L’Enlèvement d’Agathe (Tristan BERNARD)

Comédie en un acte.

Jouée dans diverses sociétés d’amateurs aux environs de 1900.

 

Personnages

 

HENRY

AGATHE

GOUVERNANTE

 

La scène se passe dans un casino, au salon de lecture.

 

Une grande table couverte de journaux et de revues. Au lever du rideau, Henry et Agathe sont assis de chaque côté de la table. Ils ont devant eux un journal illustré.

 

 

Scène première

 

HENRY, AGATHE

 

AGATHE.

Vous êtes sûr que maman ne venait pas par ici ?

HENRY.

Non, elle remontait la Grande-Rue, elle allait du côté du libraire.

AGATHE.

Oui, elle va chez le libraire, mais elle est parfaitement capable de revenir tout de suite après.

HENRY.

Je ne crois pas. Elle avait des lettres à la main, elle ira jusqu’à la poste, et vous pensez bien qu’elle ne reviendra pas ici. D’autant plus que vous me dites qu’elle attend du monde pour sa partie.

AGATHE.

Oui. Si elle ne va pas à la poste, il y a une boite au casino.

HENRY.

S’il vous plaît ?

AGATHE.

Il y a une boite ici, au casino.

HENRY.

Enfin, si par hasard elle revenait par ici, eh bien, qu’arriverait-il ? Elle nous trouverait ensemble de chaque côté de la table. C’est notre droit d’être dans le salon de lecture.

AGATHE.

C’est votre droit à vous, mais ce n’est pas le mien quand vous y êtes.

HENRY.

Vous direz que vous ne saviez pas que j’étais là et que vous ne m’aviez pas vu.

AGATHE.

Oui, oui ! Comme ça prendra !

HENRY.

Oh ! ma chère aimée, cette existence est impossible ! Que voulez-vous, je vous adore !

AGATHE.

Moi aussi...

HENRY.

Mais nous ne pouvons pas rester comme ça, sans nous voir. Il faut absolument trouver quelque chose.

AGATHE.

On vient !

Elle se plonge dans sa lecture. La porte s’ouvre derrière elle.

HENRY, vivement.

Il y a du bon ! c’est votre mademoiselle.

Ils relèvent la tête l’un et l’autre.

 

 

Scène II

 

HENRY, AGATHE, LA GOUVERNANTE

 

LA GOUVERNANTE, à Agathe.

Votre maman est rentrée.

HENRY.

Ah ! bon !

LA GOUVERNANTE.

Seulement, elle m’en a dit sur votre compte à tous les deux !

HENRY et AGATHE, s’approchant.

Quoi ? Qu’est-ce qu’elle a dit ?

LA GOUVERNANTE.

D’abord, elle m’a attrapée parce que l’autre jour elle nous a vus sur la plage, tous les trois, et elle m’a dit que si jamais vous vous permettiez de parler à Agathe hors de sa présence, elle me mettrait à la porte tout de suite. Elle me répétait : « Agathe a seize ans. »

AGATHE.

Dix-sept ans.

LA GOUVERNANTE.

« Ce petit jeune homme n’est pas plus âgé qu’elle... »

HENRY.

J’ai dix-huit ans...

LA GOUVERNANTE.

« On leur a mis dans la tête des idées de mariage... Vraiment, c’est trop prématuré... »

HENRY.

Cette femme est d’une méchanceté effroyable...

Se tournant vers Agathe.

Je vous demande pardon, c’est votre maman... mais vraiment je ne crois pas qu’il y ait eu sur la terre un être aussi cruel...

AGATHE.

C’est vrai que je l’aime bien... mais c’est vrai que...

HENRY.

C’est effrayant !

LA GOUVERNANTE.

Alors, dame ! ça va être un peu difficile de vous voir. Elle n’a pas dit précisément qu’elle vous interdirait de venir chez elle. Mais vous ne pourrez venir à la maison que les jours où il y aura du monde, où Madame recevra, et vous ne pourrez parler à Agathe qu’au casino, au bal, et encore il ne faudra pas danser trop souvent avec elle.

HENRY.

Nous ne dansons jamais. Je danse trop mal.

AGATHE.

Oh ! non ! vous ne dansez pas mal !

