qu’elle fût entendue !

Le jeune homme attentif ne perdait pas de vue

Mes yeux, mes mouvements, et ce je ne sais quoi

Qui doucement vers lui m’attirait malgré moi.

Hélas ! du coin de l’œil seulement, je vous jure,

Je voyais son visage ; et quand, par aventure,

Je voulais contenter ma curiosité,

Crainte que ce défaut ne me fût imputé,

J’avais soin, chaque fois que je tournais la tête,

De trouver à cela quelque prétexte honnête :

Je reculais ma robe, ou cherchais le mouchoir,

L’éventail ou le gant que j’avais laissé choir

CLÉNARD.

Vous ne savez donc pas que lorsqu’on se hasarde ?...

PAULINE.

Je sais bien, mais alors je n’y prenais pas garde.

CLÉNARD.

Il fallait s’en aller ; c’était fort mal agir.

PAULINE.

Que voulez-vous, monsieur ? j’y prenais du plaisir.

CLÉNARD.

Ce jeune homme, Pauline, avant votre imprudence,

Ne pensait pas à vous peut-être, et...

PAULINE.

Patience.

Nous allons nous asseoir : notre jeune homme alors

S’écarte un peu de nous ; je faisais mes efforts

Pour voir, sans regarder, s’il nous quittait la place.

Mais, au bout d’un instant, tout près de nous il passe ;

Et je vois près de moi, sitôt qu’il est passé,

Un morceau de papier en peloton froissé :

Je m’en saisis bientôt, et sans que l’on me voie...

Ma bonne discourait toujours ; et je déploie

Doucement, doucement, d’une main, à l’écart,

Le papier sur lequel, de regard en regard,

J’aperçois, tout au bas d’une adresse de lettre,

Je vous aime, au crayon, que l’on venait d’y mettre.

CLÉNARD.

Ah !petit scélérat !

PAULINE.

Et, s’il m’aimait, pourquoi

Lui reprocheriez-vous d’être de bonne foi ?

CLÉNARD.

Maudits soient les amans ! que Dieu puisse confondre...

PAULINE, avec une adresse malicieuse.

Je n’avais point d’adresse afin de lui répondre.

Vous jugez de ma peine, et qu’il me fallut bien,

Pour m’expliquer à lui, trouver quelque moyen.

En effet, le voyant revenir, je m’étonne,

Tout à coup, des discours que me tenait ma bonne,

J’en vante l’excellence, et lui dis assez haut :

Votre entretien me plait, vous parlez comme il faut.

Et cependant j’observe une telle mesure,

Dans l’éloge entamé, que je sais le conclure,

Tout justement quand l’homme est vis-à-vis de nous,

Par ceci : Qu’un seul mot de vous me semble doux !

Partout où je serai, suivez-moi, je vous prie :

Et voilà Dorothée, éperdue, attendrie,

Qui, moitié par faiblesse et moitié par orgueil,

Met sa tête en mes bras, tandis que d’un coup d’œil

Longuement prolongé vers mon homme en extase,

Je confirme à loisir le vrai sens de ma phrase.

CLÉNARD.

Et l’homme vous suivit ?

PAULINE, riant.

Mais... il n’y manqua pas.

CLÉNARD.

Vous le rencontriez sans cesse sur vos pas ?

PAULINE.

Sans cesse.

CLÉNARD.

Et c’est ainsi que vous sûtes vous rendre

Les lettres qu’aujourd’hui je viens de vous surprendre ? 

PAULINE.

Oui, vraiment.

CLÉNARD.

C’est assez : sachez donc mon dessein.

Je vous aime et prétends vous épouser demain.

PAULINE.

Il faut que j’y consente.

CLÉNARD.

Et c’est sur quoi je compte.

PAULINE.

Qui, vous ? jamais ! jamais !

CLÉNARD, avec un dépit colérique.

Je veux que l’on m’affronte,

Si vous sortez d’ici sans ma sœur ou sans moi.

Ma sœur suivra vos pas, et vous suivrez sa loi :

Exprès dans ma maison pour cela je l’appelle ;

Et Michel, mon huissier, sera ma sentinelle.

Point de porte céans qui n’ait un double tour ;

Et nous verrons, Pauline, enfin si quelque jour

Vous daignerez pour moi vous montrer plus traitable.

Pour Cléri, votre amant, cet objet tant aimable,

Je ne le connais pas ; mais je suis procureur,

Mais je le connaîtrai ; je jouerais de malheur,

Si je ne trouvais pas quelque ressort honnête

Pour occuper ailleurs et ses pas et sa tête :

Comptez bien là-dessus ; sans adieu !

Il sort très agité.

 

 

Scène II

 

PAULINE, avec énergie

 

Vains efforts,

Pour contraindre mon âme à de cruels accords !

J’aime Cléri : l’amour et l’honneur, tout m’engage

À résister toujours : j’en aurai le courage.

Je souffrirai sans doute : hélas ! dans mon ennui,

Si du moins il savait que je souffre pour lui !

Oh ! qu’il va s’alarmer de me voir enfermée !

De ne pas me trouver à l’heure accoutumée

De notre promenade... Étrange évènement

Que Clénard ait surpris nos lettres !...

Elle tire une lettre de son sein.

Ah ! comment

Faire rendre à Cléri celle-ci ? quelle voie...

Il apprendrait mes maux, et tout ce qu’on emploie

Pour me tyranniser ; mais il saurait surtout

Que pour me voir à lui, pour en venir à bout,

Je le seconderai, quoi qu’il puisse entreprendre.

Je n’ai pas moyen... eh bien ! il faut l’attendre.

 

 

Scène III

 

PAULINE, CLÉNARD, URSULE

 

CLÉNARD, à Pauline.

Rentrez dans votre chambre.

Pauline rentre doucement dans sa chambre, en passant devant Clénard qui la suit des yeux, et qui ne continue de parler qu’après la sortie de sa pupille.

 

 

Scène IV

 

CLÉNARD, URSULE

 

CLÉNARD.

Oh çà ! ma chère sœur,

Vous m’avez entendu ?

URSULE.

Mon rôle est su par cœur.

CLÉNARD.

Aussi bien, dites-moi, que vos nombreux proverbes ?

URSULE.

Avec les vieux épis le glaneur fait ses gerbes :

Les proverbes sont bons pour régler son devoir ;

Et qui veut se mirer se regarde au miroir.

CLÉNARD.

Je vous ai mise au fait de l’humeur de Pauline.

URSULE.

Fiez-vous à mes soins.

CLÉNARD.

Elle est adroite et fine.

URSULE.

Je la mets à pis faire.

CLÉNARD.

Avec sévérité,

Réduisez, comme il faut, cet esprit entêté :

Et morigénez bien sa petite personne.

URSULE.

Mon frère, commençons par être douce et bonne.

La femme est toujours faible ; et qui veut l’attendrir,

Doit flatter son humeur, et jamais ne l’aigrir.

La jeunesse répugne à des airs trop farouches ;

Et c’est avec le miel qu’on attrape les mouches.

CLÉNARD.

Tout comme il vous plaira : pourvu...

URSULE.

Je vous réponds

De la conduire au but proposé. Faites fonds

Sur ce que je vous dis.

CLÉNARD.

Pour sûreté complète,

Je viens, dès aujourd’hui, de faire maison nette ;

Et servante, et valet, tout est hors de chez moi.

J’ai, depuis quinze jours, mes clercs chacun chez soi,

Et je veux profiter de ce temps de vacances,

Pour conclure l’hymen qui fait mes espérances.

Au retour de mes clercs, nous pourvoirons à tout.

Ce zélé domestique, et tant de votre goût...

Ici Pauline sort de sa chambre, et reste à écouter jusqu’à la fin de la scène.

L’aurons-nous ?

URSULE.

Nous l’aurons.

CLÉNARD.

Vous devez le connaître ?

URSULE.

Sans doute, et qui, plus est, je connais fort son maître,

Brave homme, s’il en fut : tel maître, tel valet.

CLÉNARD.

Sur ce pied, je le prends. Écrivez, s’il vous plaît,

Aujourd’hui, sans retard.

URSULE.

Oui, oui, je vais écrire,

Pour qu’il vienne demain. Mais j’avais à vous dire

Qu’un sexe très volage, et fier de sa beauté,

Ne peut être réduit que par la vanité.

Pour captiver Pauline, efforcez-vous de plaire.

Par soi-même, à votre âge, on ne plaît point, mon frère.

Il faut donc la gagner : je le dirai toujours,

Qui ne veut pas blesser, fait patte de velours.

Toute femme, à l’excès, est folle de parure.

Contentez, sur ce point, son goût : je vous assure

D’un succès très complet.

CLÉNARD.

Il ne lui manque rien.

URSULE.

Il faut encor...

CLÉNARD.

Faut-il y dépenser mon bien ?

URSULE.

Vous en avez assez, elle en a davantage.

CLÉNARD.

Abus que tout cela ! qu’elle soit douce, sage ;

C’est la bonne parure.

URSULE.

Idée et vieux propos.

Le siècle...

CLÉNARD.

Laissez-moi, je vous prie, en repos.

Veillez-la, gardez-la, c’est votre seule affaire.

Au surplus, sur ce point, afin de vous complaire,

Je vais faire appeler des marchands...

URSULE.

La flatter...

CLÉNARD, apercevant Pauline qui écoutait et s’enfuit.

Tenez, la voyez-vous qui vient nous écouter ?

Il va fermer la porte à la clef, qu’il vient remettre à sa sœur qui passe à la droite.

Que cette clef toujours reste dans votre poche.

URSULE.

Mon dieu ! qui marche droit ne craint point de reproche.

 

 

Scène V

 

URSULE, CLÉNARD, MICHEL

 

CLÉNARD.

Et vous aussi, Michel, aussi bien que ma sœur,

Tenez tout bien fermé.

MICHEL, la voix flutée, le ton vif et l’intention malicieuse, comme dans tout le rôle.

Peste ! n’ayez pas peur.

CLÉNARD.

Je vous nourris, vous loge, et, grâce à moi, vous êtes

Huissier ; et cette charge a des profits honnêtes :

Car, si vous exploitez pour mon compte aujourd’hui,

Ce sera pour le vôtre après ma mort.

MICHEL.

Oh ! oui,

Rien n’est plus juste.

CLÉNARD.

Or donc, vous devez, je le pense,

Prendre mes intérêts en toute circonstance.

MICHEL.

C’est bien ce que je fais. J’ai découvert enfin

Ce que c’est que l’amant de Pauline.

CLÉNARD.

Il est fin,

Mon Michel ! Quel homme est-ce ?

MICHEL.

Il est !... il est le frère,

Propre frère, en un mot, de madame Fougère !

CLÉNARD.

La femme de ce peintre au faubourg Saint-Germain,

Contre qui j’ai sentence ?... exécutés demain !

MICHEL.

Aujourd’hui.

CLÉNARD.

Sans retard, saisis ; pour leur apprendre

À se trouver parents...

MICHEL, enchanté.

Il faudra tout leur vendre.

CLÉNARD.

Tout, tout. Fais les exploits, va, cours, cherche tes gens.

Ah ! vous ne rirez pas, et voici les sergents,

Mon cher monsieur Cléri ! secourez votre frère :

Voilà de la besogne, et j’en fais mon affaire.

À sa sœur.

Allons, Michel, je sors... Écrivez, s’il vous plaît,

Sans plus tarder, ma sœur, pour avoir ce valet.

Vous êtes seule ici ; seule ! prenez-y garde.

URSULE.

Soyez sans embarras : tout cela me regarde.

Clénard sort avec Michel.

 

 

Scène VI

 

PAULINE, URSULE

 

URSULE va ouvrir la chambre de Pauline. Elles se font une révérence.

Venez, ma chère enfant ; ne vous alarmez pas.

Si mon frère m’appelle et m’attache à vos pas,

C’est un bonheur pour vous.

PAULINE.

Je l’espère, madame.

URSULE.

Vous avez, mon enfant, mis le trouble en son âme.

Ne vous étonnez pas de son trop d’âpreté :

Méfiance est toujours mère de sûreté.

Je prétends modérer sa jalouse injustice ;

Et je veux, avant peu, que tout ceci finisse.

PAULINE.

Plût au ciel !

URSULE.

Calmez-vous : il faut lui pardonner.

Il vous aime beaucoup. Nous allons raisonner

De cela toutes deux. Vous voulez bien permettre

Que j’écrive, à la hâte, un petit mot de lettre ?

PAULINE.

Point de gêne avec moi.

URSULE.

La lettre presse fort :

Je vais donc me hâter de l’écrire ; et d’abord

J’en charge à notre porte un commissionnaire,

Pour être tout à vous, au plus vite, ma chère.

PAULINE.

Tant d’amitié m’honore.

URSULE va s’asseoir devant la table à écrire ; elle tire ses lunettes, Pauline la regarde.

Ah ! ah ! vous regardez

Mes lunettes ?... Hélas ! mes yeux incommodés

Ne sont plus aussi beaux, aussi bons que les vôtres.

PAULINE.

Madame...

URSULE.

Dans leur temps, ils en ont valu d’autres.

PAULINE, se retirant vers un coin, à part.

Je crois... Si je pouvais profiter du moment,

Pour faire parvenir ma lettre à mon amant !

L’occasion est bonne, et l’avis nécessaire.

Il pourrait faire entrer ici quelque émissaire,

Sous le nom des marchands que mande mon tuteur.

Par un second billet, je l’en instruis... le cœur

Elle se hasarde à parler à sa duègne.

Me bat ! que faire ? Eh quoi ! vous ne pourriez écrire

Sans lunettes ?

URSULE.

Du tout, du tout, pas même lire.

PAULINE, à part.

Rencontre favorable !...

Haut.

Il est vraiment fâcheux !...

À part.

Le coup serait hardi, mais il serait heureux.

Amour, sois-moi propice, et, par mon stratagème,

Sur mon sort déplorable, éclaire ce que j’aime.

URSULE, finissant de plier sa lettre.

J’ai fini.

