L’Heure du berger (CHAMPMESLÉ)

Pastorale en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 30 mars 1672.

 

Personnages

 

DAPHNÉ, Bergère déguisée en Berger, sous le nom de Coridon, Amoureuse d’Arcas

ARCAS, Berger, promis à Cléonice, amoureux de Daphné

CLÉONICE, Bergère, promise à Arcas, amoureuse de Tircis

TIRCIS, Berger, amoureux de Cléonice

CORINNE, Coquette

ALCIDON, Berger, frère de Daphné, amoureux de Corinne

PHILIS, Bergère

 

La Scène est en Forêt.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DAPHNÉ, sous le nom de Coridon, PHILIS

 

PHILIS.

Comment ! C’est toi, Daphné, sous ce déguisement ?

DAPHNÉ.

Oui, moi-même, Philis.

PHILIS.

Dans quel étonnement

Me mets-tu ? Mais au moins que j’en sache la cause.

DAPHNÉ.

Mon sexe déguisé t’apprend assez la chose.

Tu sais quand notre Prince arriva dans ces lieux,

Que mon peu de beauté lui donna dans les yeux.

Mon frère en prit ombrage, et craignant sa puissance,

Il voulut étouffer ces feux par mon absence

Il m’éloigna : la lune a six fois fait son tour,

Depuis que j’ai quitté cet aimable séjour.

Ce Prince en est parti, rien ne m’est plus contraire ;

Cependant j’y reviens et me cache à mon frère.

Sous le nom d’un parent éclairci de mon sort,

Qui me ressemble assez de visage et de port,

Je passe dans ces lieux. Notre amitié passée,

Fait que sans consulter je t’ouvre ma pensée.

Tu t’étonnes ! hélas, il est aisé de voir,

C’est qu’en moi l’effet d’un amoureux pouvoir ;

Rarement une fille en garçon se déguise

Que l’amour n’ait beaucoup de part en l’entreprise.

PHILIS.

Qui t’oblige à paraître en cet habit ?

DAPHNÉ.

Arcas.

PHILIS.

Arcas ! Tu te méprends, et tu n’y songes pas ;

Dans peu ce Berger doit épouser Cléonice.

Il est promis.

DAPHNÉ.

Ah, c’est ce qui fait mon supplice.

PHILIS.

Sait-il ta passion et ton déguisement ?

DAPHNÉ.

Pour l’une il le pourrait, pour l’autre nullement.

PHILIS.

T’aime-t-il ?

DAPHNÉ.

Je ne sais.

PHILIS.

Et que prétends-tu faire ?

T’engager sans savoir si tu pourras lui plaire.

DAPHNÉ.

Ne sais-tu pas, Philis, qu’en l’amoureux tourment.

Ce qui nous peut flatter persuade aisément ;

On se laisse abuser par la moindre apparence

Arcas surprit mes vœux dès ma plus tendre enfance,

Je le trouvais bienfait, j’admirais sa vertu,

Sa grâce, son esprit ; Bergère, que veux-tu !

L’amour pour nous tromper prend plus d’une figure,

Il le sait, sous divers noms, cacher son imposture.

D’abord dessous l’estime il entra, dans mon cœur,

Il le trouva facile à chérir son erreur.

Tout le favorisa, rien ne lui sut contraire,

Il s’en rendit le maître, et je le laissai faire.

Il me semblait aussi qu’il occupait Arcas,

Des mêmes soins ; sans cesse il était sur mes pas,

Chacun de notre amour nous nous faisions mystère,

Cependant nous cherchions tous les jours à nous plaire :

J’étais triste, il l’était ; il avait le souci

De m’expliquer son feu ; c’était le mien aussi :

Ayans même dessin, soumis au même empire,

Nous nous cherchions tous deux pour pouvoir nous le dire,

Affermis, résolus d’en presser l’entretien ;

Et quand nous nous trouvions, nous ne nous disions rien.

Que te dirai-je enfin, il partit, quel supplice !

Ô Ciel ! lorsque j’appris qu’Arcas et Cléonice,

Soumis à leurs parents, s’entredonnaient la foi,

Chère Philis, hélas, quel coup ce sut pour moi ;

Ma mort aurait suivi cette triste nouvelle,

Si pour me retirer de ma douleur mortelle,

On ne m’eut dit qu’Arcas murmurait en secret

Que Cléonice aussi témoignait du regret,

Que cet hymen était, contre mon espérance

Moins un effet d’amour que de l’obéissance.

L’espoir qui de nos cœurs se rend maître aisément,

M’inspira le dessein de ce déguisement.

J’ai crû que je pouvais avec un peu d’adresse

Examiner d’Arcas qu’elle était la tendresse,

Connaître ses désirs, et savoir si sa foi

Serait pour Cléonice, où plancherait pour moi

Je t’ai déjà conté que j’avais l’avantage

D’avoir de Coridon la taille et le visage ;

Mais tu le peux savoir, tu l’as vu dans ces lieux,

As-tu jamais rien vu qui se ressemble mieux ?

Tu sais que se trompant sans cesse à l’apparence,

Pour nous bien discerner on était en balance ;

Et qu’à nous voir ensemble, ou bien séparément,

On ne nous distinguait que par l’habillement.

PHILIS.

Il est vrai, mille fois je me suis occupée,

À vous bien discerner, et je m’y suis trompée.

Ce Berger dans ces traits est si semblable à roi,

Que j’ai vu tout le monde abusé comme moi.

DAPHNÉ.

Qui ne le serait pas, puisqu’Alcidon mon frère,

Chez qui je suis, me voit sans penser le contraire.

Depuis tantôt huit jours ; enfin, je suis ici,

Il me croit Coridon, et veut... Mais le voici.

Il suit de près Corinne ; elle paraît émue.

 

 

Scène II

 

DAPHNÉ, ALCIDON, CORINNE, PHILIS

 

ALCIDON.

Non, non, en vain tu veux le cacher à ma vue,

Je l’ai vu, je l’ai vu.

CORINNE.

Qu’as-tu vu ?

ALCIDON.

Ce Billet.

Que tu venais exprès ici lire en secret.

Ose me le nier ? ton âme en est capable.

CORINNE.

Moi, pourquoi le nier, puisqu’il est véritable ?

Le voilà. Ton esprit s’en forme un Billet doux.

Tu le crois d’un amant ?

ALCIDON.

Oui, sans doute.

CORINNE.

Jaloux.

ALCIDON.

Coquette.

DAPHNÉ, se mettant entre deux.

D’où vient donc cette ardente colère.

Qui vous trouble, Berger, qui vous émut, Bergère ?

CORINNE.

Un jaloux qui se plaît à me persécuter,

Dont la bizarre humeur cherche à me contester.

Qui forme des soupçons sur la moindre apparence ;

Il m’aime, à ce qu’il dit, avec violence ;

Et pour me le prouver, il me fait la faveur

De me faire sans cesse enrager de bon cœur.

DAPHNÉ.

Sur de simples soupçons avoir l’âme inquiète !

Qui peut vous les causer, Berger !

ALCIDON.

Une Coquette ;

Qui pour prix de l’amour que j’ai pour ses appas,

Me traite avec mépris, ne me regarde pas.

Pour lui prouver mes feux, je mets tout en usage

Que m’en arrive-t-il ? l’ingrate, la volage,

Sans égard pour mes soins, en tous lieux, devant moi ;

Avecque mes rivaux triomphe de ma foi.

D’une foule d’amants sans cesse est poursuivie,

Fait de les engager sa plus pressante envie ;

Et veut pour me régler sur son intention

Que je souffre cela sans nulle émotion.

DAPHNÉ.

Elle est de cette humeur ! serait-il vrai, Bergère ?

Seriez-vous, comme il dit, inconstante, légère ?

Quoi, la coquetterie a pour vous tant d’appas ?

CORINNE.

Je la suis, je l’avoue, et ne m’en défend pas,

Est-ce un si grand malheur ? Le Ciel m’a fait la grâce

De me former ainsi ; que veut-il que je fasse ?

Je m’y plais, les plaisirs me suivent en tous lieux,

Et je ne prétends pas changer pour ses beaux yeux.

ALCIDON.

Et moi, puisque tu veux vivre à ta fantaisie,

Ne crois pas que je quitte aussi ma jalousie

Tu veux être inconstante exprès pour m’outrager,

Moi je serai jaloux pour te faire enrager.

DAPHNÉ.

La résolution est digne de louange.

Quels discours, Alcidon ! Quelle humeur ! chose étrange !

Quoi, pour ce que l’on aime avoir ces sentiments !

Témoigner son amour par des emportements ?

Est-ce que vous croyez que le secret de plaire

Se forme des transports d’une aveugle colère !

Non, désabusez-vous ; ce n’est point par rigueur

Ni par emportement qu’on entre dans un cœur.

C’est par beaucoup de soin, de respect, de tendresse ;

Il faut pour réussir auprès d’une maîtresse,

Rechercher ses plaisirs, sans troubler son repos.

Admirer ses vertus, ne point voir ses défauts,

Montrer pour ses souhaits beaucoup de complaisance,

Dessus sa bonne soi prendre entière assurance.

La croire aveuglement, et pour toucher son cœur,

La laisser faire enfin, c’est toujours le meilleur.

CORINNE.

Oui, sans doute, voilà ce qu’un amant doit faire ;

Voilà le moyen sûr pour trouver l’ait de plaire

Que vous le prenez bien !

DAPHNÉ.

Cela se doit ainsi

Sans doute il doit changer, Bergère, et nous aussi ?

Et s’il faut qu’un amant soit pour une maîtresse,

Respectueux, soumis, complaisant, sans faiblesse,

La maîtresse à son tour doit avoir pour l’amant,

Même soin, même ardeur, et même sentiment ;

Car enfin persistant dans votre humeur coquette,

Que vous reviendra-t-il ? Une joie imparfaite.

Vous serez des amants, je ne dis pas que non ;

Mais vous en trouverez trente faux sans un bon :

On en voit tant partout que l’en en sait que faire,

Corinne, et pour le bon, on ne le trouve guère.

Il aime, vous avez quelque penchant pour lui

Sans attendre à demain, concluez aujourd’hui ;

Croyez-moi, bannissez ces chagrins et ces peines,

Unissez-vous tous deux par de plus douces chaînes ;

Ainsi vous cesserez, pour un plaisir plus doux,

Vous d’être coquette, et lui d’être un jaloux.

Voilà ce que, sans fard, j’ai crû vous devait dire,

Profitez en tous deux ; Adieu, je me retire.

 

 

Scène III

 

CORINNE, ALCIDON, PHILIS

 

ALCIDON.

Il faut pour être heureux, changer, tu l’entends bien,

Me le promets-tu, dis !

CORINNE.

Non, je n’en serai rien ;

Berger, j’aurais trop peut de manquer de parole,

ALCIDON.

Ainsi donc pour mes vœux, l’espérance est frivole,

Ingrate, persister à suivre un tel défaut !

N’en reviendras-tu point ?

CORINNE.

Non pas encore sitôt ;

Peut-être que le temps en me rendant plus sage

Un jour me défera de cette humeur volage,

Que lassée à mon tour d’offrandes et de vœux,

Je pourrai me résoudre à faire un seul heureux.

ALCIDON.

Ce ne sera pas moi ; tu me sais trop connaître,

Que je suis...

CORINNE.

Et pourquoi ne croirais-tu pas l’être ?

ALCIDON.

Tes mépris pour mes feux en sont de bons témoins.

CORINNE.

Pour mes autres amants, Berger, m’en vous-tu moins ?

ALCIDON.

Et qu’ai-je de plus qu’eux pour me le faire croire ?

CORINNE.

Un peu de mon estime, et place en ma mémoire.

ALCIDON.

La saveur n’est pas grande, étant commune à tous.

CORINNE.

Tu serais trop heureux si tu n’étais jaloux.

ALCIDON.

Et puis-je ne pas l’être, et voir ton inconstance ?

Mais quel bonheur aurais-je enfin ?

CORINNE.

Ma confidence ;

Par elle tu saurais quels sont tous mes amants,

Et tu verrais pour eux mes secrets sentiments.

ALCIDON.

Voilà de ton esprit encore quelque artifice.

CORINNE.

Non, je ne promets rien que je l’accomplisse ;

Bannis ta jalousie, Se ces soins superflus,

Et tu verras...

ALCIDON.

Et bien, je ne le serai plus.

Mon cœur qui dans ses vœux n’aspire qu’à te plaire,

Pour prendre aveuglement jusqu’à ton caractère,

Accepte le parti.

CORINNE.

Si tu le suis ; crois moi ;

Tu ne te plaindras plus de moi, ni moi de toi.

ALCIDON.

Suivant ce qu’à présent tu viens de me promettre,

Comme ton confident, je me dois tout permettre,

Montre-moi ce Billet.

CORINNE.

Quoi...

ALCIDON.

De ce même jour

Tu me dois montrer...

CORINNE.

Oui, ce qui vient de l’amour.

