L’Homme qui manque le coche (Eugène LABICHE - Alfred DELACOUR)

Comédie-vaudeville en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 31 octobre 1865.

 

Personnages

 

EDMOND FRIGOLIN

BRANCHU, domestique

LE CAPITAINE LEBIGRE

COUSSINET

ERNEST LÉPIDOR

PANAIVERT, médecin

FERRAGUS DE QUINSAC

CLÉMENTINE, femme de Coussinet

ANGÈLE, son amie

MADAME DE ROSENCROIX

 

La scène se passe à Olonzac, petite ville du département de l’Hérault, de nos jours.

 

 

ACTE I

 

Chez Coussinet. Un salon de province très simplement meublé, porte au fond, deux autres portes à gauche et deux à droite. À droite, premier plan, une cheminée. Près de la cheminée, une table. À gauche, premier plan, une fenêtre. Près de la fenêtre, un canapé. À droite de la porte du fond, une commode. À gauche, un piano. Fauteuils, chaises, etc.

 

 

Scène première

 

BRANCHU, seul

 

Il est debout devant la table sur laquelle se trouvent deux tasses et plusieurs petites fioles.

Voyons... ne nous embrouillons pas dans les fioles.

Lisant les étiquettes.

Sirop de Gentiane... ce n’est pas ça... teinture thébaïque... ce n’est pas ça... éther sulfurique... voilà le nanan !

Prenant une tasse et y versant quelques gouttes.

Le docteur a dit... cinq gouttes dans une tasse de tilleul... voilà pour monsieur... maintenant pour moi.

Il prend la seconde tasse et verse.

Une... deux... trois... quatre... et cinq... bah ! accordons-nous six gouttes... je suis plus jeune que monsieur... et j’ai besoin d’être plus vigoureusement médicamenté.

Remuant son tilleul avec une cuiller.

L’homme est un étrange animal... avant d’entrer chez M. Coussinet je croyais me porter à merveille... j’étais rose... je digérais bien... je ne faisais qu’un somme... et pas du tout... j’étais très malade, sans m’en douter... ça couvait... il m’a suffi d’entendre monsieur se plaindre pour reconnaître que j’avais absolument les mêmes symptômes que lui... Des rêves agités... des tiraillements d’estomac avant les repas... de la pesanteur après... absolu. ment comme lui... aussi nous nous traitons ensemble... une ordonnance pour deux... hier, c’était la potion apéritive... aujourd’hui c’est la potion calmante.

COUSSINET, appelant de la coulisse.

Branchu !... Branchu !

BRANCHU.

Monsieur !

 

 

Scène II

 

COUSSINET, BRANCHU

 

COUSSINET, entrant en robe de chambre par la droite, deuxième porte.

Tu m’oublies, mon garçon... et mon tilleul ?

BRANCHU, donnant une tasse à Coussinet.

Je le tourne, monsieur... voilà votre tasse... et voici la mienne.

Il prend l’autre tasse.

COUSSINET.

Bois le premier... Tu me diras si c’est bon...

BRANCHU, buvant.

Oh ! la ! la !

COUSSINET.

C’est amer !

BRANCHU.

Non... c’est trop chaud !

COUSSINET.

Il faut souffler.

BRANCHU.

Soufflons !

Tous deux soufflent leur tasse.

Monsieur a-t-il toussé cette nuit ?

COUSSINET.

Trois fois ce matin en m’éveillant.

BRANCHU.

Moi, quatre... ça m’a pris au moment où j’allumais une allumette pour me lever...

COUSSINET.

C’est étonnant comme nos deux maladies se ressemblent.

BRANCHU.

Elles sont jumelles, monsieur, jumelles !

COUSSINET.

J’en suis bien aise... Parce que lorsqu’on m’ordonne une potion violente... je l’essaie d’abord sur toi...

BRANCHU.

Naturellement... je suis plus jeune... je crois que nous pouvons boire maintenant.

COUSSINET.

À ta santé, mon garçon !

BRANCHU.

À la vôtre, monsieur.

Ils trinquent et boivent.

COUSSINET.

Ah ! je savais bien que j’avais quelque chose à te demander... T’arrive-t-il quelquefois d’éprouver des élancements... Dzing !... dans le petit doigt du pied ?

BRANCHU.

Souvent, monsieur... surtout quand le temps va changer...

COUSSINET.

C’est rhumatismal...

BRANCHU.

Allons bien ! il ne nous manquait plus que cela !

COUSSINET.

J’en parlerai au docteur...

Il s’assied sur le canapé, sa tasse à la main.

BRANCHU, allant s’asseoir à côté de Coussinet.

M. Panaivert !... ce n’est pas un vrai médecin. Il dit toujours : ce n’est rien ! ce n’est rien !... Entre nous je n’ai pas confiance dans ce docteur-là... et vous ?

COUSSINET.

Moi... je l’ai pris d’abord parce qu’il n’y en a pas d’autre à Olonzac... et puis parce qu’il n’est pas cher...

BRANCHU.

Je ne le crois pas ferré sur notre maladie... toujours des tisanes... au lieu de nous camper vingt-cinq bonnes sangsues de temps en temps... vous devriez écrire à Paris.

Il se lève et porte sa tasse sur la table.

COUSSINET, lui tendant sa tasse.

Pourquoi faire ?

BRANCHU.

Pour consulter... les médecins de Paris, c’est cher... mais ça vous retourne joliment une maladie...

COUSSINET, se levant et tenant toujours sa tasse.

J’y avais pensé... mais c’est ma femme qui n’a pas voulu.

BRANCHU, avec aigreur.

Ah ! madame !... à l’entendre nous ne sommes pas malades... nous nous écoutons !

Il prend la tasse de Coussinet et la remet sur la table.

COUSSINET.

C’est vrai... Elle a le cœur sec, ma femme... C’est elle qui devrait me soigner... préparer mes tisanes...

BRANCHU.

Ah ! bien oui ! Elle ne nous ferait pas seulement chauffer un bain de pieds ! mais vous n’y teniez plus... vous vouliez vous marier, à votre âge !

COUSSINET.

J’ai consulté avant...

BRANCHU.

Et vous avez été prendre une parisienne encore... plus jeune que vous... beaucoup plus jeune...

COUSSINET.

Oh ! ce n’est pas ça qui me fait mal...

On entend Lépidor chanter en dehors l’air du barbier de Séville : place au factotum de la ville.

BRANCHU.

Tiens ! c’est M. Lépidor.

COUSSINET.

Je l’aime, ce garçon... il est gai... il me fait rire... et pour ma santé on me recommande de rire.

BRANCHU.

Alors c’est un médicament... nous allons nous l’administrer.

 

 

Scène III

 

COUSSINET, BRANCHU, LÉPIDOR

 

LÉPIDOR, entrant par le fond.

Bonjour, papa Coussinet !... Comment vous portez-vous ce matin ?

BRANCHU, riant.

Ah ! ah ! ah !

LÉPIDOR, étonné.

Qu’est-ce qu’il a donc, cet imbécile-là ?

BRANCHU.

Rien... continuez !

LÉPIDOR.

Vous voyez un homme qui ne s’est pas couché de la nuit.

COUSSINET.

Vous avez été au bal ?

LÉPIDOR.

Moi... allons donc ! Je me suis enfermé dans mon cabinet... et j’ai travaillé... comme un bœuf.

BRANCHU, se tenant le ventre.

Ah ! ah ! ah !

LÉPIDOR, à Branchu.

Quoi ?

BRANCHU.

Allez toujours... Vous nous êtes recommandé !

LÉPIDOR, à Coussinet.

Ah ! mais, il est insupportable, votre groom !

COUSSINET, allant à Branchu.

Laisse-nous, mon ami, et emporte ces fioles.

BRANCHU.

Oui, monsieur...

À part.

C’est égal... je me suis fait une pinte de bon sang !

Il sort par la droite, deuxième porte, en emportant les tasses et les fioles.

COUSSINET.

Ah ! ça ! quel travail si pressé vous a fait passer la nuit ?

LÉPIDOR.

Figurez-vous que le journal paraît demain... Je l’avais oublié... Vous savez que je travaillote dans Le Furet d’Olonzac... Oui, j’appartiens à la presse... c’est moi qui rédige l’énigme que vous voyez dans chaque numéro... après le cours des bestiaux.

COUSSINET.

Ah ! cette petite machine en vers, que je ne comprends jamais...

LÉPIDOR.

C’est de moi... hier soir à huit heures, je n’en avais pas encore écrit un mot... mais j’avais l’idée...

COUSSINET.

C’est le principal.

LÉPIDOR.

Et ce matin à quatre heures... c’était fait... Tenez, écoutez ça.

COUSSINET.

Oh ! mon ami... les énigmes... ça me rend triste.

Il s’assied près de la table.

LÉPIDOR.

C’est très court... car c’est mon talent à moi... je fais court... joli, mais court.

Récitant.

À Rome, mon premier tenait lieu de voiture ;
Mon second, en tous lieux, le fait est certifié,
Fait surgir, ou plutôt entretient l’amitié...
Et de l’âne, mon tout est souvent la pâture.

Devinez-vous ?

COUSSINET.

Non.

À part.

Il n’est pas drôle ce matin.

LÉPIDOR.

Char... don... à Rome mon premier tenait lieu de voiture... char.

COUSSINET, se levant.

Je l’avais presque deviné !... J’allais dire : avoine... c’est égal, moi, à votre place, après avoir fait ça... je me serais couché.

LÉPIDOR.

Non, j’étais en verve... et comme la femme du maire m’avait demandé un mot pour une charade qu’elle veut faire jouer cet hiver dans son salon... j’ai trouvé quelque chose de charmant.

COUSSINET.

Quoi donc ?

LÉPIDOR.

Vermicelle...Au premier tableau, tout le monde est assis... et on lit des vers... de moi ; au second... tout le monde est assis... et on chante...mi...mi... mi... au troisième tableau... celle... j’étais un peu embarrassé...

COUSSINET.

Oui... c’est difficile à mettre en scène.

LÉPIDOR.

Tout le monde est assis... et l’on sale des harengs.

COUSSINET.

Ah ! c’est gracieux ça !

LÉPIDOR.

Enfin, au dernier tableau.

COUSSINET.

Tout le monde est assis.

LÉPIDOR.

Oui... Autour d’une grande table... et l’on mange du vermicelle... en costume Louis XV.

COUSSINET.

Ravissant !

LÉPIDOR.

N’est-ce pas ? j’ai trouvé ça en deux heures.

COUSSINET.

Et vous vous êtes couché ?

LÉPIDOR.

Non ! Le Dieu me possédait... J’ai pioché mon discours... il sera très beau... court, mais beau !

COUSSINET.

Quel discours ?

LÉPIDOR.

Celui que je dois prononcer comme Président de la société des enfants de Guillaume Tell dont je suis le fondateur.

COUSSINET.

Ah ! oui ! vous vous réunissez le dimanche pour tirer de l’arc.

LÉPIDOR.

Quand je suis arrivé à Olonzac, on ne connaissait pas l’arc... on tirait l’épée, le pistolet, la carabine... mais pas l’arc ! J’ai comblé cette lacune !

COUSSINET.

Eh bien ? où est l’avantage ?

LÉPIDOR.

D’abord ça développe les muscles... et puis ça économise la poudre, le plomb, les capsules... Une corde et du bois.

Faisant mine de tirer de l’arc.

Bzing !... Bzing !... Gesler est mort !

COUSSINET.

Oui...

LÉPIDOR.

Mais je suis venu pour vous parler d’une grande affaire... personne ne peut nous entendre ?

Il va regarder au fond.

COUSSINET.

Non.

LÉPIDOR, redescendant à droite.

Mon cher, depuis trois semaines, je rumine une idée... grandiose, tenez, depuis mon voyage à Paris... Je me promenais en uniforme sur la place de la Concorde...

COUSSINET.

Quel uniforme ?

LÉPIDOR.

De garde national... comme nous n’en avons plus à Olonzac et que mon uniforme est encore tout neuf... en voyage, je le mets... pour le finir.

COUSSINET.

Je comprends ça... mais voyons votre idée.

LÉPIDOR.

C’est un projet, qui, s’il réussit, fera parler d’Olonzac dans tous les journaux de Paris.

COUSSINET.

À la bonne heure ! voilà une chose utile... Voyons... qu’est-ce que c’est ?

LÉPIDOR.

Non... je ne vous le dirai pas maintenant.

COUSSINET.

Pourquoi ?

LÉPIDOR.

Je veux que ça éclate comme une bombe... J’ai rédigé une petite note... courte mais entraînante, je vous lirai ça quand nous en serons en séance.

COUSSINET.

Comment ! nous allons avoir une séance ?

LÉPIDOR.

Aujourd’hui... à trois heures... Je vous demande la permission de convoquer ici les trois ou quatre fortes têtes du conseil municipal...

COUSSINET.

C’est que... une pareille réunion.

LÉPIDOR.

Vous ne ferez pas de frais... un verre d’eau... sans sucre... nous serons quatre, moi, d’abord... comme forte tête... vous... comme adjoint... Le docteur Panaivert.

COUSSINET.

Il n’est pas fort.

LÉPIDOR.

Il voit du monde... Il répandra l’idée... Et enfin M. Ferragus de Quinsac.

COUSSINETT.

Ce petit jeune homme chauve en lunettes ?

LÉPIDOR.

Il fait toujours de l’opposition... faut l’avoir avec soi... Je le convoque comme grincheux.

COUSSINET.

Et puis il est lettré... Il parle toujours de Shakespeare.

LÉPIDOR.

Ainsi c’est convenu... à trois heures, je cours prévenir ces messieurs.

COUSSINET.

Il est bien entendu que ce n’est pas une réception.

LÉPIDOR.

Moins que rien... un verre d’eau sucrée... adieu !

Il sort par le fond.

 

 

Scène IV

 

COUSSINET, puis CLÉMENTINE, puis BRANCHU

 

COUSSINET, seul.

Il avait dit sans sucre !

CLÉMENTINE, entrant par la deuxième porte de gauche ; elle tient une fiole à la main.

Ah ! c’est trop fort !

Appelant.

Branchu !... Branchu !

COUSSINET.

Ma femme ! qu’y a-t-il donc ?

BRANCHU, paraissant, venant de la droite deuxième porte.

Madame me souhaite ?

CLÉMENTINE.

Réponds... qu’est-ce que c’est que cette bouteille de pharmacien que j’ai trouvée sur ma toilette ?

BRANCHU.

Çà... c’est ma potion.

La prenant.

Merci, madame... je l’avais oubliée...

CLÉMENTINE.

Ah ! ça, est-ce que tu te moques de moi ?

COUSSINET.

Oh !

CLÉMENTINE.

Choisir ma toilette pour y déposer tes drogues !... je cherche l’eau de Cologne, je tombe sur un loch...

BRANCHU.

Ce n’est pas malpropre.

CLÉMENTINE.

C’est possible... mais une autrefois tu me feras le plaisir de ne pas venir ribotter dans ma chambre avec tes médecines !

BRANCHU, à part.

Elle est sans pitié pour les malades.

Il sort par le fond.

COUSSINET.

Bonjour, mon amie...

CLÉMENTINE, passant à droite.

Bonjour... bonjour... Vous allez bien ?... allons, tant mieux !

COUSSINET.

Mais non, je ne vais pas bien... ce matin j’ai toussé trois fois...

CLÉMENTINE.

Qui est-ce qui ne tousse pas trois fois ?

COUSSINET.

Ah ! Clémentine tu es cruelle...

CLÉMENTINE.

Puisque vous n’avez rien... votre médecin me l’a dit encore hier...

COUSSINET.

Oui, il soutient que je ne suis pas malade, parce que je suis abonné... c’est pour se dispenser de venir... si je le payais à la visite, il ne dirait pas ça...

Il s’assied sur le canapé.

CLÉMENTINE.

Laissez-moi donc tranquille... vous dormez bien, n’est-ce pas ?

COUSSINET.

Oui... c’est-à-dire... j’ai des rêves

CLÉMENTINE.

Parce que vous mangez trop.

COUSSINET.

Moi ?

CLÉMENTINE.

Mercredi, nous avons dîné chez votre maire d’Olonzac... Il y avait une terrine de foie de canard... vous en avez repris trois fois...

COUSSINET.

Le foie de canard est très léger...

Se levant.

Mais, à propos de notre dîner cher le maire... j’ai à te gronder... Tu ne surveilles pas assez ton langage... je t’avais pourtant dit en entrant : Clémentine, observe-toi !

CLÉMENTINE.

Qu’est-ce que j’ai fait ?

COUSSINET.

Tu as encore laissé échapper quelques uns de ces mots que tu as rapportés de Paris...

CLÉMENTINE.

Ah ! flûte !

COUSSINET.

Tiens ! en voilà un... flûte !

CLÉMENTINE.

Ça se dit partout.

COUSSINET.

Pas à Olonzac !... Songe donc que je t’ai présentée ici comme une demoiselle de famille... et ces mots rappellent la demoiselle de boutique ! C’est comme au dessert... quand on t’a priée de chanter...

CLÉMENTINE.

Eh bien... j’ai chanté.

COUSSINET.

Oui... mais qu’est-ce que tu as chanté ?

CLÉMENTINE.

Je n’en sais plus rien.

COUSSINET.

Tu as chanté : Les hommes c’est des pas grands choses...

CLÉMENTINE.

Ça se chante partout.

COUSSINET.

Oui... mais pas à Olonzac... surtout avec des gestes... tu ne t’observes pas assez !

CLÉMENTINE.

Ah ! mais si vous croyez que j’ai de l’agrément dans votre trou !...

COUSSINET, se récriant.

Olonzac... un trou !...

CLÉMENTINE.

C’est vrai ! vous êtes venu me chercher à Paris, vous m’avez dit : Venez là-bas... nous nous marierons... on s’amuse beaucoup... Je vous ai suivi... sans enthousiasme... je me méfiais...

COUSSINET.

De quoi te plains-tu ? je t’ai épousée.

CLÉMENTINE.

Vous croyez ça... Enfin !... ce qu’il y a de certain, c’est que je ne m’amuse pas du tout ! vous ne me régalez que du médecin et du pharmacien.

COUSSINET.

Veux-tu que je te dise... Tu n’aimes pas ton intérieur.

CLÉMENTINE, s’asseyant près de la table.

Oh ! non ! je ne l’aime pas !

COUSSINET.

Si tu t’occupais de ton ménage... tu ne t’ennuierais pas... Ainsi, voilà trois mois... je t’ai acheté... pour ma fête... un petit livre pour écrire ta dépense... Eh bien ! tu ne t’en sers pas.

CLÉMENTINE, se levant.

Je n’aime pas à écrire... ça me fait froid aux doigts...

COUSSINET.

En vérité, je ne sais plus que faire, moi...

CLÉMENTINE.

Amusez-moi, promenez-moi !... Aujourd’hui j’ai envie de sortir... si nous allions rendre sa visite à votre vieille caricature de maire, ça me ferait rire un peu...

COUSSINET.

Non... pas aujourd’hui... j’ai besoin d’être ici à trois heures.

CLÉMENTINE.

Nous rentrerons avant...

COUSSINET.

Et puis, je ne me sens pas en train...

CLÉMENTINE, passant à gauche.

Très bien... restez si vous voulez... moi, je sors !

COUSSINET.