HENRY.

Si, si, je danse mal. En tout cas, j’aime mieux causer avec vous... Alors quoi ! nous ne pourrons plus causer ensemble, sous prétexte de valser.

LA GOUVERNANTE.

Je ne crois pas. Elle a remarqué que vous l’invitiez à danser et que vous bavardiez dans un coin... Elle me l’a dit tout à l’heure.

HENRY.

Je suis désespéré ! La vie va devenir impossible !

AGATHE.

Qu’allons-nous faire ?

HENRY, décidé.

Eh bien, que voulez-vous ! Je vais trouver un moyen... un moyen de vous voir toujours et d’être tranquille.

LA GOUVERNANTE.

Oui, mais quel moyen ? Vous comprenez que moi, je vous aime beaucoup, mais je ne peux pas risquer non plus de me faire mettre à la porte.

AGATHE.

Non, vous ne pouvez pas risquer...

HENRY.

Non, non, nous ne vous demandons pas cela. Vous avez été très gentille, mademoiselle. Vous avez été très gentille pour nous ; nous ne voulons pas...

À Agathe.

N’est-ce pas ?

AGATHE.

Non, non ! nous ne voulons pas, certainement nous ne voulons pas...

HENRY.

Eh bien ! il n’y a qu’un moyen... Malheureusement j’y vois toutes sortes d’impossibilités matérielles...

AGATHE.

Quel moyen ?

HENRY, tout effrayé parce qu’il va dire.

Partir.

LA GOUVERNANTE.

Partir ?...

HENRY.

Oui, nous nous épouserons un jour. On ne veut pas que nous nous épousions maintenant, mais nous nous épouserons un jour... Alors il faut nous en aller tous les deux... Il faut quitter notre famille... nous en aller à Bruxelles ou dans une ville de Belgique, enfin à l’étranger...

AGATHE.

Oh ! mais c’est une chose terrible que vous me proposez là !

LA GOUVERNANTE.

C’est très grave !

HENRY.

Mais je vous aime, moi !

AGATHE.

Je vous aime aussi, mais c’est une chose terrible !

HENRY, s’approchant d’elle.

Ah ! je vous assure que si on pouvait, nous partirions aujourd’hui même... Malheureusement, c’est honteux à dire, mais je n’ai aucune ressource ! Je suis chez mes parents, ils me donnent très peu d’argent, et je n’ai pas d’économies... Or, tout de même, il faudrait absolument trouver de quoi s’en aller là-bas et pouvoir y vivre pendant quelque temps, jusqu’à ce que je trouve une façon de gagner ma vie.

LA GOUVERNANTE.

Mais comment ferez-vous ?

HENRY.

Oh ! pour gagner ma vie, je ne suis pas en peine... je n’ai jamais essayé... mais, quoi, je donnerai des leçons de français, d’anglais...

AGATHE.

Moi, je donnerai des leçons de piano... Je ne suis pas très forte, mais je sais assez de piano pour donner des leçons de piano à de tout petits enfants.

HENRY.

Seulement, pour partir, il nous faut une somme importante, très importante. Où la trouver ? Je n’en ai aucune idée.

LA GOUVERNANTE.

Qu’est-ce qu’il vous faut ?

HENRY.

Voulez-vous que nous comptions ?

AGATHE.

Oui, c’est cela, comptons !

HENRY, à la gouvernante.

Mademoiselle, vous avez là un indicateur. Donnez-le-moi, que je voie ce que ça coûterait pour les billets...

La gouvernante prend l’indicateur, et le lui donne.

Voyons ! d’abord, pour aller à Bruxelles, d’ici, il faut passer par Paris... De Trouville...

LA GOUVERNANTE.

Trouville, page 64.

HENRY, regardant.

Deux billets de première pour Paris, cela coûte assez cher.

AGATHE.

Mais nous n’avons pas besoin d’aller en première... Nous pouvons très bien aller en seconde.

HENRY.

Non, non, je neveux pas vous enlever en seconde... je veux vous enlever en première.

AGATHE.

Mais non, je vous assure, j’aime autant aller en seconde.

LA GOUVERNANTE.