Si c’était d’un amant je te le serais lire ;

Mais ce Billet me vient, puisqu’il te le faut dire,

De la part d’une amie, et non pas d’un amant.

ALCIDON.

Non, non, je le veux voir, ou bien dès ce moment...

CORINNE.

De ce que je dirai je prétends être crue.

ALCIDON.

Moi, je prétends que rien ne se cache à ma vue.

CORINNE.

Tu ne me crois donc pas ?

ALCIDON.

Non, je le veux avoir ?

Montre-le-moi, sinon...

CORINNE.

Et bien, tu le peux voir ;

Mais pour avoir douté de mon amour sincère,

Si tu le vois, tiens-toi fort sûr de ma colère ;

Elle suivra de près ton désir curieux.

ALCIDON.

Quoi...

CORINNE, lui présentant le Billet.

Je ne dis plus rien, tien, lis si tu le veux.

ALCIDON voulant le prendre.

Oui, oui, je le lirai, je connais ta maxime.

CORINNE, le resserrant.

Va, pour te le donner j’ai pour toi trop d’estime,

Tu cherche ma colère en voulant ce Billet ;

Et je sens qu’avec toi je romprais à regret.

ALCIDON.

Comment, c’est donc ainsi que tu me tiens parole ?

CORINNE.

Comment, ainsi pour moi ta promesse est frivole ?

ALCIDON.

On ne devait point voir de secret entre nous.

CORINNE.

Et tu m’avais promis de n’être point jaloux.

ALCIDON.

Ce Billet vient d’Arcas.

CORINNE.

Cela pourrait bien être.

ALCIDON.

Il t’aime.

CORINNE.

Il se pourrait.

ALCIDON.

Il le fait trop connaître.

CORINNE.

Tu l’as dit.

ALCIDON.

Va, mon cœur renonçant à l’espoir

Te rend ta confidence, et ne veux plus te voir.

CORINNE.

Et bien je la reprends, cette saveur insigne,

Ton procédé sait voir que tu n’en est pas digne.

 

 

Scène IV

 

CORINNE, PHILIS

 

PHILIS.

Pour vous voir bien remis je demeurais exprès ;

Mais je vous vois brouillez tous deux plus que jamais.

CORINNE.

Je sais quand il me plaît changer le personnage ;

Mais voyons ce Billet qui lui fait tant d’ombrage.

Billet.

Vous me pressez et désirez savoir ;

Corinne, pour qui je soupire.

J’aurais fait un serment de souffrir sans le dire ;

Mais de vous refuser je n’ai pas le pouvoir.

Il faut le rompre, et faire, un effort sur moi-même,

Pour vous aller dire que j’aime

TIRCIS.

PHILIS.

Tircis, Bergère ! et que croit Alcidon ?

Il a donc contre Arcas mal conçu ce soupçon

Sur quelle conjecture a-t-il pris jalousie ?

CORINNE.

Un rien peut d’un jaloux troubler la fantaisie ;

Un esprit défiant le poursuit en tous lieux,

Et la moindre apparence est un monstre à ses yeux.

PHILIS.

Cependant c’est toujours user de tromperie ;

Tu disais qu’il venait de la part d’une amie.

CORINNE.

La tromperie est douce et permise en aimant,

Quand c’est pour s’assurer les vœux d’un autre amant.

PHILIS.

Plus je te considère, et plus je t’examine ;

Plus je vois que toujours tu veux être Corinne.

CORINNE.

Au nombre des amants on voit notre pouvoir ;

N’en avoir qu’un à nous ce n’est point en avoir,

Un caprice, un soupçon, bien souvent le dégage,

N faut de cent saveurs arrêter ce volage ;

Puis au bout pour tout fruit nous avons chagrin

De le voir triompher de nous par son dédain

Mais lorsque de plusieurs on se voit la maîtresse,

Un, peut s’évanouir sans que son change blesse,

On ne s’aperçoit pas même de son départ ;

Sans que l’on s’en chagrine, on l’impute au hasard :

À peine est-il absent qu’un autre prend sa place.

Il n’est point de dépit que ce plaisir n’efface

Et quand tout réussît au gré de mes désirs,

Quand je vois mes souhaits moindre que mes plaisirs,

Je l’avouerai, Philis, quoi que le Ciel destine,

Je suis, et je veux être incessamment Corinne.

PHILIS.

Tircis vient, je m’en vais.

CORINNE.

Non, demeure avec nous

Quand on a des témoins le triomphe est plus doux.

 

 

Scène V

 

TIRCIS, CORINNE, PHILIS

 

TIRCIS.

Enfin vous la savez, mon indiscrète flamme,

Et vous avez tiré le secret de mon âme ;

Et ce qu’avec que soin j’avais toujours caché ;

De ce cœur amoureux, vous l’avez arraché.

CORINNE.

Croyez-moi, bannissez ce scrupuleux Martyre,

S’il est bien doux d’aimer, il l’est plus de le dire ?

Et sans vous retrancher à pousser des soupirs,

Me nommant cet objet, contentez mes désirs.

TIRCIS.

Hélas ! Bergère, hélas ! dans mon Amour extrême,

Je n’ai point encore sait cet effort sur moi-même.

Tout tremblant de respect dans ma plus vive ardeur,

Ce beau nom ne s’est point échappé de mon cœur.

CORINNE, bas à Philis.

Il n’ose me nommer sans doute en ta présence.

Haut.

Vous nous en pouvez faire entière confidence,

Philis est sort discrète, et je la suis aussi ;

Berger expliquez-vous sans crainte et sans souci.

TIRCIS.

Puisqu’il vous faut nommer pour qui ce cœur soupire,

Et que je ne me puis empêcher de le dire,

C’est de tous nos hameaux, par d’insignes faveurs,

Celle... c’est celle, enfin, qui charme tous les cœurs,

Pour qui tous nos Bergers ont de secrètes flammes,

L’ornement de nos bois, le plaisir de nos âmes,

Dont les divins appas peuvent tout enflammer

Ce que l’on ne saurait regarder sans aimer.

CORINNE, bas à Philis.

C’est mon portrait, Philis, il le fait trop connaître.

Haut.

Quittez ce grand respect que vous faites paraître,

Nommez-nous cet objet sans craindre son courroux,

Elle en pourrait avoir envie autant que vous.

TIRCIS.

Ce portrait que je sais sans Art, sans Artifice,

Vous dit-il pas assez que c’est...

CORINNE.

Qui.

TIRCIS.

Cléonice.

CORINNE.

Cléonice ! Berger, qu’osez-vous proposer ?

On lui destine Arcas, elle doit l’épouser,

Avez-vous bien prévu quel chagrin, quel martyre...

TIRCIS.

Je me suis là dessus dit ce qu’on me peut dire.

La raison en secret pour combattre mes feux,

M’a fait appréhender le sort le plus affreux.

L’Amour même, l’Amour touché de mon martyre,

Avant que m’enflammer, cent fois me l’a su dire.

Il n’a point affecté tous ces déguisements,

Qu’il met le plus souvent dans le cœur des Amants ;

Il ne s’est point servi pour cacher ses mystères,

De tous ces faux brillants qui lui sont ordinaires ;

Les faveurs, les plaisirs ne m’ont pas attiré,

Les douceurs de l’espoir ne m’ont point enivré,

Je me suis peu flatté dans mon ardeur extrême,

Et ce n’est seulement que pour aimer que j’aime.

Le seul bien qui pourrait soulager mon tourment,

C’est d’exposer mes maux à cet objet charmant,

Faire voir à ses yeux le trouble de mon âme ;

Y peindre l’innocence et l’ardeur de ma flamme.

C’est-là tout mon espoir, et je ne vois que vous

Qui puisse à mes souhaits donner un bien si doux.

CORINNE.

Vous ne voyez que moi ?

TIRCIS.

Je ne vois que vous-même.

Elle vous aime sort, et vous l’aimez de même

Vous pouviez aisément sans l’offenser en rien,

Me ménager près d’elle un moment d’entretien :

Enfin, Bergère, enfin, c’est sur cette assurance

Que je vous ai sait part de cette confidence.

CORINNE.

Vous ne pouviez pour voir réussir vos desseins,

Mettre vos intérêts en de plus sûres mains.

TIRCIS.

J’ai bien crû que de vous j’obtiendrais cette grâce.

CORINNE.

Oui, Berger, il n’est rien que pour vous je ne fasse,

Je vais voir Cléonice ; allez, je vous promets

De vous servir encore par delà vos souhaits.

TIRCIS.

Que ne vous dois-je point obligeante Bergère ?

C’est le plus grand plaisir que vous me puissiez faire :

Je vous devrai la vie, et mon sort sera doux ;

Si j’ai jamais le bien de l’employer pour vous.

 

 

Scène VI

 

CORINNE, PHILIS

 

PHILIS.

Tu t’es bien abusée, et cela doit t’apprendre

À n’en point tant conter, de peur de te méprendre.

CORINNE.

Hé bien ! Philis, tu vois quel serait mon tourment,

Si dedans ce malheur je n’avais qu’un Amant.

Si j’avais sur Tircis sondé mon espérance,

Vois quel serait le fruit de ma persévérance !

Non, non, sans repentir je suivrai mes souhaits,

Le nombre des Amants n’incommode jamais,

Et pour fuir de l’Amour les bizarres faiblesses,

Il est bon d’en avoir de toutes les espèces.

PHILIS.

Tu t’offre cependant, Bergère, avec chaleur,

Auprès de Cléonice à servir son ardeur.

CORINNE.

Et tu crois que je veux lui tenir ma promesse ?

Apprends, Philis, apprends que ce n’est qu’une adresse.

Je m’offre à le servir, et sous cette couleur

Je cherche à m’acquérir une place en son cœur.

Je vais pour l’enlever aux yeux de Cléonice,

Employer à la fois l’adresse et l’artifice

Faire agir mes secrets, m’en servir tour à tour ;

Et même, s’il le faut, je feindrai de l’Amour.

PHILIS.

Mais enfin, si malgré tes soins, ton artifice,

Il demeure toujours constant pour Cléonice ?

CORINNE.

Si je ne réussis comme je me promets,

Si son cœur ne se rend soumis à mes souhaits,

Et que ses sentiments ne suivent pas les nôtres.

PHILIS.

Eh bien ?

CORINNE.

Je l’oublierai comme j’ai fait bien d’autres.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DAPHNÉ, seul

 

Quoi, Daphné, n’as-tu point de honte

De te voir, de paraître en ce déguisement ?

Venir en cet habit pour chercher un Amant !

Hélas ! c’est de l’honneur faire bien peu de compte.

Quand ton frère saura ce travestissement,

Que n’en croira-t-il point, dis, et quel jugement

Fera-t-on en ces lieux sur ce secret mystère ?

Chacun avec raison pourra s’en étonner ;

Mais on me le doit pardonner,

C’est l’amour qui me le sait faire.

 

L’amour, Daphné ! qu’ose-tu dire ?

As-tu bien consulté ton devoir, ta raison ?

Crois tu que l’on t’excuse en proférant ce nom ?

Une fille à ton âge être sous son empire !

Le connaître ; et de plus l’oser nommer, hélas !

Ai-je pu m’en défendre, et voir toujours Arcas ?

Non à tort sur ce point mon sexe s’effarouche,

J’aime, je le puis dire, Arcas m’aime, il suffit ;

Si l’amour est doux à l’esprit.

Il ne l’eu pas moins à la bouche.

 

Ouvre les yeux, rentre en toi-même ;

Trop crédule Daphné, qu’ose-tu dire ? Arcas

Est charmé de tes yeux, épris de tes appas ?

Tu le dis, malheureuse, et qui t’a dit qu’il t’aime

Est-celui ? Nullement. Aveugle, sors d’erreur.

Mais quoi ! pour Cléonice il a de la froideur,

Il évite l’Hymen, et le sait trop connaître :

Je ne me trompe point, il porte ailleurs sa foi ;

Je me flatte que c’est pour moi ;

Et c’est pour un autre peut-être.

 

Pour une autre ! Ah, chassons ce penser odieux ;

J’en mourrais. Il pourrait aimer en d’autres lieux ?

Non, non, cela n’est point, sa flamme m’est connue ;

Mon frère vient, cachons notre trouble à sa vue.

 

 

Scène II

 

DAPHNÉ, ALCIDON

 

DAPHNÉ.

Hé bien, sur mes discours, vous réglant désormais,

Berger, Corinne et vous, avez-vous fait la paix ?

ALCIDON.

Non, l’ingrate persiste en son humeur volage

En vain pour la fléchir j’ai tout mis en usage ;

Rejettent vos conseils, dédaignant mes discours,

Elle suit son génie, et le suivra toujours :

Mais quelqu’àveuglement, quelqu’ardeur qui l’entraîne,

Je n’en porterai pas moi seul toute la peine ;

Je la partagerai, du moins, et l’on verra

Si sur moi, sur mes feux, Arcas l’emportera.

DAPHNÉ.

Que parlez-vous d’Arcas, Berger, et que veut dire...

ALCIDON.

