L’Homme singulier (DESTOUCHES)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 29 octobre 1764.

 

Personnages

 

LE COMTE DE SANSPAIR

LE MARQUIS D’ARBOIS

LA COMTESSE, jeune veuve, fille du marquis d’Arbois

LE COMTE D’ARBOIS, fils du Marquis

JULIE, sœur de Sanspair

LE BARON DE LA GAROUFFIÈRE, cousin de Sanspair

LISETTE, femme de chambre de Julie

GORJU, maître d’hôtel de Sanspair

PASQUIN, valet de chambre du comte d’Arbois

LA FLEUR, laquais de Sanspair

 

La scène est à Paris, chez le comte de Sanspair.

 

 

AVERTISSEMENT

 

Cette pièce a été lue aux comédiens, qui l’ont reçue avec applaudissement. Les rôles ont été copiés et distribués. J’ai fait faire une répétition ; la seconde était indiquée pour le lendemain, et, huit ou dix jours après, la pièce eût été représentée ; mais un obstacle que je ne prévoyais pas a suspendu les autres répétitions ; et la longue maladie d’une célèbre actrice nous a obligés de remettre la partie à l’année suivante. Dans cet intervalle de temps, j’ai changé de résolution, et j’ai pris le parti de me faire paraître ma comédie que dans le recueil de mes ouvrages, dont on préparait une nouvelle édition. Je ne sais si c’est pour moi un avantage, ou non, qu’elle n’ait point été représentée[1] ; quoi qu’il en soit, j’ai eu de bonnes raisons pour me restreindre à ne la donner qu’imprimée. Ce n’est pas que je n’aie pour cette pièce une certaine prédilection, et que je ne me flatte qu’on y trouvera non-seulement ce comique élevé et cette morale mâle et vive qui ont fait recevoir mes autres pièces avec tant d’indulgence, mais, de plus, un caractère assez neuf sur le théâtre, et très fertile en instructions : car il ne faut pas s’imaginer que l’Homme singulier soit une nouvelle espèce de Misanthrope ; rien n’est plus différent. Son tic, à la vérité, est de haïr les modes et les mœurs du temps ; mais ce tic ne le rend point l’ennemi des hommes ; et il vous le prouve d’abord dans la quatrième scène du premier acte, où il s’explique très clairement sur ce sujet :

On me traite partout d’étrange personnage ;
Mais, quoique singulier, je ne suis point sauvage.
Les hommes, la plupart, me semblent odieux ;
Leur commerce, à mon sens, est très pernicieux, etc.
Quoiqu’à mes sentiments en tout ils soient contraires,
Je ne puis les haïr, ils sont toujours mes frères, etc.

Ses actions, dans le cours de la pièce, sont conformes à ses discours ; et on ne peut pas voir un caractère plus humain ; au lieu que le Misanthrope dit tout net :

L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait.

Mais tel devait être le héros de Molière, et ce grand homme l’a développé avec tout l’art et le génie dont il était capable.

Le mien, qui en diffère extrêmement, est doux, tendre et compatissant ; il regarde les hommes en pitié, sans se fâcher contre eux, et n’a point d’autre défaut que la singularité, qui rend ses pensées, ses actions, ses projets ridicules, quoique la raison et la vertu en soient le fondement. J’ai prétendu prouver par ce caractère, dont j’ai longtemps étudié l’original, que la singularité est un vice de l’esprit, qui gâte les motifs et les sentiments les plus louables ; que le meilleur parti que puisse prendre un homme sage, c’est de ne point heurter de front les mœurs et les modes de son temps, et de se borner à gémir de la corruption et des ridicules, sans renoncer au commerce de ses contemporains ; et que tout ce qui est outré, même la vertu et la raison, paraît plutôt un travers qu’un sujet d’admiration. J’aurais bien des réflexions à ajouter sur le sujet de cette pièce : mais, si elle a le bonheur de plaire à mes lecteurs, ils les feront d’eux-mêmes ; et j’aime mieux les attendre que de les prévenir.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

SANSPAIR, en robe de chambre

 

Holà, quelqu’un ! Comment ! je vois naître l’aurore,

Et pas un de mes gens ne se réveille encore.

Laquais ! Monsieur Gorju ! Personne ne répond.

Tout dort, et moi je veille ! Un silence profond

Règne dans ma maison à quatre heures sonnées !

Est-ce ainsi qu’à dormir on perd les matinées ?

Monsieur Gorju ! Laquais ! J’ai beau faire fracas,

On ne s’éveille point, et l’on fait peu de cas

D’un maître, dont le cœur trop facile et trop tendre,

À la plus faible excuse est tout prêt à se rendre.

À la fin, c’en est trop, et contre mon penchant,

Il faut que je devienne inflexible, méchant,

Dur, hautain, querelleur. Oui, changeons de manière ;

Cachons mon naturel sous une morgue fière ;

C’est l’unique moyen de se faire obéir.

On se rend respectable en se faisant haïr ;

Au lieu que la bonté, quand elle est excessive,

Rend l’âme des valets paresseuse et rétive.

Malheur donc au premier qui tombe sous ma main !

Jamais il n’éprouva maître plus inhumain.

Enfin voici Gorju. Commençons.

 

 

Scène II

 

SANSPAIR, GORJU

 

SANSPAIR, vivement.

À quelle heure

Vous levez-vous donc ?

GORJU, d’un air riant.

Moi ?

SANSPAIR, gravement.

Vous.

GORJU, d’un ton familier.

Monsieur, que je meure

Si j’ai pris tout au plus deux heures de sommeil.

Hier au soir, pour minuit, j’ai monté mon réveil,

Mais plus d’une heure avant il a fait son vacarme.

SANSPAIR.

Tant mieux.

GORJU.

Tant pis, plutôt.

SANSPAIR.

Ah ! ce ton-là me charme ;

Il vous sied bien, vraiment, lorsque vous avez tort !

GORJU, en souriant.

Je crois que vous grondez ?

SANSPAIR.

Oui, je gronde, et bien fort.

GORJU.

Qu’avez-vous donc, Monsieur ?

SANSPAIR, fièrement.

Ce n’est pas votre affaire.

GORJU.

On veille jour et nuit pour tâcher de vous plaire ;

Je tourmente vos gens, je les tiens toujours prêts ;

Tous vos ordres ici sont comme des arrêts

Dont on n’appelle point, et qu’on suit à la lettre,

Tout singuliers qu’ils sont, sans jamais se permettre

De les interpréter, ni tarder un instant :

Et, malgré tous nos soins, vous êtes mécontent !

SANSPAIR.

Très mécontent.

GORJU.

Monsieur, souffrez que je vous dise...

SANSPAIR, d’un ton absolu.

Taisez-vous.

GORJU.

J’obéis. Mais quelle est ma surprise !

À part.

Comment un si bon maître a-t-il changé d’humeur ?

Qu’est devenue, ô ciel ! sa bonté, sa douceur ?

SANSPAIR, durement.

Que dites-vous ?

GORJU.

Je dis... Je me parle à moi-même.

SANSPAIR.

De quoi vous parlez-vous ?

GORJU.

De ma surprise extrême.

SANSPAIR.

Mais qui peut la causer ?

GORJU, attendri.

Le ton que vous prenez ;

Il me perce le cœur. Je m’en vais.

SANSPAIR, d’un ton doux.

Revenez.

Quoi ! vous n’avez pas tort ?

GORJU.

Non, Monsieur, je vous jure.

SANSPAIR.

Vous verrez que c’est moi.

GORJU.

Suivant ma conjecture,

Si vous avez raison, j’ai tort certainement ;

Mais, si je n’ai pas tort... il faut qu’en ce moment

Quelque souci secret vous trouble et vous alarme ;

Car, quand vous vous fâchez, un seul mot vous désarme ;

La moindre excuse est bonne. Aujourd’hui vous grondez,

Sans vouloir écouter.

SANSPAIR.

Et vous, vous me frondez,

Parce que je suis las d’appeler tout mon monde,

Sans que personne vienne, ou tout au moins réponde.

GORJU.

Je vous jure d’honneur qu’on n’a point entendu.

SANSPAIR.

D’honneur ?

GORJU.

Oui.

SANSPAIR.

Je vous crois, et me voilà rendu.

Lui tendant la main.

Touchez là, mon ami.

GORJU.

De bon cœur. Mon cher maître,

Vous avez du chagrin. Qu’est-ce que ce peut être ?

SANSPAIR, poussant un profond soupir.

Ah !

GORJU.

Parlez.

SANSPAIR.

Eh bien donc ! voyez-en le sujet.

GORJU.

Quel est-il ?

SANSPAIR.

Le voici.

GORJU.

Comment ! c’est un portrait !

La peinture en est fine, et ce qui l’environne

En relève le prix. Ô l’aimable personne !

Ô les beaux diamants ! Seriez-vous amoureux ?

SANSPAIR.

Hélas ! oui, je le suis ; et j’en suis bien honteux.

GORJU.

Eh ! pourquoi ?

SANSPAIR.

Me sied-il d’avoir cette faiblesse ?

Moi, je pourrais livrer mon cœur à la tendresse !

Moi, pousser des soupirs !

GORJU.

Seriez-vous le premier ?

Et voulez-vous en tout être homme singulier ?

Vous l’êtes à l’excès, si j’ose vous le dire.

Mais le cœur sur l’esprit prend quelquefois l’empire ;

Il faut que tôt ou tard l’esprit suive sa loi,

Et vous avez un cœur tout aussi-bien que moi.

SANSPAIR.

Oui. Mais le croyez-vous faible comme le vôtre ?

GORJU.

Pourquoi non ? Votre cœur n’est différent d’un autre

Qu’en ce que votre esprit, par singularité,

L’a tenu jusqu’ici dans la captivité.

Vous avez l’esprit fort ; mais, malgré son courage,

Le cœur veut à son tour le mettre en esclavage ;

En dépit de l’esprit vous le sentez vainqueur ;

Et c’est ce revers-là qui vous aigrit l’humeur.

N’est-il pas vrai, mon maître ? À coup sûr je devine.

SANSPAIR.

Oui ; ce fatal portrait a causé ma ruine.

GORJU.

Eh bien ! donnez-le-moi, je vous le cacherai.

SANSPAIR.

Non. Je veux le garder autant que je pourrai ;

Il y va de ma vie.

GORJU.

Ah, Monsieur !

SANSPAIR.

J’en enrage ;

Et voilà du hasard le dangereux ouvrage.

Faut-il qu’une peinture ait pour moi tant d’attrait !

Dans un jardin public j’ai trouvé ce portrait.

Dès que je l’ai trouvé, je cherche à qui le rendre,

Comme si j’eusse craint de me laisser surprendre.

Sage pressentiment ! Exprès, ou par hasard,

Un laquais me suivait. Il était un peu tard ;

La promenade même avait l’air solitaire,

Et semblait inviter à l’amoureux mystère ;

Mais je n’y pensais pas ; je songeais seulement

À rendre ce portrait dès le même moment.

J’appelle le laquais, qui m’observait sans cesse ;

Il vient. « Mon cher, lui dis-je, est ce votre maîtresse

« Qui marche devant nous, et se promène ici ?

« N’a t elle point perdu le portrait que voici ?

« Non, Monsieur, répond-il. J’ai vu passer deux femmes,

« Peut-être est-ce celui de l’une de ces dames :

« Je crois l’y reconnaître, à ne vous point mentir ;

« Mais elle est déjà loin. Je m’en vais l’avertir,

« Si je puis la rejoindre. » À ces mots il s’éloigne.

Moi, dans le même endroit, j’attends qu’il me rejoigne.

Je ne le revois plus.

GORJU.

Le trait est singulier.

SANSPAIR.

J’emporte le portrait, et je fais publier

Qu’il est entre mes mains tombe par aventure ;

Que six gros diamants entourent la figure ;

Et que je suis tout prêt à rendre ce portrait

À celle que mes yeux y verront trait pour trait.

Personne jusqu’ici ne vient, et ne réclame

Ce bijou précieux, doux fléau de mon âme,

Que j’ai, pour mon malheur, trop souvent admiré,

Et qui, pour m’enchaîner, semble avoir conspiré.

GORJU.

À vous dire le vrai, votre sort est bizarre.

Un portrait inconnu de votre cœur s’empare !

De ce cœur qui résiste aux plus rares beautés !

C’est là mettre le comble aux singularités.

Rien n’est plus convenable à votre caractère.

SANSPAIR.

Il n’est, pour me guérir, qu’un moyen salutaire.

GORJU.

En quoi consiste-t-il ?

SANSPAIR.

À voir l’original

Des traits représentés dans ce portrait fatal.

D’un aveugle penchant je me rendrais le maître,

Si j’en voyais l’objet, s’il se faisait connaître.

Bientôt son caractère, offensant ma raison,

Deviendrait pour mon cœur un sûr contrepoison ;

Car, bien loin de trouver une femme parfaite,

Je verrais une folle, une franche coquette.

GORJU.

Vous en jugez, Monsieur, bien témérairement !

SANSPAIR.

Les femmes aujourd’hui sont-elles autrement ?

Dites-moi ; trouverais-je une femme prudente,

Sage, spirituelle, éclairée, amusante,

Et qui sût à propos ou se taire, ou parler,

Qui me convînt enfin ?

GORJU.

À ne vous rien celer,

Vous trouverez partout d’agréables parleuses ;

Mais, si vous en cherchez qui soient silencieuses,

À moins que ce ne soit par quinte ou par humeur,

Vous chercherez longtemps, Monsieur, sur mon honneur,

Et de plus, vous voulez une femme savante !

Ne vaudrait-il pas mieux qu’elle fût ignorante ?

SANSPAIR.

Mon ami, l’ignorante ignore son devoir,

Et peut s’en écarter sans s’en apercevoir :

La savante, au contraire, en connaît l’étendue ;

Sa science est pour elle une garde assidue :

Son esprit, s’élevant aux sublimes objets,

S’occupe tout entier des plus graves sujets ;

Et, loin qu’aux séducteurs il soit prompt à se rendre,

Jusqu’aux plaisirs permis il a peine à descendre.

GORJU.

Et j’ai ouï dire, moi, par des gens bien sensés...

SANSPAIR.

Par des sots, mon ami. Je pense, et vous pensez ;

Mais dans mes sentiments je diffère des vôtres.

GORJU.

Oh ! je le sais, Monsieur.

SANSPAIR.

Vous pensez d’après d’autres,

Et moi, d’après moi seul.

GORJU.

Oh ! rien n’est plus certain.

SANSPAIR.

On vient. Qui peut venir me parler si matin ?

GORJU.

C’est le nouveau laquais.

 

 

Scène III

 

LA FLEUR, SANSPAIR, GORJU

 

SANSPAIR.

Que venez-vous me dire,

Monsieur la Fleur ?

LA FLEUR, riant.

Monsieur...

SANSPAIR.

Qu’avez-vous donc à rire ?

LA FLEUR, riant encore plus fort.

Excusez. Je ne puis m’en empêcher.

SANSPAIR.

Pourquoi ?

LA FLEUR, riant encore.

Vous m’appelez monsieur.

SANSPAIR, sérieusement.

Oui, Monsieur.

LA FLEUR.

Par ma foi,

Je ne croyais pas l’être.

SANSPAIR.

Et cependant vous l’êtes.

LA FLEUR.

Moi ! je suis confondu des façons que vous faites

Avec un pauvre diable...

SANSPAIR.

Allez, j’ai mes raisons,

Mon cher enfant. Cessez de prendre pour façons

Ce que l’humanité prescrit à l’homme sage,

Et ce qui devrait être en tous lieux en usage.

Vous êtes en service ; et moi, par mon bon cœur,

Je veux vous faire ici supporter ce malheur.

Une fois pour toujours, que cela vous suffise.

LA FLEUR.

Tout ceci me surprend. Et...

SANSPAIR.

Trêve de surprise,

Et venons, s’il vous plaît, à ce dont il s’agit.

À Gorju.

Que voulez-vous, Monsieur ? Il est tout interdit.

GORJU.

On le serait à moins.

LA FLEUR.

Un monsieur vous demande.

Ordonnez-vous qu’il entre, ou faut-il qu’il attende ?

SANSPAIR.

Apprenez, mon ami, qu’on n’attend point chez moi.

Je parle sur-le-champ, et m’en fais une loi.

LA FLEUR.

Comme il est si matin...

SANSPAIR.

Toute heure est convenable.

À Gorju.

Dès que je serai seul, je veux me mettre à table.

GORJU.

C’est assez. À l’instant le dîner sera prêt.

SANSPAIR, lui faisant la révérence.

Vous m’obligerez fort. Hâtez-vous, s’il vous plaît.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, SANSPAIR

 

LE MARQUIS, à Sanspair.

Puis-je entrer ?

SANSPAIR.

Oui, Monsieur.

LE MARQUIS.

Je m’y prends de bonne heure

Pour vous importuner ; mais, comme ma demeure

Est près d’ici, je sais que dès le grand matin

On peut venir vous voir.

SANSPAIR.

Vous êtes mon voisin ?

LE MARQUIS.

Si voisin, que ma chambre est vis-à-vis la vôtre,

Et que nous pourrions bien nous parler l’un à l’autre

Sans sortir rie chez nous, et sans parler bien haut.

Je devrais eu avoir profite bien plus tôt ;

Mais, comme l’on m’a dit qu’au milieu de la ville

Vous aimiez à vous voir solitaire et tranquille,

Je n’ai jamais osé troubler votre repos.

SANSPAIR, en souriant.

Ah ! Monsieur, sur mon compte on tient bien des propos.

On me traite partout d’étrange personnage ;

Mais, quoique singulier, je ne suis point sauvage.

Les hommes, la plupart, me semblent odieux ;

Leur commerce, à mon sens, est très pernicieux,

Parce qu’ils ont perdu cette aimable innocence

Qui bannissait loin d’eux le crime et la licence ;

Parce que l’intérêt a corrompu leurs cœurs ;

Que le vice a changé leurs modes et leurs mœurs ;

Et qu’un luxe effréné, source de mille crimes,

Leur a fait de l’honneur oublier les maximes.

Oui, tout en eux m’excite à l’indignation ;

Mais leur égarement me fait compassion.

Quoiqu’à mes sentiments en tout ils soient contraires,

Je ne puis les haïr, ils sont toujours mes frères.

Tout homme qui saurait être différent d’eux,

Deviendrait mon ami, loin de m’être odieux.

L’honneur, la probité, la candeur, la sagesse,

Feraient naître en mon cœur la plus vive tendresse :

Dans le plus vil objet je les adorerais,

Et pour les rendre heureux je me sacrifierais.

LE MARQUIS.

Je vois qu’on vous déplaît lorsque l’on dissimule,

Et je m’ouvre avec vous. On vous croit ridicule,

Bizarre, extravagant ; moi-même je l’ai cru,

Et même à vos dépens j’ai souvent discouru.

Mais qu’on vous connaît mal ! et que votre langage

Est différent !...

SANSPAIR.

Je sais qu’en tous lieux on m’outrage

Et m’embarrasse peu des discours du public.

L’homme pour son semblable est un vrai basilic ;

Animal venimeux, son regard empoisonne ;

Toujours taupe à l’égard de sa propre personne,

Méprisant tout le monde, et n’admirant que lui,

Il a des yeux perçants sur les défauts d’autrui.

Sans vouloir le guérir de son erreur extrême,

Je borne tous mes soins à me guérir moi-même ;

Et, pour joindre aux efforts un salutaire effet,

Je tâche à devenir son contraste parfait :

Pour être original j’évite sa manière,

Et crois que la meilleure est la plus singulière.

LE MARQUIS.

Votre projet est beau ; mais, par trop de succès,

Il paraît à la fin vous jeter dans l’excès.

Quoiqu’un excès pareil marque un esprit robuste,

La maxime qui dit rien de trop est bien juste,

Et prouve que le sage, en toute occasion,

Doit l’être avec mesure et modération.

SANSPAIR.

Plus je suis excessif, et plus haut je proteste

Contre ce que je crois ridicule ou funeste.

