L’Homme généreux (Olympe de GOUGES)

Drame en cinq actes.

Édité en 1786.

 

Personnages

 

LE COMTE DE SAINT-CLAIR

MARIANNE

LE JEUNE MONTALAIS, frère de Marianne, et secrétaire du Comte

LE VIEUX MONTALAIS, père de Marianne

MADAME DE VALMONT, jeune veuve, grande amie du Comte, et protectrice de Marianne

LA FONTAINE, vil agent du Marquis de Flaucourt

LA FLEUR, sergent recruteur

GERMEUIL, valet du Comte

LAURETTE, apprentie de Marianne

La Scène se passe à Paris, chez le Comte et chez Marianne.

 

PRÉFACE

 

Je prie mon lecteur de me pardonner, si j’ai encore la témérité de lui présenter une Préface de ma façon ; mais enfin le sort en est jeté. Il est dans ma destinée de faire des Comédies remplies de défauts et de mauvaises Préfaces qui nuisent aux médiocres succès qu’elles peuvent obtenir à la lecture. Les hommes en général ne sont-ils pas aveugles sur leur compte ? Les uns, trop prévenus en leur faveur, les autres en portant un jugement trop sévère sur leurs défauts et sans pouvoir s’abuser, ne cèdent-ils pas presque toujours au penchant qui les entraîne ? On m’observera sans doute que quand on se connaît si bien, il faut aussi savoir se corriger, et renoncer à l’art d’écrire, lorsqu’on n’est doué que d’une imagination naturelle, qui ne peut plaire aux prétendus connaisseurs, aux pédants et aux plagiaires. Je dirai à cette espèce d’hommes que tout est sorti du sein de l’ignorance, et que le seul génie de la nature a porté les arts et les talents au point où ils sont parvenus. Les monuments que nous ont laissé les Anciens, en sont une preuve incontestable. Est-il donc étonnant que les Modernes en étudiant ces premiers modèles, aient produit des ouvrages où le génie naturel est secondé par toutes les ressources de l’art ? Cela doit-il diminuer la reconnaissance et la vénération que nous devons à ces premiers Écrivains qui nous ont tracé par de sentiers raboteux la grande et vaste carrière que nous parcourons ? Partant du même point d’où ils sont partis, je m’arrête dans un de ces sentiers, où sans doute ma place est fixée ; et je me garderai bien de faire de nouvelles observations, de crainte d’être entraînée dans des réflexions philosophiques, d’où mes faibles moyens ne me permettraient pas de me tirer avec gloire. Ce serait donner une nouvelle matière à quelques-uns de nos pédants et puristes de me traiter avec une rigueur barbare, qui décourage les talents naissants, et qui fait trembler une femme. Il est cependant des sages, des hommes justes et éclairés faits pour connaître le mérite qu’il y a de produire même un faible ouvrage, et dont la censure modérée est plus propre à instruire qu’à effrayer. Voilà les hommes équitables dont le jugement ne se dément jamais ; ils m’en ont donné les preuves les plus sensibles[1]. C’est à eux que j’en appelle, à qui je demande une indulgence que je suis sûre d’obtenir, lorsqu’ils seront persuadés que j’ai reçu une éducation comme on l’aurait donnée du temps du grand Bayard ; et le hasard me place privée de lumières dans le siècle le plus éclairé. Je sais donc peu de choses ; je n’ai que quelques notions qui ne se sont pas confondues dans ma mémoire, et un grand usage de la scène, sans connaître nos Auteurs. M. de Belloy nous dit que Gaston était né Général, comme Homère était né Poète. Certainement je n’ai pas l’orgueil de me placer au rang de ces deux grands hommes ; mais, d’après la lecture de mes faibles productions, je laisse aux vrais connaisseurs à juger si en effet j’ai reçu de la nature le germe inné du talent dramatique, qui, développé et secondé par l’instruction, m’aurait pu faire distinguer dans cette carrière. Il m’est donc permis, d’après l’aveu que je fais, de tirer vanité de mon ignorance, et de défier même ceux qui voudront me critiquer, malgré la supériorité qu’ils pourraient avoir sur moi par leurs connaissances générales, dont souvent ils font un très mauvais usage.

Tous ceux qui connaissent mes faibles talents, me persuadent qu’un homme de lettres consommé dans l’art d’écrire tirerait un parti très avantageux de mes productions. Je ne demanderais pas mieux que de rencontrer cet homme qui ne dédaignerait pas de s’associer à mon travail ; mais cet homme, dis-je, il le faudrait de bonne foi ; il faudrait qu’il ne cherchât point à usurper mes sujets, et que satisfait de partager la gloire et le profit, il prît seulement la peine d’en épurer le style. Je crois, sans m’abuser sur mon compte, que le plus grand reproche que l’on peut me faire, est de ne savoir pas l’art d’écrire avec élégance qu’on exige aujourd’hui. Élevée dans un pays où l’on parle fort mal sa langue, et ne l’ayant jamais apprise par principes, il est étonnant que ma diction ne soit pas encore plus défectueuse. Si je croyais cependant qu’en adoptant la manière des autres, je pusse gâter le naturel qui m’inspire des sujets neufs, je renoncerais à ce qui pourrait m’être le plus indispensable. Peut-être me pardonnera-t-on, en faveur de la nouveauté, ces fautes de style, ces phrases plus sensibles qu’élégantes, et enfin tout ce qui respire la vérité.

On m’a reproché trop de précipitation dans ma pièce de Chérubin. Je représenterai modestement que tous ceux qui commencent sont toujours pressés et emportés par une ardeur qui ne peut se dompter qu’à force de travail. Je commence moi-même à éprouver ce ralentissement d’une imagination jadis trop prompte, et à devenir plus difficile sur le choix de mes sujets, et sur la manière de les traiter. Lorsque j’ai fait mention dans la Préface du mariage de Chérubin de mon extrême facilité, je n’ai prétendu qu’excuser les fautes qui accompagnent presque toujours un premier essai. Je ne promets pas même de me corriger parfaitement, et l’on n’exigera point sans doute de moi des chefs-d’œuvre.

La Pièce que je présente aujourd’hui au Public est sans doute plus réfléchie ; à la vérité j’y ai mis plus de 24 heures. J’aurai l’orgueil de dire encore que des connaisseurs parmi des gens de lettres m’ont vivement sollicitée de la présenter aux François, en lui pronostiquant un sort des plus heureux. Ô bonheur, ne seras-tu donc jamais fait pour moi, et irai-je encore détruire, en me livrant à un fol espoir, le calme et la paix dont je jouis avec la Comédie Françoise ! Elle voulut bien accueillir mon premier Ouvrage. Un second rompit les liens qu’elle avait contractés avec moi. Un paisible raccommodement a remis les choses dans leur premier état, et je craindrais trop la rechute d’une troisième lecture. Ce n’est point un refus que je redoute ; sans doute j’en éprouverai plus d’un ; mais ce sont les entraves, les désagréments, l’incertitude d’être reçue, l’attente cruelle d’être jouée, et la trop juste frayeur d’échoir à la représentation. L’on me dira que si tous les Auteurs en agissaient de même, il n’y aurait plus de nouveautés sur nos théâtres ; mais comme il y en a de plus patients et de plus courageux que moi, mes prétentions ne diminueront point les chûtes et les rares succès sur la scène dramatique, où nos bons Auteurs n’ont presque rien laissé à désirer, et où l’on maltraite quelquefois injustement ceux qui font de nouveaux efforts. Qu’on m’imprime... qu’on m’imprime donc !... Voilà du moins le plaisir qu’on ne m’ôtera pas. Et le Censeur, dira-t-on, et la critique des Journalistes, et le petit manège des Libraires... Tout cela est peu de chose, si un ouvrage de théâtre mérite quelques suffrages, à la lecture. Hé, comptez-vous pour rien nos théâtres de Provinces ? plusieurs de nos meilleures pièces n’y ont-elles pas d’abord été jouées ? C’est encore un espoir qui me reste, et si le bonheur voulait un jour me sourire, ne verrais-je pas prospérer mon homme généreux au Théâtre François ou au Théâtre Italien ?

En attendant de voir réaliser cet agréable songe, je dois indiquer aux directeurs qui feront jouer cette pièce les coupures nécessaires. Je crains que Madame de Valmont ne s’arrête trop longtemps sur une matière qui n’intéresse qu’elle, et qu’on trouvera peut-être nuisible à l’action. On pourrait aussi ôter ce que dit Laurette, ainsi que la Fontaine, et dépouiller l’Ouvrage de tout ce qui n’a pas rapport à l’intrigue de la pièce. Ce sont encore de nouvelles difficultés qu’on va m’objecter. Pourquoi, dira-t-on, insérer des motifs étrangers au sujet ?

Autre observation de ma part qui peut donner un plus vif intérêt à ce Drame. Je puis assurer que la plupart des caractères que j’ai tracés, existent dans la société actuelle, comme Madame de Valmont, le cruel la Fontaine, le Marquis de Flaucourt. Quant à la sage Marianne, au généreux Comte de S. Clair et au brave La Fleur, on les pourra peut-être supposer tirés de mon imagination ; car en effet il est bien rare de trouver dans la société des âmes si pures ; mais une mère pourra mener sa fille à cette Pièce, les jeunes gens pourront y recevoir des préceptes qui les rapprocheront de cet amour filial, qui est si rare aujourd’hui.

Les Mémoires et les Lettres que je fais imprimer en même temps, m’ont donné l’idée de ce Drame. Ces Mémoires, dis-je, prouvent les malheurs de Madame de Valmont, l’injustice et la cruauté d’une famille riche et distinguée, à qui elle est liée par le sang, et qui n’a jamais rien fait pour elle. Voilà le moyen de la rendre intéressante dans ma Pièce, et c’est à juste titre que je lui fais dire ce qui est relatif à elle-même ; sans doute elle ne touchera pas moins les personnes peu instruites de ces faits, et encore plus celles qui connaissent ses malheurs et son sort. Voilà ce dont je devais prévenir les lecteurs.

Pour Mons La Fleur qu’on me permettre de lui donner une petite place dans cette Préface, persuadée que le Public en général applaudira à l’enthousiasme que m’inspire un de nos plus célèbres Acteurs à qui je dois la création de ce caractère. Tous ceux qui ont lu mon Ouvrage, en ont été surpris, et n’ont pu concevoir qu’il se fût présenté à l’imagination d’une femme. Je conviens que je n’en aurais pas eu l’idée, si je ne l’avais dessiné d’après l’Acteur étonnant qui m’en a fourni le modèle.

C’est au moment de perdre cet homme unique, qui ne nous laisse aucun espoir d’être remplacé, que je voudrais que le Public, qui admire tous les jours ses talents, se réunît pour le retenir, malgré lui, encore quelques années sur la Scène. Cette perte irréparable va augmenter les regrets des connaisseurs, en diminuant le nombre de quelques talents précieux qui nous restent. Je ne connais ce grand Comédien que par l’impression qu’il m’a faite dans les différents rôles que je lui ai vu remplir avec tant de succès. Mon suffrage est donc désintéressé, n’ayant pas même l’espoir de le voir dans une de mes Pièces. Pourrait-on le méconnaître au portrait que j’en fais ? Mais pour ma propre satisfaction, je me plais à retracer se produit et semble se multiplier tous les jours. Voyez-le lorsqu’il s’agit de peindre les effets de l’ivresse, genre bien commun ; mais bien difficile à rendre de sang-froid. Cet Acteur ne varie-t-il pas ce même genre, en conservant la tenue des caractères, et en répondant parfaitement à l’intention de l’Auteur ? par exemple, dans le Mercure Galant, dans le Roi de Cocagne et dans les vacances, n’offre-t-il pas des nuances et des couleurs différentes ? Pourra-t-on jamais oublier ce qu’il était dans le Bourgeois Gentilhomme, dans Turcaret, dans Figaro et dans le Legs ? Dans chaque rôle ce n’est plus le même homme. Observez-le ensuite dans la grande livrée, que d’esprit, de finesse et de vérité !

Brusque et sensible dans le Bourru bienfaisant, bon serviteur dans le Philosophe sans le savoir, et unique Michau dans la partie de Chasse d’Henri IV. Je ne puis voir cet homme sans un nouvel intérêt ; et lorsque je me représente que dans peu de mois nous en serons privés, l’admiration qui me transporte pour le vrai talent me fait verser des larmes sur sa retraite qu’on devrait encore éloigner.

Ah ! si je pouvais espérer que pour égayer ses moments, il voulût s’occuper du vertueux La Fleur, en jouant cette Pièce avec ses amis, avec quel transport j’irais dans sa solitude pour jouir doublement du doux plaisir de le voir dans un genre où son talent naturel, aidé par la magie de l’art, l’a rendu inimitable.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un cabinet richement décoré, orné de portraits et d’estampes.

 

 

Scène première

 

LE COMTE, seul, en robe de chambre galante, occupé à écrire

 

Le Marquis de Flaucourt est parti pour sa terre, sans me donner aucune satisfaction sur le compte de sa sœur... que pourrais-je lui dire ? je brûle cependant de la voir. C’est chez elle que j’ai vu cette aimable personne... Ah, Marianne, votre image me suit partout ! Quel est donc le pouvoir invincible de la beauté ? Je bravais depuis longtemps ce sexe frivole ; j’avais fait vœu de ne pas me laisser subjuguer par ses charmes. Faut-il qu’une seule entrevue me fasse oublier ainsi toutes mes résolutions ? Ah ! que la raison reprenne son empire, cherchons le bonheur dans les charmes de l’amitié ; occupons-nous du soin de rendre heureux tout ce qui nous environne... bannissons le souvenir de l’adorable Marianne : mais puis-je effacer de mon esprit ses grâces touchantes, ses traits enchanteurs, son maintien noble et simple ? Non, jamais je n’ai vu d’objet plus digne de plaire ; tout ce que l’on voit d’admirable et d’intéressant se trouve réuni dans elle... Je crains que Madame de Valmont, cette jeune veuve, ne se soit aperçue de mon trouble. Vertueuse autant qu’aimable, instruite par le malheur dans le cours de sa première jeunesse, elle n’en est que plus sensible au sort des infortunés : devenue philosophe pour elle-même, et sans cesse occupée à soulager les maux d’autrui, elle a renoncé au tourbillon du monde, pour se livrer aux charmes de la littérature ; et badinant avec grâce sur les erreurs de l’âge, elle se croit assez vieille, dit-elle, pour devenir Auteur ; elle protège Marianne, qui sans doute a mérité son estime. Cette jeune personne semble annoncer, par la simplicité de ses vêtements, qu’elle est dans l’indigence : si je pouvais adoucir son sort... ! Mais je crains que mes intentions ne paraissent suspectes, je n’ose pas même faire des questions à Madame de Valmont... N’importe, dussé-je lui avouer l’impression que Marianne a produit sur moi, je veux connaître son état... Je lui demande un rendez-vous par cette lettre ; faisons-la lui remettre dans le moment... Germeuil, holà... il n’arrive pas... ce maraud se fait toujours attendre... Germeuil ! Germeuil !

 

 

Scène II

 

LE COMTE, GERMEUIL

 

GERMEUIL, accourant.

Monsieur, me voilà à vos ordres, M. le Marquis de Flaucourt vient de partir.

LE COMTE.

Je l’ai vu de mon cabinet monter en voiture ; sans doute ce n’est pas pour longtemps : mais je suis bien surpris qu’habitant la même maison, il soit parti sans me rien dire. Germeuil, vas porter cette lettre à Madame de Valmont, et dis-lui que j’attends sa réponse.

GERMEUIL.

J’y cours.

LE COMTE.

Avant de sortir, dis à mon Secrétaire que je veux lui parler.

GERMEUIL.

Votre Secrétaire, Monsieur ! Ah, ma foi, il est déjà bien loin. Il sait que vous ne vous levez pas matin, et il est sans doute allé à ses petites affaires.

LE COMTE.

Jusqu’à présent je n’ai pas à me plaindre de son zèle, de son assiduité : mais ce qui m’étonne de sa part, c’est de le voir mal vêtu, malgré tous les avantages qu’il a chez moi. La Fontaine son protecteur, celui qui me l’a procuré, m’a assuré que c’était un orphelin, même sans connaissances ; je n’ai pas fait d’autres informations ; son air de candeur et d’honnêteté a toujours assez parlé en sa faveur pour m’inspirer la plus grande confiance en lui.

GERMEUIL.

Je n’ai rien à vous dire de ce jeune homme, je le crois, comme vous, un honnête garçon : mais, Monsieur, permettez-moi de vous observer... Comment avez-vous pu vous en rapporter à la bonne foi de celui qui vous l’a donné ? je le connais, c’est bien le plus grand fourbe... !

LE COMTE.

Je ne le connaissais pas alors sous ce point de vue, et n’ayant rien remarqué dans le jeune Montalais qui pût m’inspirer de la défiance, je n’ai dû former sur lui aucun soupçon désavantageux.

GERMEUIL.

Le Marquis de Flaucourt, frère de Madame de Valmont, suit en tout les conseils du perfide la Fontaine, en dépit de toute sa famille. Cet aventurier se dit descendant d’un Grand d’Espagne, tandis que des gens bien instruits savent qu’il est le fruit d’un commerce illégitime entre des personnes de basse extraction. Ne voilà-t-il pas, Monsieur, une belle origine, pour se dire l’ami du Marquis de Flaucourt ! Je ne critiquerais pas cependant sa naissance, parce que ce n’est pas à moi, simple valet, à dénigrer la généalogie de mes égaux : mais je ne mets point de ce nombre un scélérat de cette espèce ; et dans le plus bas étage, l’homme peut se distinguer par ses sentiments.

LE COMTE.

Je suis de ton avis, Germeuil. Un serviteur qui pense comme toi, et raisonne avec autant de justesse, est toujours sûr d’être estimé de son maître : mais dis-moi, que penses-tu de mon Secrétaire ?

GERMEUIL.

Ma foi, Monsieur, à vous parler franchement, malgré la bonne idée que j’ai de ce jeune homme, je crains qu’il ne s’entende avec ce dangereux la Fontaine.

LE COMTE.

Je veux les examiner de plus près, et je te charge même d’épier leur conduite. Ne perds pas de temps, vas porter cette lettre, et à ton retour, je t’expliquerai mes intentions.

GERMEUIL.

Je pars.

Il sort.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, seul

 

Le Marquis de Flaucourt avait ses raisons pour me cacher ce voyage ; il sent bien que je n’approuverai pas la conduite qu’il tient avec sa sœur : mais voici la Fontaine ; feignons et tâchons de lire dans cette âme ténébreuse.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, LA FONTAINE

 

LA FONTAINE.

Voici, M. le Comte, une lettre que le Marquis m’a chargé de vous remettre à son départ.

LE COMTE, prenant la lettre, et le regardant avec mépris, en la décachetant.

Sans doute vous savez ce qu’elle contient, M. de la Fontaine ?

LA FONTAINE.

Je ne suis pas le Secrétaire du Marquis de Flaucourt, je suis son ami.

LE COMTE.

On ne cache rien à un ami aussi fidele : mais à propos de Secrétaire, j’en tiens un de vous en qui j’ai la plus grande confiance.

LA FONTAINE, à part.

Ce n’est pas là ce que je veux.

LE COMTE.

Je vous avoue que j’en fais le plus grand cas ; je vais vous communiquer un plan qu’il a conçu, bien fait pour intéresser l’humanité.

À part.

Il faut que j’amène de loin ce que je veux savoir de lui.

Il entre dans une bibliothèque.

 

 

Scène V

 

LA FONTAINE, seul

 

En plaçant Montalais chez le Comte de Saint-Clair mon seul but fut de l’éloigner de la maison de son père, parce qu’il était un obstacle aux vues que j’ai sur sa sœur... Je le donnai pour un orphelin ; mes intérêts et les siens, quoique différents, exigent que nous entretenions le Comte dans cette erreur : mais, si la fortune venait à le favoriser, il la répandrait sur sa famille ; alors je verrais tous mes projets détruits, et le fruit de mes travaux serait perdu pour moi... Non, je le forcerais plutôt à renoncer aux bienfaits du Comte, si Marianne ne répondait pas à mon attente. Le Marquis de Flaucourt en est fort épris ; si elle se conduit bien avec moi, je pourrais en faire une Marquise... Ce jeune étourdi n’écoute que sa fougue, et suit aveuglement l’impulsion que je lui donne... C’est par mes conseils qu’il est parti pour sa terre, où il restera quelques jours ; je suis maître chez lui, je profiterai de son absence et de son or, et à son retour il trouvera les choses assez bien disposées. Il ne me reste plus qu’à imaginer un expédient pour me procurer un rendez-vous avec Marianne.

Réfléchissant.

Dans l’appartement même du Marquis. Oui, ses yeux innocents seront éblouis par l’éclat du luxe ; ses parents ne feront aucune difficulté pour la laisser venir avec moi, j’ai gagné leur confiance... Que m’importe le projet du Comte ?

Il va pour sortir.

 

 

Scène VI

 

LA FONTAINE, LE JEUNE MONTALAIS

 

LE JEUNE MONTALAIS.