PAULINE, à part.

Hasardons...

S’approchant de la table.

Eh ! mais, comment les yeux

Au moyen de ce verre ?...

URSULE.

On y voit beaucoup mieux.

PAULINE.

Puisque vous avez fait, permettez-moi, de grâce, 

D’essayer par moi-même.

Elle prend les lunettes qu’elle porte gauchement d’une main à ses yeux.

URSULE.

Il faut les mettre en place.

PAULINE, les mettant sur son nez.

Comme cela ?

URSULE.

Bien.

PAULINE, jetant un cri, laisse tomber par terre les lunettes, dont les verres se brisent ; elle les ramasse.

Ah ! les verres sont brisés :

Que j’en ai de regret ! Ah ! madame, excusez...

URSULE.

Ce n’est rien, mon enfant, c’est une bagatelle.

PAULINE, en les jetant à terre encore plus fort.

Que je suis étourdie !

URSULE.

Il faut, ma toute belle,

À chaque âge son meuble. On se sert, voyez-vous,

Toujours mal de celui qui n’est pas fait pour nous.

Mais envoyons ma lettre.

PAULINE, retenant Ursule par la main qui tient la lettre.

Oh ! la belle écriture !

Laissez, laissez-moi voir.

La vieille lui cède la lettre. Pauline l’échange contre celle destinée à son amant, et donne cette dernière à la vieille, qui la prend aveuglément, et va l’envoyer.

Quelle main libre et sûre !

Madame, qui verrait ce que vous écrivez,

Vous donnerait vingt ans de moins que vous n’avez.

URSULE, enchantée.

Elle est charmante !

Elle sort en trottant.

 

 

Scène VII

 

PAULINE

 

Ô ciel ! protège mon adresse ;

Et que puisse ma lettre aller à son adresse !

Le messager ira la porter sans retard.

Cléri va tout savoir !... Oh ! comme il prendra part

À ma captivité ! comme il va, sans relâche,

Travailler à briser la chaîne qui m’attache !

Soyons bien attentive à tout ce qui viendra.

Je connais son esprit ; il imaginera

Mille et mille moyens d’instruire sa Pauline

De ce qu’il fait et pense, et de ce qu’il devine.

Il me dira combien lui sont chers nos amours,

Qu’il m’aime davantage, et m’aimera toujours.

 

 

Scène VIII

 

PAULINE, URSULE

 

URSULE.

Mon billet est parti. Parlons un peu, ma chère,

De vos petits chagrins, et des soins de mon frère.

Les procès l’ont gâté : on hurle avec les loups ;

Mais je veux, avant peu, le mettre à vos genoux.

Je sais bien, sur ce point, tout ce qu’il se propose.

J’ai déjà, mon enfant, bien avancé la chose.

PAULINE.

Il gagnera bien plus, s’il veut s’en aviser,

À respecter mon cœur, qu’à le tyranniser.

URSULE.

Vous ne savez donc pas que l’on est aux emplettes,

Et pour vous, mon bijou ? Les femmes sont coquettes.

Beauté cherche à paraître. Avouez, entre nous,

Qu’en voyant arriver étoffes et bijoux,

Vous sentirez un peu dissiper vos alarmes ?

On ne veut pas cacher, mais embellir vos charmes.

Vous riez ?...

PAULINE.

Oui, je ris de vos soins complaisants.

URSULE.

Oh ! je suis pour beaucoup dans ces nouveaux présents :

Profitez-en, Pauline.

PAULINE.

Hélas ! je vous proteste

Que j’y fais mes efforts. C’est tout ce qui me reste.

URSULE.

Eh bien ! voilà parler. Fantaisie, ou plaisir,

Lorsqu’en certains objets vous voudrez réussir,

Adressez-vous à moi.

PAULINE.

C’est bien là mon attente.

URSULE.

Tout vous prospérera. Je ne suis pas méchante.

PAULINE.

Vous n’en avez pas l’air.

URSULE.

Avec plaisir, je crois,

Vous me voyez ici près de vous.

PAULINE.

Un tel choix

Ranime mon espoir, et calme mes souffrances.

 

 

Scène IX

 

PAULINE, CLÉNARD, URSULE

 

CLÉNARD, vers l’escalier.

Je ferai bien finir toutes ces conférences.

URSULE.

Qu’avez-vous donc, Clénard ?... on voit...

CLÉNARD, posant sa canne et son chapeau sur la table avec humeur et brusquerie.

J’ai de l’humeur. Je viens de découvrir une sourde rumeur :

Nous sommes harcelés par l’amant de la belle ;

Et ce rusé serpent me trouble la cervelle.

Croiriez-vous que, déjà, parmi notre quartier,

Ce monsieur a couru chez gens de tout métier,

S’informant, avec soin, jugez de son audace,

De nous, de ma maison, et de ce qui s’y passe ?

Ne sont-ils pas en ville, et seraient-ils aux champs ?

Les valets, qui sont-ils ? sont-ils bons ou méchants ?

Mademoiselle, au moins, n’est-elle pas malade ?

Quand va-t-on au Palais ? quand à la promenade ?

N’est-il donc qu’une porte au logis de Clénard ?

Ouvre-t-on de bonne heure, et se couche-t-on tard ?

Enfin, cent questions qui ne sont pas de mise,

Et qu’il faut aujourd’hui terminer sans remise.

URSULE.

Mon frère, permettez...

CLÉNARD.

Préparez-vous, ma sœur,

Sans retard, je vous prie, à conduire, en douceur,

Ma pupille au couvent. Non pas, non pas au même

Qu’elle habitait jadis. Avec un soin extrême,

Il faut, pour mieux agir, dépayser les gens,

Et laisser en défaut l’amour et ses agents :

Et tandis que Pauline ira dans sa clôture,

Ici nous donnerons un peu de tablature

À notre amant alerte. Il suffit ; tout va bien,

Tout se prépare ?

PAULINE.

Hélas ! vous vous fâchez...

CLÉNARD.

De rien.

On prétend me duper ; je cherche à me défendre.

Observez donc ceci, ma sœur ; vous irez prendre

La voiture publique, où tout est disposé :

Et toutes deux ainsi, par ce moyen aisé,

Gagnant l’asile sûr qu’indiquera ma lettre,

Vous tromperez les soins qu’on ose se permettre.

PAULINE.

N’est-ce donc pas assez d’être captive ici ?...

CLÉNARD.

Vous reviendrez dans peu, n’ayez aucun souci.

URSULE.

Eh bien ! ma chère enfant, nous partirons ensemble.

CLÉNARD.

Pauline, obéissez. J’aurai soin qu’on rassemble

Mille petits plaisirs aux lieux où vous serez.

Recevez-en la preuve. Oui, vous emporterez

Quelques atours nouveaux, dont je vous fais hommage,

Et qu’on doit apporter.

URSULE, à Pauline.

Vous voyez mon ouvrage :

Mes conseils sont suivis.

CLÉNARD.

Comment donc ! mes plaisirs

Sont de pouvoir toujours contenter ses désirs.

PAULINE.

Belle preuve, en effet, de cette complaisance,

De me faire partir...

CLÉNARD.

Ce n’est que par prudence.

PAULINE.

Et pour quelque séjour désagréable... affreux ?...

Séjour d’ennui, sans doute ?... un climat rigoureux.

Peut-être ? où sans compter mes chagrins et la gêne,

Avec des inconnus...

CLÉNARD.

Vous perdez votre peine.

Vous cherchez à savoir le nom de ce couvent ?

Vous ne le saurez pas.

PAULINE.

Non ?

CLÉNARD.

Non.

PAULINE.

Eh bien ! avant

Que je parte d’ici, vous m’ôterez la vie.

CLÉNARD.

Phébus ! Phébus !

PAULINE.

Faut-il que je sois asservie

À tant de cruauté !

CLÉNARD.

Par la grande raison

Que vous ne voulez pas quitter cette maison ;

Ou, pour m’expliquer mieux, qu’il vous est plus facile

De vous en échapper en restant dans la ville,

Vous aurez la bonté de vous en exiler.

Les amants trouveront ensuite à qui parler.

Allons, plus de retard, ma sœur ; je vais écrire

Une lettre d’avis. Gardez-vous de lui dire

Où vous la conduisez. Là, mes instructions

Me répondront et d’elle et de ses actions.

URSULE.

Cela vaut fait, mon frère, et n’ayez point d’ombrage.

CLÉNARD, tirant sa montre.

Neuf heures, maintenant ! À midi, bon voyage !

Pauline rentre dans sa chambre. Clénard et Ursule sortent par l’autre porte.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

PAULINE, sort de sa chambre, et court visiter la porte de sortie qu’elle trouve fermée

 

Que vais-je devenir ? mon courage se perd.

Où va-t-on me mener ? peut-être en un désert,

Dans un couvent du moins... cet aspect m’épouvante.

Je n’ai que deux argus, et là j’en aurai trente,

Et des plus vigilants, dont les uniques soins

Sont d’être, jour et nuit, les importuns témoins

Des moindres actions de leurs pauvres captives.

Si, pour ma liberté, j’y fais des tentatives,

Que d’obstacles cruels ! Une triple prison ;

Les caquets d’une amie, ou bien sa trahison ;

Les tour, la grille, et cent choses pareilles...

L’ennui qui donne à tout des yeux et des oreilles :

Et la malice enfin qui suppose, tout bas,

Et tout ce que l’on fait et ce qu’on ne fait pas...

D’y penser, seulement, le désespoir m’accable !

Eh ! qui donc apprendra ce départ déplorable

À mon amant ?... hélas ! je ne sais où j’en suis.

Elle tire une lettre de sa poche.

Cette seconde lettre exprime mes ennuis :

Mais comment l’envoyer ?...le temps presse... impossible,

Impossible... Jamais un coup aussi sensible

N’avait frappé mon cœur. J’en perds le jugement...

Amour ! ah ! cette lettre encor pour mon amant !

 

 

Scène II

 

PAULINE, URSULE

 

URSULE.

Tout est prêt. Je n’attends, pour fermer la valise,

Que la robe de goût, que mon frère a promise.

PAULINE.

Qu’il garde ses présents.

URSULE.

Il faut prendre toujours,

Et qui refuse muse.

PAULINE.

Ô ! le cruel recours

Que de pareils cadeaux ! Dans mon malheur...

URSULE.

Pauline,

Ce départ qui vous fâche...

PAULINE.

Hélas ! il me chagrine.

URSULE.

Vous avez tort, je puis vous donner au couvent

Bien plus de liberté qu’à Paris, et souvent...

PAULINE.

Quoi ! partir dès ce jour ?

URSULE.

Mais je vous accompagne.

Vous verrez que la route et l’air de la campagne...

PAULINE.

Madame, employez-vous de tout votre pouvoir

Pour empêcher, du moins, que nous partions ce soir.

URSULE.

Non, je dois à mon frère un zèle qu’il mérite.

On oblige deux fois, quand on oblige vite.

PAULINE.

Mais, jusques à demain, si l’on diffère...

URSULE.

Un jour ?

Un jour peut amener quelque fâcheux retour.

Il faut partir.

PAULINE.

Eh bien... je suis indisposée.

URSULE.

Quoi ! sérieusement ?... Que vous êtes rusée...

À moins que ce ne fût un mal grave et subit ;

En ce cas, il faudrait se mettre dans son lit ;

Nous enverrions chercher le médecin, ma chère ;

Nous ne vous quittons plus alors moi ni mon frère ;

Nous aurons soin tous deux qu’il ne vous manque rien.

Toujours à vos côtés !...

PAULINE, l’interrompant.

Non, je me porte bien.

Quel sort ! quel triste sort... ah !

URSULE.

Calmez donc votre âme ;

Et songez que bientôt...

PAULINE.

Eh ! laissez-moi, madame !

 

 

Scène III

 

PAULINE, URSULE, CLÉNARD

 

CLÉNARD.

Je rentrais ; deux marchands ont couru sur mes pas :

Je les avais mandés ; ils attendent là-bas.

Ils ne savent quel choix il conviendrait de faire.

Ma foi ! je n’entends rien, ma sœur, à cette affaire :

Allez-y donc vous-même ; et là, modestement,

Choisissez une robe, ou quelque ajustement,

Qui convienne à Pauline.

URSULE, officieuse.

Avec plaisir j’y vole.

Vous verrez, ma petite.

CLÉNARD.

Au moins, rien de frivole.

URSULE.

Mon dieu ! laissez-moi faire.

Elle sort en trottant.

 

 

Scène IV

 

CLÉNARD, PAULINE

 

CLÉNARD.

Eh bien ! vous le voyez.

Je ne refuse rien ; je mets tout à vos pieds.

PAULINE, avec une fine hypocrisie.

Et comment voulez-vous, en effet, que je croie

Aux tendres sentiments que votre cœur déploie,

Puisque vous vous privez de ce plaisir si doux

De voir, d’entretenir, de sentir, près de vous,

L’objet que vous aimez ? Votre zèle me flatte.

En libéralités votre tendresse éclate.

Trop faible, trop crédule, à tout ce que je vois,

Je ne sais qui me tient que je n’ajoute foi :

Mais, dans le même instant, avec ingratitude,

Vous allez m’envoyer dans quelque solitude ?

Ah dieu ! que l’art de plaire est bien peu votre fait !

Vous défaites bientôt ce que vous aviez fait.

CLÉNARD.

Ma Pauline, pardon ! tu verras, par la suite,

Que ton bonheur, lui seul, règle en tout ma conduite ;

Mais je dois t’éloigner.

PAULINE.

Que m’importe après tout !

Pour la parure enfin, il est vrai, j’ai du goût,

Je ne m’en cache point. Votre subtile adresse

A bien su démêler ce que je vous confesse :

Et, bientôt, abusant de ma naïveté,

Vous avez, avec art, tenté ma vanité :

Que j’en ai de dépit ! Maintenant que votre âme

A reconnu mon faible, et combien je suis femme,

Vous savez où trouver des armes contre moi ;

Mais fort heureusement que je m’en aperçois,

Et qu’enfin ma raison, à l’appui de l’absence,

Saura, contre vos soins, armer ma résistance ;

Et qu’alors, maîtrisant ma folle ambition,

J’en repousserai mieux votre séduction.