Je ne redoute rien que la comparaison.

Moins j’aurai de pareils, et plus j’aurai raison.

Vouloir me réformer, c’est prodiguer sa peine.

LE MARQUIS.

Aussi n’est-ce pas là le sujet qui m’amène.

SANSPAIR.

Qu’est-ce donc ? auriez-vous quelque motif secret ?...

LE MARQUIS.

Non, Monsieur. Il s’agit seulement d’un portrait

Qui m’intéresse fort, ainsi que ma famille.

SANSPAIR.

D’un portrait ! Eh ! de qui ?

LE MARQUIS.

C’est celui de ma fille.

SANSPAIR.

De votre fille !

À part.

Ô ciel ! ai-je bien entendu ?

LE MARQUIS.

Oui, Monsieur.

SANSPAIR.

Soyez sûr qu’il vous sera rendu.

LE MARQUIS.

J’y compte ; et vous pouvez à l’instant me le rendre.

SANSPAIR.

Celle qui l’a perdu doit venir le reprendre.

Je vous crois honnête homme, et je n’en doute point ;

Mais vous me permettrez d’insister sur ce point :

C’est la condition que mon affiche impose ;

Elle est essentielle, et j’en sais bien la cause.

LE MARQUIS.

Essentielle ou non, il faut s’y conformer.

Mais le marquis d’Arbois, puisqu’il faut me nommer,

Semblait digne, à mon sens, de plus de confiance.

SANSPAIR.

Je vous crois ; mais en tout j’aime l’expérience.

Nous nous connaîtrons mieux ; c’est mon intention.

Daignez donc vous prêter à ma précaution,

Elle est juste : au public je l’ai signifiée.

LE MARQUIS.

Il est vrai.

SANSPAIR, après avoir un peu rêvé.

Votre fille est-elle mariée ?

LE MARQUIS.

Elle a vécu deux ans avec un vieux mari,

Qui, malgré son grand âge, en était fort chéri :

Depuis quatorze mois ma fille le regrette,

Toute jeune qu’elle est, quoique belle et bien faite.

SANSPAIR.

Le trait est tout nouveau. Mais, Marquis, entre nous,

Pourquoi l’aviez-vous mise avec un vieux époux ?

LE MARQUIS.

Parce qu’en nos pays le plus riche héritage

Aux filles de son rang ne laisse aucun partage :

Il faut donc les cloîtrer, ou les marier mal.

SANSPAIR.

J’ai toujours détesté tout partage inégal.

Je suis en même cas. J’ai d’immenses richesses,

Dont je veux à ma sœur faire quelques largesses

Pour la doter, malgré notre droit inhumain,

Pourvu qu’elle reçoive un époux de ma main.

C’est un de mes cousins à qui je la destine ;

Mais à le refuser cette folle s’obstine :

Car elle est haute, vaine, et tout son enjouement

N’a pu la garantir de quelque entêtement,

Du moins je le soupçonne. Et...

LE MARQUIS.

Ma fille, au contraire,

N’a d’autres volontés que celles de son père ;

Aussi c’est un esprit sage et prématuré,

Profond même.

SANSPAIR.

Profond !

LE MARQUIS.

Elle a tout pénétré.

Croiriez-vous qu’à son âge elle est physicienne,

Et, pour dire encor plus, grande Newtonienne ?

Newton, à son avis, est un divin esprit ;

Et Descartes chez elle a perdu tout crédit.

Que ne sait-elle point ? Prodige de mémoire,

Elle possède à fond chronologie, histoire,

Géographie, écrit tant en prose qu’en vers,

Et parle également vingt langages divers.

SANSPAIR.

Il faut vous l’avouer, la peinture est charmante.

Quelle femme, grand Dieu ! Belle, sage, et savante !

Eh ! dites-moi, Marquis, la remariez-vous ?

LE MARQUIS.

Oui. Je trouve pour elle un fort aimable époux,

Bien fait, jeune, assez riche, et de haute naissance.

SANSPAIR, vivement.

Avez-vous tout de bon conclu cette alliance ?

LE MARQUIS.

Il ne tiendra qu’à moi. Le marquis de Beausang

Étant un bon parti par son bien, par son rang...

SANSPAIR.

Beausang ! c’est mon neveu !

LE MARQUIS.

Votre neveu ?

SANSPAIR.

Lui-même.

Eh ! ne puis-je savoir si votre fille l’aime ?

LE MARQUIS.

À vous dire le vrai, je ne le sais pas bien.

Quand je le lui propose, elle ne répond rien :

Mais, qu’elle l’aime ou non, l’affaire est résolue,

Et, comme elle convient, sera bientôt conclue.

SANSPAIR.

Voisin, il ne faut point tyranniser un cœur.

LE MARQUIS.

Bon !

SANSPAIR.

Si vous m’en croyez...

LE MARQUIS.

Je ne suis pas d’humeur

À recevoir la loi d’une jeune cervelle.

SANSPAIR.

Votre fille est si sage !...

LE MARQUIS.

Oh ! je le suis plus qu’elle,

Et veux absolument conclure dès ce soir.

Je m’en vais l’avertir ; elle viendra vous voir.

Serviteur.

SANSPAIR.

Voulez-vous que je vous reconduise ?

Il n’est point, à mon sens, de plus haute sottise

Que cet usage-là : jamais je ne le suis ;

Mais je veux bien, pour vous, m’y soumettre aujourd’hui.

Que ne ferais-je point à dessein de vous plaire ?

LE MARQUIS, en souriant.

J’aime qu’on se soumette à l’usage ordinaire :

Mais je vous en dispense, et souhaite ardemment

Que vous ne sortiez point de votre appartement.

Adieu.

SANSPAIR.

Jusqu’au revoir.

 

 

Scène V

 

SANSPAIR, se jetant dans un fauteuil

 

Me voilà dans le piège.

De toutes parts l’amour me poursuit et m’assiège.

Je n’en reviendrai point. Je suis pris, je suis mort,

J’aime, je suis jaloux. Grand Dieu, quel est mon sort !

Un malheureux portrait me fascine et m’obsède.

De la source du mal j’attendais le remède ;

Et la source fatale où j’espérais guérir,

M’offre mille poisons pour me faire périr...

Quels poisons ! quelle source est plus noble et plus pure ?

Charmant original, plus beau que ta peinture,

(Si j’en crois mon oreille aussi-bien que mes yeux,)

Assemblage divin de cent dons précieux,

Le ciel ne t’a-t-il fait que pour me rendre esclave,

Ou faut-il que mon cœur te résiste et te brave ?

S’il le faut, le peut-il ? Quoi ! lâche que je suis,

J’ose déjà douter de tout ce que je puis !

Non, non ; en vain l’amour m’aveugle et me transporte.

Je veux que ma raison soit toujours la plus forte ;

Je veux qu’elle triomphe. Ah ! qu’elle obéit mal !

Eh quoi ! de mon neveu je serai le rival !

Et rival malheureux, je n’en fais aucun doute.

Il est vif et bruyant ; il soupire, on l’écoute.

Je serai ridicule en m’offrant après lui :

Le Marquis le soutient ; il conclut aujourd’hui.

Irai-je m’embarquer, sûr de faire naufrage ?

D’ailleurs, suis-je fait, moi, moi, pour le mariage ?

Après avoir longtemps évité le danger,

Sous un joug si commun je pourrais me ranger ?

Semblable à tant de sots dont j’ai fait la satire,

Faudra-t-il qu’à mon tour je leur apprête à rire ?

Moi, marié ! Parbleu ! cela me siérait bien !

Non, mon cœur, taisez-vous ; non, il n’en sera rien.

Il parle au portrait.

Vous, séducteur muet qui voulez me surprendre,

Pour ne vous craindre plus, je brûle de vous rendre.

Faisons mieux ; renvoyons-le, et fuyons un objet

Plus dangereux encor que son divin portrait

Oui, suivons sans tarder ce dessein magnanime.

Ah ! je me reconnais, et me rends mon estime.

Quelle gloire ! mon cœur en crève de dépit ;

Mais...

 

 

Scène VI

 

GORJU, SANSPAIR

 

GORJU.

Le dîner est prêt.

SANSPAIR.

Je n’ai plus d’appétit.

Qu’on diffère à servir, jusqu’à ce qu’il revienne.

Il lui présente le portrait sans le lâcher.

Tenez. Dans la maison qui fait face à la mienne,

Chez le marquis d’Arbois, reportez ce portrait ;

J’apprends que c’est celui de sa fille.

GORJU, le regardant.

En effet,

J’y fais réflexion ; je crois la reconnaître,

Et l’avoir vue un jour longtemps à sa fenêtre,

Vis-à-vis de chez vous. Il me semblait...

SANSPAIR, sans donner le portrait.

Partez.

GORJU.

Quelle noble victoire, enfin, vous remportez !

SANSPAIR.

Finissons, s’il vous plaît ; la louange m’assomme.

GORJU.

Renvoyer le portrait est plus du galant homme,

Que d’obliger la Dame à venir le chercher.

SANSPAIR.

Partez donc.

GORJU.

Mais, Monsieur, il faut me le lâcher.

SANSPAIR, vivement.

Quoi ?

GORJU, du même ton.

Le portrait.

SANSPAIR.

Tenez. Malgré la peine extrême...

Je ferai mieux, je crois, de le porter moi-même ;

La politesse oblige à cette honnêteté.

 

 

Scène VII

 

GORJU, seul

 

Mon homme en tient. Adieu la singularité.

 

 

Scène VIII

 

LE BARON, GORJU

 

LE BARON.

Je ne vois nulle part ma belle matineuse :

Quel caprice aujourd’hui la rend si paresseuse ?

GORJU.

Ah ! je crois que voici notre provincial.

Voyons ce que me veut cet autre original.

LE BARON.

Ah ! bonjour.

GORJU.

Si matin ! quel démon vous lutine ?

LE BARON.

Chez le cousin Sanspair, je cherchais la cousine :

N’a-t-elle point encor paru sur l’horizon ?

GORJU.

Non ; mais elle est levée.

LE BARON.

Et j’en sais la raison.

Depuis qu’elle me voit, entre nous, je soupçonne

Qu’elle a de grands désirs de devenir baronne,

Et que ces désirs-là prennent sur son sommeil.

Le goût qu’elle a pour moi hâte un peu son réveil.

N’est-il pas vrai, Gorju ?

GORJU.

Ma foi, j’en doute encore.

LE BARON.

Moi, je suis caution que la folle m’adore :

Dès qu’elle m’aperçoit, elle court se cacher,

Afin, n’en doute point, que je l’aille chercher.

Comme j’ai de l’esprit, j’entrevois sa finesse.

GORJU.

Eh ! vous a-t-elle dit quelques mots de tendresse ?

LE BARON.

À peu près. L’autre jour, lui faisant les yeux doux,

Je lui dis : « Vous voyez votre futur époux. »

GORJU.

Bon. Que répondit-elle ?

LE BARON.

Elle se prit à rire.

Tu vois bien, mon enfant, ce que cela veut dire.

GORJU.

Vraiment, oui, je le vois.

LE BARON.

Une fille qui rit

Est bien aise.

GORJU.

À coup sûr. Morbleu ! vive l’esprit !

D’abord de ce qu’on voit on pénètre la cause.

LE BARON.

Je te dirai bien plus, mon cher, mais bouche close :

Hier, sur mon sujet, mon cousin la pressait :

En riant.

Elle lui répondit qu’elle me haïssait.

GORJU.

C’est là de l’amour ?

LE BARON.

Oui. La fille est comme un songe ;

Croyez ce qu’elle dit, vous croyez un mensonge :

Aussi, lorsque je vois la cousine Sanspair

Faire avec moi la fière, et prendre son grand air,

Aussitôt je m’écrie : « Ah ! charmante pouponne !

« Tu caches finement l’amour que je te donne. »

GORJU.

Que répond la cousine à cela ?

LE BARON.

Pas le mot.

Ou bien elle me dit : « Ah ! que vous êtes sot !

« L’ennuyeux campagnard ! » Et tout cela m’enchante.

GORJU.

Cette preuve d’amour est subtile et touchante.

LE BARON.

Oui ; pudeur enfantine. Un badaud de Paris

Prendrait ces discours-là pour haine ou pour mépris ;

Mais on n’impose pas aux seigneurs de province.

Sais-tu bien que chez moi je suis un petit prince ?

GORJU.

Sans doute, je le sais. Irez-vous à la cour ?

LE BARON.

Oh, fi ! pour les barons c’est un maudit séjour ;

Et l’on dit qu’ils y font une triste figure.

Je vais dans mes états emmener ma future :

À ses yeux mes vassaux sauront se distinguer,

Et même mon bailli viendra nous haranguer.

GORJU.

Est-ce un grand orateur ?

LE BARON.

Orateur admirable.

Il parle poitevin comme Cicéron.

GORJU.

Diable !

LE BARON.

Les esprits de Poitou sont fins et délicats :

À m’entendre, je crois que tu n’en doutes pas.

GORJU.

Malpeste ! s’ils ont tous votre délicatesse,

On peut dire qu’ils sont de la plus fine espèce.

La cousine aura lieu de se bien divertir.

LE BARON.

Elle est un peu grossière, à ne t’en point mentir :

Mais nous la polirons. Ah ! qu’elle sera fière

D’être Dame d’un lieu tel que la Garouffière !

Elle verra, mon cher, un merveilleux séjour ;

Château fortifié, grands fossés secs autour ;

Plus de jardins ni d’eaux, car je hais les vétilles.

J’ai fait couper les bois, j’ai détruit les charmilles,

Coupe qui m’a valu près de cent mille écus ;

Et, pour ne plus laisser d’ornements superflus,

La charrue à présent laboure mon parterre.

D’un parc de mille arpents, j’ai su faire une terre,

Afin de ne voir plus mille sots curieux

Qu’attirait tous les jours la beauté de ces lieux.

Nous ne prenons plus l’air que sur une esplanade,

Ou nous allons dehors chercher la promenade.

GORJU.

Vous aimez le champêtre ?

LE BARON.

Oui, c’est ma passion ;

Et tout ce qui sent l’art est mon aversion.

GORJU.

Je ne m’étonne plus si mon maître vous aime ;

Il peut vous regarder comme un autre lui-même.

LE BARON.

Aussi fait-il. Où donc est allé le cousin ?

GORJU.

Il s’habille, et s’en va visiter un voisin.

LE BARON.

À la bonne heure. Allons faire un tour de cuisine.

Quand j’aurai déjeuné, j’irai voir la cousine.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

JULIE, LISETTE

 

LISETTE.

Deux filles hors du lit au petit point du jour !

JULIE.

Dans le cœur de Paris, en été ! quel séjour !

LISETTE.

Ô la triste retraite !

JULIE.

Ô l’affreux esclavage !

LISETTE.

Dans ce lieu renfermé, je deviendrais sauvage.

Il faut que j’aille un peu respirer le grand air,

Et je baise les mains à monsieur de Sanspair.

JULIE.

Si tu sors de chez lui, tu perdras ta fortune.

Mon frère est libéral, et, quoiqu’il m’importune,

Je tâche à lui complaire autant que je le puis.

Aide-moi, je te prie, à charmer mes ennuis.

Je me contrains bien, moi.

LISETTE.

Mais pas trop, ce me semble :

Et votre frère et vous, vous êtes mal ensemble.

JULIE.

Il est vrai. Pour pouvoir avec lui s’accorder,

Jusqu’à nos trisaïeux il faut rétrograder :

Il veut que, comme lui, je reprenne leur mode.

Il trouve le panier ridicule, incommode ;

Et pour cet ornement il marque tant d’horreur...

LISETTE.

Convenez que le vôtre est d’une riche ampleur ;

Je ne m’étonne pas qu’il lui choque la vue.

JULIE.

Si j’avais moins de crainte et moins de retenue,

Il serait bien plus ample ; et j’en vois chaque jour

Qui surpassent le mien par leur vaste contour.

LISETTE.

En ce cas, ils sont donc d’une grandeur énorme,

Et rien n’est plus hideux. Pour moi, je me réforme

Comme vous le voyez, et je m’en trouve bien.

JULIE.

Tu charmeras mon frère, et tu n’y perdras rien.

LISETTE.

Que n’avez-vous pour lui la même complaisance ?

JULIE.

Dieu m’en garde ! À mon âge il est permis, je pense,

Et de suivre la mode, et même de l’outrer.

Je fais mon plus grand soin du soin de me parer.

Rien ne me flatte plus qu’une mode nouvelle ;

Car sans être à la mode on ne peut être belle :

La plus extravagante a des grâces pour moi ;

Et la mode, en un mot, est ma suprême loi.

LISETTE.

Du comte de Sanspair vous êtes le contraste :

La mode lui fait peur ; il abhorre le faste.

Non, je ne comprends pas qu’un frère et qu’une sœur

Puissent, à cet excès, différer par l’humeur :

Et l’on peut fort bien dire en cette conjoncture,

Que la variété fait briller la nature.

JULIE.

Mon frère me croit folle ; et moi, de mon côté,

Je regarde en pitié sa singularité.

LISETTE.

La moitié des humains rit aux dépens de l’autre.

Monsieur a sa manie, et vous avez la vôtre ;

Mais la sienne, du moins, a de si beaux motifs,

Que, malgré qu’on en ait, ils sont persuasifs.

Le ridicule suit ses façons singulières ;

Mais on aime le fond, en riant des manières.

Et d’ailleurs, les grands biens qu’il destine pour vous...

JULIE.

Mais il veut de sa main me donner un époux :

Et quel époux, Lisette ! Un grossier personnage,

Un brutal campagnard, dont l’air et le langage,

L’esprit, les sentiments, semblent se disputer

L’honneur de me déplaire et de me dégoûter.

LISETTE.

Leur succès est complet.

JULIE.

Il est vrai, je l’abhorre.

Ah ! qu’il est différent de celui que j’adore !

Car, il faut l’avouer, j’en suis folle ; et mon cœur...

LISETTE.

Oui, le comte d’Arbois est un joli seigneur ;

Mais c’est un petit maître : et jamais votre frère

Ne s’accommodera d’un pareil caractère.

Tout homme du bel air est son aversion.

JULIE.

Et pour moi le bel air est la perfection.

Vois si je puis aimer l’homme qu’on me destine.

LISETTE.

Voilà belle matière à votre humeur mutine ;

Elle risquera tout pour le comte d’Arbois.

JULIE.

Oui.

LISETTE.

Mais si votre frère, entêté de son choix,

Vous force à l’accepter ?

JULIE.

Oh ! je connais mon frère ;

Il est bon. En tout cas, je fuirai chez ma mère ;

J’irai la retrouver.

LISETTE.

Elle vous blâmera,

Je vous le garantis, et vous ramènera.

JULIE.

Eh bien donc ! un couvent me servira d’asile.

LISETTE.

Quel asile pour vous !

JULIE.

Oui, j’y vivrai tranquille,

Mon cœur y sera libre.

LISETTE.

Ô triste liberté !

Que bientôt votre cœur en sera rebuté !

Allez, je vous connais ; et vous n’êtes point faite

Pour trouver des douceurs au fond d’une retraite ;

Vous y mourriez d’ennuis. Un cruel repentir

Vous ferait désirer ardemment d’en sortir ;

Et vous éprouveriez bientôt, je vous assure,

Qu’un sot mari vaut mieux qu’une étroite clôture.

Vous rêvez ?

JULIE.

Il est vrai. Tes discours me font peur.

LISETTE.

Vous voyez que je lis au fond de votre cœur.

JULIE.

Mais enfin dis-moi donc quel parti je dois prendre.

LISETTE.

Tant que vous le pourrez, tâchez de vous défendre.

Puis aux expédients il faudra recourir.

JULIE.

Le danger est pressant. Veux-tu me secourir ?

LISETTE.

Volontiers. Quel moyen faut-il que je hasarde ?

JULIE.

Regarde-moi, de grâce.

LISETTE.

Eh bien ! je vous regarde.

JULIE.

Ne devines-tu point ce que disent mes yeux,

Lisette ?