Où veux-tu aller ?

CLÉMENTINE.

Je ne sais pas... Il vient de s’établir sur la place un monsieur en voiture qui arrache les dents... c’est une distraction... je verrai les mâchoires d’Olonzac...

COUSSINET.

Voyons... Clémentine...

CLÉMENTINE.

Je vais mettre un chapeau.

En sortant.

Mon Dieu ! que je m’ennuie dans votre bazar !

Elle sort par la deuxième porte de gauche.

 

 

Scène V

 

COUSSINET, puis BRANCHU et PANAIVERT

 

COUSSINET, seul.

Bazar ! encore un mot de Paris !...

BRANCHU, entrant précipitamment par le fond.

Monsieur... voici le docteur Panaivert !

COUSSINET.

C’est bien... qu’il entre...

BRANCHU.

Nous allons lui dire tout ce que nous éprouvons, il ne faut rien oublier...

PANAIVERT, entrant pas le fond.

Bonjour !

COUSSINET.

Bonjour, docteur.

PANAIVERT.

Eh bien ! comment se porte-t-on ici ?

COUSSINET.

Toujours la même chose...

BRANCHU.

Toujours la même chose...

PANAIVERT.

Voyons le pouls.

Il prend la main de Coussinet.

BRANCHU, avançant son bras.

Oui... le pouls... c’est l’important...

PANAIVERT, le repoussant.

Laisse-moi donc, toi !

À Coussinet.

Avez-vous dormi !

COUSSINET.

Assez bien... seulement, ce matin, j’ai toussé trois fois.

BRANCHU.

Moi, quatre...

PANAIVERT.

Le pouls est très bon... Voyons la langue.

Coussinet tire la langue.

BRANCHU, tirant aussi sa langue.

Voilà !

PANAIVERT, le repoussant.

Mais laisse-moi donc, toi !

À part.

Il n’est pas abonné, lui !

À Coussinet.

Ça va très bien !

BRANCHU, à part.

Parbleu ! il est agaçant !

COUSSINET.

J’ai toujours mes tiraillements.

BRANCHU.

Oui, ça nous tiraille toujours.

À Coussinet.

Monsieur... parlez donc de nos élancements...

PANAIVERT.

Des élancements ! où çà ?

BRANCHU.

Dans le petit doigt des pieds...

PANAIVERT.

Ah ! tu m’ennuies, toi !

À Coussinet.

Il faut continuer votre tisane...

BRANCHU, à part.

Pas la moindre sangsue... c’est un homme qui vieillit.

PANAIVERT.

Quant au régime... nourriture substantielle... des viandes rôties... du bordeaux...

BRANCHU.

Ah ! oui !... du bordeaux !... je crois que ça nous fera du bien.

COUSSINET.

Docteur, on m’a parlé de l’hydrothérapie.

PANAIVERT.

Je connais çà... on vous fait transpirer abondamment... puis on vous jette sur le corps deux ou trois seaux d’eau de puits... très fraîche... Ça réussit souvent... quelquefois aussi ça vous enlève.

BRANCHU.

Diable !

COUSSINET.

Ça vous enlève ?... Branchu... tu vas essayer ça, toi !

BRANCHU.

Le traitement par l’eau ?...

COUSSINET.

Moi, j’essaierai le vin de Bordeaux.

Branchu remonte vers la droite.

PANAIVERT.

Maintenant, ne restez pas à la chambre... sortez...

COUSSINET.

Mais mon rhume ?...

PANAIVERT.

Deux heures d’exercice par jour... ça le promènera...

Clémentine entre par la deuxième porte de gauche.

 

 

Scène VI

 

COUSSINET, BRANCHU, PANAIVERT, CLÉMENTINE

 

CLÉMENTINE, habillée. Elle pose sur le piano son chapeau.

Me voici prête !

PANAIVERT, la saluant.

Madame !...

CLÉMENTINE.

Ah ! bonjour, docteur... Et comment se porte madame de Rosencroix, votre sœur ?

PANAIVERT.

Parfaitement... Je compte vous l’amener aujourd’hui dans l’après-midi...

CLÉMENTINE.

Vraiment ?

PANAIVERT.

Elle a, je crois, une invitation à vous faire... et une demande à vous adresser pour une œuvre de bienfaisance...

CLÉMENTINE.

Entièrement à sa disposition... Votre bras, docteur ?... je sors aussi.

COUSSINET.

Attends-moi, chère amie, je vais m’habiller.

CLÉMENTINE.

Comment !

COUSSINET.

Le docteur me recommande l’exercice... nous allons promener mon rhume et rendre notre visite à M. le maire.

Ensemble.

Air : L’Occasion est favorable.

COUSSINET et CLÉMENTINE.

Grâce à sa nouvelle ordonnance,
Si tout est bien exécuté,
Bientôt vont revenir, je pense,
Et le bonheur et la santé.

PANAIVERT.

Grâce à ma nouvelle ordonnance,
Si tout est bien exécuté,
Bientôt vont revenir, je pense,
Et le bonheur et la santé !

BRANCHU, à part.

Au diable soit son ordonnance,
Le docteur et la faculté ;
C’en est fait de mon existence,
Si par l’eau je suis traité.

Panaivert sort par le fond, reconduit par Clémentine, tandis que Coussinet et Branchu entrent à droite, troisième porte.

 

 

Scène VII

 

CLÉMENTINE, puis ANGÈLE

 

CLÉMENTINE, seule.

Ce n’est pas moi qu’il va promener... c’est son rhume.

ANGÈLE, paraissant au fond avec une petite valise à la main.

Madame Coussinet, s’il vous plaît ?

CLÉMENTINE.

Angèle !... mon ancienne camarade.

ANGÈLE.

Moi-même !

Elles s’embrassent.

CLÉMENTINE.

Toi !... à Olonzac !

ANGÈLE.

Tu ne m’attendais pas... le fait est qu’elle est bonne !

Elle pose sa valise sur la table.

CLÉMENTINE.

Tu as donc quitté notre magasin ?

ANGÈLE.

Quitté... n’est pas le mot.

CLÉMENTINE.

On t’a remerciée ?...

ANGÈLE.

Ce n’est pas encore le mot... on m’a flanquée à la porte !

CLÉMENTINE.

Oh !... Et pourquoi ?

ANGÈLE.

Une injustice ! Figure-toi qu’un jour il est venu un monsieur en garde national camper son gros ventre devant la glace de la boutique... ça obstruait la lumière...

CLÉMENTINE.

Il vous faisait de l’œil... je connais ça...

ANGÈLE.

Oh ! pas du tout ! Il se contentait de regarder les boîtes de bonbons avec de gros yeux stupides... une tête de bœuf qui digère !... Ma foi ! ça m’a impatienté... et v’lan ! je lui ai tiré la langue... comme ça !

CLÉMENTINE.

C’est risqué !

ANGÈLE.

Alors, il est entré furieux... en disant qu’on insultait la garde nationale... et comme le patron en est... J’ai été sacrifiée à cette institution !

CLÉMENTINE, chantant.

Ne raillons pas la garde citoyenne !

ANGÈLE.

Alors, je me suis dit : c’est l’été... Le bonbon ne va pas... si j’allais prendre les eaux... J’ai mis mon cachemire et mes bijoux en plan, et me voilà ! avez-vous des eaux dans ce pays-ci ?

CLÉMENTINE.

Oui... Il y a des puits... mais te voilà, je te garde !

ANGÈLE.

Je te donne un mois... Rit-on un peu à Olonzac ?

CLÉMENTINE.

On n’y rit pas... mais nous rirons, nous !

Elles vont s’asseoir sur le canapé.

ANGÈLE.

Comme autrefois, au magasin... Ah ! tu me manquais bien, va !

CLÉMENTINE.

Et toi donc ! nous avons toujours eu les mêmes goûts, la même humeur.

ANGÈLE.

Jusqu’à nos noms qui sont pareils.

CLÉMENTINE.

C’est vrai... Tu t’appelles aussi Clémentine...

ANGÈLE.

Rose, Angèle, Clémentine... Seulement, au magasin, on m’a fait changer de nom, à cause de toi... Tu étais l’ancienne... Mais je me suis promis de te gronder, car tu ne m’as pas écrit une seule fois.

CLÉMENTINE, embarrassée et se levant.

Ce n’est pas ma faute... Je n’aime pas écrire...

Elle passe à droite.

ANGÈLE, se levant aussi.

Tu as peur de l’orthographe... Je comprends ça... Je ne sais seulement pas comment est ton mari... Est-il jeune, aimable, gentil ?

CLÉMENTINE.

Il est laid.

ANGÈLE.

Ah !

CLÉMENTINE.

Il est vieux !

ANGÈLE.

Oh !... après ça, il y a des vieux qui ne sont pas encore trop désagréables.

CLÉMENTINE.

Le mien est insupportable.

ANGÈLE

Ah ! mon Dieu !

CLÉMENTINE.

Un bonhomme qui se croit toujours malade... qui se nourrit de pilules... et se grise avec des tisanes...

ANGÈLE, aspirant.

Ça sent la graine de lin !

CLÉMENTINE.

Et des manies !

La conduisant près de la cheminée et lui montrant une pancarte collée à la muraille.

Tiens ! lis-moi ça...

ANGÈLE, lisant.

« Mon mouchoir, item, un de rechange, ma tabatière, ma clé... ma peau de chat. »

Parlé.

qu’est-ce que c’est que ça ?

Elle revient en scène.

CLÉMENTINE.

Un mémento... Monsieur Coussinet ne sort pas une seule fois sans le relire... pour s’assurer qu’il n’oublie rien...

ANGÈLE.

Tiens ! c’est drôle !... mais une peau de chat... Qu’est-ce qu’il peut faire de ça ?

CLÉMENTINE.

Il se la met sur les reins... pour ses douleurs.

ANGÈLE.

Il a des douleurs ?

CLÉMENTINE.

Il n’a que ça !

ANGÈLE.

Mais alors... Tu es volée !

CLÉMENTINE.

Comme dans un bois !

ANGÈLE.

Tu l’as donc épousé la nuit... sans l’avoir vu ?

CLÉMENTINE.

Je n’y comprends rien... À Paris, quand il me faisait la cour, il m’a paru presque jeune... Il était frisé, rasé, portait un petit jonc... je crois même qu’il se fourrait un morceau de verre dans l’œil... Il me parlait des soirées d’Olonzac, de ses chevaux, de ses voitures...

ANGÈLE.

Dame ! ça surexcite une femme !

CLÉMENTINE.

Arrivée ici, je me suis aperçu qu’il avait un toupet, qu’il mettait des bonnets de soie noire, qu’on se couchait à neuf heures et qu’il n’avait pas de voiture !

ANGÈLE.

Filou, va !

CLÉMENTINE.

J’aurais dû me méfier...

ANGÈLE.

Nous sommes trop naïves.

CLÉMENTINE.

Mon portier avait plus de nez que moi... Il appelait monsieur Coussinet : mon oncle... son grossier bon sens ne le trompait pas... car ce n’est pas un mari...

Pleurant.

C’est un oncle !

ANGÈLE, lui prenant la main.

Pauvre amie !... Voyons... ne pleure pas... Il ne vivra pas éternellement, cet homme !

CLÉMENTINE, pleurant.

Oh si !... il fait le malade... mais il est très solide...

ANGÈLE.

Quelle rage aussi d’aller te marier !

CLÉMENTINE.

Ce n’est pas ma faute... c’est la faute d’un gueux... d’un gredin, d’un chenapan ! Edmond...

ANGÈLE.

Quel Edmond ?

CLÉMENTINE.

Tu ne connais pas... Edmond Frigolin... Il me faisait la cour... nous devions nous marier dès qu’il aurait passé sa thèse...

ANGÈLE.

Je la connais... Ils sont toujours refusés... l’école de droit est sans pitié...

CLÉMENTINE.

Celui là étudiait la médecine... un beau jeune homme... tendre... amoureux mais respectueux...

ANGÈLE.

Un carabin !... Laisse-moi donc tranquille.

CLÉMENTINE.

Il me répéta pendant six mois : Je veux que celle qui portera mon nom reste pure... Tu ne dois pas même être soupçonnée... puisque nous sommes fiancés... attendons ! et moi, j’attendais !...

ANGÈLE.

Ah ! il y a des femmes qui sont vouées au malheur !

CLÉMENTINE.

Le Dimanche, nous allions nous promener dans la campagne... et le soir, il me reconduisait jusqu’à ma porte... arrivé là, il me serrait la main en me disant : courage, Clémentine... je pioche ma thèse !... et il s’évanouissait dans le brouillard.

ANGÈLE.

Comment ? pas possible ?

CLÉMENTINE.

Une fois, j’eus bien peur... C’était le jour de ma fête... nous avions dîné chez Bréhant... à part. Il était trop timide pour manger devant le monde... Il faut te dire qu’Edmond avait la tête très faible... un verre de madère,... de champagne surtout... troublait facilement sa raison... Ce jour-là ! il faisait très chaud... nous en bûmes deux petites bouteilles...

ANGÈLE.

Oye oye !

CLÉMENTINE.

Edmond commença à faire des petites mines... il me baisai les mains, ses yeux brillaient... moi-même... je devenais rêveuse... Il était à mes genoux... tout à coup il se lève, se dirige vers la porte...

ANGÈLE.

Pousse le verrou...

CLÉMENTINE.

Non ! se jette sur la sonnette, le garçon paraît, il paie et nous partons... C’est beau, n’est-ce pas ?

ANGÈLE.

Ah ! oui !... c’est un bien honnête jeune homme !

CLÉMENTINE.

Enfin le grand jour arrive, il passe sa thèse, il est reçu...

ANGÈLE.

Ça n’est pas malheureux.

CLÉMENTINE.

Mais en rentrant chez lui, qu’est-ce qu’il trouve ? une lettre... qui lui annonce qu’un de ses oncles vient de mourir en Amérique... on l’engage à partir sur le champ pour aller réaliser sa succession...

ANGÈLE.

Oh ! les oncles d’Amérique, je ne gobe pas çà !

CLÉMENTINE.

Tu vois d’ici la scène des adieux... nous pleurons... nous nous embrassons, je suis ton fiancé ! tu es ma fiancée ! tu m’écriras, je t’écrirai... oui ! oui !... Il me fait jurer de lui être fidèle... je le jure !

ANGÈLE.

Oh ! çà !

CLÉMENTINE.

Et j’ai tenu ma parole... pendant 18 grands mois...

ANGÈLE.

Tais-toi donc !

CLÉMENTINE.

Eh bien ! croirais-tu que j’en suis encore à recevoir une lettre de lui...

ANGÈLE.

Comment !

CLÉMENTINE.

Pas un mot ! le sacripant m’avait lâchée !

ANGÈLE.

Oh ! je voudrais le tenir celui-là !

CLÉMENTINE.

C’est alors que M. Coussinet se présenta... et moitié dépit, moitié désœuvrement... j’acceptai sa main !

ANGÈLE.

Et dire que c’est le carabin qui est cause de tout !

CLÉMENTINE, passant à droite.

Aussi je le haïs maintenant ! Je l’exècre ! et si jamais je le rencontre je lui dirai son fait... pleutre ! filou ! polisson !

ANGÈLE.

Gredin

CLÉMENTINE.

Canaille !

ANGÈLE.

Voleur !

CLÉMENTINE.

Assassin !

On entend moucher très fort dans la coulisse.

ANGÈLE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

CLÉMENTINE.

Ne fais pas attention... C’est mon mari.

Même bruit.

ANGÈLE.

Il joue de la trompette ?

CLÉMENTINE.

Non... c’est sa manière de se moucher.

 

 

Scène VIII

 

CLÉMENTINE, ANGÈLE, COUSSINET, puis BRANCHU

 

COUSSINET, habillé, entrant par la deuxième porte à droite, en se mouchant.

Allons ! j’ai le cerveau pris maintenant !

ANGÈLE, à part, le regardant.

Ah !... une momie !

CLÉMENTINE, présentant son mari.

Monsieur Coussinet... mon ami, je te présente mademoiselle, ma meilleure amie... qui a bien voulu venir passer quelques jours avec nous...

COUSSINET.

Mademoiselle.

Bas à Clémentine.

Elle a l’air comme il faut...

Haut.

Mademoiselle arrive de Paris ?

ANGÈLE.

Par l’express... on m’a donné mon congé.

Se reprenant.

J’ai obtenu mon congé... Alors je n’ai fait ni une, ni deux... j’ai pris mon petit baluchon... et me voilà !

COUSSINET, à part, étonné.

Son petit baluchon...

CLÉMENTINE.

Je vais te faire préparer une chambre.

Appelant.

Branchu !

À Angèle.

J’ai une visite à faire avec mon mari... nous revenons de suite.

BRANCHU, entrant par la droite, deuxième porte.

Madame me souhaite ?

CLÉMENTINE.

Vous allez préparer une chambre pour mademoiselle... celle-ci...

Elle indique la première porte de gauche.

BRANCHU, à part.

Une chambre de plus à faire... sans pitié pour les malades !

Il sort par la première porte de gauche. Clémentine va remettre son chapeau.

COUSSINET, consultant la pancarte qui est près de la cheminée.

Mon mouchoir... je l’ai... item, un de rechange... je l’ai... ce n’est pas trop de deux quand on a le cerveau pris... ma tabatière... je l’ai !... ma clé...

CLÉMENTINE, bas à Angèle.

Regarde-le donc !

ANGÈLE, bas.

Il est invraisemblable.

CLÉMENTINE, à son mari.

Et ta peau de chat, mon ami ?

COUSSINET, se tâtant avec effroi.

Ah ! mon Dieu !...

Souriant.

non... je l’ai... j’ai bien tout... quand tu voudras...

Saluant.

Mademoiselle...

ANGÈLE.

Monsieur...

CLÉMENTINE.

Ne t’impatiente pas...

ANGÈLE.

Ne t’occupe pas de moi... Je vais m’installer dans mon petit bazar...

COUSSINET, à part.

Encore un mot de Paris ! Je le connais.

Ensemble.

Air : D’Olivier Metra, (premier acte du supplice d’un homme.)

COUSSINET et CLÉMENTINE.

Nous tâcherons d’abréger,
Mais une visite au Maire
Est une importante affaire
Qu’il ne faut pas négliger.

ANGÈLE.

Je ne veux rien déranger ;
Vas, une visite à faire
Est une importante affaire
Qu’il ne faut pas négliger.

Clémentine et Coussinet sortent par le fond.

 

 

Scène IX

 

ANGÈLE, puis BRANCHU

 

ANGÈLE.

Des maris comme çà... J’aime mieux du pain sec.

BRANCHU, entrant par la gauche, première porte.

La chambre de mademoiselle est prête.

ANGÈLE, prenant sa valise, et passant à gauche.

C’est bien... Ah ! garçon !... à quelle heure déjeune-t-on ?

BRANCHU.

À dix heures... ceux qui se portent bien.

ANGÈLE.

Le matin, en me levant, je prends un verre de madère et un biscuit... vous y penserez.

Elle sort par la première porte de gauche.

 

 

Scène X

 

BRANCHU, puis EDMOND FRIGOLIN, puis LÉPIDOR

 

BRANCHU, seul.

Un verre de madère !... Il y a des femmes qui se font un jeu de leur estomac.