CLÉNARD.

Ta colère me charme... Et si, pour éconduire

Cet amant, je pouvais...

PAULINE.

J’ai grand tort de vous dire

Toutes ces choses-là. J’enflamme votre espoir,

Et votre air satisfait me le fait assez voir.

Je ne suis qu’une sotte ; et j’ai peu de malice.

Mais laissez qu’une fois, monsieur, j’y réfléchisse

En toute liberté... vous verrez... vous verrez !

CLÉNARD.

Eh bien ! mon cher amour ! si mes vœux déclarés...

On sonne bien fort. La sonnette, d’un fort calibre, est posée de façon que le fil d’archal qui la fait mouvoir arrive jusqu’au trou du souffleur. C’est le souffleur lui-même qui sonne, et doit sonner chaque fois qu’il en est besoin dans le cours de la pièce.

Est-ce déjà ma sœur qui sonne de la sorte ?

Voyons.

Il sort.

 

 

Scène V

 

PAULINE

 

Toujours, toujours, il est à cette porte,

Pour en fermer l’entrée, et pour en écarter

Quiconque s’y pourrait, par hasard, présenter

De la part de Cléri... Que n’a-t-il cette lettre !

Que pourrais-je tenter pour la faire remettre ?

Hélas ! j’ai beau rêver... Nul secours n’est ici...

Et mon autre message aura-t-il réussi ?

Mon tuteur qui revient...

Elle cache sa deuxième lettre.

 

 

Scène VI

 

PAULINE, CLÉNARD

 

CLÉNARD arrive avec transport, chargé de deux pièces d’étoffe. À mesure qu’il se tourne, on voit pendre, aux pans de son habit, un petit paquet de papier suspendu avec une épingle à crochet. Il étale les étoffes sur la table, et tourne un peu le dos au public.

Admire, ma Pauline,

Ces présents merveilleux, que mon cœur te destine !

Viens choisir à ton gré : la parure embellit !

PAULINE, à part.

Ciel ! que vois-je ?... un papier qui tient à son habit.

Ah ! c’est de mon amant !... ô finesse charmante !...

Haut, et s’approchant pour considérer les étoffes d’un cil, et le papier de l’autre.

Cette étoffe est fort belle, et j’en suis très contente.

CLÉNARD.

Comment ! rien de plus fin ne peut être employé.

C’est de même partout, car j’ai tout déployé.

Ces marchands sont rusés ; ils ont tant de rubriques,

Que l’on est aisément dupes de leurs pratiques ?...

PAULINE, s’approchant de plus en plus de Clénard, et épiant le moment de se saisir du papier qui pend à son habit.

Fort beau ! mais je voudrais un peu moins de beauté.

Là, elle se saisit du papier.

J’ai toujours eu du goût pour la simplicité.

CLÉNARD.

Ce goût est le meilleur ; mais cependant regarde...

PAULINE, qui d’une main à l’écart déploie le papier, s’écrie.

C’est de lui !

CLÉNARD.

Que dis-tu ?

PAULINE.

Charmant... je prends peu garde,

Alors que l’on me fait un généreux présent,

Si le choix des couleurs est neuf ou déplaisant :

J’estime seulement la main qui me le donne.

CLÉNARD.

Enfin, on peut choisir, on ne blesse personne.

PAULINE.

Eh bien ! monsieur, eh bien ! agissez pour le mieux ;

Et, puisque vous m’offrez vos soins officieux,

Allez dire au marchand qu’avec beaucoup de joie

Mes yeux ont admiré les choses qu’il m’envoie ;

Mais qu’en mon embarras il me fera plaisir

D’indiquer la couleur qu’il me faudra choisir,

Ou du noir ou du vert ; à lui je m’en rapporte.

CLÉNARD, faisant l’aimable.

Je m’en vais, mot à mot, le lui dire à la porte.

 

 

Scène VII

 

PAULINE, suivant des yeux le tuteur, déploie la lettre qu’elle a reçue, et la lit avec joie et avidité

 

« J’ai reçu votre lettre : plus de repos pour moi que je ne vous aie parlé. J’ai attiré et je tiens votre gouvernante hors de la maison. Je profite du moment où je sais que vous êtes seule avec votre tuteur. À force de l’épier, j’ai découvert quels sont les marchands qu’il a mandés. J’ai gagné deux commis, et les supplée en cette qualité, en prenant, toutefois, la précaution de me déguiser ; quoique Clénard ne m’ait jamais vu, il est bon qu’il n’ait aucune idée de ma personne, en cas qu’il me devînt nécessaire de l’observer et de le suivre. Indiquez-moi précisé ment la porte de votre chambre ; envoyez-moi l’empreinte de la clef sur la cire molle préparée et collée a au bas de mon billet.

Elle regarde le papier où est la cire molle, papier séparé de la lettre.

« Agissez sans alarmes ; je retiens votre tuteur. Quand vous aurez fini, laissez tomber un meuble. Amour pour la vie ! »

Cher amant ! cher Cléri ! comment ne pas t’aimer ?

Que je serais ingrate ! Ah ! tu dois présumer

Que Pauline est constante autant qu’elle est chérie.

Je t’aimerai toujours... oh... amour pour la vie !

Faisons ce qu’il me dit, voilà tout ce qu’il faut...

Elle va prendre la clef de sa porte, et tire l’empreinte.

Jaloux ! dans tous les temps, vous serez en défaut.

Cette empreinte est bien nette et faite avec adresse.

Un mot sur mon départ, un mot sur ma tendresse.

Elle prend une plume, écrit, et prononce tout haut les phrases qu’elle écrit.

« La porte de ma chambre dans le grand salon... une grande tache d’encre sur la serrure... N’oubliez pas que je pars dans une heure. Si j’ai ce malheur, j’écarterai mon tuteur autant que je le pourrai. Ma gouvernante est incorruptible, mais peu fine, vaine a et flatteuse ; elle a la vue très mauvaise. Voyez si, entre vous et moi, nous n’en pourrons pas tirer parti... J’aurai les yeux au guet d’ici à la diligence, et pendant toute la route. Adieu ! pensez à moi... Amour pour la vie !

Ajustons une épingle, et plions le paquet...

Elle tire une épingle de sa tête.

Fort bien ! Et maintenant, grand bruit sur le parquet.

Elle renverse une table, et tient le paquet caché le long de sa robe.

Le cœur me bat d’amour, d’espérance et de crainte !

Il arrive. Employons la douceur et la feinte !

 

 

Scène VIII

 

PAULINE, CLÉNARD

 

CLÉNARD.

Quel est ce bruit, Pauline ?

PAULINE.

En me glissant par là,

Ma robe a renversé la table que voilà.

CLÉNARD, d’une confiance bête et joyeuse.

Il faut choisir le vert, symbole d’espérance.

C’est l’avis du marchand.

PAULINE.

Que votre complaisance

Est extrême, monsieur, de vous prêter ainsi.

Aux bizarres désirs que je témoigne ici !

Je choisis donc le vert, reportez-lui le reste...

Clénard va à la table reployer les étoffes ; Pauline le suit, le caressant.

Voilà beaucoup de soins ; mais, je vous le proteste,

J’y prends tant d’intérêt, comme vous pouvez voir,

Que même vous aurez peine à le concevoir.

Ici elle attache l’épingle.

Ah ! vous n’aviez encor rien fait, je vous le jure,

D’aussi doux pour mon cœur, qu’en cette conjoncture.

CLÉNARD.

Tant mieux ! tant mieux ! mignonne... oh ! nous serons d’accord.

À part, en s’en allant.

Flattons la vanité : ma sœur n’avait pas tort.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

PAULINE, après avoir suivi de l’œil son tuteur

 

Je conçois maintenant comme on peut sans scrupule,

Et sans pitié, tromper un tyran ridicule.

Puisque Cléri sait tout, grâce à ses tendres soins,

Au départ projeté je répugne un peu moins.

Que dis-je ? je serais chagrine, embarrassée,

Si Clénard s’avisait de changer de pensée ;

Et j’ai lieu d’espérer, avec grande raison,

Qu’aux champs, plus aisément que dans cette maison,

Le moyen s’offrira de sortir d’esclavage.

Oui, partons promptement, et mettons en usage,

Et toute mon adresse, et celle de l’amour,

Pour hâter ce voyage avant la fin du jour.

 

 

Scène X

 

PAULINE, CLÉNARD

 

CLÉNARD.

Je reviens près de toi, chère petite femme ;

J’ai bien vu le plaisir que j’ai fait à ton âme.

PAULINE, avec la plus grande finesse toute cette scène.

Beaucoup assurément ; et pour mieux vous prouver

Qu’avec de la douceur on peut me captiver,

Je consens à partir, et dans cette journée,

Pour la maison, monsieur, que l’on m’a destinée ;

Mais à condition qu’avant qu’il soit longtemps

Vous me rappellerez près de vous.

CLÉNARD.

Je prétends...

PAULINE.

Je ne vous promets pas, dans mon obéissance,

D’étouffer mon amour : non, j’ai trop de constance :

Ne vous en flattez pas ; mais je veux toutefois

Essayer aujourd’hui d’obéir à vos lois,

Afin qu’ayant été digne une fois de plaire,

Vous n’ayez pas du moins de reproche à me faire.

CLÉNARD, presque séduit.

Tu me remplis de joie ; et je puis espérer...

Tout ceci changera... j’ose t’en assurer...

Je voudrais bien ne pas t’éloigner, ma Pauline,

Et, plus que tu ne crois, ce départ me chagrine...

Si tu me promettais de ne plus t’occuper

De ce fâcheux amant qui cherche à te tromper ;

Oui, je t’en avertis, si, loin de ta pensée,

Tu voulais rejeter cette flamme insensée,

Tu resterais ici ; mais, à ne rien cacher,

Il faudrait se contraindre, et ne pas se fâcher,

Si, redoublant alors de soins, de vigilance,

J’exigeais que Pauline eût cette complaisance

D’être un peu sédentaire, et de ne plus sortir

Pendant un mois ou deux : on verrait s’amortir... 

PAULINE.

Tout ce qu’il vous plaira, je suis prête à le faire ;

Mais vous savez, monsieur, combien je suis sincère :

Oublier mon amant n’est pas en mon pouvoir.

Vous dites qu’il me trompe ?...

CLÉNARD.

Oui, je te ferai voir...

PAULINE.

Croyez qu’il n’en est rien, et que, loin qu’il m’oublie,

Il n’est pas de moyen, de ruse, de folie,

Dont il ne soit capable, en sa fidélité,

Pour forcer ma prison. Oh ! c’est la vérité.

Vous le connaissez mal, s’il faut que je le dise :

Vous voyez à quel point je porte la franchise.

CLÉNARD.

Peste ! D’après cela, tu sens que ton départ

Me devient nécessaire, et plus tôt que plus tard.

Tu vois bien...

PAULINE, très finement.

Ah ! je vois qu’une femme est craintive,

Que de ses sentiments l’expression naïve

Tourne toujours contre elle, et que l’homme est enfin,

Ainsi que le plus fort, sans cesse le plus fin.

CLÉNARD, faisant l’avantageux.

Moi, fin ?... oh ! point du tout, point du tout, je t’assure.

Tu ris, méchante... Allons, il faut, vers la voiture,

S’acheminer bientôt : va donc tout préparer.

 

 

Scène XI

 

PAULINE, CLÉNARD, URSULE

 

CLÉNARD.

Vous venez à propos, ma sœur ; sans différer...

URSULE.

Peut-être mon retard, mon frère, vous irrite ?

Mais je n’ai pu venir, en vérité, plus vite.

Ces marchands ont été si complaisants, si doux ;

Ils m’ont tant déployé d’étoffes, de bijoux,

À Pauline.

Que j’en ai mal aux yeux... Vous allez voir, mon ange.

CLÉNARD.

Nous avons ce qu’il faut.

URSULE.

Comment ?

CLÉNARD.

Çà, qu’on s’arrange

Pour partir sur-le-champ. Tout ce qu’il vous faudra,

Suffit, c’est mon affaire, et l’on vous l’enverra.

Allez ; voici Michel, il faut que je lui parle.

Elles sortent.

 

 

Scène XII

 

CLÉNARD, MICHEL

 

MICHEL, un dossier à la main, d’un ton clair et élevé, qu’il laisse tomber, et qu’il élève de nouveau à chaque phrase.

La sentence d’Éloy, celle d’Isaac Charles,

Je les mets de côté, sauf votre bon avis,

Afin que, sans retard, nos gens soient poursuivis.

Ce Fougère, le peintre, et frère de notre homme,

Ne doit que mille francs ; et, loin d’avoir la somme,

Il ferait tout Paris, de quartier en quartier,

Qu’il ne trouverait pas seulement un denier.

Monsieur Cléri, l’amant, a bien quelque fortune ;

Mais peu ; d’où je conclus que sa sœur importune,

La madame Fougère, à lui va recourir ;

Et le voilà contraint d’aller et de courir

Pour ses seuls intérêts, et non pas pour vous nuire :

Heureux évènement ! car je dois vous instruire,

D’après l’avis secret de l’espion du coin,

Madame Vigilot, qui sait tout au besoin,

Que ce monsieur Cléri rôde et rôde sans cesse

Autour de la maison : ainsi la chose presse.

J’ai fait commandement, daté d’hier ; recors !...

Ah ! si nous l’avions su, nous aurions le par-corps.

CLÉNARD.

À l’ouvrage, Michel ! esclandre ! et point de grâce !

D’un air de mystère, et se frottant les mains de joie et d’aise.

Fais-moi vite avancer un carrosse de place

Pour Pauline et ma sœur ; elles vont au couvent.

MICHEL.

Fort bien !

CLÉNARD.

Il ne faut pas que quelqu’un en ait vent.

MICHEL.

Mal-peste !

CLÉNARD.

Hors d’ici, personne ne s’en doute.