Comment ? Ignorez-vous que pour elle il soupire ?

Il l’adore, elle l’aime, et c’est-là le sujet

Qui fait qu’à son Hymen il consent à regret.

DAPHNÉ.

Ô Ciel ! qu’ai-je entendu !

ALCIDON.

L’ingrate s’abandonne

Au ridicule espoir que son Amour lui donne.

Il prétend l’épouser, elle le croit aussi,

L’Hymen de Cléonice eu son plus grand souci.

Il le recule, il croit que pour rompre avec elle.

Le temps lui fournira quelque adresse nouvelle.

DAPHNÉ.

Hélas !

ALCIDON.

Ils comptent mal, dès ce même moment

Je viens de m’opposer à ce retardement ;

Assemblant les parents tant d’un côté que d’autre,

Leur avis s’est trouvé conforme avec le nôtre ;

Ils pressent, tout est prêt pour se donner la main,

Et ce sera ce soir, ou le plus tard demain.

DAPHNÉ.

Comment, que faites-vous ?

ALCIDON.

Ce qu’il faut que je fasse,

Ce qu’un autre serait, s’il était à ma place.

DAPHNÉ.

Mais vous ne songez pas qu’à tant précipiter,

Vous faites... Croyez-moi, vous allez tout gâter.

ALCIDON.

Comment ? c’est un Rival dont il me faut défaire

C’en est-là le moyen.

DAPHNÉ.

D’accord. Mais cette affaire.

ALCIDON.

Moins je la presserai, plus j’aurai de souci ;

En lui donnant du temps il pourra... Le voici,

Suivons notre dessein. Je me trouble à sa vue.

Parlons.

DAPHNÉ.

Quoiqu’il arrive, hélas ! je suis perdue.

 

 

Scène III

 

ARCAS, ALCIDON, DAPHNÉ

 

ARCAS, à Alcidon.

Voyez-vous qu’en ces lieux on montre quelque ardeur,

Pour faire réussir notre commun bonheur ?

ALCIDON.

Ce grand préparatif en bannit la tristesse.

Et l’on n’entend par tout que des cris d’allégresse.

ARCAS.

Nous devons pour ne pas ralentir tant de vœux,

Profiter promptement de ces moments heureux.

ALCIDON.

Oui, vous devez répondre à la commune joie.

Et jouir du bonheur que le Ciel nous envoie

ARCAS.

Ce Loup vaincu, Berger, nous ne craindrons plus rien,

Et nous éviterons mille maux pour un bien.

ALCIDON.

De quoi me parlez-vous ?

ARCAS.

De la prochaine chasse ;

Où nous devons du monstre anéantir l’audace,

Le vaincre, et par sa mort bannir notre souci,

Qui vous étonne ?

ALCIDON.

Moi ? Je vous parlais ici

Du pompeux appareil pour l’illustre journée,

Où l’on doit accomplir votre heureux Hyménée.

ARCAS.

Ainsi votre discours s’accordait mal au mien.

Nous nous trompions tous deux, Berger, je le vois bien.

Parlons à cœur ouvert, c’est trop longtemps se taire,

Vous pressez mon Hymen, et moi je le diffère.

De le voir achevé vous faites vos souhaits,

Et je voudrais l’avoir reculé pour jamais.

Non pas que Cléonice à mes yeux ne soit belle,

Charmante ; mais le Ciel ne m’a pas fait pour elle,

Ou pour mieux dire, avant cet Hymen arrête,

J’étais déjà soumis sous une autre beauté :

Son pouvoir à mes yeux s’était fait reconnaître ;

L’Amour qui de nos cœurs est le souverain Maître,

Et qui ne reconnait d’intérêt que le sien,

A pour d’autres désirs depuis fermé le mien.

Enfin de vous dépend toute ma destinée,

Et si vous pressiez moins ce funeste Hyménée...

ALCIDON.

Moi ? Ce sont vos parents, Berger, et non pas moi.

ARCAS.

Il est vrai, mes parents m’ont prescrit cette loi

Tout m’empresse, intérêt, devoir, raison, justice,

Je le veux ; mais parlons ici sans artifice,

Parents, devoir, justice, intérêts, raison, loi

Berger, tout est pour moi, si j’obtiens votre voix.

Comme c’est de vous seul, et par votre suffrage

Que je veux obtenir la beauté qui m’engage ;

C’est à vous seul aussi que j’adresse mes vœux ;

Si vous y consentez, je serai trop heureux.

ALCIDON.

Vous pouvez librement au gré de votre envie,

Sans vous embarrasser, suivre votre génie,

Rompre votre Hyménée, aimer en d’autres lieux,

Contentez votre esprit, satisfaites vos yeux,

Expliquez vos désirs et les faites connaître,

Je n’y résiste point, vous en êtes le maître ;

Mais, Berger, si pour voir réussir vos souhaits,

Il vous faut mon aveu, vous ne l’aurez jamais.

ARCAS.

Jamais ! et quoi, mon choix peut-il tant vous déplaire

Hélas ! pour vous fléchir, dites, que faut-il faire ;

À Daphné.

Voudriez-vous pour moi, Berger, auprès de lui

Seconder mes désirs, me prêter votre appui ?

Il est votre parent, vous l’aimez il vous aime,

Sans doute il sera plus pour vous que pour moi-même.

Parlez.

DAPHNÉ.

Qui moi, Berger ? Que je parle pour vous ?

ARCAS.

Oui ; vous pourrez, peut-être adoucir son courroux.

DAPHNÉ.

Vous vous adressez bien, et pour votre avantage

Vous ne pouviez briguer un plus zélé suffrage :

Me connaissez-vous bien ? Savez-vous qu’aujourd’hui

J’ai pour vous refuser plus d’intérêt que lui ?

Que si près d’Alcidon j’employais la prière,

Ce serait à dessein de vous être contraire.

Que ce qu’il fait me plaît, qu’avec toute l’ardeur,

Je vais fortifier ce parti dans son cœur,

C’est vous en dire assez, et vous faire connaître

L’obstacle qu’à vos vœux je prétends faire naître.

ARCAS.

Avec cette chaleur s’emporter contre moi !

J’en devine la cause, oui, Berger, je la vois.

Hélas ! pour éviter le malheur qui me presse ;

Ciel, à qui désormais veux-tu que je m’adresse ?

Corinne vient à nous, implorons son pouvoir ;

Elle peut à mes vœux redonner quelque espoir.

Rassurons-nous, je vais lui parler, et j’espère

Qu’elle m’écoutera peut-être sans colère.

 

 

Scène IV

 

CORINNE, DAPHNÉ, ALCIDON, ARCAS

 

ALCIDON.

N’en soyons pas témoins, fuyons.

CORINNE.

Comment, Berger,

Éviter ma présence ; est-ce un si grand danger ?

ALCIDON.

J’ai si mal réussi dans votre confidence,

Que je dois éviter jusqu’à votre présence ;

Et puis, Arcas vous veut découvrir un secret,

Je me retire exprès de peur d’être suspect.

 

 

Scène V

 

CORINNE, ARCAS, DAPHNÉ

 

CORINNE.

Me dit-il vrai, Berger, qu’avez-vous me dire ?

ARCAS.

Beaucoup, Berger, hélas !

DAPHNÉ.

Ciel !

CORINNE.

Votre cœur soupire :

J’entends à demi-mot ce que dit un soupir.

Vous voulez m’expliquer quelque amoureux désir.

ARCAS.

Oui, je veux vous parler de la plus pure flamme

Que l’Amour ait jamais allumé dans une âme.

CORINNE,

L’ai-je pas deviné ? Je m’y connais. Eh bien !

Vous pouvez librement m’en faire un entretien.

ARCAS.

Pour vous faire un aveu de cette conséquence,

Ce Berger m’est suspect, et je crains sa présence :

Il faut pour m’expliquer un secret rendez-vous.

Puis-je le demander, me l’accorderez-vous ?

CORINNE.

De vous le refuser, me serait-il possible ?

Vous demandez trop bien, et j’ai le cœur sensible.

ARCAS.

Quel bonheur ! maintenant mon sort dépend de vous.

Et j’attends dès tantôt ce secret rendez-vous.

 

 

Scène VI

 

CORINNE, DAPHNÉ

 

DAPHNÉ.

Et moi j’attends la mort pour finir mon martyre.

Fuyons.

CORINNE.

Et vous, Berger, n’avez-vous rien à dire ?

DAPHNÉ.

Non, je n’ai rien, Bergère, à vous faire savoir.

CORINNE.

Tout de bon ?

DAPHNÉ.

Oui, sans doute ; et que pourrais-je avoir ?

CORINNE.

Je gagerais, voyant ce, soin de vous défendre,

Que vous-avez, Berger, quelque chose à m’apprendre.

DAPHNÉ.

Moi ! j’atteste le Ciel...

CORINNE.

Hé, ne jurez de rien.

Avant que de répondre, examinez vous bien.

Songez. N’avez-vous rien qui vous trouble à ma vue,

Votre âme en me voyant n’est-elle point émue.

Ne ressentez--vous point quelque chose de doux ?

Vous soupirez ?

DAPHNÉ.

D’accord. Mais ce n’est pas pour vous.

 

 

Scène VII

 

CORINNE

 

Il a beau dire, en vain il garde le silence

Ce Berger à pour moi plus d’Amour qu’il ne pense.

Il est jaloux, sans doute, et ne peut sans effroi,

Voir ce nombre d’Amants que je tiens sous ma Loi.

Chagrin d’entendre Arcas me dire en sa présence,

Qu’il voulait d’un secret me faire confidence,

Il n’a pu l’écouter sans un dépit jaloux,

Et voilà le sujet qui cause son courroux.

Que d’Amants ! chaque jour, chaque instant on voit naître,

Ou s’en défend en vain, et je n’ai qu’à paraître ;

Je ne vois que Tircis, qui d’erreur transporté,

Se range follement sous une autre beauté.

Pour m’en venger je vais employer l’artifice ;

Et contraindre son cœur à me rendre justice.

Cléonice paraît, sachons son sentiment.

 

 

Scène VIII

 

CLÉONICE, CORINNE

 

CORINNE.

Enfin nous approchons du bienheureux moment,

Où l’Hymen favorable aux souhaits de ton âme,

De fille qu’on te voit te va changer en femme.

Je voudrais bien savoir, et tu peux, si tu veux,

Éclaircir maintenant mon désir curieux,

À la veille d’un jour de cette conséquence ;

Dans ces extrémités, ce qu’une fille pense.

Pour moi, je crois que c’est un plaisant embarras.

De vouloir pénétrer dans ce qu’on ne sait pis.

L’imagination, sérieuse, modeste,

N’ose aller plus avant, feint d’ignorer le reste ;

Mais l’esprit plus subtil dans un tel entretien

Voit tout, pénètre tout, et n’en témoigne rien.

N’est-il pas vrai ?

CLÉONICE.

Hélas ! j’ignore ce mystère.

CORINNE.

Tu prétends avec moi te cacher et te taire,

Toi ?

CLÉONICE.

Non, je ne sais point l’Art de dissimuler ;

Et si je le sentais u m’en verrais parler.

Le moyen, je n’ai pas le temps de me connaître ;

Arcas de son côté s’en plaint aussi peut être.

Si de l’Hymen., l’Amour avait formé les nœuds,

Je serais plus contente, il serait plus heureux ;

Mais sans le pressentir, sans consulter sa flamme,

À peine il me connaît que l’on me sait sa femme :

Sans voir si c’est pour moi quelque chose de doux,

À peine l’ai-je vu, qu’on le fait mon époux.

Étrange tyrannie. Hélas ! est ce une affaire,

Où notre propre aveu ne soit pas nécessaire ?

Pour avoir un époux selon notre désir,

Ne peut-on nous laisser liberté de choisir ?

Il faut pour parvenir à ce bonheur suprême,

Pour le bien discerner, en juger par soi-même.

Avant que se soumettre au pouvoir de ses Lois,

Les yeux en sont l’essai, l’esprit en sait le choix,

Son entretien, le temps, tout nous le sait paraître,

Ainsi l’on s’accoutume après à se connaître,

À se souffrir l’un l’autre, à s’entendre, à se voir,

Et l’on vient à s’aimer sans s’en apercevoir.

CORINNE.

À juger sainement de toutes ces grimaces,

Arcas n’a pas l’honneur d’être en tes bonnes grâces,

Je le jugerais bien. N’est-ce point qu’aujourd’hui,

Quelqu’autre te plairait peut-être plus que lui ?

CLÉONICE.

Moi, Corinne ?

CORINNE.

Toi-même. Il entre du mystère ;

Cléonice, au discours que tu viens de me faire.

Qui refuse un Époux, doit avoir un Amant.

CLÉONICE.

Hélas !

CORINNE.

L’ai-je pas dit ? C’est cela justement.

Et qui de nos Bergers à l’honneur de te plaire ?

Serait-ce Cidamant ?

CLÉONICE.

Que me dis-tu-Bergère ?

CORINNE.