Monsieur !... ô mon protecteur ! je suis perdu, si vous m’abandonnez !

LA FONTAINE.

Qu’avez-vous donc, mon cher Montalais ? vous paraissez bien agité.

LE JEUNE MONTALAIS.

Hélas ! vous me voyez tout troublé ; je suis au désespoir. Vous connaissez les malheurs de ma famille ; je me trouvais trop heureux dans la place où je suis ; mes honoraires suffisaient pour adoucir le sort auquel les auteurs de mes jours étaient réduits depuis longtemps ; vous savez que ma pauvre sœur contribue avec moi, par le travail de ses mains, à les mettre à l’abri des horreurs de l’indigence : mon malheureux père s’était dépouillé de tout son bien en faveur de ses créanciers : mais, hélas ! le plus impitoyable de tous n’a jamais voulu consentir à aucun arrangement ; il a la barbarie, au bout de dix ans, de menacer ce respectable vieillard d’une horrible prison.

LA FONTAINE, à part.

Bon ! ceci servira bien mes projets.

Haut.

Et comment nommez-vous ce créancier ?

LE JEUNE MONTALAIS.

Son nom est Durand Banquier.

LA FONTAINE.

C’en est assez.

LE JEUNE MONTALAIS.

Hélas ! j’étais tenté d’aller me jeter aux genoux de M. le Comte de Saint-Clair, et de lui avouer mes malheurs.

LA FONTAINE, avec hypocrisie

Jeune homme, gardez-vous en bien ; vous vous perdriez dans l’esprit du Comte. C’est un homme qui, sous une apparence de bonté, cache une âme dure. Songez que je vous ai fait entrer chez lui comme orphelin ; s’il découvrait aujourd’hui que vous avez une famille, vous lui deviendriez suspect, et je serais compromis... Le voici ; observez-vous.

 

 

Scène VII

 

LA FONTAINE, LE JEUNE MONTALAIS, LE COMTE

 

LE COMTE, dans le fond du théâtre tenant un papier.

Les voilà tous les deux. Fort bien !

S’avançant et parlant au jeune Montalais.

Je viens de faire part à Monsieur de votre projet ; je le trouve assez bien conçu, et vous annoncez dans votre travail autant d’esprit que de vertu ; l’humanité s’y montre dans tout son jour. Si le Gouvernement et le Public ne peuvent adopter votre plan, du moins ils applaudiront au zèle patriotique qui vous anime.

LE JEUNE MONTALAIS, soupirant.

Hélas ! un plus vif intérêt m’animait quand je l’ai conçu ; il n’y a qu’un homme infortuné qui puisse peindre les dangers auxquels la misère expose.

LE COMTE, posant le papier sur un secrétaire.

Vos parents ont du éprouver bien des revers pour vous avoir laissé si jeune dans l’embarras. Vous paraissez bien élevé, et pour être né de gens pauvres, votre éducation n’a pas été négligée.

LA FONTAINE.

Je vous ai dit, M. le Comte, que c’était un orphelin, et que des personnes compatissantes avaient pris soin de son enfance.

LE COMTE.

Heureux ceux qui ont si bien placé leurs bienfaits !... Mais c’est à lui que je parle. Répondez-moi, Montalais ; je vous ai pris chez moi avec la plus grande confiance ; depuis deux mois que vous y êtes, je ne vous ai fait aucune question : mais lorsque j’ai pourvu à vos besoins, pourquoi paraissez-vous dans ce même état d’indigence ? vous me forcez à soupçonner votre conduite... vous vous troublez, avouez-moi tout, et votre juge sera votre ami.

LE JEUNE MONTALAIS.

Ah ! M. le Comte, je serais indigne de vos bontés, si ma conduite était irrégulière. Vivre heureux auprès de vous sans connaître la vertu, ce serait pour moi un effort impossible.

LE COMTE, à part.

Je ne puis m’en défendre ; sa candeur est naturelle.

LE JEUNE MONTALAIS.

Mon bonheur serait parfait, s’il n’était empoisonné par l’image de l’infortune de ceux qui me touchent de près.

LE COMTE, surpris.

Vous m’avez dit que vous étiez sans parents !

LA FONTAINE, avec ruse.

Il veut parler de ses amis. Quelqu’un d’eux sans doute dans ce moment est malheureux. Il a l’âme sensible, et ne pouvant porter remède à leurs maux...

LE JEUNE MONTALAIS, l’interrompant.

Hélas ! vous dites ce que j’éprouve ; ce sont les peines des autres qui font le malheur de ma vie.

En pleurant.

J’en ai l’âme déchirée.

LE COMTE.

Il est beau d’avoir le cœur sensible : mais lorsqu’on ne peut soulager les maux d’autrui, il faut savoir mettre des bornes à sa sensibilité. Si c’était pour un père ou pour une mère, je ne pourrais blâmer votre affliction.

LE JEUNE MONTALAIS, attendri.

Ah, Monsieur, si vous saviez...

LA FONTAINE, l’interrompant et bas.

Que faites-vous, vous allez vous perdre ?

LE JEUNE MONTALAIS, à part, en regardant la Fontaine.

Quelle contrainte affreuse !

Haut au Comte.

Ô le meilleur des hommes ! Monsieur, mon protecteur ; que ne puis-je vous révéler tous mes chagrins ? Je me retire, et vous laisse avec mon premier bienfaiteur ; il connaît ma position, et mieux que moi il pourra vous instruire de ce qui m’afflige.

Il sort, le Comte le regarde en aller.

 

 

Scène VIII

 

LA FONTAINE, LE COMTE

 

LA FONTAINE, à part.

Il va sans doute me questionner au sujet de Montalais : supposons-lui des torts qui le perdent dans l’esprit du Comte.

LE COMTE.

Il faut, Monsieur, vous expliquer plus clairement que vous ne l’avez fait jusqu’à présent. Je tiens de vous mon Secrétaire, et à vous parler sans feinte, j’ai de la confiance en lui ; elle serait plus étendue encore, si vous n’en arrêtiez le cours ; en un mot, je vous suspecte en tout.

LA FONTAINE.

Je suis étonné, M. le Comte, que vous teniez un tel langage, vous qui m’avez toujours honoré de votre estime.

LE COMTE.

Je l’avoue, vous m’en aviez inspiré : mais tout ce qui se répand sur votre compte, me donne la plus grande défiance de votre caractère. On dit que vous avez perdu Madame de Valmont dans l’esprit de son frère ; que dans la famille du Marquis de Flaucourt vous avez noirci cette jeune veuve.

LA FONTAINE, avec audace.

C’est Madame de Valmont qui m’impute toutes ces noirceurs. Si sa conduite eut été plus régulière, elle n’aurait pas donné prise sur sa réputation.

LE COMTE.

Cette odieuse justification est digne de vous ; mais celui qui ne se plaît qu’au mal, est incapable de rendre justice à qui elle est due.

LA FONTAINE, méchamment.

Eh, quel tort lui fais-je ! quels sont ses droits ? Vous les connaissez, M. le Comte ; ils sont bien peu de chose.

LE COMTE, avec émotion.

C’est ce que vous dites qui a peu de valeur. Quels sont ses droits ! en est-il de plus forts que ceux de la nature ? Mais un méchant ne la sentit jamais.

LA FONTAINE.

M. le Comte ?

LE COMTE.

M. la Fontaine ?

LA FONTAINE.

Je suis descendant d’un Grand d’Espagne.

LE COMTE.

Pour descendre d’un Grand d’Espagne, vous avez l’âme bien petite.

LA FONTAINE, à part.

Payons d’effronterie.

Haut.

M. le Marquis de Flaucourt me connaît sous un autre aspect.

LE COMTE.

Il vous connaîtra mieux par la suite, et si son âme n’est pas tout-à-fait corrompue par vos odieux principes, il faudra vous rendre un jour la justice que vous méritez : mais finissons cette altercation, et répondez-moi bref sur le compte de Montalais ; vous connaissez le sujet de sa douleur. Quel est-il ?

LA FONTAINE, à part.

Prévenons l’indiscrétion du jeune homme, et qu’elle tourne à son désavantage.

Haut avec hypocrisie.

Eh bien, Monsieur, il est temps que je me fasse connaître. Vous ne m’avez jugé que sur de faux rapports ; je saurai vous forcer à mieux m’apprécier. Un excès d’humanité m’a fait garder le silence ; mais je suis compromis, il est inutile de vous cacher plus longtemps la conduite désordonnée de votre Secrétaire. Ce jeune Montalais, que j’avais cru si vertueux moi-même, n’est qu’un libertin, qui a fait connaissance avec des gens suspects dont il entretient la fille.

À part.

Il faut tout hasarder pour seconder mes projets, et pour me mettre à couvert.

LE COMTE.

Que me dites-vous là ?

Avec bonhommie.

Mais vous me faites plaisir de ne rien taire ; je veux ramener, si je puis, ce jeune homme à son devoir.

LA FONTAINE surpris et à part.

Poursuivons et portons le dernier coup.

Haut.

Il est incapable de changer ; vous voyez comme il est mis ; tous les bienfaits qu’il reçoit de vous, il les porte sans réserve à cette fille.

LE COMTE.

C’est donc une fille de mauvaise vie ?

LA FONTAINE.

Ce ne peut être autre chose.

LE COMTE.

Son nom ?

LA FONTAINE.

J’ai entendu dire qu’il la nommait Marianne.

LE COMTE, à part.

Marianne !

LA FONTAINE.

Il la fait passer pour sa sœur ; son projet était même de vous dire qu’il avait fait un mystère de sa famille ; il voulait aussi m’engager à seconder ses vues, pour vous rendre la dupe de son hypocrisie. Vous avez de l’esprit, M. le Comte ; réfléchissez sur ce qu’il vous causera en embarras, et vous jugerez, Monsieur, si vous avez lieu de me suspecter.

LE COMTE rêvant et distrait.

Marianne, dites-vous ?

LA FONTAINE surpris.

Est-ce que vous connaîtriez cette fille ?

LE COMTE.

Sans doute, je connais une personne qui porte ce même nom, et tout annonce sa vertu et sa candeur ; je l’assurerais aussi sage que belle. Cette Marianne n’est surement pas celle dont vous me parlez.

LA FONTAINE, à part.

Qu’ai-je dit ? Si c’était la sœur de Montalais... feignons et tâchons de le savoir.

Haut.

Où l’avez-vous connue, M. le Comte ? Je vous dirai bientôt...

LE COMTE.

C’est mon secret, et si c’est la même...

LA FONTAINE empressé.

Eh bien ?

LE COMTE avec tendre.

Eh bien, je ferais le bonheur de Marianne et de Montalais.

LA FONTAINE.

Et vous pourriez songer à les unir ?

À part.

Je ne crains pas celui-là : mais je tremble que tout ne se découvre.

Haut.

Voulez-vous, M. le Comte, me charger d’examiner leur conduite, et je vous promets, avant la fin du jour, de vous instruire assez pour vous faire connaître si vous devez vous intéresser à eux.

LE COMTE.

Vous m’obligerez en m’apprenant s’ils sont dignes de mes bienfaits. Je veux voir cette fille et ses parents ; la misère quelquefois donne de fausses apparences.

LA FONTAINE avec hypocrisie.

Ah, Monsieur, ce que vous dites n’est que trop vrai.

LE COMTE.

Vous croiriez véritablement à la vertu ? votre air de compassion m’en imposerait, si je vous connaissais moins.

LA FONTAINE avec hypocrisie.

M. le Comte, j’ose me flatter que vous me connaîtrez mieux à l’avenir. Celui qui ne craint rien laisse au temps le soin de justifier sa conduite.

LE COMTE.

Allez, je verrai si en effet on s’est mépris à votre égard ; je serai le premier à revenir d’une injuste prévention ; faites-moi un récit fidele de la position de ces gens-là.

LA FONTAINE.

Surtout, M. le Comte, que le jeune homme ignore notre projet ; car ce serait lui rendre un fort mauvais service, et si nous découvrons qu’il est dans l’erreur, nous tâcherons de l’en tirer, sans qu’il se doute de rien.

LE COMTE.

C’est agir prudemment, et j’approuve cette conduite.

LA FONTAINE, à part.

Les choses tournent au gré de mes désirs.

Haut.

Je vais, de ce pas, mettre tout en usage.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, seul

 

Madame de Valmont n’aurait-elle pas conçu de lui une trop mauvaise opinion ? Une femme sensible n’approfondit pas toujours les choses, et s’en rapporte quelquefois trop facilement aux premières impressions qu’on lui donne... Germeuil ne revient point... qui peut le retenir ? Lisons encore le plan de Montalais.

Il s’assied, et parcourt l’écrit.

Cet article est bien conçu... lisons encore... voilà qui me paraît bien vu.

 

 

Scène X

 

LE COMTE, MADAME DE VALMONT

 

MADAME DE VALMONT, dans le fond du théâtre, en riant.

Enfin le voilà, j’ai parcouru assez d’appartements pour le trouver.

LE COMTE, surpris.

Comment, c’est vous, Madame de Valmont !

MADAME DE VALMONT.

Oui, Monsieur le Comte ; c’est moi-même.

LE COMTE.

Aucun de mes gens n’a pu vous éviter la peine de venir me chercher dans le fond de mon cabinet ?... vous me trouvez en robe de chambre...

MADAME DE VALMONT.

Eh, oui, j’ai voulu vous surprendre ; vos domestiques voulaient bien m’empêcher d’entrer ; mais je suis comme les gens du Roi, j’entre partout.

LE COMTE.

On vous voit avec plus de plaisir que ces Messieurs ; mais je ne vous pardonne pas de venir me donner chez moi le rendez-vous que je vous demandais.

À part.

Parlons-lui d’abord de son frère, pour l’entretenir ensuite sur le compte de Marianne.

MADAME DE VALMONT.

Je suis sortie de bonne-heure ce matin ; mais dites-moi de qui il s’agit ; je viens d’apprendre que mon frère est parti pour sa terre.

LE COMTE, à part.

Il m’en a fait un mystère, et après son départ, j’ai reçu de lui un billet, dont les expressions sont aussi froides que vagues.

Haut.

Mais croyez-vous, Madame, que ce la Fontaine soit un homme aussi abominable qu’on vous l’a peint ?

MADAME DE VALMONT.

Ah ! je suis bien sure qu’il est encore plus odieux que tout ce qu’on en peut dire. Mon frère est un ingrat, et je ne puis, malgré ses torts à mon égard, m’empêcher de l’aimer. Je vois avec douleur, ou plutôt je l’apprends, qu’il se conduit de la manière la plus indécente avec sa famille, et notamment avec sa mère, qu’il a cependant le plus fort intérêt à ménager, sa plus grande fortune venant de son côté. Cette âme dévote pourrait fort bien se croire obligée en conscience de déshériter un fils qui semble prendre plaisir à se jouer de ses sages remontrances. Il n’y aurait qu’un seul moyen pour ramener mon frère à lui-même ; ce serait de lui trouver une compagne aimable qui sut le fixer, une digne épouse qui le forçât à renoncer à son vil agent.

LE COMTE.

Je suis de votre avis.

MADAME DE VALMONT.

J’aime mon frère, quoiqu’un sort cruel, comme vous le savez, empoisonne en moi le charme de l’amour fraternel. Victime du préjugé, mon père m’oublia au berceau, et le temps acheva d’affaiblir sa tendresse paternelle. Mon frère possède sa fortune, son nom ; il ne me reste de ce grand homme, qui nous donna l’être à tous les deux, que l’élévation de son âme et quelques étincelles de son génie.

LE COMTE.

Vous êtes sa vivante image, vous avez son esprit, la noblesse de ses sentiments ; mais il a terni sa gloire, en couvrant ses yeux du voile de l’erreur.

MADAME DE VALMONT.

C’est le voile du fanatisme. Son épouse a tout fait. Il oublia qu’il avait été sensible, et qu’il avait entraîné dans l’erreur ma malheureuse mère ; il est mort sans se rappeler qu’il laissait au monde une fille qui le chérissait avec idolâtrie.

LE COMTE.

Votre frère doit réparer tous ses torts envers vous.

MADAME DE VALMONT.

Il parut avoir les sentiments d’un bon frère, avant qu’il fut son maître. Je reçus de lui la première et triste nouvelle de la perte de l’auteur de nos jours. « Ma sœur, m’écrivait-il, la mort vient de nous enlever notre père ; mais je lui survis pour réparer les torts qu’il eut trop longtemps à votre égard ; vous connaissez mes sentiments envers vous, ils ne changeront jamais ». Mais quelle fut ma surprise, quand j’appris qu’il était depuis quelque temps à Paris, et qu’il évitait ma présence, d’après les conseils de ce monstre odieux ! Vous voulez que je doute encore de ses trames insidieuses ; je prétends le démasquer ; c’est un fourbe trop dangereux pour la société. Il semblait que Molière par son Tartuffe eut étouffé le gerle de ces êtres pernicieux que l’on voit encore naître parmi nous. Sans doute un si horrible caractère ne sortit pas de son génie créateur, il le trouva dans le monde ; et, si j’ose imiter ce grand homme, c’est que, comme lui, j’ai le même caractère à peindre.

LE COMTE.

Votre intention est admirable. Ce qui pourrait faire contraste avec cet homme horrible, c’est cette aimable fille que j’ai vue l’autre jour chez vous ; vous la nommez Marianne. Qui est-elle ? elle est bien intéressante.

MADAME DE VALMONT, gaiement.

Comment donc, ma chère Marianne a fixé votre attention ? Ah ! je n’en suis pas surprise, elle est si jolie, si douce, si sage !

LE COMTE.

Que de vertus réunies !

MADAME DE VALMONT.

Oui sans doute, et ma Marianne en possède encore d’autres plus estimables. Elle vit au sein de l’indigence, et consacre le fruit de ses travaux à la subsistance de son père et de sa mère.

LE COMTE.

Voilà bien des rapports avec cette Marianne dont me parle la Fontaine.

MADAME DE VALMONT.

Que dites-vous ? Serait-il possible qu’une fille aussi vertueuse connut cet homme vicieux ? Expliquez-vous de grâce. Que vous en a-t-il dit ? Je crains bien que mon frère ne soit pour quelque chose dans tout ceci.

LE COMTE.

Peut-être n’est-ce pas la même personne ; car il m’a assuré que c’était une fille suspecte, et dont mon Secrétaire est fortement épris ; tout me porte à le croire : car ce jeune homme manque de tout, quand je le comble de bienfaits.

MADAME DE VALMONT.

Ah ! je respire ; je ne reconnais pas là Marianne.

LE COMTE.

J’en suis persuadé : mais croyez-vous qu’une fille jeune, belle et pauvre ?...

MADAME DE VALMONT.

Oui, Monsieur, je vous entends. Eh ! voilà comme notre pauvre sexe est exposé. Les hommes ont tous les avantages ; on en a vu qui sortis de la plus basse origine, sont parvenus à la plus grande fortune, et quelquefois aux dignités : et les femmes, sans industrie, c’est-à-dire, si elles sont vertueuses, restent dans la misère. On nous a exclues de tout pouvoir, de tout savoir ; on ne s’est pas encore avisé de nous ôter celui d’écrire ; cela est fort heureux.

LE COMTE.

Non, et je ne crois pas que jamais on y pense.

MADAME DE VALMONT.

Que sait-on ? Nous devenons conséquentes dans ce siècle frivole, et la cabale de ce genre est formidable. Le petit nombre pourrait bien succomber.

LE COMTE.

De tous les temps, les femmes ont écrit, et nous en avons qui se sont immortalisées par les grâces du style et les charmes du sentiment qu’elles répandaient dans leurs Ouvrages.

MADAME DE VALMONT.

Mon cher Comte, vos mœurs et vos principes tiennent encore au bon temps passé ; je n’en vois guères comme vous qui conservent ce véritable caractère Français. Aujourd’hui cette noble occupation est tournée en ridicule, et l’on va même jusqu’à nous refuser le mérite de créer nos faibles productions : mais il se fait tard, des affaires pressantes m’obligent à vous quitter.

LE COMTE.

Permettez-moi, Madame, auparavant, de vous demander quelques détails sur le sort de cette fille vertueuse.

À part.

Si je pouvais charger Madame de Valmont d’une somme...

MADAME DE VALMONT.

Elle est retirée dans un faubourg avec son père et sa mère ; une petite ouvrière va chercher et rapporte son ouvrage. Cette aimable fille est sans cesse occupée à des travaux mercenaires ; sa conversation est bien la pure image de la candeur, de la sagesse et de la piété filiale, et je vous avoue que sa rare vertu m’édifie autant qu’elle m’enchante. Cette fille respectable semble vouloir se dérober aux avantages qu’elle trouverait dans le monde ; voilà tout ce que je sais de cet aimable enfant... Mais vous m’y faites penser ; je lui ai promis de l’aller voir ; comme j’ai affaire dans ce quartier là, j’y vais de ce pas.

LE COMTE, se regardant.

Si j’étais en état de vous donner la main, je vous accompagnerais.