Et puis, si on vous recherche, comme on vous recherchera plutôt en première, vous pourrez échapper plus facilement si vous montez en seconde.

HENRY, regardant.

Deux billets de seconde : oui, oui, ça fait un peu moins... Est-ce qu’on dînera dans le wagon-restaurant ?

LA GOUVERNANTE.

C’est dangereux.

AGATHE.

Et puis, c’est bien plus amusant de prendre des paniers de provisions.

HENRY.

De Paris à Bruxelles, maintenant... page 142... tant par place... inscrivons... Les omnibus, les pourboires, une vingtaine de francs... Sans compter les paniers de provisions.

AGATHE.

Maintenant il faudrait me procurer du linge et des vêtements, parce que je ne peux pas emporter ceux qui sont ici, pour ne pas donner l’éveil.

HENRY.

C’est vrai. Moi aussi, il faudrait m’acheter des vêtements... Eh bien, pour 250 francs pour moi...

AGATHE.

Moi, j’aurais besoin d’un costume de voyage ; j’en ai vu de très jolis, avenue de l’Opéra, pour 150 francs.

LA GOUVERNANTE.

Vous aurez besoin là-bas de tout un petit trousseau, puisque vous ne pouvez rien emporter d’ici.

AGATHE.

Il parait qu’il y a du très beau linge à Bruxelles.

HENRY.

Si nous mettions 500 francs pour le linge...

AGATHE.

Oh ! c’est beaucoup.

LA GOUVERNANTE.

On ne va pas bien loin avec 500 francs, surtout si on prend du linge brodé.

HENRY, inscrivant.

Huit cents francs pour le linge.

LA GOUVERNANTE.

Il faut ajouter à cela des frais imprévus et aussi les frais d’hôtel. Vous n’allez pas tout de suite trouver une situation ; il faut bien compter quinze jours d’hôtel, quinze jours avec deux pensions.

HENRY.

Voyons... Oui... 15 jours à... Je mets un chiffre approximatif... Faisons l’addition. Oh ! ça ne va pas loin de... 3 à 4 000 francs, et je n’ai pas compté l’imprévu.

AGATHE.

Oh bien, on pourrait s’acheter un peu moins de linge.

HENRY.

Non, non. Je rognerai sur mes achats à moi. Sous aucun prétexte je ne veux... Seulement, il me faut 4 000 francs et je ne les ai pas... Je n’ai jamais eu 4 000 francs... Qui est-ce qui pourrait me les prêter ?

AGATHE.

Votre oncle Charles.

HENRY.

Oh ! mon oncle Charles ! je ne lui ai jamais rien demandé à mon oncle Charles... Oh non, jamais je n’oserai demander à mon oncle Charles...

Brusquement.

Je vais lui demander ça immédiatement... Oh ! je vais me dépêcher d’y aller, parce que si je n’y allais pas tout de suite, je n’oserais plus, et il doit être sur la plage en train de lire son journal... Pauvre oncle Charles ! Il ne sait pas ce qui l’attend ! Je vais lui raconter qu’il m’arrive un gros ennui, qu’il me faut 4 000 francs...

Il s’approche d’Agathe.

Au revoir, chère amie... Laissez-moi vous embrasser...

À la gouvernante.

Mademoiselle, je veux vous embrasser aussi.

Il embrasse la gouvernante. À Agathe.

Je réussirai, chère Agathe. Je réussirai pour l’amour de vous...

Il sort.

 

 

Scène III

 

AGATHE, LA GOUVERNANTE

 

AGATHE.

C’est terrible, ce que nous faisons, mademoiselle...

LA GOUVERNANTE.

Oh ! oui, vous savez, c’est un peu terrible ! Il ne faut pas faire cela.

AGATHE.

Oh ! il est trop tard maintenant. J’ai accepté, je ne peux plus lui dire que je ne veux pas. Et puis, cela m’amuse tellement, vous savez, cela m’amuse tellement ! C’est ennuyeux que vous ne puissiez pas venir avec nous, mademoiselle.

LA GOUVERNANTE.

Vous n’y songez pas. Voyons, il ne faut pas une minute que l’on suppose que j’ai été au courant. Je perdrai ma place, c’est entendu, mais puisque vous ne serez plus là, on n’aura plus besoin d’institutrice. Je me résigne parce que je vous aime bien...