LISETTE.

Oh ! vraiment oui ; je les entends au mieux.

Ne me disent-ils pas qu’ils voudraient que le Comte

Pût s’introduire ici ?

JULIE.

Je l’avoue à ma honte ;

Je souhaite avec lui deux moments d’entretien.

Ne pourrais-tu m’aider ?

LISETTE.

Moi ? Non, je ne puis rien.

Le portier du logis est un lutin terrible,

Un Argus à cent yeux, un monstre inaccessible.

JULIE.

Tâche d’amadouer ce dangereux lutin.

LISETTE, apercevant Pasquin.

Que vois-je ? Le bonheur nous vient de bon matin !

C’est un homme. Aurait-il quelque chose à me dire ?

Je m’en vais lui parler.

JULIE.

Et moi, je me retire.

 

 

Scène II

 

LISETTE, PASQUIN

 

PASQUIN, regardant Lisette de loin.

Je ne la connais point, mais j’aime son minois ;

Et mon air lui revient, à ce que j’aperçois.

LISETTE, lui faisant la révérence.

Monsieur... je ne sais qui, je suis votre servante.

PASQUIN.

Belle... je ne sais quoi, dont la mine attrayante

Dès le premier abord m’égratigne le cœur,

Je suis assurément votre humble serviteur.

LISETTE.

Nous nous donnons ici de beaux noms l’un à l’autre.

En vous disant le mien, apprendrais-je le vôtre ?

PASQUIN.

Oui-dà. Si par hasard je m’appelais Pasquin ?...

LISETTE.

Et moi Lisette ?

PASQUIN.

Vous ? Je veux être un faquin,

S’il fut jamais un nom plus doux à mon oreille.

LISETTE.

À celui de Pasquin il revient à merveille.

Ces noms paraissent faits l’un pour l’autre.

PASQUIN.

À ravir.

Eh bien ! je suis Pasquin, tout prêt à vous servir.

LISETTE.

C’est très bien fait à vous. Pour moi, je suis Lisette.

PASQUIN.

Vos yeux me l’avoient dit, adorable poulette.

Et je vous avouerai que je me suis douté

Que vous serviez céans quelque jeune beauté.

LISETTE.

Oui. Mais mon temps m’est cher ; je crains qu’on ne m’attende.

Venons d’abord au fait.

PASQUIN.

C’est ce que je demande.

LISETTE.

Vous ne m’entendez pas.

PASQUIN.

Pardonnez-moi.

LISETTE.

Comment ?

PASQUIN.

Vous voulez nous lier dès le premier moment

Par un don mutuel de notre confiance.

LISETTE.

Oh ! la mienne ne va qu’après l’expérience :

Pour pouvoir l’obtenir, il faut la mériter.

PASQUIN.

Voyons. Par quels moyens peut-on la cimenter ?

LISETTE.

D’abord, apprenez-moi le nom de votre maître.

Aurais-je, par hasard, l’honneur de le connaître ?

PASQUIN.

Cela se peut.

LISETTE.

Fort bien. Sachons à quel dessein

Vous nous rendez visite, et de si bon matin.

PASQUIN.

Nous y viendrons.

LISETTE.

Tant mieux. Ensuite il faut m’instruire

Des moyens qui céans ont su vous introduire ;

Car on n’y peut entrer que difficilement.

PASQUIN.

Avant que je réponde, il faut premièrement

M’éclaircir sur un point.

LISETTE.

Parlez, je vous supplie.

PASQUIN.

Vous servez céans ?

LISETTE.

Oui.

PASQUIN.

Mais... servez-vous Julie ?

LISETTE.

Elle-même.

PASQUIN.

Ah, parbleu ! j’en suis ravi.

LISETTE.

Pourquoi ?

PASQUIN.

Je m’en vais vous le dire. Oh ! tout doux. Dites-moi,

Savez-vous son secret ?

LISETTE.

À fond.

PASQUIN.

Bonne nouvelle.

LISETTE.

C’est monsieur de Sanspair qui m’a mise auprès d’elle ;

Mais, bien loin de répondre à son intention,

Je veux aider sa sœur... Quelle indiscrétion !

Si vous m’alliez trahir...

PASQUIN.

Rassurez-vous, ma chère.

Je viens servir ici sous votre ministère.

Vous me guiderez bien, à ce que je prévois.

Sachez que j’appartiens...

LISETTE.

Est-ce au comte d’Arbois ?

PASQUIN.

C’est toi qui l’as nommé.

LISETTE.

L’agréable aventure !

Et que votre présence en ce lieu nous rassure !

Mais, dans notre prison, par quel secret ressort

Avez-vous pénétré ?

PASQUIN, lui montrant une lettre.

Voici mon passeport.

LISETTE, lisant l’adresse.

« Au comte de Sanspair. »

PASQUIN.

La lettre est de sa mère ;

Elle m’envoie à lui.

LISETTE.

Ho, ho ! pour quelle affaire ?

PASQUIN.

Pour être à son service.

LISETTE.

En quelle qualité ?

PASQUIN.

Mais... de valet de chambre.

LISETTE.

Eh ! vous avez quitté

Le Comte ?

PASQUIN.

Point du tout. Ce n’est qu’un tour d’adresse.

Ne pouvant s’introduire auprès de sa maîtresse,

Que l’on tient renfermée en ce triste réduit,

Près d’elle il a voulu que je fusse introduit,

Afin que par mes soins il pût l’être lui-même.

Nous avons mis en œuvre un plaisant stratagème.

La mère de Sanspair lui cherchait un valet,

Homme d’esprit, alerte, intelligent, bien fait ;

Mon maître l’ayant su par une vieille femme,

Qui sert depuis longtemps chez cette bonne dame,

À si bien fait sous main, qu’elle m’a demandé.

Je me suis présenté si bien recommandé ;

Ma figure, d’ailleurs, sans me donner de gloire,

M’a si bien appuyé, comme vous pouvez croire,

Que la vieille marquise a pris du goût pour moi,

Et m’envoie à son fils, qui, comme elle, je crois,

Prévenu par la lettre en ma faveur écrite,

Ne balancera pas à goûter mon mérite.

LISETTE, lui faisant la révérence.

Oh ! je n’en doute point.

PASQUIN, d’un ton fier.

Et vous avez raison.

LISETTE.

Recevez cependant une utile leçon,

Et sachez ce que c’est que votre nouveau maître.

Tout ce que l’on n’est point, il se pique de l’être,

Homme particulier dans ses opinions,

Comme dans ses discours et dans ses actions.

PASQUIN.

C’est un original, je l’ai su par sa mère ;

Et j’ai dressé mon plan suivant son caractère.

LISETTE.

C’est un homme, en un mot, qui ne ressemble à rien.

PASQUIN.

Tout étrange qu’il est, je trouverai moyen

De m’attirer bientôt toute sa confiance.

Gouverner les esprits est ma grande science ;

C’est mon fort. Propre atout, j’entre dans tous les goûts

Et je sais, comme on dit, hurler avec les loups.

Mes talents, à vos yeux, vont tout d’un coup paraître.

Ici dans un moment vous verrez mon vrai maître.

LISETTE.

Comment entrera-t-il ? Le portier de céans

Est un diable.

PASQUIN.

Il est vrai. Mais vingt louis comptants,

Et vingt autres promis, le rendant plus traitable,

J’ai trouvé le moyen d’apprivoiser le diable ;

J’en ai fait un mouton. Et mon entrée ici,

Pour le comte d’Arbois, a déjà réussi.

LISETTE.

C’est débuter, pour lui, par un beau coup d’adresse.

PASQUIN.

Mais il n’est pas le seul pour qui je m’intéresse.

LISETTE.

Et pour qui donc encor ?

PASQUIN.

Pour sa charmante sœur ;

Et je veux prévenir Sanspair en sa faveur :

J’en ai l’ordre secret. À l’insu de leur père,

Je viens ici servir et la sœur et le frère.

LISETTE.

Eh ! que veut cette sœur à monsieur de Sanspair ?

PASQUIN.

Le mystère est profond ; s’il était découvert,

Cela dérangerait des mesures secrètes,

Qu’on ne peut confier qu’à des filles discrètes.

LISETTE.

Vous ne comptez donc pas sur ma discrétion ?

PASQUIN.

Pas encor tout-à-fait. Mais mon intention

Est de faire avec vous plus ample connaissance.

Différons jusque-là l’entière confidence.

LISETTE.

Quand vous me connaîtrez, vous changerez de ton ;

Et... Mais séparons-nous, voici le factoton.

Au revoir.

 

 

Scène III

 

GORJU, PASQUIN

 

PASQUIN.

Je n’ai pas l’honneur de vous connaître,

Monsieur ; mais nous allons servir le même maître.

Je suis monsieur Pasquin.

GORJU.

Et moi, monsieur Gorju.

PASQUIN, lui tendant les bras.

Soyez le bien-trouvé !

GORJU, l’embrassant.

Soyez le bienvenu !

PASQUIN.

Très obligé. Gorju ! le beau nom !

GORJU.

Ce nom brille

Depuis un siècle au moins dans l’illustre famille

Des Sanspair.

PASQUIN.

Comment diable !

GORJU.

Et vous m’accorderez

Que par là les Gorju sont assez bien titrés.

PASQUIN.

Peste ! voilà pour eux un titre magnifique !

On m’avait dit qu’ici vous étiez domestique.

GORJU.

Domestique, il est vrai, mais de distinction ;

J’y suis maître d’hôtel, et, par occasion,

Valet de chambre.

PASQUIN.

Oh, oh !

GORJU.

Quand la place est vacante,

J’en fais les fonctions.

PASQUIN.

Fort bien.

GORJU.

Et je me vante

D’être de la maison l’homme le plus actif.

PASQUIN.

Votre poste ordinaire est-il bien lucratif ?

GORJU.

Oui, mais très fatigant : car, dans cette demeure,

Il faut que je sois prêt à servir à toute heure,

Jour ou non ; à Monsieur cela n’importe pas,

Et son appétit seul est l’heure du repas.

Point de repos pour nous, à moins qu’il ne s’endorme.

PASQUIN.

Eh ! comment soutient-il cette dépense énorme ?

Il se ruine.

GORJU.

Lui ? Tous les ans, par ses soins,

Mon maître met à part cent mille francs au moins.

Outre qu’il est très riche, il garde un si grand ordre,

Que sur ses revenus personne ne peut mordre.

Il rit de nos seigneurs, qui, faisant les fendants,

Laissent régner chez eux messieurs les intendants,

Et leur donnent le droit de les mettre au pillage.

PASQUIN.

On le traite de fou ; moi, je dis qu’il est sage :

Se passer d’intendant, c’est l’être au dernier point.

En se volant soi-même, on ne s’appauvrit point.

GORJU.

Bien dit.

PASQUIN.

Sa garde-robe est-elle magnifique ?

GORJU.

Point du tout, car il est amoureux de l’antique.

Bien loin de se régler sur les modes du temps,

Celle dont il se pare a du moins cinquante ans.

Ses poches sont en long, ses perruques crêpées.

Les hommes d’aujourd’hui lui semblent des poupées.

Il aime un habit simple et plein de gravité.

Mais, ce qui prouve mieux sa singularité,

Cet homme simple, uni, veut que ses domestiques

Soient tous, selon leur ordre, en habits magnifiques,

Que la mode, surtout, les fasse bien briller :

Dès qu’il en paraît une, il nous fait habiller ;

Vous en pouvez juger par l’habit que je porte ;

Il est fort au-dessus d’un homme de ma sorte.

PASQUIN.

Il vous sied à ravir.

GORJU.

Oh ! votre serviteur.

PASQUIN.

Je vous ai pris d’abord pour un petit seigneur.

GORJU.

J’en ai, sans me vanter, et le port et l’allure.

Mais chut. Voici Monsieur.

PASQUIN, à part.

Ô la bonne figure !

 

 

Scène IV

 

SANSPAIR, GORJU, PASQUIN

 

SANSPAIR, à part, en rêvant.

Elle n’est pas levée, et son père est sorti ;

Ah ! que j’en suis fâché ! J’avais pris mon parti ;

Que sais-je si j’aurai toujours la même force ?

Mon esprit et mon cœur vont rentrer en divorce :

Mais qui l’emportera du cœur ou de l’esprit ?

Apercevant Pasquin.

Que veut cet homme-là ?

PASQUIN.

Ce petit mot d’écrit

Vous apprendra, Monsieur, le sujet qui m’amène.

SANSPAIR.

Ah, ah ! c’est de ma mère. Elle a donc pris la peine

De me chercher quelqu’un qui pût me convenir.

Monsieur Gorju !

GORJU.

Monsieur !

SANSPAIR.

Songez à me tenir

Un dîner prêt. Je sens mon appétit renaître.

GORJU.

Pour quelle heure, Monsieur ?

SANSPAIR.

Pour quelle heure ? Peut-être

Dans le moment, ou bien un peu plus tard. Enfin

Je vous avertirai sitôt que j’aurai faim.

GORJU.

Le rôt est presque cuit, je crains qu’il ne se gâte.

SANSPAIR.

Faites-en mettre un autre, et surtout qu’on se hâte.

 

 

Scène V

 

SANSPAIR, PASQUIN

 

SANSPAIR, ouvrant la lettre.

Voyons ce qu’on m’écrit sur l’homme que voici.

Je compte que ma mère aura bien réussi,

Car elle a le goût sûr, et n’est pas fort crédule :

Pour moi, je le suis trop, et j’en suis ridicule.

À Pasquin.

Couvrez-vous, mon ami.

PASQUIN.

Moi, Monsieur ?

SANSPAIR.

Entre nous,

Point de cérémonie.

PASQUIN.

Un valet...

SANSPAIR.

Couvrez-vous,

Vous dis-je ; je le veux.

PASQUIN.

Vous oubliez, je pense,

Que je suis domestique, et que la bienséance...

SANSPAIR.

La bienséance veut que vous m’obéissiez.

PASQUIN.

J’y serai toujours prêt, quoi que vous m’ordonniez.

De ma soumission si vous faites l’épreuve,

Je vais, en me couvrant, vous en donner la preuve.

SANSPAIR.

Ah ! ce trait-là me plaît.

PASQUIN, se couvrant.

Quand l’ordre est si pressant,

Il vaut mieux être sot que désobéissant.

SANSPAIR.

On ne peut dire mieux. Pour peu qu’on vous entende,

Vous n’avez pas besoin que l’on vous recommande.

Lisons pourtant.

Il lit.

« Mon fils, vos singularités,

« Quoique j’y sois accoutumée,

« Me paraissent toujours d’étranges nouveautés,

« Qui donnent du relief à votre renommée.

« Pour un valet de chambre, avoir recours à moi,

« C’est une idée assez plaisante :

« N’importe, j’ai trouvé, je croi,

« L’homme qui vous convient ; et j’en suis très contente. »

Le préambule est long, mais lisons jusqu’au bout.

Il lit.

« C’est un joli garçon... »

PASQUIN, faisant une brusque et profonde révérence.

Ah, Monsieur ! point du tout.

SANSPAIR.

Ne m’interrompez plus ; et trêve de courbettes.

On ne m’impose point par ces façons discrètes,

Dont un orgueil caché sait toujours se munir.

Quand on a du mérite, il faut en convenir.

PASQUIN.

Je n’y manquerai pas.

À part.

Cet homme est très comique.

Et me paraît avoir un coin de lunatique.

SANSPAIR lit.

« C’est un joli garçon, bien sensé, plein d’esprit,

« Et qui ne dément point ce qu’on m’en avait dit. »

Ma mère n’a jamais prodigué la louange.

PASQUIN, d’un ton modeste.

Monsieur...

SANSPAIR.

Vous avez donc de l’esprit ?

PASQUIN.

Comme un ange !

Puisque vous le voulez, j’en conviens bonnement.

SANSPAIR, en souriant.

Un aveu si naïf est un aveu charmant.

Il lit.

« Il est exact, adroit, sincère ;

« De plus, on me répond de sa fidélité :

« Mais ce qui va bien plus vous plaire,

« De ses talents, celui qu’on m’a le plus vanté,

« C’est qu’il a le don de se taire. »

Ô merveilleux talent, plus précieux que l’or !

Si vous le possédez, vous êtes un trésor.

Mais le possédez-vous, dites-moi ? Puis-je croire

Qu’un domestique atteigne à ce genre de gloire ?

Vous êtes donc le seul que la faveur des cieux

Ait jamais honoré de ce don précieux ?

Êtes-vous ce prodige ? Allons, soyez sincère.

Répondez. Est-il vrai que vous savez vous taire ?

Morbleu ! répondez donc. Vous vous moquez, je crois.

PASQUIN.

Mon silence, Monsieur, vous répondait pour moi.

SANSPAIR.

Par ma foi, ce garçon commence à me confondre.

Un sage de la Grèce eût-il pu mieux répondre ?

Embrassez-moi, mon cher.

PASQUIN, reculant.

Ah ! Monsieur !...

SANSPAIR.

Sans façon.

PASQUIN.

Quoi ! mon maître avec moi ferait comparaison ?

Si jusqu’à me couvrir j’ai poussé l’impudence...

SANSPAIR.

Faites ce qu’on vous dit. J’aime l’obéissance.

Ils s’embrassent.

Asseyons-nous.

PASQUIN.

M’asseoir !

SANSPAIR, vivement.

Encore ? Au premier mot...

PASQUIN, s’asseyant brusquement.

Vous voyez bien, Monsieur, que je ne suis qu’un sot.

SANSPAIR.

Je vois tout le contraire. Approchez. Mes manières

Ont de quoi vous surprendre ; elles sont singulières,

Je l’avoue, et d’abord vous l’avez dû sentir.

Le vulgaire imbécile ose s’en divertir ;

Il me croit ridicule ; et vous-même, peut-être,

Vous le croyez aussi. Quoi ! direz-vous, un maître

Forcer son domestique à s’asseoir près de lui,

Et même à se couvrir ! Il est vrai qu’aujourd’hui

Donner à ses valets une telle licence,

C’est pousser la bonté jusqu’à l’extravagance.

On n’agit point ainsi dans les moindres maisons.

Mais vous avez du sens, écoutez mes raisons.

Je suis homme.

PASQUIN.

À coup sûr.

SANSPAIR.

Voilà mon plus beau titre,

Fussé-je des humains, ou le maître, ou l’arbitre.

Oui, mon cher, je suis homme, et vous l’êtes aussi,

N’est-il pas vrai ?

PASQUIN.

Du moins je l’ai cru jusqu’ici.

Mais entre vous et moi la différence est belle.

SANSPAIR.

Moi, je n’en connais point qui soit essentielle.

Un homme en vaut un autre, à moins que par malheur

L’un d’eux n’ait corrompu son esprit et son cœur :

Car quel est des mortels le plus considérable ?

C’est le plus vertueux et le plus raisonnable.

Et quel est le plus vil ? C’est le plus vicieux.

Il a beau se targuer de ses nobles aïeux,

Beau se croire au-dessus de tous tant que nous sommes,

Dès qu’il est corrompu, c’est le dernier des hommes.

Malgré les préjugés de l’éducation,

Je ne vois point entre eux d’autre distinction ;

Le reste est chimérique aux yeux d’un homme sage :

Par conséquent sur vous je n’ai nul avantage ;

Et je dois oublier ce que vous respectez,

Si nous sommes égaux en bonnes qualités.

Vous ouvrez de grands yeux, et gardez le silence !

Sentez-vous entre nous quelque autre différence ?

PASQUIN.

Oui, Monsieur, je la sens, ou je serais un fat :

Vous êtes un seigneur ; moi, qui suis-je ? un pied plat.

SANSPAIR.

Mais par quelle raison ?

PASQUIN.

Je ne puis vous la dire.

SANSPAIR.

Ni moi non plus. Le sort, exerçant son empire,

Vous a traité fort mal, et m’a fort bien traité.

Mes ancêtres jadis ont beaucoup éclaté,

Et, par des actions brillantes, héroïques,

M’ont acquis de grands biens, des titres magnifiques,

Qui, par succession, sont venus jusqu’à moi.