MADAME DE VALMONT.

Mais je le croirais sans peine ; je suis loin cependant de soupçonner votre façon de penser.

LE COMTE.

Je ne m’en défends pas. Cette adorable fille m’occupe sans cesse, et le tableau touchant que vous en faites achève de m’intéresser à son sort : non que j’éprouve des désirs qui puissent alarmer sa vertu ; vous ne m’en croyez pas capable : mais si, sans être connu, je puis adoucir son infortune, c’est vous que je chargerai de mes bienfaits ; ce sont là mes vues, et je n’en ai pas d’autres.

MADAME DE VALMONT.

Ah, j’en suis bien persuadée. Je vous reconnais à ces nobles procédés. Que nos gens de bien sont loin de cette générosité ! Encourager la vertu, c’est le soin le plus digne d’un honnête homme. Adieu, je vais m’acquitter du respectable devoir que vous m’imposez.

Le Comte donne la main à Madame de Valmont, qui va pour sortir ; ils s’arrêtent en voyant entrer Germeuil.

 

 

Scène XI

 

LE COMTE, MADAME DE VALMONT, GERMEUIL

 

GERMEUIL, à Madame de Valmont.

Madame, j’avais beau vous attendre, mais vos gens sont si polis...

Ici Germeuil donne à entendre qu’il s’est amusé à boire.

Qu’on ne trouve pas le temps long.

MADAME DE VALMONT.

Je sais bon gré à mes Gens, Germeuil, de vous avoir bien traité.

GERMEUIL.

Je vous en répons ; et c’est, Madame, avec plaisir que votre serviteur vous en fait ses remerciements.

MADAME DE VALMONT, allant pour sortir.

Il est plaisant votre Germeuil, M. le Comte.

LE COMTE.

Oui, il ferait un assez bon Valet de Comédie de Province.

GERMEUIL.

Et de Paris aussi, je m’en vante.

Madame de Valmont sort avec le Comte en riant.

 

 

Scène XII

 

GERMEUIL, seul

 

Ils se moquent de moi : Qu’importe ? Faisons-les rire, et servons toujours fidèlement mon Maître. Il faut convenir que la Femme de Chambre de Madame de Valmont est bien gentille : et, si ce n’eut été mon devoir, j’aurais encore attendu sa Maîtresse. Si nous pouvions nous arranger par un bon mariage... Un bon mariage ! Y en a-t-il ? Depuis que les Maîtres font divorce, les Valets les imitent. Voilà ce que c’est que le mauvais exemple.

 

 

Scène XIII

 

GERMEUIL, LE COMTE

 

LE COMTE.

Que l’on prépare tout pour ma toilette ; il faut que je sorte tout de suite.

GERMEUIL.

Tout est prêt.

LE COMTE.

Je te suis.

Germeuil sort.

 

 

Scène XIV

 

LE COMTE, seul

 

Enfin je respire. J’ai trouvé le moyen de secourir cette jeune personne. Je n’ai pas à rougir de mes sentiments ; ce n’est point l’amour qui me fait obéir à ses aveugles transports ; c’est la vertu qui me guide et m’éclaire ; c’est le plaisir de faire des heureux qui m’anime. Si Montalais me trompe, il est perdu dans mon esprit. Je ne saurais cependant rendre mon estime à son délateur, et pour jamais je fermerai ma porte à ces deux mauvais sujets. Si ce n’est pas cette Marianne, que m’importe l’autre ?

Il réfléchit.

Quel abus ! Je m’aveugle sur mon propre compte. Je suis amoureux et je veux être généreux. L’homme ne se connaîtra donc jamais lui-même : Toujours, malgré ses actions. Que n’ai-je connu l’infortune de cette Fille avant de la voir ! Ah, peut-être m’y serais-je moins intéressé : mais n’importe, je saurai étouffer mes sentiments ; je triompherai de ma passion, et ferai le bien sans flatter mon amour. Je ne chercherai pas même l’occasion de revoir cet adorable objet ; content de la savoir heureuse, je serai satisfait.

Il sort.

 

Scène XV

 

LE JEUNE MONTALAIS, entrant par la coulisse opposée et regardant aller le Comte

 

Hélas que faire ? Il sort. Le suivrai-je ? Je ne sais quel parti prendre. Monsieur la Fontaine se trompe, et le Comte de Saint-Clair est un parfait honnête homme. Je ne puis définir le pressentiment qui m’agite. Une terreur secrète s’empare de mon âme. M. le Comte pourrait-il m’en vouloir, si je lui avouais que j’ai un père, une mère, une sœur respectable ? Pourrait-il me blâmer, quand il saurait l’emploi que je fais de ses nobles bienfaits ? Allons, je vais... Mais, non, je compromettrais M. de la Fontaine. Mon père cependant est en danger. Que fais-je, malheureux ? Je forme mille résolutions, sans pouvoir me fixer sur aucune. Cependant, il faut prendre un parti, le temps me presse. Sauvons d’abord mon père des poursuites de son créancier. Allons le cacher dans un lieu sur, hors de Paris, s’il est nécessaire. Mais comment subvenir à cette nouvelle dépense ? Je suis absolument sans ressources.

Il se regarde.

Engager mes effets, m’engager moi-même : Voilà le seul parti qui me reste, et j’y vole.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre change et représente une chambre de pauvres gens ; dans le fond on voit deux portes vitrées, une corde sur laquelle est étendu du linge, une table à repasser. Marianne, sur un côté du théâtre, avec un tambour sur ses genoux, raccommode de la dentelle ; et le vieux Montalais de l’autre côté, assis auprès d’une petite table, le coude appuyé dessus, et lisant une brochure.

 

 

Scène première

 

LE VIEUX MONTALAIS, LAURETTE, MARIANNE

 

LAURETTE, chantant.

« Nanette au bois, tout en sautant,
« Cueillit et cassait la noisette :
« Un gros loup vint.
« Un gros loup vint...

Mon Dieu, je ne me souviens plus de la suite.

MARIANNE.

« Elle fuit à l’instant.

LAURETTE.

Oh, qu’elle fit bien ! J’en aurais fait autant à sa place.

MARIANNE.

Qu’elle est folle ! Elle est heureuse.

LE VIEUX MONTALAIS.

Comment, tu as oublié la chanson, et le beau Berger qui vint ensuite la consoler ?

LAURETTE.

Ah, c’est vrai : voyez. J’avais oublié le meilleur.

LE VIEUX MONTALAIS.

Prends garde, Laurette ; et souviens-toi qu’un Berger est plus dangereux pour une jeune fille, qu’un loup : on a peur de l’un et l’on se fie à l’autre.

LAURETTE.

Je sais bien cela, vous me l’avez dit souvent.

LE VIEUX MONTALAIS.

On ne saurait jamais trop le redire.

MARIANNE.

Et jamais on ne saurait trop l’entendre : mais ne chantes pas si haut, tu sais que me pauvre mère est incommodée.

LAURETTE.

C’est qu’elle a du chagrin : je suis bien sure que je l’égaierai. Vous êtes tristes depuis quelques jours, et je ne sais pas pourquoi

LE VIEUX MONTALAIS, à part.

Hélas, tout le monde serait bientôt instruit de nos malheurs, si nous ne les dérobions à l’imprudence de son âge. Puis-je espérer que mon fils ait obtenu quelque délai de la part de ce cruel Durand ? Ô mes pauvres enfants, vous ne faites que prolonger mes peines, sans pouvoir me garantir du coup fatal dont je suis menacé.

MARIANNE.

Mon père, vous m’affligez ; cessez de vous livrer au chagrin : attendons le retour de mon frère.

LE VIEUX MONTALAIS, à part.

Ce n’est pas pour moi que je m’alarme. Tâchons de ne pas accroître sa douleur.

Haut.

J’espère qu’il nous apportera de bonnes nouvelles... Chante, Laurette.

LAURETTE.

Oh, je n’en ai plus envie : mais je veux vous raconter ce que j’ai vu chez cette jolie Dame, qui porte mon nom, et que vous connaissez bien.

MARIANNE.

Ah, j’entends, c’est cette jeune femme, toujours tourmentée par des vapeurs, et qui demeure chez son père, pour qui nous travaillons depuis peu...

LAURETTE.

Tout juste. Oh, qu’elle est gentille, et son père bien aimable ! Comme elle aime beaucoup les colifichets, il l’appelle chiffon, quoiqu’elle se nomme Laurette comme moi. Elle est enfant, oh, mais bien enfant. Elle a une taille comme une miniature, de grands yeux noirs, et de beaux sourcils de même ; elle est bonne, elle a une petite voix douce. Je suis malade, dit-elle. Son père lui disait du temps que j’étais-là : eh, qu’as-tu, ma Laurette ? J’ai des grouils-là, répondait-elle, en touchant sur son estomac.

Quittant son ouvrage.

Mais voudriez-vous bien, Mademoiselle Marianne, m’apprendre ce que cela veut dire, des grouils.

MARIANNE, à part.

Malgré mes inquiétudes, je ne peux m’empêcher de rire de sa simplicité.

Haut.

Demande-le à mon père, ma bonne amie.

LAURETTE.

Et vous, Monsieur Montalais, vous le savez sans doute.

LE VIEUX MONTALAIS.

Je ne connais pas la portée de ce mot. Actuellement la conversation est comme les modes : on a introduit des expressions qui ne sont pas dans le Dictionnaire.

LAURETTE.

Est-ce qu’on n’y mettra pas celui-ci ? Il me paraît bien joli. Des grouils !... Ah, je m’en souviendrai longtemps.

LE VIEUX MONTALAIS.

Apparemment cette Dame est une petite Maîtresse.

LAURETTE.

Ah, si les petites Maîtresses ressemblent à celle-là, elles sont bien aimables, je vous l’assure : elle ne dédaigne pas le pauvre monde, ni son cher papa non plus : car il lui a dit fort bien en ma présence, que si elle avait un peu de peine, comme moi, elle ne serait plus malade. Cela se peut bien, a-t-elle dit, avec un son de voix aigrelet : mais je la plaignais bien de la voir comme ça souffrante. Ensuite entra cette fameuse Marchande de Modes. Oh, qu’elle lui fit plaisir avec tous ses chapeaux et ses barrières de fleurs ! Elle essayait celui-ci, elle essayait celui-là ; aucun ne lui convenait, et tous lui plaisaient... Ah, je vous répons qu’elle n’eut plus besoin de Médecin.

LE VIEUX MONTALAIS.

Quel bon remède pour une malade du grand monde, qu’un beau chapeau ! N’avais-tu pas aussi envie d’en avoir un ?

LAURETTE.

Allons donc, vous badinez ! Est-ce que cela me siérait à moi ?

MARIANNE.

Tu as raison, ma chère Laurette ; ces ajustements ne sont pas faits pour de pauvres filles comme nous, la vertu seule doit les parer. Tout sied bien aux personnes riches, elles font gagner aux Ouvriers ce qu’elles ont de superflu.

LAURETTE.

Nous serions bien malheureux, si la plupart du monde ne faisait pas de dépense : nous n’aurions rien à faire.

LE VIEUX MONTALAIS.

Dans ce que tu dis-là, mon enfant, il y a plus de philosophie que tu ne penses.

MARIANNE.

Oui, mon père ; car si tous les humains étaient égaux, il y aurait moins de malheureux.

LE VIEUX MONTALAIS.

Qui le sait, et qui le saura jamais ? Les hommes naissent et meurent tous de la même manière : mais ils vivent différemment. L’indigent voit la mort sans crainte, le riche frémit à toutes les minutes du jour : au sein des plaisirs, l’un traîne l’ennui ; et l’autre, au milieu de sa famille, porte le plaisir.

MARIANNE.

Vous avez raison, mon père ; mais croyez-vous que tous ceux que la fortune a favorisés aient l’âme corrompue ? Je pense qu’il y a des riches qui sont bien sensibles aux maux des malheureux. Par exemple, Madame de Valmont est la femme la plus estimable. Comme elle pense ! Comme elle est humaine ! Ses amis lui ressemblent. La dernière fois que j’ai eu l’honneur d’aller chez elle, j’y vis un homme... Ah, mon père, que son langage était intéressant ! Il ne parlait que de bienfaisance, que du luxe des uns et de la misère des autres. Il me pénétra si fort par ses discours, que j’ai sans cesse cet homme respectable devant les yeux.

LE VIEUX MONTALAIS, à part.

Héla, que me dit-elle ? Si son cœur... Non, non, ma fille est sans défiance et ne me cachera point la vérité.

Haut.

Cet homme est-il jeune ?

MARIANNE.

Oui, mon père ; il a à peu près trente-six à quarante ans.

LE VIEUX MONTALAIS.

Tu ne m’as jamais dit, Marianne, si tu avais de la répugnance pour le mariage.

MARIANNE.

Beaucoup, mon père.

LE VIEUX MONTALAIS.

Si un parti se proposait, à peu près comme la personne que tu me dépeins, le refuserais-tu ?

MARIANNE.

Mais, mon père, cela n’est pas possible.

LE VIEUX MONTALAIS.

Je ne te dis pas que ce fut quelqu’un d’un état et d’une condition supérieurs à nous ; mais s’il était notre égal, Marianne ?

MARIANNE.

Et qu’il ressemblât en tout à cette personne, mon père ?

LAURETTE, s’approchant.

Écoutons ceci.

LE VIEUX MONTALAIS.

Eh bien, Marianne ?

MARIANNE, baissant les yeux.

Eh bien, mon père, je crois que je l’accepterais.

LE VIEUX MONTALAIS, à part.

Ma fille ignore ses sentiments et je ne dois pas l’éclairer davantage.

LAURETTE.

Ah, j’entends Monsieur Montalais.

Elle va au devant.

MARIANNE.

Mon père, voici mon frère.

LE VIEUX MONTALAIS.

Hélas, j’éprouve le contraire de ce que je disais tout à l’heure. Pour la première fois, je tremble en voyant mon fils. Que va-t-il nous apprendre ?

 

Scène II

 

LE VIEUX MONTALAIS, LAURETTE, MARIANNE, LE JEUNE MONTALAIS

 

LE JEUNE MONTALAIS, à Laurette.

Laisses-nous, Laurette, laisses-nous.

LAURETTE, en boudant.

Vous me renvoyez encore ! Il faut que vous ayez de grands secrets à vous dire. Vous vous défiez toujours de moi, Monsieur Montalais.

LE JEUNE MONTALAIS.

Non, ma chère Laurette, non : mais j’ai à parler à mon père et à ma sœur. Va t’en auprès de ma mère.

LAURETTE.

J’y vais.

Elle sort doucement, en regardant.

 

 

Scène III

 

LE VIEUX MONTALAIS, MARIANNE, LE JEUNE MONTALAIS regardant sortir Laurette

 

LE VIEUX MONTALAIS.

Eh bien, mon ami, qu’as-tu fait ? Qu’as-tu obtenu ?

LE JEUNE MONTALAIS.

Mon père, vous me voyez dans le plus grand désespoir.

MARIANNE.

Je frémis.

LE VIEUX MONTALAIS.

Dans quel état je te vois ! Qu’as-tu fait malheureux ?

Il le regarde de la tête aux pieds.

D’où vient le désordre dans lequel tu parois à ma vue ?

LE JEUNE MONTALAIS.

De grâce, mon père, ne faites point attention à mon état ; je n’ai conservé ma raison que pour vous sauver. Le seul moyen qui nous reste pour vous dérober à la poursuite de votre créancier, est de me suivre. Voilà cent écus : ne vous informez point à quel prix j’ai pu obtenir cette somme ; elle suffira pour vous transporter dans un lieu sur.

Il tire de sa poche un petit sac d’argent.

LE VIEUX MONTALAIS.

Mon fils, laisses-moi suivre mon sort. Je touche à la dernière époque de ma vie ; j’ai près de soixante-dix ans. J’ai vécu dans l’adversité : le Ciel m’a donné des enfants vertueux qui m’ont secouru et consolé dans ma misère : je ne souffre que pour vous, mes chers enfants. Que me fait ma liberté ? Je n’ai point commis de crime ; on ne me privera pas, sans doute, du plaisir de vous voir quelquefois.

MARIANNE, se jetant à son col.

Ô mon père, cher auteur de nos jours, pouvez-vous penser que vos enfants permettent jamais qu’on vous arrache d’entre leurs bras ? Quoi donc, une affreuse prison deviendrait votre demeure à la fin de vos jours ! Nous ne serions pas continuellement auprès de vous, pour vous donner les soins que vous devez attendre de notre tendresse ! Ah, cette idée me révolte, et mon âme ne peut la supporter.

LE VIEUX MONTALAIS.

Calme-toi, ma chère Marianne. Me crois-tu insensible à tes douleurs, et que je puisse douter de la tendresse de mes enfants ? Hélas ! C’est ma seule consolation dans l’état où je me vois réduit.

LE JEUNE MONTALAIS.

Je me jetterai aux pieds de M. le Comte ; je lui avouerai qui je suis, je lui ferai connaître nos malheurs ; il est vertueux, généreux, humain, et ce sera un plaisir pour lui que de lui procurer le bonheur de faire une belle action.

LE VIEUX MONTALAIS.

Écoutez-moi, mon fils : j’ai plus d’expérience que vous ; M. le Comte est l’homme le plus respectable et le plus sage ; mais il peut soupçonner votre conduite. M. la Fontaine, notre ami, jugea à propos de vous y faire entrer comme orphelin ; il avait sans doute ses raisons pour nos intérêts : le démentir aujourd’hui, ce serait le compromettre. Vous vous perdriez, tout à fait dans l’esprit de l’un et de l’autre. Je connais les Grands. Il n’est pas si facile de les faire revenir sur le compte de quelqu’un, lorsqu’une fois ils en ont conçu une mauvaise opinion.

LE JEUNE MONTALAIS.

Mais il m’estime.

LE VIEUX MONTALAIS.

Et bientôt il te méprisera.

MARIANNE.

La vérité pourrait-elle produire un si cruel changement ?

LE VIEUX MONTALAIS.

Oui, mes enfants, n’en doutez pas. Dans ce pays plus qu’ailleurs, on ne juge, en bien comme en mal, que sur les apparences.

 

 

Scène IV

 

LE VIEUX MONTALAIS, MARIANNE, LE JEUNE MONTALAIS, LA FLEUR

 

LA FLEUR, à demi-gris, criant dans le fond du théâtre.

Holà ! la maison. Pourriez-vous me dire quelqu’un si c’est la maison de Monsieur Montalais ?

LE JEUNE MONTALAIS, à part.

Juste ciel, je suis perdu ! C’est le sergent à qui je viens de m’engager.

LE VIEUX MONTALAIS.

Quel est cet homme ? c’est un soldat qui paraît ivre.

LA FLEUR, se reculant.

Oh, ivre, c’est bientôt dit ; mais ce n’est pas aussitôt fait, je vous en réponds. Il en faudrait encore dix pintes pour me mettre à la raison, quoique j’en eusse déjà bu six pour ma part.

MARIANNE, à part.

Hélas, l’homme peut-il se dégrader à ce point et s’efforcer de perdre la raison, le don le plus précieux qu’il ait reçu de la nature ?

Haut à La Fleur.

Que demandez-vous, Monsieur le Militaire ?

LA FLEUR.

Ce que je demande, mon ange ? Je voudrais bien que ce fut vous à qui j’eusse affaire, ma petite poulette. Comme je la croquerais ! Je ne la mènerais pas à mon Capitaine. Je lui dirais, mon Officier, je vous enrôle des hommes pour le compte du Roi, il m’est bien permis au moins d’enrôler une femme pour le mien.

LE JEUNE MONTALAIS, à part.

Rien n’est plus nécessaire.

LE VIEUX MONTALAIS.

Abrégez, Monsieur le Sergent, je vous prie, et dites-moi à qui vous en voulez.

LA FLEUR.

À qui j’en veux, bon homme ? Ce n’est pas à vous, sans doute, mon vieux Ami. Vous pouvez être un parfait honnête homme, plus utile dans votre ménage, que sur le champ de bataille : mais quel est ce visage que je vois à votre côté ? Il a bien l’air de la figure que je cherche... Je lui avais donné de l’argent sur sa bonne mine ; il m’avait promis de venir me rejoindre au cabaret, où j’ai été obligé de me griser tout seul en attendant ; et ce n’est pas honnête, par exemple, d’avoir manqué à sa parole d’honneur. Le Gaillard a cru peut-être m’échapper : Le rusé La Fleur n’est pas si sot...

Au jeune Montalais.

Tu avais donc voulu me faire ta dupe ? Je t’avais cru, en conscience, un honnête homme... Comme la fausse-physionomie est fausse !

Pendant que La Fleur parle, le vieux Montalais couvre ses yeux de ses poings, Marianne pleure ; le vieux Montalais laisse tomber ses bras sur la table, le jeune Montalais court à son père.

LE JEUNE MONTALAIS.

Ô mon Père, revenez à vous, ne vous livrez point à la douleur. Que voulez-vous que je vous dise ? Voyant votre danger inévitable, et n’ayant pas d’argent pour vous déposer dans un lieu sur, je me suis engagé.