AGATHE.

Et puis, mademoiselle, je veux que vous ne perdiez rien à cela et je vous dédommagerai, soyez tranquille !

LA GOUVERNANTE.

Mais non, c’est bon...

AGATHE.

Si, si, si ! Je sais très bien que vous n’y tenez pas et que vous ne demandez rien, mais soyez persuadée que je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour nous, et aussitôt que nous aurons fait fortune là-bas et que nos parents nous aurons pardonné, nous vous appellerons auprès de nous et vous ne nous quitterez jamais de la vie !

LA GOUVERNANTE.

Oui, mais tout cela m’effraye un peu, vous savez, ma petite Agathe...

AGATHE.

Mais non, mais non, ça va être très bien, ça va être très amusant ; je suis ennuyée que vous ne soyez pas avec nous, parce que vous ne pourrez pas me donner des conseils pour acheter mon linge brodé... Vous ne vous rappelez pas, quand nous sommes allées ensemble dans ce magasin de dentelles et que vous avez vu ce coupon avec des entre-deux ? Vous ne savez plus ce que ça coûtait ?

LA GOUVERNANTE.

Cela coûtait assez cher.

AGATHE.

Oh ! c’est ennuyeux, ça ; il ne faut pas que nous dépassions le chiffre que nous nous sommes fixé... Je sais bien qu’on pourrait prendre des billets de troisième, ne faire qu’un repas par jour... Oui, mais je parle de tout ça comme s’il allait trouver de l’argent... J’ai bien peur que son oncle ne lui en donne pas...

LA GOUVERNANTE.

Cela serait à souhaiter, parce que, vous savez, vous vous lancez dans une aventure terrible.

AGATHE.

Mais non, mais non, mademoiselle ! Mais non ! vous verrez, ce sera très amusant. Et puis nous nous aimons, vous savez... Ce garçon-là, il m’aime comme jamais personne n’a aimé qui que ce soit au monde. Et moi, j’ai un amour pour lui, je vous assure qu’on n’a jamais vu cela.

Un silence.

Oh ! mon Dieu ! il ne revient pas ! S’il n’allait pas trouver cet argent ! Oh ! vous savez, il ne le trouvera pas, mademoiselle.

LA GOUVERNANTE.

Mais si, mais si.

AGATHE.

Non ! non ! il ne le trouvera pas : je n’ai pas assez de chance pour cela. Aussi, qu’est-ce que vous voulez ? il n’est pas prévoyant. Il dit qu’on doit fuir ensemble ce soir, et puis il cherche de l’argent pour s’en aller deux heures avant de fuir. Du moment qu’il m’aimait, il devait toujours avoir une somme d’argent, pour être prêt à m’enlever au premier signal.

LA GOUVERNANTE.

Attendez. Je crois qu’il vient par là.

AGATHE.

Quelle tête fait-il ?

LA GOUVERNANTE.

Oh ! Agathe ! il fait signe qu’il a l’argent !

AGATHE, tombant accablée sur sa chaise.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

LA GOUVERNANTE.

Qu’est-ce que vous avez ?

AGATHE.

J’ai peur !

LA GOUVERNANTE.

Vous étiez si brave tout à l’heure...

AGATHE.

Oui, mais je me disais encore que ça pourrait ne pas arriver... Mais maintenant...

LA GOUVERNANTE.

Il y a quelqu’un qui lui dit bonjour et qui le retient... Oh ! il a l’air impatient ! Je suis sûre qu’il a hâte de venir ici.

AGATHE.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Et dire qu’il va falloir m’en aller avec lui !

LA GOUVERNANTE.

Vous l’aimez bien ?

AGATHE.

Oui, oui, je l’aime... Mais dire qu’il va falloir m’en aller avec lui !

LA GOUVERNANTE.

Mais vous n’êtes pas forcée !

AGATHE.

Mais si ! mais si ! Maintenant qu’il s’est procuré ce qu’il fallait, je suis forcée... Il m’est impossible de ne pas faire ce qu’il me demande.

LA GOUVERNANTE.

Le voilà.

AGATHE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

 

 

Scène IV

 

AGATHE, HENRY, LA GOUVERNANTE

 

HENRY.