Il s’assied sur le canapé. Edmond Frigolin entre par le fond. Il porte à la main une petite malle et a le costume des voyageurs Anglais. Un plead autour du corps, une petite casquette avec des rubans qui pendent par derrière – un sac en cuir pendu au côté.

EDMOND.

Enfin m’y voici ! J’arrive d’Amérique !... Je vais la voir !... C’est ici qu’elle respire !

Il pose sa malle à terre.

BRANCHU, à part, se levant.

Un étranger !

EDMOND, s’asseyant près de la table.

Ah ! je suis ému !... comme un enfant !

BRANCHU.

Que demande monsieur ?

EDMOND.

Tout à l’heure... laisse-moi...

Mettant la main sur son cœur.

Comme il bat... si quelqu’un posait sa main là !... il croirait qu’il y a une bête là-dessous...

BRANCHU.

Mais, monsieur...

EDMOND.

Laisse-moi...

À lui-même.

Oui... c’est aux sources pures de la vertu qu’il faut chercher ses émotions !

Se levant, à Branchu.

Monsieur Coussinet s’il vous plait ?

BRANCHU.

Il est sorti.

EDMOND.

Ah !... et Clémentine ?

BRANCHU, à part.

Il est familier.

Haut.

Sortie aussi... avec monsieur...

EDMOND.

Ah !...

À part.

brave oncle !... Il lui procure des distractions... il la promène... en m’attendant.

Haut.

De quel côté sont-ils allés ?

BRANCHU.

Du côté de la mairie...

EDMOND.

J’y vais... Garde ma malle.

BRANCHU.

Comment ! est-ce que Monsieur va demeurer ici ?

EDMOND.

C’est probable...

Avec intention.

C’est plus que probable...

Il remonte.

BRANCHU, à part avec humeur.

Encore une chambre à faire.

LÉPIDOR, entrant vivement par le fond.

Je sors de chez le docteur... on m’a dit que je le trouverais ici...

EDMOND, à part, regardant Lépidor.

Il a une bonne figure... ce doit être l’oncle.

LÉPIDOR, à Branchu.

As-tu vu le docteur ?

BRANCHU.

Il est venu... mais il est reparti...

LÉPIDOR.

Il faut absolument que je le convoque pour notre réunion.

BRANCHU.

Il doit être chez madame Coulangeau...

LÉPIDOR.

J’y cours.

Il remonte.

EDMOND, arrêtant Lépidor.

Pardon.

LÉPIDOR.

Tiens ! un voyageur !

EDMOND.

Est-ce à monsieur Coussinet que j’ai l’honneur de parler ?

LÉPIDOR.

Non... Lépidor... Ernest Lépidor...

EDMOND.

Pardon...

LÉPIDOR.

Monsieur arrive de Paris ?

EDMOND.

Oui, monsieur.

LÉPIDOR.

Est-ce que le Soleil n’a pas paru dimanche dernier ?... Je ne l’ai pas reçu.

EDMOND.

Je ne sais pas... Je n’ai vu que la lune...

Saluant.

Monsieur.

Il sort par le fond.

LÉPIDOR

Quel est ce monsieur.

BRANCHU.

J’en ignore... Je le crois souffrant.

LÉPIDOR.

Pourquoi ?

BRANCHU.

Il met la main sur son estomac... et il parle tout seul.

LÉPIDOR.

C’est peut-être un poète... un confrère... je vais le suivre.

Il sort vivement par le fond.

 

 

Scène XI

 

BRANCHU, ANGÈLE, puis COUSSINET et CLÉMENTINE

 

BRANCHU, seul.

Quelle santé il a ce monsieur Lépidor !... il court toujours.

Il va poser la malle sur une chaise à gauche de la porte du fond.

ANGÈLE, entrant, un sucrier à la main par la première porte de gauche.

Jeune homme, vos sucriers ont un défaut... Ils manquent de sucre...

BRANCHU, à part.

Elle va encore me déranger, celle-là !

ANGÈLE.

Mais en revanche ils sont capitonnés de toiles d’araignées... Il faudrait y passer une tête de loup...

BRANCHU, prenant le sucrier.

Je le ferai pour vous être agréable.

Avec intention.

Car moi, je n’aime pas à déranger le monde !

À part.

Attrape !

CLÉMENTINE, en dehors.

Allez-vous promener !

COUSSINET, en dehors.

Ce n’est pas tenable !

BRANCHU.

Monsieur et madame se chamaillent.

COUSSINET, entrant par le fond avec sa femme.

Vraiment, tu deviens impossible !... Je ne te mènerai plus nulle part !

CLÉMENTINE.

Ah ! vous m’ennuyez !

COUSSINET.

Comment ! monsieur le maire cherche à te démontrer que la société d’Olonzac est pleine de charmes et tu lui réponds ! Méfiez-vous, je vais vous coller sous bande ! que diable ! ce n’est pas la langue des salons, ça !

CLÉMENTINE.

Je vous conseille de parler... tout le temps de la visite vous n’avez fait que jouer de la trompe avec votre nez !... Si vous appelez çà la langue des salons !

COUSSINET, allant vers sa chambre.

Le fait est que je suis bien pris... Branchu !

BRANCHU.

Monsieur ?

COUSSINET.

Suis-moi... Je vais mettre mon gilet de tricot.

BRANCHU, à part.

Ah ! sapristi ! c’est moi qui l’ai !

Coussinet entre dans sa chambre, suivi de Branchu.-Deuxième porte à droite.

 

 

Scène XII

 

ANGÈLE, CLÉMENTINE, puis BRANCHU

 

CLÉMENTINE.

Hein ? quel rasoir !

ANGÈLE.

S’il croit nous apprendre le français ! collé sous bande se dit parfaitement.

CLÉMENTINE.

Oh ! gredin d’Edmond !... enfin !...

Changeant de ton.

Voyons, es-tu bien dans ta chambre ?

ANGÈLE.

Parfaitement... Je me suis déjà installée.

CLÉMENTINE, apercevant la malle laissée par Edmond.

Tiens ! tu n’as pas encore défait ta malle.

ANGÈLE.

Ça n’est pas à moi.

CLÉMENTINE, regardant l’étiquette placée sur la malle.

Ah ! mon Dieu !

ANGÈLE.

Quoi ?

CLÉMENTINE, lisant.

Edmond Frigolin !

ANGÈLE.

Ah ! bah ! lui !

CLÉMENTINE.

Il est ici... mais comment ?

Appelant.

Branchu ! Branchu !

BRANCHU, entrant par la deuxième porte de droite.

Voilà, madame.

À part.

Il cherche toujours son gilet de tricot.

CLÉMENTINE.

Répondez... d’où vient cette malle ? comment se trouve-t-elle ici ?

BRANCHU.

C’est un monsieur souffrant qui l’a laissée tout à l’heure pendant que madame était sortie... Il a dit qu’il allait revenir.

ANGÈLE.

C’est lui !

CLÉMENTINE, très agitée.

Ah ! il va revenir !... Eh bien ! je vais le recevoir !

À Branchu.

Si ce monsieur se présente... tu viendras me prévenir... J’ai mille petites choses à lui dire...

BRANCHU.

Bien, madame.

Il remonte.

ANGÈLE, bas à Clémentine.

Et si le vieux est là !

CLÉMENTINE.

C’est juste...

À Branchu.

Si mon mari est là... tu diras que c’est ma modiste... Je saurai ce que c’est.

BRANCHU.

Votre modiste... bien, madame.

À part.

quel micmac !

Il sort par le fond.

 

 

Scène XIII

 

ANGÈLE, CLÉMENTINE, puis COUSSINET, puis PANAIVERT et MADAME ROSENCROIX, puis FERRAGUS DE QUINZAC

 

COUSSINET, entrant par la deuxième porte de droite, à part.

C’est extraordinaire... Je ne sais pas ce qu’est devenu mon gilet de tricot.

On entend sonner.

ANGÈLE, bas à Clémentine.

On sonne !

CLÉMENTINE, bas à Angèle.

C’est lui !

BRANCHU, annonçant du fond.

Monsieur le docteur Panaivert... Madame de Rosencroix...

COUSSINET, à Branchu.

Et mon gilet ?

BRANCHU.

Je le cherche, monsieur, je le cherche !

Il sort par le fond. Madame de Rosencroix entre avec Panaivert.

MADAME DE ROSENCROIX, saluant.

Madame...

Apercevant Angèle.

Mesdames...

CLÉMENTINE, présentant Angèle.

Mademoiselle Angèle... De Caramelli... mon amie de pension...

MADAME DE ROSENCROIX.

Mademoiselle !

ANGÈLE.

Madame !

Bas à Clémentine.

Elle a une bonne touche ! Elle a l’air d’une loueuse de chaises.

CLÉMENTINE, bas.

Tais-toi donc... c’est une notabilité d’Olonzac.

MADAME DE ROSENCROIX, à Clémentine.

Chère madame... Je rouvre demain mon salon... et nous venons vous prier, mon frère et moi, de nous faire la faveur de venir dîner avec nous...

COUSSINET.

C’est que... j’ai le cerveau bien pris.

MADAME DE ROSENCROIX.

J’espère que mademoiselle de Caramelli nous fera l’honneur de vous accompagner...

ANGÈLE.

Chère madame... Tout l’honneur sera pour moi.

MADAME DE ROSENCROIX.

Le soir nous avons un petit concert d’amateurs...

À Clémentine.

Et j’ai compté sur votre bienveillant concours... pour nous chanter quelque chose...

CLÉMENTINE.

Mais...

COUSSINET.

Oh ! non ! permettez... ma femme n’est pas musicienne...

PANAIVERT.

Nous savons que madame a chanté chez monsieur le maire... et avec un succès !

MADAME DE ROSENCROIX.

Oui, une romance contre les messieurs... on ne parle que de cela...

ANGÈLE, bas à Clémentine.

Allons, vas-y !

CLÉMENTINE.

Mon Dieu... c’est bête de se faire prier...

MADAME DE ROSENCROIX.

Vous acceptez... vous êtes charmante...

Tirant son carnet.

Auriez-vous l’obligeance de me dire les titres des morceaux que vous désirez chanter... afin de les mettre sur le programme !

CLÉMENTINE, embarrassée.

Dame ! c’est que...

ANGÈLE.

« Rien n’est sacré pour un sapeur, » cela fait fureur.

MADAME DE ROSENCROIX, écrivant.

« Rien n’est sacré pour un sapeur. »

PANAIVERT, à part.

Une chanson militaire.

CLÉMENTINE, bas à Angèle.

Tu crois que ce n’est pas un peu... lancé ?

ANGÈLE, bas.

Non... c’est très convenable.

MADAME DE ROSENCROIX.

Pour second morceau, nous vous demanderons celui que vous avez bien voulu chanter chez monsieur le maire...

COUSSINET, vivement.

Ah ! non ! permettez !...

PANAIVERT.

Vous n’avez pas la parole...

MADAME DE ROSENCROIX.

Nous mettrons sur le programme : redemandé...

On entend un coup de sonnette.

CLÉMENTINE, à part, effrayée.

On sonne... c’est Edmond !

BRANCHU, annonçant du fond.

M. Ferragus de Quinsac !

COUSSINET, à Branchu.

Eh bien ? l’as-tu trouvé ?

BRANCHU.

Je le cherche, monsieur, je le cherche.

Il sort par le fond.

FERRAGUS. Il est chauve et porte des lunettes, il entre du fond.

Mesdames... Messieurs...

ANGÈLE, à part.

Il a encore une bonne tête celui-là !

FERRAGUS.

J’ai reçu de M. Ernest Lépidor, notre ingénieux publiciste, une convocation pour entendre une communication importante qui intéresse l’avenir de notre jeune cité.

COUSSINET.

Au fait, c’est juste... Docteur, vous en êtes ?

PANAIVERT.

Moi... Je n’ai rien reçu.

COUSSINET.

Il paraît qu’il a une idée sublime...

FERRAGUS.

Sublime ! Il faut attendre... car je me souviens de la comédie de notre immortel Shakespeare ! beaucoup de bruit pour rien...

PANAIVERT, à part.

Il est très instruit.

On entend un coup de sonnette.

CLÉMENTINE, effrayée, bas à Angèle.

Ah ! mon Dieu ! c’est lui !...

COUSSINET, passant près de madame de Rosencroix.

Qu’as-tu donc ?

CLÉMENTINE.

Rien !... J’attends ma modiste... et alors...

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, LÉPIDOR

 

LÉPIDOR, entrant par le fond.

C’est moi !...

TOUS.

M. Lépidor !

LÉPIDOR.

Pardon de vous avoir fait attendre... depuis ce matin, je cours après le docteur...

PANAIVERT.

Me voilà !...

COUSSINET.

Nous sommes au complet...

Appelant.

Branchu !...

Branchu entre par le fond, Coussinet lui fait signe d’approcher la table et de disposer des sièges. Après avoir exécuté ces ordres, Branchu sort par le fond.

LÉPIDOR.

Permettez-moi de saluer ces dames ?

Saluant.

Mesdames...

CLÉMENTINE, présentant Angèle.

Mademoiselle Angèle de Caramelli...

LÉPIDOR, à part.

Une étrangère... Elle est gentille !

Haut à Angèle.

Mademoiselle n’est pas d’Olonzac...

ANGÈLE.

Non, monsieur...

Bas à Clémentine.

Je le reconnais... c’est le gros garde national auquel j’ai tiré la langue !

CLÉMENTINE, bas.

Mets-toi de profil !

LÉPIDOR, à part.

C’est drôle... il me semble l’avoir vue quelque part.

COUSSINET.

Messieurs, quand vous voudrez...

Il s’assied derrière la table.

TOUS.

Asseyons-nous.

Les hommes s’asseyent : Lépidor à gauche de la table, Panaivert à droite et Ferragus à la gauche de Panaivert. Clémentine et Angèle s’asseyent sur le canapé.

MADAME DE ROSENCROIX, debout.

Pardon... les dames sont-elles admises ?

LÉPIDOR.

Certainement.

MADAME DE ROSENCROIX.

Cependant, s’il devait se dire des choses...

CLÉMENTINE, à part.

Bégueule !

LÉPIDOR.

On n’en dira pas...

FERRAGUS.

Ou si on en dit on les dira en latin.

Madame de Rosencroix s’assied à côté du canapé.

PANAIVERT, à part.

C’est un puits de science !

COUSSINET, se levant.

Messieurs, comme président du bureau, j’ai le devoir de vous faire une courte allocution... Messieurs, je réclame toute votre indulgence... j’ai le cerveau pris... Et si la nature me force à troubler votre discussion par un bruit... involontaire, mais conséquence nécessaire de mon infirmité...

ANGÈLE, à part.

La trompette !

COUSSINET.

Veuillez me le pardonner... et n’y voir qu’un témoignage de plus de ma sincère considération...

Il se rassied.

TOUS.

Très bien ! très bien !

COUSSINET, s’inclinant modestement et sonnant.

La parole est à monsieur Lépidor.

LÉPIDOR, se levant.

Messieurs...

Coussinet se mouche, Lépidor s’arrête.

Messieurs, vous connaissez tous comme moi la grande place d’Olonzac... sur cette place il y a une fontaine... cette fontaine ne donne pas d’eau... je m’en lave les mains... car seul dans le conseil municipal j’ai eu le courage de voter contre...

FERRAGUS.

Permettez...

LÉPIDOR.

Cette fontaine nous a longtemps divisés !... mais aujourd’hui, elle peut nous rapprocher...

TOUS.

Comment ? comment ?

LÉPIDOR.

Je viens vous proposer de lui donner une autre destination...

TOUS.

Parlez ! parlez !

LÉPIDOR.

Messieurs... honorer les grands hommes, c’est s’honorer soi-même.

Coussinet se mouche à plusieurs reprises. À part.

Il est embêtant !

Haut.

C’est par des monuments que les peuples anciens perpétuaient la mémoire de ceux qui les avaient illustrés...

TOUS.

Très bien ! bravo !

LÉPIDOR.

Partout des statues s’élèvent... pas une ville, que dis-je, pas un village qui n’ait inauguré son grand homme.

TOUS.

C’est vrai ! c’est vrai !

LÉPIDOR.

Olonzac seul n’inaugure pas... la France s’en étonne... la laisserons-nous s’étonner longtemps ? resterons-nous seuls dans l’ornière...

Coussinet se mouche.

PANAIVERT, à Lépidor.

Attendez... attendez !... là ! allez maintenant !

LÉPIDOR.

Non, messieurs, notre jour est arrivé... il est temps qu’Olonzac s’écrie : moi aussi, j’ai ma statue !

TOUS.

Bravo ! bravo !

CLÉMENTINE, bas à Angèle.

Sont-ils bêtes avec leurs statues ?

LÉPIDOR.

Je propose donc hardiment de condamner la porte de la fontaine et de couronner ce monument par l’image d’un grand homme quelconque.

TOUS, se levant.

Oui ! oui !

PANAIVERT.

C’est une idée grandiose !

MADAME DE ROSENCROIX.

Admirable !

COUSSINET.

Sublime !

On se rassied, excepté Ferragus.

FERRAGUS.

Je ne suis point enclin à l’enthousiasme... mais je ne crains pas de dire qu’une idée comme celle-là honore en même temps la ville qui l’exécute... et l’a tête qui la conçue !

Il se rassied.

TOUS.

Oui ! oui !

COUSSINET, se levant.

Messieurs... je crois être l’interprète de cette assemblée...

Il se mouche à plusieurs reprises et se rassied en disant.

Je m’inscris pour dix francs !

PANAIVERT.

Moi pour cinq !

MADAME DE ROSENCROIX, se levant.

Inscrivez-moi pour cinquante sous.

Elle se rassied.

LÉPIDOR, se levant.

Un instant, messieurs, décidons d’abord à qui nous élèverons la statue...

Il se rassied.

COUSSINET.

Tiens ! c’est vrai... à qui ?

FERRAGUS, se levant.

Messieurs... Il est un homme dont le génie rayonne sur toutes les littératures... un homme profond comme l’abîme... et grand comme le ciel... son nom est déjà sur vos lèvres...

TOUS.

Qui ça ? qui ?

FERRAGUS.

William Shakespeare, le grand Will !

ANGÈLE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

COUSSINET.

Qu’est-ce qu’il a fait ?

MADAME DE ROSENCROIX.

Qu’est-ce qu’il vend ?

FERRAGUS.

Ce qu’il a fait ? et comptez-vous pour rien « to be or not to be ?... « That is the question ? »

PANAIVERT.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

LÉPIDOR.

Il me semble que la France est assez riche...

TOUS.

Oui ! oui ! oui !

CLÉMENTINE.

Enfoncé Shakespeare !...

FERRAGUS, vexé.

C’est bien... je n’insiste pas... du moment que vous repoussez mon candidat... mais vous me permettrez de discuter le vôtre...

Il se rassied.

PANAIVERT, se levant.

Moi, je propose Boileau...

LÉPIDOR.

Certainement... Boileau... mais comme la fontaine manque d’eau... on pourrait accuser ce grand homme...

PANAIVERT, se rasseyant.

C’est juste... je retire ma motion...

LÉPIDOR, se levant.

Messieurs... auteur de la proposition, il m’appartenait de parler le dernier...

Coussinet se mouche bruyamment... À part.

mon Dieu, qu’il est embêtant !