Vos ancêtres à vous...

PASQUIN.

Mes ancêtres ? Ma foi,

Je n’ai pas, comme vous, l’honneur de les connaître.

SANSPAIR.

Mais vous en avez eu.

PASQUIN.

Cela pourrait bien être.

SANSPAIR.

Le fait est très certain. Mais qu’est-il arrivé ?

Ce que les plus puissants ont souvent éprouvé.

Comme du genre humain la fortune se joue,

Elle a mis vos aïeux au plus haut de sa roue,

Puis s’est fait un plaisir de les mettre au-dessous :

Les miens, après avoir essuyé son courroux,

De degrés en degrés sont montés à leur place ;

Pur effet du hasard ou d’une heureuse audace,

Vrai jeu de la bascule. Un côté penche en bas,

En faisant monter l’autre : et je ne comprends pas

Qu’un grand, qui voit régner cette vicissitude,

Puisse de la hauteur contracter l’habitude.

Tout homme que le sort fit naître d’un haut rang,

Doit se dire en secret : « Je suis d’un noble sang,

« Un autre est d’un sang vil, à ce que j’imagine ;

« Nous remontons pourtant à la même origine. »

Voilà comme je pense, et la raison pourquoi

Je veux que sans contrainte on agisse avec moi.

Toujours les premiers temps présents à ma mémoire,

Étouffent de mon cœur et l’enflure et la gloire :

Je me fais un plaisir de le mortifier,

Et c’est ce qui surtout me rend très singulier.

Les hommes sont si fous, qu’on ne peut être sage

Qu’à force d’éviter ce qu’on voit en usage.

PASQUIN.

Vous dites vrai, Monsieur ; tous les hommes sont fous.

Il n’est plus ici-bas d’homme sage que vous.

SANSPAIR, se levant brusquement.

Ah ! fi ! vous me flattez. Quelle indigne bassesse !

PASQUIN.

Je croyais que des grands vous aviez la faiblesse :

La louange est pour eux un si friand ragoût,

Que je la prodiguais pour flatter votre goût ;

Mais la vérité simple est le seul mets qu’il aime.

J’ai cru vous prendre au piège, et j’y suis pris moi-même.

SANSPAIR, lui prenant la main.

Oh, parbleu ! mon enfant, vous resterez ici.

Holà ! monsieur Gorju, paraissez.

 

 

Scène VI

 

GORJU, SANSPAIR, PASQUIN

 

GORJU.

Me voici.

Le dîner vous attend.

SANSPAIR.

Tout à l’heure.

GORJU, à part.

J’enrage.

SANSPAIR.

Qu’on donne à ce garçon l’habit et l’équipage

Que j’avais destinés pour son prédécesseur.

Cet homme est justement de la même hauteur.

 

 

Scène VII

 

SANSPAIR, PASQUIN

 

SANSPAIR.

Dites-moi, s’il vous plaît, quel était votre maître ?

PASQUIN.

Il logeait ici près ; vous pourriez le connaître.

SANSPAIR.

Je ne connais personne.

PASQUIN.

Il allait quelquefois

Ou dîner, ou souper chez le marquis d’Arbois.

SANSPAIR.

Ah, ah ! de ce Marquis connaissez-vous la fille ?

PASQUIN.

Mais j’en ai ouï parler. Ô l’étrange famille !

SANSPAIR.

En quoi donc ?

PASQUIN.

Ce seigneur a deux enfants ; un fils

Aussi grave et posé qu’un homme à cheveux gris,

Plus singulier que vous à la fleur de son âge.

SANSPAIR.

Est-il possible ?

PASQUIN.

Oui.

SANSPAIR.

Cet homme est né bien sage !

PASQUIN.

C’est un Caton sans barbe. Et sa sœur, à mon sens,

Est encor plus bizarre ; elle a vingt et deux ans

Tout au plus : à cet âge, au lieu d’être galante,

Vive, enjouée...

SANSPAIR.

Eh bien ?

PASQUIN.

Elle fait la savante ;

Elle lit jour et nuit les plus anciens auteurs ;

Elle en sait plus, dit-on, que les plus grands docteurs.

SANSPAIR, transporté.

Tout de bon ?

PASQUIN.

Oui, Monsieur.

SANSPAIR.

Fort bien. Et sa figure ?

PASQUIN.

Charmante, à ce qu’on dit.

SANSPAIR.

L’aimable créature !

PASQUIN.

Oh ! oui. Mais toujours lire est un tic rebutant.

SANSPAIR.

Plût au ciel que ma sœur eût le même penchant !

Mais, loin d’étudier, c’est une jeune folle

Qui n’aime que le faste, et cela me désole.

Un homme simple, uni, bien loin de la toucher,

Est un monstre à ses yeux, et n’ose l’approcher.

Lorsqu’en vos beaux habits je vous ferai paraître,

Je veux que vous preniez les airs d’un petit-maître.

Les possédez-vous bien ?

PASQUIN.

Monsieur, sans vanité,

J’ai de rares talents pour la fatuité.

SANSPAIR.

Je l’avais deviné par votre contenance.

Livrez-vous hardiment à votre impertinence.

De vos talents exquis je m’en vais m’amuser,

Pour plaisanter ma sœur et la désabuser.

Son goût s’est déclaré par les airs à la mode :

Je n’examine point de plus sûre méthode,

Pour les lui faire enfin haïr et détester,

Que d’avoir un valet propre à les imiter.

Par cette comédie elle pourra connaître

Que d’un homme de rien on fait un petit-maître ;

Et qu’un jeune seigneur, sous ce fade maintien,

D’un homme d’un haut rang fait un homme de rien.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE COMTE, PASQUIN

 

PASQUIN, menant son maître par la main.

Entrez vite, et sans bruit.

LE COMTE.

Voilà bien du mystère !

PASQUIN.

Pour venir à vos fins rien n’est plus nécessaire.

LE COMTE.

Bon ! Sanspair est-il donc un homme à redouter ?

PASQUIN.

Par vos airs étourdis vous allez tout gâter.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, LISETTE, PASQUIN

 

LISETTE.

C’est vous, monsieur le Comte ?

PASQUIN.

Oui, grâce à mon adresse.

LISETTE.

Soyez le bien venu.

LE COMTE.

Montons chez ta maîtresse.

LISETTE.

Tout doux. Elle viendra dans un petit moment.

LE COMTE.

Mène-moi sans tarder à son appartement.

LISETTE.

Du sang-froid, s’il vous plaît.

LE COMTE.

Le sang-froid m’importune.

PASQUIN.

Croyez-vous donc céans être en bonne fortune ?

LE COMTE.

Non pas. Mais, ennemi de la formalité,

J’aime que l’on réponde à ma vivacité.

LISETTE.

L’excès de votre feu pourrait ici vous nuire.

PASQUIN.

Soyez plus circonspect.

LE COMTE.

Ce faquin me fait rire.

Circonspect ! Eh, fi donc ! ce n’est pas le bon air.

LISETTE.

C’est celui qui convient chez monsieur de Sanspair.

LE COMTE.

Mais tu ne sais donc pas que j’aime à la folie ?

Le moyen ?... Ah ! je vois ma charmante Julie.

 

 

Scène III

 

JULIE, LE COMTE, PASQUIN, LISETTE

 

LE COMTE, prenant la main de Julie.

Eh bien ! mon adorable, enfin voici le jour

Où nous pourrons en forme exprimer notre amour ;

Car je crois qu’entre nous il est très réciproque,

Et que de vous à moi tout est sans équivoque.

JULIE, bas, à Lisette.

Ah ! qu’il est différent de ce vilain Baron !

LISETTE, bas, à Julie.

D’accord : mais il a l’air un peu trop fanfaron.

JULIE, bas, à Lisette.

C’est le bon air.

LISETTE, bas, à Julie.

Tant pis.

LE COMTE, à Julie.

Vous balancez, me semble.

Quoi ! la consultez-vous ?

JULIE.

Non. Mais c’est que je tremble.

LE COMTE.

Eh ! de quoi tremblez-vous ?

JULIE.

Mon frère peut venir.

LE COMTE.

Qu’il vienne. Ne songeons qu’à nous entretenir

En pleine confiance ; et, s’il survient un frère,

Pour le rendre traitable, on sait ce qu’on doit faire.

JULIE.

Bon Dieu ! que dites-vous ? Il faut le ménager ;

Mon sort dépend de lui.

LE COMTE.

Je saurai l’engager

À m’être favorable : et, selon l’apparence,

Il ne peut ignorer mon rang et ma naissance.

Un homme de ma sorte ose se présenter,

Et ne sent rien en soi qu’on puisse rebuter.

JULIE.

Je ne vois rien en vous qui n’ait le don de plaire ;

Mais peut-être est-ce assez pour dégoûter mon frère.

LE COMTE.

Pour le dégoûter ?

LISETTE.

Oui.

LE COMTE.

Parbleu ! vous m’étonnez.

Quel travers est-ce là ?

JULIE.

Le ton que vous prenez,

Vos manières, vos airs, que je trouve admirables,

Pourraient bien à ses yeux paraître insupportables.

LISETTE.

Oh ! je vous en réponds.

LE COMTE.

Ma foi, tant pis pour lui.

Je suis précisément ce qu’on est aujourd’hui.

PASQUIN.

Précisément voilà ce qu’il ne faut pas être

Devant lui. Savez-vous comment il faut paraître

Pour s’emparer du cœur du comte de Sanspair ?

Prudent, sage ; en un mot, renoncer au bon air.

LE COMTE, en riant.

Prudent ! sage ! Oh, parbleu ! le projet est risible.

LISETTE.

Pour un amant bien tendre, il n’est rien d’impossible.

LE COMTE.

La maxime est touchante, elle a le tour nouveau ;

Et jamais l’Opéra n’a rien dit de plus beau.

Je veux la mettre en chant.

LISETTE.

Si vous êtes bien sage,

Vous songerez plutôt à la mettre en usage.

LE COMTE.

Comment diable ! voilà de la précision !

Cette fille a l’esprit plein de réflexion ;

Et je vous avouerai qu’elle me persuade.

À Julie.

Votre frère, ma belle, a donc l’esprit malade ?

JULIE.

Un peu visionnaire ; et, s’il faut dire tout,

Vous êtes trop charmant pour être de son goût.

LE COMTE.

Il faut m’en consoler, puisque je suis du vôtre ;

Car nous avons le don de nous charmer l’un l’autre,

N’est-il pas vrai ? Du moins vos beaux yeux me l’ont dit :

Expliquez-vous comme eux.

JULIE.

Leur langage suffit.

LE COMTE.

Non. J’attends un aveu de votre aimable bouche.

Ma proposition, je crois, vous effarouche ?

JULIE.

Il est vrai ; car enfin...

LE COMTE.

Ah ! vous faites l’enfant !

Dites-moi : je vous aime ; et je suis triomphant.

JULIE.

Moi ! vous dire cela ! Dites-le-moi vous-même.

LE COMTE.

Oh, parbleu ! volontiers, et cent fois. Je vous aime,

Et je vous fais serment que mon fidèle amour

Éclatera pour vous jusqu’à mon dernier jour.

Les transports que je sens vont jusques à l’extase.

Si je ne vous dis vrai, que la foudre m’écrase,

Puissé-je en cet instant mourir à vos genoux.

En se levant.

Est-ce là s’expliquer ? Allons, ma reine, à vous.

JULIE, d’un air confus.

Monsieur, en vérité...

LE COMTE.

La réponse est gentille.

LISETTE.

C’est vous répondre assez pour une honnête fille.

Vous aimez, on vous aime, et j’en suis caution.

LE COMTE.

Corps pour corps ?

LISETTE.

Oui, Monsieur. Il n’est plus question

Que de gagner son frère ; et c’est là l’enclouure.

LE COMTE.

Que faire pour cela ?

LISETTE.

Changer votre figure,

Vos manières, vos tons, vos discours.

LE COMTE.

Oh ! ma foi,

Tu me demandes trop.

LISETTE.

Et je vous soutiens, moi,

Qu’avec beaucoup d’esprit et beaucoup de tendresse,

On sait se retourner. Songez que le temps presse.

LE COMTE, en riant.

Oh ! je n’en doute pas.

JULIE.

Vous l’interprétez mal.

Le temps est précieux, quand on craint un rival.

LE COMTE.

Quel est-il ?

PASQUIN.

Un baron.

JULIE.

Appuyé de mon frère.

LE COMTE.

Un baron, dites-vous ?

LISETTE.

Oui ; de la Garouffière.

JULIE.

Je le hais, je l’abhorre ; et mon frère en est fou.

LE COMTE.

D’où sort cet animal ?

LISETTE.

Il nous vient du Poitou.

LE COMTE.

Laissez-moi faire, allez, et vous verrez merveilles.

Je veux, devant Sanspair, lui couper les oreilles.

PASQUIN.

Belle expédition !

LISETTE.

Voilà le vrai moyen

De vous faire une affaire, et de n’y gagner rien.

LE COMTE.

Quoi ! j’aurai pour rival un pareil personnage,

Un campagnard, un sot !

LISETTE.

Il l’est à triple étage ;

Et c’est par là qu’il plaît au comte de Sanspair,

Qui le détesterait s’il avait le bon air.

PASQUIN.

Voulez-vous obtenir votre aimable maîtresse ?

Usez avec Sanspair et d’esprit et d’adresse.

Sous de graves habits cachez l’air cavalier,

Pour paraître à ses yeux bizarre et singulier,

Et, de la tête aux pieds, tout autre que vous n’êtes.

Vous gagnerez son cœur, si vous le contrefaites ;

Sinon, tenez-vous sûr qu’il vous rebutera.

LE COMTE.

Je veux bien l’imiter ; mais qui me l’apprendra ?

PASQUIN.

Moi. Je le sais par cœur ; et je vais vous instruire.

Soyez sage un quart d’heure, et laissez-vous conduire.

LE COMTE, à Julie.

Pour m’assurer de vous, je vais me transformer ;

Et vous éprouverez que je sais l’art d’aimer.

PASQUIN, à Julie.

Madame, il faut aussi nous aider.

JULIE.

Que ferai-je ?

PASQUIN.

Sanspair va m’employer pour vous dresser un piège.

Il veut me transformer en seigneur important,

Armé de ces grands airs que vous estimez tant ;

Mais, loin de m’admirer, comme vous pourriez faire,

Traitez-moi comme un fat, et trompez votre frère.

À la ruse on peut bien se prêter décemment,

Lorsque l’hymen en doit être le dénouement.

JULIE.

C’est assez. Prenons donc une forme nouvelle.

LISETTE.

Quelqu’un vient.

LE COMTE.

C’est ma sœur. Jusqu’au revoir, ma belle.

J’espère, par mes soins, mériter votre cœur.

 

 

Scène IV

 

LA COMTESSE, JULIE, LE COMTE, LISETTE, PASQUIN

 

LA COMTESSE.

J’entre un peu librement.

LE COMTE, à la Comtesse.

Chez votre belle-sœur,

(Ou, du moins, peu s’en faut) point de cérémonie.

Approchez.

LA COMTESSE.

J’en aurais une joie infinie.

LE COMTE.

Eh bien donc ! vous l’aurez. D’avance embrassez-vous,

Et vivement.

LA COMTESSE, embrassant Julie.

Pour moi c’est un plaisir bien doux.

JULIE.

Et moi, Madame...

LE COMTE.

À l’air dont la scène commence,

Je vois que vous aurez bientôt fait connaissance.

Plus vous vous aimerez, plus je serai content.

Sans adieu.

LA COMTESSE.

Vous sortez ?

LE COMTE.

Je reviens à l’instant.

 

 

Scène V

 

LA COMTESSE, JULIE, LISETTE

 

LA COMTESSE.

Je ne m’étonne plus si mon frère vous aime.

JULIE.

Le croyez-vous, Madame ?

LA COMTESSE.

Et j’en suis sûre même.

JULIE.

Vous êtes obligeante.

LA COMTESSE.

Et sincère.

JULIE.

Entre nous,

De son penchant pour moi quelle preuve avez-vous ?

LA COMTESSE.

Quelle preuve ? Il refuse un parti très sortable,

Fille puissamment riche, et même assez aimable :

Mon père en est outré, sans avoir deviné

La cause d’où provient ce refus obstiné.

Pour moi, je la savais, et l’ai si bien cachée...

JULIE.

Votre frère m’a plu, je lui suis attachée ;

Je crois lui plaire aussi : mais par ce que j’apprends,

Pour traverser nos vœux nous avons deux tyrans.

Il cédera peut-être au pouvoir de son père :

Ma mère m’a soumise à celui de mon frère,

Qui me destine un sot, que je hais à la mort.

Des plus tendres amants voilà quel est le sort !

Toujours leur passion trouve un injuste obstacle ;

Et pour les rendre heureux, il faut quelque miracle.

 

 

Scène VI

 

SANSPAIR, écoutant sans paraître, LA COMTESSE, JULIE, LISETTE

 

LA COMTESSE, à Julie.

Vous pouvez l’espérer.

JULIE.

Ah ! je n’ose.

LA COMTESSE.

Eh ! pourquoi ?

JULIE.

Mon frère est bien bizarre.

SANSPAIR, apercevant la Comtesse.

Est-ce elle que je vois !

LA COMTESSE.

Pour moi, j’en juge mieux. Quoique dans son système

Il me paroisse outré, c’est la sagesse même.

SANSPAIR, à part, sans être vu.

C’est ma belle Comtesse. Oui ; je n’en puis douter.

Un moment à l’écart je m’en vais l’écouter.

Il faut me mettre au fait avant que de paraître.

JULIE.

Vous le connaissez mal.

LA COMTESSE.

Je crois le bien connaître.

JULIE.

Mon frère n’est pas tel que vous vous le peignez.

Lui, la sagesse même ! Ah, bon Dieu ! vous craignez

De vous ouvrir à moi sur ses bizarreries,

Mais je sais qu’on en fait mille plaisanteries.

LA COMTESSE.

Je le sais comme vous ; et je sais bien aussi

Que l’on a très grand tort. Mais n’est-il pas ici ?

Je voudrais lui parler. Vous êtes interdite !

JULIE.

Oui, Madame, il est vrai. Vous ! lui faire visite !

Vous m’étonnez.

LA COMTESSE.

Pourquoi ?

JULIE.

Les femmes lui font peur.

LA COMTESSE.

Si nous lui déplaisons, c’est pour nous un malheur.

Mais il a mon portrait, on vient de me l’apprendre ;

Et je viens le prier de vouloir me le rendre.

JULIE.

Il a votre portrait ! Rien n’est plus surprenant.

Eh ! comment l’a-t-il eu ?

LA COMTESSE.

Comme en me promenant

J’ai perdu ce portrait, sans m’en être aperçue,

Il faut que de Sanspair il ait frappé la vue ;

Et de là je conclus qu’il l’aura ramassé.

JULIE.

Jamais portrait si beau ne fut si mal placé.

À le ravoir de lui vous n’aurez pas de peine.

LA COMTESSE, en souriant.

Vous me mortifieriez, si j’étais assez vaine

Pour croire que mes traits eussent pu le frapper.

JULIE.

Lui ! d’un portrait de femme il pourrait s’occuper !

D’une telle faiblesse il est très incapable,

Quoiqu’il eût dû d’abord vous trouver adorable.

Vos traits sont accomplis, piquants et gracieux,

Mais rien de tout cela n’aura flatté ses yeux.

Considérant la Comtesse.

Ah ! Madame !

LA COMTESSE.

Quoi donc ?

JULIE.

Que cette étoffe est belle !

LA COMTESSE.

Le dessin m’en a plu ; c’est la mode nouvelle.

Cela coûte fort cher ; mais pour me contenter,

Je ne regrette point ce qu’il m’en peut coûter.

Je cours au plus nouveau.

JULIE.

C’est très bien fait, Madame.

SANSPAIR, à part.

Pour une philosophe, elle paraît bien femme !

LA COMTESSE, à Julie.

Et ces dentelles-ci, qu’en dites-vous ?