L’amoureux rôdera, Pauline fera route,

Et puis le mariage, ou je suis bien trompé.

MICHEL.

Et, hors nous, un chacun va se voir attrapé...

Ils sortent gaiement.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente l’appartement de Fougère, consistant en une seule pièce ; un lit dans le fond, des caisses en piédestaux sur les côtés, tout l’attirail d’un atelier de peinture mêlé avec les meubles, des plâtres, des esquisses, des tableaux, des chevalets, un principal chevalet sur le devant de la scène, à droite de l’acteur, chargé d’un tableau représentant le combat singulier d’Argant et de Tancrède du Tasse ; à droite et à gauche, à terre et aux murs, des cuirasses, des casques à visières, des lances, des pertuisanes, des boucliers, des gantelets, etc.

 

 

Scène première

 

FOUGÈRE, monté sur une chaise, et occupé à peindre un tableau, MADAME FOUGÈRE

 

MADAME FOUGÈRE, un exploit à la main, et après avoir quelque temps exprimé son chagrin, relatif à l’exploit et à l’insouciance de son mari, par des mouvements de dépit et d’impatience.

Laisse là ta palette, et dis ce qu’il faut faire.

Qu’allons-nous devenir ?

FOUGÈRE, enthousiaste et toujours enthousiaste.

Paix ! madame Fougère ;

Voilà, grâces à vous, à l’humeur qui vous prend,

Dix fautes que je fais dans la barbe d’Argant.

MADAME FOUGÈRE.

Il s’agit bien de barbe, alors que, par brigades,

Les huissiers vont saisir mon lit et tes Croisades.

FOUGÈRE.

Saisir !

MADAME FOUGÈRE.

Eh ! oui, saisir.

FOUGÈRE.

Fi donc !

MADAME FOUGÈRE.

Vois ce papier.

FOUGÈRE.

Je l’ai lu.

MADAME FOUGÈRE.

Dès demain, on pille l’atelier.

FOUGÈRE.

Du respect pour les arts, madame, ou je me fâche.

A-t-on jamais saisi Rembrandt ou le Carrache ?

Apprenez que le peintre, avec son chevalet,

Ne craint pas les huissiers de tout le Châtelet.

Ils porteraient la main au pinceau de l’artiste !

Ventrebleu... Je le sais, partout l’abus existe.

On voit régner la fourbe et la perversité ;

Il descend de sa chaise.

Mais nous n’en sommes pas à cette iniquité,

Qu’une vulgaire main, pour qui l’intérêt plaide,

M’arrache le combat d’Argant et de Tancrède.

MADAME FOUGÈRE.

Tu sauveras Tancrède, et l’on prendra mon lit.

FOUGÈRE.

Ah ! je ne dis pas non. Il se peut.

MADAME FOUGÈRE.

Quel esprit !

Mais, Fougère, peux-tu rester ainsi tranquille ?

FOUGÈRE.

Que ferais-je ?

MADAME FOUGÈRE.

Eh ! va donc, cherche, parcours la ville,

Implore des amis, emprunte de l’argent,

Ou parle au procureur en ce besoin urgent.

FOUGÈRE.

Parler au procureur ! me mêler de chicane,

Et frapper mon cerveau d’un mélange profane

D’objets rapetissés, qui tiendraient étouffé,

Pendant plus d’un grand mois, mon génie échauffé ?...

Ma femme, je ne puis ; demandez autre chose.

MADAME FOUGÈRE.

Prends donc l’autre moyen qu’ici je te propose :

Va trouver des amis, emprunte de l’argent.

FOUGÈRE.

Ils n’en ont pas.

MADAME FOUGÈRE.

Fort bien ! et que dire au sergent ?

FOUGÈRE.

Qu’il attende.

MADAME FOUGÈRE.

Et quoi donc ?

FOUGÈRE.

La fin de ma bataille.

MADAME FOUGÈRE.

Lui ! le sergent, attendre !

FOUGÈRE.

Eh bien donc qu’il s’en aille !

MADAME FOUGÈRE.

Peste de ton sang froid ! aussi voilà le fruit

De ton genre. Vraiment, il donne un grand produit !

Que ne le quittes-tu ? Nous serions moins à plaindre.

C’est, pour nous enrichir, le portrait qu’il faut peindre :

L’argent vous tombe alors. Laisse là tes Romains.

Ce barbouilleur, pour qui tu dessines les mains,

Et sans compter les bras, pour un écu la paire,

Tu le vois bien toi-même, il est riche, il prospère ;

Il a la bague au doigt, le fin cabriolet...

FOUGÈRE, avec indignation.

Fi ! je ne voudrais pas en faire mon valet.

MADAME FOUGÈRE, outrée.

Eh mais ! tu n’en as pas de valet, misérable !

Eh ! peins, peins nos bourgeois, et peins plutôt le diable,

Et gagne de l’argent ; que t’en coûterait-il ?

À peindre le portrait est-il quelque péril ?

On fait les hommes beaux, et les femmes jolies :

Et l’on profite ainsi de toutes les folies

Et du tiers et du quart. Quand il faut vivre enfin,

Il s’agit bien du genre, et d’y faire le fin !

On peint qui l’on rencontre ; et vogue de la brosse !

Et pour les gens à pied, et les gens en carrosse !

À tout payant beau jeu ! L’on encadre, au besoin,

Son boucher, son hôtesse et l’épicier du coin.

FOUGÈRE, redoublant d’indignation.

Ventrebleu ! rendez grâce à l’amour conjugale,

Sans quoi vous paieriez cher cet indigne scandale !

L’avez-vous pu penser que ces nobles pinceaux,

Imprégnés du génie et du sang des héros,

À peindre de Phriné la mine grimacière,

Avilissent leur touche et vigoureuse et fière ?

Moi, colorer un fat de ces mêmes couleurs

Qui rougirent le front d’Achille, en ses fureurs ?

Moi, le portrait !... Et vous, vous madame Fougère !

Je n’ai même pas fait le vôtre... et tu m’es chère !

Vous préservent les Dieux, en des soucis pareils,

D’offrir à votre époux ces perfides conseils !

Apprenez qu’en portrait mille opulentes faces

Ne valent pas, madame, un muscle des Horaces...

Il figure de son bras le serment des Horaces du superbe tableau de M. David.

Tout est dit : je pardonne... allons, plus de courroux...

Je vais sortir... je sors, et j’ai pitié de vous.

MADAME FOUGÈRE.

Pendant les quatre premiers vers, elle lui met sa cravate, l’habille, tandis que Fougère, occupé seulement de son tableau, y veut venir sans cesse, et saisit tous les instants où sa femme le quitte, pour retoucher, au crayon, le contour et les muscles de ses figures, etc.

À la bonne heure ! écoute, il me vient une idée :

Tâche de voir Cléri : je suis persuadée

Que, s’il a de l’argent, il nous en prêtera :

C’est un frère si bon ! Peut-être il en aura...

Ce sont trois cents écus, à peu près, qu’on demande ;

Qu’il voie à les trouver... qu’en dis-tu ? j’appréhende

Elle va prendre l’habit.

Qu’il ne soit pas en ville... Eh bien ! passe l’habit.

Voilà huit jours entiers qu’il n’a paru ; j’ai dit

Elle lui met sa perruque, et lui donne son épée.

À la voisine Évrard d’observer si l’escorte

Venait rôder : alors je fermerais la porte,

Ferais-je bien ?... réponds... où vas-tu ?

FOUGÈRE, court à son tableau, prend sa palette, il peint. Après le coup de pinceau donné.

Paix ! moins fort.

Vois-tu ce trait dans l’œil ; c’est le coup de la mort :

Tancrède l’a tué.

MADAME FOUGÈRE.

Que le ciel te bénisse !

Allons, tiens... ton chapeau... songe que la justice

S’éveille grand matin : tâche qu’avant la nuit,

Ta course, mon ami, produise quelque fruit.

Songe bien, songe à tout ce que t’a dit ta femme.

Souviens-t-en, entends-tu ? passe chez cette dame...

Fougère sort dans l’admiration de son tableau. Allant à la porte qu’elle laisse ouverte, et criant dans l’escalier.

Et mon frère surtout ! mon frère !

 

 

Scène II

 

MADAME FOUGÈRE

 

Dieu merci !

Il est dehors, pourvu qu’il ne revienne ici

Qu’avec les mille francs. Oh ! s’il savait s’y prendre,

Il trouverait de l’or, et cela sans attendre.

Mais parlez d’intérêt avec lui, point d’accès :

Il est fou de son art, fier comme un Écossais !

C’est dommage pourtant, c’est un excellent homme...

N’entends-je pas du bruit ?...

Grand bruit dans l’escalier.

Je crains... mais voyez comme

On vient... ah ! les huissiers...

Elle court à la porte, la ferme et s’appuie dessus.

Je n’en puis plus... j’ai peur...

Est-ce ici ?... l’on s’arrête...

On frappe à la porte.

Ah !

 

 

Scène III

 

MADAME FOUGÈRE, CLÉRI, en dehors

 

CLÉRI, en dehors.

Ma sœur ! eh ! ma sœur !

MADAME FOUGÈRE, ranimée.

C’est Cléri ! c’est mon frère !

Elle ouvre la porte.

CLÉRI, en entrant.

Eh ! qu’avez-vous ?

MADAME FOUGÈRE, s’asseyant.

Je tremble !

Je croyais qu’il montait plusieurs hommes ensemble.

Elle se lève.

N’avez-vous pas trouvé Fougère sur vos pas ?

Il vous cherche.

CLÉRI.

Qui ! moi ?

MADAME FOUGÈRE.

Si vous saviez, hélas !

Demain on nous saisit, et c’est pour cent pistoles.

Après cinquante écus, je n’ai pas deux oboles.

J’ai dit à mon mari de chercher à vous voir,

Et de vous en parler, en lui donnant l’espoir,

Que vous nous aideriez dans cette conjoncture.

CLÉRI.

Vous pouvez y compter. Ce soir, je vous assure,

Vous aurez ce qu’il faut ; mais je puis, à mon tour,

Vous conjurer de rendre un service à l’amour,

À mon cœur, à l’objet le plus digne qu’on l’aime ?

MADAME FOUGÈRE.

Eh Dieu ! je vous chéris comme un autre moi-même :

Que faut-il, disposez de tout ce que je puis.

CLÉRI.

Imaginez, ma sœur, l’embarras où je suis.

J’aime, avec passion, une jeune personne

Spirituelle, aimable, et belle autant que bonne,

Orpheline, mais riche, à peine ayant vingt ans.

Un tyran, son tuteur, l’opprime dès longtemps.

Il voudrait usurper sa main et sa fortune ;

Il lui fait éprouver une gêne importune,

Affreuse, injuste : et moi qui me suis fait aimer

De cet aimable objet, et qui sais l’estimer,

J’ai juré de n’avoir jamais qu’elle pour femme ;

Et le même serment est sorti de son âme.

Que vous dirai-je enfin ? par un bonheur bien grand,

Je viens de l’arracher à son cruel tyran ;

Et je ne sais à qui confier ce doux gage,

Ce dépôt précieux, avant mon mariage,

Si vous me refusez un asile, en ce jour,

Pour cet objet tremblant et de crainte et d’amour.

MADAME FOUGÈRE.

Eh ! qu’elle vienne vite ! où l’avez-vous laissée ?

CLÉRI.

À la porte, en carrosse.

MADAME FOUGÈRE, voulant sortir.

Oh ! je suis empressée...

CLÉRI, la retenant.

Non, je vais la chercher : attendez un moment...

Il sort transporté.

 

 

Scène IV

 

MADAME FOUGÈRE

 

Je rends grâces au sort de cet évènement,

Qui m’offre le moyen de pouvoir reconnaître

La bonté que mon frère envers nous fait paraître.

La Providence est grande ; et j’admire, en effet,

Comme le bien succède à tout le mal qu’on fait.

 

 

Scène V

 

PAULINE, MADAME FOUGÈRE, CLÉRI

 

CLÉRI, à Pauline.

Vous êtes chez ma sœur ; ne craignez rien, Pauline :

Il la fait asseoir.

Calmez-vous. La voilà cette chère orpheline,

Jusqu’à ce jour livrée à tant de déplaisir,

Et que je veux aimer jusqu’au dernier soupir !

MADAME FOUGÈRE.

On le mérite bien, quand on est aussi belle !

Je voudrais recevoir ici mademoiselle,

D’une manière, en tout, digne de ses attraits ;

Mais du luxe, en ce lieu, le bon cœur fait les frais.

PAULINE, très oppressée.

Je suis fort bien, madame.

MADAME FOUGÈRE.

Elle est toute tremblante.

PAULINE, souriant.

Oui, je suis fort émue.

MADAME FOUGÈRE.

Et bien intéressante !

Mon frère est honnête homme ; il vous aime, et je puis

Vous promettre un bonheur plus grand que vos ennuis.

CLÉRI.

Ah ! je puis le jurer.

PAULINE.

Je le crois bien de même.

MADAME FOUGÈRE.

Mais ne craignez-vous rien, et par quel stratagème...

CLÉRI.

Non, soyez sans frayeur ; et contre un seul jaloux,

Secret, amour, honneur et les lois sont pour nous.

Il serait curieux, mais trop long de vous dire

Comment nous avons su nous parler, nous écrire

Concerter nos projets, tandis qu’en sa maison

Ce tuteur retenait ma Pauline en prison.

L’espoir était éteint, et nos lettres surprises ;

Et, pour parer d’avance à d’autres entreprises,

Le tyran envoyait, par un trait clandestin,

Pauline désolée en un couvent lointain.

Une duègne était sa garde et sa compagne.

Je l’apprends ; elle part... Mais je suis en campagne ;

Et, non loin du logis de ce tuteur rusé,

Voiture et gens, je vois tout fort bien disposé.

Je sais que ce carrosse ira, sans qu’on le presse,

Au carrosse public déposer ma maîtresse ;

Et je l’y vais attendre avec quelque souci,

Faisant la à l’œil dans un carrosse aussi.