Haut.

je vais vous présenter un nom qui, je l’espère, réunira tous les suffrages... c’est un poète... fin, délicat... charmant jusque dans ses écarts !... Je veux parler du chantre d’Éléonore...

COUSSINET.

Un chantre !

LÉPIDOR.

Vous avez tous nommé le tendre Parny.

TOUS.

Parny !

CLÉMENTINE.

Qu’est-ce que c’est que ce monsieur-là ?

FERRAGUS, se levant.

Allons donc ! ce n’est pas sérieux ! un poète de dixième ordre !

LÉPIDOR.

Plus fort que le vôtre, monsieur !

FERRAGUS.

Dont on ne peut lire les vers sans rougir !

LÉPIDOR, se levant.

Vous insultez une tombe ?

FERRAGUS, menaçant.

Monsieur !

LÉPIDOR.

Monsieur !

Tout le monde se lève.

COUSSINET, agitant sa sonnette.

Messieurs...

PANAIVERT.

Du calme !

ANGÈLE, à part, riant.

Ils vont se battre !

FERRAGUS.

Je vous déclare que vous n’aurez pas un sou de moi.

MADAME DE ROSENCROIX.

Ni de moi.

LÉPIDOR.

Eh bien ! on se passera de vous !

FERRAGUS.

C’est ce que nous verrons !... Je proteste !

MADAME ROSENCROIX.

Nous protestons !

FERRAGUS, MADAME ROSENCROIX.

Oui, tout est bien fini,
Et, pour moi, je proteste
De la voix et du geste
Contre monsieur Parny,
Contre votre Parny.

CLÉMENTINE et ANGÈLE.

N, i, ni... c’est fini !
Parny leur semble leste ;
Notre estime lui reste
Et nous votons pour lui,
Vive monsieur Parny !

LÉPIDOR.

Que m’importe aujourd’hui
Que votre voix proteste ;
Mon estime lui reste
Et nous aurons Parny.
Je vote pour Parny.

COUSSINET et PANAIVERT.

Quoi ! déjà c’est fini !
Ô contretemps funeste !
Prenez place et qu’on reste
À choisir aujourd’hui
Ou Shakespeare ou Parny.

Ferragus, madame Rosencroix et Panaivert sortent par le fond.

COUSSINET.

Allons bien ! voilà la ville brouillée !

LÉPIDOR.

Un petit pédant qui croit me faire peur !...

Boutonnant son habit.

Tôt ou tard, j’aurai une affaire avec ce bonhomme-là !

COUSSINET.

Voyons, mon ami...

LÉPIDOR, remontant.

Je cours au journal...

De la porte.

Je vous inscris toujours pour dix francs.

Il sort par le fond.

 

 

Scène XV

 

ANGÈLE, CLÉMENTINE, COUSSINET, puis BRANCHU

 

COUSSINET.

Je me suis trop avancé... Après tout, je ne le connais pas, moi, ce M. Parny...

CLÉMENTINE.

Et avant de lui élever une statue, il faut le connaître... vous l’achèterez...

ANGÈLE.

Et nous l’approfondirons.

BRANCHU, entrant par la première porte de droite.

Le dîner est servi.

COUSSINET, bas a Branchu.

Eh bien ! Et mon gilet ?

BRANCHU.

Monsieur, il est au blanchissage.

COUSSINET.

Saprelotte !

BRANCHU, bas.

Vous devriez en avoir deux... de cette façon, il y en aurait toujours un sur vous... et un autre...

À part.

sur moi !

Il range la table et les chaises.

COUSSINET.

C’est une bonne idée...Allons ! à table !

Il passe à droite.

BRANCHU, à Clémentine.

Ah !... la modiste de madame est là.

CLÉMENTINE, oubliant.

Eh bien ! qu’elle entre !

BRANCHU, bas à Clémentine.

Mais c’est le jeune homme !

CLÉMENTINE, à part.

Edmond !

Bas à Angèle.

Emmène mon mari...

ANGÈLE, allant à Coussinet.

M. Coussinet...

COUSSINET.

Nous pouvons attendre.

À Branchu.

Fais entrer la modiste...

CLÉMENTINE et ANGÈLE, effrayées, à part.

Diable !

CLÉMENTINE.

C’est que... il est quatre heures un quart, mon ami...

COUSSINET.

Un quart d’heure de retard... et mon estomac !

À Angèle.

Votre bras, mademoiselle !

CLÉMENTINE, allant à eux.

Je vous rejoins.

Coussinet et Angèle sortent par la première porte de droite.

CLÉMENTINE, à Branchu.

Maintenant, faites entrer ce particulier !

Branchu sort par le fond.

CLÉMENTINE, seule.

Enfin ! je vais pouvoir lui dire ce que j’ai sur le cœur !

 

 

Scène XVI

 

EDMOND, FRIGOLIN, CLÉMENTINE

 

EDMOND, entrant par le fond.

C’est moi... me voilà ! Clémentine... dans mes bras !

CLÉMENTINE, avec colère.

Chenapan !

EDMOND.

Hein ?

CLÉMENTINE.

J’ai voulu te voir pour vider mon sac... gredin !... canaille !... lâcheur !...

EDMOND.

Mais j’arrive d’Amérique... Je reviens pour t’épouser...

CLÉMENTINE.

M’épouser !... toi !... Allons donc ! je suis mariée !

EDMOND.

Hein ?

COUSSINET, en dehors.

Clémentine ! Clémentine !

CLÉMENTINE.

Tiens ! l’entends-tu ? c’est mon mari...

EDMOND.

Mais...

CLÉMENTINE.

Il est jeune, il est beau... Je l’aime ! maintenant tourne moi les talons... et bonsoir.

Elle sort par la première porte de droite.

EDMOND, tombant sur le canapé.

Mariée !... Eh bien ! c’est du propre !

 

 

ACTE II

 

Une salle à manger de province. Porte au fond. Deux portes à gauche et deux à droite. Cordon de sonnette près de la première porte de droite. Fenêtre au fond à gauche. Un guéridon entre la porte du fond et la fenêtre. Un petit bureau entre les deux portes de gauche. Un divan avec coussin à droite. Un grand fauteuil à gauche. Un buffet au fond à droite, chaises, etc.

 

 

Scène première

 

ANGÈLE, BRANCHU

 

Angèle est assise sur le fauteuil et tient un verre de madère dans lequel elle trempe un biscuit. Branchu est debout devant elle, il tient un plateau sur lequel il y a une bouteille de madère et une assiette de biscuits.

ANGÈLE.

Encore un biscuit !

Elle le prend.

BRANCHU, à part.

C’est le septième...

Avec admiration.

Quelle santé !

Haut.

mademoiselle reprendra-t-elle un verre de madère ?

ANGÈLE.

Volontiers.

Elle tend son verre.

BRANCHU, à part, versant.

C’est le troisième ! quelle santé !

Haut.

Mademoiselle préfère ça au café au lait ?

ANGÈLE, se levant et passant à droite, son verre à la main.

Oui... j’ai lu dans les journaux que c’était un poison... encore un biscuit...

BRANCHU, lui présentant le plateau.

Voilà... et ça passe ?

ANGÈLE, mangeant son biscuit.

Quoi ?

BRANCHU.

Ces petites éponges-là !

ANGÈLE.

Très bien.

BRANCHU.

Moi, je me suis offert ce matin une tasse de bouillon aux herbes... avec monsieur.

ANGÈLE.

C’est maigre...

BRANCHU.

Il est vrai que nous devons prendre un bain aujourd’hui... monsieur est déjà dedans... et j’attends qu’il en sorte.

ANGÈLE, lui donnant son verre.

J’ai fini... emporte ça.

Elle s’assied sur le divan.

BRANCHU.

Vous ne prenez plus rien ?...

Il reporte le plateau sur le buffet et prend un bouquet qui s’y trouve.

Ah ! j’oubliais...

Descendant derrière le divan.

Un bouquet que le garçon du café national a apporté ce matin pour mademoiselle...

ANGÈLE, étonnée, prenant le bouquet.

Tiens !... de quelle part ?

BRANCHU,

Ça... j’en ignore...

À part, regardant la deuxième porte de droite.

Il n’en finit pas de prendre son bain.

Il sort par le fond.

 

 

Scène II

 

ANGÈLE, puis LÉPIDOR

 

ANGÈLE, seule examinant le bouquet.

C’est un peu curieux ça... Je ne connais personne à Olonzac... Ah ! un billet... des vers !

Lisant.

« Ces fleurs de vos attraits sont un parfait emblème :
« Reconnaissez le Dieu qui vous rend à vous-même...
« Ce petit Dieu malin, que l’on voit dans un parc,
« Avec un arc. »

LÉPIDOR, qui est entré par le fond et s’est avancé près d’Angèle.

Avez-vous deviné ?

ANGÈLE, se levant.

Tiens, M. Lépidor !...

LÉPIDOR.

« Ce petit Dieu malin que l’on voit dans un parc,
« Avec un arc. »

C’est l’amour !

ANGÈLE.

Comment, monsieur... c’est vous qui m’avez envoyé ces fleurs !...

LÉPIDOR.

Ah ? je voudrais être le printemps... Je n’en ferais que pour vous.

ANGÈLE, posant le bouquet sur le divan.

Je vous trouve bien osé...

Changeant de ton.

Après ça, quelles sont vos intentions.

LÉPIDOR.

Pures, mademoiselle, pures !... Vous aimer à la face du ciel... comme s’aiment les oiseaux !

ANGÈLE.

Voilà tout ce que vous m’offrez ?... eh bien ! vous êtes pas mal décolletés dans ce pays-ci...

LÉPIDOR, à part.

Où diable l’ai-je vue ?

Haut.

Pardon, mademoiselle, il me semble avoir déjà eu le plaisir de vous rencontrer dans le monde...

ANGÈLE, à part.

Aïe !... Il va me reconnaître...

Haut.

C’est possible, monsieur... ma mère me menait souvent au bal de la préfecture... à Bayonne...

LÉPIDOR.

À Bayonne !... Je n’y suis jamais allé... Vous habitiez cette localité ?

ANGÈLE.

Depuis mon enfance... avec ma mère... des malheurs de famille m’ont forcée à entrer, comme demoiselle de boutique dans un magasin de confiseur... avec ma mère.

LÉPIDOR.

Confiseuse ! ah ! quelle jolie profession pour une femme !

ANGÈLE.

Vous trouvez ?...

LÉPIDOR.

Une idée ! mademoiselle, Olonzac manque de statue... et de confiseur... il faut vous établir ici... avec votre mère... je m’engage à aller croquer tous les jours des dragées à votre comptoir.

ANGÈLE.

Mais pour s’établir, il faut des capitaux.

LÉPIDOR, galamment.

Une jolie femme n’est jamais embarrassée pour trouver un commanditaire...

ANGÈLE.

Ah...

À part.

Il a l’air d’un homme sérieux.

LÉPIDOR.

Je vous promets en outre l’appui de la presse... Quant aux devises... je suis là... seulement je vous demanderai la permission de les signer... je prends toujours la responsabilité de mes œuvres... Voyez... réfléchissez à ma proposition... nous en recauserons.

ANGÈLE.

Vous partez... déjà !

LÉPIDOR.

Déjà !... mot charmant ! Je vais au café national... le journal paraît aujourd’hui... mon énigme fera sans doute les frais de la conversation... et je désire être là... à bientôt !... à bientôt !...

Il sort par le fond.

 

 

Scène III

 

CLÉMEMTINE, ANGÈLE, puis BRANCHU

 

ANGÈLE, seule.

M’établir à Olonzac... ce serait drôle.

Elle porte le bouquet, sur le guéridon au fond.

CLÉMENTINE, entrant par la première porte de gauche.

Ah ! c’est toi... bonjour.

Elle se promène en se tordant les bras.

ANGÈLE, descendant.

Qu’as-tu donc ?

CLÉMENTINE.

Je suis agacée, je suis nerveuse... J’ai envie de mordre !

ANGÈLE.

C’est depuis que tu as revu ton gueux d’Edmond... Je comprends ça.

CLÉMENTINE.

Je l’ai accablé de gros mots et je l’ai flanqué à la porte !

ANGÈLE.

Très bien !

CLÉMENTINE.

Il m’a semblé encore plus gentil qu’autrefois, ce brigand-là !... J’ai rêvé qu’il m’enlevait ?

ANGÈLE.

Et tu te laissais faire ?

CLÉMENTINE.

Je me défendais mollement... j’ai le sommeil doux, moi !

BRANCHU, paraissant au fond, à Clémentine.

Madame, il y a là...

ANGÈLE, prenant son bouquet.

Je te reverrai... Je vais mettre mon bouquet dans l’eau...

Elle sort par la deuxième porte de gauche.

 

 

Scène IV

 

CLÉMENTINE, BRANCHU

 

CLÉMENTINE, à Branchu.

Que voulez-vous quand vous resterez planté là !...

BRANCHU.

C’est que je voudrais savoir si monsieur est toujours dans le bain...

CLÉMENTINE.

Toujours...

BRANCHU, à part.

Il n’en finit pas... l’eau sera froide...

Haut.

Ah ! j’oubliais... c’est la modiste...

CLÉMENTINE.

C’est bien... qu’elle entre.

BRANCHU, à la cantonade.

Entrez ! entrez !

Edmond paraît au fond. Branchu sort après son entrée.

 

 

Scène V

 

CLÉMENTINE, EDMOND

 

CLÉMENTINE, à Edmond.

Encore vous !... qu’est-ce que vous demandez ?... Qu’est-ce que vous voulez ?

EDMOND.

Je n’ai pas voulu partir sans vous présenter mes hommages... et vous féliciter sur la façon... plus que sautillante... dont vous entendez la fidélité !

CLÉMENTINE.

Hein ? Des reproches !

EDMOND.

J’aurais peut-être le droit de te demander une explication...

CLÉMENTINE.

Je vous défends de me tutoyer !... vous êtes parti, vous m’avez abandonnée... nous ne nous connaissons plus !

Elle passe à droite.

EDMOND.

Moi ? t’abandonner !

CLÉMENTINE.

Ne me tutoyez pas !

EDMOND.

J’étais en Amérique... pour ma succession.

CLÉMENTINE.

Ouiche !... vous y avez mis le temps.

EDMOND.

Les notaires, là-bas... on ne les trouvait jamais chez eux... ils étaient tous à la guerre... et puis mon oncle m’avait laissé une succession difficile à liquider.

CLÉMENTINE.

Comment ?

EDMOND.

Une forte partie de coton... et de nègres... le coton... passe encore... on me l’a pris... pour le brûler... mais les nègres... c’est une ruine !... Clémentine, quand tu auras des économies, n’achète jamais de nègres !... c’est une valeur qui mange continuellement... et qui nous fait dire des choses désagréables dans les journaux de couleur... aussi j’ai vendu tout ce que j’ai pu... au rabais... j’en ai écoulé pour trois cent mille francs.

CLÉMENTINE, s’asseyant sur le divan.

Trois cent mille francs de nègres !

EDMOND.

Il m’en reste encore un lot... les plus maigres... je les ai laissés là-bas, avec une forte provision de riz et de pommes de terre... et je leur ai dit : Mes enfants, Clémentine m’attend... promenez-vous... tâchez d’engraisser !...

CLÉMENTINE.

Et tu es revenu avec trois cent mille francs ?

EDMOND.

Je te les rapportais... la joie dans le cœur et la chanson aux lèvres... et quand je reviens pour t’épouser... je te trouve...

Pleurant.

Mariée !

CLÉMENTINE, se levant.

Ah ! mon pauvre garçon !... si je l’avais su !...

EDMOND, pleurant.

Mariée !... Tu m’avais promis de m’attendre !

CLÉMENTINE.

Dame !... Ce n’est pas ma faute... dix-huit mois... j’ai cru que tu m’avais lâchée...

EDMOND, avec reproche.

Ah ! Clémentine !

CLÉMENTINE.

Mais aussi !... pourquoi ne m’as-tu pas écrit ?

EDMOND.

Je t’ai écrit cinq fois... des montagnes bleues... il paraît que le facteur a été retardé...

CLÉMENTINE, se rapprochant de lui.

Ah ! mon pauvre ami !... que je suis donc contrariée de çà... d’autant plus que mon mari... Ah ! Edmond !

Pleurant.

Je suis bien malheureuse !

EDMOND, l’embrassant et pleurant.

Ah ! moi aussi, va !... Je pensais à toi tous les jours... chaque fois qu’il me naissait un négrillon, je le mettais de côté et je me disais : C’est pour elle !... je t’en ai même rapporté un...

CLÉMENTINE.

Un petit nègre !

EDMOND.

Pas plus haut que ça... je voulais te l’offrir comme groom... seulement, il y a deux jours, sur le boulevard, devant le café des variétés... il m’a fait ce geste...

Il fait un pied de nez.

Et il m’a dit : moi, libre... zut pour bon maître !... et il s’est sauvé par la rue Vivienne...

CLÉMENTINE.

Mais comment as-tu su que j’étais ici... à Olonzac ?

EDMOND.

Je suis allé à ton ancien domicile... ton concierge m’a dit que tu étais partie avec ton oncle...

CLÉMENTINE.

Ah ! oui... mon oncle !

EDMOND.

J’ai pensé que tu étais retournée avec tes parents, et j’ai pris le chemin de fer pour venir leur demander ta main...

CLÉMENTINE.

Bien vrai... tu venais pour m’épouser ?

EDMOND.

Dame ! maintenant que je suis riche... j’arrive et...

Pleurant.

mariée !

CLÉMENTINE.

Voyons... voyons... ne te désole pas...

EDMOND.

Mon avenir est brisé !

CLÉMENTINE.

Et le mien donc !

À part.

quelle boulette de ne pas croire aux hommes !

EDMOND.

Je suis seul maintenant sur terre... je n’ai pour toute famille qu’un cousin... capitaine de dragons...

CLÉMENTINE.

Il te consolera...

EDMOND.

Oh ! non !... d’abord je ne sais pas où il est... et puis, il professe sur les femmes des opinions qui ne me conviennent pas.

CLÉMENTINE.

Après ça... rien ne nous empêche de nous voir... de nous aimer... d’amitié...

EDMOND.

J’ai une autre idée... quelque chose à te demander...

CLÉMENTINE.

Quoi ?

EDMOND.

Mais tu ne voudras pas.

CLÉMENTINE.

Parle... si ça dépend de moi...

EDMOND.

Oui. – Cela dépend de toi... De toi seule...

CLÉMENTINE, à part, effrayée.

Qu’est-ce qu’il va me demander ?

EDMOND, avec effusion.

Clémentine... veux-tu mourir ensemble ?

CLÉMENTINE, vivement.

Ah ! non ! merci ! ce n’est pas mon genre !

 

 

Scène VI

 

CLÉMENTINE, EDMOND, COUSSINET, puis BRANCHU

 

COUSSINET, entrant par la deuxième porte de droite.

Brrr !

CLÉMENTINE, effrayée, bas à Edmond.

Mon mari !

EDMOND, bas.

Comment ! ce vieux décrépit ?

COUSSINET.

L’eau commençait à se refroidir.

Branchu entre par le fond à pas de loup.

BRANCHU, à part, traversant vivement la scène avec une bouillotte.

Monsieur est sorti... à mon tour !...

Il entre dans la chambre où était Coussinet.

COUSSSINET, apercevant Edmond.

Un étranger !... pardon... à qui ai-je l’honneur ?...