SANSPAIR, à part.

Encor !

JULIE.

Ah ! rien n’est plus parfait.

LA COMTESSE, regardant la robe de Julie.

Que j’aime ce fond d’or

Sous ces brillantes fleurs si bien distribuées !

Elles sont, à mon sens, artistement nuées.

JULIE.

Cette robe me plaît, et je la mets souvent.

Mais, suis-je bien coiffée ?

LA COMTESSE.

Un peu trop en avant.

Coiffez-vous désormais un peu plus en arrière,

Vos traits sortiront mieux. Pour moi, c’est ma manière.

SANSPAIR, à part.

Je tombe de mon haut !

JULIE, à Lisette.

Suivez cette leçon.

SANSPAIR, à part, et plus haut.

La femme la plus sage a bien peu de raison !

LA COMTESSE.

J’entends quelqu’un parler.

JULIE.

C’est mon frère, sans doute.

LISETTE.

C’est lui-même, vraiment. Je crois qu’il nous écoute.

SANSPAIR, se montrant.

Oui, j’écoute, Lisette ; et j’ai tout entendu.

JULIE.

Ce que j’ai dit de vous ?

SANSPAIR.

Je n’en ai pas perdu

Le moindre petit mot.

JULIE.

Tant pis pour vous, mon frère ;

Voilà des curieux l’aventure ordinaire.

LA COMTESSE.

Vous savez donc, Monsieur, ce qui m’amène ici ?

SANSPAIR.

Oui, Madame. Et c’est moi...

JULIE.

Je le sais bien aussi ;

Et j’ai promis pour vous...

SANSPAIR.

Promettez pour vous-même,

À la Comtesse.

Ma sœur, et point pour moi. Mon bonheur est extrême

De trouver le moment de vous entretenir,

Madame. J’ai voulu tantôt vous prévenir ;

Mais on m’a dit...

JULIE.

Oh, oh ! de la galanterie !

C’est du fruit tout nouveau.

SANSPAIR, à Julie et Lisette.

Laissez-nous, je vous prie.

JULIE.

Volontiers.

LA COMTESSE.

Non ; restez. Nous laissez-vous tous deux ?

JULIE, en sortant.

Je réponds de mon frère ; il n’est pas dangereux.

 

 

Scène VII

 

SANSPAIR, LA COMTESSE

 

SANSPAIR.

Je débute, Madame, en marquant ma surprise.

LA COMTESSE.

Eh ! de quoi, s’il vous plaît ?

SANSPAIR.

De vous voir si bien mise ;

De voir dans vos cheveux ce docte arrangement ;

De vous voir affecter cet air, cet enjouement,

Ces petites façons, ce gracieux langage,

Dont les femmes du monde ont raffiné l’usage,

Usage qui corrompt les esprits et les cœurs,

Et qui ne peut manquer d’influer sur les mœurs.

Quoi ! vous savez parler d’étoffes, de dentelles,

Et vous vous abaissez jusqu’à ces bagatelles !

Ou Monsieur votre père a voulu me tromper,

Ou la mode jamais n’a dû vous occuper ;

Vous devez l’ignorer, si vous êtes savante,

Et sentir de l’horreur pour tout ce qu’elle invente.

LA COMTESSE.

Avez-vous dit, Monsieur ?

SANSPAIR.

Je pourrais ajouter...

LA COMTESSE.

Tout ce qu’il vous plaira. Je sais l’art d’écouter,

Même certains discours qui pourraient me déplaire ;

Et j’ai, quand il le faut, la force de me taire.

SANSPAIR, à part.

Ciel ! aurait-elle encor cette perfection,

Jointe si rarement à l’érudition ?

Une femme d’esprit se forcer au silence !

Rien ne me paraît plus contre la vraisemblance.

Ils se regardent sans rien dire.

Elle se tait pourtant.

Haut.

Vous ne répondez point ?

LA COMTESSE.

Continuez, Monsieur ; j’attends le second point.

SANSPAIR, à part.

Voilà certainement une étonnante femme !

Ils gardent encore le silence.

LA COMTESSE, en souriant.

Eh bien ! vos arguments sont-ils prêts ?

SANSPAIR.

Non, Madame :

Je n’ai plus rien à dire, et je suis confondu.

LA COMTESSE.

Vous répliquerez donc quand j’aurai répondu :

Or voici ma réponse. Une femme savante

Doit cacher son savoir, ou c’est une imprudente.

Si la pédanterie est un vice d’esprit,

Que la société de tout temps a proscrit,

Et si, contre un pédant, tout le monde déclame,

Souffrira-t-on son air, ses tons dans une femme ?

Je me le tiens pour dit, mon sexe est condamné

À se borner aux riens pour lesquels il est né.

Je sais que, s’il en sort, il paraît ridicule ;

Qu’il faut qu’une savante, en public, dissimule,

Et s’impose la loi de n’y briller jamais,

Pour contraindre l’envie à la laisser en paix.

Se tenir au niveau des femmes ordinaires,

Se prêter, se livrer à des sujets vulgaires,

S’asservir à la mode, en parler doctement,

Voilà ce qu’elle doit affecter poliment :

Au lieu que son savoir la fait passer pour folle,

S’il ne se masque pas sous un dehors frivole.

J’ai dit.

SANSPAIR.

Votre discours, avec sincérité,

Me prouve votre amour pour la société.

LA COMTESSE.

À mon âge, Monsieur, faut-il que j’y renonce ?

SANSPAIR.

Je vous en convaincrai bientôt par ma réponse.

LA COMTESSE.

Nous allons voir. J’écoute avec attention.

SANSPAIR.

Tout esprit devient fort par l’érudition.

Une femme qui joint le savoir à ses charmes,

Des discours du public ne prend jamais d’alarmes ;

Elle laisse en partage à de faibles esprits

La mode et le bon air, objets de son mépris.

Loin de chercher à plaire, elle craint cette gloire ;

Son esprit sur son cœur emporte la victoire ;

Aux faibles de son sexe elle sait s’arracher,

Et le mépris des sots ne saurait la toucher.

LA COMTESSE.

Cette maxime-là me paraît un peu fière ;

Pour me persuader, elle est trop singulière :

Et je hais... (je vous parle avec sincérité)

Toute affectation de singularité.

SANSPAIR.

Vous voulez ressembler, et vous êtes savante ?

LA COMTESSE.

Si Ton n’est singulière, est-on donc ignorante ?

Erreur. Je vois souvent de sublimes esprits,

Des savants dont le monde admire les écrits ;

Mais je ne leur vois point affecter des manières

Qu’on puisse, avec raison, prendre pour singulières :

Je trouve qu’au contraire ils font tous leurs efforts

Pour cacher leur savoir sous d’aimables dehors.

Et si, chez les anciens, de doctes fanatiques

Ont cru se distinguer sous les haillons cyniques,

Les plus sages mortels ont toujours méprisé

Les écarts singuliers d’un orgueil déguisé.

Et Socrate, et Platon, les sages de la Grèce,

D’un doux extérieur ont orné la sagesse :

On ne les a point vus, par singularité,

Rompre tous les liens de la société,

Affecter des façons qui n’ont point de semblables,

Et, pour se distinguer, se rendre insupportables.

SANSPAIR, vivement.

Je verrais de sang-froid tant d’erreurs, tant d’abus ?

Je pourrais fréquenter des hommes corrompus ?

LA COMTESSE.

Eh ! qui parle de vous ? Ma thèse est générale.

8ANSPAIR.

Ah ! je ne sens que trop où tend votre morale.

LA COMTESSE.

Comment ! vous êtes donc un homme singulier ?

SANSPAIR.

Oui. Je respire l’air en mon particulier.

En tous lieux la raison est ma seule compagne.

Quand le beau monde accourt, je fuis à la campagne ;

Le plaisir d’être seul m’y fait braver le nord,

Et j’accours à Paris, quand le beau monde en sort.

LA COMTESSE.

Moi, je veux qu’à son siècle un sage s’accommode.

Une sagesse outrée est toujours incommode,

Dégoûte, irrite, offense au lieu de corriger.

De sa mauvaise humeur on cherche à se venger ;

Pour la rendre odieuse il n’est rien qu’on ne fasse :

Je pourrais le prouver par un beau trait d’Horace ;

Mais il me siérait mal de citer les auteurs.

Rien n’est plus innocent ni plus pur que vos mœurs.

Je vous mets au-dessus de la plupart des hommes ;

Mais vivons, croyez-moi, pour le siècle où nous sommes ;

Tâchons de nous sauver de la corruption,

Sans donner toutefois dans l’affectation.

Imiter dans ce temps la candeur du vieux âge,

Ses modes, ses façons, c’est être outrément sage.

Pour moi, qui hais le monde, et qui ns le fuis pas,

Je me borne à des vœux, et je me dis tout bas :

« Puissent la foi, l’honneur, et la pudeur antique,

« Reprendre sur les cœurs un pouvoir despotique !

« Après tant de rebuts qui t’ont fait soupirer,

« Vertu trop négligée, ose te remontrer. »

Ces souhaits que je forme et répète sans cesse,

Avec humanité font parler la sagesse :

Ils peuvent à la fin pénétrer jusqu’aux cieux,

Et faire plus d’effet que des cris odieux.

SANSPAIR.

Plus vous parlez, Madame, et plus je vous admire ;

Mais vous ne m’étonnez que pour me contredire.

C’est un crime à vos yeux d’oser se distinguer ;

Pour leur paraitre sage, il faut extravaguer.

LA COMTESSE.

Distinguons, s’il vous plaît, car je hais l’équivoque :

Un sage suit la mode, et tout bas il s’en moque ;

Il déteste l’erreur, le vice, les abus,

Mais sans rompre en visière aux hommes corrompus.

Ce qu’on admire à tort lui paraît pitoyable ;

Mais son goût ne doit pas le rendre insociable.

SANSPAIR.

Je ne m’attendais pas à ces doctes leçons.

Ainsi donc vous blâmez mon habit, mes façons ?

LA COMTESSE.

Oh ! très absolument. J’ose même vous dire

Que, si sur votre cœur j’avais le moindre empire

(Car pour guider l’esprit il faut gagner le cœur),

Je voudrais que d’abord vous me fissiez l’honneur

De me sacrifier vos façons singulières,

Pour prendre du beau monde et l’air et les manières.

Je sens combien sur vous cet effort serait grand ;

Et l’on pourrait compter sur un pareil garant.

SANSPAIR, très vivement.

Moi, devenir un fat, un étourdi ! Madame,

Quand vous m’inspireriez la plus ardente flamme,

Vous ne me feriez pas varier un moment.

Vous êtes, je l’avoue, un prodige charmant :

Un instant m’offre en vous tant de rares merveilles,

Qu’avec peine j’en crois mes yeux et mes oreilles.

Vous savez être sage avec vivacité,

Et la science en vous relève la beauté :

Mais tous nos sentiments s’accordent mal ensemble,

Et je ne puis aimer que ce qui me ressemble.

LA COMTESSE, en souriant.

Je n’ai plus rien à dire après un si beau trait.

Pour ne plus disputer, venons à mon portrait.

M’y reconnaissez-vous ? Y trouvez-vous quelqu’autre ?

SANSPAIR.

Madame, il est trop beau pour n’être pas le vôtre.

LA COMTESSE, en riant.

Vous êtes très galant, quoique très singulier.

Il m’appartient donc ?

SANSPAIR.

Oui. Je ne puis le nier.

LA COMTESSE.

Vous savez que chez vous je viens pour le reprendre :

Vous ne refusez pas, je crois, de me le rendre ?

SANSPAIR, tirant le portrait de sa poche.

Madame, le voici.

LA COMTESSE.

Donnez.

SANSPAIR.

Oh ! doucement.

Laissez-moi, s’il vous plaît, l’admirer un moment.

En regardant le portrait.

Les beaux traits ! Ah, quels yeux ! quelle admirable bouche !

Voilà de quoi charmer le cœur le plus farouche.

Il baise le portrait.

Adieu, divin portrait, dont mes yeux enchantés...

LA COMTESSE, lui voulant ôter le portrait.

Monsieur, vous prenez là d’étranges libertés !

SANSPAIR, lui rendant le portrait.

Puisque j’ai fait le crime, il faut que je l’expie.

Il la considère.

Mais que l’original surpasse la copie !

Oui, plus je vous regarde, et plus je le ressens,

Quoique votre portrait ait des traits ravissants.

LA COMTESSE, regardant le portrait.

L’art du peintre y paraît plus que la ressemblance.

SANSPAIR, reprenant brusquement le portrait.

Voilà pourtant vos yeux.

LA COMTESSE, voulant le reprendre.

Rendez-moi...

SANSPAIR.

Patience.

Je veux vous comparer à loisir trait pour trait.

Il regarde la Comtesse et le portrait tour à tour.

Madame, croyez-moi, laissez-moi ce portrait,

J’aime à le regarder, j’en ai pris l’habitude ;

La séparation serait pour moi trop rude.

LA COMTESSE.

N’importe, il me le faut.

SANSPAIR.

Ah ! si vous prétendez...

Quoi ! sérieusement vous le redemandez ?

LA COMTESSE.

En pouvez-vous douter ? J’ai peine à vous comprendre.

SANSPAIR, tendrement.

Ah ! vous m’entendriez, si vous vouliez m’entendre.

LA COMTESSE.

J’y fais tout mon possible.

SANSPAIR, à part.

En vain je me combats.

Ô ma faible raison ! ne m’abandonnez pas :

Jamais femme pour moi ne fut plus dangereuse.

LA COMTESSE, à part.

Ah ! s’il pouvait m’aimer, que je serais heureuse !

Mon portrait m’aurait-il procuré ce bonheur ?

Cessez, fière raison, de défendre son cœur.

SANSPAIR, sortant de sa rêverie.

Eh bien ! Madame ?

LA COMTESSE.

Eh bien !

SANSPAIR.

Perdrai-je l’espérance

De garder ce portrait ?

LA COMTESSE.

Eh ! sur quelle apparence

Oserais-je, Monsieur, le laisser en vos mains ?

Expliquez-vous, du moins.

SANSPAIR.

Ah ! c’est ce que je crains.

LA COMTESSE.

Finissons donc, Monsieur. J’attends ici mon père :

Que lui dirai-je ?

SANSPAIR.

Eh ! mais... dites-lui, sans mystère,

Que j’ai refusé de... Non, ne lui dites rien,

La chose irait trop loin ; car vous comprenez bien

Qu’il voudrait pénétrer la véritable cause

De ce refus.

LA COMTESSE.

Sans doute.

SANSPAIR.

Et si je lui propose

Quelque accommodement... car on en peut trouver.

LA COMTESSE.

Je ne le prévois pas.

SANSPAIR.

Je vais vous le prouver.

 

 

Scène VIII

 

LE MARQUIS, SANSPAIR, LA COMTESSE

 

LE MARQUIS.

Je vous surprends tous deux, et m’en fais une fête.

Vous avez dû former un plaisant tête-à-tête !

SANSPAIR.

Pas trop plaisant.

LE MARQUIS.

Comment ! avez-vous disputé ?

LA COMTESSE.

Mais oui. J’ai combattu la singularité.

LE MARQUIS.

De quoi vous mêlez-vous ? Chacun a sa folie.

La vôtre, par exemple, est la philosophie ;

Toujours Locke, Leibnitz, Descartes ou Newton

Mais songez que bientôt il faut changer de ton,

Et vous raccoutumer au langage ordinaire ;

Car j’espère ce soir conclure notre affaire.

Vous aurez un époux tout simple et tout uni,

Qui d’érudition me paraît peu muni,

Et qui désirera, selon toute apparence,

Que tout votre savoir se borne à sa science.

À la Comtesse.

Avez-vous ce portrait ? Vous ne répondez rien ?

SANSPAIR.

Êtes-vous si pressé ? Vous me permettrez bien

De le garder encor.

LE MARQUIS.

Je ne puis le permettre :

Au marquis de Beausang je viens de le promettre.

SANSPAIR.

À Beausang ?

LE MARQUIS.

Oui, Monsieur.

SANSPAIR.

Je le lui remettrai.

LE MARQUIS.

Quand cela, s’il vous plaît ?

SANSPAIR.

Quand je consentirai

Qu’il épouse Madame.

LE MARQUIS.

En voici bien d’un autre !

Songez-vous ?...

SANSPAIR.

Mon aveu doit confirmer le vôtre.

Beausang, vous le savez, n’est pas encor majeur ;

Et vous savez aussi que je suis son tuteur.

LE MARQUIS.

Oui, mais des deux côtés l’affaire est convenable,

Et ne saurait manquer de vous être agréable.

SANSPAIR.

C’est selon.

LE MARQUIS.

C’est selon ?

SANSPAIR.

D’abord il faut savoir

Si Madame y consent.

LE MARQUIS.

Je n’ai qu’à le vouloir,

Elle y consentira.

SANSPAIR.

Par pure complaisance,

Peut-être.

LE MARQUIS.

Ah ! je voudrais qu’elle fît résistance !

SANSPAIR.

Moi, je veux que son cœur décide de son sort.

Nous devons l’établir juge en dernier ressort.

LE MARQUIS, à la Comtesse.

Eh bien ! prononcez donc.

LA COMTESSE.

Je ne le puis encore.

LE MARQUIS.

Mais quand le pourrez-vous ?

LA COMTESSE.

Voilà ce que j’ignore.

LE MARQUIS.

Je crois qu’ils sont d’accord pour me faire enrager.

On établit un juge, il ne veut pas juger.

LA COMTESSE.

Eh bien ! puisque Monsieur prétend que je prononce.

Il aura la bonté de dicter ma réponse.

SANSPAIR.

Moi, Madame ?

LA COMTESSE.

Oui, Monsieur ; je m’en rapporte à vous.

Je veux de votre main recevoir un époux.

Votre décision sera ma loi suprême,

Et vous me guiderez beaucoup mieux que moi-même.

Je suis d’un sexe faible et sujet à l’erreur.

Vous avez trop de sens, de vertu, de candeur,

Pour ne me pas donner un conseil salutaire.

Vous connaissez Beausang, son bien, son caractère ;

Et si vous décidez qu’il est digne de moi,

Dès ce soir je lui donne et mon cœur et ma foi.

LE MARQUIS.

C’est bien dit. Je reviens à l’avis de ma fille.

Eh bien ! servez-nous donc de père de famille.

Prononcez.

SANSPAIR.

Je ne puis.

LE MARQUIS, à part.

Quel mystère est ceci ?

SANSPAIR, après avoir un peu rêvé.

Voulez-vous revenir dans deux heures d’ici ?

Ce n’est pas demander trop de temps, ce me semble.

LE MARQUIS.

Dans deux heures d’ici, nous reviendrons ensemble.

À l’égard du portrait...

LA COMTESSE.

Monsieur le gardera,

Et suivant son arrêt il en disposera.

LE MARQUIS.

Allons donc.

SANSPAIR, donnant la main à la Comtesse.

Permettez que je vous reconduise.

LE MARQUIS.

Il n’est point, disiez-vous, de plus haute sottise

Que cette façon-là.

SANSPAIR.

Je l’ai dit, en effet ;

Mais on peut varier pour un si beau sujet.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

SANSPAIR, vivement

 

Après un long combat, j’ai gagné la victoire.

Parlant au portrait.

Enfin je vais te rendre et rétablir ma gloire.

Trop dangereux appas qui m’imposez la loi,

Je saurai triompher et de vous et de moi.

Sache ! je me voyais à deux doigts de ma perte ;

La raison frémissait, et ne l a pas soufferte ;

Grâce au ciel, ses leçons m’empêchent de tomber :

Je m’étonnais aussi de la voir succomber.

Mais dans mon faible cœur elle s’est raffermie,

Et je puis sans danger revoir son ennemie.

Revenez, revenez, douce tranquillité.

Déjà je sens en moi renaître la gaîté :

Suivons ses mouvements. Que l’aimable sagesse

Rétablisse en ces lieux le calme et l’allégresse ;

Et que jamais l’amour ne trouble mon repos.