Celui de ma Pauline arrive enfin, s’arrête

En face du bureau. Cependant je m’apprête :

On ouvre une portière, et la vieille d’abord,

D’une heureuse lenteur cherche à prendre l’essor,

De l’une et l’autre main s’appuie à gauche, à droite,

Tandis que d’autre part, d’une main plus adroite,

J’ouvre une porte aussi, prends Pauline en mes bras,

Et l’enferme avec moi quand la vieille est en bas.

Figurez-vous sa mine après cette aventure ;

Je ne saurais vous peindre au juste sa figure,

Lorsqu’après avoir pris l’à-plomb sur le pavé,

Voulant chercher quelqu’un, elle n’a rien trouvé.

Mais je suis convaincu qu’à sa première plainte,

À ses premiers transports, nous étions hors d’atteinte,

Et qu’une triple rue, entre la vieille et nous,

Nous avait, pour jamais, dérobés aux jaloux.

MADAME FOUGÈRE, riant, et se moquant de la duègne.

Que dira le tuteur, quand la vieille plaintive ?...

CLÉRI.

Qu’il s’emporte, s’il veut : hélas ! quoi qu’il arrive,

Il ne saurait, le traître, expier aujourd’hui

Les tourments que Pauline a soufferts près de lui !

Ce traître de Clénard...

MADAME FOUGÈRE, avec la plus vive surprise.

Clénard ! Clénard, mon frère ?

CLÉRI.

Quoi ! le connaissez-vous ?

MADAME FOUGÈRE.

Ah ! que trop, le corsaire ;

Et son huissier Michel : c’est lui qui nous poursuit.

Que vous me comblez d’aise !...

CLÉRI.

Ah ! que m’avez-vous dit ?

PAULINE, alarmée, se levant.

Quoi ! Clénard et Michel !

MADAME FOUGÈRE.

Ils doivent, dès l’aurore,

Venir céans, mon frère.

CLÉRI, avec chaleur et agitation.

Il en est temps encore,

Et je cours vous chercher leur objet capital,

Pour préserver vos yeux de cet aspect fatal.

Demeurez là, Pauline, et soyez sans alarmes.

Veillez, ma chère sœur, veillez sur tant de charmes :

Rassurez sa belle âme... À l’instant je reviens.

Il va pour sortir.

 

 

Scène VI

 

PAULINE, CLÉRI, MADAME FOUGÈRE, LA VOISINE ÉVRARD

 

LA VOISINE, d’une voix étouffée et accourant.

Un huissier ! des recors !

PAULINE, CLÉRI, MADAME FOUGÈRE.

Dieu !

LA VOISINE.

Je vous en préviens,

Ah ! madame Fougère, ils sont une vingtaine.

Les voilà dans l’allée, et vous êtes en peine !

MADAME FOUGÈRE, courant à la porte.

Vite, fermons la porte.

PAULINE, alarmée.

Ah ! Cléri ! cher Cléri !

Le bonheur, avec vous, un instant m’a souri...

CLÉRI, affligé.

Rassurez-vous, Pauline : ô ma tendre Pauline !

MADAME FOUGÈRE, de la porte où elle épie, et cachant le trou de la serrure avec sa main, d’une voix étouffée.

Paix... Si l’on vient frapper, répondez, ma voisine.

 

 

Scène VII

 

PAULINE, CLÉRI, MADAME FOUGÈRE, LA VOISINE ÉVRARD, MICHEL, en dehors avec ses recors

 

On frappe.

LA VOISINE, émue.

Qui va là ?

MICHEL, en dehors.

Que l’on ouvre : ouvrez, de par le roi !

PAULINE, effrayée, et à demi-voix.

C’est la voix de Michel ; ah ! je tremble d’effroi.

MICHEL, en dehors, et frappant.

De par le roi ! qu’on ouvre, ou j’enfonce la porte.

LA VOISINE.

Attendez un moment.

MICHEL, en dehors.

Oh ! nous avons main forte.

CLÉRI, furetant la chambre.

Où nous mettre ? comment nous cacher à leurs yeux ?

MADAME FOUGÈRE, désespérée, et à voix basse.

Je n’ai que cette chambre.

PAULINE, de même.

Oh ! mon cher Cléri !... Dieux !...

CLÉRI, furetant de tous les côtés, se trouvant tout à coup inspiré.

Il me vient une idée !!! Endossons la cuirasse.

Ce casque bien fermé. Là, tous les deux en place,

Aux yeux de telles gens qui ne sont pas bien fins,

Vous nous ferez passer pour deux vrais mannequins.

À Pauline.

N’y consentez-vous pas ?

PAULINE, avec abandon.

Oui, pourvu qu’on me cache,

Pourvu que de vos bras jamais on ne m’arrache.

MICHEL, en dehors et frappant.

Ouvrirez-vous enfin ?

LA VOISINE, impatientée, et faisant sonner sa poche.

Ah ! je cherche les clefs...

CLÉRI, s’évertuant, et s’habillant.

Oh ! nous serons bientôt l’un et l’autre habillés.

Ici on habille Pauline d’un casque à visière, d’une cuirasse.

MADAME FOUGÈRE, aidant à Pauline.

Ôtez votre croix d’or, dont le cour fait en globe,

Pourrait bien vous blesser sous une telle robe.

Je la mets dans ma poche.

CLÉRI, à Pauline, douloureusement.

Oh ! le cruel tracas !

Ma courageuse amie !

PAULINE, avec tendresse.

Ah ! je ne me plains pas.

CLÉRI, voyant Pauline habillée. Michel frappe.

Bien ! montez sur ce coffre, et ne bougez, Pauline.

À la voisine.

Faites semblant d’ouvrir...

La voisine va tournailler une clef dans la serrure.

Donnez ma javeline.

Il se campe sur un autre coffre.

Me voilà prêt. Allez : ouvrez-leur maintenant.

Madame Fougère ouvre. Michel entre avec ses recors.

MICHEL, entrant, à madame Fougère.

Voilà bien du mystère ! Après commandement,

Non compris tous les frais, payez-vous mille livres ?

MADAME FOUGÈRE.

Qui, moi ? je ne connais vos papiers ni vos livres.

Attendez mon mari.

MICHEL, aux recors, qui prennent place autour d’une table, et d’une voix de fausset.

Verbal !... lit et bureaux...

Table... chaises... armoire... ottomane... tableaux...

Voyant les mannequins postiches.

Qu’est-ce donc, s’il vous plaît, que ces deux personnages ?

MADAME FOUGÈRE, avec humeur.

Ce sont des mannequins vêtus.

MICHEL.

Pour quels usages ?

MADAME FOUGÈRE, de même.

Oh ! je ne sais.

MICHEL.

Item, deux mannequins vêtus...

Il les observe.

Mâle et femelle, ainsi qu’ils sont chez Curtius.

MADAME FOUGÈRE.

Comment ! vous écrivez ces objets ?

MICHEL.

Qu’est-ce à dire ?

Si nous les saisissons, il faut bien les écrire.

MADAME FOUGÈRE.

Vous ne saisirez pas mes mannequins.

MICHEL, ricanant.

Pourquoi ?

Je prétends emporter l’un et l’autre avec moi.

MADAME FOUGÈRE.

C’est ce qu’il faudra voir... Arrive donc, Fougère.

 

 

Scène VIII

 

PAULINE, CLÉRI, MADAME FOUGÈRE, FOUGÈRE, LA VOISINE, MICHEL, LES RECORS

 

FOUGÈRE, arrivant avec préoccupation, et ne faisant pas attention aux huissiers, jette les yeux sur les mannequins, qui le remplissent d’indignation.

À qui ces mannequins d’une école étrangère ?

Qui les a pu placer ainsi dans l’atelier ?

Me prend-on pour un sot ou pour un écolier ?

Est-ce un tour qu’on me joue ? et croit-on que mes œuvres

Sentent le mannequin ? passe pour des manœuvres !

Que veut dire ceci, ma femme ? Quel affront !

MADAME FOUGÈRE.

Écoute donc, Fougère, et ne sois pas si prompt.

Oui, c’est un peintre...

FOUGÈRE.

Un peintre ! à moi pareille injure ?

Jamais de mannequin, et toujours la nature.

MADAME FOUGÈRE.

Fort bien. Mais les huissiers...

FOUGÈRE.

Il s’agit bien d’huissier !

J’abandonne ces gens à leur triste métier,

Et dans le clair-obscur de leur dédale infâme

Je ne me mêle pas. L’essentiel, madame,

C’est l’envoi que me fait un rival insolent ;

C’est l’outrage aux beaux arts, ainsi qu’à mon talent,

Par ces deux mannequins, ressource subalterne

D’un peintre de trumeaux, d’un peintre de taverne.

Ventrebleu ! qu’à l’instant on ôte de mes yeux,

Et sans plus balancer, ce spectacle odieux.

Des mannequins !... à moi !

 

 

Scène IX

 

PAULINE, CLÉRI, MADAME FOUGÈRE, FOUGÈRE, CLÉNARD, LA VOISINE, MICHEL, LES RECORS

 

CLÉNARD, avec véhémence.

Michel ! eh ! vite en ville !

Alerte ! alerte ! on vient d’enlever ma pupille.

MICHEL.

Que me dites-vous là ?

CLÉNARD, s’agitant avec violence.

Je suis désespéré.

Dépêche ton verbal ; saisis, bon gré, mal gré :

Sus les meubles dehors ! saisis gagés ! séquestres !

Eh vite ! ces tableaux, ces fantômes pédestres !

Tous les personnages prennent situation en s’agitant, les recors courent sur les tableaux.

FOUGÈRE, avec la plus grande colère, saisissant une arme qu’il met en avant sur les recors.

Comment donc, mes tableaux ! Ignorez-vous la loi ?

Ventrebleu ! le premier... Portez hors de chez moi

Ces honteux mannequins ; à la bonne heure...

MADAME FOUGÈRE, comme son mari, saisissant une arme qu’elle met en arrêt sur les recors.

Arrête !

Touchez-y : vous verrez !

CLÉNARD, reculant, ainsi que les recors.

Ne perdez pas la tête.

MICHEL, à ses recors.

Prenons les mannequins, nous sommes les plus forts...

Ils courent sur les mannequins : Cléri saute en bas de son coffre, et met sur eux la lance en arrêt.

Ah ! le diable est céans !

CLÉNARD, avec force.

Appelez vos renforts...

Sur ce cri, un nombre égal de recors entre encore, et se jette dans la chambre. À ce bruit, Pauline tombe en faiblesse.

MADAME FOUGÈRE, alarmée.

Elle tombe en faiblesse ! Au secours, ma voisine !

Les deux femmes la secourent.

Ôtons-lui donc ce casque.

On lui ôte le casque.

MICHEL, s’élevant sur la pointe du pied, et d’un ton éperdu.

Ah ! monsieur, c’est Pauline !

CLÉNARD, hors de lui et vérifiant.

Ma pupille ! oui, c’est elle... emportez... emportez...

Les recors environnent Pauline, et l’emportent.

Un carrosse ! courons.

L’escouade entraine Pauline vers la porte.

CLÉRI, désespéré, en criant.

Malheureux ! arrêtez !

Allant à Fougère, qui, s’agitant comme un égaré, reçoit Cléri entre ses. bras, et, ainsi accolé, fait avec lui deux ou trois pirouettes.

À mon secours, Fougère !

FOUGÈRE, stupéfait, et s’agitant.

Eh ! quels sont ces vacarmes ?...

MADAME FOUGÈRE, avec véhémence, et poussant son mari à secourir son frère, vient à son tour tomber dans les bras de Fougère, qui pirouette encore avec elle.

Au secours ! c’est Cléri.

FOUGÈRE, à ce mot, saisit une pertuisane, en se démenant.

Cléri ! mon frère ! aux armes !

Il court sur le groupe, se mêle avec les recors ; le débat est pittoresque et chaud en allant vers la porte : la toile tombe sur ce tableau.

 

 

ACTE IV

 

Même décoration qu’aux premier et second actes. La cuirasse dont Pauline était vêtue est sur la table.

 

 

Scène première

 

PAULINE, assise, CLÉNARD, URSULE

 

CLÉNARD.

J’espère, cette fois, ma complaisante sœur,

Que vous renoncerez à vos plans de douceur,

Et que vous me saurez garder mademoiselle,

D’un air et de façon à me répondre d’elle.

URSULE.

Quoi ! me tromper ainsi ; moi qui l’aimai d’abord !

Certes ! il n’est vraiment pire eau que l’eau qui dort.

CLÉNARD.

Enfermez ce corset, cette bizarre armure.

Vous aviez là, Pauline, une belle parure !

C’était une Pallas... Je crois que cette nuit,

Notre amant, consterné, ne fera pas grand bruit.

Au demeurant, je veille et me tiens sur mes gardes.

Michel reste gardien des meubles et des hardes

Chez le peintre, il est vrai ; mais je prendrai tel soin,

Que de tout autre argus nous n’aurons pas besoin.

Vous ne m’attendiez pas, heim ! dans votre cachette ?

Je vous ai bien surpris ? L’alarme était complète,

Avouez...

PAULINE.

Eh ! monsieur, c’est assez de souffrir

Des traitements si durs... ah ! laissez-moi mourir.

CLÉNARD.

Peste ! il faut empêcher ce trépas déplorable ;

Et, puisque la rigueur à ce point vous accable,

Je prétends vous veiller toute la nuit.

PAULINE.

Ô Dieu !

Vous verrai-je toujours devant moi ?

CLÉNARD.

Dans ce lieu,

Je resterai sur pied ; j’en fais votre antichambre.

Vous irez, cependant, dormir dans votre chambre.

Mais je vous fais savoir, au moins, qu’auparavant

Nous irons, en dehors, clouer le contrevent ;

Et qu’un bon cadenas que je m’en vais у mettre

En dedans, préviendra le saut par la fenêtre.

PAULINE.

Hélas ! faut-il me voir traiter comme cela !

CLÉNARD.