LE VIEUX MONTALAIS, avec fermeté.

Vous avez fait, mon fils, l’action d’un insensé. Vous avez une mère, une sœur, à qui votre appui est nécessaire. Voilà comme les enfants ne savent jamais agir que par excès. Je ne puis être touché de votre procédé ; si je vous aimais moins, j’en serais indigné. Songez, mon fils, songez qu’il n’y avait que la liberté de votre père en danger, et vous venez de me ravir celle de mon fils ! Est-ce moi qui pourrai vous sauver ? est-ce vous qui pourrez me secourir ? éloigné de moi, peut-être à deux mille lieue, de votre pauvre mère et de votre sœur... Montalais, ô mon fils, qu’as-tu fait ?

LE JEUNE MONTALAIS.

Ah ! mon père, vous m’arrachez le cœur ; c’est le désespoir qui m’a porté à cette démarche imprudente.

LA FLEUR, se frottant le front.

Ah, ah ! qu’est-ce que j’entends ? Ces gens-ci sont d’honnêtes gens... Ce jeune homme est le soutien de sa pauvre famille. Je puis lui rendre son engagement sans que personne en sache rien ; il n’a pas encore signé chez mon Capitaine.

MARIANNE.

Ah, Monsieur !

LE VIEUX MONTALAIS.

Mon bienfaiteur !

LA FLEUR.

Je n’ai rien fait encore et je ne veux rien faire non plus contre vous autres, pour que vous le sachiez. Je ne suis pas un Recruteur du Pont-Neuf ; je fais des hommes sur le pavé de Paris pour faire plaisir à mon Capitaine. La gloire de bien servir notre bon Roi est mon élément : mais cela n’empêche pas d’être humain ; et, ventre saint gris, un bon soldat fut toujours généreux. À la guerre je me bats comme cinquante, et avec les malheureux je suis humain comme cent. C’est la devise de notre bon Louis XVI, et il se passera bien d’un homme, pour faire le bien. Je ne sais combien vous êtes : mais n’importe... je vois une fille qui est bien gentille, un pauvre vieillard qui est bien malheureux...

Il fouille dans sa poche, et en sort l’engagement de Montalais. Il le déchire.

Tenez, voilà votre engagement ; je t’ai donné huit louis, tu me les rendras quand tu pourras.

LE JEUNE MONTALAIS.

Ciel !

LE VIEUX MONTALAIS.

Quel procédé généreux ! Je ne le souffrirai point. Cet argent peut-être n’est point à vous, et votre humanité vous emporte trop loin.

LA FLEUR.

Qu’appelez-vous, mon vieux ami ? Je ne fais que ce que je peux faire et ce que je dois. C’est le produit de deux vignes qui me restaient de mon cher patrimoine, que j’aurais bu sans doute avant de sortir de Paris ; j’aime beaucoup mieux en faire une bonne action, puisque j’en trouve une si belle occasion.

MARIANNE.

Ô Monsieur, si la reconnaissance tenait lieu de ce généreux procédé, comptez qu’il n’y a rien que nous ne fissions pour nous acquitter envers vous.

LA FLEUR.

Là, là, jeune fille, n’en dites pas tant, crainte de me rendre intéressé ; vous avez des yeux qui ne sont pas de paille. Je vous verrai dans tous mes passages à Paris, à moins qu’un boulet de canon ne m’en ôte la fantaisie ; c’est une grêle qui ne marchande pas les plus honnêtes gens.

LE VIEUX MONTALAIS.

Si Dieu récompense le bien et punit le mal, il doit vous exempter de cette cruelle fin.

LA FLEUR.

Qu’importe à un brave soldat de mourir à l’armée, ou douillettement dans son lit ? Mourir pour la patrie, vaut mieux que mourir pour rien sur ses foyers ; je n’ai ni père ni mère, ni femme ni enfants, ni sœur ni frère. Eh bien, vive la guerre ; après moi plus personne.

LE VIEUX MONTALAIS.

Mais vos amis ?...

LA FLEUR.

Ah ! ils me sont chers, et je prends ce titre avec vous autres aujourd’hui.

LE JEUNE MONTALAIS.

Mon ami, si j’étais seul, je ne demanderais qu’à vous suivre.

LA FLEUR.

Non, non, demeures ici ; mais j’exige seulement que tu viennes avec moi pour finir une bouteille que j’ai commencée.

LE JEUNE MONTALAIS.

Je le veux bien, mon cher ami : hélas ! c’est la moindre marque de reconnaissance que je puis lui donner.

LA FLEUR.

Si le bon papa venait avec nous ?

LE VIEUX MONTALAIS.

Très volontiers

À part.

Puis-je lui refuser ?

MARIANNE.

Mais voici M. la Fontaine.

 

 

Scène V

 

LE VIEUX MONTALAIS, MARIANNE, LE JEUNE MONTALAIS, LA FLEUR, LA FONTAINE

 

LA FONTAINE, au vieux Montalais.

Vous sortez, M. Montalais ? j’ai à vous parler.

LA FLEUR, prenant le vieux Montalais par le bras.

Vous lui parlerez demain.

LE JEUNE MONTALAIS, montrant La Fleur.

Vous voyez le plus généreux des hommes.

LA FONTAINE.

Je vous apporte de bonnes nouvelles.

LE JEUNE MONTALAIS, sautant de joie.

Juste ciel ! est-il possible ? Ô mon père ! Ah, Monsieur !

LA FLEUR.

Eh bien, laisse-les s’expliquer tous les deux, puisque ce sont de bonnes nouvelles qu’il lui apporte ; tu les apprendras toujours, et allons finir ma bouteille ensemble.

LA FONTAINE.

Monsieur a raison. Ne craignez plus rien, Montalais. Vous pouvez sortir avec ce soldat.

LA FLEUR, embrassant le jeune Montalais.

Tu entends, mon ami. Je t’entraîne. Tu voudras bien, à ton tour, me soutenir.

LE JEUNE MONTALAIS.

Mais nous reviendrons bientôt ?

LA FLEUR.

Je ne te quitterai que quand je ne pourrai plus parler : car enfin, quand on ne peut plus boire, ni dire un mot à personne, il faut se coucher : Tu n’as rien à craindre, puisqu’on vient lui apporter de bonnes nouvelles. Allons, suis-moi camarade.

Ils sortent tous deux.

 

Scène VI

 

LE VIEUX MONTALAIS, MARIANNE, LA FONTAINE

 

LA FONTAINE, au vieux Montalais.

Ce Sergent paraît ivre. De quelle utilité peut-il vous être ?

LE VIEUX MONTALAIS.

Quoiqu’il soit pris de vin, c’est un parfait honnête homme. Mon fils avait eu l’imprudence de s’engager pour me procurer les moyens d’échapper aux poursuites de mon créancier. Ce brave soldat, après avoir connu nos malheurs, a déchiré son engagement sans vouloir reprendre l’argent qu’il lui avait donné.

LA FONTAINE, à part.

Peste soit de l’ivrogne et de sa générosité.

Avec hypocrisie.

Laissez-moi, Marianne, un moment avec votre père.

LE VIEUX MONTALAIS.

Vas auprès de ta mère, ma fille. Vas, ma chère Marianne, la consoler.

MARIANNE, en s’en allant.

Hélas !

Elle sort.

 

Scène VII

 

LE VIEUX MONTALAIS, LA FONTAINE

 

LA FONTAINE, à part.

Voici l’instant de m’assurer ma conquête. Préparons le vieillard au coup que je veux lui porter.

Haut.

Votre fille est jeune, belle et sage ; si vous voulez me seconder, je la fais épouser par un homme de qualité, fort riche, qui fera le bonheur de toute votre famille.

LE VIEUX MONTALAIS.

Quoi, Monsieur ! Que me dites-vous là ? Ma fille, sans se déshonorer, pourrait jouir d’un sort plus heureux ! N’est-ce point un songe, ou une flatteuse erreur de votre part ?

LA FONTAINE.

Son bonheur et le vôtre dépendent en ce moment de vous seul.

LE VIEUX MONTALAIS.

De moi seul ! Eh que faut-il que je fasse, Monsieur ?

LA FONTAINE.

Suivre mes conseils, profiter des offres de cet homme, aussi puissant par sa fortune que par ses dignités. Il adore votre fille et brule de l’épouser secrètement, en attendant qu’il soit son maître.

LE VIEUX MONTALAIS.

Moi, consentir à un mariage clandestin ! Y pensez-vous, Monsieur ?

LA FONTAINE.

Nous en voyons tous les jours.

LE VIEUX MONTALAIS.

Ils ne sont jamais heureux.

LA FONTAINE.

Acceptez-vous au moins ses services.

LE VIEUX MONTALAIS.

Ils compromettraient trop ma fille.

LA FONTAINE.

Je ne vois plus de remède pour vous tirer d’embarras.

LE VIEUX MONTALAIS.

Quoi, Monsieur, ce sont-là les bonnes nouvelles que vous aviez à m’apprendre ?

LA FONTAINE.

Je pensais qu’elles ne pouvaient vous déplaire.

LE VIEUX MONTALAIS.

Je ne puis ni les accepter, ni vous en savoir mauvais gré.

LA FONTAINE.

Qu’allez-vous faire ?

LE VIEUX MONTALAIS.

Me livrer à la rigueur de mon sort.

LA FONTAINE, avec hypocrisie.

Vieillard que je blâme, et dont je ne puis m’empêcher d’admirer la vertu, songez que votre fille, privée de vous, peut céder aux faiblesses de son sexe. On ne manquera point de l’attaquer, n’en doutez pas. Soyez moins rigide, et prévenez un plus grand malheur.

LE VIEUX MONTALAIS.

Mais je ne connais point cet homme, ni sa famille.

LA FONTAINE.

C’est le Marquis de Flaucourt, mon ami, mon élève ; il ne pense que par moi, et c’est un parfait honnête homme. Vous le connaissez, vous l’avez déjà vu.

LE VIEUX MONTALAIS.

Quoi, Monsieur, serait-ce le jeune homme que vous nous avez amené quelquefois ? Sa figure respire la candeur.

LA FONTAINE.

C’est lui-même. Je vous cachai son rang, crainte de vous alarmer. C’est un sage, un Philosophe, quoique jeune, qui ne veut pas épouser une femme pour ses ancêtres, et qui veut prendre une compagne digne de lui.

LE VIEUX MONTALAIS.

Mais le préjugé...

LA FONTAINE.

Le préjugé est un sot, et n’est point fait pour les personnes éclairées.

LE VIEUX MONTALAIS.

Comment, Monsieur la Fontaine, c’est vous qui raisonnez ainsi, et qui donnez à ce jeune homme de tels avis ?

LA FONTAINE.

C’est parce que je suis en état de n’en donner que de bons, que je prétends en faire un homme et non un être sans caractère. Il n’écoute en rien les conseils de ses parents, et ne suit en tout que les miens.

LE VIEUX MONTALAIS.

Mais il n’y a pas-là de quoi vous applaudir.

LA FONTAINE, avec hypocrisie.

Que voulez vous ? Ils voudraient en faire un ermite. Ils sont extrêmes, une excessive dévotion étouffe en eux la nature. Cette piété ne convient qu’à leur âge, et non à un jeune homme de vingt-cinq ans.

LE VIEUX MONTALAIS.

À tout âge on peut être pieux : mais si les personnes âgées veulent exiger des jeunes gens une dévotion forcée, elles leur deviennent odieuses, et les portent souvent aux plus grands excès.

LA FONTAINE.

Voilà précisément ce qu’ils ont produit sur l’esprit du Marquis, et c’est pour en prévenir les suites que je voudrais l’unir à votre fille. Je suis chargé de la part du Marquis de vous conduire dans une maison où vous n’aurez qu’à commander ; vous paierez votre créancier, vos enfants seront heureux. Pourriez-vous rejeter un sort si avantageux ? Vous seriez un mauvais père, si vous le refusiez.

À part, pendant que le vieux Montalais est dans de profondes réflexions.

Il réfléchit ; sans doute il va l’accepter ; il fera bien, s’il veut avoir sa liberté ; les Huissiers n’attendent que mon signal pour le saisir.

LE VIEUX MONTALAIS, à part.

Ces avantages me sont odieux ; allons cependant consulter mon épouse et ma fille. Je trouverai dans leur sagesse et dans leur vertu le courage qui me manque pour refuser leur bonheur.

Haut.

Monsieur, je suis à vous dans l’instant ; permettez que j’aille consulter...

LA FONTAINE.

Allez, vous le pouvez. Tout ce que j’en fais n’est que par zèle pour vous et pour votre famille.

Le vieux Montalais sort.

 

 

Scène VIII

 

LA FONTAINE, seul

 

Enfin je commence à espérer : les choses tournent au gré de mes désirs. Si je possède une fois Marianne, je suis sur du Marquis ; il sacrifiera tout à sa passion, et la fortune de cette fille deviendra la source de la mienne. Que seraient les hommes qui, comme moi, sont privés dans le monde de ces avantages que distribue un heureux hasard, si l’adresse et l’industrie ne les dédommageaient des rigueurs du sort ?

 

Scène IX

 

LA FONTAINE, UN RECORS

 

LE RECORS, dans le fond du théâtre regarde de tous côtés, et, apercevant la Fontaine, il court à lui.

Monsieur, est-il temps de prendre notre homme ?

LA FONTAINE.

Non, pas encore ; il ne sera peut-être pas nécessaire : mais tenez-vous cependant à la porte, et vous n’entrerez que quand je vous aurai donné le signal convenu.

LE RECORS.

Cela suffit, vous serez obéi.

Il sort.

 

Scène X

 

LA FONTAINE, seul

 

Il faut convenir que les circonstances se sont réunies pour me servir. Ce Durand ne faisait que des menaces, et n’avait nulle envie de faire enfermer le vieillard ; j’ai acquis sa créance pour peu de choses, et je saurai en tirer parti.

 

Scène XI

 

LA FONTAINE, LE VIEUX MONTALAIS

 

LA FONTAINE.

Eh bien, qu’avez-vous décidé ?

LE VIEUX MONTALAIS.

Ma fille est contente de son sort, et ne veut point changer d’état.

LA FONTAINE, à part.

Feignons.

Haut.

Je ne puis que vous plaindre et vous louer.

LE VIEUX MONTALAIS.

Ah, Monsieur, nous ne faisons pas moins de cas de vos offres obligeantes, et, quoique forcés de les refuser, nous n’en serons pas moins reconnaissants.

LA FONTAINE, à part.

Portons le dernier coup.

Il éternue plusieurs fois.

 

 

Scène XII

 

LA FONTAINE, LE VIEUX MONTALAIS, UN GARDE du Commerce, PLUSIEURS HUISSIERS et RECORS

 

Les Recors mettent la main sur le collet du vieux Montalais.

LE GARDE, lui montrant un petit bâton blanc.

Je vous arrête de la part du Roi, il faut nous suivre à l’Hôtel de la Force.

LE VIEUX MONTALAIS, avec douleur et soumission.

Messieurs, je ne ferai point résistance ; je suis prêt à vous suivre ; mais ne faites point de bruit : mon épouse est malade, ce dernier coup achèverait de l’accabler ; sortons doucement, qu’elle ignore ce dernier événement.

Il va pour sortir, les Huissiers le tenant toujours au collet.

Hélas, voilà ma fille !

 

 

Scène XIII

 

LA FONTAINE, LE VIEUX MONTALAIS, LE GARDE du Commerce, MARIANNE, HUISSIERS et RECORS

 

MARIANNE, pousse un cri, voyant son père entre les mains des Huissiers, et se précipite dans ses bras.

Ah ! mon père, je ne vous quitte pas ; on m’arrachera plutôt la vie, que de me séparer de vous.

LE VIEUX MONTALAIS, affligé et repoussant sa fille.

Laisses-moi, ma fille, laisses-moi ; il te reste une mère, prends-en soin.

MARIANNE, toute éplorée se jetant aux pieds des Huissiers qui entraînent son père.

Ah, Messieurs, laissez-vous toucher. Voyez mon désespoir, ayez pitié de ce vénérable vieillard, ayez pitié de ma mère, qui languit dans les souffrances, et que ce dernier malheur va plonger au tombeau.

LE GARDE, impitoyablement.

Il n’est pas en notre pouvoir. De l’argent ? ou, en prison.

MARIANNE, à la Fontaine.

Ah, Monsieur, vous qui êtes notre protecteur, souffrirez-vous qu’on emmène ainsi mon père ? Voyez l’excès de ma douleur. Je ne survivrai pas à une séparation aussi cruelle. Je sens que mes forces m’abandonnent. Je succombe sous le poids de notre infortune.

LE GARDE, durement.

Allons, allons, de la fermeté, Mademoiselle. Il n’est pas perdu : vous pourrez le voir.

Ils font un mouvement pour l’emmener.

LA FONTAINE.

Je partage vous souffrances, et si cela dépend de moi...

Aux Huissiers.

Messieurs, accordez-moi deux heures seulement pour satisfaire à cette créance.

LE GARDE.

J’y consens : mais ce terme passé, songez à tenir votre parole.

LA FONTAINE, avec gravité.

Je vous le promets.

À Montalais.

Écoutez-moi, Monsieur Montalais, et vous aussi Marianne : je n’ai qu’un moyen, que je crois infaillible pour vous sauver : c’est de présenter votre fille à des âmes bienfaisantes qui vous donneront de quoi racheter votre liberté. Dès cet instant il faut me suivre, Marianne.

Au Garde.

Et vous, Monsieur, je vous prie de renvoyer votre suite, et de demeurer seul avec ce respectable vieillard. Je vous en réponds.

LE GARDE.

Cela suffit.

Aux Huissiers et Recors.

Sortez, vous autres

Ils sortent.

 

Scène XIV

 

LA FONTAINE, LE VIEUX MONTALAIS, LE GARDE du Commerce, MARIANNE

 

LE VIEUX MONTALAIS, à la Fontaine.

Est-il nécessaire, Monsieur, que ma fille vous accompagne ?

MARIANNE.

Eh, puis-je quitter mon père, dans l’état où il est ?

LA FONTAINE.

Sans doute, il le faut, si sa liberté vous est chère. Il n’y a que vous qui puissiez l’obtenir.

MARIANNE.

Eh bien, allons.

LE VIEUX MONTALAIS.

Ma fille, je vous vois sortir avec peine.

MARIANNE.

Hélas, je n’en éprouve pas moins, en vous quittant : mais que ne ferais-je pas pour vous sauver de l’horrible prison dont vous êtes menacé ?

LA FONTAINE, à part.

Bon, ces paroles me donnent le plus grand espoir.

Haut.

Rassurez-vous, belle Marianne : je ne veux que votre bonheur.

MARIANNE.

Hélas !

La Fontaine et Marianne sortent.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre change et représente un salon richement meublé.

 

 

Scène première

 

LE COMTE, GERMEUIL

 

LE COMTE.

Montalais est-il rentré ?

GERMEUIL.

Je ne l’ai point vu depuis ce matin, qu’il m’a quitté avec la douleur et l’affliction peintes sur le visage. Je crois, Monsieur, que ce jeune homme est amoureux. C’est une maladie qui se gagne si facilement !

LE COMTE.

Un sentiment tendre fait le bonheur des âmes sensibles, quand l’objet que l’on aime est digne de notre attachement.

GERMEUIL.

Comment le savoir ? On a de la peine à lire sur une figure rébarbative, et comment pourrait-on voir sur un visage attrayant, ce qui se passe dans le cœur ! Les femmes sont si adroites !

LE COMTE.

Elles sont bien intéressantes, quand elles sont de bonne foi.

GERMEUIL.

À la bonne heure, avec cette clause, mais il y en a si peu.

LE COMTE.

Laissons cette conversation, et vas voir si la Fontaine ne serait pas dans l’appartement du Marquis de Flaucourt.

GERMEUIL.

Je ne le crois pas ; car j’ai vu tout fermé chez lui, mais je vais m’en informer.

Il sort.

 

Scène II

 

LE COMTE, seul

 

Je suis impatient de savoir ce que la Fontaine a pu recueillir sur le compte de cette fille. Il est impossible que ce soit la même personne. Les principes de Marianne sont bien différents de ceux de la femme qu’il m’a dépeinte. Mais quel est mon espoir ? Quelles sont mes prétentions ? Quels desseins puis-je former sur une fille pauvre et née dans l’obscurité ? Chercher à la séduire, ou à devenir son époux ? Je ne le puis. Perdrais-je dans un moment le fruit de ma raison, et deviendrais-je la fable de tout Paris ? Il faut prendre un parti sur et salutaire... Fuyons loin de la capitale. Un voyage peut me distraire et effacer de mon cœur une impression que je ne puis vaincre. Je la vois, à chaque instant du jour, telle qu’elle se présenta à mes yeux : une taille de Nymphe, un noble maintien, un son de voix qui charme les sens et ravit l’âme, de grands yeux noirs, un teint de lis et de roses, une bouche vermeille, un sourire enchanteur, des grâces naturelles, accompagnées d’un vêtement simple, qui, sans apprêt, séduit plus que la plus grande parure. Voilà comme cette aimable fille se montra à mes yeux. Il n’y avait qu’elle en état de pouvoir me séduire : mais il faut l’éloigner de mon esprit et mettre, pour cet effet, mon projet à exécution.