EDMOND, embarrassé.

Monsieur...je... certainement...

CLÉMENTINE, le présentant.

Mon cousin... mon cousin dont je t’ai souvent parlé...

COUSSINET.

Je ne me souviens pas...

CLÉMENTINE.

Monsieur Edmond Frigolin... un médecin distingué...

COUSSINET, avec empressement.

Ah ! monsieur est médecin ?

EDMOND.

Distingué... mon Dieu, oui...

COUSSINET.

De la faculté de Paris.

EDMOND.

Oui, monsieur...

COUSSINET, à sa femme.

En effet, je crois me souvenir...

CLÉMENTINE, à son mari.

Tu es souffrant, mon ami...

EDMOND, bas à Clémentine.

Ne le tutoie pas, çà me fait mal !

CLÉMENTINE, à son mari.

Et j’ai pensé que vous seriez bien aise de voir Edmond...

COUSSINET.

Comment donc ! enchanté !...

Allant à Edmond.

Voulez-vous prendre quelque chose ?

EDMOND.

Merci, monsieur, j’ai déjeuné...

COUSSINET.

Appelez-moi cousin !... Depuis quand êtes-vous dans nos murs ?

CLÉMENTINE.

Depuis hier soir...

COUSSINET.

Alors, vous êtes descendu à l’hôtel ?

EDMOND.

Oui, monsieur...

Se reprenant.

oui, cousin !

COUSSINET.

Ah ! mais, je n’entends pas çà... vous logerez ici... avec nous !

CLÉMENTINE et EDMOND, à part.

Hein ?

CLÉMENTINE.

Mais, mon ami...

COUSSINET.

Je le veux !... c’est bien le moins... un médecin qui se déplace pour venir me soigner...

CLÉMENTINE.

C’est que notre domestique est malade...

COUSSINET.

Eh bien, il le soignera... il soignera tout le monde... toi aussi !

EDMOND, à part.

Il est bonhomme !

COUSSINET, à Clémentine, montrant la première porte de droite.

Tu feras préparer la chambre rouge... à côté de la mienne... parce que si la nuit j’ai besoin de lui...

EDMOND.

Je serai là.

COUSSINET, frissonnant.

Brrr !... je viens de prendre un bain et je ne peux pas me réchauffer...

EDMOND.

Il faut faire un tour de promenade.

COUSSINET.

Ah ! vous croyez...

EDMOND.

Après le bain, la marche... c’est consacré !

COUSSINET, remontant.

Où est mon chapeau ?

Il le prend sur le buffet.

CLÉMENTINE, à part.

Il l’éloigne !

COUSSINET, consultant une pancarte clouée entre les deux portes de droite.

Mon mouchoir, je l’ai... item, un de rechange... ma tabatière... ma clé... adieu ! bonjour !

CLÉMENTINE, voulant le retenir.

Mais, mon ami...

COUSSINET.

Je n’ai pas le temps... Je me refroidis. Ah ! ma canne...

Il la prend au fond.

CLÉMENTINE.

Et ta peau de chat ?...

COUSSINET.

Je l’ai.

Il sort vivement par le fond.

 

 

Scène VII

 

CLÉMENTINE, EDMOND

 

EDMOND, passant à droite.

Enfin, nous voilà seuls.

CLÉMENTINE.

C’est bien mal, Edmond, ce que vous venez de faire.

EDMOND.

Quoi donc ?

CLÉMENTINE.

Accepter un logement sous le même toit...

EDMOND.

C’est lui qui l’a voulu...

CLÉMENTINE.

C’est égal... s’exposer à un pareil danger... quand on s’est aimé... autrefois... quand on s’aime peut-être encore...

EDMOND, avec orgueil.

Oh ! sois tranquille !... je sais respecter les femmes, moi !

CLÉMENTINE.

Ah ! oui, je sais que tu es un honnête homme...

EDMOND.

Tu me connais... quand j’ai dit : c’est ça...

Avec résolution.

c’est ça !

CLÉMENTINE.

Sans doute... mais souvent on est entraîné... les circonstances... les occasions... Edmond ! ne me regardez pas ainsi...

EDMOND, étonné.

Moi ?... je ne te regardais pas.

CLÉMENTINE.

Certes, je ne veux pas dire du mal de mon mari... c’est un maniaque, qui boit de la tisane... il me laisse presque toujours seule...

EDMOND.

Je te tiendrai compagnie... nous passerons nos soirées ensemble...

CLÉMENTINE.

C’est bien dangereux !

EDMOND.

Pourquoi ?

CLÉMENTINE.

Edmond... ne me regardez pas ainsi... vos yeux me font peur...

EDMOND.

Ne crains rien... je te raconterai la guerre d’Amérique... et le sucre !... j’en ai vu faire... je t’expliquerai comment on fait le sucre...

CLÉMENTINE.

Ah ! que tu es bon !

EDMOND.

On coupe des espèces de roseaux...

CLÉMENTINE, passant à droite.

Il faut pourtant sortir de là... expliquez-vous, monsieur... où voulez-vous en venir ?

EDMOND.

Quoi ?

CLÉMENTINE.

Moi, j’aime les positions nettes... vous m’aimez, ou vous ne m’aimez pas...

EDMOND.

Je t’aime... toujours !...

CLÉMENTINE.

Eh bien alors... quels sont vos projets ?

EDMOND.

Mes projets... c’est que... je n’ose pas te les dire...

CLÉMENTINE.

J’espère qu’une femme peut les entendre ?

EDMOND.

Parfaitement... tout à l’heure j’ai examiné ton mari... il me paraît faible de constitution...

CLÉMENTINE.

Eh bien ?

EDMOND.

Eh bien ! il ne sera pas éternel, cet homme... je l’attendrai.

CLÉMENTINE.

Comment !

EDMOND.

Je ne le presserai pas !... Je me figurerai que je suis dans un cabinet de lecture... on se dit : Monsieur, après vous, le Moniteur ?

CLÉMENTINE.

Certainement... attendre... mais tu ne le pourras pas... avec tes passions tumultueuses...

EDMOND.

Je te l’ai toujours dit, Clémentine... celle qui portera mon nom ne doit pas même être soupçonnée !

CLÉMENTINE, à part.

Çà va recommencer.

Haut.

oui, on dit cela...

EDMOND.

Veux-tu que je me lie par un serment terrible ? que la foudre m’écrase...

CLÉMENTINE, vivement.

Non ! ne jure pas !... c’est vilain pour un homme !...

Après un temps.

Edmond ?...

EDMOND.

Quoi ?

CLÉMENTINE.

Te souviens-tu de nos promenades dans les bois de Meudon ?

EDMOND.

Tu te fâchais toujours parce que j’herborisais...

CLÉMENTINE.

Oui... mais le soir... quand nous revenions... était-ce gentil !... je m’appuyais sur ton bras... comme ça...

Elle glisse son bras sous celui d’Edmond.

Et nous regardions le soleil se coucher...

EDMOND.

Puis après... la lune !...

CLÉMENTINE.

Puis après... les étoiles !...

Lui serrant le bras convulsivement.

Oh ! les étoiles !

EDMOND, dégageant son bras.

Ne parlons pas de ça !... Je vais chercher ma malle...

Il veut remonter.

CLÉMENTINE, le retenant.

Et notre petit dîner chez Brébant... Tu avais pris un cabinet particulier... Oh ! le vilain !...

EDMOND.

C’était pour ne pas te compromettre...

CLÉMENTINE.

Et au dessert... tu m’as fait boire du champagne... l’aimes-tu toujours ?

EDMOND.

Je l’aime,... mais je le crains.

CLÉMENTINE.

Étais-tu galant, ce jour-là !... tu me faisais des compliments... et tu n’embrassais les mains... Ah ! si je n’avais pas sonné le garçon !...

EDMOND.

C’est-à-dire... c’est moi qui l’ai sonné...

CLÉMENTINE.

Nous l’avons sonné tous les deux... Il n’en est pas moins vrai que tes petits yeux brillaient... tiens, comme en ce moment...

Mouvement d’Edmond.

Qu’as-tu donc ?

EDMOND.

Rien... Je vais chercher ma malle !

CLÉMENTINE.

Non, je vais envoyer Branchu...

Elle tire le cordon de la sonnette.

Tu as l’air fâché... pourquoi ?

EDMOND.

Mais non... Je t’assure... Je vais chercher ma malle !

CLÉMENTINE.

Attends donc ! puisque je vais envoyer Branchu.

Elle sonne de nouveau.

Mais qu’est-ce qu’il fait, cet animal-là ! Branchu ! Branchu !

Elle va à la porte de la chambre où est Branchu et se dispose à l’ouvrir.

BRANCHU, criant dans la coulisse.

On n’entre pas !

EDMOND, s’esquivant par le fond.

Je vais chercher ma malle !

 

 

Scène VIII

 

ANGÈLE, CLÉMENTINE, puis COUSSINET

 

ANGÈLE, entrant par la deuxième porte de gauche.

Qu’est-ce qu’il y a ? ce cri ?

CLÉMENTINE.

C’est Branchu... Je crois, Dieu me pardonne, qu’il s’est fourré dans le bain de mon mari !

COUSSINET, entrant par le fond.

Mesdames ! mesdames ! une grande nouvelle !...

CLÉMENTINE et ANGÈLE.

Quoi donc ?

COUSSINET.

Tout Olonzac est en rumeur... Il paraît qu’une altercation très grave vient d’avoir lieu au café national entre M. Lépidor et M. Ferragus de Quinsac...

ANGÈLE.

Le petit grincheux !

COUSSINET.

On parle de soufflets donnés...

ANGÈLE, à part, riant.

On aurait giflé mon commanditaire !

CLÉMENTINE.

Mais à quel propos !

COUSSINET.

À propos de la statue... nous en apprendrons davantage... chez madame de Rosencroix.

CLÉMENTINE.

C’est vrai... nous dînons aujourd’hui chez elle.

COUSSINET.

À quatre heures...

Il va poser son chapeau sur le buffet.

ANGÈLE, à Clémentine.

Allons vite nous habiller...

CLÉMENTINE, bas.

J’ai revu Edmond... viens, je te raconterai tout...

Clémentine et Angèle entrent à gauche, première porte.

 

 

Scène IX

 

COUSSINET, puis LÉPIDOR, puis PANAIVERT

 

COUSSINET, seul.

Moi, je reste en paletot... Un malade est excusé... d’ailleurs je mangerai si peu, que cela ne vaut pas la peine de mettre un habit.

LÉPIDOR, entrant par le fond très animé.

Ah ! M. Coussinet... Je suis bien aise de vous rencontrer...

COUSSINET.

Ah ! mon Dieu ! comme vous êtes rouge !...

LÉPIDOR.

Oui... d’un côté... Je sais pourquoi.

COUSSINET.

Qu’est-il arrivé ?

LÉPIDOR.

Je déjeunais tranquillement au café national... Tout à coup, M. Ferragus de Quinsac entre... avec un petit air... et il se place à la table voisine de la mienne... Le garçon lui propose du chocolat... il regarde ma tasse... avec un petit air... et dit : Du chocolat... ce n’est pas un déjeuner... dame ! vous comprenez... ça commençait à me vexer.

COUSSINET.

C’est bien fait pour ça.

LÉPIDOR.

Alors, il commande deux œufs à la coque, deux côtelettes, un fricandeau à l’oseille et une salade d’oranges...

COUSSINET.

Pour faire de l’embarras.

LÉPIDOR.

Uniquement... la conversation devient générale... naturellement on parle de ma grande idée...

COUSSINET.

La statue...

LÉPIDOR.

Je propose Parny... sans méchanceté... lui, s’obstine à pousser son Shakespeare... avec un petit air... Je suis un peu vif... j’étais animé... et ma foi, je lui dis en propres termes... comme je vous le dis ici : Votre Shakespeare est un âne !

COUSSINET.

C’est raide !

LÉPIDOR.

Il me riposte ! votre Parny est un polisson ! un polisson ! le chantre d’Éléonore !... Je l’avoue, je n’ai pas été maître de mes paroles et je l’ai traité de gamin !

COUSSINET.

Oh !

LÉPIDOR.

Alors il s’est levé et m’a donné...

COUSSINET.

Une petite tape...

LÉPIDOR.

Une petite tape ? un énorme soufflet... que je lui ai rendu immédiatement...

COUSSINET.

Très bien... vous voilà quittes.

LÉPIDOR.

Quittes ! oh ! que non ! l’affaire aura des suites, et je viens vous demander, mon cher Coussinet, si je puis compter sur vous ?

COUSSINET.

Pourquoi faire ?

LÉPIDOR.

Pour être mon témoin...

COUSSINET.

Ah ! mon ami, je vous remercie... vous êtes bien bon d’avoir pensé à moi... mais avec ma pauvre santé...

Il s’assied sur le divan.

LÉPIDOR.

Je vous en prie... j’ai besoin d’un homme calme... bien posé dans la ville...

COUSSINET.

Après ça, mon médecin m’a recommandé les distractions...

Il se lève.

LÉPIDOR.

Vous acceptez... c’est convenu... Comme insulté... puis que j’ai reçu le premier soufflet... j’ai le choix des armes.

COUSSINET.

Évidemment.

LÉPIDOR...

En ma qualité de président de la société des enfants de Guillaume Tell... je choisis l’arc.

COUSSINET.

Comment ! l’arc ! mais on ne se bat pas à l’arc...

LÉPIDOR.

Pourquoi donc ? Voyez les indiens... et les Grecs d’autrefois... et puis j’ai une raison... M. Ferragus est un peu myope... d’ailleurs je n’ai pas le droit de déserter mon arme !

PANAIVERT, entrant par le fond, gravement.

Ah ! M. Lépidor... je vous cherchais...

LÉPIDOR.

Moi ?

PANAIVERT.

C’est une mission pénible que je viens remplir... M. Ferragus de Quinsac m’a fait l’honneur de me choisir comme témoin...

LÉPIDOR, désignant Coussinet.

Voici le mien...

PANAIVERT.

Enchanté !... comme insulté, nous avons incontestablement le choix des armes.

LÉPIDOR, l’interrompant.

Permettez...

PANAIVERT.

Puisque nous avons reçu le premier soufflet.

LÉPIDOR.

Le second !

PANAIVERT.

Le premier !

LÉPIDOR.

Le second ! Je prends l’arc !

PANAIVERT.

Et nous l’épée !

COUSSINET, venant entre eux.

Il faudrait pourtant s’entendre... vous avez échangé deux...

LÉPIDOR.

Dites le mot !

COUSSINET.

Deux vivacités !

LÉPIDOR et PANAIVERT.

Oui.

COUSSINET.

Qui a reçu la première ?

LÉPIDOR et PANAIVERT.

Moi ! Nous !

COUSSINET.

Ah ! nous n’en sortirons pas !

PANAIVERT.

M. Ferragus est encore au café national... Je propose une enquête...

LÉPIDOR.

J’accepte... J’ai des témoins... le garçon de café !

PANAIVERT, remontant ainsi que Lépidor.

Et nous, la demoiselle de comptoir !

À la porte du fond.

Passez donc !

LÉPIDOR.

Après vous !

Il sort le premier par le fond, Panaivert le suit.

 

 

Scène X

 

COUSSINET, puis BRANCHU, puis EDMOND

 

COUSSINET, seul.

Un duel ! à propos de Shakespeare... il faudra que je le lise, cet homme-là !

BRANCHU, entrant par la deuxième porte de droite, en grelottant.

Brrr !... monsieur avait laissé refroidir l’eau... je suis gelé !

COUSSINET.

Ah ! c’est toi !... as-tu disposé la chambre rouge ?

BRANCHU.

La chambre rouge... pour qui ?

COUSSINET.

Eh bien... pour le nouveau docteur...

BRANCHU.

Nous avons un nouveau docteur ?

COUSSINET.

Le cousin de ma femme... un médecin de Paris... il va loger ici...

BRANCHU.

À la bonne heure ! c’est ça qui va être commode !

COUSSINET, voyant entrer Edmond par le fond avec sa malle.

Tiens ! justement le voici !

EDMOND, à part.

J’ai réfléchi... Venir planter sa tente sur un volcan... c’est bien imprudent !

COUSSINET, bas à Branchu.

Laisse-nous... Je vais le consulter.

BRANCHU, bas.

Après vous ! Je le retiens ?...

Allant à Edmond.

Docteur voulez-vous me donner votre malle ?

EDMOND.

Tiens, la voilà !

BRANCHU, prenant la malle.

Merci, docteur... je vais la porter dans la chambre rouge.

Le saluant.

Bonjour, docteur.

À part.

Un bel homme ! il a toute ma confiance.

Il sort par la première porte de droite.

COUSSINET, apportant une chaise près du grand fauteuil.

Maintenant, causons...

Il s’assied sur la chaise et Edmond sur le fauteuil.

Si vous voulez, nous allons commencer par la tête... et puis nous descendrons comme ça, nous n’oublierons rien...

EDMOND.

Oui... dites-moi... la chambre rouge... celle que vous me donnez... elle a une serrure ?

COUSSINET.

Certainement... ma pauvre tête...

EDMOND.

Et un verrou ?

COUSSINET.

Oui... ma pauvre tête...

EDMOND.

Je vous serai obligé, le soir, de m’enfermer et de garder la clé...

COUSSINET.

Ma pauvre tête... Tiens ! pourquoi ça ?

EDMOND.

Je suis somnambule... et j’ai la déplorable habitude de me promener avec des couteaux.

Coussinet se lève vivement, porte sa chaise tout contre le divan et là se rassied.

COUSSINET.

Ah ! vous faites bien de me prévenir.

EDMOND, à part.

Comme ça, je suis tranquille...

COUSSINET, se levant.

Pour en revenir à ma pauvre tête...

CLÉMENTINE, en dehors.

Angèle !... dépêche-toi donc !

EDMOND, à part, se levant.

Elle !

Haut.

Je vous quitte.

Il passe à droite.

COUSSINET.

Comment ?... mais laissez-moi vous expliquer...

EDMOND.

À quoi bon ?... Je vois votre affaire... vous avez la tête tantôt comme ci... tantôt comme ça...

COUSSINET.

Juste !...

EDMOND.

Je vais vous faire une ordonnance !

Il sort vivement par la première porte de droite.

 

 

Scène XI

 

COUSSINET, puis CLÉMENTINE, ANGÈLE, puis LÉPIDOR

 

COUSSINET, seul.

Sans m’avoir regardé ! Il est prodigieux.

CLÉMENTINE, entrant avec Angèle par la première porte de gauche. Elles sont en toilette.

Nous voilà prêtes !

ANGÈLE.

Je crois qu’Olonzac sera content.

CLÉMENTINE, à son mari.

Où est donc Edmond ?

ANGÈLE.

Ah ! oui... le cousin !

COUSSINET.

Dans sa chambre... mais tu ne m’avais pas dit qu’il était somnambule... il se promène la nuit...

CLÉMENTINE.

Comment veux-tu que je le sache !

COUSSINET.

C’est juste !

À part.

Et avec des couteaux !

LÉPIDOR, entrant par le fond.

C’est moi !... Victoire !

COUSSINET.

Eh bien ! votre enquête ?

LÉPIDOR.

Tout est arrangé... M. Ferragus et moi, nous nous sommes rencontrés au café national... des amis communs... des enfants de Guillaume Tell... sont intervenus... il a été rédigé deux notes qui sauvegardent l’honneur des deux parties...