Que vois-je ? est-ce Pasquin ? il arrive à propos.

 

 

Scène II

 

SANSPAIR, PASQUIN, en habit de petit-maître

 

PASQUIN.

Je viens vous étaler ma nouvelle figure.

SANSPAIR.

Voyons.

PASQUIN.

Considérez ces grâces, cette allure ;

Voyez ce coude-pied hors de mon escarpin,

Et ce panier bouffant qui donne un air poupin ;

Cela marque la taille et dégage à merveille :

La perruque nouée au niveau de l’oreille,

Cette bourse qui couvre un dos qu’on poudre exprès,

Ont un air cavalier qui fourmille d’attraits.

L’équipage est complet et suivant l’ordonnance.

SANSPAIR.

Savez-vous l’étayer d’un air de suffisance,

D’un ton impérieux, railleur et décisif ?

PASQUIN.

Peste ! c’est le moyen de n’être pas oisif.

Ces brillantes façons font un homme à la mode ;

Les plus achalandés n’ont pas d’autre méthode,

S’ils joignent à ces dons le précieux secret

De rendre le public leur confident discret :

Pour en venir à bout, leurs communes allures

Sont de se confier chacun leurs aventures.

Morbleu ! les bons propos ! Sans beaucoup méditer.

Pour vous désennuyer, je vais les imiter.

SANSPAIR.

Vous avez donc servi sous d’excellents modèles ?

PASQUIN.

Ah ! Monsieur, leurs façons me sont si naturelles,

Qu’il ne me manque rien qu’un peu de qualité

Pour être le seigneur le plus accrédité.

Il se jette au cou de Sanspair et le serre étroitement.

Eh ! bonjour, cher Marquis.

SANSPAIR.

Tubleu ! quelle caresse !

PASQUIN.

Comment gouvernes-tu cette pauvre Comtesse ?

Entre nous, elle aurait quelques desseins sur moi :

Mais je sais ménager un ami tel que toi.

D’ailleurs, en tant de lieux mes pas sont nécessaires,

Que je n’ai pas le temps de troubler tes affaires.

La Dorville à la fin n fixé tous mes soins ;

Je crois qu’elle m’aura deux grands mois tout au moins :

Oui, parbleu, deux grands mois ; et je lui sacrifie

La beauté du Marais qui m’aime à la folie :

J’en suis un peu honteux ; mais pour la nouveauté

Tu sais qu’on ne plaint pas une infidélité.

Ma petite maison est propre au tête-à-tête ;

J’y régale demain ma nouvelle conquête.

Dans ces sombres réduits je redouble d’ardeur ;

Car moi, je hais l’éclat, et j’ai de la pudeur.

La Marquise vouloit étaler sa victoire :

Mais je n’ai pas voulu lui donner trop de gloire.

SANSPAIR.

Tels sont donc les propos de nos jolis seigneurs ?

PASQUIN.

Je les rends mot pour mot.

SANSPAIR.

Ô temps ! à siècle ! ô mœurs !

Qui rendez la raison, la vertu singulières.

Il tire le portrait, et lui parle après s’être jeté dans un fauteuil.

Et vous me forceriez à changer de manières ?

De ce monde effréné, ridicule, pervers,

J’adopterais pour vous, et le ton, et les airs ?

Eussiez-vous mille fois plus de grâces, de charmes,

Ma raison, contre vous, prendra toujours les armes ;

Et je vais à Beausang vous céder sans regret.

PASQUIN, en riant.

À qui parlez-vous donc ?

SANSPAIR.

Je parle à ce portrait.

Approchez, admirez.

PASQUIN, regardant le portrait.

Ah ! Monsieur, qu’elle est belle !

Voilà de quoi tourner la meilleure cervelle.

À part.

C’est la sœur de mon maître ; employons tout notre art

À la bien seconder.

SANSPAIR.

Ce front et ce regard

Annoncent un esprit profond, vaste et sublime ;

Cet air modeste inspire et l’amour et l’estime ;

Ces traits fins, réguliers, qui ravissent les yeux,

S’accordent pour former un tout délicieux.

Ouvrage favori de la docte nature,

L’original encor surpasse la peinture :

Cependant cet objet si gracieux, si beau,

Serait de la raison l’écueil et le tombeau ;

Je l’admire et le crains : et la sagesse encore

Sait préserver mon cœur des charmes qu’il adore.

PASQUIN.

À votre place, moi, je m’y serais rendu.

Pourquoi leur résister ?

SANSPAIR.

Vous l’avez entendu.

PASQUIN.

L’amour excuse tout.

SANSPAIR, en souriant.

Excellente morale !

PASQUIN.

Ne dit-on pas qu’Hercule a filé pour Omphale ?

SANSPAIR.

Hercule était un fou.

PASQUIN.

Vous avez beau parler,

Il faut que tôt ou tard ou se mette à filer.

SANSPAIR, vivement.

Je ne changerai point, la chose est résolue.

PASQUIN.

Vous baisserez le ton dès que vous l’aurez vue.

SANSPAIR.

Je l’ai vue, admirée, et me suis soutenu.

PASQUIN.

Ah ! c’est que le moment n’est pas encor venu ;

Je le sens qui vient.

SANSPAIR.

Paix !

PASQUIN.

Vous m’imposez silence :

Mais, si vous vouliez bien me donner audience,

Je vous dirais, Monsieur, que vous avez trente ans,

Même un peu par-delà, selon ce que j’entends ;

Riche comme un Crésus, dans la vigueur de l’âge,

Ma foi, vous devriez songer au mariage.

SANSPAIR.

J’y renonce à jamais ; j’en jure à tous moments.

PASQUIN.

Tenez, ce portrait-là se rit de vos serments.

SANSPAIR.

Sachez...

PASQUIN

Contre l’hymen votre raison déclame ;

Mais je gagerais bien que voilà votre femme.

SANSPAIR.

Je gagerais bien, moi, que vous êtes un fat.

PASQUIN.

Ma foi, vous gagneriez. Mais, sans bruit, sans éclat,

Raisonnons.

SANSPAIR, lui tendant la main.

Excusez un terme un peu trop rude ;

Je me reconnais mal à cette promptitude :

Mais aussi, contre moi, pourquoi vous obstiner ?

PASQUIN.

C’est que j’ai quelquefois le don de deviner.

SANSPAIR.

Encor ! Je rends justice à cette aimable veuve ;

Mais, contre ses appas, je me sens à l’épreuve.

Qui ? moi, prendre une femme en qui je vois régner

Tous les goûts dépravés qu’elle doit dédaigner,

Et qui mettrait en œuvre une adresse profonde

Pour me faire rentrer tôt ou tard dans le monde !

J’aimerais mieux cent fois mourir sans héritier,

Que de cesser de vivre en homme singulier.

PASQUIN.

Si vous étiez aimé par hasard ?

SANSPAIR.

Si l’on m’aime,

On doit, sans balancer, adopter mon système.

À l’objet de ses vœux il faut immoler tout,

Le penchant, les désirs, l’habitude et le goût.

PASQUIN.

Pour le coup je vous tiens. Suivant votre maxime,

La veuve aurait sur vous un droit plus légitime.

Si vous l’aimez, Monsieur, elle peut exiger

Ce que vous exigez.

SANSPAIR.

Je veux la corriger.

Elle veut que d’un fat j’arbore l’apparence :

De nos prétentions voilà la différence.

Mais de son mauvais goût je préserve mon cœur,

Et d’un goût tout pareil je veux guérir ma sœur :

Semblable à la Comtesse, elle est esclave et folle

Des modes, des grands airs ; le monde est son idole ;

En un mot... Dites.moi, vous connaît elle ?

PASQUIN.

Non.

SANSPAIR.

Je vais vous employer à guérir sa raison.

PASQUIN.

Je ne m’en mêle plus.

SANSPAIR.

Pourquoi, je vous supplie ?

PASQUIN.

En venant vous trouver, j’ai rencontré Julie ;

Et d’abord, honoré de son attention,

J’ai lâché mes grands airs avec profusion.

De nos jeunes seigneurs affectant le langage,

Aussi bien qu’eux, du moins, j’ai fait leur personnage.

Pour qu’elle m’admirât, j’ai tout dit, tout tenté.

SANSPAIR.

Qu’a produit tout cela ?

PASQUIN.

Mes grands airs ont raté.

SANSPAIR.

C’est qu’elle a soupçonné...

PASQUIN.

Non ; mais, sur ma parole,

Elle a changé de goût.

SANSPAIR.

Quoi ! ma sœur n’est plus folle ?

PASQUIN.

« J’admire, a-t-elle dit, messieurs les courtisans :

« Pensent-ils qu’on n’ait plus ni bon goût, ni bon sens ?

 « Bon Dieu, quelle fadeur ! Comment donc, mon infante !

« Ai-je dit d’un ton fier, vous êtes méprisante ?

« Sachez... » Mais, sans vouloir m’écouter un moment,

Elle m’a planté là fort impertinemment.

SANSPAIR.

Son procédé me cause une surprise extrême ;

Et j’ai peine...

PASQUIN.

Elle vient,-jugez-en par vous-même.

 

 

Scène III

 

JULIE, SANSPAIR, PASQUIN

 

JULIE.

Mon frère, d’où nous vient cet aimable seigneur ?

Est-il de vos amis ?

SANSPAIR.

Assurément, ma sœur :

Un seigneur si bien fait, si galant, doit vous plaire.

Ne dissimulez plus.

JULIE.

Détrompez-vous, mon frère ;

De grâce, ayez de moi meilleure opinion.

Sur vos sages discours j’ai fait réflexion ;

De tous mes goûts pervers à la fin revenue,

Contre les faux brillants je me sens prévenue.

Je me moque à présent de ce que j’admirais ;

J’aime de tout mon cœur ce que je haïssais.

Vous, qui me paraissiez bizarre, insupportable,

À mes yeux maintenant vous êtes admirable :

Ce qui les effrayait, leur devient familier ;

Rien ne leur paraît beau, s’il n’est pas singulier ;

Et, bien loin que nos goûts s’accordent mal ensemble,

Pour qu’un homme me plaise, il faut qu’il vous ressemble.

SANSPAIR.

Vous me trompez, Julie. Un pareil changement

Ne peut être, à coup sûr, l’ouvrage d’un moment.

JULIE.

Aussi, pendant longtemps me suis-je combattue,

Et j’ai fait tant d’efforts que je me suis vaincue.

PASQUIN.

Ma foi, la pauvre enfant me fait compassion.

À vingt ans se livrer à la réflexion !

Sanspair, en vérité, vous la rendez maussade.

JULIE, à Pasquin.

Vous vous croyez charmant, et vous êtes bien fade !

PASQUIN.

Bien fade, ma princesse ! Adieu, sage Sanspair ;

Je ne veux plus chez vous prodiguer le bon air.

Pasquin sort.

JULIE.

Vous nous obligerez. D’un homme sage, grave,

J’aspire désormais à me rendre l’esclave :

Je vivrais avec lui dans un obscur séjour,

Plus contente cent fois qu’au milieu de la cour.

SANSPAIR.

Ma sœur, je n’en crois rien.

JULIE.

Pour en avoir la preuve,

Il ne tiendra qu’à vous de me mettre à l’épreuve.

Si quelque philosophe a du penchant pour moi,

Me voilà toute prête à lui donner ma foi.

SANSPAIR.

Vous le direz cent fois avant que je le croie ;

Mais si vous disiez vrai, que j’en aurais de joie !

Aimez de bonne foi la singularité,

Et vous éprouverez ma libéralité.

 

 

Scène IV

 

LISETTE, SANSPAIR, JULIE, PASQUIN

 

LISETTE, à Sanspair.

Je viens vous annoncer un grave personnage,

Qui peut vous disputer le titre d’homme sage.

SANSPAIR.

Comment s’appelle-t-il ?

LISETTE.

C’est le comte d’Arbois.

SANSPAIR, d’un air empressé.

Qu’il vienne.

LISETTE, au Comte.

Entrez, Monsieur.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, vêtu singulièrement, SANSPAIR, JULIE, LISETTE, PASQUIN

 

LE COMTE entre gravement, s’appuyant sur une canne, et parle d’un ton empesé.

Enfin donc je vous vois,

Cher comte de Sanspair, prototype des sages,

Ennemi courageux des modernes usages,

Des vices et des mœurs judicieux frondeur ;

Embrassez votre émule et votre admirateur.

SANSPAIR, après l’avoir embrassé.

Je n’avais pas, Monsieur, l’honneur de vous connaître.

LE COMTE.

Moi, je connais en vous mon voisin et mon maître.

En dépit de mon âge et de ma qualité,

Vous m’avez inspiré la singularité ;

Ce grave ajustement en est la forte preuve.

Vous avez vu tantôt une assez belle veuve,

La Comtesse ma sœur : elle a beaucoup d’esprit,

Du savoir encor plus ; mais rien ne la guérit

Du fol entêtement des usages du monde :

J’en suis au désespoir. Pour moi, plus je me sonde,

Plus je me trouve né pour être singulier,

Quoiqu’il me reste un air un peu trop cavalier.

LISETTE, bas, à Julie.

Pour un fou, c’est fort bien jouer son personnage.

JULIE, bas.

À ravir.

LE COMTE.

Votre sœur passe pour être sage,

Et pourrait me servir de consolation

Dans mon petit réduit, sombre habitation,

Mais charmante à mes yeux : et comme, à la campagne,

Un jeune solitaire a besoin de compagne,

En homme singulier, brusquement, sans fadeur,

Je viens vous demander cette prudente sœur.

SANSPAIR, en souriant.

Très prudente.

LE COMTE.

Je crois que l’humeur singulière

Va m’en gratifier de la même manière :

Et deux originaux se conviennent si fort,

Que, dès le premier mot, ils se trouvent d’accord.

De mon bien, de mon rang, on a su vous instruire ;

Et vous n’êtes pas homme à vouloir m’éconduire.

SANSPAIR.

Si j’ose statuer sur votre extérieur,

Il vous donne le droit de prétendre à ma sœur.

Je ne m’en cache point, j’aimerais un beau-frère

Qui saurait soutenir un si beau caractère ;

Mais un homme à votre âge est toujours inégal.

À l’égard de ma sœur, vous la connaissez mal ;

Loin de vous consoler dans votre solitude,

Elle n’y porterait qu’ennui, qu’inquiétude :

Tout comme votre sœur, elle aime le fracas,

Et l’esprit singulier ne l’amuserait pas.

JULIE.

Mon frère, des grands airs je suis désabusée,

Je vous l’ai déjà dit ; la preuve en est aisée.

Si Monsieur vous convient, excepté le cousin,

Tout époux me plaira, venant de votre main.

SANSPAIR.

Qu’on nous laisse tous deux.

 

 

Scène VI

 

SANSPAIR, LE COMTE

 

SANSPAIR.

Parlons avec franchise...

 

 

Scène VII

 

LE BARON, SANSPAIR, LE COMTE

 

LE BARON, entrant brusquement.

Oh çà ! cousin Sanspair, dès ce soir, sans remise,

Je veux de la cousine assurer le bonheur.

Vous savez, comme moi, que j’ai déjà son cœur ;

Qu’elle brûle d’envie...

SANSPAIR.

Elle dit le contraire ;

Mais de notre projet rien ne peut me distraire.

Vous êtes mon parent, simple, naïf, humain ;

Vous avez de grands biens.

LE COMTE, à Sanspair.

Est-ce là le cousin

Dont on vient de parler ?

SANSPAIR.

Oui, Monsieur, c’est lui-même ;

Homme plein de candeur, que j’estime, que j’aime,

Parce que du vieux temps il rappelle les mœurs,

Et qu’il est ennemi du faste et des grandeurs :

Il est vif, il est prompt, marque d’un cœur sincère ;

C’est des honnêtes gens le défaut ordinaire,

Et l’unique défaut que je remarque en lui.

LE COMTE, d’un air vif et surpris.

Vous lui donnez Julie ?

LE BARON.

On contracte aujourd’hui,

Et demain on épouse.

SANSPAIR, au Baron.

Attendons, je vous prie.

LE BARON.

Cousin, je n’en puis plus. Il faut qu’on me marie,

Ou qu’on m’assomme.

LE COMTE, gravement.

Eh bien ! on vous assommera.

LE BARON.

Cet homme est admirable ! Eh ! qui s’en chargera ?

LE COMTE, gravement.

Mais... moi, si vous voulez.

LE BARON.

L’offre est fort obligeante.

Vous êtes donc, mon cher, d’une humeur assommante ?

LE COMTE, toujours gravement.

Quand quelqu’un me déplaît, je m’en fais un régal.

LE BARON, à Sanspair.

Que faites-vous ici de cet original ?

Ose-t-il plaisanter avec cette figure ?

LE COMTE, du même ton.

Me traiter de plaisant, c’est me faire une injure.

Un homme singulier est toujours sérieux.

LE BARON.

Sais-tu bien, mon ami, que je suis bilieux ?

SANSPAIR.

Parlez mieux, mon cousin, ou gardez le silence.

Apprenez que Monsieur est homme de naissance.

LE BARON.

Ce visage serait homme de qualité ?

LE COMTE, frappant du pied et de la canne.

Morbleu ! si ce n’était la singularité...

SANSPAIR, au Comte.

Eh ! pour l’amour de moi...

LE COMTE, vivement.

Que le diable m’emporte...

SANSPAIR, au Comte.

Un homme singulier s’emporter de la sorte !

LE BARON.

Il croit donc m’effrayer avec son œil hagard ?

Savez-vous qui je suis ?

LE COMTE, gravement.

Un très plat campagnard.

LE BARON.

Moi, campagnard ! moi, plat ! Ah ! si j’entre en furie...

LE COMTE, d’un air menaçant.

Eh bien ?

LE BARON, se reculant près de Sanspair.

Retenez-moi, mon cousin, je vous prie,

Car il arriverait ici quelque accident.

LE COMTE, lui faisant une révérence.

Ah ! monsieur le Baron, je vous crois trop prudent.

LE BARON.

À quatre pas d’ici tu verrais ma prudence.

LE COMTE, le prenant par le bouton.

J’en veux dès ce moment faire l’expérience.

Venez, brave Baron.

LE BARON, entraîné par le Comte.

Séparez-nous, cousin ;

Je sens que je m’échauffe.

SANSPAIR, retenant le Comte.

Eh ! de grâce, voisin...

LE COMTE.

Eh bien ! promettez-moi de m’accorder Julie.

SANSPAIR.

Je ne le puis.

LE COMTE, toujours gravement.

Songez que je vous en supplie.

LE BARON.

Oser la demander, c’est me faire un affront.

Et, si je n’étais pas aussi sage que prompt...

LE COMTE, se jetant sur le Baron.

Que feriez-vous ?

SANSPAIR, retenant le Comte.

Monsieur...

LE COMTE, reprenant sa gravité.

Pardon, mon cher confrère :

Il a mis en défaut mon humeur singulière :

Mais je suis très surpris, pour trancher en un mot,

De vous voir entêté d’un cousin aussi sot.

Vous allez vous donner le plus grand ridicule...

LE BARON.

Sortons.

LE COMTE.

Soit.

LE BARON.

Attendez ; il me vient un scrupule.

À Sanspair.

Est-il bien gentilhomme ?

SANSPAIR, s’éloignant du Comte.

Eh ! Baron, croyez-moi...

LE BARON.

Mais vous ne le croyez que sur sa bonne foi ;

Et je suis délicat sur de pareils chapitres.

Au Comte.

Avant que de nous battre, apportez-moi vos titres.

LE COMTE, lui montrant son épée.

Vous voyez le premier ;

Montrant son cœur.

et voici le second.

LE BARON, faisant mine de tirer l’épée.

Oh, parbleu ! mon ami, tu baisseras le ton ;

Et sur-le-champ...

LE COMTE, tirant son épée.

Voyons.

Le Marquis et la Comtesse paraissent.

LE BARON, toujours la main sur la garde de son épée.

Cousin, laissez-moi faire ;

Ne me retenez plus.

LE COMTE, apercevant le Marquis.