 

Scène III

 

LE COMTE, GERMEUIL

 

LE COMTE.

Eh bien ?

GERMEUIL.

Ah, Monsieur, que vous allez être surpris !... en traversant la Cour, j’ai vu plusieurs personnes monter par l’escalier dérobé qui donne sur le jardin ; j’ai monté avec précipitation, pour me trouver sur leur passage ; mais elles étaient déjà arrivées à l’appartement du Marquis de Flaucourt. Je n’ai pu apercevoir qu’une jeune personne. Ah, Monsieur, qu’elle m’a paru belle ! Elle semblait faire des façons pour entrer : mais quelqu’un, que je n’ai pas pu voir, l’a tirée par la main, et l’on m’a aussitôt fermé la porte sur le nez. J’ai prêté l’oreille, et je crois avoir entendu que cette fille disait d’un ton de voix tremblant : « Mais, Monsieur, où me menez-vous donc » ? La voix s’est éloignée, et je n’ai plus rien entendu.

LE COMTE.

Que me dis-tu là ? Ce ne peut être que la Fontaine ou Montalais. Cette personne paraissait craindre, à ce que tu crois... Je suis le maître ici, par conséquent fait pour veiller sur l’ordre et la décence qui doivent y régner. Le Marquis de Flaucourt est absent, et ce que tu m’apprends me paraît suspect... Mais n’entends-tu pas crier ?

GERMEUIL.

Oui, Monsieur, vous ne vous trompez pas... On crie au secours, à l’assassin.

LE COMTE.

Ne sors pas d’ici.

GERMEUIL.

Mais, Monsieur...

LE COMTE.

Fais ce que je t’ordonne.

Il sort.

 

Scène IV

 

GERMEUIL, seul

 

J’aimerais autant être avec lui : car, dans la mêlée, deux valent mieux qu’un : mais les maîtres, quelques bons qu’ils soient, n’aiment point à compromettre leur bravoure avec celle de leurs gens.

 

Scène V

 

GERMEUIL, LE COMTE ouvrant la porte avec violence et tenant son épée nue d’une main, MARIANNE évanouie dans ses bras, les cheveux épars, son mouchoir déchiré et tombant sur ses épaules, et sans rouge

 

LE COMTE, jetant son épée et mettant son chapeau à la main.

Les scélérats ont fui : mais ils n’éviteront point mes poursuites.

À Germeuil.

Un fauteuil, vite.

À Marianne en l’asseyant.

Rassurez-vous, Madame. J’ignore qui sont les méchants qui vous faisaient violence. Vous sortez de l’appartement du Marquis de Flaucourt, et je n’ai vu que vous. Puis-je vous demander le motif de vos cris, de votre désordre et du trouble où je vous vois ? Avec qui étiez-vous ?

MARIANNE, se retournant vers lui.

Ah, qui que vous soyez, respectez ma misère et mes malheurs. Tout me paraît suspect dans cette maison : permettez-moi d’en sortir.

LE COMTE, surpris.

Quel son de voix !... Que vois-je ? C’est Marianne elle-même... Ah, fille aussi belle que malheureuse, on ne m’a donc pas trompé.

MARIANNE, revenant à elle, et dans le plus grand trouble.

Comment me connaissez-vous, Monsieur ?

À part.

Qu’ai-je entendu ? C’est lui-même !

Haut.

Je ne me trompe pas, je crois avoir eu l’honneur de vous voir chez Madame de Valmont.

À part.

Quel nouveau trouble s’empare de moi !

LE COMTE.

Oui, Marianne ; c’est chez elle que je vous vis.

À part.

Hélas, pour mon malheur !

MARIANNE.

Que va-t-elle penser de moi, quand elle apprendra toute mon ignominie ? Mais, Monsieur, vous annoncez tant de vertus, que vous ne voudriez pas m’exposer à perdre son estime : je suis assez malheureuse. Permettez-moi de sortir de cette maison, et empêchez que je n’y sois encore persécutée.

LE COMTE.

Persécutée ! Mais par qui ?

MARIANNE.

Monsieur, c’en est assez. N’exigez pas de moi d’autres éclaircissements.

Allant pour sortir.

Ô mon père, à quels dangers vos malheurs m’ont exposée !

LE COMTE, à part.

Son père !

Haut.

Mademoiselle, je n’insisterai pas. Vous me laissez dans une incertitude cruelle : mais, puisque vous le voulez, je respecterai votre secret.

À son valet.

Germeuil accompagnes Mademoiselle chez elle.

Bas à Germeuil.

Examines bien sa demeure, prends toutes les informations et reviens sur le champ, m’en rendre compte.

Marianne salue le Comte avec toute la modestie d’une fille bien née, et va pour sortir.

LE COMTE, l’arrêtant.

Ah, permettez que ma voiture vous reconduise. Vous ne pouvez sortir dans un tel désordre.

GERMEUIL.

Vos chevaux sont mis.

MARIANNE.

J’accepte, Monsieur, votre offre obligeante : c’est le seul bienfait que je puisse recevoir dans cette maison.

Par réflexion à elle-même.

Ô mon père, il n’y a plus d’espoir de vous sauver.

Au Comte.

Monsieur, vous n’êtes point fait pour abuser du sort des malheureux, et je sors de chez vous, pénétrée de votre honnêteté.

LE COMTE.

Vous ne savez pas combien vous me faites plaisir de me témoigner quelque confiance.

Elle sort avec chagrin. Germeuil la suit.

 

Scène VI

 

LE COMTE, seul

 

Je ne reviens point de son désordre et de ses expressions... Je n’ai pas du insister... Serait-elle en effet, aussi méprisable que la Fontaine l’a dépeinte ?... Non, non, Marianne est vertueuse.

 

Scène VII

 

LE COMTE, LA FONTAINE dans le fond du théâtre à écouter

 

LE COMTE, sans apercevoir la Fontaine.

C’est par la porte du jardin qu’on l’a fait entrer Quel est le scélérat qui a pu concevoir un dessein si hardi ?... Ce ne peut être cependant que Montalais.

LA FONTAINE, à part.

Bon : elle ne m’a pas nommé. Rejetons encore cette aventure sur le compte de son frère, pour éviter un éclaircissement.

LE COMTE, toujours sans apercevoir la Fontaine.

A-t-il pu outrager à ce point ce qu’il aime, et commettre une action aussi noire dans l’appartement du Marquis ?

LA FONTAINE, à part.

Il le chassera sans vouloir l’entendre. Paraissons.

Haut en s’avançant.

Monsieur le Comte, vous ignorez sans doute le plus noir de tous les attentas. Vous ne pourrez concevoir la témérité à laquelle s’est porté votre secrétaire vis-à-vis de cette fille que je vous ai dit qu’on nommait Marianne. Je me suis informé d’elle, et j’ai appris que Montalais la recherchait en mariage.

LE COMTE.

Pourquoi donc employer des moyens vils, pour la posséder, quand il pouvait l’obtenir par un si beau titre ?

LA FONTAINE.

C’est ce que je viens de lui représenter tout à l’heure.

LE COMTE.

Où est-il, ce fourbe, ce scélérat ?

LA FONTAINE.

Sans doute il craint votre présence : car il s’est bien vite enfui de l’hôtel.

LE COMTE.

Qu’il se garde bien d’y jamais reparaître, l’imposteur ! Avec quel art il m’en a imposé ! Le vice pour se montrer, n’attends pas la maturité de l’âge. Si jeune, prendre si adroitement le masque de l’hypocrisie ! Ce serait un monstre trop dangereux, il faut en purger la société... Mais croyez-vous que cette fille ait été véritablement séduite par Montalais ?

LA FONTAINE.

Vous devez bien penser, Monsieur le Comte, d’après une telle démarche, qu’ils sont d’accord ensemble. Je crois même, à ce qu’il m’a donné à entendre, qu’il lui a promis de l’épouser sans en avoir l’intention : mais ce que je ne puis lui pardonner, c’est d’avoir abusé de ma confiance, en faisant de l’appartement du Marquis de Flaucourt, dont je lui avais confié les clefs, le théâtre de ses coupables désirs. Ce procédé est d’un scélérat bien téméraire.

LE COMTE.

Eh, comment a-t-il pu vous en imposer si longtemps, vous qui êtes si adroit ?

LA FONTAINE.

Et vous, Monsieur le Comte, qui réunissez l’esprit à tant d’expérience, n’avez-vous point été sa dupe ?

LE COMTE.

Je l’avoue : mais l’homme le plus expérimenté avec une âme généreuse, croira plutôt le bien que le mal et se laissera toujours tromper par des dehors séduisants.

LA FONTAINE.

Et souvent même il sera injuste sur le compte d’un honnête citoyen, et ouvrira trop facilement les oreilles à la calomnie. Vous devez me pardonner, Monsieur le Comte, cette application.

LE COMTE.

Vous êtes autorisé à me la faire, et je dois à mon tour vous justifier auprès de Madame de Valmont. La conduite que vous tenez avec moi aujourd’hui m’étonné et vous rend mon estime. Pour vous donner une marque de ma confiance, je veux vous charger de venger cette fille trompée par ce scélérat : il l’épousera, ou il périra dans un cachot.

LA FONTAINE.

Suivez ce dernier parti, Monsieur le Comte ; car, si vous voulez du bien à cette jeune personne, pouvez-vous désirer qu’elle devienne sa femme ?

LE COMTE.

Ah ! je m’y intéresse plus que vous ne pensez ; mais je saurai étouffer mes sentiments, et je trouverai, sans me faire connaître, des moyens qui la sauveront des plus grands écueils. Je vais vous charger d’une lettre pour le Ministre. Qu’il m’en coute d’employer la violence contre un jeune homme qui annonçait tant de vertus !

LA FONTAINE.

Je ressens, Monsieur le Comte, toute la peine que vous éprouvez. Le proverbe est bien juste : un scélérat porte souvent la figure d’un honnête homme.

LE COMTE.

Il n’en est que plus dangereux : mais ne perdons pas de temps.

Il se met à écrire.

LA FONTAINE, à part.

J’entrevois qu’il est épris des charmes de Marianne. La fureur de la jalousie ajoute encore à la haine que j’ai pour lui. Qu’il serve lui-même d’instrument à ma vengeance. Il n’y a plus d’espoir pour moi, et quand tout viendrait à se déclarer, je n’ai rien à craindre. Le Marquis de Flaucourt, jaloux du Comte, sera mon appui, et je lui persuaderai sans peine qu’il était seul l’objet de mes démarches. Il y avait longtemps que je cherchais une occasion de les désunir, en voici une que je mettrai à profit.

LE COMTE, après avoir écrit et cacheté sa lettre, la remettant à la Fontaine.

Allez et ne perdez pas un moment.

LA FONTAINE.

Rapportez-vous, Monsieur le Comte, à mon activité et à mon zèle. Il m’a trompé trop cruellement pour que je ne désire pas autant que vous de le voir renfermé.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE, seul

 

Je suis édifié de son honnêteté. Il blâme ouvertement la conduite de Montalais et l’abandonne à son malheureux sort. Mais... Marianne a-t-elle pu se rendre coupable en cédant aux instances de ce vil séducteur ?... Elle l’aimait et ne dut pas former sur lui des soupçons désavantageux. Je dois plutôt la plaindre que la blâmer... Cependant, elle paraissait être indignée... Ah, c’est sans doute l’effet de l’amour outragé, et j’avais besoin de connaître sa faiblesse pour triompher de la mienne. Je lui ferai du bien, et c’est assez pour mon cœur... Que Germeuil tarde à revenir !... Mais, le voilà.

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, GERMEUIL

 

LE COMTE.

Eh bien Germeuil, où as-tu laissé cette fille ?

GERMEUIL.

Chez elle. Elle loge dans un quartier perdu, près la barrière des Gobelins... Voici ce que j’ai appris... Des hommes de mauvaise mine étaient sur sa porte, je leur ai demandé s’ils connaissaient cette fille : ils m’ont répondu qu’ils ne la connaissaient que depuis deux heures, et qu’ils étaient là postés pour arrêter son père, qu’ils allaient mettre en prison pour dette.

LE COMTE.

Que me dis-tu ? C’est peut-être un honnête homme, un père de famille plus à plaindre que coupable. S’il en est temps, allons l’arracher au malheur qui le menace. Tu dis que c’est pour dette ?

GERMEUIL.

Oui, Monsieur, ce n’est pas pour autre chose. Je dois vous apprendre que j’ai vu chez le Suisse une petite fille qui pleure et demande votre secrétaire.

LE COMTE.

C’est sans doute encore une de ses victimes.

GERMEUIL.

Je ne crois pas. Elle paraît trop jeune et trop innocente. Je l’ai fait monter dans votre antichambre. Voulez-vous la voir ?

LE COMTE.

Le temps ne me le permet point. Je vole au secours de ces malheureux : mais je te charge de l’interroger et de tirer d’elle tous les indices que tu pourras, pour que je sois instruit à fond de la conduite odieuse de cet horrible Montalais.

GERMEUIL.

Laissez-moi faire, Monsieur. Je me suis bien douté que cette petite niaise pourrait nous instruire : Voilà pourquoi je l’ai retenue.

LE COMTE.

Crois-tu que mon cocher se rappelle exactement sa demeure ?

GERMEUIL.

Ah, je vous en réponds, Monsieur. Il a logé jadis dans cette maison.

LE COMTE.

Cela suffit.

Il va pour sortir et revient.

Je n’y pensais pas.

Il se fouille et donne une clef à Germeuil.

Tiens, Germeuil, voilà la clef de mon secrétaire. Apportes-moi mille louis en billets de la caisse d’escompte.

GERMEUIL.

Ah, Monsieur, je n’entends rien à fouiller dans vos papiers.

LE COMTE, reprenant sa clef et haussant les épaules.

Allons donc, je vois bien ta délicatesse.

Il sort en courant.

 

 

Scène X

 

GERMEUIL, seul

 

Je ne me défie pas de moi, je suis un honnête homme : mais il a donné souvent sa clef à son secrétaire, et dans tout ceci, qui sait ce qui peut arriver. Je n’ai pas besoin de me fourrer où je n’ai que faire.

 

 

Scène XI

 

GERMEUIL, LE COMTE

 

Le Comte traverse le théâtre, en feuilletant les billets dans ses mains.

 

 

Scène XII

 

GERMEUIL, seul

 

Il a déjà fait. Quel homme actif quand il s’agit de secourir les malheureux. Il met autant de promptitude à faire du bien que les méchants en mettent à faire le mal. Ah, que la fortune est bien placée dans ses mains !

Il se retourne et ne voit plus le Comte.

Le voilà parti. Mais voici cette jeune fille. Elle est ma foi jolie. Ce petit air ingénu lui sied à merveille.

 

 

Scène XIII

 

GERMEUIL, LAURETTE n’osant avancer

 

GERMEUIL.

Approchez-donc, la belle enfant.

LAURETTE.

Qu’est-ce que vous me voulez, Monsieur ? Ce n’est pas vous que je cherche. Je demande Monsieur Montalais. Il vient de passer un Monsieur dans la chambre, qui m’a dit que vous m’en donneriez des nouvelles.

GERMEUIL.

Mais, pour vous en donner des nouvelles, il faut au moins que je vous parle ; vous m’avez l’air bien farouche.

LAURETTE.

Ah, je ne la suis pas plus qu’une autre : mais on m’a tant assuré que les hommes étaient si méchants avec les jeunes filles, que je les crains, voyez-vous ?

GERMEUIL.

Et M. Montalais ne vous paraît pas aussi dangereux que les autres.

LAURETTE, naïvement.

Mais ce n’est pas un homme.

GERMEUIL.

Ah, ah, en voici d’un autre ! Eh, qu’est-il donc, s’il vous plaît ? C’est peut-être une femme travestie, n’est-ce pas ?

LAURETTE, avec une gaucherie ingénieuse.

Allez donc, vous voulez rire.

GERMEUIL.

Ma foi, quand je n’en aurais pas l’envie, vous me la feriez naître : mais qu’est-il donc ce Monsieur Montalais, s’il n’est ni homme ni femme ?

LAURETTE.

C’est un jeune garçon qui est bien honnête, bien sage et bien rangé.

GERMEUIL, à part.

Tout ceci n’est qu’un jeu, et cette niaise est peut-être plus rusée que je ne le pense ; elle se moque surement de moi.

Haut.

Écoutez donc, la petite innocente ; vous n’êtes pas si gauche que vous voulez bien le paraître : cependant vous êtes bien jeune, pour faire ce joli petit métier.

LAURETTE, surprise.

Qu’est-ce que vous dites-là, Monsieur ? Je fais le métier d’une brave fille, entendez-vous ?

GERMEUIL, à part.

Cela se peut ; mais continuons de la piquer, c’est le moyen de tout savoir des femmes.

Haut.

Comment voulez-vous qu’on vous en croie ? est-ce qu’une brave fille va chercher les garçons ?

LAURETTE, en riant.

Ah, qu’il est bon ! Mais voyez-vous donc quel mal il trouve à venir chercher les personnes dont on a besoin.

GERMEUIL, gaiement.

Ah parbleu, j’ai tort, et je dois savoir que ce n’est pas pour des prunes que vous le demandez.

LAURETTE.

Ma foi, Monsieur, je n’entends rien à votre façon de dire ; tout ce que je puis vous assurer, c’est que si vous ne voulez pas me faire parler à M. de Montalais, je m’en vais. On m’attend avec impatience chez nous, et je ne suis pas bien aise de me faire gronder pour toutes vos belles sornettes.

GERMEUIL.

Eh bien, pour que je vous accorde ce que vous me demandez, dites-moi comment vous connaissez M. Montalais.

LAURETTE.

Et qu’avez-vous besoin de le savoir ? ah, vous m’avez l’air d’être bien curieux. On m’avait bien prévenue qu’on me questionnerait ici : mais, quoiqu’on me dise tous les jours chez nous que je ne suis qu’une étourdie, je sais encore garder mon secret : ainsi donc vous ne saurez rien.

GERMEUIL, à part.

Me voilà bien avancé.

Haut.

Mais quand il n’y a rien à craindre, il n’y a point de secret à garder.

LAURETTE.

Mais, Monsieur, je ne vous crains pas, ni M. Montalais non plus.

GERMEUIL, à part.

Que puis-je répliquer à cela ? c’est clair comme le jour, et, toute simple qu’elle paraît, elle est aussi double qu’une autre.

Haut.

Et connaissez-vous Mademoiselle Marianne ?

LAURETTE.

Ah, je vois bien que vous voulez me tirer les vers du nez.

GERMEUIL.

Non : mais je voudrais seulement savoir de vous si vous la connaissez ; car elle est venue aussi demander ce jeune homme.

LAURETTE.

Comment, c’est dans cette maison qu’elle est venue ?

GERMEUIL.

Sans doute.

LAURETTE.

Y a-t-il longtemps, Monsieur, qu’elle s’en est retournée ?

GERMEUIL.

Il y a à peu près une heure.

LAURETTE.

Ah, mon Dieu, que je suis fâchée de ne l’avoir pas rencontrée !

GERMEUIL.

Vous la connaissez donc ? Elle paraît bien honnête.

LAURETTE.

Ah, je vous en réponds ; c’est une brave fille qui aime bien son père, et qui éprouve un grand chagrin de ce qui vient de lui arriver.

GERMEUIL.

Et ce M. Montalais que vous demandez, ne s’y intéresse-t-il pas aussi ?

LAURETTE.

Ah, je vous assure, et beaucoup même. On est bien affligé chez nous.

GERMEUIL, à part.

Il n’en faut plus douter, cette Marianne est la maîtresse de notre Secrétaire.

Haut.

C’en est assez. Monsieur Montalais n’est point ici dans ce moment : mais lorsqu’il rentrera, je vous l’enverrai tout de suite.

LAURETTE.

Je vous serai bien obligée, Monsieur ; je suis votre servante.

Elle va pour sortir, elle se trompe et revient sur la Scène.

GERMEUIL, croyant Laurette sortie.

Je commence à voir clair dans tout ceci. Monsieur le Comte finira par les marier, et si ce jeune homme n’a que le défaut d’aimer, il le pardonnera sans doute.

S’apercevant que Laurette n’est pas sortie.

Où allez-vous, Mademoiselle ?

LAURETTE.

Je ne retrouve plus mon chemin. Je ne sais par où sortir.

GERMEUIL.

Venez, venez, je vais vous conduire jusqu’à la porte.

LAURETTE.

Ah, grand merci, Monsieur.

 

 

ACTE IV

 

Le théâtre change, et représente la maison de Montalais ; même décoration qu’au second Acte. Au lever de la toile, Marianne est assise, la tête penchée sur une table, dans l’attitude d’une personne évanouie ; le vieux Montalais et son fils sont autour d’elle à la secourir.