Chère Agathe, je les ai.

À la gouvernante.

Je les ai, mademoiselle. Mon oncle a été extraordinaire. Je crois qu’il avait gagné ces jours-ci au casino, alors il avait pas mal d’argent sur lui... Il me les a donnés tout de suite. N’est-ce pas, il m’a bien demandé pour la forme ce que je comptais en faire. J’ai pris un air mystérieux, il n’a pas insisté... « Enfin ! c’est toujours quatre mille francs que je ne rendrai pas au baccara. »

Tirant son portefeuille de sa poche.

– Alors, vous voyez, je les ai dans ma poche. Il m’a donné trois billets de mille francs, puis dix billets de cent francs. Alors...

Ils se regardent en silence. D’une voix timide.

– Il faudrait voir maintenant à quelle heure part le premier train pour Paris.

AGATHE.

Le premier ?

HENRY.

Et bien, le premier ou le second.

LA GOUVERNANTE.

Il n’y en a plus qu’un ce soir, celui de quatre heures quinze.

AGATHE.

Et quelle heure est-il ?

HENRY.

Il est trois heures dix bientôt.

AGATHE.

Nous avons le temps, il n’y a guère qu’un quart d’heure pour aller à la gare.

HENRY.

Oui, mais il faut peut-être que nous fassions un détour, parce qu’il y a beaucoup de personnes que nous rencontrerons sur la route. On pourrait peut-être aller prendre le train à la prochaine station. Je louerai une voiture pour aller à la prochaine station, qui est à trois kilomètres.

AGATHE.

Alors on s’en irait comme ça, sans dire au revoir à nos parents ?

HENRY.

Eh bien, qu’est-ce que vous voulez ? Si on leur dit au revoir, ils verront qu’on s’en va.

AGATHE.

On pourrait aller les embrasser comme ça, d’un air distrait, sans que ça ressemble a un au revoir. De cette façon, on ne serait pas partis sans les embrasser.

HENRY.

Si vous voulez.

LA GOUVERNANTE.

Puis d’ailleurs, maintenant, rien ne presse, puisque vous avez ce qu’il vous faut. Vous pourriez peut-être partir demain matin seulement.

AGATHE.

Oh ! non, non ! parce que si on part demain matin, on sera énervé jusqu’à demain. Il vaut mieux prendre son parti tout de suite.

HENRY.

Oui, oui, vous avez raison !

Un silence.

Eh bien, il faudrait peut-être s’en aller ?

AGATHE.

On pourrait attendre cinq minutes.

Un silence.

C’est terrible, cher Henry, ce que nous allons faire. Il faut que je vous aime bien, vous savez.

HENRY.

Oui ! oui, c’est terrible ! Il faut que je vous aime bien aussi, parce que c’est une grande responsabilité que je prends.

À la gouvernante.

N’est-ce pas, mademoiselle ?

LA GOUVERNANTE.

Oh ! oui, c’est une grande responsabilité.

Un silence.

HENRY.

Eh bien, il faudrait peut-être nous en aller.

AGATHE.

Eh bien, oui...

LA GOUVERNANTE.

Vous êtes bien décidés ?

HENRY.

Si on est décidés ? Oh ! je vous crois qu’on est décidés !

À Agathe.

N’est-ce pas qu’on est décidés ?

AGATHE.

Oh ! oui, qu’on est décidés !

Silence. Ils restent assis chacun sur leur chaise.

HENRY.

D’ailleurs nous ne serions pas décidés que nous sommes forcés de donner suite à nos projets parce que la vie est impossible maintenant... Autrement... la vie serait possible... que j’hésiterais à prendre vis-à-vis d’Agathe une telle responsabilité... Mais la vie est impossible !

LA GOUVERNANTE.

Oh ! impossible ! Impossible ! Il y aurait toujours moyen de s’arranger. D’abord on ne vous a pas défendu la maison. Et puis, madame a dit que quand il y aurait du monde vous pourriez revenir quand vous voudriez... Or il y a du monde presque tous les jours. Et le reste du temps on peut bien trouver le moyen de se voir. Madame ne s’en va jamais du pays, parce qu’il y a très peu de personnes dans ses connaissances qui vont à la campagne, tandis que nous y allons très souvent. Alors on peut bien se donner un rendez-vous dans un petit village des environs. On fera des petites excursions ensemble ; on n’est pas forcé de rester sur la plage.