Ah ! vous y comptiez donc sur ce passage-là ?

Qui voudra me duper, trouvera de l’ouvrage.

URSULE.

Avant que l’oiseau sorte, il faut fermer la cage...

CLÉNARD.

Ainsi, dormez en paix : dormez, tout est prévu ;

Bien rusé qui saura me prendre au dépourvu !

L’amant n’est plus à craindre : à tout il est un terme.

Il peut se présenter, je l’attends de pied ferme.

Quatre bons pistolets chargés, dans ce tiroir,

Attendent le premier qui viendra pour me voir...

On sonne.

Voyons... quelque fripon ! Soit ! de leur industrie,

Je m’amuse, à mon tour, il est temps que je rie.

Il sort.

 

 

Scène II

 

PAULINE, URSULE

 

URSULE range la chambre pendant la tirade ; elle ôte la cuirasse qu’elle va placer dans une armoire vers la coulisse.

À cheval qui veut fuir, il ne faut d’éperon...

L’occasion, je sais, fait souvent le larron.

Mais à bon chat, bon rat... J’étais bonne et je change...

Oui, qui se fait brebis, toujours le loup le mange...

Enfin bon averti, mon enfant, en vaut deux.

Suffit : péril prévu n’est plus si dangereux...

Le succès n’est pas sûr à faire un coup de tête.

Abus !... Avant le saint, ne chômons pas la fête.

Qui cherche le malheur, malheur trouve en amour ;

Et voyageur de nuit se repose le jour.

Pour n’avoir plus d’amis, il suffit d’une faute ;

Et l’on compte deux fois en comptant sans son hôte.

 

 

Scène III

 

PAULINE, URSULE, CLÉNARD

 

CLÉNARD.

C’est un fort honnête homme, et non pas un fripon

À qui je viens d’ouvrir ; pour cela j’en répond,

C’est notre conducteur, notre cocher de fiacre.

À Pauline, en lui donnant la croix.

Voilà votre croix d’or, toute en perles de nacre,

Que sur l’un des coussins, je le présume ainsi,

Vous avez oubliée en retournant ici.

Le cocher la trouvée en rangeant sa voiture,

Et vient la rapporter. Beau trait ! je vous assure.

URSULE.

Très beau, très beau !

CLÉNARD.

Fermons la porte que voici.

Il va fermer la porte de sortie.

J’ai vu, s’il m’en souvient, un cadenas ici.

Il va à la table.

Que j’aille le placer soudain, quoi qu’il arrive,

En dedans des volets de notre fugitive.

Il prend un cadenas et un marteau dans le tiroir.

Voilà tout ce qu’il faut : ma sœur, éclairez-moi.

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

PAULINE, seule

 

Que dois-je imaginer de ce nouvel envoi ?

Ma croix dans le carrosse, oubliée ou perdue !

Mais je ne l’avais pas quand je suis revenue ;

Et j’en avais chargé la sœur de mon amant,

Quand on m’en dépouilla pour mon déguisement.

Il m’en souvient très bien. Ceci cache un mystère.

Voyons...

Elle tourne et retourne la croix ; après avoir cherché quelque temps, elle fait sortir un papier du cœur de la croix en tirant le ruban.

Ah ! dans le globe un papier... Persévère,

Amant ingénieux ! comment t’y prendras-tu

Pour augmenter l’amour que pour toi j’ai conçu ?

Jusqu’au choix du papier, le plus fin, je le gage,

Pour qu’un écrit plus long me calmât davantage.

Elle lit.

« Que je vous plains, ma Pauline ! que je souffre ! Soyez sans crainte : calmez-vous, calmez-vous...

Ici on entend le marteau de Clénard, qui pose un cadenas.

« Ayez l’air d’être vaincue par la persécution, et feignez de consentir à donner la main à votre tuteur. Pressez-le même d’envoyer chercher son notaire ; exigez-le absolument de lui : observez bien ce mot, a à son notaire, M. Prélon, ainsi que nous avons eu l’art de le savoir de Michel. Ceci est nécessaire à ce que je prépare ; car les clercs de ce notaire sont précisément tous nouveaux, inconnus à Clénard ; et c’est là-dessus que je fonde mon projet.

Elle tourne la feuille bien visiblement.

« Pour raison essentielle, je dois vous avertir d’un très important secret. Prenez bien garde à ceci. Ayez soin à l’instant même de... »

Ah ! voici mes tyrans.

Elle cache sa lettre dans son sein.

 

 

Scène V

 

PAULINE, CLÉNARD, URSULE

 

CLÉNARD, allant remettre le marteau dans le tiroir.

Voilà qui va des mieux,

Et qui, de ce côté, ferme aux audacieux

Les moyens d’abuser encor ma bonhomie,

Car, il faut l’avouer, ma tête est endormie ;

Je suis simple, crédule et facile à duper ;

Mon peu d’expérience invite à me tromper ;

Et c’est folie à moi de croire même encore

Que je vous garderai céans jusqu’à l’aurore.

PAULINE, feignant.

Quittez, monsieur, quittez ce langage cruel.

De quoi sert l’ironie à mon sort actuel ?

C’en est fait, à vos soins mon âme s’abandonne.

Je ne cesserai point d’être soumise et bonne.

Mon âme est accablée, et c’est trop de tourment :

Je cède à mon destin. Hâtez-vous seulement.

Que ne puis-je, monsieur, signer à l’heure même !

Tout serait dit. Laissez à ma douleur extrême

Le loisir d’éclater en paix et sans témoin.

Soyez content...

Elle prend un bougeoir sur la petite table, et rentre dans sa chambre.

 

 

Scène VI

 

CLÉNARD, URSULE

 

CLÉNARD.

Voyez, ma sœur, s’il est besoin

D’être doux, complaisant, pour gouverner les filles.

Il faut de la rigueur, le ton haut et des grilles.

C’est un faible animal. Caressez-le, il vous mord.

Voulez-vous l’asservir, enchaînez-le, et bien fort.

Aussi fais-je.

URSULE.

Une fois, Clénard, n’est pas coutume.

Et, comme je l’ai lu dans un certain volume,

Le péril est bien grand entre époux sans amour.

Mari qu’on n’aime pas, le paiera cher un jour.

Soyez fin, votre femme en rira, je vous jure ;

Et bref, fin contre fin ne vaut rien pour doublure.

CLÉNARD.

Chansons que tout cela.

URSULE.

Veillez, mais soyez doux.

CLÉNARD.

Oui ! Mêlez la douceur au fracas des verrous.

Bel accord ! fin détour !

URSULE.

Voici deux mots superbes !...

CLÉNARD.

Eh mon Dieu ! laissez là vos éternels proverbes.

En un mot comme en cent, je prétends l’épouser.

Mon intérêt le veut ; et c’est trop s’abuser,

Que de prendre, entre nous, ici d’autres arbitres.

On entend casser les vitres dans la chambre de Pauline.

L’entendez-vous, ma sœur, elle casse ses vitres,

Du dépit de trouver le contrevent cloué.

URSULE.

Je vais voir...

CLÉNARD.

Laissez donc. Bah ! désespoir joué.

Allons dans notre cour y faire ma visite.

On sonne.

On sonne... Qu’est-ce encore ? Allez voir, allez vite.

Je reste en faction.

Ursule sort.

 

 

Scène VII

 

CLÉNARD

 

Quarante mille écus

En bons contrats. Item, et pour mes préciputs,

Un domaine en Bourgogne à redonner à ferme,

Car, Dieu merci, le bail approche de son terme ;

Et je le doublerai, puisqu’un cruel hiver,

La grêle et deux procès ont porté loin du pair

Le fermier ; il faut donc qu’il reste et renouvelle.

Ses champs sont mes voisins... Je la lui garde belle.

De plus, dans les faubourgs, grand jardin et maison.

Et je laisserais, moi, sans rime ni raison,

Échapper de mes mains ces biens de ma pupille !

Et monsieur l’amoureux, par un hymen utile,

Serait, en un clin d’œil, maître de tout cela !

À ma barbe... l’ami ! s’il vous plaît, halte là !

 

 

Scène VIII

 

CLÉNARD, FOUGÈRE, URSULE

 

CLÉNARD.

Que vois-je ? osez-vous bien affronter ma colère ?

Que venez-vous chercher ici, monsieur Fougère ?

C’est être bien hardi.

FOUGÈRE.

Comment donc, bien hardi ?

CLÉNARD.

Oui, très hardi, monsieur, très fort, je vous le dis !

Après que vous avez enlevé ma pupille,

Venir effrontément jusqu’en mon domicile,

Pour essayer, sans doute, encor sur nouveaux frais...

FOUGÈRE.

Réprimez, s’il vous plaît, ces transports indiscrets.

On n’a rien enlevé ; c’est vous, monsieur, vous-même,

Qui plutôt insultez à cette loi suprême,

Qui protège l’artiste, et défend de toucher

Aux instruments d’un art, qu’on ne doit approcher

Qu’avec ce grand respect que le génie imprime.

Outrager les talents ! c’est une audace, un crime,

Dont vous seriez puni, si je m’avilissais

À tremper mon pinceau dans l’encre des procès.

CLÉNARD.

Faites-le ce procès, et...

FOUGÈRE.

Vulgaire grimoire,

Que dédaigna toujours un vrai peintre d’histoire.

CLÉNARD.

Que voulez-vous donc dire avec ces grands phébus ?

Fin de non-recevoir contre tous ces rébus.

Un huissier saisit tout. Il aurait fort à faire,

Si chaque barbouilleur...

FOUGÈRE.

Ventrebleu !... moi !... Fougère ?

Estimez-vous heureux d’éviter mon courroux,

Par l’immense distance établie entre nous.

J’en jure par Rubens ! votre action brutale

Aurait trouvé son prix, sans ce vaste intervalle.

CLÉNARD.

Voilà qui va fort bien ; mais au fait, dites-moi,

Que venez-vous chercher en ces lieux ? et pourquoi ?

FOUGÈRE.

Ne le savez-vous pas ?... pouvez-vous ?...mais que dis-je !

Je ne me flatte pas d’un semblable prodige.

Vous ignorez, sans doute, et ne concevez pas

Le sublime motif qui guide ici mes pas.

Dois-je m’en étonner ? et de pareilles âmes

Peuvent-elles brûler de ces célestes flammes,

Qu’allume dans nos cœurs le plus noble des arts ?

CLÉNARD.

Finissons, et laissant ces burlesques écarts...

FOUGÈRE, prenant un ton modéré, mais circonspect, et d’un sérieux plaisant.

Monsieur, en ramenant votre aimable pupille,

Vous avez, avec elle, en quittant son asile,

Emporté certain meuble, un meuble précieux,

Une cuirasse enfin qui doit être en ces lieux.

CLÉNARD, moqueur comme les sots.

Une cuirasse ?... quoi !...

FOUGÈRE, exalté.

La perte serait grande !

Gardez-vous de nier ce que je redemande.

Son usage est trop noble ! Eh ! quel sublime emploi !

Renaud, Tancrède, Argant, Clorinde, Godefroi,

En seront revêtus. Rendez-moi ma cuirasse.

N’outragez pas les arts ; n’outragez pas le Tasse...

On ne résiste point à ce nom éclatant.

Rendez-la-moi, monsieur, et je m’en vais content.

Ce meuble m’est sacré, sa valeur infinie :

C’est l’armure, en un mot, de la tendre Herminie...

CLÉNARD.

Ah ! çà, monsieur le peintre, apaisez votre feu.

Herminie ou Sophie, il m’importe fort peu :

De plus superbes noms n’obtiendraient point de grâce.

Payez-moi, vous aurez après votre cuirasse ;

Jusque là, serviteur ; je suis votre valet.

FOUGÈRE.

Payez-moi !... vil propos... honte du chevalet !...

Voilà pour les talents quelle est donc la balance ?

Émules de Fougère, ornements de la France,

Artistes dont la gloire émerveille les yeux

Sous le plafond des rois, sous le dôme des cieux !

Voyez comme un écu de moins dans votre bourse,

Peut arrêter un peintre au milieu de sa course.

Payez-moi !...

CLÉNARD.

Payez-moi, je n’y sais que cela.

FOUGÈRE, résolument.

Je vous paierai, monsieur, je vous paie, et voilà

Un cautionnement.

Il lui remet une lettre sous enveloppe.

CLÉNARD.

De qui ? 

FOUGÈRE.

De mon beau-frère ;

De Cléri, qui répond, s’engage et me libère.

Pendant que Clénard lit, Fougère regarde les tableaux qui sont au dessus des portes, et les trouve mauvais.

CLÉNARD.

Voyons un peu ceci... comment donc ! mais pas mal...

FOUGÈRE.

Vous croyez ce tableau peut-être original

De l’école romaine ?... ah ! comme on estropie...

Ne vous y trompez pas, ce n’est qu’une copie.

CLÉNARD, la lettre à la main, et qu’il agite.

Quoi ! vous avez l’audace...

FOUGÈRE, lorgnant toujours les tableaux avec sa lunette.

Oui, je vous le soutiens.

CLÉNARD.

Venir effrontément...

FOUGÈRE.

Pour tel je le maintiens.

Copie, archicopie.

CLÉNARD.

Et vous osez en face ?...

FOUGÈRE.

Si je l’ose ?... voyez, mais observez, de grâce...

CLÉNARD.

Écoutez bien vous-même ; il s’agit...

FOUGÈRE.

Ventrebleu !

Je m’y connais, vous dis-je, et je puis dire, un peu.

Voyez ces tons de chair, arrangés par hachures ;

Et les extrémités de toutes les figures,

Dont je sens qu’un copiste a tâté les contours.

Bah ! suis-je un ignorant ? Je le dirai toujours,

Copie à tout jamais, pastiche misérable !

CLÉNARD.

Oh ! tu m’écouteras, barbouilleur détestable !

FOUGÈRE.

Qu’est-ce à dire ?

CLÉNARD.

Et c’est là le cautionnement

Que vous osez ici me donner en paiement ?

FOUGÈRE.

Oui, monsieur.

CLÉNARD.