 

Scène première

 

LE VIEUX MONTALAIS, MARIANNE, LE JEUNE MONTALAIS

 

LE VIEUX MONTALAIS.

Ah, ma fille, ma chère Marianne, reviens à toi.

LE JEUNE MONTALAIS.

Mais, mon père, ne puis-je savoir ce qui lui est arrivé avec Monsieur la Fontaine ? Quel était son dessein ?

LE VIEUX MONTALAIS.

Mon fils, je l’ignore. Votre sœur ne faisait qu’arriver, quand vous êtes entré avec ce brave La Fleur, qui m’a retiré des mains des Huissiers : mais, hélas, je ne le vois pas reparaître. Je tremble qu’il ne se soit compromis.

LE JEUNE MONTALAIS.

Si je craignais de vous quitter avec ma sœur, dans l’état où elle est, j’irais voir ce qu’il est devenu.

LE VIEUX MONTALAIS.

La voilà qui reprend ses sens... Cette petite Laurette ne revient point. Qui peut la retenir ? Inquiet sur le compte de votre sœur, et voyant La Fleur arriver sans vous, j’avais envoyé la petite chez M. le Comte, pour vous faire part de mes craintes.

MARIANNE, revenant à elle.

Où suis-je ?

Apercevant le vieux Montalais.

Ah, mon père, la douceur de vous voir ne m’est donc pas ravie ! Que sont devenus ces hommes barbares qui exerçaient leur pouvoir sur vous, avec tant de cruauté ?

LE VIEUX MONTALAIS.

Les cruels, sans respect pour mon âge, m’entraînaient avec la dernière dureté : ce brave soldat indigné de leur conduite, les a forcés de s’enfuir.

LE JEUNE MONTALAIS.

Mais, ma sœur, apprenez-nous en quels lieux vous a mené notre protecteur, M. la Fontaine.

MARIANNE.

Lui, notre protecteur !... Ce monstre ! Ah, ne me parlez pas de cet homme horrible. Pourrai-je étouffer en moi le souvenir de son abominable projet. Comme il nous trompait ! comme il abusait de notre misère !

LE JEUNE MONTALAIS.

Que dis-tu, ma sœur ? Explique-toi. Songes que tu ne dois rien avoir de caché pour nous.

LE VIEUX MONTALAIS.

Sans doute, elle le doit.

MARIANNE.

Qu’exigez-vous de moi ? Mon devoir est de vous obéir ; mais, mon frère, la grâce que je te demande c’est de mépriser cet homme aussi vil que dangereux.

LE JEUNE MONTALAIS.

Je t’entends et je commence à pénétrer dans sa conduite. Le traître ! M’avoir forcé d’en imposer à l’homme le plus humain ! Mais il ne suffit pas, ma sœur, de ta générosité pour le garantir de mon ressentiment ; achèves de nous dévoiler son horrible caractère.

MARIANNE.

Vous savez, mon père, par quels discours ce malheureux a cherché à vous séduire. C’est lui qui a acheté la créance de Monsieur Durand.

LE JEUNE MONTALAIS.

Le scélérat ! C’est de moi qu’il en a su le nom.

LE VIEUX MONTALAIS.

Avec quelle hypocrisie il parlait aux Huissiers ! Et le traître a pu se démentir avec toi ?

MARIANNE.

Écoutez jusqu’au bout. Vous savez avec quel art il nous a persuadé que des personnes de bien me donneraient de quoi acquitter votre créance : il me fait monter dans une voiture dont il a soin de fermer les portières, dans la crainte, disait-il, que le trouble et l’affliction où j’étais réduite n’attirassent sur moi les regards des passants ; enfin nous arrivons. Il me conduit dans un appartement richement meublé ; il me fait asseoir et me laisse seule quelques minutes. Je crois qu’il va pour m’annoncer à ces personnes de bien : mais je le vois revenir tout seul. Il s’assied auprès de moi et me dit : « Vous n’avez rien au monde, Marianne, qu’un état mercenaire qui suffit à peine à votre subsistance ; votre père est dans les fers, une horrible misère assiège votre famille ; vous seule pouvez les sauver de cet état malheureux. Moi, Monsieur, lui dis-je ; et par quels moyens ? Les voici, continua-t-il : je vous aime, Marianne, depuis longtemps ; je ne suis pas assez riche pour vous faire un sort digne de votre mérite ; mais j’ai su rendre amoureux de vous un jeune homme, qui ne chercher qu’à prodiguer ses trésors en faveur du premier objet qui flattera ses désirs, il m’en a laissé le maître : vous n’avez qu’à dire : J’accepte vos bienfaits. Une maison, un carrosse, des valets et des plaisirs de toute espèce, tout sera à votre disposition ; mais je dois être récompensé de la fortune que je mets à vos pieds. » J’écoutais ce discours comme un langage étranger, et ne pouvais y répondre, tant ma surprise était grande. Il allait continuer, quand j’ai rompu le silence. « Quoi lui ai-je dit, Monsieur, c’est par d’aussi vils moyens que vous prétendriez délivrer mon père ! Pourriez-vous croire que quand je serais assez vile moi-même, pour les accepter, mon père le souffrirait ? Non, Monsieur ; quelque cruelle que soit sa situation, il la supportera avec courage, plutôt que de consentir à cet horrible complot ; mais je suis honteuse de vous avoir écouté si longtemps, et je rougirai toute ma vie de vous avoir connu. » Ne pouvant contenir davantage l’indignation où m’avait jeté un semblable discours, je m’élance pour sortir ; il m’arrête avec violence.

LE VIEUX MONTALAIS.

Juste Ciel !

LE JEUNE MONTALAIS.

Quelle horreur !

MARIANNE, continuant.

Il me poursuit avec fureur. « Eh bien, dit-il, puisque vous êtes assez ingrate pour dédaigner le bien que je vous offre, j’aurai le plaisir de me venger de vous, de votre père et de votre frère ; d’aujourd’hui même je le ferai chasser de chez le Comte ; d’aujourd’hui même je vais traîner votre père dans une horrible prison, et, dès ce moment, vous céderez à mes désirs. » Je ne sais si l’horreur de ce discours m’a inspiré du courage ; mais ce perfide voulant venir à moi, je l’ai repoussé avec tant de violence, qu’il est retombé embarrassé dans des Fauteuils : je gagne aussitôt la porte en criant au meurtre, à l’assassin. Le scélérat n’ose me suivre. Un homme se présente à moi l’épée nue à la main. Grand Dieu, quel homme ! Je reconnais ce mortel généreux, dont j’ignore le nom : mais il doit être vertueux, puisqu’il est de la connaissance de Madame de Valmont. Enfin, que vous dirai-je ? Sans lui, peut-être, ce monstre se serait porté aux derniers excès.

LE JEUNE MONTALAIS, avec fureur.

Ô comble d’horreurs ! Je vous jure, mon père, qu’il périra de ma main, et que nous serons tous vengés. J’y cours.

LE VIEUX MONTALAIS, alarmé.

Arrêtez, mon fils. Je vous défends de vous livrer encore à cet excès d’imprudence. Elle pourrait vous être plus funeste avec ce traître, que celle que vous avez commise tantôt avec ce brave homme.

 

 

Scène II

 

LE VIEUX MONTALAIS, MARIANNE, LE JEUNE MONTALAIS, LA FLEUR à demi-gris, et la pipe à la bouche

 

LE JEUNE MONTALAIS.

Mon père, il arrive fort à propos : faisons-lui part de ce qui se passe, et je n’agirai que d’après ses conseils.

LA FLEUR.

De quoi est-il question, mes enfants ?

LE VIEUX MONTALAIS, avec vivacité.

Un traître qui se disait notre ami depuis longtemps, et qui tramait le projet le plus odieux, achète la créance de mon père, le fait arrêter, et lui persuade que des personnes généreuses donneront à ma sœur la somme nécessaire pour acquitter cette créance : elle le suit sans défiance, il l’entraîne dans un appartement, et c’est pour attenter à sa vertu ! N’est-ce pas à moi à venger cet outrage ?

LA FLEUR.

Oui, morbleu, il n’y en a point d’autre.

LE VIEUX MONTALAIS.

Mais, Monsieur, songez-vous au danger auquel il va s’exposer ?

LA FLEUR.

Mille escadrons, il n’y a point de danger, quand c’est pour l’honneur. S’il meurt en brave, je lui survivrai pour venger sa mort.

LE JEUNE MONTALAIS.

Mon père, vous l’entendez. Ce n’est point vous désobéir, quand l’honneur me commande. Adieu, brave La Fleur ; n’abandonnez pas mon père, jusqu’à mon retour... Donnez-moi votre épée, elle me sera favorable.

LA FLEUR.

La voilà. Va te battre comme quatre.

Le jeune Montalais sort avec précipitation. Sa sœur et son père veulent courir après, La Fleur les retient.

 

 

Scène III

 

LE VIEUX MONTALAIS, MARIANNE, LA FLEUR

 

LA FLEUR, les arrêtant.

Là, là : il reviendra, puisqu’il vous l’a promis. On est bien fort quand on a du courage. Vous pleurez ! N’a-t-il pas l’épée de La Fleur ? Eh, attendez pour vous affliger la fin de l’aventure.

LE VIEUX MONTALAIS.

Monsieur, je suis père.

MARIANNE.

Ah, mon Frère !

LA FLEUR.

Je n’ai jamais vu pleurer mes parents. Je ne les connais pas. Ce devaient être d’honnêtes gens, puisqu’ils ont fait en moi un brave homme. S’ils vivaient encore, ils auraient plus de courage que vous. Je n’aime pas à voir du chagrin à personne, moi : je suis gai partout et vous m’attristez.

LE VIEUX MONTALAIS.

Eh bien, Monsieur, il faut céder à vos avis. Je laisse au Juge du sort, à cet être bienfaisant, le salut de mon fils.

LA FLEUR.

Voilà ce qui s’appelle raisonner.

MARIANNE.

S’il est protecteur de l’innocent, s’il déteste le crime, il doit jeter sur nous un regard favorable.

LA FLEUR.

Il ne m’a jamais abandonné, quoique j’aime un peu la bouteille : mais il faut que les ivrognes soient tous de bons enfants, puisque l’on assure qu’il y a un Dieu pour eux.

 

 

Scène IV

 

LE VIEUX MONTALAIS, MARIANNE, LA FLEUR, UN COMMISSAIRE, PLUSIEURS HUISSIERS et RECORS

 

LE VIEUX MONTALAIS.

Juste Ciel ! Que vois-je ? un Commissaire !

MARIANNE, à part.

Ah ! mon père, c’en est fait : il n’y a plus d’espoir pour vous.

LA FLEUR.

Eh bien, quel nouveau vertige vous prend ?

MARIANNE.

Hélas, Monsieur, est-ce que vous ne voyez pas ces gens de justice ?

LA FLEUR, apercevant le commissaire et se mordant le poing.

Nous voilà bien campés ! Je n’ai point mon épée. Dieu me pardonne, je crois que c’est un Commissaire, ou bien c’est le diable... Mais ne nous faisons pas d’affaires avec la justice. On peut rosser un huissier ; mais un Commissaire... il faut lui parler poliment d’abord.

LE COMMISSAIRE.

Est-ce vous, Monsieur, qui avez fait rébellion contre les Gens du Roi ?

LA FLEUR.

Contre les Gens du Roi ! Comment l’entendez-vous, tête à perruque ?... Est-ce que tout le monde n’est pas Gens du Roi ?... La seule différence qu’il y a de vous à moi, c’est que vous portez l’effroi chez les citoyens sans défense, et moi, je porte la terreur chez l’ennemi armé.

LE COMMISSAIRE.

Eh bien, qu’est-ce que cela veut dire ?

LA FLEUR.

Cela veut dire que vous êtes un homme de plume, un oiseau de mauvais augure, et moi un brave, toujours bien venu chez les honnêtes gens. Je suis juste cependant : je sais qu’il en faut des uns et des autres ; mais je n’aime pas à voir, quand on a un emploi si dur à remplir, qu’on y ajoute encore une cruauté particulière. Si j’ai fait rébellion, c’est que vois alguazils exerçaient une violence inutile et malhonnête. Le pauvre homme ne faisait aucune résistance, pourquoi le maltraiter ? Est-ce que l’homme ne doit pas toujours avoir pitié de son semblable, quand il est malheureux ?

LE COMMISSAIRE.

Mais on doit toujours respecter les lois.

LE VIEUX MONTALAIS.

Eh bien, Monsieur, exercez votre ministère, je suis prêt à vous suivre.

LA FLEUR.

Malheureux vieillard, sa soumission m’arrache des larmes.

Au Commissaire.

Est-ce que cela ne vous fend pas le cœur ?

LE COMMISSAIRE.

Si j’étais son créancier, peut-être lui ferais-je grâce.

LA FLEUR.

Vous êtes donc un honnête homme et non pas un Commissaire.

LE COMMISSAIRE.

Je conviens qu’il peut y en avoir qui méritent le reproche que vous faites à tous les gens de l’état ; mais croyez aussi qu’il y en a parmi nous qui savent adoucir la rigueur de leurs fonctions autant que les circonstances le permettent.

LA FLEUR.

Vous voulez bien paraître bon. Mais... vous ne l’allez pas moins emmener.

LE COMMISSAIRE.

Il le faut, j’y suis forcé.

LE VIEUX MONTALAIS, à Marianne.

Adieu, ma fille.

MARIANNE, se jetant à son col.

Ah, mon père, je ne puis me séparer de vous.

LE VIEUX MONTALAIS.

N’oublie pas, ma fille, que ta pauvre mère, languissante dans son lit, réclame tes soins.

MARIANNE, dans la plus grande douleur.

Hélas, mon cœur se déchire et se partage entre vous deux.

LA FLEUR, rêvant et se frappant le front avec sa main.

Écoutez-moi, tous tant que vous êtes, avec attention : J’ai lu, dans quelque almanach, que les vieux étaient exempts de la prison... Oh, oui, il faut que ce soit dans un almanach que j’ai lu cela ; car je n’ai jamais jeté les yeux sur le grimoire de la chicane.

LE COMMISSAIRE.

Ce que vous dites-là, M. le soldat, est on ne peut pas plus vrai : mais il y a une époque fixe ; il faut avoir soixante-dix ans révolus.

LA FLEUR, au vieux Montalais.

Eh bien, père, vous les avez passés au moins de 50 ans.

LE VIEUX MONTALAIS.

Il s’en faut encore six mois que je n’aie soixante-dix ans.

LA FLEUR.

Eh bien, vous ne devez plus que ce terme-là à votre créancier. Il y a dix ans, m’avez-vous dit, que vous lui devez quatre mille francs... voyons... faisons un calcul... combien cette sommes divisée serait-elle par mois ?... Les cent écus sont plus que suffisants pour payer le temps qui reste.

LE COMMISSAIRE.

Votre calcul est on ne peut pas plus juste ; l’embarras est de le faire agréer au créancier.

LA FLEUR.

Tant pis pour lui, ce sera un sot, s’il ne l’accepte pas.

LE VIEUX MONTALAIS.

Généreux ami, c’en est assez, laissez-moi subir mon sort. Je verrai mes enfants, et leur présence adoucira le poids de mes fers.

Les Huissiers s’en emparent ; Marianne pousse un cri, et se jette dans les bras de son père.

 

 

Scène V

 

LE VIEUX MONTALAIS, MARIANNE, LA FLEUR, LE COMMISSAIRE, LE COMTE, HUISSIERS et RECORS

 

LE COMTE, joignant les mains, et les levants au ciel, à cet aspect.

Ô dieu, quel tableau touchant ! que j’arrive à propos pour secourir ce père infortuné !

Adressant la parole au Commissaire et aux Huissiers.

Messieurs, à combien monte la créance de ce malheureux vieillard ?

MARIANNE, à part.

Ciel ! qu’entends-je ? Je ne me trompe pas ; c’est mon libérateur.

UN HUISSIER.

J’ai les pièces sur moi : quatre mille trois cent livres de capital, et six cent livres de frais, sans compter soixante et tant de livres pour mes gens.

LE COMTE, tirant un portefeuille de sa poche, et lui donnant des billets de la Caisse d’escompte.

Voilà cinq mille livres en billets au porteur.

L’HUISSIER, saisit avidement les billets.

Et voilà vos papiers.

MARIANNE, à part avec joie.

Quelle générosité !

Au vieux Montalais.

Ah, mon père, c’est cet homme vertueux qui m’a sauvé des mains de ce cruel la Fontaine.

LA FLEUR, avec transport.

Le digne homme ! voilà ce qui s’appelle une belle action !

LE VIEUX MONTALAIS.

Ma fille, c’est peut-être encore un suborneur ; je ne dois pas accepter ses bienfaits.

MARIANNE, avec empressement.

Mon père, vous êtes dans l’erreur ; c’est un cœur noble, une âme bienfaisante, l’ami de Madame de Valmont.

LE VIEUX MONTALAIS, au Comte avec fermeté.

Monsieur, je n’a point l’honneur de vous connaître, et je ne dois pas accepter un service aussi grand qu’inattendu.

LA FLEUR.

Le bonheur n’est pas toujours pour ceux qui le cherchent, et le diable n’est pas toujours à la porte d’un pauvre homme.

LE COMTE, au vieux Montalais.

Mon cœur ne vous est pas connu, respectable vieillard. Rassurez-vous, et bannissez un soupçon qui m’offense autant qu’il est mal fondé.

MARIANNE.

Ah, mon père, pourriez-vous confondre le plus généreux des hommes avec un vil scélérat.

LE VIEUX MONTALAIS.

Monsieur, pardonnez ; un père s’alarme aisément. Tout annonce en vous la noblesse de vos sentiments : mais à quel titre ai-je pu m’attirer un si grand bienfait ?

LE COMTE.

Qu’il vous suffise d’être persuadé qu’aucun motif suspect ne m’a porté à vous secourir. Souffre que je ne borne pas mes bienfaits à ce léger ; acceptez encore ce portefeuille, et allez vivre, avec cet aimable enfant, loin de la Capitale, où la beauté et la candeur sont sans cesse exposées aux pièges de la séduction.

MARIANNE.

Hélas, que mon cœur est pénétré d’une vive reconnaissance !

LE VIEUX MONTALAIS.

Quel homme êtes-vous ? Il n’en fut jamais de semblable.

LA FLEUR, à part.

Il y en a bien un peu du moins.

LE COMMISSAIRE.

L’espèce est rare.

LE VIEUX MONTALAIS, à part.

Vous ne pouvez au moins nous refuser la satisfaction de connaître notre bienfaiteur.

MARIANNE.

Pourquoi nous priver du bonheur de vous voir, et nous prescrire d’aller loin de Paris jouir de vos bienfaits ?

LE COMTE.

Que puis-je répondre ? Tâchons de vaincre le trouble qui s’empare de moi.

Haut.

Je suis sensible à votre zèle, et il suffit pour mon cœur de voir votre reconnaissance : mais je ne fais point des heureux pour les assujettir à la reconnaissance. Vous êtes jeune, vous êtes belle ; sans doute on ne vous voit pas avec indifférence ; et votre père alarmé...

LE VIEUX MONTALAIS, à part.

Non, Monsieur, non, ma fille n’est point le motif qui vous inspire tant d’humanité. Sans doute mes malheurs vous sont connus. N’est-ce pas assez de me donner la liberté, sans y ajouter encore un présent beaucoup au-dessus de l’état d’indigence auquel nous sommes habitués depuis si longtemps ?

LE COMTE.

Je me trouve trop heureux de pouvoir adoucir votre situation.

LA FLEUR, à part.

J’ai bien vu des choses extraordinaires dans le monde ; mais ceci surpasse mon raisonnement.

LE VIEUX MONTALAIS, au Comte.

Vous ne pouvez plus nous cacher qui vous êtes.

LA FLEUR.

Son nom doit passer à la postérité comme celui d’un grand guerrier.

MARIANNE, au Comte.

Monsieur, vous vous défendriez en vain ; Madame de Valmont ne pourra nous cacher votre nom.

LE COMTE.

Arrêtez, Marianne : j’exige de vous, que vous ne fassiez aucune perquisition pour connaître celui qui veut demeurer inconnu. Je vais faire un long voyage : à quoi vous servirait de savoir qui je suis ? Adieu, respectable vieillard ; adieu, belle Marianne.

À part.

C’est en déchirant mon cœur, que je puis le guérir.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LE VIEUX MONTALAIS, MARIANNE, LA FLEUR, UN COMMISSAIRE, HUISSIERS et RECORS

 

LA FLEUR, arrêtant le vieux Montalais et Marianne, qui veulent courir après le Comte.

Vous devez respecter son secret. Il fait le bien, et veut être ignoré ; c’est la manière des grandes âmes.

MARIANNE, à part.

Il s’en va et pour jamais... je ne le verrai donc plus ! infortunée ! Étouffons mes sentiments ; ils ne peuvent que faire ma honte et mon malheur.

LE COMMISSAIRE.

Je vous quitte très satisfait de vous voir heureux autant que vous en paraissez digne.

LA FLEUR.