HENRY.

Il y a du vrai dans ce que vous dites ; mais c’est bien mieux de s’en aller tout de même. N’est-ce pas, mon Agathe bien-aimée ?

AGATHE.

Oh ! oui ! oui ! C’est beaucoup mieux.

HENRY.

Alors, allons-nous-en.

Il se lève. Agathe reste assise.

Vous venez ? Vous n’allez pas me laisser m’en aller tout seul ? Cela n’aurait pas d’intérêt.

AGATHE.

Je viens.

Elle se lève. Elle se met à pleurer.

HENRY.

Oh ! qu’est-ce que vous avez, ma chère Agathe ?

LA GOUVERNANTE.

Mais dame ! Elle a peur !

HENRY.

Mais je ne veux pas que vous ayez peur. Je veux que vous veniez avec moi, mais sans aucune crainte ; parce que si vous avez peur, je serai le premier à vous dire qu’il faut attendre que vous n’ayez plus peur.

AGATHE.

J’ai trop peur !

HENRY.

Eh bien, attendons que vous n’ayez plus peur.

AGATHE.

Et puis mademoiselle dit très bien qu’on peut s’arranger encore, voir si la vie peut être possible. Si la vie n’est pas possible, eh bien, nous aurons toujours le temps de prendre un grand parti.

HENRY.

Eh bien, attendons. C’est cela. Ne partons pas. Nous partirons dans quelques jours.

AGATHE.

Non, non ! Ne disons pas que nous partirons dans quelques jours, parce que ça serait une semaine d’énervement terrible. Disons simplement que nous n’y pensons plus pour le moment. Et puis, ces jours-ci, ne m’en parlez pas ; il vaut mieux ne pas m’en parler.

À la gouvernante.

N’est-ce pas, mademoiselle ?

LA GOUVERNANTE.

Oui, il vaut mieux ne pas en parler.

HENRY.

Alors, nous restons ?

AGATHE, déterminée.

Nous restons.

HENRY.

C est égal, j’avais des hésitations comme vous, mais maintenant que je sais qu’on ne s’en va plus, c’est de la détresse, un peu compensée par l’idée n’avez plus que vous peur... mais je suis très triste.

AGATHE.

Oh ! mon cher ami, il ne faut pas être triste ! Vous savez que je vous aime bien. Moi aussi je regrette de ne pas faire ce voyage avec vous.

LA GOUVERNANTE.

Mais cela vaut beaucoup mieux comme ça, je vous assure.

AGATHE.

Ça m’aurait tellement amusée de m’en aller avec vous, dans les magasins.

HENRY.

Oh ! oui, oui ! On aurait été ensemble comme un mari et comme une femme dans les grands magasins, et je vous aurais acheté votre linge brodé... Ce qu’il y a d ‘ennuyeux, c est qu’il faut que je rende l’argent à mon oncle.

Vivement.

Non, non ! au fait ! je ne veux pas le lui rendre, parce que si nous changions d’avis... Je vais le mettre de côté, le mettre en réserve, je ferai mettre ça au Crédit Lyonnais... Je m’achèterai quelques objets dont j’ai besoin, puis je mettrai le reste au Crédit Lyonnais... Oh ! écoutez, voulez-vous me faire un grand plaisir ?... Voulez-vous que je vous achète du linge brodé ?

AGATHE.

Oh ! non ! Parce que maman ne saurait pas d’où cela vient, et comment le lui expliquer ?

HENRY.

Vous lui direz que vous avez gagné ça dans une tombola.

AGATHE.

Oh ! vous êtes gentil !

À la gouvernante.

Vous viendrez avec moi à Caen et à Bayeux, il paraît qu’il y a des magasins très bien.

LA GOUVERNANTE.

Si on y allait demain ?

AGATHE.

On ira demain. Sans rien dire ! et Henry nous rejoindra...

À Henry.

Je vous aime, mon cher Henri.

Bas.

Il faudra acheter aussi quelque chose pour mademoiselle.

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