N’est-ce point Dorilas ?

CLÉONICE.

Ah ! cesse ce discours.

CORINNE.

Licidas ? Palemon ?

CLÉONICE.

Veux-tu parler toujours

Laisse-moi.

CORINNE.

Ce n’est pas Tircis, je m’imagine :

Tu ne lui parle pas.

CLÉONICE.

Qu’il est bienfait, Corinne

CORINNE.

C’est donc lui qui te plaît ?

CLÉONICE.

Moi.

CORINNE.

Le trouver bien fait

Ce n’est pas le haïr, c’est l’aimer en effet.

CLÉONICE.

Hé bien ! puisqu’il te faut découvrir ma faiblesse ;

Je ne hais point Tircis : Oui, je te le confesse.

Si l’on me le donnait à la place d’Arcas,

Je pense que l’Hymen ne me déplairait pas.

CORINNE.

Cela serait fort bien si l’on te laissait faire.

Mais Arcas t’est donné par tes parents, Bergère,

Ils ne souffriront point ton changement ; ainsi

Tu dois chasser l’Amour.

CLÉONICE.

Je le sais bien aussi.

Et malgré le penchant de ma nouvelle flamme,

Mon devoir, ma raison, sont puissants dans mon âme.

Tout est contre Tircis, tout parle pour Arcas ;

À ma confusion dans ce grand embarras :

Pour le chasser de moi, je fais en son absence,

Des protestations d’éviter sa présence.

À ne le plus souffrir mes sens sont résolus,

Mais quand je le revois, je ne m’en souviens plus.

Il faut pourtant, Corinne, oublier sa personne,

La raison me le dit, le devoir me l’ordonne,

Oui, je veux désormais lui montrer mon courroux.

Je veux...

CORINNE.

Achève donc.

CLÉONICE.

Hélas ! il vient à nous.

CORINNE.

Ne te découvre pas, garde bien de le faire.

CLÉONICE.

Si je reste en ces lieux, j’aurai peine à me taire,

Je ne réponds de rien s’il vient à me parler ;

De peur d’en dire trop, j’aime mieux m’en aller.

 

 

Scène IX

 

CORINNE, TIRCIS

 

TIRCIS.

Hé bien ! avez-vous vu cette aimable Bergère.

CORINNE.

Je viens de lui parler, et de bonne manière.

TIRCIS.

De mon Amour ?

CORINNE.

Sans doute.

TIRCIS.

Ayez-vous peint l’ardeur,

Corinne, dont ses yeux ont embrasé mon cœur ?

CORINNE.

Vous n’auriez pas mieux sait, quand c’eût été vous-même.

TIRCIS.

Avez.-vous bien parlé de mon respect extrême ?

CORINNE.

Oui.

TIRCIS.

Que le seul espoir que j’ai dans mon tourment,

C’est de l’aimer, toujours la voir un moment ;

Qu’après, sans me flatter, d’aspirer à lui plaire,

J’irai loin de ses yeux l’adorer, et me taire.

CORINNE.

Oui, j’ai dit tout cela, je vous assure.

TIRCIS.

Hé bien,

Qu’a-t-elle répondu ? Déclarez-le-moi.

CORINNE.

Rien.

TIRCIS.

Rien ! mais dans ses beaux yeux, ou dessus son visage,

Dites, n’avez-vous point surpris quelque présage

Favorable à ma flamme, ou contraire à mes vœux ?

Enfin serais-je heureux, Corinne, ou malheureux ?

Parlez.

CORINNE.

Que voulez-vous, Tircis, que je vous dise ?

J’ai vu dans sa personne une grande surprise,

Son teint à mes discours à changé de couleur,

Ses yeux me témoignaient quelque trouble en son cœur ;

Elle allait me répondre, inquiète, égarée ;

Mais, vous voyant venir, elle s’est retirée.

TIRCIS.

Que veux dire, Corinne, un semblable embarras ?

Dites-le-moi.

CORINNE.

Qui, moi ? Je ne m’y connais pas.

TIRCIS.

À parler franchement, sans avoir l’âme vaine,

Je ne prends point cela pour des marques de haine.

CORINNE.

Et s’il faut franchement m’expliquer à mon tour,

Je ne prends point cela par des marques d’amour.

TIRCIS.

Mais si ma flamme avoir moins de quoi la surprendre,

Elle n’avait, Corinne, aucun combat à rendre ;

Sans vous marquer son trouble, et son étonnement,

Elle aurait répondu selon son sentiment.

Er lorsque j’ai paru, loin de fuir ma présence ;

Ses yeux m’auraient instruit de son indifférence.

Cependant, que fait-elle, et que m’apprenez-vous ?

La voit-on contre moi s’emporter de courroux ?

Vous lui faites pour moi l’aveu de mon audace,

Ce discours-là surprend, cet aveu l’embarrasse ;

Son visage se change, et semble se troubler,

Je parais au moment qu’elle veut vous parler,

Elle me voir, se tait, m’évite, et se retire,

Bergère, dites-moi ce que cela veut dire ?

CORINNE.

Beaucoup pour un amant qui cherche à se flatter,

Mais peu pour un qui veut moins croire, et plus douter :

Car, Berger, l’apparence enfin que Cléonice

Put vous favoriser sans faire une injustice,

À la veille qu’Arcas doit être son époux ?

Faut-il vous étonner, si lui parlant de vous,

Beaucoup d’étonnement paraît sur son visage :

C’est d’un secret dépit un assuré présage ;

Elle allait éclater, et vous voyant venir,

Tout son ressentiment allait à vous punir ;

Mais ne vous croyant pas digne de sa colère,

Elle a bien mieux aimé vous laisser, et se taire.

TIRCIS.

C’est votre sentiment, mais ce n’est pas le mien.

CORINNE.

C’est pourtant le plus sûr, Berger.

TIRCIS.

Je n’en sais rien.

CORINNE.

Je m’y connais, Tircis, et vous me devez croire.

TIRCIS.

Comment ! en un moment perdez-vous la mémoire ?

Vous me venez de dire, et je m’en souviens bien,

Que dans cet embarras vous ne connaissiez rien :

Voulez-vous maintenant m’assurer du contraire ?

C’est mon cœur que sen crois, c’est lui belle Bergère,

Qui depuis le moment que l’Amour l’a charmé

Ne s’est point applaudi de l’espoir d’être aimé

Il me flatte aujourd’hui d’une ombre d’espérance,

Peut-être m’abusai-je enfin à l’apparence ;

Mais me dût cette erreur assurer le trépas ;

Je ne m’en puis défendre, et ne m’en cache pas :

À moins que Cléonice à mes yeux elle-même ;

Ne me vienne tirer de cette erreur extrême,

Je croirai toujours...

CORINNE.

Mais...

TIRCIS.

Quoi qu’il en soit, hélas !

Ce penser m’est bien doux, ne m’en retirez pas,

À mille maux cruels, c’est me livrer en proie.

CORINNE.

Je me garderai bien de troubler votre joie,

Il ne tient pas à moi que selon vos désirs,

Vous ne palliez vos jours en d’éternels plaisirs.

TIRCIS.

Je le sais, et vous suis trop obligé, Bergère,

Mais de grâce, achevez.

CORINNE.

Que faut-il encore faire ?

TIRCIS.

Auprès de Cléonice employer votre voix,

Tâcher de lui parler une seconde fois ;

Et s’il se peut, pour rompre un chagrin qui me tue,

Me ménager près d’elle un moment d’entrevue.

CORINNE.

S’il ne tient qu’à cela, je vais présentement

La chercher, lui parler, la presser vivement ;

Je m’en vais pour la rendre à vos vœux plus propice,

Employer à la fois, l’adresse, et l’artifice ;

Et si par mes discours je ne la sais changer,

À sa place je suis à vous pour vous venger.

TIRCIS.

Pour fléchir sa rigueur, n’épargnez rien ; Bergère,

À l’adresse, aux discours, ajoutez la prière...

CORINE.

Adieu : souvenez-vous ; pour flatter vos souhaits,

Que j’engage mon cœur pour ce que je promets.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CORINNE, seule

 

Quand on a tant d’Amants à qui l’on cherche à plaire,

Qu’on n’en veut perdre aucun, on n’est pas sans affaire.

e suis seule, et puis reprendre mes esprits,

Examinons un peu tout ce que j’ai promis :

N’oublions rien sur tout. Dorilas me demande

Un Bouquet de ma main ; Damon une guirlande :

Lycas un Bracelet de mes propres cheveux ;

Ligdamon un baiser, l’enjoué Doris deux.

J’ai donné rendez-vous au Berger Céliandre,

Arcas m’en demande un. Il faut ici l’attendre,

Encor qu’à Cléonice on ait promis sa foi,

Ce Berger y répugne, et soupire pour moi.

Si je lui faisais voir Cléonice infidèle,

Que Tircis l’aime fort, qu’il est fort aimé d’elle ;

Il romprait avec elle, et me serait acquis ;

Mais n’en témoignons rien. Non je perdrais Tircis :

Plus je vois ce Berger éviter mon adresse,

Plus il me prend par là ; voilà notre faiblesse.

L’autre est déjà soumis au pouvoir de mes yeux,

Et le bien qu’on possède est le plus précieux.

Chose étrange ! Arcas m’aime, il aspire à me plaire,

J’ai pourtant pour ses feux peu d’estime ; au contraire

J’en ai trop pour Tircis, qui n’en a point pour moi.

Cependant par l’effet de ce je ne sais quoi,

Je vais sacrifier un Berger qui m’adore,

Pour un qui de m’aimer n’est pas trop sûr encore.

Telle est sa destinée, et la mienne : aujourd’hui.

Je l’attends, toutefois dois-je parler à lui ?

Oui, pourquoi balancer, je suis jeune et coquette,

À mon âge il est doux d’écouter la fleurette.

C’est un charme secret que l’on hait rarement ;

Et soit qu’il plaise ou non, c’est toujours un Amant.

Le voici.

 

 

Scène II

 

CORINNE, ARCAS

 

CORINNE.

Vous voyez que j’y suis la première ;

C’est tenir sa parole, et de belle manière.

ARCAS.

Aussi vous m’en voyez dans la confusion.

CORINNE.

Ce n’est pas de cela dont il est question.

Vous en êtes confus, je n’en fais point de doute,

Mais il s’agit d’amour, parlez, je vous écoute.

ARCAS.

Oui, Bergère, il est vrai, c’est d’amour qu’il s’agit,

Avant que de venir, j’ai crû m’être tout dit.

Mon esprit affermi tantôt par votre absence,

Fournissait à ma bouche un torrent d’éloquence.

Mon cœur dans ses transports me répondait de moi,

Je me promettais tout ; et lorsque je vous vois,

Qu’à m’écouter votre âme avec plaisir aspire,

Je cherche, je me trouble, et ne sais plus que dire.

CORINNE.

Pour calmer l’embarras qui semble vous saisir.

Si je le devinais, vous serais-je, plaisir ?

ARCAS.

Que vous épargneriez de tourments à mon âme,

Si vous saviez...

CORINNE.

Je sais à qui va votre flamme.

ARCAS.

Vous le savez ?

CORINNE.

Et pour flatter votre dessein ;

Je veux faire avec vous la moitié du chemin.

C’en est peut-être trop, Berger, la bienséance

Souffre malaisément une telle licence ;

Mais pour ce qu’on estime en ces extrémités,

Oh passe par dessous toutes formalités.

Je sais...

ARCAS.

Que dites-vous ? Vous sauriez le supplice,

Que prépare pour moi l’Hymen de Cléonice.

CORINNE.

Oui.

ARCAS.

Que sans consulter ni mon cœur ni le sien.

Nos parents ont entr’eux...

CORINNE

C’est ce que je sais bien.

ARCAS.

Ah ! que vous me charmez ! Dieux quelle joie extrême.

Non, je ne pouvais mieux m’adresser qu’à vous-même.

Mais, qui vous a pu dire, avouez-le entre-nous ?

Que, c’est Daphné que j’aime ?

CORINNE.

Hem ? Quoi ? que dites-vous ?

ARCAS.

Daphné.

CORINNE.

Sœur d’Alcidon ?

ARCAS.

Oui, Bergère, elle-même.

CORINNE.

Qui, Daphné, dites-vous ?

ARCAS.

Oui, c’est elle que j’aime,

Mon cœur depuis longtemps charmé de ses appas...

CORINNE.

À dire vrai, voilà ce que je ne sais pas !

ARCAS.

Vous ne le savez pas !

CORINNE.

Non.

ARCAS.

Vous disiez... 

CORINNE.

Que faire ?

Je me trompais.

ARCAS.

Hé bien, je vous l’apprends, Bergère ;

Oui, c’est cette beauté qui me tiens sous sa loi.

Je ne puis aimer qu’elle...

CORINNE.

Eh, que m’importe à moi.

ARCAS.

Cependant on veut rompre une amitié si chère,

Et par un autre hymen...

CORINNE.

Je n’y saurais que faire.

ARCAS.