Ah ! j’aperçois mon père !

À tantôt, cher Baron.

À part.

Je m’esquive sans bruit.

LE BARON, transporté de joie.

J’ai gagné la bataille, et le poltron s’enfuit.

 

 

Scène VIII

 

LE MARQUIS, LA COMTESSE, SANSPAIR, LE BARON

 

LE MARQUIS, à Sanspair.

N’est-ce pas là mon fils, qui disparaît si vite ?

SANSPAIR.

Oui, Monsieur, c’est lui-même.

LE BARON.

Il s’en retourne au gite,

Après avoir appris ce que c’est qu’un Baron.

LE MARQUIS, à Sanspair.

Que dit Monsieur ?

LE BARON.

Je dis qu’il n’est qu’un fanfaron.

LE MARQUIS.

Pour l’amour de Monsieur, je veux bien me contraindre :

Mais sachez que mon fils n’est pas homme à vous craindre.

LE BARON, mettant la main sur la garde de son épée.

Prenez-vous son parti ?

LE MARQUIS.

Oui, Monsieur, je le prends.

À Sanspair.

Quel est cet homme-là ?

SANSPAIR.

C’est un de mes parents

Que monsieur votre fils a mis fort en colère.

Grâce au ciel, mon cousin a l’humeur débonnaire.

LE BARON.

Ah ! vous verrez beau jeu.

SANSPAIR, le polissant.

Baron, retirez-vous.

LE BARON.

Pour me remettre un peu, je vais boire deux coups,

Et dormir là-dessus, attendant le notaire.

Cousin, plus de délais, ou sinon plus d’affaire ;

Je vous le dis tout net, et j’en jure d’honneur,

Moi, moi la Garouffière, et votre serviteur.

 

 

Scène IX

 

SANSPAIR, LE MARQUIS, LA COMTESSE

 

LE MARQUIS.

Vous avez un parent bien brutal, ce me semble.

Mais que pouvaient avoir à démêler ensemble

Mon fils et lui ?

SANSPAIR.

Ma sœur a causé leurs débats.

Ils la veulent tous deux ; cela ne se peut pas.

J’ai dit à votre fils que je l’avais promise ;

Loin de se désister...

LE MARQUIS.

Ah ! quelle est ma surprise !

Il sait que j’ai pour lui d’autres engagements.

SANSPAIR.

Ils s’accordent donc mal avec ses sentiments.

LE MARQUIS.

Je les mettrai d’accord, à coup sûr.

SANSPAIR.

C’est dommage

Qu’il soit un peu trop vif, car il paraît bien sage.

LE MARQUIS.

Lui ?

SANSPAIR.

Jeune comme il est, se choisir un réduit

Pour fixer son séjour loin du monde et du bruit,

Se vêtir simplement, être grave et modeste !

LE MARQUIS.

Parlez-vous de mon fils ?

SANSPAIR.

Oui, vraiment. Je proteste

Que si je n’étais pas engagé...

LE MARQUIS.

Par ma foi,

Je crois que vous voulez vous divertir de moi.

Lui grave ! lui modeste !

SANSPAIR, vivement.

Eh ! oui.

LE MARQUIS.

Sur ma parole,

Il n’est pas dans Paris une tête plus folle !

Le fripon devant vous se sera contrefait

Pour vous en imposer... Mais croyez...

SANSPAIR.

En effet,

Plus je rappelle ici cette métamorphose...

LE MARQUIS.

Hypocrite fieffé. Mais parlons d’autre chose.

Vous avez eu le temps de vous déterminer.

Quelle décision allez-vous nous donner ?

Quoi donc ! vous pâlissez ! D’où peut venir ce trouble ?

SANSPAIR, à part.

Quand il faut triompher, ma faiblesse redouble.

Je tremble.

LA COMTESSE, à part.

Je frémis.

SANSPAIR, à part.

Ô terrible moment !

J’ai peine à revenir de mon saisissement.

LE MARQUIS.

Eh bien ! vous dites donc...

SANSPAIR.

Vous voulez bien permettre

Qu’avant que de parler je tâche à me remettre.

Monsieur...

LE MARQUIS.

Quoi !

LA COMTESSE, à part.

Juste ciel ! que va-t-il prononcer ?

LE MARQUIS.

Je ne vois pas sur quoi vous pouvez balancer.

SANSPAIR, d’un ton entrecoupé.

Madame... je nie suis rappelé la manière

Dont vous m’avez parlé sur l’humeur singulière ;

Et, par les sentiments que j’ai trouvés en vous,

Je conclus... que Beausang vous convient pour époux.

C’est un homme à la mode ; il est brillant, aimable ;

Et je le crois pour vous un parti très sortable.

Je ne m’oppose plus à l’hymen projeté ;

Et voilà le portrait qu’il a bien mérité.

Il rend le portrait à la Comtesse.

LA COMTESSE, à part.

Conclusion funeste ! Hélas ! je suis perdue.

LE MARQUIS, à la Comtesse.

Donnez-moi ce portrait. Vous voilà bien émue !

LA COMTESSE, avec un souris forcé.

Moi, Monsieur ? point du tout. Qui pourrait m’émouvoir ?

LE MARQUIS, à Sanspair.

Je puis donc désormais user de mon pouvoir,

Aller chercher Beausang, amener un notaire,

Et devant vous enfin terminer cette affaire.

SANSPAIR, vivement.

Devant moi ! devant moi ! Suffit que vous sachiez...

LE MARQUIS.

Oh ! non pas, s’il vous plaît. Il faut que vous signiez.

SANSPAIR.

Je ne signerai point.

LE MARQUIS.

En voici bien d’un autre !

SANSPAIR.

Pourquoi ma signature ? Il suffit de la vôtre.

LE MARQUIS.

Eh ! non.

SANSPAIR, d’un grand sang-froid.

J’en suis fâché.

LE MARQUIS.

N’êtes-vous pas tuteur ?

SANSPAIR.

La parole suffit entre des gens d’honneur.

LE MARQUIS.

Un tuteur doit signer ; c’est la loi, c’est l’usage,

LA COMTESSE, au Marquis.

Je crois qu’il ne faut pas insister davantage ;

Il ne signera pas.

SANSPAIR.

Ne vous ai-je pas dit

Qu’entre des gens d’honneur la parole suffit ?

LE MARQUIS.

Le contrat serait nul.

SANSPAIR.

Nul ou non, que m’importe ?

LE MARQUIS.

Il faut extravaguer pour parler de la sorte.

Je vous dis que les lois, en dix mots comme en un...

SANSPAIR.

Citez vos lois, Monsieur, à des gens du commun.

Ma parole est ma loi ; je veux que l’on s’y fie,

Sans qu’un notaire écrive, et vous la certifie.

Écrire sa promesse est une indignité

Qui fait, à mon avis, honte à l’humanité.

LA COMTESSE.

Ce noble sentiment me paraît un oracle.

LE MARQUIS.

Si je n’étouffe pas, ce sera grand miracle.

LA COMTESSE.

Les singularités sont mon aversion ;

Mais celle-ci ravit mon admiration.

LE MARQUIS.

Courage !

LA COMTESSE.

Oui, la maxime est digne qu’on l’admire ;

Et, non plus que Monsieur, je ne veux point écrire.

LE MARQUIS, à la Comtesse.

Vous ne signerez pas ? Vous ?

LA COMTESSE.

Non. absolument ;

Vous vous contenterez de mon consentement.

LE MARQUIS.

La voilà folle aussi ! Trêve de raillerie.

LA COMTESSE.

C’est vous qui prétendez que je me remarie,

Que j’accepte Beausang ; vous m’imposez la loi ;

C’est à vous à signer, et pour vous et pour moi.

LE MARQUIS.

Parbleu ! nous allons faire un acte bien valable !

À Sanspair.

Ayez le procédé d’un homme raisonnable,

Ma fille signera, j’en jure mon honneur.

LA COMTESSE, au Marquis.

Voulez-vous me contraindre à signer mon malheur ?

SANSPAIR, à part.

Son malheur !

LE MARQUIS, à la Comtesse, d’un air menaçant.

Ah !

LA COMTESSE.

Du moins que Monsieur me prévienne,

Et que ce soit sa main qui dirige la mienne.

Si vous signez, Monsieur, je vous imiterai.

LE MARQUIS.

Ah ! passe pour cela.

SANSPAIR.

Moi, je vous préviendrai !

Ne vous en flattez pas. Pour finir votre affaire,

Amenez, s’il le faut, ici votre notaire ;

S’il croit avoir besoin de mon consentement,

Je le lui donnerai, de bouche seulement :

Pour signer, je veux être écrasé de la foudre

Si vous venez jamais à bout de m’y résoudre.

LA COMTESSE, au Marquis.

J’irai jusqu’à ce point, et jamais plus avant.

LE MARQUIS.

Oui ! Préparez-vous donc à rentrer au couvent.

Si vous m’y faites voir la moindre résistance,

Ma malédiction hâtera ma vengeance.

LA COMTESSE.

Que le ciel m’en préserve ! Ah ! loin de l’encourir,

Où vous me conduirez, je veux vivre et mourir.

Dans l’état où je suis, la plus sombre retraite

Est ce qui me convient, et ce que je souhaite.

LE MARQUIS.

Nous allons voir. Venez : je vais vous consigner

En lieu sûr. Vous, Monsieur, apprenez à signer.

 

 

Scène X

 

SANSPAIR, seul

 

Ciel ! faut-il qu’un couvent renferme tant de charmes !

Malheureux que je suis ! je sens couler mes larmes !

Quelle faiblesse indigne ! un philosophe ! Eh quoi !

Je verrais de sang-froid qu’elle se perd pour moi !

« Dans l’état où je suis, la plus sombre retraite

« Est ce qui me convient, et ce que je souhaite. »

Et dans ces termes-là je méconnais l’amour !

Comtesse, vous m’aimez. Ah ! funeste retour !

Dois-je causer sa perte, assuré qu’elle m’aime ?

Ou faut-il la sauver, en me perdant moi-même ?

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LE BARON, PASQUIN

 

LE BARON.

Il demande à me voir pour nous raccommoder ?

PASQUIN.

Oui, Monsieur.

LE BARON.

Et Julie, il va me la céder,

Sans doute ?

PASQUIN.

Vous allez vous ajuster ensemble ;

Le voici.

LE BARON.

Mon aspect le fait frémir ; il tremble.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, LE BARON, PASQUIN

 

PASQUIN, au Comte.

J’ai rencontré Monsieur ; je vous l’amène ici.

LE BARON.

Vous voulez me parler, m’a-t-on dit ? Me voici.

LE COMTE, à Pasquin.

Empêche que quelqu’un ne vienne nous surprendre.

LE BARON, d’un air inquiet.

Nous ne nous dirons rien que l’on ne puisse entendre,

Je crois ?

LE COMTE, à Pasquin.

Va, laisse-nous, et chasse les fâcheux.

PASQUIN.

Fiez-vous à mes soins, et poussez bien tous deux.

Il allonge une botte au Baron.

LE COMTE, à Pasquin.

Ferme la porte.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, LE BARON

 

LE COMTE.

Allons, nous voici tête à tête,

Et nous ne craignons plus que Sanspair nous arrête.

LE BARON.

Comment ! je n’entends rien à votre procédé.

Ou m’a dit qu’avec vous j’étais raccommodé.

LE COMTE.

Pas encore. Il y manque une cérémonie.

LE BARON.

Quoi ? que faut-il ?

LE COMTE.

Vous battre, ou me céder Julie.

LE BARON, voulant sortir.

Je vais tenir conseil, puis nous verrons.

LE COMTE, l’arrêtant.

Tout doux.

Il faut que ce procès se décide entre nous.

LE BARON.

Eh bien ! une autre fois. Je ne vois rien qui presse.

LE COMTE.

Je suis trop offensé...

LE BARON.

Fausse délicatesse.

Tenez, pardonnons-nous.

LE COMTE.

Non. L’épée à la main.

LE BARON.

Ah ! que vous êtes vif ?

À part.

Où diable est le cousin ?

LE COMTE.

En garde ; ou par la mort...

LE BARON.

Bride en main, je vous prie.

Vos singularités passent la raillerie.

À toute ma valeur je pourrais me livrer,

Si nous avions quelqu’un qui pût nous séparer.

Du moins que mon cousin vienne nous voir combattre ;

Car jusqu’au dernier sang je ne veux pas me battre.

Convenons de nos faits, ensuite vous verrez...

LE COMTE.

Vous céderez Julie ; ou bien, vous vous battrez.

Voilà tout en deux mots.

LE BARON.

L’aimez-vous ?

LE COMTE.

Oui, je l’aime ;

Et l’aurai malgré vous, malgré Sanspair lui-même.

LE BARON.

Ah ! c’est une autre affaire. En êtes-vous aimé ?

LE COMTE.

Autant... qu’elle vous hait.

LE BARON.

Parbleu ! j’en suis charmé.

C’est mon cousin qui veut que j’épouse Julie :

Moi, qui suis complaisant, j’en faisais la folie,

Le tout pour l’obliger, entre nous ; mais, ma foi,

Vous aurez la bonté de la faire pour moi.

Ainsi donc, qui voudra vous dispute la belle :

Je veux être pendu, si je me bats pour elle.

Sur tout autre sujet on pourrait s’éprouver.

LE COMTE.

Vous me la cédez donc ?

LE BARON.

Sans en rien réserver.

LE COMTE.

Quand vous en allez-vous ?

LE BARON.

Ce soir je me retire.

LE COMTE.

Je veux qu’avec Sanspair vous alliez vous dédire,

Sans avoir avec lui nulle explication :

N’y manquez pas, au moins.

LE BARON.

C’est mon intention.

Vous verrez à quel point ira ma complaisance.

LE COMTE.

Agissez sans détour, et faites diligence.

LE BARON, fièrement.

Un Baron tient toujours tout ce qu’il a promis,

Surtout quand il s’agit d’obliger ses amis.

Serviteur.

LE COMTE, faisant mine de le reconduire.

Permettez...

LE BARON.

Sans façon, je vous prie.

Adieu. Mes compliments à la belle Julie.

Si jamais vous avez quelque affaire d honneur,

Mettant la main sur la garde de son épée.

Vous pouvez disposer de votre serviteur.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, seul

 

Voilà mes fanfarons ! Présentement j’espère

Que j’obtiendrai Julie en dépit de mon père.

 

 

Scène V

 

PASQUIN, LE COMTE

 

PASQUIN, accourant.

Eh ! vite, décampez ; votre père me suit.

LE COMTE.

Je l’attends.

PASQUIN.

Non pas moi ; je n’aime pas le bruit.

Je m’esquive au plus tôt : et, si vous étiez sage...

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS, LE COMTE

 

LE MARQUIS.

Que faites-vous ici, dans ce bel équipage ?

LE COMTE.

Vous voyez ; je m’amuse.

LE MARQUIS.

Ah ! vraiment, c’est bien fait.

D’un procédé si fou quel peut être l’objet ?

LE COMTE.

Mais... d’obtenir Julie.

LE MARQUIS.

Eh ! que devient Hortense ?

LE COMTE.

Elle aura la bonté de prendre patience.

LE MARQUIS.

Vous savez que son père est de mes grands amis ;

Que j’ai promis tantôt...

LE COMTE.

Moi, je n’ai rien promis.

LE MARQUIS.

L’impudent ! Savez-vous que je suis votre père ?

LE COMTE.

Oh ! je n’en doute point. Mais une telle affaire

Exige tout au moins que je sois consulté.

LE MARQUIS.

Je ne dois consulter que mon autorité.

LE COMTE.

Mon cœur ne convient pas d’une telle maxime.

LE MARQUIS.

Vous aimez donc Julie ?

LE COMTE.

Oui, je l’aime. Est-ce un crime ?

LE MARQUIS.

Sans doute. Elle n’est pas assez riche pour vous.

LE COMTE.

Ah ! j’aurai trop de bien si je suis son époux.

LE MARQUIS.

D’un jeune extravagant voilà le sot langage :

Il s’en mord bien la langue après le mariage.

LE COMTE.

Je n’en accuserai que moi seul, en ce cas.

LE MARQUIS.

Sanspair à cet hymen ne consentira pas.

N’est-il pas engagé ?...

LE COMTE.

Je crains peu cet obstacle.

LE MARQUIS.

Sachez que, pour le vaincre, il faudrait un miracle.

LE COMTE.

Eh bien ! je le ferai.

LE MARQUIS.

Quelle présomption !

Je suis bien informé de son intention.

Sa parole est donnée, et sa parole est sûre ;

Ainsi retirez-vous.

LE COMTE.

Un mot, je vous conjure.

Supposons un moment qu’il m’accorde sa sœur,

Y consentirez-vous ?

LE MARQUIS.

Oui, j’en jure d’honneur ;

Et je ne risque rien.

LE COMTE, à part.

Beaucoup plus qu’il ne pense.

LE MARQUIS.

Mais, si vous échouez, acceptez-vous Hortense ?

LE COMTE.

Oui, je vous le promets.

LE MARQUIS.

Me voilà satisfait.

Je vous avertis donc que Sanspair est au fait.

LE COMTE.

Et de quoi ?

LE MARQUIS.

Du beau tour que vous vouliez lui faire ;

Il vous connaît à fond, et sait tout le mystère :

Ainsi, loin d’avancer par ce déguisement,

Vous n’avez inspiré que de l’éloignement.

LE COMTE.

Eh ! qui l’a mis au fait ?

LE MARQUIS.

C’est moi, ne vous déplaise.

LE COMTE.

Ah ! c’est vous ?

LE MARQUIS.

Oui, moi-même.

LE COMTE.

Eh bien ! j’en suis fort aise.

Dans mon air naturel il faut donc me montrer.

LE MARQUIS.

Ce qui vous reste à faire, est de vous retirer :

Et je ne suis venu, puisqu’il faut vous le dire,

Que pour vous emmener. Allons.

LE COMTE.

Je me retire ;

Mais je vous avertis que je vais revenir

Pour demander l’aveu que j’espère obtenir.

LE MARQUIS.

Vous ne l’obtiendrez point.

LE COMTE.

Je vous demande en grâce

De permettre, du moins, que je me satisfasse.

LE MARQUIS.

Oh ! je vous le permets du meilleur de mon cœur.

LE COMTE, en s’en allant.

Je suis content.

LE MARQUIS.

Sortons.

D’un air de surprise.

Ah ! voici votre sœur.

 

 

Scène VII

 

LE MARQUIS, LA COMTESSE

 

LE MARQUIS.

Que faites-vous encore ici, je vous supplie ?

LA COMTESSE.

J’y viens faire, Monsieur, mes adieux à Julie.

LE MARQUIS.

Vous pouviez vous passer de semblables adieux :

Et quelque autre raison vous attire en ces lieux.

LA COMTESSE.

Je l’avoue : et, s’il faut vous parler sans mystère,

Je viens la conjurer de tenir pour mon frère.

LE MARQUIS.

De quoi vous mêlez-vous ?

LA COMTESSE.

Leur sort me fait pitié ;

Et j’ai cru leur devoir ces marques d’amitié.

LE MARQUIS.

Cette pitié va loin ; je vois couler vos larmes.

LA COMTESSE.

Du sexe dont je suis ce sont les seules armes,

Les seules que je puisse employer contre vous.

Vous ne me verrez plus. Je jure à vos genoux,

Que je quitte le monde, et sans trouble, et sans peine ;

Mais mon cœur ne saurait soutenir votre haine.

Mon père, laissez-vous désarmer par mes pleurs ;

Votre haine est pour moi le comble des malheurs.

Daignez me pardonner ma désobéissance.

À vos intentions si j’ai fait résistance,

Croyez que je suis plus k plaindre qu’à blâmer.

Punissez-moi, Monsieur, sans cesser de m’aimer.

LE MARQUIS.

Je vous trouve indocile et désobéissante,

Mais je vous aime encore.

LA COMTESSE, se levant arec transport.

Ah ! je suis trop contente.