COUSSINET.

Voyons cela.

LÉPIDOR, tirant deux papiers de sa poche.

Voici d’abord la mienne.

Lisant.

« Le soussigné déclare qu’en disant : Shakespeare est un âne, il n’a jamais entendu porter atteinte au caractère ni à l’honorabilité de cet écrivain. »

COUSSINET.

Très bien !

LÉPIDOR, lisant.

« Nota bene. Je retire les voies de fait. »

COUSSINET.

Parfait... voyons l’autre maintenant.

LÉPIDOR.

C’est absolument la même chose...

COUSSINET.

Alors... tout est arrangé.

CLÉMENTINE.

L’honneur est satisfait.

ANGÈLE, à Lépidor.

Eh bien... et votre gifle ?

LÉPIDOR.

Je vous remercie... ça ne me fait plus mal...

COUSSINET, tirant sa montre.

Quatre heures !... Madame de Rosencroix va nous attendre... partons !

Il va prendre son chapeau.

CLÉMENTINE, à part.

Ce pauvre Edmond qui va dîner seul !... Si je pouvais...

LÉPIDOR.

Je suis invité aussi... je vous accompagne...

Offrant son bras à Clémentine.

Madame...

CLÉMENTINE, poussant un cri.

Ah ! mon Dieu ! retenez-moi !...

Elle se laisse aller dans les bras de Lépidor. On la fait asseoir sur le divan.

TOUS.

Quoi donc !

Angèle court à elle.

CLÉMENTINE.

Je ne sais... cette histoire de duel... le temps qui est à l’orage... mais j’ai les nerfs dans un état... ah ! ah !...

COUSSINET.

Une crise nerveuse !

Appelant.

Docteur ! docteur !...

Il passe près d’Angèle à l’entrée d’Edmond.

 

 

Scène XII

 

COUSSINET, CLÉMENTINE, ANGÈLE, LÉPIDOR, EDMOND

 

EDMOND, entrant vivement par la première porte de droite.

Qu’est-ce qu’il y a ?

LÉPIDOR, à part.

Tiens ! le jeune homme d’hier !

COUSSINET.

Ma femme vient de se trouver indisposée au moment de partir...

EDMOND.

Est-il possible ! Clémentine...

CLÉMENTINE, étendue sur le divan.

Cela ne sera rien... je me sens déjà mieux... allez dîner sans moi...

ANGÈLE.

Du tout... je reste avec toi...

COUSSINET.

Moi aussi...

CLÉMENTINE.

Non... si vous voulez me faire plaisir, allez-vous en !

COUSSINET, à Lépidor.

C’est nerveux.

ANGÈLE, à part.

Tiens ! tiens !

CLÉMENTINE.

Madame de Rosencroix est très susceptible... ce serait nous brouiller...

COUSSINET.

Et puis, elle a fait les frais d’un dîner...

Allant à sa femme.

Sois tranquille, nous rentrerons de bonne heure... Docteur, je vous la confie...

EDMOND.

Comptez sur moi...

COUSSINET, bas à Angèle.

Il reste avec ma femme... comme c’est commode !

Ensemble.

Air : De Marie.

COUSSINET, ANGÈLE, LÉPIDOR.

Dans ses soins ayons confiance ;
Partons, et laissons au repos
Le soin d’apaiser sa souffrance...
Le sommeil calmera ses maux.

EDMOND.

Dans mes soins ayez confiance ;
Partez, et laissez au repos
Le soin d’apaiser sa souffrance...
Le sommeil calmera ses maux.

CLÉMENTINE.

Dans ses soins ayez confiance ;
Partez, et laissez au repos
Le soin d’apaiser ma souffrance...
Le sommeil calmera mes maux.

Coussinet, Angèle et Lépidor sortent par le fond.

 

 

Scène XIII

 

EDMOND, CLÉMENTINE, puis BRANCHU

 

EDMOND, très réservé, s’asseyant sur la chaise près du canapé.

Comment vous trouvez-vous maintenant ?

CLÉMENTINE, étendue sur le divan, d’une voix langoureuse.

Bien faible... Je crois que j’ai un peu de fièvre...

Lui tendant sa main.

Voyez donc...

EDMOND.

Non... ce n’est pas la peine...

CLÉMENTINE.

Comment !... vous refusez vos soins à une femme qui souffre !...

EDMOND.

Non !...

Il lui tâte le pouls.

CLÉMENTINE.

Eh bien ?

EDMOND.

Je ne sais pas si c’est votre pouls... ou le mien... mais ça bat très fort... Je vais ouvrir la fenêtre...

Il se lève et va vers la fenêtre.

CLÉMENTINE.

Non !... je crains les courants d’air...

Poussant un cri.

Ah !

EDMOND, revenant derrière le divan.

D’où souffres-tu ?

CLÉMENTINE, indiquant la tempe.

C’est là... ça me brûle !...

EDMOND.

Attends !... je vais souffler...

Il lui souffle sur la tempe.

CLÉMENTINE, poussant un second cri.

Ah !...

EDMOND.

Quoi donc ?

CLÉMENTINE.

J’ai cru que vous m’embrassiez.

EDMOND, avec pudeur.

Moi ?... par exemple !...

CLÉMENTINE.

Ce serait bien mal... mon Dieu !... que j’ai chaud !

Elle laisse glisser son châle.

EDMOND, à part.

Sapristi !

Haut.

Je vais ouvrir la fenêtre !

Il fait quelques pas.

CLÉMENTINE, lui prenant la main et le retenant.

Non !... reste !... ça va mieux... ça va même tout à fait bien...

EDMOND, se rasseyant près du divan.

Les névralgies... c’est comme ça... ça vient et ça disparaît...

CLÉMENTINE, changeant de ton.

Tiens, c’est drôle !... j’ai faim !

EDMOND.

Tant mieux... tu vas pouvoir aller dîner en ville... Je t’accompagnerai jusqu’à la porte...

Il se lève.

CLÉMENTINE, se levant et passant à gauche.

Oh ! non ! pas d’imprudences !... je préfère dîner ici... toute seule... avec toi...

EDMOND, à part.

Un tête-à-tête !

CLÉMENTINE.

Comme chez Brébant.

EDMOND.

Brébant !...

Il saute sur le cordon de sonnette et l’agite violemment.

BRANCHU, entrant par le fond.

Madame me souhaite ?

CLÉMENTINE.

Apportez le dîner que j’ai dit de préparer pour monsieur.

BRANCHU.

Le dîner du docteur... tout de suite...

À part.

C’est drôle... je ne peux pas me réchauffer... Brrr !

Il sort en grelottant par la deuxième porte de gauche.

CLÉMENTINE.

Vous aurez un joli petit diner, monsieur, c’est moi qui l’ai commandé... et je connais vos goûts...

EDMOND.

Oh ! je suis devenu très sobre...

CLÉMENTINE, allant au guéridon.

Aide-moi à porter la table... nous nous mettrons sur le divan.

Ils apportent le guéridon devant le divan.

Tu verras... Nous passerons une soirée charmante...

EDMOND.

Faites-vous le bésigue ?

CLÉMENTINE.

Attends... je vais chercher quelque chose que tu aimes... Des gâteaux aux amandes et à la crème...

À Branchu qui entre par la deuxième porte à gauche avec un plateau servi.

Placez tout cela sur la table.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène XIV

 

EDMOND, BRANCHU

 

EDMOND, à part, passant à gauche.

Sapristi !... sapristi ! sapristi !...

BRANCHU, posant le plateau sur le guéridon.

Monsieur le docteur est servi.

Il grelotte.

EDMOND, à part.

Oh ! une idée !... je dirai à Branchu de ne pas nous quitter...

BRANCHU, s’approchant.

J’aurais quelque chose à demander à monsieur...

EDMOND.

Moi aussi, parle...

BRANCHU.

Il s’agit d’un jeune homme qui a pris un bain trop froid... et qui ne peut pas se réchauffer...

EDMOND.

ll faut qu’il transpire... s’il ne transpire pas... il est flambé !

BRANCHU, très effrayé.

Ah ! bigre !...

Se sauvant.

Je vais me fourrer entre deux matelas !

Il disparaît par le fond.

EDMOND, seul.

Comment ! il s’en va !

Appelant.

Branchu ! me voilà bien !...

S’approchant de la table et apercevant une bouteille.

Hein ?... qu’est-ce que c’est que ça ?... du champagne !... ah ! non ! pas de ça !...

Prenant la bouteille et l’apostrophant.

Je te connais, toi, misérable ! comment la faire disparaître ? ah ! sous ce coussin...

Il cache la bouteille sous le coussin du divan.

Comme ça, il n’y a aucun danger pour la tête...

 

 

Scène XV

 

CLÉMENTINE, EDMOND

 

CLÉMENTINE, entrant par le fond avec une assiette de gâteaux.

Tenez... regardez-moi ça...

EDMOND.

Oh !... ça sent la vanille !

Il en prend un et le croque.

CLÉMENTINE.

Eh bien ! voulez-vous laisser !... Ah ! que je suis donc contente aujourd’hui !

Elle pose l’assiette sur la table.

Tiens ! je croyais avoir donné une bouteille de champagne...

EDMOND,

Nous y voilà !...

Il veut s’asseoir sur le divan et se relève tout à coup.

CLÉMENTINE.

Ils l’auront oubliée... je vais la chercher.

Elle remonte.

EDMOND, suppliant.

Non... Clémentine !...

CLÉMENTINE.

Mais si... puisque tu l’aimes... je reviens...

De la porte.

Ne t’impatiente pas...

Elle lui envoie un baiser et disparaît par le fond.

EDMOND, seul.

L’incendie monte !... je sens les flammes qui m’envahissent... mais sois tranquille, Clémentine, je resterai honnête homme !... Je n’ai qu’un moyen... c’est de filer... mais avant... un mot... bien tendre...

Il se met au petit bureau à gauche et écrit.

pour lui expliquer... elle me comprendra, elle

Se levant.

comment lui faire parvenir... ah ! la bouteille !...

Il la prend sous le coussin du divan.

deux pains à cacheter...

Collant le papier sur la bouteille.

la vertu sur le vice !

Il pose la bouteille sur le guéridon.

Elle sera contente de moi !... maintenant ma malle... par là !...

Il la prend dans la première chambre de droite sans disparaître.

Adieu, toi qui porteras mon nom !... adieu, toi !...

CLÉMENTINE, en dehors.

Me voilà !

EDMOND.

C’est elle !... la porte est gardée... Ah ! ce rideau !...

Il se jette derrière un des rideaux de la fenêtre.

CLÉMENTINE, rentrant par le fond avec une bouteille de champagne.

Je t’ai fait attendre, mon pauvre chéri...

Elle se dirige ver la table et aperçoit la bouteille.

Tiens, deux bouteilles !...

EDMOND, à part sortant de derrière le rideau.

Eh ! vite, au chemin de fer ?...

Il s’esquive par le fond.

CLÉMENTINE.

L’autre est revenue...

Apercevant le papier et le prenant.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Cherchant Edmond.

Eh bien... où est-il donc ?

Lisant.

« Je pars... je crains de succomber... »

Parlé.

hein ?...

Lisant.

« Dès que tu seras libre, écris-moi rue des petites écuries, 29... je t’attends !... »

Parlé.

Parti !... eh bien !... c’est du propre !...

Elle tombe sur le fauteuil à gauche.

 

 

ACTE III

 

Même décor qu’au deuxième acte. Sur le guéridon du fond un porte liqueur.

 

 

Scène première

 

BRANCHU, puis LÉPIDOR

 

Branchu a les cheveux ras, porte la moustache et la barbiche, il est occupé à frotter un mors de cheval.

BRANCHU.

Faut que ça reluise, cré mille millions... faut que ça reluise.

LÉPIDOR, entrant par le fond ; il a aussi les cheveux ras et porte la moustache et la barbiche.

Bonjour, Branchu...

BRANCHU, se levant.

Tiens ! M. Lépidor...

LÉPIDOR.

Ton maître est-il chez lui ?

BRANCHU.

Monsieur est encore couché.

LÉPIDOR.

Comment ! à neuf heures !...

BRANCHU.

Dame !... de nouveaux mariés !... ça n’aime pas à voir lever l’aurore... ce n’est pas comme autrefois... du temps de M. Coussinet... à six heures, madame était sur pied...

LÉPIDOR.

Entre nous... elle ne l’a pas pleuré longtemps...

BRANCHU.

Un an et un jour... le temps réglementaire... il faut dire aussi qu’il était bien embêtant avec ses drogues...

LÉPIDOR.

Pauvre homme !... ça lui a porté malheur !

BRANCHU.

Un jour, il a pris deux médecines... coup sur coup... la première ne voulait pas partir... alors il s’est administré la seconde...

LÉPIDOR.

Et ils sont partis ensemble...

BRANCHU, riant.

Oui... ils sont partis tous les trois... L’homme est un étrange animal... depuis que je n’entends plus monsieur se plaindre... je me porte à merveille... je ne suis plus malade.

LÉPIDOR.

C’est égal... le mariage de madame Coussinet s’est fait bien promptement... il a surpris toute la ville...

BRANCHU.

 Le veuvage, ça n’était pas son affaire... et puis il paraît que monsieur et madame se connaissaient depuis longtemps... ils étaient, comme qui dirait, fiancés.

LÉPIDOR.

La veuve était un joli parti... vingt mille livres de rente... j’allais me mettre sur les rangs, lorsque l’autre a éclaté comme une bombe...

BRANCHU, riant.

Vous ne vous êtes pas levé assez matin...

LÉPIDOR.

N’importe ! c’est un brave garçon... je ne lui en veux pas... Tu dis qu’il est encore au lit.

BRANCHU.

Oui, monsieur...

LÉPIDOR, passant à gauche.

Très bien... ne le dérange pas... j’entre dans son cabinet pour lui écrire un mot... il s’agit de notre statue.

BRANCHU.

Vraiment ?...

LÉPIDOR.

Oui... je crois que ça va marcher !...

Il entre à gauche, première porte.

 

 

Scène II

 

BRANCHU, puis ANGÈLE, puis LÉPIDOR

 

BRANCHU, seul frottant le mors et s’asseyant sur le divan.

Faut que ça reluise... cré mille millions !... faut que ça reluise...

ANGÈLE, entrant par le fond.

Garçon !

BRANCHU, se levant.

Ah ! mademoiselle Angèle ! notre confiseuse...

ANGÈLE.

Pas pour longtemps... je liquide !

Tirant de sa poche une poignée de dragées.

Veux-tu des dragées ?

BRANCHU, en prenant.

Mademoiselle est bien bonne.

Mangeant.

Tout passe maintenant.

ANGÈLE.

Où est Clémentine ?

BRANCHU.

Madame repose encore...

ANGÈLE.

Oh ! la paresseuse !

BRANCHU.

Quand on a un mari jeune et beau garçon !...

On entend sonner à droite.

ANGÈLE.

Tiens ! on sonne...

BRANCHU, prenant une bouilloire sur le buffet.

C’est monsieur... je vais lui porter son eau chaude pour sa barbe.

Il entre à droite, deuxième porte.

ANGÈLE, seule.

La lune de miel continue...

LÉPIDOR, entrant par la gauche, première porte.

J’ai laissé un petit mot sur son bureau...

ANGÈLE, à part.

Tiens ! mon commanditaire !

LÉPIDOR.

Ah ! je vous rencontre enfin mademoiselle... ce n’est pas malheureux...

ANGÈLE.

Vous avez à me parler ?

LÉPIDOR.

Je viens de chez vous pour ce billet échu... et que vous ne payez pas...

ANGÈLE.

Quoi ! vous avez pris cette peine ?...

LÉPIDOR.

J’ai trouvé votre magasin fermé avec ces mots sur la porte écrits à la craie... « Je suis sortie. »

ANGÈLE.

C’est vrai, puisque je suis ici.

LÉPIDOR.

Vous sortez trop, mademoiselle, ce n’est pas comme cela qu’on fait ses affaires... quand on engage les capitaux des autres... on reste à son magasin.

ANGÈLE.

A quoi bon ? il n’y vient jamais personne...

LÉPIDOR.

On peut venir...

ANGÈLE.

Vos gens d’Olonzac n’aiment pas les sucreries... Des grigous ! qui se souhaitent la bonne année avec une orange et une boîte de pastilles à 50 centimes... Alors, comme mes bonbons se fanaient... je les mange.

LÉPIDOR.

Mais, sapristi ! si vous mangez votre fonds... comment me paierez-vous ? Car enfin je vous ai commanditée de 1500 francs !

ANGÈLE.

Ce n’est pas ma faute... la guerre d’Amérique a arrêté les affaires...

LÉPIDOR, s’adoucissant.

Si encore vous étiez gentille avec moi... si vous me laissiez espérer un léger dividende...

ANGÈLE.

Il faudrait le prendre sur le capital... c’est défendu.

LÉPIDOR, avec chaleur.

Permettez-moi... d’aller vous porter quelques vers... le soir... à onze heures... quand Olonzac sommeille... Voyons... Angèle... répondez à mon ardeur...

Il veut lui prendre la taille.

ANGÈLE, le repoussant et passant à gauche.

Ah ! vous m’ennuyez ! Promenez vos gros soupirs ailleurs !

LÉPIDOR.

Ah ! c’est comme ça !... Eh ! bien ! je vous déclare que si je ne suis pas payé, aujourd’hui, à midi... je remets votre billet chez l’huissier !

ANGÈLE.

Et moi, si vous me poussez à bout... je dépose mon bilan !

LÉPIDOR.

Comment !

ANGÈLE.

Je préfère la faillite au déshonneur !

LÉPIDOR.

C’est ce que nous verrons !...

ANGÈLE.

Vous le verrez !

Ensemble.

LÉPIDOR.

C’est une trahison !
Redoutez ma colère.
Un bon huissier, j’espère,
De vous aura raison.

ANGÈLE.

Je ris de vous, mon bon,
Et de votre colère ;
Tout Olonzac, j’espère,
Me donnera raison.

Lépidor sort furieux par le fond.

 

 

Scène III

 

ANGÈLE, puis CLÉMENTINE

 

ANGÈLE, seule.

S’il croit me faire peur, l’homme aux énigmes !

CLÉMENTINE, entrant par la deuxième porte de droite.

Tiens ! tu es-là ?

ANGÈLE.

Depuis un quart d’heure... j’attendais ton réveil...

CLÉMENTINE, baissant les yeux.

Nous nous sommes levés un peu tard... nous avons été en soirée hier...

ANGÈLE.

J’espère que tu t’amuses... ce n’est pas comme avec l’autre... le numéro un !...

CLÉMENTINE.

Ah ! ma chère... quel changement !... les hommes se suivent et ne se ressemblent pas... Mon mari est si bon pour moi... il est gai, vif, spirituel... on le croirait indifférent au premier abord... mais il ne l’est pas... Tiens ! je l’entends !

Le capitaine Lebigre entre en costume du matin par la deuxième porte de droite.

 

 

Scène IV

 

ANGÈLE, CLÉMENTINE, LE CAPITAINE LEBIGRE, puis BRANCHU

 

LE CAPITAINE, il a les cheveux ras et porte la moustache et la barbiche.

Présent ! mille millions de queues de billard...

Apercevant Angèle.