Vous pouvez toutefois soulager mon tourment,

Il ne tiendra qu’à vous.

CORINNE.

Moi, Berger, et comment ?

ARCAS.

Mes parents, qui tantôt me donnaient Cléonice,

Pressés par ma douleur, touchés par mon supplice,

Rangeraient de pensée, ainsi qu’ils me l’ont dit,

Pourvu qu’à mon bonheur Alcidon consentit ;

Mais lorsque j’ai voulu le pressentit lui-même :

Je l’ai vu contre moi dans un dépit extrême,

Soit qu’il m’ait à mépris, ou soit que pour sa sœur

Il ait jeté les yeux sur un parti meilleur.

Vous pouvez tout sur lui, si vous vouliez, Bergère,

Parler en ma faveur pour vaincre sa colère ;

Quelque ressentiment qu’ait pour moi son courroux,

Il aura de la peine à tenir contre vous.

CORINNE.

Voilà donc le sujet de cette confidence.

Vous-même déclarez ce secret d’importance,

Qu’afin de m’obliger à seconder vos vœux,

Et prier Alcidon d’autoriser vos feux.

ARCAS.

Oui, c’est le seul espoir qui flatte mon attente,

Je connais vos bontés, et l’humeur obligeante

Qui vous porte sans cesse à servis vos amis.

CORINNE.

Je vais vous faire voir à quel point je la suis.

ARCAS.

Puis-je espérer ce bien ?

 

 

Scène III

 

DAPHNÉ, CORINNE, ARCAS

 

DAPHNÉ.

Qu’aperçois-je ? Je tremble ;

Ils m’ont donc prévenue. Ah ! Dieux ils sont ensemble ?

CORINNE.

J’aperçois Coridon, je vais tout de ce pas ;

Pour vous servir lui dire...

ARCAS.

Ah ! ne le faites pas,

Bergère, c’est de lui dont il me faut défendre,

Je crains...

CORINNE.

Examinez comme je vais m’y prendre,

Soyez-en le témoin, demeurez, je le veux.

Vous verrez mon adresse à seconder vos vœux

Approchez, Coridon, il s’agit d’une affaire,

Qui rend votre présence en ces lieux nécessaire.

DAPHNÉ.

Ma présence !

CORINNE.

Oui. Berger.

DAPHNÉ.

Moi, Bergère, et pourquoi ?

CORINNE.

Arcas, que vous voyez, vient de s’ouvrir à moi ;

Il aime, devinez, Berger, qui ce peut être.

DAPHNÉ.

Moi, que je le devine, eh ! puis-je la connaître ?

CORINNE.

Oui, vous la connaissez.

DAPHNÉ.

Je cherche vainement.

CORINNE.

Encore ?

DAPHNÉ.

C’est vous, peut-être.

CORINNE.

Il choisit mieux, vraiment,

Il aime éperdument Daphné votre Cousine.

DAPHNÉ.

Il aimerait Daphné ! Que dites-vous, Corinne ?

ARCAS.

Qu’avez-vous dit, Bergère ?

CORINNE.

Écoutez jusqu’au bout ;

Oui, c’est Daphné qu’il aime.

DAPHNÉ.

Ah Ciel !

CORINNE.

Ne n’est pas tout.

Ce Berger prétend rompre avec Cléonice,

Pourvu qu’à ces désirs Alcidon soit propice.

Il implore mes soins pour le toucher.

DAPHNÉ.

Eh bien :

Qu’avez-vous résolu ?

CORINNE.

Moi ? de n’en faire rien.

Si j’employais, mes soins auprès de ce qu’il aime.

Que dirait Cléonice ; Alcidon, et vous-même.

ARCAS.

Bien loin de me servir, vous parlez contre moi ;

Quel en est le sujet, la raison, et pourquoi ?

CORINNE.

Pour vous punir, Berger, de votre extravagance ;

Me chercher, me choisir pour une confidence ?

Moi ? Dans l’âge où je suis, sans trop blesser les yeux,

Je crois valoir encore quelque chose de mieux.

ARCAS.

Ah, Ciel ! de tous côtés on me joue, on m’outrage,

C’en est trop, je ne puis en souffrir davantage.

DAPHNÉ.

Est-ce une vérité que ce qu’elle m’a dit,

Berger, Daphné peut-elle occuper votre esprit.

ARCAS.

J’en ai trop avancé pour m’en vouloir dédire ;

Oui, j’adore Daphné, pour elle je soupire,

L’hymen de Cléonice attire tous les vœux,

Ses parents et tes miens en sont d’accord entr’eux,

Alcidon le poursuit avec un soin extrême,

Vous prenez son parti ; Corine en fait de même,

Tout m’en semble imposer la tyrannique loi ;

Mais malgré tous les vœux que l’on fait contre moi,

Malgré tous mes parents, Alcidon, vous ; Corinne,

Que le Ciel s’en courrouce, et le sort s’en mutine,

Rien ne m’obligera de changer de désir,

Et je l’adorerai jusqu’au dernier soupir.

 

 

Scène IV

 

DAPHNÉ, CORINNE

 

DAPHNÉ.

Sachez, Berger...

CORINNE.

Il fuit, et ne peut vous entendre.

DAPHNÉ.

Ah, que m’avez-vous dit ? et que viens-je d’apprendre ?

CORINNE.

Est-ce que mon discours aurait pu vous fâcher.

DAPHNÉ.

Ru contraire, ma joie à peine à s’en cacher.

La déclaration que vous venez de faire,

Me charme tellement que je ne puis m’en taire.

CORINNE.

Comment ! elle serait selon votre désir ?

DAPHNÉ.

Oui, vous ne me pouviez faire un plus grand plaisir.

CORINNE.

Serait-il vrai, Berger.

DAPHNÉ.

Rien n’est plus vrai, Bergère.

CORINNE.

Mon cœur depuis longtemps aspirait à vous plaire,

Et pour y réussir mes désirs empressés...

DAPHNÉ.

Vous avez réussi plus que vous ne pensez.

CORINNE.

N’est-il pas vrai qu’Arcas vous avait fait ombrage ?

Vous croyez qu’il m’aimait ?

DAPHNÉ.

D’accord, c’était ma rage.

Mon cœur dans les transports d’un aveugle courroux,

Maudissait le dessin, et pestait contre vous.

Rien ne vous aurait pu sauver de ma colère :

Mais, Corinne, à présent que je sais le contraire,

Ma haine est dissipée, et cette vive ardeur,

En amitié pour vous se changer dans mon cœur.

CORINNE.

Vous m’aimez, Coridon ?

DAPHNÉ.

Rien n’est plus véritable.

CORINNE.

Tout de bon ?

DAPHNÉ.

Tout de bon, ou que le Ciel m’accable

CORINNE.

Quoiqu’il puisse arriver, vous ne changerez pas ?

DAPHNÉ.

Non, pourvu que jamais vous n’écoutiez Arcas.

CORINNE.

Ah ! de ne le plus voir je vous sais ma promesse.

DAPHNÉ.

Et moi, je vous réponds de toute ma tendresse.

CORINNE.

Ce que vous promettez me plaît infiniment.

DAPHNÉ.

Ce que vous m’avez dit me touche extrêmement.

CORINNE, à part.

Que ce plaisir m’est doux !

DAPHNÉ, à part.

Que cette erreur m’est chère ?

CORINNE.

Adieu, charmant Berger.

DAPHNÉ.

Adieu belle Bergère.

CORINNE.

Cet aveu me plaît plus que vous ne pensez pas.

DAPHNÉ.

Le vôtre m’a tiré d’un fâcheux embarras.

CORINNE.

Me conserverez-vous toujours votre tendresse ?

DAPHNÉ.

Serez-vous ferme, vous, dedans votre promesse ?

CORINNE.

Si je se vous la tiens, que je meure en ce lieu.

DAPHNÉ.

Et moi pareillement.

CORINNE.

Adieu, Berger...

DAPHNÉ.

Adieu.

 

 

Scène V

 

CORINNE, ALCIDON

 

ALCIDON.

Est-ce encore un Amant ? Ton humeur agréable

Lui plaît-elle ? À tes yeux a-t-il de quoi charmer ?

CORINNE.

Peut-être ; il est bienfait, je suis assez aimable,

Avec ces qualités on se peut estimer.

ALCIDON.

Tu veux donc, persistant dans cette humeur volage,

En tous temps, avec tous suivre ces sentiments.

CORINNE.

Dois-tu t’en étonner ? Je suis fille, à mon âge,

C’est un plaisir bien deux, que d’avoir des Amants.

ALCIDON.

Est-ce un si grand plaisir qu’une telle victoire,

Et crois-tu que de toi l’on fasse plus d’état ?

CORINNE.

Oui, vraiment, c’est de là que dépend nôtre gloire,

Plus nous avons d’Amants, plus nous avons d’éclat.

ALCIDON.

Mais, dis-moi, puisqu’il faut répondre à ta faiblesse,

Que doit faire un Amant dans un tel embarras ?

CORINNE.

Il doit être fournis aux vœux de sa Maîtresse ;

Tout souffrir, tout entendre, et n’en murmurer pas.

ALCIDON.

Approuve qui voudra cette injuste maxime.

Moi, je la souffrirais ? Je l’endurerais, moi ?

CORINNE.

Oui, si tu veux pour toi conserver mon estime,

Si non ne me plus voir : Il ne tiendra qu’à toi.

ALCIDON.

Oui, oui, c’est le parti que l’on me verra prendre ;

Je ne te verrai plus, je te le promets bien.

CORINNE.

Dans l’aveugle courroux qui vient de te surprendre,

Tu le dis, tu le crois, mais tu n’en seras rien.

ALCIDON.

Je t’aimais, de mon cœur tu possédais l’empire,

Mais je te veux haïr à l’égal du trépas.

CORINNE.

Contre un objet qui plaît, quoique tu puisses dire,

On fait bien des desseins qu’on n’exécute pas.

ALCIDON.

Le mien quoiqu’il arrive est puissant sur mon âme :

Si je ne le fais pas, que je meure à l’instant ;

CORINNE.

Ne sais aucun serment sans consulter ta flamme,

Ou crains que de ma part je n’en promette autant.

ALCIDON.

C’est ce que je demande, et tu ne saurais faire

Rien qui me soit si cher ; poursuis tu le verras.

CORINNE.

Oui ? Si je le faisais ce serait donc te plaire ?

Pour te faire enrager, je ne le ferai pas.

ALCIDON.

Et quel est ton dessein en tenant ce langage ?

Fais ce que tu voudras, tout me déplaît de toi.

CORINNE.

Je veux pour me venger mettre tout en usage,

Et te rendre amoureux plus que jamais de moi.

ALCIDON.

Je sais pour l’éviter un moyen infaillible.

Tes menaces en l’air ne me font point de peur.

CORINNE.

Je te connais, invente, agis, fais l’impossible,

Je suis malgré tes soins Maîtresse de ton cœur.

ALCIDON.

Les plus affreux déserts, les lieux les plus sauvages,

Me seront doux alors que tu n’y seras pas.

CORINNE.

Que tu sois dans nos Bois, nos Prés, ou nos Bocages,

J’y serai comme une ombre attaché e à tes pas.

ALCIDON.

Nous verrons ; il est temps que ce discours finisse.

CORINNE.

Tu fuis, et tu prétends rompre cet entretien.

ALCIDON.

Oui, je suis, et je veux que ton cœur me haïsse.

CORINNE.

Moi, je ne le veux pas, et je n’en ferai rien.

ALCIDON.

Mes mépris te feront bien changer de langage.

CORINNE.

Mes soins à te chercher te changeront aussi.

ALCIDON.

Je ne changerai point.

CORINNE.

Ni moi, c’est mon partage.

ALCIDON.

Je tiendrai ma parole.

CORINNE.

Et moi la mienne aussi.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ALCIDON, seul

 

Oui, c’en est fait, coquette, en vain ton cœur aspire

À remettre le mien encor sous ton empire,

Tes efforts désormais y seront superflus,

Grâces au Ciel, je sens bien que je ne t’aime plus.

J’étais bien aveuglé quand de cette volage,

J’admirai les attraits, j’adorai le visage !

Quels chagrins ! quels ennuis cachez sous tant d’appas !

Que de tourments j’évite en ne le voyant pas.

Mais déjà le sommeil semble offrir à mon âme,

Un repos que mon cœur dans sa jalouse flamme,

Avait peine à trouver. Goûtons-en la douceur,

Et dessous ces buissons respirons la fraîcheur.

 

 

Scène II

 

CORINNE, CLÉONICE

 

CLÉONICE.

Tircis me voudrait voir ; et qu’a-t-il à me dire ?

CORINNE.

Te parler un moment est tout ce qu’il désire ;

C’est à toi, si tu veux, de l’entendre et le voir.

CLÉONICE.

Si dessus ce sujet j’écoute mon devoir...

CORINNE.

Il te dira qu’il faut éviter sa présence ;

L’entendre, lui parler, c’est manquer de prudence :

Ton Hymen se prépare, et demain est le jour...