Savez-vous ce qu’un tel écrit porte ?

FOUGÈRE.

Comment ?...

CLÉNARD.

Sortez. monsieur, regardez bien ma porte ;

Regardez-la, vous dis-je, afin que, désormais,

Vous ayez bien le soin de n’y plus rentrer.

FOUGÈRE.

Mais...

CLÉNARD.

Au reste, grand merci ! vous avez fait merveilles.

FOUGÈRE.

Quel discours ?...

CLÉNARD.

Écoutez de toutes vos oreilles.

FOUGÈRE.

Vous perdez la raison.

CLÉNARD.

En effet. Dites-moi,

En lisant cet écrit, il me semble, je crois,

Que votre répondant, Cléri votre beau-frère,

S’est bonnement servi de votre ministère

Pour un double message, et qu’il vous a remis

Une lettre, à coup sûr, pour un de ses amis ;

Et celle-ci pour moi ?

FOUGÈRE.

J’en conviens ; ma surprise...

CLÉNARD.

L’enveloppe changée entraîne une méprise.

J’ai la lettre à l’ami.

FOUGÈRE.

Se peut-il ?

CLÉNARD.

Et jugez,

Par ce style amical, combien vous m’obligez !

Il lit.

« À l’ouverture de ma lettre, cher ami, renvoyez mon beau-frère, afin qu’il aille promptement terminer avec ce traître de Clénard un arrangement dont le succès inquiète fort ma sœur...

FOUGÈRE.

Ô l’étourdi ! Donnez que j’aille, sans attendre...

CLÉNARD.

Non, écoutez, ceci va bien plus vous surprendre.

Il lit.

« J’étais parvenu à faire tenir, par un cocher de fiacre, une lettre à Pauline dans le cœur d’une croix d’or qu’elle avait laissée chez ma sœur ; j’y dressais un piège à Clénard. Pauline devait avoir l’air de con sentir à l’épouser, et le presser même d’envoyer chercher son notaire Prélon. Il ne s’agissait plus alors que de gagner ce notaire, qui, en inscrivant mon nom dans un contrat au lieu de celui du tuteur, eût forcé mon mariage ; mais ce maudit garde note a été inflexible, et j’ai renoncé à ce projet impraticable. »

C’est dommage : vos plans étaient bien concertés. 

FOUGÈRE, la main sur la poitrine, et du plus grand sérieux.

Je jure par l’honneur...

CLÉNARD.

Allons donc... écoutez :

Il lit. Ici Fougère atteste sa probité par des signes du côté de la sœur, qui le rebute. Fougère témoigne par une pantomime de fierté et d’indignation, combien sa délicatesse est outragée.

« Venez, cher ami, me trouver au plus tôt, afin de m’aider, et que, vers le point du jour, je puisse pénétrer, par le jardin que vous connaissez, jus qu’à la fenêtre de Pauline. Il faut tout tenter. La demoiselle est riche et très éprise ; et, quoique je sois, comme vous le savez, fort peu amoureux de mademoiselle Pauline, il faut être assez raisonnable pour le paraître, et saisir les bonnes occasions. Tout à vous. CLÉRI. »

Eh bien ! qu’en dites-vous ?...

FOUGÈRE.

Moi, je tombe des nues.

CLÉNARD.

Comme vous le voyez, vos peines sont perdues.

FOUGÈRE.

Je puis vous attester...

CLÉNARD.

Il suffit : en tout cas,

Je vous suis obligé ; je ne vous en veux pas.

Au demeurant, sortez au plus tôt, je vous prie.

FOUGÈRE.

Monsieur, je suis confus de cette étourderie.

CLÉNARD.

Je le crois.

FOUGÈRE.

Mais, au reste, avec célérité,

Je vais tout employer pour me voir acquitté :

Vous aurez votre argent, avant que la nuit passe :

Mais vous me remettrez, s’il vous plaît, ma cuirasse ?

CLÉNARD.

Allez. Pour me duper unissez vos efforts.

Ma sœur, éclairez-nous, mettons monsieur dehors.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CLÉNARD, une lettre à la main

 

Jouissons du plaisir de confondre l’ingrate.

Il ouvre la chambre de Pauline.

Pauline ?

 

 

Scène II

 

PAULINE, CLÉNARD

 

PAULINE.

Ma douleur apparemment vous flatte,

Et vous prenez plaisir, sans doute, à m’accabler.

CLÉNARD.

Non, mon enfant, je veux plutôt te consoler.

PAULINE, feignant.

Épargnez-vous ces soins, ils me sont inutiles.

J’ai pris, dans mon malheur, des moyens plus faciles.

Qu’on ne me parle plus d’amant ni de l’amour.

Oui, je renonce à tout, au bonheur sans retour,

À moi-même, en un mot. N’écoutez que votre âme.

Vous voulez m’épouser ? Je serai votre femme :

Eh bien ! soit : au plus tôt terminez ce lien ;

Et que, dans l’univers, je n’espère plus rien.

CLÉNARD.

Je suis émerveillé de te voir résignée.

PAULINE.

Résignée ? oui, monsieur, et dès cette journée.

Ce soir, et tout à l’heure, ici, dans ce salon,

Appelez le notaire.

CLÉNARD.

Ô ciel !

PAULINE.

Monsieur Prélon

N’est-il pas, dites-moi ?...

CLÉNARD.

Lui-même, mon notaire.

PAULINE.

Envoyez-le chercher, je le veux.

CLÉNARD.

Pour te plaire,

J’y consens, ma Pauline. À ce que tu me dis,

Plus que je ne pensais, moi-même j’applaudis.

Ta résolution, tes pressantes instances

M’inspirent un projet et d’autres espérances.

Mieux que moi-même encor tu fais ce que je veux,

Et je vais te servir au delà de tes vœux...

Il va à la table, et prononce ce qu’il écrit.

« Monsieur Prélon est prié de dresser, en quatre lignes, une promesse de mariage entre Pauline Darlois et Christophe Clénard, et de l’apporter à signer sur-le-champ dans la maison de sondit serviteur. « CLÉNARD. »

N’est-ce pas à peu près ce qu’il faut que j’écrive ?

PAULINE.

Mais, oui.

 

 

Scène III

 

PAULINE, CLÉNARD, URSULE

 

CLÉNARD.

Vite, ma sœur, toujours sur le qui-vive.

Appelez le voisin Bertrand ; que, sans retard,

Il apporte à Prélon ce billet de ma part...

URSULE.

Allons ! bon pied, bon œil !

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

PAULINE, CLÉNARD

 

CLÉNARD.

Que je te remercie,

De te voir de la sorte envers moi radoucie !

PAULINE.

Le sort en est jeté. Je suis au désespoir.

CLÉNARD.

Après tant de faveurs, tu me feras bien voir

La lettre que, tantôt, ici je t’ai remise.

PAULINE.

Quelle lettre ?

CLÉNARD.

Laissons cette feinte surprise.

Oui, je dis bien, la lettre enfermée avec soin

Dans le nœud de la croix. Il n’est donc pas besoin

De me rien déguiser. Je sais tout : j’ose attendre

Que, sans plus de façons, vous allez me la rendre.

PAULINE.

Je suis perdue !

CLÉNARD.

Allons, vite, donnez-la-moi.

PAULINE.

Ah ! monsieur...

CLÉNARD.

Je le veux.

PAULINE.

Vous me glacez d’effroi.

CLÉNARD.

Ne me contraignez pas à trop de violence.

PAULINE, lui donnant la moitié de la lettre qu’elle tire de sa poche.

La voilà ! la voilà... Je n’ai plus d’espérance.

Clénard lit.

Jouissez de mes maux. Détenue en prison,

Victime d’un tyran et de la trahison,

Ma douleur est au comble. Eh bien ! tremblez vous-même.

Oui, je voulais vous fuir pour être à ce que j’aime ;

Et, s’il faut renoncer au plus cher des amants,

Je saurai bien trouver la fin de mes tourments.

Je veux...

Elle court à la table.

CLÉNARD.

Quoi !

PAULINE.

Me tuer moi-même à votre vue.

Je vais...

CLÉNARD.

Arrêtez-vous.

PAULINE.

Il faut que je me tue.

CLÉNARD.

Modérez-vous, vous dis-je, et voyez, en deux mots,

Quel amant vous avez, et quels sont ses complots ;

De ses intentions connaissez par lui-même

Les sordides motifs, et jugez s’il vous aime.

C’est votre bien qu’il cherche ; et moi, ma chère enfant,

Je veux te rendre heureuse, heureuse, assurément.

Lui donnant la lettre qu’il a reçue par Fougère.

Tiens, tiens, lis ce billet : est-ce son écriture ?

PAULINE.

Oui, ce l’est.

CLÉNARD.

À merveille ! Est-ce sa signature ?

PAULINE.

J’en conviens.

CLÉNARD, pendant que Pauline lit.

Lis, Pauline : admire l’intérêt

Que je prends à ton sort, et combien, en secret,

Je veille à ton bonheur. Demandais-je autre chose ?

J’ai voulu démêler le principe et la cause

Des soins de cet amant. Que ne l’ai-je trouvé

Sincère, généreux, délicat, réservé !

Moi, blâmer de deux cœurs l’union fortunée !

Qu’avec plaisir, soudain, cette main l’eût signée !

Mais je suis circonspect. Voilà comme aujourd’hui

Un jeune cour nous hait, quand nous veillons pour lui.

Qu’en dis-tu ?

PAULINE, feignant l’indignation.

Juste ciel !... à peine je respire.

À peine si j’en crois ce que je viens de lire.

Quelle âme !... quel amant !...

CLÉNARD.

Réfléchis sur cela :

Relis, relis cent fois la lettre que voilà.

Tu vois qu’il nous prépare encor quelque artifice.

Je vais pourvoir à tout. De ce petit service

Me sais-tu quelque gré ?

PAULINE.

Vous n’imaginez pas

Combien vous m’obligez.

CLÉNARD.

Bien... fort bien !... Tu verras !

Et tu n’es pas fâchée en ce moment, ma chère,

Du billet que je viens d’écrire à mon notaire ?

PAULINE.

Mais, je ne sais, monsieur...

CLÉNARD.

Il est pour tout de bon

Celui-là... paix ! suffit ; lis, lis ; bonne leçon !

Il sort.

 

 

Scène V

 

PAULINE

 

Comme dans ses filets lui-même il s’embarrasse ! 

Ridicule vieillard, as-tu bien cette audace

De feindre, à mes regards, l’honneur, la bonne foi,

Et d’outrager ainsi mon amant devant moi !

Mais je suis prévenue, et mon cœur te pénètre.

Elle tire la demi-feuille de son sein.

Mais cette portion de sa seconde lettre

M’apprend, avec esprit, ce que j’en dois savoir,

Et tu tiens seulement ce que tu devais voir

De cette lettre ; enfin, nous avons en partage,

Toi le premier feuillet, moi la seconde page.

Elle lit avec joie et complaisance, et comme pour s’en donner le plaisir.

« Pour raison essentielle, je dois vous avertir d’un très important secret ; prenez bien garde à ceci : ayez soin, à l’instant même, de séparer l’une de l’autre, en les déchirant, les deux feuilles de cette lettre ; je veux vous faire surprendre le feuillet que vous venez de lire ; livrez-le sans crainte, mais en feignant un très grand désespoir : exécutez néanmoins ce que je vous y recommande ; cachez bien ce feuillet-ci. Je suis dans le jardin voisin de votre fenêtre ; je n’en sortirai pas que je n’aie entendu le bruit de vos vitres, que vous casserez d’un grand coup de flambeau, pour m’apprendre que vous aurez reçu celle-ci. De quelque part qu’un papier vous arrive, soit écrit ou blanc, faites-le chauffer, en le promenant d’assez près sur la flamme d’une bougie. Vous verrez paraître alors une écriture distincte sur le blanc du papier. C’est à cette écriture seule que vous devez ajouter foi. Adieu. Amour pour la vie. »

Oh ! j’entends, j’entends bien maintenant tout ceci.

Essayons sur le champ ce dernier propos-ci.

Elle passe sur la flamme de la bougie la feuille blanche de la dernière lettre.

Ô ciel ! charmant ! charmant ! voilà les caractères.

Que les peines d’amour quelquefois nous sont chères !

Elle se laisse aller sur un fauteuil, et lit.

« Plaignez-moi, Pauline, d’avoir été forcé de tracer les indignes expressions que vous venez de lire ; j’ai profité de la bonne naïveté de mon beau-frère pour faire tomber cette lettre dans les mains de votre tuteur. Si vous parvenez à faire mander Prélon pour un contrat, je suis aux aguets pour le sa voir ; attendez-vous à me voir paraître à l’instant en qualité de clerc de ce notaire ; j’aurai un contrat, secondez-moi pour empêcher Clénard de le lire. J’ai un ami qui amusera le notaire lui-même. Si je vous trouvais renfermée, et que l’occasion fût bonne, j’ai une clef conforme à l’empreinte que vous m’avez envoyée. Adieu, entendons-nous bien, et aimons nous à jamais. »

À jamais ! à jamais ! cher Cléri, viens, arrive :

Compte sur mon secours ; ton amante captive

Saura, n’en doute pas, démêler, dans tes yeux,

Des secrets de l’amour le but mystérieux.

On sonne. Elle va à la porte.

C’est lui ! c’est mon amant qui revient ! c’est lui-même !

J’entends sa voix... Ô Dieu ! cachons mon trouble extrême.

Elle va s’asseoir.

 

 

Scène VI

 

PAULINE, CLÉNARD, CLÉRI, URSULE

 

CLÉNARD.

Je vous sais gré, monsieur, de vous hâter ainsi ;

Et vous obligez fort Pauline que voici.

CLÉRI, saluant Pauline.

C’est là votre pupille ?

CLÉNARD.

Elle-même.

CLÉRI.

On pardonne

L’adresse et les projets qu’une telle personne

Inspire à cet amant qui tantôt est venu

Solliciter nos soins d’un air très ingénu.

CLÉNARD, étouffant les éclaircissements.