Tiens, la petite mère aux dragées !...

ANGÈLE.

Bonjour, capitaine... ça va bien, ce matin ?

LE CAPITAINE.

Minute ! c’est jour de barbe !

À sa femme.

Avance à la paie !

CLÉMENTINE, faisant deux pas.

Une... deux !...

LE CAPITAINE.

Attention ! Joue droite ! gauche !

Il l’embrasse sur les deux joues.

Très bien !

CLÉMENTINE, bas à Angèle.

C’est tous les jours comme ça !

ANGÈLE, au Capitaine.

Eh ? bien, et moi...

LE CAPITAINE, allant à elle.

Double ration... on le peut...

L’embrassant.

Joue droite... gauche !... rompez les rangs !

CLÉMENTINE.

Après qui donc jurais-tu en entrant ?

LE CAPITAINE.

Moi ?

ANGÈLE.

Oui... vous avez dit : mille millions de queues de billard...

LE CAPITAINE.

Ah !... après personne... je jure toujours en m’éveillant...

ANGÈLE, riant.

Vraiment ?

LE CAPITAINE.

Quatre ou cinq jurons le matin... ça fait du bien... ça dégage la poitrine... Où est mon brosseur ?

CLÉMENTINE.

Je vais le sonner...

LE CAPITAINE.

Pas la peine !

Appelant.

Ohé !... cré mille millions de Branchu !

BRANCHU, entrant vivement par le fond.

Voilà, capitaine !...

LE CAPITAINE.

Emboîte... une, deux... une, deux...

Branchu s’approche en marchant au pas.

Halte !

Branchu s’arrête et fait le salut militaire.

Très bien... maintenant, donne-moi ma pipe.

BRANCHU, allant prendre une pipe sur le petit bureau.

La voilà capitaine.

LE CAPITAINE.

Bourre-la...

CLÉMENTINE.

Comme il est dressé !

BRANCHU, donnant la pipe au capitaine.

Aglaé est bourrée...

ANGÈLE, étonnée.

Aglaé...

LE CAPITAINE, montrant sa pipe.

Ma préférée... j’ai cassé Fanny... Maintenant, allons voir mon cheval... ma femme d’abord, mon cheval ensuite...

À Branchu.

Suis-moi !

Il remonte.

BRANCHU.

Oui, capitaine !

LE CAPITAINE, s’arrêtant.

Je vais t’apprendre à tripoter le cheval... C’est que le capitaine Lebigre s’y connaît... Article 1er : Écoutez, mesdames, vous n’êtes pas de trop. Article 1er : Ne jamais passer derrière l’animal sans lui adresser quelques paroles flatteuses... ho... là ! grand sagouin !... holà ! canasson !... tourne, carcan !... sans cela, il peut te prendre pour une mouche qui rôde et te casser une patte...

BRANCHU.

Cré mille millions !

LE CAPITAINE.

Allons, emboîte... grande bête !

BRANCHU.

Oui, capitaine...

À part.

Je l’aime, cet homme !

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène V

 

ANGÈLE, CLÉMENTINE, puis LE CAPITAINE

 

ANGÈLE.

Eh ! bien ! il est carré cet homme-là !... ça ne me déplaît pas...

CLÉMENTINE.

Et puis il est gai, bon vivant... enfin, c’est un mari !...

ANGÈLE.

Ce qui m’étonne... c’est que l’autre n’ait pas répondu à notre lettre.

CLÉMENTINE.

Quel autre ?...

ANGÈLE.

Eh ! bien, Edmond... elle était pourtant pressante, notre lettre ! « Je suis libre, je t’aime, je t’attends ! » et rien... pas un mot !

CLÉMENTINE.

C’est un lâcheur !... il y a des natures comme ça... mais je ne le regrette pas !

ANGÈLE.

Je crois bien ! Tu n’as pas perdu au change en prenant le capitaine Lebigre !... ce n’est pas un oncle, celui-là.

CLÉMENTINE.

Si tu savais comme il est bon, comme il est gentil... et comme il sait prendre les femmes !

ANGÈLE.

Le fait est qu’il n’a pas été longtemps à te plaire...

CLÉMENTINE.

Oui... il est un peu brusque... mais il rachète ça par tant de cœur !...

ANGÈLE.

En deux mois, il a transformé tout Olonzac... ils jurent tous maintenant... jusqu’à madame de Rosencroix, qui avant hier a lâché un petit sapristi !

CLÉMENTINE.

Et ils portent les cheveux ras, la moustache et la barbiche... on se croirait dans un camp.

ANGÈLE.

Ils sont encore plus laids comme ça !... mon Dieu ! que le sang est vilain dans ce pays !... aussi, je songe à décamper...

CLÉMENTINE.

Comment ! Tu veux nous quitter ?... Pourquoi ?

ANGÈLE.

D’abord j’ai complètement croqué mon fond !...

Tirant une poignée de dragées de sa poche.

Voilà le reste.

CLÉMENTINE, prenant des dragées.

Finissons-le.

Toutes deux croquent les dragées.

ANGÈLE.

Et puis, je ne m’entends pas avec mon commanditaire...

CLÉMENTINE.

Comment cela ?

ANGÈLE.

Il m’offre son cœur... par huissier... si, à midi, je ne lui ai pas payé un billet que je lui ai fait... il menace de me pour suivre.

CLÉMENTINE.

Si ce n’est que cela, je te prêterai de l’argent...

ANGÈLE.

Oh ! non !... Il faudrait te le rendre, à toi... ça me préoccuperait... et puis, vois-tu, j’ai besoin de revoir Paris... il y a si longtemps que je ne suis montée en omnibus !... Oh ! que c’est beau un omnibus ! et un fiacre ! et la Porte Saint-Martin !... l’Ambigu !... Thérésa !... Oh ! je n’y tiens plus !... ce soir, je file !

CLÉMENTINE.

Comment ! ce soir ?...

LE CAPITAINE, entrant par le fond.

Champion mange son avoine...

ANGÈLE.

Le capitaine... je te laisse !... Si je pars... je reviendrai te dire adieu... Capitaine...

Elle salue.

LE CAPITAINE, lui donnant une poignée de main.

Vous partez... au revoir, le petit tambour !

Angèle sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

LE CAPITAINE, CLÉMENTINE, puis BRANCHU

 

CLÉMENTINE.

Pourquoi donc l’appelles-tu le petit tambour ?

LE CAPITAINE.

Je ne sais pas... elle a un petit air crâne... elle me fait l’effet d’un enfant de troupe.

CLÉMENTINE.

Mon ami, aujourd’hui nous allons sortir...

LE CAPITAINE.

C’est bien, colonel, on sortira.

Il l’embrasse.

CLÉMENTINE.

Finis donc... Nous avons une visite à faire.

LE CAPITAINE.

Une visite... À qui ?

CLÉMENTINE.

À monsieur le Maire...

LE CAPITAINE.

Corvée !

CLÉMENTINE.

Ça t’ennuie ?

LE CAPITAINE.

Raide !

CLÉMENTINE.

Nous ne lui avons pas encore rendu notre visite de noce...

LE CAPITAINE.

Si nous attendions le baptême... ça ne ferait qu’un voyage

CLÉMENTINE, souriant.

Veux-tu te taire !... et dépêche-toi de mettre ton habit noir...

LE CAPITAINE.

Comme ça... il faut se déguiser en notaire ? Où est mon brosseur ?

CLÉMENTINE.

Attends... Je vais le sonner !

LE CAPITAINE.

Pas la peine !

Appelant.

Ohé ! cré mille millions de Branchu !

BRANCHU, entrant par le fond.

Voilà, capitaine.

LE CAPITAINE.

Mon habit noir.

BRANCHU, passant à gauche.

Mon capitaine se rend à quelque cérémonie.

LE CAPITAINE, lui donnant une petite tape.

Va donc... bonheur des cuisinières !

BRANCHU, flatté.

Ah ! capitaine !

À part.

Je l’aime, cet homme !

Il entre à gauche, première porte.

CLÉMENTINE, mettant son châle et son chapeau qu’elle a posés sur le buffet en entrant.

Mon ami, je te recommande de bien t’observer chez M. le maire.

LE CAPITAINE.

Est-ce qu’on boira quelque chose ?

CLÉMENTINE.

Non... de t’observer dans tes paroles... l’autre soir, chez madame de Rosencroix tu as lancé trois ou quatre jurons... qui ont fait résonner le piano ! on aurait cru qu’il y avait quelqu’un dedans !

LE CAPITAINE.

Je ne les lance pas méchamment... histoire de ranimer la conversation...

BRANCHU, revenant avec l’habit.

Voilà, capitaine.

LE CAPITAINE.

L’as-tu brossé ?

BRANCHU.

Pas encore !

LE CAPITAINE.

Un brosseur qui ne brosse pas !

BRANCHU, tendant l’habit.

Passez toujours,... je brosserai sur le moule.

Il l’aide à mettre son habit et le brosse.

LE CAPITAINE.

Mon chapeau... ma canne ?... au trot !

Branchu sort vivement par la première porte de gauche.

CLÉMENTINE.

Et puis, il se peut que M. le maire... qui n’est pas encore bien habitué à mon nouveau nom... m’appelle madame Coussinet...

LE CAPITAINE.

L’étiquette de l’autre ! cré mille !...

CLÉMENTINE.

Il ne faudra pas te fâcher...

LE CAPITAINE,

Je ne promets pas ça !

Criant.

As-tu fini, toi ? Branchu !

BRANCHU, revenant et lui donnant sa canne et son chapeau.

C’est fait...

LE CAPITAINE.

Voilà ta consigne ! Tu resteras de planton à la maison et tu feras la chambre !

Prenant le bras de Clémentine.

Arche !

CLÉMENTINE.

Arche !

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène VII

 

BRANCHU, puis EDMOND

 

BRANCHU, seul.

L’homme est un étrange animal... depuis que je fréquente le capitaine... il me semble que je suis né pour la gloire !

Changeant de ton.

Allons faire la chambre !

Il entre à droite, deuxième porte.

EDMOND, entrant par le fond en costume de voyage, sa petite malle à la main.

Enfin !... m’y voici !... Je suis chez moi !...

Il pose sa malle au fond sur une chaise près du buffet.

Le jardinier m’a dit qu’elle venait de sortir... Je l’attendrai... Je sais attendre, moi !

Avec joie.

Libre !... elle est libre ! comme j’ai bien fait de la respecter... elle pourra me regarder sans rougir...

Reniflant.

Tiens ! ça sent le tabac ici...

Regardant autour de lui.

Tout est à la même place... rien n’est changé !...

Riant.

Il n’y a que le vieux de moins... Il ne faut pas en dire de mal... il a été gentil !... je me doutais de la chose quand je l’ai quitté... aussi, je suis parti pour l’Amérique sans perdre une minute... j’ai liquidé mon reliquat de nègres... très bien... ils avaient engraissé... et hier, en arrivant à Paris... j’ai trouvé la lettre de Clémentine... la voilà !...

Il la tire de sa poche.

Chère petite lettre !

Il l’embrasse et la lit.

« Je suis libre, je t’aime, je t’attends ! » Va-t-elle être heureuse !

Reniflant.

Mais quelle drôle d’odeur !... Elle ne revient pas... J’ai peut-être le temps de retourner à la gare pour faire charger mon mobilier... Je l’ai apporté avec moi... ça lui fera plaisir... Je voudrais pourtant bien lui faire savoir que je suis arrivé... Oh ! une idée ! sa chambre est là !...

Il indique la première porte de gauche.

Je vais lui faire une surprise !

Reniflant.

mais quelle drôle d’odeur !...

Il entre à gauche, première porte, dans le cabinet du capitaine.

BRANCHU, rentrant par la deuxième porte de droite, avec une immense paire de bottes garnies d’éperons.

À la bonne heure !... Voilà ce que j’appelle des bottes... on est fier de cirer ça !... ça ne ressemble pas aux vieilles savates de l’autre !...

Il sort par le fond.

EDMOND, sortant du cabinet de gauche.

C’est fait... j’ai collé sa lettre sur la glace de la cheminée... avec deux pains à cacheter... en rentrant, elle la trouvera, et son cœur devinera le reste ! Allons au chemin de fer !

CLÉMENTINE, en dehors.

Branchu ! Branchu !

EDMOND.

C’est elle... ménageons lui les émotions... ne nous montrons que successivement !

Il se retire à l’écart, à gauche.

 

 

Scène VIII

 

EDMOND, CLÉMENTINE

 

CLÉMENTINE, entrant par le fond, à elle-même.

La visite s’est assez bien passée... sauf deux ou trois petits jurons...

EDMOND, qui s’est approché doucement de Clémentine, se mettant à genoux.

Clémentine !

CLÉMENTINE, elle se recule et pousse un cri.

Ah !...

EDMOND, tendrement.

Me voilà !

CLÉMENTINE.

Vous !... Qu’est-ce que vous demandez ?... qu’est-ce que vous venez faire ici ?

EDMOND.

Tu es libre !... Tu m’as écrit : « Viens !... » Et je suis venu !

CLÉMENTINE.

Mais, malheureux, je suis remariée !

EDMOND, stupéfait et sans bouger.

Hein ?

CLÉMENTINE.

Relevez-vous donc ?

EDMOND, se relevant.

Toi ! ce n’est pas possible !

CLÉMENTINE.

Dame ! vous venez au bout de dix-huit mois...

EDMOND

Je suis retourné en Amérique... je rapporte cinq cent mille francs...

CLÉMENTINE.

Gardez-les ! et sauvez-vous ! mon mari est très jaloux... et s’il vous trouvait ici...

EDMOND, avec calme.

Non... Je ne gobe pas ça !... c’est une épreuve... pour me faire peur.

CLÉMENTINE, effrayée en voyant entrer le capitaine par le fond.

Ciel !... le voici !

 

 

Scène IX

 

EDMOND, CLÉMENTINE, LE CAPITAINE

 

EDMOND, à part.

Comment ! c’est vrai ?

CLÉMENTINE, à part.

Que faire ?

LE CAPITAINE, descendant.

Un monsieur... avec ma femme...

CLÉMENTINE, très troublée.

Mon ami... je te présente...

LE CAPITAINE, regardant Edmond.

Tiens, c’est cet imbécile d’Edmond !

CLÉMENTINE.

Hein ?

LE CAPITAINE.

Chère amie... je te présente mon cousin...

CLÉMENTINE, à part.

Son cousin !

EDMOND, à part.

Le capitaine de dragons !...

Haut.

Tu vas bien ?

LE CAPITAINE.

Eh bien ! Est-ce qu’on ne s embrasse pas ?

Ils s’embrassent.

et maintenant au tour de la bourgeoise... ma femme... madame Lebigre...

EDMOND, la saluant.

Madame... enchanté...

LE CAPITAINE.

Oh ! elle n’est pas maniérée... Tu peux l’embrasser aussi !

Il le fait passer près de Clémentine.

CLÉMENTINE.

Mais... mon ami...

LE CAPITAINE.

Va donc !... un cousin !

Edmond embrasse timidement Clémentine sur une joue.

plus fort que ça... appuie, grand bêta !

Edmond l’embrasse sur l’autre joue.

à la bonne heure ! Tu as donc su que j’étais marié ?

EDMOND.

Oui... je l’ai appris par hasard... Ça me fait bien plaisir...

LE CAPITAINE.

Et tu es venu me voir ?... c’est gentil... tu vas loger avec nous... la chambre rouge...

EDMOND, à part.

Mon ancienne !... je la connais...

CLÉMENTINE, allant au capitaine.

Mais c’est que...

LE CAPITAINE.

Quoi ?... un cousin... Je ne peux pas l’envoyer coucher à l’hôtel...

Apercevant la malle d’Edmond.

Voici ta malle... très bien... où est mon brosseur ?

Appelant.

Ohé ! cré mille millions de Branchu !

CLÉMENTINE.

Je vais lui dire de tout préparer...

LE CAPITAINE, retenant Clémentine.

Eh bien !... On s’en va sans se la souhaiter...

Prenant le menton de Clémentine, à Edmond.

Regarde-moi ça !... quel joli petit museau ! et ça manœuvre !... Joue... droite... gauche !

Il l’embrasse sur les deux joues.

Rompez les rangs !

CLÉMENTINE, bas à Edmond.

Partez ! Il le faut !

Elle sort par la deuxième porte de droite.

 

 

Scène X

 

LE CAPITAINE, EDMOND

 

LE CAPITAINE, apportant sur le devant, à gauche le guéridon où est le porte-liqueurs.

Qu’est-ce que tu veux prendre ?

EDMOND.

Rien du tout... les liqueurs, c’est comme le champagne... ça me monte à la tête...

LE CAPITAINE, prenant un carafon.

Ce n’est pas du champagne, ça... voyons, un verre de rhum ?

EDMOND, refusant.

Merci !...

LE CAPITAINE.

Alors, tu me boudes...

EDMOND.

Non...

LE CAPITAINE, s’asseyant dans le fauteuil.

Alors un verre de rhum...

Il verse.

EDMOND.

Très peu !... très peu !

Il s’assied en face du capitaine.

LE CAPITAINE.

À la tienne !

Ils boivent.

Qu’est-ce que tu dis de ça ?

EDMOND.

C’est vigoureux !

LE CAPITAINE.

Je l’ai trouvé dans la cave de l’autre...

EDMOND.

Ah ! tu l’as connu... l’autre ?

LE CAPITAINE.

Non... je n’ai connu que sa cave... ce devait être un brave homme !

Il remplit les verres de nouveau.

EDMOND.

Merci ! merci !

LE CAPITAINE.

On ne boit pas un verre... ça fait boiter !... À la tienne !

Ils boivent.

EDMOND.

Mais comment as-tu épousé la veuve ?

LE CAPITAINE.

Dame !... Je l’ai épousée... en passant ! un soir, mon détachement s’arrête à Olonzac... on me flanque un billet de logement chez la veuve Coussinet : Je me dis : Pas de chance ! Je m’attendais à trouver une vieille ratatinée, j’arrive et qu’est-ce que je vois ?... une jolie petite commère, bien campée, grassouillette... et qui n’avait pas ses épaules dans sa poche... alors, j’éteins ma pipe...

EDMOND, à part.

Comme il entend la femme !

LE CAPITAINE.

Nous causons... elle me propose d’aller loger en face... à l’hôtel de la Figue !... Là dessus, je me lève et paf !... Je l’embrasse !

EDMOND.

Oh !...

LE CAPITAINE.

Elle m’allonge une gifle... une bonne !

EDMOND, à part.

Très bien !

LE CAPITAINE.

Je rembrasse !... elle rougit... et me dit faiblement : « Finissez, capitaine !... Je ne suis pas libre, j’attends un fiancé qui n’arrive pas ! » – S’il n’arrive pas, c’est un cornichon !... et je rembrasse... avec accentuation !

EDMOND.

Encore !

LE CAPITAINE.

Nous soupons en tout bien tout honneur... et cinq jours après, nous étions publiés !... et au bout d’un mois, mariés !... Voilà comment ça marche avec moi...

Il se lève.

EDMOND.

Ça marche vite !

LE CAPITAINE.

Les femmes, vois-tu, c’est des petits êtres gentils et délicats... mais ça demande à être brusqué.

EDMOND.

Je me suis pourtant laissé dire que le respect...

LE CAPITAINE.