CLÉONICE.

Hélas ! Corinne, aussi, si j’écoute l’Amour ?

CORINNE.

Sans doute qu’il sera plus doux à ta mémoire ;

Mais, Bergère, il n’est pas toujours bon de le croire.

CLÉONICE.

Il faut donc me résoudre à ne point voir Tircis.

CORINNE.

Oui, tu t’épargneras par-là beaucoup d’ennuis :

Si quelqu’un vous surprend dedans cette occurrence,

Songe ce que de toi dira la médisance.

Il faut mieux l’éviter, et je vais promptement...

CLÉONICE.

S’il voulait près de moi n’arrêter qu’un moment.

CORINNE.

Oui, mais quand on se trouve auprès de ce qu’on aime,

Notre raison n’est pas maîtresse de nous-même ;

En vain on se résout à n’être qu’un moment :

On se parle, on s’écoute, on s’engage aisément.

De plus, c’est un Amant dont il te faut défaire,

Le voir, c’est lui donner un moyen de te plaire ;

Tu voudras le chasser, il ne sera plus temps.

CLÉONICE.

Ne le voyons donc point, Corinne, j’y consens.

CORINNE.

Ce que je te dis part d’une amitié sincère ;

Si tu veux lui parler après, c’est ton affaire.

CLÉONICE.

Non, puisqu’en le voyant mon honneur court hasard,

Va le trouver, dis-lui...

CORINNE.

Bergère ; il est trop tard,

Le voici qui parait. Ô Ciel, je suis perdue :

Il faut absolument rompre cette entrevue.

 

 

Scène III

 

CORINNE, CLÉONICE, TIRSIS

 

CORINNE.

Cléonice, Berger, vient de savoir par moi,

Que vous vouliez la voir : mais une forte loi,

L’oblige d’éviter jusqu’à votre présence ;

Ce n’est point par mépris, ni par indifférence ;

Vous savez les raisons qui causent ce refus,

Ce n’est que son Hymen, Berger, et rien de plus.

TIRSIS.

Vous savez mon respect, et vous pouvez, Bergère.

CORINNE.

Elle le fait aussi, je l’ai dit, mais que faire ?

Fuyez-là, c’est pour elle une nécessité.

TIRSIS.

Hélas ! pour un moment...

CORINNE.

Mais c’est sa volonté.

TIRSIS.

Sa volonté ? Grands Dieux ! Hé bien, je me retire,

Il lui faut obéir.

CLÉONICE.

Hé ! qu’avez-vous à dire ?

TIRSIS.

Hélas ! point tous les maux que l’on me voir souffrir,

Je ne veux que vous voir, soupirer et mourir.

CLÉONICE.

Corinne ?

CORINNE.

Je t’entends.

TIRSIS.

Hé de grâce, Bergère ;

Prêt d’expirer pour vous, la saveur est légère :

Ne me refusez pas un moment d’entretien.

CORINNE.

Elle y consent, Berger, puisqu’elle ne dit rien ;

Usez bien des moments que sa bonté vous laisse.

Ménagez-les, songez sur tout que le tems presse.

TIRSIS.

Cléonice !

CLÉONICE.

Tirsis.

TIRSIS.

Ô Dieux ! de quel souci...

CORINNE.

Vous finirez bien tard en commençant ainsi,

Et quelqu’un cependant pourra bien vous surprendre.

CLÉONICE.

Tu peux de ce malheur aisément nous défendre.

CORINNE.

Comment ?

CLÉONICE.

Si tu faisais le guet dedans ces lieux ;

On ne nous pourra plus surprendre.

CORINNE.

Je le veux.

J’y vais.

CLÉONICE.

Dessus tes soins nous prenons assurance.

CORINNE.

Fort bien,

Bas.

tout n’ira pas ainsi qu’elle le pense,

Je vais pour l’interrompre, et pour la mieux punir

Trouver Arcas, tâcher de le faire venir.

Quoi qu’il ne l’aime pas, j’espère avec adresse

Lui donner des soupçons, exciter sa faiblesse.

Courrons-y de ce pas.

TIRSIS.

Ah que cet heureux jour

Est cher à mes souhaits, et doux à mon amour !

Accablé des ennuis de mon cruel martyre,

Je souhaitais vous voir, vous parler, vous le dire.

Grâce au Ciel, favorable à ma félicité

Je vous vois, je vous parle, et je suis écouté.

Pour comble de bonheur, et pour faveur dernière,

Si j’étais assuré de ne vous pas déplaire,

Si vous parliez à moi sans haine, sans courroux,

Si vous pouviez me dire...

CLÉONICE.

Hé que demandez-vous ?

Quand je vous avouerai, Tirsis, que je vous aime,

Dans l’état où je suis, n’étant pas à moi-même.

À la veille qu’Arcas doit être mon Époux,

Vous n’en ferez pas mieux.

TIRSIS.

Ah Ciel ! que dites-vous :

Est-il rien de plus doux, rien qui flatte de même

Un pauvre Amant, qu’un mot dit parce que l’on aime ?

Non, Se si vous vouliez, Bergère, m’obliger,

Dites...

CLÉONICE.

Pourquoi faut-il vous le dire, Berger !

Ce que je fais pour vous aux dépens de ma gloire.

Ne vous suffit-il pas pour vous le faire croire ?

Vous savez les raisons de mon triste devoir,

Vous savez trop à quoi m’oblige son pouvoir.

Cependant je vous vois, j’écoute, je soupire,

Je vous plains, je me trouble, et que faut-il plus dire ?

TIRSIS.

C’en est trop, et mon cœur charmé de tant d’appas,

Est confus des bontés, qu’il ne mérite pas ;

Mais pour mieux assurer le bonheur où j’aspire,

Pour adoucir mes maux, poux flatter mon martyre,

Hélas ! si vous vouliez m’accorder en ce jour,

Un gage, une saveur témoin de votre amour...

CLÉONICE.

Hé, que désirez-vous ?

TIRSIS.

Et que sais-je, Bergère ?

Un rien peut d’un Amant soulager la misère :

Voyez.

CLÉONICE,

Hé bien demain, Arcas, pour mon tourment ;

Doit être mon Époux. Jusques à ce moment

Je vais faire des vœux, et demander la grâce

À nos Dieux, s’il se peut, de vous mettre en sa place.

Mes regards jusques-là s’attacheront sur vous,

Et pour tout autre objet n’auront que du courroux.

Mes soupirs empressez à vous chercher sans cesse,

Vous instruiront, Berger, de toute ma tendresse.

Mon cœur dans mes projets, sera ferme et constant,

En est-ce assez, Tirsis, et serez-vous content ?

TIRSIS.

On le serait à moins ; cependant, Cléonice... 

CLÉONICE.

Eh quoi, vous faut-il faire un plus grand sacrifice ?

Ma guirlande peut-elle être selon vos vœux ?

TIRSIS.

Hélas !

CLÉONICE.

Un bracelet tissus de mes cheveux ;

Vous satisfera-t-il ?

TIRSIS.

Tant de bonté m’accable,

Je vous l’ai déjà dit, et j’en suis plus coupable :

Mais...

CLÉONICE.

Que voulez-vous donc, Berger, expliquez-vous ?

TIRSIS.

Dans mes vœux... Si j’osais... Je crains votre courroux.

CLÉONICE.

Ne me demandez rien qui puisse me déplaire.

TIRSIS.

Ah, Cléonice !

CLÉONICE.

Hé bien ?

TIRSIS.

Ma divine Bergère,

Qu’un baiser.

CLÉONICE.

Un baiser ?

TIRSIS.

Pour flatter mon tourment

C’est un gage certain.

CLÉONICE.

Mais si l’on nous surprend ?

TIRSIS.

Accordez-moi ce bien, et...

CLÉONICE.

Vous n’êtes pas sage

TIRSIS.

Me le permettez-vous ?

CLÉONICE.

Mais...

 

 

Scène IV

 

CLÉONICE, ALCIDON, TIRSIS

 

ALCIDON, rêvant.

Arrête, volage.

CLÉONICE.

Ah Ciel ! je suis perdue !

TIRSIS.

Ah Dieux ! qu’ai-je entendu ?

ALCIDON, rêvant toujours.

Quoi ! n’as-tu point de honte ? As-tu l’esprit perdu ?

Suivre un Berger !

CLÉONICE.

Hélas !

TIRSIS.

Quel malheur !

ALCIDON.

Va volage ;

Je vais te décrier par tout notre village.

CLÉONICE.

Hé de grâce, Alcidon.

TIRSIS.

Étant de vos amis...

ALCIDON réveillé, et se levant.

Quoi c’est vous Cléonice, et vous aussi Tirsis !

Excusez-moi, Corinne occupait ma pensée :

Pendant que je dormais, mon âme embarrassée

Croyait voir la perfide, au mépris de mes feux,

Satisfaire aux transports d’un Berger amoureux

Je faisais mes efforts pour chasser cette image,

Et j’allais... Mais je vois venir cette volage.

Je la fuis.

 

 

Scène V

 

CORINNE, CLÉONICE, ARCAS, TIRSIS

 

CORINNE.

Ah ! Berger, voici venir Arcas,

TIRSIS.

Autre obstacle.

CLÉONICE.

Grands Dieux !

CORINNE.

Il marche sur mes pas.

ARCAS.

Qui vous rend interdits ? Quelle cause imprévue

Qui vous trouble ? Est-ce moi, Bergère, est-ce ma vue ?

Peut-elle vous causer un si grand embarras ;

Parlez-moi franchement, ne me le celez pas.

L’Hymen nous doit unir, il est prêt de paraître ;

En nous joignant ensemble, il vous gêne peut-être,

Peut être craignez-vous de me donner la main ;

C’est forcer votre cœur, ce n’est pas mon dessein.

Nullement ; vos parents par un pouvoir suprême

Vous ont donnée à moi, je vous rends à vous-même.

Si vos vœux vont ailleurs, et s’il vous est plus doux

De pencher pour quelqu’autre, il ne tiendra qu’à vous ;

Prononcez. Il n’est rien que pour vous je ne fasse.

J’attends votre réponse au retour de la chasse.

 

 

Scène VI

 

CLÉONICE, CORINNE, TIRSIS

 

CORINNE, bas.

Ce n’est pas-là l’effet que je m’étais promis.

Ô Ciel !

TIRSIS.

Que ce discours étonne mes esprits !

CLÉONICE.

Que dit-il ? Qu’ai-je oui ? ma surprise est extrême.

TIRSIS.

Vous l’entendez, Bergère, il vous rend à vous-même.

CLÉONICE.

Que sais-je ? c’est peut-être une feinte bonté.

Corinne, le crois-tu plein de sincérité ?

CORINNE.

Qui, lui ? Dans son discours dessus cette matière

Il n’a fait, il n’a dit que ce qu’il prétend faire

Découvre ta pensée, explique ton désir

En saveur de Tirsis, c’est lui faire plaisir :

J’en sais bien la raison.

CLÉONICE.

Et qu’elle est telle encore ?

CORINNE.

Il aime ailleurs. Daphné le possède, il l’adore ;

Il te hait, ton Hymen est contraire à ses vœux,

Pour s’en débarrasser, il fait le généreux ;

De peur que ses Parents l’accusent de faiblesse,

Il veut pour s’en défaire agir avec adresse,

Et prétend sous couleur de cette bonne foi,

T’obligera changer, pour tout jeter sur toi.

CLÉONICE.

Sur moi ! Que me dis-tu ?

CORINNE.

Ce qu’il souhaite faire.

Dès que tu lui diras qu’un autre a su te plaire,

Il ne manquera pas de les en avertir ;

Leur dira qu’il était résolu d’obéir ;

Mais que voyant le nœud où ta flamme t’engage,

Il renonce à l’amour, ainsi qu’au mariage :

Ses parents cesseront de le tyranniser,

Les tiens t’obligeront à vouloir l’épouser ;

Mais lui ferme et constant, leur dira sans rien craindre,

Qu’il serait bien fâché de te vouloir contraindre,

Qu’il refuse une main dont un autre a le cœur ;

Qu’il sait bien qu’en amour pour constante saveur,

Qui possède le cœur peut possède le reste ;

Et que pour éviter cet accident funeste

Il leur baise les mains, et te laisse en pouvoir

De te donner à qui tu prétends le devoir :

Voilà ce qu’il attend.

CLÉONICE.

Oui ? c’est là sa pensée !

Ce qu’il m’a dit n’est donc qu’une vertu forcée ?

Avec son beau discours il prétend m’éblouir,

Il me croit simple allez jusques à me trahir ;

Qui moi ? Comme il s’y prend ! quelle fausse prudence !

Non, non, il n’en est pas encore à ce qu’il pense.

TIRSIS.

Comment, qu’allez-vous faire ?

CLÉONICE.

Hé le demandez-vous ?

Je vars, sans balancer, le choisir pour Époux ;

Il est de mon honneur, après tout, de le faire ;

Que voulez-vous, Tirsis, qu’à moi-même contraire,

Je donne des moyens pour obliger Arcas ?