Un Commissaire sensible ! Je n’en reviens pas, où diable la vertu va-t-elle se nicher ? Je ne la vis jamais si lugubrement logée.

L’HUISSIER, à sa suite.

Messieurs, nous n’avons plus rien à faire ici, retirons-nous.

LA FLEUR.

Allez, et qu’on n’entende pas plus parler de vous, que de ce qui se passait avant la création du monde.

Le Commissaire, les Huissiers et les recors sortent.

 

 

Scène VII

 

LE VIEUX MONTALAIS, MARIANNE, LA FLEUR

 

LE VIEUX MONTALAIS, avec attendrissement.

Ô Sublime Providence ! c’est dans des inconnus que nous trouvons de si favorables appuis ; et le perfide, le lâche qui se disait notre ami, avec quelle adresse il projetait notre perte depuis longtemps ! Mais mon fils ne revient point ; que lui sera-t-il arrivé ? Je tremble que notre bonheur ne soit de peu de durée.

D’un ton suffoqué et prêt à s’évanouir.

Je succombe à toutes les sensations que j’éprouve.

MARIANNE.

Mon père, rassurez-vous ; le Ciel n’aura pas épuisé ses bienfaits sur nous, pour nous condamner à des larmes éternelles.

LA FLEUR.

Soyez tranquille, papa, je vais vous amener ce cher enfant.

À part.

Si toutefois je savais où le prendre.

MARIANNE, avec transport voyant son frère.

Ah, mon père, le voici.

 

 

Scène VIII

 

LE VIEUX MONTALAIS, MARIANNE, LA FLEUR, LE JEUNE MONTALAIS, LAURETTE

 

LA FLEUR.

Le voilà, ce cher ami.

MARIANNE, courant au devant du jeune Montalais et l’embrassant.

Mon frère !

LE VIEUX MONTALAIS.

Ah, mon fils ! Eh bien, qu’as-tu fait ?

LE JEUNE MONTALAIS.

Non pas tout ce que je désirais : le cruel la Fontaine m’est échappé. Mais apprenez une heureuse nouvelle... Madame de Valmont va bientôt se rendre ici. Dans mon désespoir et occupé d’une vengeance bien juste, j’ai osé me présenter chez elle sans avoir l’honneur de la connaître, que par tout le bien que Marianne nous en avait dit. Elle m’a reçu avec une bonté digne de sa belle âme : je lui ai tout révélé. À ce récit, mon père, elle a frémi. « Sachez, m’a-t-elle dit, malheureux jeune homme, toute la noirceur de ce scélérat : par le plus horrible artifice, il a mis sur votre compte les desseins qu’il avait sur votre sœur, et l’a fait passer auprès de M. le Comte, pour une de ces viles créatures qui ont renoncé à toutes les vertus du sexe. »

LE VIEUX MONTALAIS.

Ma fille ! quelle horreur !

MARIANNE.

Juste Ciel !

LA FLEUR.

C’est un grand lâche.

LAURETTE.

C’est un homme bien méchant. Je ne m’étonne plus si l’on m’a fait tant de questions chez M. le Comte. Si j’avais su ce qui se passe, j’aurais dit la vérité.

LE JEUNE MONTALAIS.

Le crime va être dévoilé, et le traître recevra bientôt son juste châtiment.

LA FLEUR.

Oui, la vertu doit triompher. C’est la loi de l’Être suprême. Il laisse faire pendant quelque temps les méchants : mais il se lasse à la fin.

LE VIEUX MONTALAIS.

Mon père, cette dame bienfaisante n’avait point chez elle toute la somme qu’il faut pour acquitter votre dette : mais elle m’a assuré qu’elle s’engagerait pour le reste.

LA FLEUR.

Il n’en est plus besoin : elle est payée et repayée.

LE VIEUX MONTALAIS.

Oui, mon fils ; vois ce portefeuille. J’ignore encore ce qu’il renferme.

LE JEUNE MONTALAIS, avec surprise.

Que vois-je ? Je ne me trompe pas. C’est le portefeuille de M. le Comte.

LE VIEUX MONTALAIS.

Quoi, cet homme bienfaisant qui sort d’ici serait ton bienfaiteur.

LE JEUNE MONTALAIS.

J’ignore qui vous l’a remis : mais ce sont bien là ses armes.

LA FLEUR.

Voyez ce qu’il y a dedans : cela est plus utile qu’un blason.

LE JEUNE MONTALAIS, ouvrant le portefeuille, et en tirant plusieurs billets de la caisse d’escompte.

Dix neuf mille livres en billets au porteur.

LA FLEUR.

Et cinq qu’il a données déjà... Cela fait bien mille louis. Ma foi, mes amis, cette journée n’est pas mauvaise pour vous. Je vous en souhaiterais quelques centaines par an.

LE JEUNE MONTALAIS.

J’entends quelqu’un... Ah, c’est sans doute Madame de Valmont.

 

 

Scène IX

 

LE VIEUX MONTALAIS, MARIANNE, LA FLEUR, LE JEUNE MONTALAIS, LAURETTE, MADAME DE VALMONT

 

MARIANNE, courant au devant de Madame de Valmont.

Ah, madame, vous daignez nous honorer de votre visite ! Quel bonheur pour moi que ce vil agent du Marquis de Flaucourt vous soit connu !

MADAME DE VALMONT.

Ce Marquis est mon frère. Jugez belle Marianne, si j’ai des motifs assez puissants pour démasquer le fourbe qui l’a perdu : mais ne nous occupons pas de lui dans cet instant, parlons de ce qui vous regarde. Je viens de chez quelqu’un, à qui j’avais promis de vous voir ce matin, et qui s’intéresse vivement à votre sort ; je ne l’ai point rencontré, et il en sera bien fâché, j’en suis sure ; il ne demande qu’à vous obliger : sans être connu.

MARIANNE.

Madame, vous ignorez les bienfaits que nous venons de recevoir : mais, avant tout, faites-moi la grâce de me dire le nom du Monsieur, que je vis l’autre jour chez vous.

MADAME DE VALMONT, surprise.

Pourquoi me le demandez-vous, Marianne ?

MARIANNE, avec timidité.

Madame... je... Aurais-je été indiscrète en vous faisant cette question ?

MADAME DE VALMONT.

Point du tout, ma chère enfant... il se nomme le Comte de Saint Clair.

MARIANNE, transportée.

Ah, mon père, c’est lui !

LE VIEUX MONTALAIS.

Oui, c’est lui ; mon libérateur, le bienfaiteur de toute ma famille.

LE JEUNE MONTALAIS.

Courons tous nous jeter à ses genoux.

LA FLEUR.

Je veux être de la partie. Je serai bien aise de revoir encore une fois ce brave homme, ce parfait humain, ce généreux mortel.

MADAME DE VALMONT.

D’où naissent tous vos transports ? Qu’a-t-il fait que j’ignore ? Ah, sans doute, quelque belle action. Il en est bien capable.

MARIANNE.

Sans doute, c’est dans la maison de M. le Comte, que le perfide la Fontaine a eu l’audace de m’emmener, pour mon bonheur. À peine remise dans les bras de mon père, où je n’attendais que la mort, cet homme vertueux se présente chez nous au moment qu’on entraînait mon malheureux père. Il paye les Huissiers, il nous laisse ce portefeuille avec une somme considérable. Eh, peut-on se méprendre à ce trait généreux, et douter encore que ce ne soit M. le Comte ? Mais il nous a défendu de chercher à le connaître.

MADAME DE VALMONT.

C’est lui. Je n’en suis nullement étonnée. Je le reconnais à ce trait de générosité et de modestie ; mais il est nécessaire de l’instruire du bon emploi qu’il a fait de ses dons. Suivez-moi tous. Je veux m’amuser un peu à ses dépens. Il niera le fait, et j’aurai plus de plaisir à jouir de sa surprise, en vous présentant à lui.

Regardant La Fleur.

Est-ce là ce brave homme dont vous m’avez parlé ?

LE JEUNE MONTALAIS.

Oui, Madame, c’est lui-même.

MARIANNE.

Ah, Madame, mon frère vous a-t-il raconté ?...

La Fleur fait des contorsions et des signes tout-à-fait comiques avec son chapeau.

MADAME DE VALMONT.

Oui, je sais tout.

LA FLEUR.

Tant pis, morbleu : et je ne lui sais pas bon gré d’avoir révélé une chose qui m’a couté si peu à faire, et que j’avais déjà oubliée.

LE JEUNE MONTALAIS.

Eh, Monsieur...

LA FLEUR.

Appelles-moi ton ami, morbleu.

LE JEUNE MONTALAIS.

Ah, mon ami, devons-nous vous imiter ? plus vous cherchez à effacer de votre mémoire ce procédé, plus il doit se graver dans nos cœurs.

MADAME DE VALMONT.

On voit la probité empreinte sur sa physionomie.

LA FLEUR.

En vérité, Madame, votre politesse me ravit. Excusez, je vous pris, votre serviteur peu fait aux compliments des aimables Dames comme vous. La sincère La Fleur est embarrassé pour vous répondre selon votre mérite.

MADAME DE VALMONT.

Un brave soldat s’exprime toujours avec franchise, et son langage est préférable à des discours préparés. Je suis fort aise que cette circonstance me fasse connaître encore un homme bienfaisant et généreux. Il y en a si peu, que je croyais que Monsieur le Comte était le seul qui pensât aussi noblement.

À La Fleur.

Vous allez venir avec nous, M. le Militaire. Je serai enchantée de vous présenter à un homme avec qui vous avez tant de rapports ; lui-même me saura gré de lui avoir procuré votre connaissance.

LA FLEUR.

Madame, c’est trop d’honneur pour votre serviteur ; je ne suis qu’un simple soldat.

MADAME DE VALMONT.

Un soldat qui pense aussi noblement que vous, devient égal aux hommes du premier rang. Allons, ne perdons pas de temps.

LE JEUNE MONTALAIS.

Madame, ce brave homme et moi nous allons vous suivre chez M. le Comte ; mon père et ma sœur auront l’honneur de vous accompagner.

MADAME DE VALMONT.

Mais je puis vous emmener dans ma voiture.

LA FLEUR, bas au jeune Montalais.

Refuses pour moi poliment, toi qui sais la politesse. J’aime mieux aller à pied, cela me fera prendre le grand air. Dis-moi : suis-je encore un petit peu gris ?

LE JEUNE MONTALAIS.

Il n’y paraît presque plus, et la course achèvera de vous remettre le sang froid.

LA FLEUR.

C’est égal. Tu ne sais pas pourquoi je te suis ! C’est pour avoir le plaisir de couper les oreilles à ce scélérat, s’il peut tomber sous ma main.

LE JEUNE MONTALAIS, bas à La Fleur.

Et moi, je veux pour jamais lui ôter l’envie de répandre ses noirceurs dans la société.

MADAME DE VALMONT, au jeune Montalais et à La Fleur

Eh bien, qu’est-ce que vous dites-là ?

LE JEUNE MONTALAIS.

Madame, La Fleur vous prie, en vous faisant mille remerciements, de permettre qu’il n’aille pas en voiture. Il a l’habitude d’aller à pied.

LA FLEUR.

Tu as raison : c’est mon usage.

LE JEUNE MONTALAIS.

Adieu, Laurette.

LAURETTE.

Adieu, Monsieur Montalais. Ne tardez pas à revenir au moins.

LE JEUNE MONTALAIS.

Sois tranquille.

LA FLEUR, en sortant.

Adieu la blonde aux yeux noirs.

Madame de Valmont sort avec Marianne, le jeune Montalais et La Fleur les suivent ; Laurette les accompagne jusqu’au fond du théâtre, et revient sur ses pas.

 

 

Scène X

 

LAURETTE, seule, après avoir rêvé

 

Quel changement en si peu de temps ! Ils avaient bien des peines, bien des chagrins... Et voilà le bonheur de toutes parts qui leur arrive ; ils vont devenir bien riches... Voilà qui est fait, Mademoiselle Marianne ne travaillera plus... Que deviendrai-je si elle ne se sert plus d’ouvrières ?... Ils vont sans doute me renvoyer. Oh, non, ils sont trop bons, trop humains pour me mettre à la porte... Allons auprès de Madame Montalais, je lui ferai part de mes inquiétudes, et elle me rassurera, j’en suis sure.

 

 

ACTE V

 

Le théâtre change, et représente le salon du Comte.

 

 

Scène première

 

LE COMTE, LA FONTAINE

 

LA FONTAINE, à part, pendant que le Comte est plongé dans des rêveries profondes.

Ce morne silence m’annonce que déjà il se repent de m’avoir chargé de l’ordre du Roi. Ces prétendus gens de bien ne le sont que par ostentation : mais... je serai vengé de lui et de tous les Montalais... Pour avoir sa liberté, il faudra qu’on fasse encore des démarches et je me réjouirai des maux que moi seul j’aurai produits.

Haut.

Vous paraissez, Monsieur le Comte, bien occupé... Peut-être je vous dérange... Je me serais retiré, si vous ne m’eussiez retenu.

LE COMTE.

Je vous ai fait passer dans ce salon pour vous entretenir avec plus de liberté sur le compte de Montalais... Je réfléchissais dans ce moment sur les moyens que nous devrions prendre, pour nous dispenser d’en venir à cet éclat, en cherchant à ramener ce jeune homme par la voie de la douceur. Peut-être il n’est pas aussi coupable qu’il vous l’a paru... Il est vrai que Marianne en était indignée, et ce courroux n’est sans doute que l’effet de l’amour outragé ou de la jalousie.

LA FONTAINE.

Cela peut-être.

LE COMTE.

L’ingrat peut-il l’avoir offensée à ce point, sans être déchiré par ses remords, et pourrait-il jamais l’oublier, s’il a le bonheur d’en être aimé ?

LA FONTAINE, à part.

Je vois par ces paroles combien lui-même en est épris. Ah, que je crains leur bonheur mutuel ! Et ce serait moi qui l’aurais produit !

Haut.

C’est un esprit gâté, une âme corrompue qui a su séduire le cœur de cette fille. Je pense qu’il serait à propos de le tenir quelque mois en prison. Si vous lui pardonnez si facilement le scandale qu’il a produit dans votre maison, il abusera sans cesse de vos bontés, et il rira même des leçons de morale que vous prenez la peine de lui donner.

LE COMTE.

Si je pouvais me persuader que ses sentiments fussent aussi abominables que vous les soupçonnez, il ne reverrait jamais le jour.

LA FONTAINE.

Vous avez tout pouvoir sur lui. Il n’a ni protecteur ni amis.

LE COMTE.

C’est parce qu’il est sans appui, que je dois tendre une main secourable. Plus il m’est facile de le faire punir, s’il est coupable, plus je dois craindre d’abuser de mon pouvoir. Je veux l’interroger moi-même.

Appelant.

Holà ! Germeuil !

 

 

Scène II

 

LE COMTE, LA FONTAINE, GERMEUIL

 

GERMEUIL.

Me voilà, Monsieur.

LE COMTE.

Si Montalais paraît ici, qu’on me l’envoie. Je veux absolument savoir, par son propre aveu, tous les détails d’une entreprise aussi criminelle.

GERMEUIL.

Monsieur, je dois vous dire qu’il est venu à l’hôtel, il y a environ deux heures ; il a même demandé si vous étiez seul. Il était pâle, défait, sans boucles à ses souliers ni à ses jarretières, et un sabre sous son bras, le désespoir dans les yeux. En vérité, Monsieur, il nous a tous fait frémir.

LE COMTE.

Eh, quel serait son dessein ?

GERMEUIL.

Monsieur, je l’ignore. Cependant à travers son désordre les larmes coulaient de ses yeux, et il laissait échapper ces paroles : « Le traître, le perfide, le monstre ! il m’ôtera la vie, ou il périra de ma main. »

LE COMTE.

Et il ne demandait que moi ?

GERMEUIL

Pardonnez-moi, Monsieur, il demandait une autre personne.

LA FONTAINE.

Elle n’est pas difficile à deviner : c’est moi, sans doute. Je ne lui ai pas caché que j’allais révéler à Monsieur le Comte son affreuse conduite, et il ne peut me le pardonner ; mais je n’ai rien à redouter de sa part, et fidele aux lois de la probité, je brave toutes ses menaces.

GERMEUIL, à part.

Cette probité, je crois, est bien suspecte.

Haut.

Faut-il, Monsieur, vous l’envoyer, quand il paraîtra ?

LE COMTE.

Non, il n’est plus nécessaire.

Germeuil sort.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, LA FONTAINE

 

LE COMTE.

Il n’y a plus de ressource en ce jeune homme ; il est tout-à-fait perdu, et je ne conçois rien à un tel dérangement. N’importe, il doit être puni de son inconduite, et je dois vous venger, M. de la Fontaine. Combien Madame de Valmont est dans l’erreur à votre sujet ! Puisque vous êtes ennemi du vice, vous devez aimer la vertu.

LA FONTAINE.

Elle n’est pas toujours bien récompensée.

LE COMTE.

Pourquoi ? La vérité perce toujours.

LA FONTAINE.

La vérité ! C’est une insensée, une indiscrète, qui gâte souvent ce qu’elle entreprend. C’est la sage politique qui réussit et qui fait les grands hommes. La franchise et la sincérité nous mettent en butte à la haine et à la persécution. Le premier talent est d’en imposer par des dehors trompeurs, et comme Madame de Valmont, d’afficher la morale la plus austère, tandis qu’on est fort indulgent pour soi-même.

LE COMTE.

Votre ressentiment est excusable ; mais bientôt vous serez fâché de l’avoir conçu. Je laisse à votre disposition le sort de ce misérable. Allez mettre à exécution l’ordre que vous avez pour le faire arrêter, et que je n’entende plus parler de lui.

LA FONTAINE, à part

Quand il ne le voudrait pas, je ne mettrais pas moins en usage le pouvoir que j’ai en main.

Haut.

Je ne vous cache point, Monsieur, que je vais avec peine remplir cet emploi ; mais c’est un mal nécessaire.

LE COMTE.

Oui, mon ami, et peut-être il produira le bien.

LA FONTAINE, à part

Son ami ! Ah, s’il savait combien peu je suis le sien. Que ne puis-je lui prouver à quel point je l’abhorre ! Je sens cependant une certaine satisfaction : sa crédulité et sa confiance me vengent et m’amusent à ses dépends.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, seul

 

Enfin je respire un moment seul. Combien mon cœur est dégagé d’avoir pu faire une belle action en faveur d’un respectable vieillard ! Si sa fille s’est oubliée ; ce fut un moment... Ce malheureux craignait d’accepter mes services... Ah, Marianne, si vous étiez telle que vous m’avez paru, sans doute votre père serait devenu le mien. Mais pourquoi l’accuser ? Un autre m’a prévenu, un autre a su lui plaire. Je ne dois que la plaindre et gémir sur son sort. Je veux cependant travailler à son bonheur ; faire agir Madame de Valmont, en lui cachant sa faiblesse, s’il est vrai qu’elle ait cédé aux transports de son amant. Combien sa douleur la rendait intéressante ! La beauté dans les larmes ajoute à son pouvoir.

Après avoir réfléchi.

Que fais-je, malheureux ? Plus je cherche dans mes réflexions à me sauver, plus je m’égare. Non, non, il ne sera point dit qu’une fantaisie me fasse conduire comme un insensé. Si je pouvais approuver mes sentiments, je m’applaudirais de mon choix, et si ma raison ne peut me guérir, en m’éloignant de Paris, je pourrai du moins, par cette absence, triompher de ma faiblesse. Lisons cette fameuse préface qu’on ne vend que sous le manteau.

Il tire une brochure de sa poche et lit.

C’est une chose incroyable que toutes ces platitudes... Eh bien, tout Paris y court. On n’a point de l’esprit dans ce pays-ci, que quand on est méchant.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, MADAME DE VALMONT, GERMEUIL

 

MADAME DE VALMONT, bas à Germeuil, dans le fond du théâtre.

Comme le voilà tranquille ! Germeuil, observe ce que je t’ai recommandé : que personne n’entre dans le cabinet.

GERMEUIL, bas à Madame de Valmont.

Reposez-vous sur moi, Madame.

Haut.

Monsieur, Madame de Valmont.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, MADAME DE VALMONT

 

LE COMTE.

Ah, Madame, vous voilà ! Vous m’avez fait dire de vous attendre... Sans doute vous ne recevez personne ce soir ?

MADAME DE VALMONT, à part.

Il ne se doute pas que je suis instruite du motif qui m’amène. Amusons nous de son embarras.

Haut.

Vous m’avez chargé d’une commission bien intéressante. J’ai passé tantôt ici, comme vous le savez, non pour vous donner des nouvelles que je vous apporte, qui sans doute vont vous faire bien de la peine.

LE COMTE.

Vous m’alarmez, Madame. Qu’y a-t-il d’extraordinaire ?

MADAME DE VALMONT.

C’est qu’un autre a prévenu vos bienfaits en faveur de Marianne.

LE COMTE.

Ah, j’en suis bien aise.

MADAME DE VALMONT, à part.