Le respect !... c’est un domestique qui reste dans l’antichambre...

EDMOND, se levant.

Ah ! permets...

LE CAPITAINE.

Tais-toi !... En amour, tu n’es qu’une grue !...

EDMOND.

Une grue !

LE CAPITAINE.

Cré mille millions !... mon habit me gêne... continue à te rafraîchir... je reviens ! Dire que les notaires gardent ça sur le dos toute la journée !

Il entre à gauche, première porte.

 

 

Scène X

 

EDMOND, puis BRANCHU

 

EDMOND, vexé.

Une grue ! – Après ça, il a peut-être raison...

Buvant et commençant à s’animer.

Je ne sais si c’est le rhum... mais il me pousse des idées... Dame ! ce serait de bonne guerre... il me l’a prise... je la lui prends... je ne l’épouserai jamais... le cousin est trop jeune pour que je puisse attendre... elle ne portera pas mon nom... pourquoi me gêner ?... et s’il ne s’agit que de brusquer et d’embrasser... je brusquerai et j’embrasserai... cré mille millions...

Il boit.

BRANCHU, entrant par le fond, et très étonné, en voyant Edmond.

Tiens ! le docteur !... Vous voilà donc revenu ?

EDMOND.

Bonjour, mon ami, bonjour...

BRANCHU.

Je vous préviens que nous nous portons tous très bien maintenant...

EDMOND.

Tant mieux !... as-tu préparé ma chambre ?

BRANCHU.

Quelle chambre ?

EDMOND.

La rouge !...

BRANCHU.

Ah ! vous la reprenez !... mais je ne sais pas si le capitaine...

EDMOND.

C’est mon cousin.

BRANCHU.

Comment ! lui aussi ?...

EDMOND.

Je vais au chemin de fer !

À part.

Ils seraient capables d’apporter ici mon mobilier... et il n’y a plus de place !

Haut.

Je reviens !

À part.

Ah ! je suis une grue... nous verrons !

Il sort par le fond.

 

 

Scène XII

 

BRANCHU, puis LE CAPITAINE

 

BRANCHU, seul.

Ah ! ça ! Il est donc le cousin de tout le monde !

LE CAPITAINE, sortant du cabinet, une lettre à la main, il est exaspéré.

Voilà ce que j’ai trouvé collé à ma glace !... cré mille millions de milliards de tonnerres du diable !

BRANCHU, à part.

Il est contrarié, le capitaine.

LE CAPITAINE.

Branchu !... Approche !...

BRANCHU, s’approchant.

Capitaine !...

Le capitaine lui lance un coup de pied. Se reculant.

Aïe !... Qu’est-ce que j’ai fait ?

LE CAPITAINE.

Pourquoi te sauves-tu !... Je suis calme... approche !

BRANCHU, s’approchant.

Capitaine...

LE CAPITAINE.

Quelqu’un est entré dans mon cabinet ce matin ?...

BRANCHU.

Non, capitaine... personne...

LE CAPITAINE.

Personne ?

Il lui lance un second coup de pied.

BRANCHU.

Ah ! si !... Je me rappelle... c’est le président...

LE CAPITAINE.

Quel président ?

BRANCHU.

Le président de la société des enfants de Guillaume Tell...

LE CAPITAINE.

Lépidor !

BRANCHU.

Vous avez dû trouver un mot dans votre cabinet ?

LE CAPITAINE.

Oui...

BRANCHU, souriant.

C’est lui qui l’a laissé là pour le capitaine...

LE CAPITAINE.

Pourquoi ris-tu, animal ?

Il lui lance un coup de pied.

BRANCHU, reculant.

Je ne ris pas, capitaine !

À part.

C’est égal !... je l’aime cet homme !...

Il sort par la première porte de droite.

 

 

Scène XIII

 

EDMOND, LE CAPITAINE

 

EDMOND, entrant par le fond et à part.

J’ai fait recharger mon mobilier... Satané rhum !... je suis tout étourdi !...

LE CAPITAINE.

Ah ! tu arrives bien... j’ai à te parler...

EDMOND.

À moi ?

LE CAPITAINE, lui montrant la lettre.

Tiens ! regarde ça...

EDMOND, à part.

La lettre de Clémentine !

LE CAPITAINE.

Je l’ai trouvée collée à ma glace...

EDMOND, à part.

Sapristi ! Je l’avais oubliée !...

LE CAPITAINE.

Mais je connais le particulier...

EDMOND, à part, chancelant.

Ah ! mon Dieu !

LE CAPITAINE.

Je le couperai en quatre... J’ai un coup de sabre pour ça... V’li ! v’lan !... le coup des quatre morceaux !

EDMOND.

Quatre morceaux !

LE CAPITAINE.

Ah ! gredin de Lépidor !

EDMOND.

Lépidor !

LE CAPITAINE.

Un abruti d’Olonzac... tu ne le connais pas...

EDMOND.

Et tu crois... que c’est lui...

LE CAPITAINE.

J’en suis sûr... je vais l’attendre au café national... Ah ! j’oubliais... comme parent, je te fais l’honneur de te prendre pour témoin...

Il remonte.

EDMOND.

Moi ?

LE CAPITAINE, du fond.

V’li ! v’lan !... Le coup des quatre morceaux !

Il sort par le fond.

 

 

Scène XIV

 

EDMOND, puis CLÉMENTINE, puis LE CAPITAINE

 

EDMOND, seul.

Je suis perdu... ils vont s’expliquer au café national... tout se découvrira et alors... v’li ! v’lan ! le coup des quatre morceaux ! et elle... Clémentine !... flambée aussi !... que faire... J’ai chaud... j’ai soif...

Il avale coup sur coup plusieurs verres de rhum.

Non !... Je ne la laisserai pas aux mains d’un pareil brutal... quand je devrais l’enlever... Tiens ! l’enlever !... c’est une idée... Clémentine m’aime... je la déciderai facilement... au besoin, je la brusquerai, puisqu’il faut brusquer les femmes...

CLÉMENTINE, entrant par la deuxième porte de droite.

Encore vous !... vous n’êtes pas parti ?

EDMOND.

Non !... Clémentine, te sens-tu capable d’une grande résolution ? es-tu femme à t’élever... pour une demi-heure... au-dessus de nos mesquines conventions sociales ?

CLÉMENTINE.

Qu’est-ce que vous avez ?... vous êtes rouge comme un coq...

EDMOND.

Clémentine !... Nous allons partir... Je t’enlève... par le train de trois heures dix !

CLÉMENTINE.

Moi ? ah ! par exemple !...

EDMOND.

Il le faut !... Ton mari sait tout !...

CLÉMENTINE.

Tout quoi ?

EDMOND.

Il a vu ta lettre... il sait que tu m’aimes...

CLÉMENTINE.

Comment !...

EDMOND,

Ce matin... quand je suis arrivé... tu n’étais pas là !... je suis entré dans cette chambre... que je croyais toujours être la tienne.

CLÉMENTINE.

C’est le cabinet de mon mari...

EDMOND.

Pour te ménager une surprise... J’ai collé ta lettre à la glace.

CLÉMENTINE.

Eh bien ?...

EDMOND.

Ton mari l’a trouvée...

CLÉMENTINE, passant à gauche.

Que le diable vous emporte !... mais quelle rage avez-vous de toujours coller vos papiers ! le capitaine doit être content...

EDMOND.

Il jure à crever les murailles !... mais ça m’est égal... Tu m’aimes... tu n’as jamais aimé que moi !

CLÉMENTINE.

Mais pas du tout !... J’aime mon mari... mon capitaine !

EDMOND.

Ce n’est pas possible... Je t’emmène en Amérique... Là tu seras ma femme... nous emporterons du champagne...

CLÉMENTINE.

Edmond... Je ne vous reconnais plus...

Apercevant le carafon vide.

Ah ! il a bu le carafon !

EDMOND.

Tiens... prends tes diamants, ton argent, les pendules... son sabre... et partons...

CLÉMENTINE, se reculant.

Laissez-moi tranquille !

EDMOND.

Tu refuses ?...

CLÉMENTINE.

Parbleu !

EDMOND.

Prends garde... Je vais brusquer !...

CLÉMENTINE.

Oui... essayez !

EDMOND.

Paf !

Il l’embrasse.

CLÉMENTINE.

Paf !

Elle lui donne un soufflet.

EDMOND.

Je suis prévenu... ça commence toujours comme ça !... C’est le troisième qui est le bon !

Il veut l’embrasser.

CLÉMENTINE, se sauvant à droite.

Edmond... finissez !

EDMOND, la poursuivant.

Jamais !

CLÉMENTINE, à part.

Il est gris !

Edmond veut la saisir, elle lui lance dans les jambes la chaise derrière laquelle elle s’était réfugiée, et passe à gauche.

EDMOND, continuant à la poursuivre.

Ça m’est égal ! Je brusque !

CLÉMENTINE, fuyant.

Laissez-moi... Je vais appeler !

Elle lui jette dans les jambes toutes les chaises qui se trouvent sur son passage.

EDMOND, la poursuivant.

Je t’aime !

Il trébuche tombe au milieu de la scène, se met à genoux et crie.

Oh ! oui... Je t’aime !

LE CAPITAINE, en dehors.

Cré mille millions !...

CLÉMENTINE.

Mon mari !

Elle se sauve par la deuxième porte à gauche.

LE CAPITAINE, entrant par le fond.

Ah ! une femme qui se sauve !

Il se précipite et saisit un pan de la robe de Clémentine pris dans la porte qui s’est refermée.[1]

 

 

Scène XV

 

LE CAPITAINE, EDMOND, puis BRANCHU

 

LE CAPITAINE.

Quelle est cette femme ?

EDMOND, terrifié et à genoux.

Je n’en sais rien !

LE CAPITAINE.

Je tiens la robe !... nous allons bien voir... Ouvrez, madame, ouvrez !

On entend un bruit de serrure.

On ferme la serrure

Appelant.

Branchu !... Branchu !

EDMOND, se relevant très troublé.

Cousin... Je te jure...

LE CAPITAINE.

Nous causerons tout à l’heure... et moi qui viens de gifler Lépidor !...

Appelant.

Branchu !

BRANCHU, entrant par le fond.

Capitaine ?...

LE CAPITAINE, tenant toujours le pan de la robe.

Vite ! un marteau... que je fasse sauter la serrure.

EDMOND, à part.

Si je pouvais reprendre le train... (Il veut remonter.

LE CAPITAINE.

Empêche-le de sortir... s’il bouge, casse lui une patte !

EDMOND, à part, redescendant.

Pincé !

BRANCHU, prenant un marteau sur le buffet.

Voilà le marteau !

Il le donne au capitaine.

LE CAPITAINE.

Une fois... deux fois... ouvrez-vous ?... Très bien !

Il frappe sur la serrure à coups redoublés et la fait sauter.

Ça y est ! maintenant nous allons voir ce qu’il y a au bout de ce chiffon.

Branchu a rangé le guéridon et les chaises.

EDMOND, tombant sur le divan, à part.

Perdu !... en quatre morceaux !

Le capitaine tire le pan de la robe et amène Angèle.

 

 

Scène XVI

 

LE CAPITAINE, EDMOND, BRANCHU, ANGÈLE, CLÉMENTINE, puis LÉPIDOR

 

LE CAPITAINE, stupéfait.

Angèle !

EDMOND, à part, se levant.

Ah ! bah !

CLÉMENTINE, entrant par le fond avec une autre jupe de robe.

Pourquoi tout ce bruit... ce tapage...

LE CAPITAINE.

Ma femme !

EDMOND, à part.

Clémentine !

ANGÈLE, au Capitaine qui tient toujours sa robe.

Capitaine... est-ce que vous tenez beaucoup à déchirer ma robe ?

LE CAPITAINE, lâchant la robe.

Ah ! pardon... c’est donc vous qui étiez dans cette chambre ?

ANGÈLE.

Sans doute...

LE CAPITAINE.

Pourquoi vous êtes-vous sauvée ?

ANGÈLE.

M. Edmond était à mes genoux... il me déclarait son amour... et j’ai eu peur d’être surprise.

EDMOND.

Moi ?

CLÉMENTINE, bas à Edmond.

Taisez-vous... elle nous sauve !

LE CAPITAINE, à Edmond.

Imbécile !... on peut déclarer son amour sans casser les chaises...

EDMOND.

Tu sais... quand on brusque...

LE CAPITAINE.

Au fait... cela vous regarde !

S’approchant de Clémentine et tordant sa moustache.

À nous deux, madame...

CLÉMENTINE.

Quoi, mon ami ?

LE CAPITAINE, montrant la lettre.

Que signifie cette lettre signée Clémentine !

La lisant.

« Je suis libre... je t’aime... je t’attends ! »

EDMOND, à part.

Sapristi !

CLÉMENTINE, très embarrassée.

Cette lettre... mon Dieu... mon ami...

LÉPIDOR, entrant par le fond... il tient un arc à la main.

Capitaine...

LE CAPITAINE, bas à Clémentine.

Silence !

LÉPIDOR, très digne, au Capitaine.

Monsieur... il y a de ces vivacités qu’un galant homme ne saurait dévorer sans devenir la honte de ses concitoyens ! J’ai dû croire que vous m’estimiez assez pour attendre ma visite.

LE CAPITAINE.

C’est trop juste !... à vos ordres !

LÉPIDOR, à part.

Cette fois il n’y a pas de doute... Je me suis abstenu de le rendre pour que la position soit nette...

LE CAPITAINE.

Eh ! bien... après ?

LÉPIDOR.

J’ai incontestablement le choix des armes... et je choisis l’arc.

LE CAPITAINE.

Connais pas... mais ça ne fait rien...

LÉPIDOR.

Maintenant, puis-je sans indiscrétion, vous demander la cause de... votre petite impatience...

LE CAPITAINE.

Vous êtes entré ce matin dans mon cabinet...

EDMOND, à part.

Il va tout apprendre...

LÉPIDOR.

En effet ! j’y ai même laissé une lettre...

LE CAPITAINE.

Je l’ai trouvée...

Lui montrant la lettre.

Connaissez-vous cette écriture ?

CLÉMENTINE, à part.

Comment sortir de là ?

LÉPIDOR, examinant la lettre.

Non !... ah ! si ! attendez !

Il met son arc dans la main d’Angèle qui le pose en riant dans un coin, puis tire un billet à ordre de sa poche et compare.

C’est bien la même écriture...

LE CAPITAINE.

Quoi ?

LÉPIDOR, lui montrant le billet.

Voyez !...

Lisant.

« Je paierai à M. Lépidor ou à son ordre la somme de 1500 francs, signé Angèle, Clémentine Durand ! »

LE CAPITAINE, examinant les deux papiers.

C’est vrai !

Lépidor passe à gauche.

ANGÈLE, à part.

De l’aplomb !...

LE CAPITAINE, à Angèle.

Vous vous appelez donc aussi Clémentine ?

CLÉMENTINE.

Oui... nous avions le même nom.

LE CAPITAINE.

Silence !

À Angèle.

À qui écriviez-vous : Je suis libre... Je t’attends ?

ANGÈLE.

À M. Edmond.

EDMOND.

À moi ?

CLÉMENTINE, bas à Edmond.

Taisez-vous donc !

ANGÈLE.

Je lui annonçais la mort de mon oncle Durand... qui s’était toujours opposé à notre mariage...

EDMOND.

Voilà !... il est mort ce brave Durand.

CLÉMENTINE.

Et Angèle se trouvant libre...

EDMOND.

S’empressait de m’en donner avis...

À part.

Nous roulons le capitaine !

LE CAPITAINE.

Et maintenant, rien ne s’oppose plus à votre mariage...

EDMOND.

Naturellement... puisque...

LE CAPITAINE, faisant passer Angèle près de Clémentine.

Alors vous allez vous marier...

ANGÈLE.

Comment ?

EDMOND.

Un instant... permets...

LE CAPITAINE.

Alors vous me faites poser...

CLÉMENTINE, bas à Edmond.

Épousez ! où vous êtes perdu !

EDMOND.

C’est-à-dire nous nous marierons plus tard... à Paris...

LE CAPITAINE.

Non !... tout de suite... à Olonzac !... Je veux voir la noce...

ANGÈLE.

Permettez, capitaine...

LE CAPITAINE.

Alors, vous me faites poser, cré mille millions !...

EDMOND, vivement.

Non ! ne te fâche pas !

À part.

Après tout la petite n’est pas mal...

ANGÈLE, bas à Clémentine.

Dis donc... il est ennuyeux, ton Edmond...

CLÉMENTINE, bas.

Comme fiancé, je ne dis pas... mais comme mari...

Elle fait passer Angèle près d’Edmond.

EDMOND, à Angèle.

Mademoiselle, j’ai cinq cent mille francs...

ANGÈLE.

Monsieur : Je ne dépends pas de moi, faites la demande au Capitaine...

EDMOND.

Capitaine... J’ai 500...

LE CAPITAINE.

Ça suffit !... La noce dans quinze jours !... nous boirons du champagne.

EDMOND.

Du champagne ?

Avec résolution.

Soit !

BRANCHU, avec admiration, à part.

Comme il vous bâcle ça ! Je l’aime, cet homme !

LE CAPITAINE, à Lépidor.

Mon cher, je me suis trompé... J’ai été trop vif... mais je suis à vos ordres...

LÉPIDOR.

C’est inutile, capitaine... Du moment que c’est une erreur... vos excuses me suffisent.

LE CAPITAINE.

Minute ! Je ne vous fais pas d’excuses...

LÉPIDOR.

Non, vos regrets !

Lui donnant la main.

Oublions le passé... Demain nous causerons de la statue.

LE CAPITAINE.

Quelle statue ?

LÉPIDOR.

Pour mettre sur la fontaine !... Les uns veulent Parny... les autres Shakespeare...

LE CAPITAINE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... des faiseurs de quolibets !... Je propose Kléber ?

LÉPIDOR.

Tiens ! c’est une idée !... Il est de l’Alsace, mais ça ne fait rien.

LE CAPITAINE, à part.

C’est égal... cette lettre... cette écriture... c’est louche...

Bas à Clémentine.

Tu me montreras ce soir ton livre de dépenses...

CLÉMENTINE, le prenant à part.

Mon ami... Il y a une chose que je n’ai jamais osé t’avouer...

LE CAPITAINE, bas.

Quoi ?

CLÉMENTINE, bas et honteuse.

J’ai oublié d’apprendre à écrire !...

LE CAPITAINE, transporté.

Comment !tu ne sais pas écrire ?...

L’embrassant.

Joue droite... gauche !... Tu es un ange !...

EDMOND, embrassant Angèle.

Joue droite... gauche !... tu es... vous êtes un ange !

ENSEMBLE.

Air : De M. Lindheim.

Désormais
Plus d’orage,
De nuage ;
Leurs souhaits
Sont aujourd’hui satisfaits.


[1] La substitution d’Angèle à Clémentine nécessite quelques observations. Angèle, et pour cette scène seulement, doit avoir un jupon de robe semblable à celui que Clémentine a porté pendant le troisième acte : elle se tient près de la porte, et au moment de la sortie de Clémentine, elle lance son jupon, de manière à ce qu’il se trouve pris. Pendant la scène XV, Clémentine passe par dessus sa robe, un peignoir, ou une robe de chambre dont la couleur doit trancher le plus possible avec la jupe d’Angèle.

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