Ne vous en flattez point, je ne le serai pas.

TIRSIS.

Que d’ennuis, que de maux votre aveugle conduite

Nous prépare. Voyez...

CLÉONICE.

Adieu.

TIRSIS.

Quoi ?

CLÉONICE.

Je vous quitte.

TIRSIS.

Comment ?

CLÉONICE.

Si je restais à voir votre douleur,

Je ne répondrais pas des transports de mon cœur.

Adieu.

TIRSIS.

Que deviendrai-je en ce désordre extrême ?

CLÉONICE.

Parlez à mes parents, consultez-vous vous-même.

Voyez Arcas, peut être après tant de courroux,

Que le sort s que les Dieux prononceront pour vous.

 

 

Scène VII

 

CORINNE, TIRSIS

 

TIRSIS.

Elle me laisse, hélas !

CORINNE.

Que vous êtes à plaindre ;

Rien ne vous peut flatter, vous avez tout à craindre :

En vain cette rupture est chère à vos souhaits,

Ses parents obstinez ne le voudront jamais.

TIRSIS.

Et que faire ?

CORINNE.

Il faudrait, s’il vous était possible,

Éviter Cléonice, être un peu moins sensible

À son amour, tâcher d’oublier ses appas,

Combattre vos désirs.

TIRSIS.

Le puis-je faire, hélas !

Corinne ?

CORINNE.

Essayez-y, croyez-vous le contraire,

Avant que d’avoir vu si vous le pouvez faire ?

Quelque soit notre [amour, quelque soit son pouvoir,

Croyez-moi, pour le vaincre, on n’a qu’à le vouloir.

Formez-vous des désirs pour quelqu’autre Bergère,

Qui n’ait pas moins d’appas, et qui puisse vous plaire.

Cherchez, examinez, j’en connais parmi nous

Qui voudraient...

TIRCIS.

Dieu d’amour m’abandonnez-vous ?

 

 

Scène VIII

 

CORINNE, seule

 

Hé bien ! pour tous mes soins, pour fruit de mon adresse,

Il ne m’écoute pas, il s’ensuit, et me laisse.

Que d’inutiles pas ! Mais pourquoi m’affliger ?

Qui prétend plaire à tous, s’expose à ce danger

Comme l’on s’applaudit à faire une conquête,

À la voir échapper on doit se tenir prête.

Un semblable revers ne saurait m’ébranler.

Et puis Coridon vient qui va m’en consoler.

 

 

Scène IX

 

DAPHNÉ, CORINNE

 

DAPHNÉ, rêvant sans voir Corinne.

Je ne me trompais point, on m’aime autant que j’aime.

CORINNE.

Il ne m’aperçoit pas.

DAPHNÉ.

Ah quelle joie extrême !

CORINNE.

Sans doute il songe à moi.

DAPHNÉ.

Que j’aurai de plaisirs,

D’exprimer à ses yeux moi-même mes désirs !

CORINNE.

Qu’il est charmé !

DAPHNÉ.

Les siens dedans cette rencontre,

Ne seront pas moins grands.

CORINNE.

Il faut que je me montre,

C’est un trop grand chagrin de me cacher à lui.

DAPHNÉ.

Il faut me découvrir si je puis aujourd’hui ;

Cherchons-en les moyens. Ah qu’une âme amoureuse...

CORINNE.

Rêveur, je vous y prends.

DAPHNÉ.

Ah ! rencontre fâcheuse.

CORINNE.

Me voilà, vous songiez à moi Je le sais bien ?

DAPHNÉ.

Moi ?

CORINNE.

Ne déguisez pas.

DAPHNÉ.

Dois-je ne cacher rien ?

Faut-il vous découvrir la vérité, Bergère ?

CORINNE.

Oui.

DAPHNÉ.

Vous me promettez d’écouter sans colère ?

CORINNE.

Ah ! je vous le promets.

DAPHNÉ.

Un objet qui m’est doux

Occupait mon esprit, mais ce n’était pas vous.

Mon âme pour lui seul était intéressée,

Bergère, et vous étiez bien loin de ma pensée.

CORINNE.

Ah que me dites vous !

DAPHNÉ.

Je dis la vérité,

Ne vous en plaignez pas, vous l’avez souhaité.

CORINNE.

M’abusai-je ? est-ce-là toute cette tendresse ;

Cet amour, dont tantôt vous m’avez sait promesse ?

DAPHNÉ.

Moi, de l’amour pour vous ; c’est trop de la moitié,

Je vous ai bien promis toute mon amitié,

D’accord, je vous la tiens, Bergère, je vous aime,

J’ai pour ce qui vous touche une tendresse extrême.

Mon estime sera toute à vous désormais.

Mais de l’amour pour vous, je n’en aurai jamais.

CORINNE.

Quoi ?

DAPHNÉ.

Ne vous fâchez pas ce que je vous propose

Est plus solide : allez, le reste est peu de chose :

Un regard, un soupir, un feu comme le mien,

Un amour de ma part, pour vous, n’est bon à rien.

CORINNE.

Je ne vous entends pas. Faites moi donc paraître

La cause...

DAPHNÉ.

Adieu, le temps vous la sera connaître.

 

 

Scène X

 

CORINNE, seule

 

Corinne, tu le vois, dans tes empressements

Tu te flattais tantôt d’un grand nombre d’Amants,

Tu le croyais, ton âme en était satisfaite,

Hé bien, voilà le fruit de ton humeur coquette ;

Tu n’en a plus. Hélas ! c’est un malheur commun,

Qui croit en avoir tant n’en a souvent pas un.

Pour en avoir beaucoup on s’empresse, on s’accable,

Et pour avoir le faux on perd le véritable,

Pauvre Alcidon ! Tantôt tu me le disais bien,

Tu m’en avertissais, et je n’en croyais rien,

Tâchons à regagner son amitié : Que faire ?

Il me faut un amant, c’est un mal nécessaire ;

Il est jaloux, chagrin, défiant, ombrageux,

Il a mille défauts, mais il est amoureux.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DAPHNÉ, ARCAS

 

Ils entrent chacun par un côté, et Arcas vint éviter Daphné.

DAPHNÉ.

Vous m’évitez ?

ARCAS.

Je fuis, et crains votre présence.

Je ne sais quoi me trouble, et me sait violence ;

Je sais que je devrais ne vous voir qu’en courroux,

Cependant j’ai regret de m’éloigner de vous :

Embarrassé, confus, dans une incertitude...

DAPHNÉ.

Et qui peut vous jeter dans cette inquiétude...

ARCAS.

Le bien que la nature en vous a profané,

Vous donnant, tous les traits de l’aimable Daphné ;

Je la regarde en vous, j’admire son image ;

Vous avez même yeux, même air, même visage,

Je vois tous les appas qui m’ont ravi le cœur :

Surpris par ce rapport, charmé de mon erreur,

Transporté, plein d’ardeur, dans une joie extrême,

Je suis prêt de vous dire : Ah Daphné, je vous aime,

Je respire à vous voir, et n’espère qu’en vous ;

Tout prêt en cet état d’embrasser vos genoux,

J’entends de ma raison le souverain empire,

Arrêter mes transports, se soulever, me dire,

Que sais-tu, sors d’erreur, Berger, c’est ton rival.

DAPHNÉ.

Moi, votre Rival ?

ARCAS.

Oui.

DAPHNÉ.

Vous me connaissez mal

Non, ni je ne le puis, ni je ne le veux être...

ARCAS.

Que dites-vous ? tantôt vous l’avez fait connaître,

Lorsque contre mes vœux ; transporté de courroux

Vous disiez...

DAPHNÉ.

Il est vrai, je parlais contre vous ;

Mais je venais d’apprendre une fausse nouvelle,

Elle m’avait jette dans une erreur mortelle,

Mon âme en était triste et mon esprit distrait.

Sait-on en cet état, Berger, ce que l’en sait !

Contraire à ses désirs, dans un chagrin extrême,

On parle sans savoir souvent contre soi-même,

À présent revenu de mon égarement,

Je n’ai plus contre vous le même sentiment,

Il est change ; bien loin de vous être contraire,

Pour servir votre amour, je suis prêt à tout faire.

ARCAS.

Serait-il possible ?

DAPHNÉ.

Oui je vais présentement

Voir Alcidon ; savoir quel est son sentiment.

La même erreur tantôt occupait sa pensée,

Si, de son souvenir, elle n’est effacée,

Quelque ressentiment qui l’anime aujourd’hui,

Je saurai l’en chasser, et je réponds de lui.

ARCAS.

Coridon est pour moi, Ciel ! que viens-je d’apprendre ?

D’un mouvement secret je ne puis me défendre ;

Il faut que ma raison cède à tous ces efforts,

Et qu’à vous embrasser...

DAPHNÉ.

Modérez ces transports,

De grâce, Arcas, pour cause, en pareille occurrence,

Vous pourriez vous tromper dessus la ressemblance,

Cela nous pourrait bien causer quelque embarras,

Et de la suite après je ne répondrais pas.

ARCAS.

Vous me promettez donc d’employer la prière

Auprès d’Alcidon ?

DAPHNÉ.

Oui, Berger, c’est mon affaire,

J’y réussirai.

ARCAS.

Dieux ! après cette faveur,

Rien ne peut désormais empêcher mon bonheur,

DAPHNÉ.

Vous êtes donc, Berger, sûr de vôtre maîtresse.

ARCAS.

Oui. Je suis sur pour moi de tonte sa tendresse.

DAPHNÉ.

Mais encore, dites-moi, par quelles actions

Vous a-t-elle informé de ses intentions ?

Ne me le celez point, Arcas, je vous en prie.

ARCAS.

Un jour il me souvient que, de ma Bergerie,

Un Agneau s’échappa, se mêla dans les siens ;

Elle le reconnut d’abord pour un des miens,

Le fit prendre, l’orna de bouquets, de guirlandes ;

Paré comme un de ceux qu’on destine aux offrandes,

Entouré de festons de différentes fleurs,

Et de rubans mêlés de diverses couleurs,

Parfumé, plein d’odeurs et de galanterie,

Elle le renvoya dedans ma Bergerie.

Deux jours après, portant mes pas vers ces coteaux,

Qu’un des bras de Lignon arrose de ses eaux,

J’aperçus cette belle à l’abri des bocages,

Qui respirait le frais dessous ces verts ombrages,

Sur un lit de garçon parfumé des odeurs,

D’un parterre émaillé de différentes fleurs,

Promenant ses regards avecque nonchalance,

Sans art, sans ornement, dans une négligence

Qui relevait encor par sa simplicité,

Les charmes éclatants de sa jeune beauté.

Que vous dirai-je, enfin ? Je m’approchai près d’elle,

Et je crûs dans ces yeux voir un témoin fidèle.

Que ma vue en ces lieux ne lui déplaisait pas !

Que je passai, Berger, d’heureux moments, hélas !

Il m’en souvient encor, cette aimable Bergère,

S’amusait à cueillir sur la verte fougère

Mille fleurs, relevant sur moi de temps en temps,

Des regards pleins de feu, amoureux et perçants ;

Et d’une main, Berger, plus blanche que l’ivoire,

Avec un enjouement qu’à peine on pourrait croire,

Capable d’engager, de charmer tous les cœurs

S’égayait, se jouait à me jeter des fleurs.

Quels plaisirs, Coridon ! et quelle joie extrême !

Il faut pour en juger aimer autant que j’aime,

Il faut...

DAPHNÉ.

Mais, dites-moi, dans cette passion,

Sûtes-vous profiter de cette occasion,

Vous déclarâtes-vous enfin ?

ARCAS.

Je l’allais faire ;

Mon cœur dans ses transports ne pouvait plus se taire,

Lorsque pour mon malheur un Berger tout d’un coup

Vint nous troubler : criant à pleine voix, au loup :

Je me lève, j’y cours, et recouvre sa proie,

Je revins triomphant, plein d’ardeur et de joie,

Résolu de parler, d’essuyer ses refus ;

Mais quand je retournai, je ne la trouvai plus.

DAPHNÉ.

Vous le méritiez bien. Tout vous est favorable,

Le temps, les lieux, l’amour ; votre maîtresse aimable,

Se présente à vos yeux avec tous ses appas,

L’occasion vous rit, vous n’en profitez pas ;

Loin d’être tout entier à ce bonheur suprême

Un rien vous le fait perdre, est-ce ainsi que l’on aime ?

Non, vous ne connaissez, ni l’amour, ni ses traits,

Vous vous flattez d’aimer, vous n’aimâtes jamais.

Un véritable Amant sait prendre avec adresse,

Le temps, l’occasion auprès d’une maîtresse,

Il se trouve en amour, un fortuné moment.

Facile, précieux, favorable, charmant,

Où l’Amante à son tour d’un cœur sensible et tendre,

Se soumets à l’Amour, ne saurait s’en défendre ;

Ne sent plus ni fierté, ni sexe à ménager,

Et cet heureux moment est l’Heure du Berger.