Je le crois.

Haut.

J’allais partir pour me rendre chez elle, lorsqu’un malheureux jeune homme, que je ne connais point, s’est fait annoncer chez moi, et m’a appris qu’on allait entraîner dans une prison, pour dette, le père de Marianne. Je vole à leur secours ; mais quelle a été ma surprise de trouver sur tous les visages l’empreinte du bonheur ! et ce bonheur serait parfait pour eux, s’il n’était altéré par le regret de ne pouvoir témoigner à leur bienfaiteur toute leur reconnaissance.

LE COMTE.

Et Marianne paraît-elle bien curieuse de le revoir ?

MADAME DE VALMONT.

Ah, fort curieuse.

LE COMTE.

Fort curieuse ?

MADAME DE VALMONT.

Fort curieuse.

LE COMTE, à part.

Le faible sentiment de la reconnaissance ne peut satisfaire mon cœur.

MADAME DE VALMONT, à part.

J’entrevois qu’il est amoureux.

Haut.

Eh bien, mon cher Comte, vous ne dites plus mot... Approuvez-vous cet homme qui a la cruauté de garder l’anonyme ?

LE COMTE.

Je ne puis le blâmer. La bienfaisance n’a d’attraits que lorsqu’on y attache le mystère.

MADAME DE VALMONT.

Je ne suis pas de votre avis, et je pense que, si l’on rendait publiques les belles actions, elles seraient plus propres à rétablir les mœurs qu’à les corrompre. Tous les peuples ont élevé des temples et des autels aux passions qu’ils ont divinisées, et ce noble sentiment qui produit toutes les vertus, l’humanité sensible et secourable, n’a jamais reçu un hommage public.

LE COMTE.

C’est la seule vertu que l’homme doive couvrir des voiles du mystère.

MADAME DE VALMONT, vivement.

Vos maximes, M. le Comte, sur cette matière, ne sont pas, je crois, bien approfondies : car enfin, vous me permettrez de vous observer que les traits de bienfaisance deviendraient bien plus nombreux, si l’on faisait passer à la postérité, le nom de ceux qui ont rempli les devoirs que la nature prescrit à l’homme envers son semblable. Un public effréné élèvera un trône à une actrice, parce que ses talents l’auront amusé ; il lui donnera une fête splendide sur la mer, et la recevra comme une Cléopâtre. Un voyageur aérien verra s’élever des pyramides à sa louange, et l’homme bienfaisant sera enseveli avec ses belles actions. Non, Monsieur ; non, je ne suis pas de votre avis, et je voudrais qu’on gravât sur leurs tombeaux ! « ci-gît l’homme bienfaisant, ci-gît le Comte de Saint-Clair, qui ne vécut que pour faire le bien. »

LE COMTE.

Que dites-vous, Madame ? Pourquoi me faire une application que je ne mérite à aucun titre ?

MADAME DE VALMONT.

Peut-on dissimuler, quand on pense aussi bien que vous ?

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, MADAME DE VALMONT, GERMEUIL

 

GERMEUIL, bas au Comte.

Monsieur, un homme qui est chargé, dit-il d’un ordre, qu’il ne peut mettre à exécution sans votre consentement, demande à vous parler un moment en particulier. Il est accompagné de ce la Fontaine. Faut-il que je les fasse entrer ?

LE COMTE.

Je sais ce que c’est.

MADAME DE VALMONT.

Je vous gêne, peut-être.

LE COMTE.

Point du tout, Madame. Je n’ai qu’un mot à dire. Permettez que je vous quitte un moment.

MADAME DE VALMONT.

Allez et laissez-moi Germeuil.

Le Comte sort.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE VALMONT, GERMEUIL

 

MADAME DE VALMONT.

Germeuil, sont-ils toujours dans le cabinet et ne peut-il pas les rencontrer ?

GERMEUIL.

Non, Madame. Je viens d’y faire passer M. Montalais avec ce soldat que vous m’avez recommandé. Il faut convenir, Madame, que ce militaire a une figure bien heureuse.

MADAME DE VALMONT.

Son cœur est encore plus excellent.

GERMEUIL.

Ah, j’en suis bien persuadé. Mais, Madame, je dois vous faire part de ce qui se passe. Ce vil agent...

MADAME DE VALMONT.

Je suis instruite de tout, Germeuil et ses trames odieuses à la fin vont être découvertes.

GERMEUIL.

Ah, tant mieux : car Monsieur le Comte s’est laissé séduire par ce fourbe. Il est si bon, si prêt à croire le bien, que les apparences lui semblent des réalités.

MADAME DE VALMONT.

Je ne suis pas aussi aisée que lui à me laisser persuader.

GERMEUIL.

Ah, quel dommage, Madame, que vous ne soyez pas mariés ensemble ! Vos enfants auraient été des bijoux.

MADAME DE VALMONT, riant.

Ah, ah, ah, qu’il est drôle, cet homme !

 

 

Scène IX

 

MADAME DE VALMONT, GERMEUIL, LE COMTE

 

LE COMTE.

Il paraît Madame, que Germeuil a le talent de vous faire rire de bon cœur.

MADAME DE VALMONT.

Oh, je vous en assure. Il est si plaisant, même dans les choses sérieuses, qu’on ne saurait s’empêcher de rire,

GERMEUIL, à part.

Eh, ce n’est pas un si mauvais rôle. Tout le monde n’en peut pas faire autant.

LE COMTE, haut.

Mais j’entends du bruit ici dedans. Qu’est-ce qui s’y passe donc ?

À Germeuil.

Germeuil, vois ce qu’on fait dans mon cabinet, et surtout si Montalais demande à me parler, dis-lui que je ne suis pas visible.

MADAME DE VALMONT.

Eh, pourquoi ?... C’est-là où je vous attendais... Apprenez... Mais le bruit redouble.

GERMEUIL.

J’y cours.

Il sort.

 

 

Scène X

 

LE COMTE, MADAME DE VALMONT

 

MADAME DE VALMONT.

Vous savez donc que Montalais, votre secrétaire, est dans ce cabinet, avec...

LE COMTE.

Oui, avec un soldat qui l’accompagne. Monsieur la Fontaine, que vous avez si mal connu, vient de m’en avertir.

MADAME DE VALMONT.

Que j’ai si mal connu, dites-vous ? homme vertueux, mais trop crédule, que vous allez vous repentir vous-même d’avoir été si longtemps la dupe de ce scélérat ! Mais j’entends les cris de Marianne. Venez avec moi, venez.

LE COMTE, troublé.

Marianne !

On entend un bruit terrible dans le cabinet.

LE VIEUX MONTALAIS dans le cabinet.

Non, vous ne l’emmènerez pas. C’est mon fils, je vous assure et non un suborneur.

LA FLEUR, aussi dans le cabinet.

Si vous ne le lâchez point, je vous plonge mon épée dans le sein.

 

 

Scène XI

 

MADAME DE VALMONT, LE COMTE, MARIANNE, toute échevelée, LE VIEUX MONTALAIS, tenant d’un côté LE JEUNE MONTALAIS et UN EXEMPT de l’autre, LA FLEUR, entraînant d’une main LA FONTAINE, et de l’autre lui présentant son sabre sur la poitrine, GERMEUIL

 

MARIANNE, accourant, au Comte et à Madame de Valmont.

Ah, Madame ! Ah, Monsieur ! Empêchez...

En montrant la Fontaine.

Que ce perfide ne consomme ses horribles forfaits.

Se jetant aux pieds du Comte.

Et vous, Monsieur, avez-vous pu soupçonner mon frère de tant de noirceurs sans l’entendre ?

LE COMTE.

Que dites-vous ? Marianne ? Votre frère ! Quelle erreur !

LE JEUNE MONTALAIS, se jetant aux pieds du Comte.

Monsieur le Comte, je ne vous blâme point de cette injustice : votre équité fut surprise par le plus criminel des hommes. Apprenez que c’est lui seul qui me força à passer dans votre esprit pour un orphelin. Je ne lui dois le bonheur de vous connaître, qu’à l’invention de l’attentat le plus noir : il ne m’éloigne de la maison paternelle, que pour suborner ma sœur. Il acheta la créance de mon père, pour le faire traîner dans une horrible prison, et sous prétexte qu’une main bienfaisante va le délivrer, il emmène ma sœur dans l’appartement du Marquis de Flaucourt, et c’est pour attenter à son honneur. Ô comble de l’audace et de l’imposture ! Il ose me noircir dans votre esprit du crime affreux dont lui seul a pu former l’abominable projet. Je me vois publiquement traité comme le plus vil des scélérats... Ah, la seule grâce que je demande, c’est qu’on me livre ce traître, et que je puisse laver mon outrage dans son sang.

Le Comte la main sur le front, pendant tout ce temps, reste dans un morne silence.

LA FLEUR.

Il ne nous échappera pas. Je t’en réponds.

La Fontaine se démène et cherche à se débarrasser des mains de La Fleur.

LA FLEUR.

Tout doucement, à ton tour, Coquin. Tu as été un peu trop vite, et tu dois actuellement te reposer de toutes tes horreurs.

MADAME DE VALMONT, regardant le Comte.

Comme il est consterné !

MARIANNE, le montrant au vieux Montalais.

Ah, mon père, que son affliction me pénètre ! Oui, son cœur est aussi sensible qu’il est généreux.

Le Comte cherche à contenir ses larmes et change de visage.

GERMEUIL.

C’est en vain qu’il retient ses larmes. Comme il est anéanti !

MADAME DE VALMONT.

Qu’avez-vous, Monsieur le Comte ? Vous pâlissez.

L’EXEMPT.

Mais que veut dire tout ceci ?

GERMEUIL.

Écoutez jusqu’à la fin, et vous le saurez.

LE COMTE.

Je reste immobile... Puis-je rappeler tout ce qui s’est passé, sans frémir ? Le perfide, avec quel artifice il m’a trompé ! Je n’ose jeter les yeux sur cette famille respectable.

Il porte son mouchoir sur ses yeux.

L’horreur et l’attendrissement se combattent ensemble et déchirent mon âme.

LE JEUNE MONTALAIS, s’approchant du Comte.

Ô mon bienfaiteur, étouffez vos regrets.

LE COMTE.

Les étouffer, mon ami ! Je veux me les représenter sans cesse. Quand on a commis une si grande injustice, on ne saurait trop l’expier...

Montrant la Fontaine.

Pour ce monstre, il n’est pas digne de votre vengeance, ni de la mienne ; je l’abandonne à toute la rigueur des lois, et laisse à Monsieur

Montrant l’Exempt.

le soin d’instruire le Magistrat de sa conduite. C’est aux lois à délivrer la société d’un monstre indigne de porter le nom d’homme.

L’EXEMPT.

Je vois que l’innocent a été accusé par le coupable. Je vais en faire mon rapport au Ministre, et soyez persuadé, Monsieur, que je ne le perdrai pas de vue.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

MADAME DE VALMONT, LE COMTE, MARIANNE, LE VIEUX MONTALAIS, LE JEUNE MONTALAIS, LA FLEUR, LA FONTAINE, GERMEUIL

 

LE COMTE, montrant la Fontaine.

Qu’on l’ôte de mes yeux.

La Fontaine va pour sortir. La Fleur lui barre le passage.

LA FLEUR.

Je ne le quitte pas comme cela... j’ai un petit mot à lui dire.

Il sort avec la Fontaine et Germeuil.

 

 

Scène XIII

 

MADAME DE VALMONT, LE COMTE, MARIANNE, LE VIEUX MONTALAIS, LE JEUNE MONTALAIS

 

LE COMTE, au vieux Montalais.

Quel est ce soldat, respectable vieillard ? je l’ai vu tantôt chez vous.

À Madame de Valmont.

Je vois, Madame, que vous êtes instruite de tout.

MADAME DE VALMONT.

Vous n’en doutez plus.

LE VIEUX MONTALAIS.

C’est un homme, Monsieur, bien digne de votre estime. Ce matin, mon fils au désespoir va s’engager, pour me procurer les moyens de me dérober aux poursuites de mon créancier. Ce soldat venait sans doute chez nous pour s’assurer de lui : mais à peine s’est-il aperçu de nos malheurs, qu’il a rompu son engagement, et n’a jamais voulu reprendre l’argent qu’il nous avait donné ; et cet argent, à ce qu’il nous a dit, était le produit d’un petit bien qui lui restait de son patrimoine.

LE COMTE, à Madame de Valmont.

Eh bien, Madame, en comparant nos fortunes, trouvez-vous que le peu que j’ai fait, puisse égaler la générosité de ce digne soldat ? Comment pouvoir jamais m’acquitter envers Marianne, envers son frère, de toute l’injustice que la calomnie m’a fait commettre à leur égard ?

LE JEUNE MONTALAIS.

Ah, Monsieur, pouvez-vous vous faire des reproches si durs, vous à qui nous devons la liberté de mon père ? Vous fûtes trompé. Eh, que est l’honnête homme qui peut s’assurer de ne l’être jamais ?

MARIANNE au Comte.

Ne sommes-nous pas assez satisfaits, puisque nous avons votre estime ?

LE COMTE, attendri.

Ah, Marianne, que diriez-vous si un sentiment plus tendre me forçait à vous rendre l’hommage que je dois à vos vertus.

MARIANNE, à part et troublée.

Où suis-je ? qu’ai-je entendu ?

Tous se regardent.

MADAME DE VALMONT, au Comte.

Expliquez-vous.

LE COMTE.

Oui je dois faire ici une réparation publique, et foulant aux pieds les préjugés, les titres, les vains honneurs, rendre à la vertu tout ce qu’elle mérite.

Se jetant aux genoux de Marianne.

Je ne puis dissimuler davantage. Oui, Marianne, je vous adore, et dès l’instant que je vous ai connue, j’ai conçu pour vous la passion la plus tendre et la plus respectueuse. Il ne tient qu’à vous de prononcer mon bonheur en recevant ma main.

LE VIEUX MONTALAIS

Ô ma fille !

MARIANNE.

Tous mes sens sont émus... Je ne peux me soutenir.

Elle se trouve mal.

LE COMTE, la retenant dans ses bras.

Ciel, ses forces l’abandonnent ! Qu’ai-je dit, malheureux ? Sans doute je n’ai pas eu le bonheur de lui plaire.

MADAME DE VALMONT.

Marianne, mon enfant, auriez-vous de la répugnance pour votre bienfaiteur ?

LE COMTE.

Ah, il n’en faut pas douter. Il lui en coute sans doute de me refuser. Que je suis malheureux d’avoir pu lui déplaire !

LE VIEUX MONTALAIS.

Ah, Monsieur, le cœur de ma fille ne vous est pas connu ; j’ai pénétré ses sentiments, avant que nous fussions comblés de vos bienfaits. Songez-vous à la disproportion qu’il y a entre vous et elle ?

Marianne revient à elle.

LE JEUNE MONTALAIS.

Ma sœur, tu es bonne, tu es sage ; tu n’abuseras pas de l’ascendant que tu as sur le plus généreux des hommes. S’il a eu le bonheur de t’intéresser, fais lui le sacrifice de ton penchant, en renonçant à sa passion.

LE COMTE.

Qu’osez-vous dire ?

MARIANNE.

Ils craignent que vous ne vous repentiez un jour de m’avoir élevée au-dessus de mon sort. Ce n’est point cette élévation que je considère, plut au Ciel que vous ne fussiez que mon égal !

LE COMTE.

Quoi, Marianne, j’aurais eu le bonheur de vous intéresser ? Ah, vous me rendez le plus fortuné des hommes si j’ai pu vous plaire.

LE VIEUX MONTALAIS.

Ce matin, avant de vous connaître, j’ai développé les sentiments de ma fille à votre égard, et j’étais bien loin de penser qu’elle pouvait un jour s’y livrer sans crime, et qu’ils feraient son bonheur.

MADAME DE VALMONT.

La vertu doit être récompensée, et Monsieur le Comte, en donnant la main à Marianne, s’honore dans son digne choix.

LE JEUNE MONTALAIS.

Quoi, Madame, vous lui en donneriez le conseil ?

MADAME DE VALMONT.

Assurément. Les charmes et les vertus de Marianne peuvent seuls le rendre heureux. Je connais son cœur.

LE COMTE, au jeune Montalais.

Montalais, cessez de vous opposer à mon bonheur, par un excès de générosité que j’admire : mais qui ne peut altérer ma résolution

Au vieux Montalais.

Et vous, Monsieur, daignez m’accorder ce cher et digne objet de tous mes vœux, en devenant mon père.

LE VIEUX MONTALAIS.

Je ne puis vous le refuser ; mais je crains qu’un jour rendu à de sages réflexions...

LE COMTE.

Arrêtez, arrêtez, mon père, ce n’est point à mon âge que la raison peut jamais me faire rougir de mon choix.

MARIANNE, au Comte.

Hélas, quel destin fortuné m’accorde le bonheur de vous appartenir !

LE COMTE.

C’est moi qui dois m’applaudir de ce moment heureux... Holà. Quelqu’un.

 

 

Scène XIV

 

MADAME DE VALMONT, LE COMTE, MARIANNE, LE VIEUX MONTALAIS, GERMEUIL, accourant tout troublé, LAFLEUR, le suivant de sang-froid

 

LE COMTE.

Qu’y a-t-il de nouveau ?

GERMEUIL.

Ah, Monsieur, c’en est fait, ce monstre expire.

LE COMTE.

Comment donc ?

LE VIEUX MONTALAIS, regardant La Fleur.

Hélas, ce brave homme se sera compromis, en punissant un scélérat.

LA FLEUR.

Ne craignez rien : il a vécu en lâche, et il meurt en brave. Voilà comme on ne peut jamais répondre de soi. Je devais faire un homme ; et, par une circonstance inattendue, il se trouve au contraire, que j’en ai défait un.

LE COMTE.

Mais comment avez vous pu ?

LA FLEUR.

Parbleu, par les moyens ordinaires. Je l’ai suivi jusque dans la rue : il croyait m’échapper. « Ça, lui ai-je fit, coquin, défends toi. » Aussitôt avec fureur il a mis l’épée à la main, je l’ai fait batailler quelques instants ; ensuite fatigué de son horrible aspect, je l’ai cloué à la muraille. Il n’a pas été longtemps de ce monde, et je lui ai dit, en le quittant, adieu jusqu’à la résurrection.

LE VIEUX MONTALAIS

Mais, n’y a-t-il pas à craindre ?...

LE COMTE.

Non, rassurez-vous. Je prends tout sur mon compte. Le Ciel est juste.

À le Fleur.

Embrassez-moi, mon ami. Vous avez fait aujourd’hui deux belles actions, d’avoir secouru d’un côté l’indigent, et de l’autre d’avoir puni le criminel. Si vos exploits militaires sont aussi glorieux, que vous annoncez de courage, chaque jour de votre vie a du être marqué par un nouveau laurier, et signalé par un trait de bienfaisance.

MADAME DE VALMONT.

Ah, vous avez raison, M. le Comte. Votre mémoire et celle de ce brave homme doivent passer à la postérité : mais peut-être on regardera vos belles actions comme des fables, vu l’état de corruption où sont les mœurs de ce siècle.

LA FLEUR.

Vous me dites tant de belles choses, que je suis fort embarrassé pour y répondre : si j’ai bien fait, je n’ai point besoin d’autre récompense, et cela ne vaut pas la peine qu’on parle de moi quand je ne serai plus.

LE COMTE.

Ah, mon ami, on ne vous oubliera jamais.

LA FLEUR.

Un autre peut faire mieux que moi.

LE JEUNE MONTALAIS.

C’est impossible, mon ami. Les hommes aussi vertueux, ainsi que les grands talents, sont rares, et il s’écoulera peut-être dix siècles, pour trouver votre semblable, de même qu’un Comte de Saint-Clair.

LE COMTE.

Allons, laissons le mérite des grands hommes, quand ils ne font que leurs devoirs, et permettez, dans cet instant, que je ne m’occupe que de mon bonheur, en terminant mon mariage. Germeuil, vas avertir mon Notaire, qu’il se rende ici dans l’instant.

Il donne la main à Marianne, et le vieux Montalais à Madame de Valmont, et ils sortent après Germeuil.

 

 

Scène XV

 

LE JEUNE MONTALAIS, LA FLEUR

 

LA FLEUR.

Que veut dire ce mariage ?

LE JEUNE MONTALAIS.

Le Comte épouse ma sœur.

LA FLEUR.

Tout de bon ? j’en suis bien aise.

LE JEUNE MONTALAIS.

Oui, mon cher La Fleur.

LA FLEUR.

Écoute donc, tu vas devenir un gros Monsieur.

LE JEUNE MONTALAIS.

Ah, je serai toujours le même ; toujours l’ami de mon cher La Fleur.

LA FLEUR.

Va, j’en suis sur. Allons, mille escadrons, vive la joie et plus de coquins qui troublent votre prospérité.


[1] Voyez les petites Affiches du 12 janvier par M. l'Abbé Aubert ; le Mercure du samedi 4 mars ; le Courier Lyrique du 15 février ; le Journal de Nancy du même mois.

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