Et, sans aucun regret, je cours à ma prison,

Si je puis de mon frère obtenir le pardon :

Accordez à mes pleurs cette grâce nouvelle.

LE MARQUIS.

Ne les prodiguez point pour un frère rebelle :

Je viens de lui parler. Nous touchons au moment

Qui le punira bien de son entêtement.

LA COMTESSE.

Je le plains, et je pars. Mais souffrez, je vous prie,

Qu’avant que de partir j’aille embrasser Julie ;

Ensuite je viendrai vous rejoindre en ce lieu,

Pour vous dire, mon père, un éternel adieu.

LE MARQUIS.

Vous me faites frémir. Je suis vif et sévère,

Mais j’ai toujours pour vous des entrailles de père.

Votre discrétion vous trahit et vous perd.

Une fois, avec moi, parlez à cœur ouvert.

Pourquoi haïr Beausang ? C’est un jeune homme aimable.

LA COMTESSE.

Et c’est ce qui, pour moi, le rend plus redoutable.

De tous nos jeunes gens vous connaissez les mœurs ;

Elles m’exposeraient aux plus cruels malheurs.

Ce que j’ai vu me cause une frayeur mortelle.

Fidèle à mon époux, je le voudrais fidèle :

Mais, loin que de mon cœur son amour fût le prix,

Je verrais l’inconstant m’accabler de mépris,

Et me laisser bientôt, par son indifférence,

L’affreuse liberté qui produit la licence,

Et qui rend la vertu si gothique aujourd’hui,

Qu’elle porte partout le dégoût et l’ennui.

Tels sont mes sentiments, qui vous feront comprendre

Qu’aux désirs de Beausang mon cœur ne peut se rendre.

Il est trop délicat pour vouloir s’exposer

Aux tourments infinis qu’on pourrait lui causer :

Et j’aime bien mieux vivre et mourir renfermée,

Que de souffrir l’horreur d’aimer sans être aimée.

LE MARQUIS.

Votre discours me frappe, et j’aime la vertu.

Contre vos sentiments j’ai longtemps combattu,

Parce que j’ignorais quelle en était la source.

Pour combattre les miens, quelle heureuse ressource !

L’estime enfin triomphe, et vous rend mon amour,

Mais j’exige de vous le plus parfait retour.

LA COMTESSE.

Mériter vos bontés est ma plus forte envie.

Fallût-il immoler mon repos et ma vie,

Me voilà prête à tout. Mon cœur n’est plus à moi ;

Mais vous pouvez enfin disposer de ma foi.

LE MARQUIS

Non, je n’exige plus un pareil sacrifice :

Je demande un aveu sans fard, sans artifice.

J’ai lu dans votre cœur, ou je suis fort trompé ;

Des vertus de Sanspair il me paraît frappé.

LA COMTESSE.

Elles m’ont inspiré la plus profonde estime :

Vous avouerez, je crois, qu’elle est bien légitime.

LE MARQUIS.

Dites plus ; vous l’aimez. Oui, par votre rougeur

Je conçois que l’estime a pénétré le cœur.

LA COMTESSE.

Vous n’avez que trop vu jusqu’où va ma faiblesse,

Si c’est faiblesse en moi que d’aimer la sagesse ;

Car elle est dans Sanspair au suprême degré.

LE MARQUIS.

J’en demeure d’accord ; mais c’est un sage outré.

LA COMTESSE.

Un excès de folie est bien moins supportable ;

Et Sanspair est au fond un caractère aimable :

Il est doux, complaisant ; sa singularité,

Effet de sa candeur et de sa probité,

Ne met dans son esprit ni travers, ni caprice.

Ami de la vertu, fier ennemi du vice,

Il ose ouvertement pratiquer la vertu ;

Ouvertement par lui le vice est combattu.

Son cœur, noble et hardi, jamais ne dissimule,

Aimant mieux être cru bizarre et ridicule,

Que de paraître aimable et charmant comme il est,

En feignant d’applaudir à ce qui lui déplaît.

Pour moi, c’est mon héros ; et, malgré ses manières,

J’idolâtre en secret ses vertus singulières.

Pour le connaître à fond, je n’ai rien oublié :

Mœurs, sentiments, façon», on m’a tout confié.

Lisant, sans qu’il le sût, jusqu’au fond de son âme,

J’ai vu qu’il était né pour une honnête femme :

Et, voulant assurer son bonheur et le mien,

Pour lui donner mon cœur, j’ai recherché le sien.

Mais comment l’attaquer, et me faire connaître ?

À ses yeux vainement j’affectais de paraître,

Il ne me voyait point : pour venir à mes fins,

J’ai su faire tomber mon portrait en ses mains.

Voilà de mon amour l’innocent stratagème.

J’ai fait redemander ce portrait par vous-même :

Et, si vous rappelez tout ce qui s’est passé,

Vous sentez qu’à le rendre on a trop balancé,

Pour ne pas présumer qu’un peu de complaisance

Aurait bientôt pour moi fait pencher la balance.

LE MARQUIS.

Et sur quel point Sanspair a-t-il donc insisté ?

LA COMTESSE.

Que j’imitasse en tout sa singularité ;

Mais, loin d’y consentir, je voulais, au contraire,

Que lui-même il cessât d’être extraordinaire.

Comme il croirait par là tomber du premier rang,

De peur de succomber, il me livre à Beausang :

Mais, loin de lui céder une victoire entière,

L’amour a fait agir son humeur singulière.

Son refus de signer vous a déconcerté ;

L’exemple m’invitait, et j’en ai profité.

LE MARQUIS.

Plus je suis éclairci, plus je vous trouve à plaindre.

À changer de façons pourrez-vous le contraindre ?

Ne vous en flattez plus, «après ce qu’il a fait.

LA COMTESSE.

Il donne son aveu, mais il en rompt l’effet.

LE MARQUIS.

Vous vous verrez forcée à suivre son système.

LA COMTESSE.

Il m’en coûterait peu. Mais, mon père, s’il m’aime

Autant que je le crois, autant que je le veux,

Il doit m’immoler tout, pour devenir heureux.

En un mot, je veux voir jusqu’où va sa tendresse ;

Et je dois cette épreuve à ma délicatesse.

LE MARQUIS.

C’est penser sagement. Mais comment le revoir,

Puisqu’il croit qu’au couvent je vous mène ce soir ?

Il ne vous convient pas, selon la bienséance,

Ni pour vos intérêts, de faire aucune avance.

LA COMTESSE.

Non. Pour me satisfaire, il faut qu’auparavant

Il tâche d’empêcher que je n’aille au couvent.

Je venais voir sa sœur, me flattant que peut-être

Il surviendrait chez elle. Ah ! je le vois paraître.

Sortons.

 

 

Scène VIII

 

SANSPAIR, LE MARQUIS, LA COMTESSE

 

SANSPAIR, à la Comtesse.

Ciel ! est-ce vous ? En croirai-je mes yeux ?

LA COMTESSE.

J’allais chez votre sœur lui faire mes adieux.

SANSPAIR.

Vos adieux ! Quoi ! Monsieur a-t-il l’âme assez dure...

LE MARQUIS.

Elle doit m’obéir.

SANSPAIR.

Eh ! je vous en conjure,

Différez quelques jours. Je m’en allais chez vous,

Pour tâcher de calmer votre injuste courroux.

LE MARQUIS.

Mon courroux était juste ; et vous êtes trop sage

Pour ne pas convenir qu’un père qu’on outrage...

SANSPAIR.

Ah ! si vous saviez tout ! Monsieur, voulez-vous bien

Lui permettre avec moi deux moments d’entretien ?

LE MARQUIS.

Je ne suis point de trop, ce me semble ; et je compte...

SANSPAIR.

M’expliquer devant vous ! Sauvez-moi cette honte,

Si vous avez pour moi quelque ménagement.

LE MARQUIS.

Pour vous faire plaisir, je m’éloigne un moment.

SANSPAIR.

Vous m’épargnez, Monsieur, une peine mortelle.

C’est bien assez pour moi de rougir devant elle.

 

 

Scène IX

 

SANSPAIR, LA COMTESSE

 

SANSPAIR.

Quoi ! vous partez, Madame, et vous m’abandonnez !

Voulez-vous m’accabler ?

LA COMTESSE.

Monsieur, vous m’étonnez !

J’ai cru que ma retraite, au lieu de vous déplaire,

Était le seul parti qui pût vous satisfaire.

SANSPAIR.

Me satisfaire ! Ô ciel ! je pourrais, sans regret,

Vous perdre pour jamais !

LA COMTESSE.

Me rendre mon portrait,

Me livrer à Beausang, c’est me prouver, je pense,

Que vous voyez ma perte avec indifférence.

J’épargne à votre cœur la honte de m’aimer.

Le soin de votre gloire a droit de vous charmer :

Vous avez sur cela des grâces à me rendre ;

Et c’est à quoi, Monsieur, j’avais lieu de m’attendre.

SANSPAIR.

Moi ! vous remercier d’un dessein si cruel,

Qui m’expose au tourment d’un remords éternel !

LA COMTESSE.

Vous vous condamnez donc vous-même à ce supplice ?

Soit que je me renferme, ou soit que j’obéisse,

C’est vous qui me mettez dans la nécessité

De me jeter dans l’une ou l’autre extrémité.

Loin de vous opposer au dessein de mon père,

Ce qu’un heureux hasard vous permettait de faire,

Vous donnez votre aveu, quand je vous fais sentir

Qu’à ce cruel arrêt je ne puis consentir ;

Et que, loin que Beausang puisse me rendre heureuse,

Une retraite obscure est pour moi moins affreuse.

SANSPAIR.

J’ai lu dans votre cœur ; je ne m’en cache pas ;

Mais j’ai craint le pouvoir de vos divins appas ;

Et j’aimais mieux vous perdre, et mourir de tristesse,

Que de vous immoler la raison, la sagesse.

Quelle félicité pouvait m’en consoler ?

LA COMTESSE.

Eh ! vous ai-je pressé de me les immoler ?

Penser ainsi de moi, c’est me faire un outrage.

Je vous détesterais, si vous étiez moins sage.

Cessez d’être excessif, et vous serez parfait :

Voilà ce que j’exige ; et j’en verrai l’effet,

Si mes faibles appas ont sur vous quelque empire.

Mais, si vous résistez à ce que je désire,

Si vous balancez même à recevoir mes lois,

Vous me voyez, Monsieur, pour la dernière fois.

SANSPAIR.

Vos lois ! Vous voulez donc agir en souveraine ?

LA COMTESSE.

C’est être, direz-vous, et bien haute, et bien vaine.

Ne vous alarmez point, j’éprouve votre amour ;

Et mon règne, Monsieur, ne durera qu’un jour.

SANSPAIR.

Qu’un jour ! Ah ! sur mon cœur vous régnerez sans cesse.

Que faut-il pour vous plaire ?

LA COMTESSE.

Une simple promesse :

C’est un engagement si sûr de votre part,

Que qui peut s’y fier ne court aucun hasard.

SANSPAIR.

Vous m’obligez, Madame, et me rendez justice.

Avant que de vous faire un si grand sacrifice,

Je veux lire une fois au fond de votre cœur.

M’aimez-vous ?

LA COMTESSE.

De vous seul dépend tout mon bonheur.

Ou passer avec vous le reste de ma vie,

Ou renoncer à tout, c’est toute mon envie.

SANSPAIR, se jetant à ses pieds.

Ô bonheur trop parfait ! ô sagesse ! ô vertu !

Laissez agir mon cœur, il a trop combattu.

Oui, Madame, à vos pieds ma raison s’humilie ;

Et vous méritez bien qu’on fasse une folie.

Eh bien ! qu’exigez-vous ?

LA COMTESSE.

D’abord j’exigerai

Que vous vous habilliez comme je le voudrai.

SANSPAIR.

N’allez pas me jeter dans quelque extravagance.

LA COMTESSE.

Fiez-vous à mon goût sans nulle résistance.

SANSPAIR.

Je vois bien qu’il le faut. Ô ma chère raison !

Est-ce tout ?

LA COMTESSE.

Non, Monsieur. Dans la belle saison

Nous quitterons Paris, pour vivre à la campagne.

SANSPAIR.

Nous irons dans ma terre au fond de la Bretagne.

LA COMTESSE.

Point du tout. Vous avez une terre ici près ;

C’est là que nous irons pour respirer le frais.

SANSPAIR.

Volontiers ; mais du moins nous n’y verrons personne.

LA COMTESSE.

Tous les honnêtes gens.

SANSPAIR.

Ô ciel !

LA COMTESSE.

Après l’automne,

Nous reviendrons ici.

SANSPAIR.

Pour nous y renfermer.

LA COMTESSE.

Pour y voir le beau monde, et vous r’accoutumer

À la société des personnes d’élite

Qui nous feront l’honneur de nous rendre visite.

SANSPAIR.

Je l’avais bien prévu, vous aimez le fracas.

LA COMTESSE.

Le nombre en est petit, ne vous effrayez pas.

En un mot, je prétends, si vous vouiez me plaire,

Que tout rentre céans dans l’usage ordinaire.

Me le promettez-vous ?

SANSPAIR, après avoir rêvé.

Je vous en fais serment.

LA COMTESSE, lui présentant la main.

Vous pouvez donc sur moi compter absolument.

SANSPAIR.

Mais, Madame, il vous faut l’aveu de votre père ;

Pourrons-nous l’obtenir, dites-moi ?

LA COMTESSE.

Je l’espère.

Le voici qui revient très à propos.

 

 

Scène X

 

LE MARQUIS, SANSPAIR, LA COMTESSE

 

LE MARQUIS.

Eh bien !

Quel est le résultat d’un si long entretien ?

SANSPAIR.

La tête m’a tourné ; ma raison en soupire :

Vous entendez, Monsieur, ce que cela veut dire.

LE MARQUIS.

Eh bien ! le mal n’est pas si grand que vous pensez.

Êtes-vous bien d’accord ?

LA COMTESSE.

Oui, Monsieur.

LE MARQUIS.

C’est assez.

Vous aimez donc ma fille ?

SANSPAIR.

Ah ! Monsieur, je l’adore.

Daignez me l’accorder.

LE MARQUIS.

Votre choix nous honore.

Je ne balance pas entre Beausang et vous.

Mais il nous reste un point à traiter entre nous.

SANSPAIR.

Quel est-il ?

LE MARQUIS.

Il s’agit d’appeler un notaire :

Il faut par-devant lui stipuler un douaire.

SANSPAIR.

Un douaire, Monsieur ? Je ne m’en mêle point.

LE MARQUIS.

Eh ! qui voulez-vous donc qui décide ce point ?

SANSPAIR.

Vous. À cent mille écus mon revenu se monte ;

Posez sur cette base, et faites votre compte.

Douaire, préciput, tout ce qu’il vous plaira ;

Sur votre bon plaisir tout se décidera :

Et je serai content, si Madame est contente.

Réservez seulement vingt mille francs de rente,

Que je veux dès ce jour assurer à ma sœur.

LE MARQUIS.

Vingt mille francs !

SANSPAIR.

Sans doute.

LE MARQUIS.

Avec un si bon cœur,

On peut bien vous passer une humeur singulière.

LA COMTESSE, au Marquis.

Souffrez que mon époux devienne mon beau-frère ;

Cet accord maintenant peut être ménagé.

LE MARQUIS.

Cela ne se peut pas. Monsieur est engagé.

LA COMTESSE.

Il se dégagera.

SANSPAIR.

Non, j’en suis incapable.

J’ai donné ma parole, elle est inviolable.

Si j’osais y manquer... Eh bien ! que me veut-on ?

 

 

Scène XI

 

LISETTE, SANSPAIR, LE MARQUIS, LA COMTESSE

 

LISETTE, présentant une lettre à Sanspair.

C’est un petit poulet de monsieur le Baron.

SANSPAIR.

De quoi s’avise-t-il de m’écrire ?

LISETTE.

Je pense

Que pour la Garouffière il part en diligence.

En grosse redingote, et le fouet à la main,

Sur sa vieille jument il s’est mis en chemin,

Après avoir écrit cette éloquente lettre,

Que pour vous en partant il vient de me remettre.

SANSPAIR.

Voyons ce qu’il m’écrit.

Il lit.

« Adieu, cousin Sanspair ;

« Je suis las de la ville, et je vais prendre l’air.

« Je pars sans délai ni remise,

« Et vous rends votre sœur tout comme je l’ai prise.

« J’en suis fâché pour vous ; mais tout homme, cousin,

« Qui prend femme à Paris, n’a pas l’esprit trop sain.

« Au revoir. »

D’où lui vient une telle boutade ?

Et qui peut m’attirer cette sotte incartade ?

LE MARQUIS.

Cet incident m’a l’air d’un exploit de mon fils ;

Il a fait un miracle, il me l’avait promis.

LA COMTESSE, à Sanspair.

Vous pouvez maintenant vous tourner vers mon frère.

SANSPAIR.

Daignez m’en dispenser ; il est d’un caractère

Qui me répugne trop.

LE MARQUIS.

C’est un jeune éventé ;

Mais il a le cœur noble, et d’une probité

Qu’on ne peut justement comparer qu’à la vôtre.

LA COMTESSE, à Sanspair.

Songez que de son sort va dépendre le nôtre.

SANSPAIR.

Le nôtre ?

LA COMTESSE.

Oui, Monsieur. Aucun engagement

Ne peut plus retarder votre consentement :

Si vous le refusez, quand je vous le demande,

Quels droits sur votre cœur faut-il que je prétende ?

Eh ! puis-je me flatter ?...

 

 

Scène XII

 

LE COMTE, SANSPAIR, LE MARQUIS, LA COMTESSE, LISETTE

 

LE COMTE.

Enfin, mon cher voisin,

Je viens de voir partir votre brave cousin ;

Il m’a cédé ses droits : ainsi je vous supplie

De vouloir vous hâter de m’accorder Julie.

Quoique vous me voyiez en habit cavalier,

Comptez qu’à ma façon je suis très singulier.

LA COMTESSE.

Si vous l’êtes, mon frère, il faut cesser de l’être ;

Car Monsieur m’a juré de ne le plus paraître :

Il vous donne sa sœur en recevant ma foi.

LE MARQUIS.

Vous deviendrez donc sage ?

LE COMTE.

Eh ! qui l’est plus que moi ?

J’ai l’air d’un étourdi ; mais, ô futur beau-frère !

L’air ne décide pas toujours du caractère ;

Même en beaucoup de gens il cache l’opposé :

Et souvent les plus fous ont l’air le plus posé.

SANSPAIR.

Sur ce principe-là, vous êtes donc bien sage ;

Et nous allons conclure un double mariage.

À la Comtesse.

Voyez jusqu’où sur moi s’étend votre crédit !

LA COMTESSE.

Mon bonheur est complet.

LE COMTE, à son père.

Je vous l’avais bien dit,

Monsieur. Consentez-vous que j’épouse Julie ?

LE MARQUIS.

Il faut donc me dédire ?

LA COMTESSE.

Eh ! je vous en supplie.

LISETTE, au Marquis.

Les marier tous deux, c’est faire leur bonheur :

Ils ont le même goût, ils ont la même humeur,

Tous les deux n’en font qu’un. Et, quand on se ressemble

Le diable est bien malin, s’il vous met mal ensemble.

LE MARQUIS.

Allons donc stipuler.

À Sanspair.

Vous ne refusez pas,

Au moins cette fois-ci, de signer aux contrats ?

SANSPAIR.

Eh ! mais... absolument voulez-vous que je signe ?

LE MARQUIS.

Oui.

SANSPAIR.

L’indigne coutume ! Allons, je m’y résigne.

Il ne faut plus douter du pouvoir de l’amour,

Après tous les effets qu’il opère en ce jour.

À la Comtesse.

Vous voulez qu’au dehors je change de système :

Mais permettez qu’au fond je sois toujours le même.

LISETTE, à la Comtesse.

Laissez penser Monsieur en toute liberté ;

Il sera bon mari, par singularité.


[1] L’auteur n’a point vu la représentation de cette pièce, étant mort le 5 juillet 1754.

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