Cette heure est précieuse au moment qu’elle sonne,

Tout le monde l’attend, elle n’attend personne.

Daphné par ses discours, dans toutes ses façons

Vous en donnait, Berger, d’infaillibles leçons :

C’était en ce moment l’heure de la Bergère ;

Son air, son enjouement, ne cherchaient qu’à vous plaire,

Elle vous faisait voir dans ses regards confus ;

Son amour, ses désirs, que pouvait-elle plus ?

Voyant de cet amour la preuve manifeste,

C’était à vous, Arcas, à ménager le reste,

Et vous eussiez pu joindre, à ne rien négliger,

L’Heure de la Bergère, à l’Heure du Berger.

Vous ne l’avez pas fait. Que vous êtes coupable !

Car qui laisse échapper cette heure favorable,

Rarement la recouvre une seconde fois.

Cependant vous l’aviez, Berger, en votre choix.

ARCAS.

Je l’avais, il est vrai, mais que pouvais-je faire ?

Mon respect contraignait mon amour à se taire.

DAPHNÉ.

Ne cherchez point, Berger, de méchantes raisons,

Pour vouloir réparer vos froides actions,

Ce serait bien en vain...

ARCAS.

Que faut-il que je fasse

Pour réparer...

DAPHNÉ.

Arcas, tout est prêt pour la chasse,

Et pour vaincre le loup chacun fait son pouvoir ;

Vous y devez aller faire votre devoir ;

Courez, et faites voir plus de cœur et d’adresse.

Que vous n’en avez eu près de votre maîtresse ;

Corinne vient ici, nous saurons au retour

Comment-nous nous prendrons pour servir vôtre amour.

 

 

Scène II

 

CORINNE, ALCIDON

 

ALCIDON, sans vouloir la regarder et lui tournant le dos dans tout ce qu’elle dit.

Laisse-moi.

CORINNE.

Non, en vain tu prétends t’en défendre.

ALCIDON.

Je ne veux désormais ni te voir ni t’entendre.

CORINNE.

Berger...

ALCIDON.

Voilà l’état que mon cœur fait de toi.

CORINNE.

Sache...

ALCIDON.

Je n’entends rien.

CORINNE.

Mais...

ALCIDON.

Non.

CORINNE.

Écoute-moi.

ALCIDON.

Je n’ai pas le loisir, on m’attend à la chasse.

CORINNE.

Tourne du moins les yeux, et me regarde en face.

ALCIDON.

Je te méprise trop, pour profaner mes yeux.

À regarder encor un objet odieux.

CORINNE.

Tu ne me veux pas voir ?

ALCIDON.

J’abhorre ton visage.

CORINNE.

Ces refus affectés me sont d’un bon présage ;

C’est signe que mes yeux ont sur toi du pouvoir,

Tu m’aime dans le cœur, et tu crains de me voir.

ALCIDON.

Moi ?

CORINNE.

Toi-même.

ALCIDON.

Et tu peux avoir l’âme assez vaine

Pour me croire donner du chagrin, de la peine ?

CORINNE.

Oui.

ALCIDON.

Quel aveuglement !

CORINNE.

Tu n’oserais, Berger,

Me voir, me regarder, je m’en vais le gager ?

ALCIDON.

Je n’oserais ? va, va, je crains peu ton visage !

Et je veux...

Il la regarde, et se laisse attendrir.

CORINNE.

Que veux-tu ? parle, achève.

ALCIDON.

Ah, volage !

CORINNE.

Quoique tu puisses faire enfin, de bonne foi,

Comtesse, tu ne peux te défendre de moi.

ALCIDON.

Ingrate !

CORINNE.

Les serments que le dépit fait faire

Contre un objet qui plaît, ce n’est qu’une chimère,

ALCIDON.

Mon cœur dans son dépit croyait être affermi,

Cependant je sens trop qu’il ne hait qu’à demi.

Ou plutôt sous la haine il cachait sa tendresse.

Ne crois pas abuser pourtant de ma faiblesse ;

Ton cœur, quoiqu’il ait pu du mien se proposer,

N’en triomphera pas, à moins que m’épouser.

CORINNE.

T’épouser ?

ALCIDON.

C’est par-là que je prétends, Bergère,

Arrêter ton humeur inconstante légère :

À ce prix seulement je renoue avec toi,

Sinon je me retire, et porte ailleurs ma foi.

CORINNE.

Mais as-tu bien compris ce que ton cœur désire ?

En sais-tu l’embarras, le chagrin, le martyre,

Et que l’Hymen, qui fait à présent tes désirs !

Est l’écueil de l’amour, et la fin des plaisirs ?

ALCIDON.

Sans chercher des raisons à prouver le contraire

C’est à toi d’expliquer ce que tu prétends faire.

CORINNE.

C’est me jeter, Berger, dans un grand embarras,

Et...

ALCIDON.

Le veux-tu, Bergère, ou ne le veux-tu pas ?

CORINNE.

Mais...

ALCIDON.

Point de mais, en vain ton esprit s’embarrasse,

Vois...

CORINNE.

Tu ne songes plus qu’on t’attend à la chasse ?

ALCIDON.

Avant que m’en aller, dis, quel est ton dessein !

CORINNE.

Cléonice paraît.

ALCIDON.

Ah c’en est trop enfin.

Je vois par tes discours que tu n’as pas envie

De te défaire encorde ta coquetterie.

Poursuis, porte tes vœux de Berger en Berger,

Coquette, avec le temps je pourrai m’en venger.

CORINNE.

Va t’en dessus le loup décharger ta colère,

Et reviens, nous verrons ce que l’on pourra faire.

 

 

Scène III

 

CLÉONICE, CORINNE

 

CLÉONICE.

Ah, Corinne, que c’est un destin malheureux,

D’aimer, et n’être pas maîtresse de ses vœux !

Mon devoir, ma raison s’opposent à ma flamme,

Chacun d’eux tour à tour disposent de mon âme,

Et dans le contretemps d’un si rude entretien ;

Mon cœur embarrasse veut tout, et n’ose rien.

Vis-tu jamais, Corinne, un semblable martyre ?

CORINNE.

C’est ta faute.

CLÉONICE.

Ma faute !

CORINNE.

Oui, puisqu’il le faut dire :

Pourquoi tous ces combats sans faire aucun effort ?

Il n’est pas malaisé de les mettre d’accord :

Il ne faut qu’imiter les exemples utiles.

Qu’on voit en la plupart des Dames de nos Villes.

Qui donnent volontiers la main à leurs maris ;

Et gardent en secret le cœur aux favoris.

CLÉONICE.

Donnez-moi des conseils, Corinne, plus sincères

En l’état où je suis malheureuse...

 

 

Scène IV

 

DAPHNÉ, CLÉONICE, CORINNE

 

DAPHNÉ.

Ah, Bergères !

Apprenez le malheur où nous plonge le sort,

Apprenez sa rigueur, hélas ! Arcas est mort.

Ce Berger malheureux, plein d’ardeur et d’audace,

Voulant vaincre le loup, le suivait à la trace,

Nos Bergers à l’envi sec ondoient ses desseins,

Mais ce loup s’est d’abord échappé de leurs mains.

Arcas plus animé, sans peur, sans retenue,

La suivi ; nous l’avons d’abord perdu de vue,

Il l’aura relancé jusques dedans son sort,

Où l’on ne doute point qu’il n’ait trouvé la mort ?

On ignore chez lui cette atteinte cruelle,

Et je vais y porter cette triste nouvelle.

 

 

Scène V

 

CLÉONICE, CORINNE

 

CORINNE.

La fortune a pris soin de te favoriser ;

Tirsis doit espérer, et tu peux l’épouser.

CLÉONICE.

Hélas ! de quel malheur ma fortune est suivie !

Pour être heureuse, il faut qu’il en conte une vie.

 

 

Scène VI

 

ALCIDON, CORINNE, CLÉONICE

 

CORINNE, à Alcidon.

Hé bien, du pauvre Arcas nous diras-tu le sort ?

Qu’est-il devenu ? parle, Alcidon, est-il mort ?

ALCIDON.

Non, non, il n’est pas mort ; le destin favorable

N’a pas voulu frapper ce Berger trop aimable ;

Il sait que ta personne est chère à ton esprit,

Tircis, vient, qui pourra t’en faire le récit.

 

 

Scène VII

 

CLÉONICE, CORINNE, TIRSIS, ALCIDON

 

CLÉONICE, à Tirsis.

Arcas n’est pas mort ?

TIRSIS.

Non.

CLÉONICE.

Eh ! quel Dieu tutélaire

L’a pu sauver ?

TIRSIS.

Je vais vous l’apprendre, Bergère.

Pour me donner entier à mon sort rigoureux,

J’avais exprès choisi le lieu le plus affreux ;

Rêvant profondément, l’âme triste, abattue,

Lorsqu’un objet funeste a défilé ma vue,

Et m’a sait voir Arcas seul, et sans nul secours,

Lutter contre la bête, et défendre ses jours.

Surpris à ce spectacle autant qu’on le peut croire,

Mon amour et ma haine occupant ma mémoire,

D’abord, sans hésiter, loin de plaindre son sort.

Je goûtais le plaisir de sa prochaine mort,

Mon âme s’en faisait une idée agréable.

Toutefois revenant de ce penser coupable,

Indigne d’occuper si longtemps un grand cœur,

Je rougis d’avoir pu l’écouter sans horreur.

Là, sans plus balancer, je cours avec vitesse

Dans le moment qu’Arcas au bout de son adresse

Sous la dent de la bête allait finir son sort,

À lui lancer mon dard, je mets tout mon effort,

Et de tant de succès mon attente est suivie

Que je la vois tomber expirante, sans vie,

Arcas sortant d’effroi, jette sur moi les yeux,

M’embrasse malgré moi, me ramène en ces lieux :

Je viens... Mais le voici.

 

 

Scène VIII

 

DAPHNÉ, ARCAS, TIRSIS, CORINNE, ALCIDON, CLÉONICE

 

ARCAS, à Tircis.

Berger, tout m’est prospère ;

Et tout ne dépend plus que de cette Bergère

À Cléonice.

Je viens de rencontrer nos parents assemblés ;

Que la peur de ma mort avait quasi troublés :

La joie à mon abord bannissant la tristesse

Ils ont au Ciel pousse mille cris d’allégresse,

Voulant en profiter, j’ai vanté le secours

Dont vous veniez, Tirsis, de garantir mes jours ;

Je leur ai dit l’amour causé par Cléonice,

Que vous étiez charmé de ses yeux ; l’injustice

Qu’ils faisaient en voulant contraindre nos désirs,

Qu’un objet plus aimé partageait mes soupirs ;

Et que voulant tenir cette rigueur extrême,

C’était vous accabler, Cléonice, et moi même.

À Cléonice.

Vaincus par mes discours, touchez de notre ennui,

Ils rompent notre Hymen pour nous donner à lui :

Elle est à vous, Berger, pour prix de votre zèle.

J’en ai voulu moi-même apporter la nouvelle.

TIRSIS.

Qu’elle m’est favorable ! et que ces mots sont doux !

Qu’ils sont charmants ! Bergère, y consentirez-vous !

CLÉONICE.

L’ordre de mes parents m’est une loi suprême

J’obéis sans réplique.

TIRSIS.

Ah quelle joie extrême !

ARCAS, à Alcidon.

Je viens de procurer son bonheur et le sien ;

Il ne tiendra qu’à vous de faire aussi le mien.

ALCIDON.

Qui, moi ?

ARCAS.

Vous, Alcidon, pourquoi m’être contraire ?

Et suis je indigne, hélas ! d’être votre beau-frère !

ALCIDON.

Mon beau-frère ! comment ?

ARCAS.

En me donnant Daphné,

C’est me faire, Alcidon, un destin fortuné.

ALCIDON.

Ah si ma sœur le veut, mon âme est satisfaite.

DAPHNÉ, à Arcas.

S’il est ainsi, Berger, c’est une affaire faite.

ALCIDON.

Comment donc ?

DAPHNÉ.

Vous voyez Daphné dessous le nom

Et sous le propre habit du Berger Coridon.

ARCAS.

Vous Daphné !

ALCIDON.

Vous, ma sœur !

CORINNE.

C’est vous, Daphné !

DAPHNÉ.

Moi-même.

Vous voyez votre erreur ; mais mon frère vous aime,

Épousez-le, Bergère.

ALCIDON.

Ah, c’est tout mon espoir.

Ne le veux-tu pas, dis ?

CORINNE.

Il faut bien le vouloir ;

Et puisque tôt ou tard l’Hymen est nécessaire,

Le plutôt vaut le mieux pour se tirer d’affaire.

ALCIDON.

Ce discours me ravit, et me charme les sens.

ARCAS.

M’en croyez-vous, Bergers ne perdons point de temps,

Le sort nous favorise en ce triple hyménée ;

Prenons pour être heureux cette même journée ;

Et de peur qu’un revers ne le fasse changer,

Profitons promptement de l’heure du Berger.

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