Bien ! c’est m’en dire assez. J’approuve votre zèle ;

Mais brisons là. Pauline, à mes bontés fidèle,

Abjure enfin ses torts, d’un éternel lien

Veut s’unir avec moi dès ce jour.

CLÉRI.

C’est fort bien !

CLÉNARD.

Avez-vous le contrat ?

CLÉRI.

Le contrat... c’est à dire...

CLÉNARD.

Ou la minute enfin que vous venez d’écrire

À la hâte ?...

CLÉRI.

J’entends... mais je...

PAULINE, se levant.

D’un tel secret

L’aveu, dans ce moment, ne peut être indiscret,

Et je sais tout, monsieur, aussi bien que vous-même.

Je ne le cache point, dans mon dépit extrême,

Et pour quelques raisons que vous m’épargnerez,

J’ai tourné vers Clénard mes vœux désespérés,

Et c’est de mon aveu que, sans autre mystère,

Il vient, par un billet, d’appeler son notaire,

Qui vous aura remis un contrat fait pour nous.

Pourquoi dissimuler ? D’un instant de courroux

L’on profite bientôt...

CLÉRI.

Excusez-moi, madame,

Si j’ai...

PAULINE.

Ne cherchez point à ménager mon âme :

Hâtez-vous, qu’à loisir je puisse enfin pleurer !

CLÉNARD, à Pauline.

Allons, console-toi...

À Cléri.

Sans plus délibérer,

Avez-vous le contrat ?

CLÉRI.

Oui, vraiment !

CLÉNARD.

Sans remise

Passez-le dans mes mains, il faut que je le lise.

Cléri, cherchant.

Il pourrait arriver que l’on eût oublié...

PAULINE.

Quoi ! monsieur, sur le champ, vous voulez sans pitié ?

CLÉNARD.

Paix, paix ! ma chère enfant.

CLÉRI, tirant Clénard à part.

Dites donc ; il me semble

Qu’elle et vous n’êtes pas des mieux d’accord ensemble.

CLÉNARD.

C’est un rien... vous savez... vous pourriez me servir,

Et lui persuader...

CLÉRI.

Oh ! je me sens ravir

De pouvoir, en ceci, monsieur, vous être utile.

Je comprends qu’un tuteur, épousant sa pupille...

Ensuite cet amant...

CLÉNARD.

C’est cela... l’amitié...

On sonne.

Comment ! on sonne encor ?... qu’il soit congédié,

Si c’est quelque importun. Allez, ma sœur.

Ursule sort.

 

 

Scène VII

 

PAULINE, CLÉNARD, CLÉRI

 

CLÉNARD, à part, à Cléri.

Je gage

Que du fripon d’amant c’est encore un message ;

Il est alerte, adroit !

CLÉRI, de même.

Chut ! chut ! parlez donc bas,

Surtout jamais de lui ; vous n’y pensez donc pas ?

CLÉNARD, de même.

Oui, vous avez raison.

CLÉRI, de même.

Petits soins, air tranquille,

Occupé d’elle seule ; elle est encor pupille.

 

 

Scène VIII

 

PAULINE, CLÉNARD, GUITARD, URSULE, CLÉRI

 

CLÉNARD, brusquement.

Quel est cet homme-là ? monsieur, que voulez-vous ?

Votre nom, s’il vous plaît, vite, dépêchons-nous !

GUITARD.

Un accueil aussi brusque a lieu de me surprendre.

CLÉNARD.

Il se peut, mais au fait : votre nom, sans attendre.

GUITARD.

Clerc de monsieur Prélon, je me nomme Guitard.

CLÉNARD.

Comment donc ! que dit-il... ?

CLÉRI, passant entre Guitard et Clénard.

Vous venez un peu tard,

Mon cher monsieur Cléri ; ce coup-ci, votre adresse

Ne réussira pas.

CLÉNARD.

Quelle scélératesse !

Cléri !

CLÉRI.

Lui-même.

CLÉNARD.

Il ose affronter mon courroux,

Et venir à mes yeux...

CLÉRI.

Monsieur, retirez-vous.

Il n’est pas délicat, ni de la bienséance...

GUITARD.

Mais, messieurs, je vous prie, un moment d’audience.

CLÉNARD.

Je n’ai rien à savoir.

CLÉRI.

Vous êtes reconnu.

GUITARD.

Laissez-moi dire au moins pourquoi je suis venu,

Et combien on se trompe...

PAULINE, passant à côté de Guitard.

Allez, âme sordide !

Il n’est d’autre trompeur ici que vous, perfide !

Cruel ! toi que j’aimais !

GUITARD.

Vous m’aimiez ?

PAULINE.

Cet ingrat !

Il en doute !

CLÉRI.

On n’est pas, ma foi, plus scélérat.

CLÉNARD.

Fi ! monsieur, il n’est plus d’amour ni d’hyménée.

Vous vous êtes joué de cette infortunée ;

Mais cet objet touchant de votre trahison

Ne vous est pas connu.

GUITARD.

Vous avez bien raison.

J’en conviens mille fois : qui vous dit le contraire ?

Mais du moins permettez...

PAULINE.

Eh ! quel aveu sincère

De votre bouche, ingrat, pourrait encor sortir ?

La lettre à votre ami suffit pour démentir

Tous ces vains sentiments que vous allez, sans doute,

M’étaler ; mais sachez qu’il n’est rien que j’écoute.

GUITARD.

La lettre à mon ami ? comment ! qui vous a dit ?...

CLÉRI, l’interrompant.

Voyez son embarras, et comme il se trahit.

GUITARD.

En quoi donc me trahir ?

CLÉRI, passant à Guitard.

Votre attente est déçue.

GUITARD.

De grâce, sur ceci jetez un peu la vue,

Cléri laisse tomber une clef.

Et vous serez au fait ; car j’aurais beau crier...

CLÉRI.

Reprenez votre clef, qu’en tirant ce papier

Vous laissez tomber...

GUITARD.

Moi, ma clef ?

CLÉRI.

De votre poche.

PAULINE.

Ah ! dussé-je encourir le plus cruel reproche,

Monsieur, gardez la clef, qu’on la rende à Clénard.

Elle ouvre cette porte ; et je le dis sans fard,

C’est moi qui trop long-temps, par la gêne contrainte,

Aux mains de ce perfide en ai livré l’empreinte.

Essayez-la, monsieur, et qu’il soit confondu.

CLÉNARD.

Elle ouvre : ô trahison !

GUITARD.

Je veux être pendu,

Si je...

CLÉNARD.

Sortez, monsieur.

GUITARD.

Non, le diable m’emporte ;

Et vous saurez avant qu’ici je vous apporte...

CLÉRI.

Nous en savons assez ; fuyez, et promptement.

CLÉNARD, allant à Guitard.

Mais, que nous dirait-il ?

PAULINE, retenant Clénard.

Si, sans retardement,

Cet homme, loin de moi, ne s’enfuit tout à l’heure,

Vous me percez le cour, il faudra que je meure.

Je sens que sa présence accroît mon désespoir :

Je ne réponds de rien, tant qu’il faudra le voir.

CLÉNARD.

Allons, retirez-vous, retirez-vous, vous dis-je.

GUITARD.

Ah çà ! plaisantez-vous ? avez-vous le vertige ?

CLÉRI, à Guitard.

Ne vous exposez point.

À Clénard.

Monsieur, c’est trop d’éclat.

GUITARD.

Quand le diable y serait, je viens pour ce contrat.

CLÉRI.

Un contrat ? c’est fort bien. Allez donc, je le garde.

J’en réponds.

GUITARD.

Mais, morbleu !

CLÉNARD.

Qu’on appelle la garde,

S’il ne veut pas sortir.

CLÉRI.

Soyez plus circonspect.

Quand monsieur est chez lui, la raison, le respect,

Tout veut que vous sortiez d’ici sans résistance ;

Quitte à vous éclaircir suivant la circonstance,

Autre part ou chez vous ; allez, et croyez-moi...

GUITARD.

Mais, comment !

CLÉRI.

Ah ! c’est trop ; allez donc.

GUITARD.

Sur ma foi,

Vous êtes en démence ; oui, tous tant que vous êtes,

Allez au diable tous.

CLÉRI, le poussant dehors.

Propos très malhonnêtes,

Et qu’on n’écoute pas.

CLÉNARD.

Suivez, suivez, ma sœur,

Et fermez.

Ursule et Guitard sortent.

 

 

Scène IX

 

PAULINE, CLÉNARD, CLÉRI

 

CLÉNARD.

Mais plus loin poussa-t-on la noirceur ?

Vous l’avez bien surpris dans le soin qui l’occuper.

L’à-propos est heureux ; j’aurais été sa dupe.

CLÉRI.

Jugez-en par l’écrit, le contrat prétendu,

Qu’il offrait pour excuse en se voyant perdu.

CLÉNARD, lisant.

« Entre le sieur Louis Cléri, étudiant en droit, et demoiselle Pauline Darlois, fille mineure, etc. et du consentement du sieur Clénard, son tuteur. »

À merveille ; sa trame était fort bien ourdie.

CLÉRI.

Voici le véritable, et qui le congédie.

CLÉNARD, lisant.

« Entre le sieur Christophe Clénard, et demoiselle, etc. etc. »

Voilà ce qu’il me faut.

CLÉRI, mettant le contrat sur la table.

Voulez-vous à l’instant

Signer et tout finir ?

CLÉNARD.

Oui-dà, j’en suis content.

CLÉRI.

Invitez donc, monsieur, votre aimable future...

Pendant que Clénard prie Pauline, il échange le contrat de Guitard contre le sien.

CLÉNARD.

Ma Pauline, veux-tu donner ta signature ?

PAULINE.

Eh quoi ! déjà, monsieur ?

CLÉNARD.

Je t’en prie.

PAULINE.

Oh ! je crains.

CLÉNARD.

Ma chère enfant, tes jours seront purs et sereins.

Va, tu seras heureuse.

PAULINE.

En ce moment, sans doute,

Vous me le promettez.

CLÉNARD.

Et pour toujours ; écoute,

Je veux...

CLÉRI.

Mademoiselle, à la hâte, un seul mot.

CLÉNARD.

Viens, viens.

CLÉRI.

Vite, signez ; qu’elle signe aussitôt.

Clénard signe, et Pauline après lui.

Bien... ! Pauline, après vous, au gré de votre envie,

Je signe le bonheur pour toute votre vie.

CLÉNARD.

Comment ! vous emportez le contrat ?

CLÉRI.

Je le dois.

CLÉNARD.

J’aurai soin de pourvoir, monsieur, à tous vos droits.

CLÉRI.

Je l’espère, et je vais, sur le champ, vous apprendre

Ceux qu’effectivement je peux ici prétendre.

 

 

Scène X

 

CLÉNARD, CLÉRI, PAULINE, MICHEL, FOUGÈRE, MADAME FOUGÈRE, URSULE

 

CLÉNARD.

Comment ! c’est toi, Michel ? et quel motif urgent ?...

MICHEL.

Oh ! le motif est bon !

FOUGÈRE.

Voici tout votre argent.

MADAME FOUGÈRE, mettant un sac sur la table.

Comptez bien ce sac-là, ce sont vos cent pistoles.

Nous avons des amis, et, sans plus de paroles,

Donnez-moi ma quittance, il faut se dégager.

Mon frère a tout payé, pour vous faire enrager.

C’est un cœur celui-là ! quelle tendresse d’âme !

Et vous lui refusez...

FOUGÈRE.

Allons, cessez, madame,

Et vous ne devez pas vous compromettre ainsi.

Votre frère, il est vrai, mérite... Eh ! le voici :

Cléri, viens dans mes bras, que ma reconnaissance...

MADAME FOUGÈRE.

Mon frère !...

CLÉNARD.

Lui Cléri ! Ciel ! trahison, vengeance !

CLÉRI.

Point de bruit, s’il vous plaît, monsieur. Je suis Cléri ;

Mademoiselle est libre, et je suis son mari.

Vous venez de signer ces vérités charmantes.

CLÉNARD.

Quoi ! vos ruses pourraient...

CLÉRI.

Elles sont innocentes,

Quand leur but est d’unir la jeunesse et l’amour,

D’échapper aux tyrans, de punir à son tour

Un tuteur inhumain et de ses biens avide :

L’intérêt l’animait, la tendresse nous guide.

CLÉNARD.

Comment ! se pourrait-il ?

CLÉRI.

Voilà votre contrat ;

J’ai le mien. Soyez calme, ou faites un éclat,

Prenez ou bien ou mal cette heureuse aventure,

Nous opposons la loi, l’amour et la nature

À votre vain dépit ; et souvenez-vous bien

Que vous nous redevez le compte d’un grand bien,

Et que suivant le ton dont vous prendrez la chose,

J’établirai mes droits ; et je me le propose.

Il passe à côté de Pauline.

CLÉNARD.

Je tombe de mon haut.

PAULINE.

C’est un bonheur pour vous,

Monsieur, de n’être pas aujourd’hui mon époux.

Que dis-je ? ce lien était même impossible.

Je connais bien votre âme, et la mienne est sensible.

MADAME FOUGÈRE.

Ah ! que j’en suis ravie ! embrassez-moi, ma sœur.

FOUGÈRE, regardant Clénard avec ses lunettes.

Voyez-vous sur son front la honte et la fureur ?

J’en saisirais l’effet, si ma noble manière

Pouvait se rabaisser au genre de Ténière.

CLÉNARD.

Allons, d’un fait certain me voilà convaincu :

L’homme le plus adroit, eût-il même vécu

Cinquante ans, renommé pour sa haute prudence,

D’un siècle tout entier eût-il l’expérience,

S’il veut se mettre en tête, et s’avise, en un mot,

De garder une femme, il ne sera qu’un sot.

Allez : et puissiez-vous, suivant mon espérance,

En vous donnant la main, préparer ma vengeance !

Ils étaient deux contre un ; car, sans cela, je crois...

URSULE.

Mon frère, on ne court pas deux lièvres à la fois.

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